Une chose est sûre : si je ne vous avais pas connue, je n'aurais jamais eu l'idée de raconter ma vie. Est-ce bien à vous que ces lignes sont destinées ? A moi ? A personne ? Vous vouliez une expérience, elle est en cours, votre argent la règle, mon envie de vous la continue, votre désir à vous est peut-être de discerner enfin entre le désir et l'argent (tout cet argent dont on a l'impression que vous ne savez que faire), la gratuité des sensations et le pouvoir de les déclencher, un jeu de la vérité, alors, mais laquelle ? Vous ne répondez jamais, vous êtes enfermée dans votre rôle, vous vous assurez du mien, j'accepte, je travaille (mais ce n'est même pas un travail), je bande pour vous, je fais exprès d'écrire cette expression pour que votre visage se fronce, qu'il soit couvert, deux secondes, de ce voile de réprobation que j'aime tant, ce voile d'acier noir, cette moue de néant. Comme lorsque je vous ai pressée pour un nouveau rendez-vous, le lendemain de la scène de la voiture : « Oh, mais c'est que j'ai mon mot à dire ! » Les poings serrés, la bouche et les narines pincées, les joues blanches, une phrase de conseil d'administration, de réunion de famille pour un héritage, une réaffirmation d'autorité négligée, un cri du foie, une exclamation de coupons, de titres, de « relevés », de coefficients contestés : « Mon mot à dire ! » Il n'a pas traîné, votre mot.

Mais peut-être, après tout, n'avez-vous agi que par charité ? Voyant ce type, estimable mais pauvre, se tromper au point de vous prendre comme objet charnel, avez-vous voulu lui offrir une compensation, une porte de sortie honorable, et plus qu'honorable ? Ou encore, vous vous êtes prise pour un mécène de la Renaissance, Médicis, Borgia ? Votre nom vous est monté à la tête, vous avez pensé faire contre mauvais appétit bon cœur ? A moins que vous jouiez sur tous les tableaux : charité, humiliation, rentabilité possible ? Enfin, un contrat est un contrat. Vous êtes une femme de contrat.

– Vous avez bien travaillé ? (Vous prononcez donc le mot travailler.)

– Je commence. (Vous laisser dans l'incertitude jusqu'au prochain envoi.)

– Vous me montrez quand ?

– Très vite. (Je sens que j'aurai un jour l'occasion de vous renvoyer votre « j'ai mon mot à dire ».)

– Vous avez beau temps ?

– Excellent. (Ce n'est pas vrai, il pleut, tout est sombre.)

– On a pourtant des orages partout ? (Vous regardez la météo ?)

– C'est un microclimat, ici. (Elle ne va quand même pas téléphoner, pour vérifier, à l'auberge ou à la gendarmerie du village ?)

*

Je vous mets bien là devant moi, maintenant, je prends mes distances, je vous immobilise, je vous tiens. Comme un modèle dans un atelier. Dessin, feutre, chirurgie, profil, face. Je commence à entrer en vous, je sens palpiter vos joues. Votre nez se refuse de toutes ses forces. Les narines se pincent, je sais que vous serrez les cuisses, que vos ongles s'enfoncent dans le velours du fauteuil. Ne bougez pas. Laissez-moi faire. Je le veux, je vous l'ordonne, je vous hypnotise de loin. Vous êtes excusée d'avance de votre faiblesse. Vous n'en étiez pas responsable, une force extérieure vous a dicté ce moment d'oubli. Je vois vos yeux se rétracter, Reine, vous êtes un sujet doué. Soit, vous n'en savez rien. Tout se passe sans vous, sans votre consentement conscient, vous n'auriez même pas eu à vous confesser, autrefois, dans la petite église du village où je vous imagine avec votre famille, au premier rang, sur la droite, à côté de l'harmonium, en noir, avec votre col de dentelle faisant ressortir votre pâleur, votre inquiétante blancheur un peu sale et pourtant éclatante de petite fille concentrée, malsaine. C'est vous, oui, c'est vous. Je sens vos poignets, vos chevilles, la légère et lourde et lente et sombre pulsation de votre sang, votre sang du mois, du vingt-deux ou du vingt-trois chaque mois, quand vous êtes de mauvaise humeur, nerveuse, agacée du moindre détail, et surtout, n'est-ce pas, par les brutes au corps fermé, bouclé, agressif, la queue tendue, ridicule. Vous avez encore observé les chevaux, ce matin, il y a eu l'événement, toujours le même, enfer et dégoûtation amusante, les étalons, les juments, les montées préparées dans le pré, contre la rivière, dans le coin qui n'est pas visible depuis le château sauf en montant dans la tour de l'ouest, tout en haut (n'oubliez pas les jumelles !), les femmes s'enfermant presque dans leurs chambres, votre père plus rouge et nul que d'habitude, avec son rire rentré, ses allusions, ses pauvres plaisanteries de charretier, de mâle finalement comme tous les mâles... Vous êtes dans la bibliothèque, à présent, assise à la grande table Empire, vous tendez l'oreille, vous aimeriez être là-bas, hennissements, croupes, crinières, sabots furieux, retombées... C'est l'instant où vous vous mordez la bouche, si, si, j'en suis sûr. Ce sont bien vos lèvres que vous avez piquées à travers les miennes, c'est bien ça que vous avez à me reprocher... Le mors... Les rênes... Ne remuez pas, restez tranquille. Vous lisez. Les mots pénètrent en vous comme une poudre, vous avalez les lignes et les pages, une vapeur vous envahit peu à peu... Là-bas, près de l'eau... Les robes acajou frémissantes... Les poitrails... « Vas-y ! Vas-y ! »... Les grands yeux fous noyés de plaisir... Non, je ne me trompe pas, j'approche de votre noyau sur place... Gardez le buste droit, ne détournez pas la tête... Regardez-moi, maintenant... Voilà... Mais non, je vous ai perdue, vous venez de vous dissoudre, tout à coup, dans la soirée brumeuse. Je retrouve la pelouse devant moi, le jet d'eau en éventail, lent et mobile, les marguerites, la marée montante pressant l'horizon, un vol de cinq canards dans le ciel bleu-gris, le silence. Oui, je vous ai complètement perdue. Je suis seul. Je regarde ma main qui vient de s'arrêter, petite pause dans le néant pendant que le vent se lève. Lumière et noirceur de plus en plus noire, de plus en plus lourde et noire comme le casque de vos cheveux courts dans une voiture roulant à toute allure sur la Côte – mais oui, c'est là que vous devez être, cocktail, piscine de l'arrière-pays avant le classique et confus dîner aux chandelles sur la terrasse... Vous n'êtes pas en jean et baskets, n'est-ce pas ? Et ces messieurs ne sont pas non plus, comme moi en ce moment, en pyjama ? Bonsoir, bonsoir. Chacun son sommeil.

« Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !

Jusqu'à cette froideur par où tu m'es plus belle ! »

– Je ne vois pas ce qui a pu choquer chez Baudelaire autrefois.

– Vous savez que le jugement sur Les Fleurs du Mal n'a été définitivement cassé qu'en 1949 ? Je m'en souviens, c'est ma date de naissance.

– Si tard ?

« Mon esprit, comme mes vertèbres,

Invoque ardemment le repos ;

Le cœur plein de songes funèbres,

 

Je vais me coucher sur le dos

Et me rouler dans vos rideaux,

Ô rafraîchissantes ténèbres ! »

*

Eh bien, j'ai rêvé de vous... D'un de vos amants et de vous... Comme vous êtes différente quand vous aimez quelqu'un ! Comme vous souriez ! Comme vous vous tortillez sur place ! (Vous me passez le mot « tortiller » ? Je sais qu'il est indigne de vous, vous ne pouvez pas vous abaisser jusque-là, mais dandiner serait-il plus juste ? Faire la roue ? « Se pâmer » ? Or c'est bien comme ça que je vous ai vue, ma chérie, abandonnée, sournoise, langoureuse, moqueuse, tandis que la splendeur de vos froides prunelles devenait un sous-bois de velours...) Quoi, pour ce type insignifiant aux maigres fesses ? Pour ce pseudo-scientifique aux yeux bleus et à l'air contraint ? Pour lui, ces coups de lumière éblouie sur votre visage d'habitude impassible ? Ces appels d'épaules ? Ce cou soudain en pente, ces seins redressés, ce ventre à l'écoute ? Vous faisiez « oui, oui », avec enthousiasme et malice, un petit « non » de temps en temps pour pousser le « oui », un « pas d'accord » perlé voulant dire « encore »... Vous !... En maillot !... Noir !... L'idéal pour votre forme globale... Pour vos « solides jambes de paysanne » (vous n'avez pas craint de me dire ça une fois... « Et vous vous baignez nue ? – Mais oui. – Sans problème ? – Mais voyons ! » Je ne veux pas que vous soyez nue ! Jamais ! Je me sens dix fois plus scrupuleux et maniaque sur ce sujet que votre grand-mère !). C'est lui, donc, c'est le genre que vous aimez. Le probable père à venir de vos enfants. Deux ? Rien que des filles, j'espère. Pour que la malédiction continue dans le même sens. Ah, vous n'aviez plus votre froide majesté de femme stérile ! Et lui ? Ecole nationale d'administration ? Sciences politiques ? Polytechnique ? Agrégé de physique et chimie ? Riche ? Même pas ! Même pas ! Vous êtes folle, Reine. Oui, tortiller est le mot. Vous avez la même attitude de sale caresse cachée avec vos amies, sacrée petite lesbienne. Mais oui, c'en est une, votre fiancé, pas de doute. Si j'avais été là, vous auriez apprécié la scène à vos dépens... Il vous aurait à peine remarquée, d'ailleurs il ne vous voit pas, raison pour laquelle il vous plaît, la grande loi est une fois de plus vérifiée, il y a de quoi éclater en sanglots ou mourir de rire. « Simon ! Toujours vos généralisations ! » Mais ce que vous ne comprenez pas, chère Madame, c'est que les « généralisations », comme vous dites, ont été payées, et très cher !

« Je mettrai le Serpent qui me mord les entrailles

Sous tes talons, afin que tu foules et railles,

Reine victorieuse et féconde en rachats,

Ce monstre tout gonflé de haine et de crachats. »

– Toujours les Fleurs ?

Ô Pétale ! Beauté ! Porte ! Croisée !

*

J'aimerais vous faire percevoir ce qu'est un matin ici, Reine... L'air bleu vif diffusé d'un coup, l'eau à peine ridée, les bateaux qui commencent à sortir au loin, à marée haute... La lumière unie selon le vent, ouest, nord-ouest, nous entrons dans la beauté du temps, les fleurs se lancent, rosiers, hortensias, lavande contre les murs, roses trémières géantes comme des hallucinations. Du printemps à l'été, il y a l'écart exact qu'on peut mesurer entre les pâquerettes et les marguerites, un agrandissement photographique tiré blanc dans la chambre noire en chaleur. C'est comme une carte retournée jouée cash au poker sur le tapis vert jauni de soleil. Tout se précipite sur place. Les couleurs, Reine, l'échiquier nouveau des couleurs. Un café sur le banc devant l'océan, la peau s'enveloppant d'une autre peau, les mouettes tranquilles se laissant flotter, j'en compte huit, là, isolées, oisives, faisant de la figuration à vingt mètres... Tiens, elles sont vingt-cinq, à présent. Hier, l'île était protégée par sa brume de nuit, dispositif de dissimulation pour bateau clandestin, le jour voulait rappeler son bord de nacre. Aujourd'hui, c'est le bleu épais. Il signe une conciliation entre la forme et le fond, le large et la côte, la surface et les courants, les poissons et les oiseaux, le contenant et le contenu, le visible et l'invisible. Le tour de passe-passe est réussi quand l'eau, très tôt, vers six heures, est du même mercure que le soir après la disparition rougie du tableau. Tartine de mercure étalée par un couteau d'argent. Le sel est en dessous partout. C'est magique. Doux et enthousiasmant. Et puis les premières plaques de clarté. L'île est un grand casino où on peut jouer gros jeu toute la journée, la température est la mise, on n'a pas à s'occuper de ce qui a lieu dans les coins, tout revient à la caisse centrale, au battement de main distributeur glissant en douce les figures aux acteurs. J'enregistre de mieux en mieux les mouvements pour le mouvement des feuillages, il me semble que je suis responsable des tourbillons, drôle d'idée rivée au motif. Je vois de moins en moins ce qu'il y aurait d'autre à faire. Chaque jour est nouveau, chaque heure, rien ne se répète de la même façon. Quand je sens le vertige, un vertige d'attention pure, je vais dans ma cabane, je reste les yeux fermés, je ressors au bout d'une demi-heure, je reprends ma position vide, respiration des talons, j'ai un corps pour faire le vide, n'est-ce pas, je devine une approbation du théâtre, je lui prête mes yeux, mon écoute, ma mémoire, mon nez. L'odeur en rond, sucrée, des troènes... Les rafales fines de l'herbe... La consistance et la résistance pourtant sourdement rongée du bois peint... Dix heures dix, il est temps d'aller se baigner, d'observer à l'horizontale un autre état de l'espace, limites du souffle, des bras, des jambes, des doigts. C'est sans doute le moment où je pense le plus à vous, oui, oui, allongez-vous sur le sable. Mais l'instant qui vous appartient, le plus noir, le plus vénéneux, c'est trois heures de l'après-midi, naturellement, aiguille du crime, trotteuse enragée, feu opaque, on n'arrivera jamais jusqu'à quatre heures, il y a au moins trois jours en un, là, à la verticale, fusion, manque hagard du drogué. Eh bien, Madame de Laume, on peut se vanter ! De transir ! Mais je sais que, si j'arrive à m'endormir, vers cinq heures, je vous aurai oubliée. Complètement. Pas une trace. Vous revenez un peu le soir, moins intense. Et puis la lune se lève, et vous vous effacez à nouveau.

*

La lune, attention, la vraie, pas celle de la mythologie ni de la science à navettes. Pas la simili-déesse ni le tas de poussière. Non, la ronde et solide pièce de monnaie du jeu des reflets, avec ses taches brunes d'Afrique ou d'Amérique du Sud, le rétroviseur du jour écoulé, le jeton des doubles pour rien, apparitions, fées, marées et rosées, va-et-vient du sang, fibre, apparences enfin sans au-delà, sans dieux, sans calculs. Il n'y a rien dans la lune, ni dessus, ni de l'autre côté ? Bien entendu, et c'est même pour cela qu'elle est si belle, avec son chut de toujours, illusion pour illusion, comme le reste, soleil, fleurs, eau, mouettes, composés chimiques, néant si on veut savoir, infinis replis si on est contemporain du récit. Je suis là, mon fantôme est là, l'ancre est levée, on dérive. Poinçon brillant d'irréalité. Empreinte. Le désir, Reine, rien que le désir – et le vide. Je regarde la lune entre les feuilles du figuier, puis de nouveau, allumant l'électricité, depuis la fenêtre est, je m'allonge sans rien voir. Et le matin me rejoint. Air bleu diffusé d'un coup, eau à peine ridée, immobile.

*

Je serais embarrassé de préciser ce dont j'ai vraiment envie à trois heures de l'après-midi. Faire l'amour avec vous ? Oui. Et non. Vous n'y tenez pas, moi non plus. Et c'est là que notre aventure devient intéressante. Rare, tordue. Vous seriez amusée de me voir en train de baiser, j'en suis sûr. Nous pourrions nous communiquer notre indifférence commune. C'est là que la comédie devient ivre. Il faut que nous le fassions. Je crois savoir comment c'est possible. Vous voyez, je vous avoue tout, c'est la règle. Pouvons-nous en parler ? Non. Laissez-moi la responsabilité de notre dialogue.

– Ce serait divin, Reine.

– Il vaudrait mieux que ça ait l'air d'un hasard.

– Le hasard peut s'organiser.

– Je veux bien que vous soyez en scène, mais pas moi.

– Bon. Je ne me trompais qu'à moitié ?

– Vous ne manquez pas d'intuition.

– Ce sera uniquement pour vous.

– La preuve ?

– Vous m'interromprez, par exemple.

– En pleine action ? (Rire.)

– Pourquoi pas ?

– Mais aucune femme n'acceptera !

– Des prostituées, si. Mais je peux demander à des amies. Elles ne diront pas non.

– Vous rêvez ?

– Pas du tout. Leslie trouvera ça très drôle. Au moins deux de mes étudiantes aussi.

– Curiosité ?

– Complément à mon cours. Concentration à volonté. Nature vaincue. Extase englobante. Etalon réglabe. Dragon chevauché. La Belle et la Bête, nouvelle version. Mais, surtout, pas de plaisanterie. De la gravité, du sérieux. Effet garanti.

– Vous croyez ?

– Elémentaire.

– Mais...

– Ce n'est qu'une suggestion, on verra les détails plus tard.

– Nous n'avons jamais eu cette conversation, Simon.

– Bien sûr.

Non seulement nous ne l'avons jamais eue, mais elle est impensable. Quoique... En y pensant bien... En évaluant les chances... Leslie ? Facile. Tania et Odile ? J'imagine le scénario : « J'ai une amie qui voudrait faire une expérience. – Quel genre ? – Spécial. – Mais encore ? – Ecoutez : tout le monde est fatigué des vieux trucs organiques et sentimentaux. Des muscles et des variations psychiques. Si on changeait les données de l'opération ? Vous me prêteriez votre corps ? – Pourquoi pas. – Il s'agit de vérifier un circuit nerveux. – Magie ? – En somme. – Rituel ? – Quelque chose comme ça. – Pas question de mère porteuse ? – Ah non. Observation du fonctionnement, c'est tout. – Vous êtes le cobaye consentant ? – Plus que consentant : organisateur. – Etrange. – Pas tellement. Il faut savoir se servir de soi. – Curieux service. – Militaire. – Le sexe est la continuation de la guerre par d'autres moyens ? – Banal. – Vous voulez faire progresser la stratégie ? – Oui, les diagonales. Les liaisons manquent de danger ? – De sel. – Vous garantissez le secret ? – Total. »

Je ne sais pas à quoi s'occupent les autres. Je pars de la constatation simple que l'époque est un désespoir pour qui ne s'est pas inventé une vie privée en relief. Je me souviens, je trie, je conclus, j'agis. Je suis un chimiste. Laboratoire en mer avant d'attaquer les villes... Je prépare mes traitements, mes poudres, mes vaccins, mes sérums, mes solutions, mes potions. Mes variations homéopathiques, mes thermes, mes cures. Un peu de thalassothérapie pour commencer... Lits de varech, courants d'iode... Nage à l'indienne... « Mélancolique lessive d'or du couchant »... « Encore un poète ? – Capsule avant les repas. La poésie doit avoir pour but la vérité pratique. – Quel programme romanesque ! – Vous l'avez dit. »

*

– La poésie fait partie des Etudes religieuses ?

– C'est mon idée. J'ai fondé le département.

– Poésie chinoise ?

– Pas seulement. On repère les explosions subjectives. On classe les irrationnels apparents. Tenez, la botanique...

– La botanique ?

– Fleurs du mal, ce qu'on dit au poète à propos des fleurs, orchidée de Proust...

– L'histoire du bourdon fécondateur ?

– La duchesse de Guermantes est d'une grande vivacité sur le sujet. Notez qu'elle n'a pas d'enfants. Elle demande qu'on expose sa fleur côté cour et côté jardin, dans l'espoir qu'un insecte viendra « mettre des cartes » dans la maison. « Je crois que ma plante est toujours digne d'être rosière, j'avoue qu'un peu plus de dévergondage me plairait mieux. » Pauvre Oriane ! Swann lui a toujours beaucoup parlé de botanique autrefois, il lui montrait à la campagne, avant son mariage dégradant avec Odette, des « mariages extraordinaires de fleurs, ce qui est beaucoup plus amusant que les mariages des gens, sans lunch et sans sacristie »... Elle insiste, elle insiste : « Il paraît que rien que dans mon petit bout de jardin, il se passe en plein jour plus de choses inconvenantes que la nuit dans le bois de Boulogne ! Seulement cela ne se remarque pas parce qu'entre fleurs cela se fait très simplement, on voit une petite pluie orangée, ou bien une mouche très poussiéreuse qui vient essuyer ses pieds ou prendre une douche avant d'entrer dans une fleur. Et tout est consommé ! » Charmant, non ? Dites-le avec des fleurs ! La duchesse, de nos jours, aurait recours au Gift.

– Gift ?

– Gametes Intra Fallopian Transfer. Cadeau in vivo. C'est Tania qui m'a trouvé ce passage.

– Tania ?

– Tania Bernstein, la plus douée de mes assistantes. L'autre est Odile Lange. Elles sont curieuses, raffinées, inlassables. Rien ne leur échappe. Pas une bizarrerie. Ecoutez ça :

« Trouve, aux abords du Bois qui dort,

Les fleurs, pareilles à des mufles

D'où bavent des pommades d'or

Sur les cheveux sombres des Buffles ! »...

– N'importe quoi.

– Mais non. C'est d'Alcide Bava, le 14 juillet 1871. Autrement dit de Rimbaud, lui aussi en pleine manie florale :

« Ô blanc chasseur, qui cours sans bas

A travers le Pâtis panique,

Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas

Connaître un peu ta botanique ? »

Et voyez comme ma situation présente est décrite (cette fois, c'est Odile qui pense à moi) :

« Toi, même assis là-bas, dans une

Cabane de bambous, – volets

Clos, tentures de perse brune... »

J'aime particulièrement ces « poèmes pour rien » de Rimbaud, comme en promenade désorientée, précise :

« Les salades, les fruits

N'attendent que la cueillette,

Mais l'araignée de la haie

Ne mange que des violettes. »

– Vous êtes devenu végétal ?

– Végétal, liquide, gazeux, minéral, animal, astral, littéral. « La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom. » Et encore : « Tel qu'un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses. » Vous savez que, par mon nom même, je suis un chêne. Rouge. Le bois de Boulogne s'appelait autrefois le bois de Rouvre. Je boucle la boucle. J'écoute mes oiseaux, je prends conseil de mes racines, je nourris mes porcs, la foudre m'ignore, le vent me parle et la pluie me berce, je pense au moins autant qu'un roseau, la nuit ne me fait pas peur, j'en ai vu de toutes les couleurs, je suis creux, il y a un mystère dans mon tronc noueux, la justice se rend sous mon toit, les généalogies me copient et les siècles, à travers moi, se confient à l'ombre.

– Vous feriez très bien dans le parc du château, en Touraine.

– J'y suis déjà, je vous vois.

*

Le matin, c'est encore sept bleus différents : celui, clair et profond, du ciel haut ; le bleu-blanc plus chaud du ciel bas ; le bleu-vert de la côte ; le bleu cobalt océan central ; le bleu turquoise océan latéral ; le bleu-noir près des digues ; le bleu renversé dans l'eau plus calme du lac. Et au moins une dizaine de verts : l'herbe ici et l'herbe là, pin parasol, laurier, acacias, fusains, rosiers et lilas... Et puis les plaques de soleil, inégales, variables, plus ou moins sensibles, on dirait, selon les parfums.

J'ai envie de vous attirer dans ce tourbillon. Il s'agit bien de produire une fleur jamais vue, non ? Qui n'aurait jamais dû pousser là où on la trouve ? Au cœur de l'acier, du béton ? Au fait : comment vous arrangez-vous pour ne pas parler de moi à votre analyste ? Je vous entends lui raconter pour la deux centième fois le drame de votre sevrage ; le souvenir-écran de votre père séducteur ; les différents serpents qui vous ont sifflé aux oreilles ; vos quintes de toux à douze ans ; vos vomissements à treize ; votre rhume chronique à dix-sept ; votre fragilité hépatique à vingt-deux ; vos insomnies depuis ; vos idées de cancer, de fibromes ; votre souci de maigrir pour enfin grossir de la seule façon qui le mériterait... Bon, je vous emmène à Urbino, nous écoutons un concert à la fin de l'après-midi pendant que la campagne se modèle sur tous les canons de la perspective ; je guide vos lectures, poèmes ou astronomie ; votre confesseur vient de passer ; deux de vos suivantes sont très jolies ; je ne leur suis pas indifférent ; tout cela se combine... L'atlas de Ptolémée... Les intuitions de Copernic... Les lentilles de Galilée... Ai-je dit qu'il fallait que vous cessassiez d'aller à la messe ? De remplir vos devoirs ? D'être une épouse attentive ? Une mère attendrie ? Non, non... Le dîner nous attend, la soirée sera longue. Nous rentrons dans la grande salle du palais, les flambeaux nous rendent nos ombres. La géométrie respire, invisible. L'algèbre nous protège. Permettez-moi de vous montrer un nouveau sextant qui sera très utile aux navigateurs des terres inconnues... Un sextant ? Quel mot délicieux !... Et l'étoile Polaire ? Comment se débrouiller avec l'équateur ? Mais tout reste à inventer, justement ! Vous croyez ? J'en suis sûr. Vous êtes toujours professeur au C.E.R., Simon ? Mais oui, pourquoi ? Vous voulez travailler le chinois ? Nous pouvons aller tout de suite au Tibet si vous voulez... Roue des métamorphoses ! Terrasse du monde !... Ni vus ni connus... Je suis un papillon déguisé en homme, et vous une abeille masquée en femme : nous volons tranquillement sur le bord d'une rose, quel mal y a-t-il à cela ? Au-dessus d'un lis ? Encore mieux. C'est même plus convenable. Et, en plus, avec un Y ! Lettre volée... Consommée !...

*

Je m'amuse, je vous écris à la bougie près de la fenêtre ouest, je fais comme s'il n'y avait jamais eu d'électricité, d'eau courante, de gaz, de téléphone, d'antennes, d'ondes, d'images bavardes et vendeuses expédiées dans l'air. Table rase et torse nu, je vois à peine mon papier, ma main court, en bas, dans les ombres, les spectres dont vous faites partie viennent trembler dans la flamme, j'ai acheté un porte-plume exprès pour cette fantaisie. Bonsoir. Pour ne rien vous cacher, je voulais me rapprocher de ma Leslie surgie des photos de famille, de ma belle Irlandaise mangée par le temps, je la regarde, maintenant, sombre et rousse, robe noire et collet monté, collier d'or, chignon tiré en arrière, nez droit, yeux verts, j'imagine, d'où venait-elle, où allait-elle avant d'être happée par ma nébuleuse de poussière – et toi aussi, tu retourneras en poussière ! –, croisement là-haut, dans les étages, avec ce fringant officier de marine, comme on dit (il est dans l'album, sur son trois-mâts : je l'y abandonne). La belle Irlandaise... Mais oui... Courbet... L'amie de Whistler... Qui s'appelait comment, déjà ? Jo... Johanna Heffernan... Portrait de trois quarts, à la Bellini, cheveux flamboyants épars, chemisier dentelle, longues mains doigts d'ange, air tendu, décidé... Il y en a, des boucles, des torsades, des rayons, des frisures, des forêts, des mèches, dans cette chevelure de feu ou de sang doré qui déborde... Jo !... La revoici dans Le Sommeil, c'est bien elle... L'enlacement affalé et repu d'Albertine et d'Andrée, de Delphine et d'Hippolyte... Epaves, pièces condamnées !... Belles hantées devenues hantises... Est-ce qu'elles auraient pu se connaître, Leslie et Jo ? Je rêve. Je les vois. A la bougie ! Ça y est, j'ai la fièvre. Ça m'apprendra à jouer à la panne d'électricité en plein océan ! Misses Abott ! Johanna ! Leslie ! Au bord de la Seine ! Dans le lit ! Matelas monté jusqu'à moi ! Draps moites ! Non, non, ne va pas te coucher, pas encore. Tu as avalé une petite gorgée de poison, tu dois attendre l'effet des cellules, nappe douce des veines, buée souffle en cerveau couvert... Plus je la regarde, pourtant, moins elle a l'air commode, ma Leslie du dix-neuvième... Ou alors, elle cachait bien son jeu, corset, corsage et migraine, à l'escale, pour son capitaine même pas corsaire... Ce qui ne l'a pas empêchée de fabriquer d'une façon ou d'une autre, à travers sa fille, la légère Marie que voici à cinq ans, dans sa robe à volants, montée sur une table de guinguette au bois de Vincennes... Marie, ma grand-mère... A la bougie !

Si on commence avec le vertige des origines... C'est vous qui me l'avez donné, Reine, avec tout ce que devait faire votre arrière-arrière-arrière-grand-mère à vous, dans le Paris de Whistler, au théâtre, à l'opéra, dans les ambassades ou les ministères. Vous n'avez pas cherché de ce côté-là ? Dommage. Pas d'Irlandaise en vue ? Pas d'atelier ? Pas le moindre modèle ? Pas de fille de musicien faisant cracher son amie, à la campagne, sur la photo de son père ? Exprès pour se faire surprendre du génie du lieu ? « Rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin... disant avec des éclats de son rire voluptueux : “Eh bien ! si on nous voit, ce n'en sera que meilleur. Moi ! je n'oserais pas cracher sur ce vieux singe ?” »... Où en étais-je, ma flamme ? Ah oui, Leslie... Rien à voir, en tout cas, avec ma Leslie d'aujourd'hui en train de faire (voyons, quelle heure est-il ? Minuit, donc six heures de l'après-midi là-bas) quelques courses dans Madison avant de rentrer chez elle, à Central Park West... Si je lui téléphonais tout à l'heure ? Toujours à la bougie ? Non, du calme. Elle m'appellera. Elle appelle toujours. Par exemple (ça va venir) :

– Simon ? Je m'ennuie de vous. Vous ne venez pas à Paris dans dix jours ?

« Prends-moi, maintenant, fous-moi, mets-moi bien... Plus fort, salaud, donne tout, donne »... A la bougie ! Au cierge !... Vous vous rendez compte de ce que l'électricité a obnubilé comme possibilités ambiantes ? Sur les guéridons, sur les cheminées, près des lits ? Mes yeux se fatiguent, je délègue ma plume... Déshabiller son arrière-arrière-arrière-grand-mère ! Et, de là, l'Irlande entière ! Toutes les moelleuses Mollys ! Ce n'est pas toutes les nuits ! Par la canne de saint Patrick !

*

Décidément, les expériences de pointe se passent aux Philippines... Ah, les îles !... Ecoutez-moi ça : « Le premier cas de transmission du sida par relation entre femmes s'est produit à Manille. Il s'agit d'une jeune danseuse de vingt-quatre ans, actuellement infectée par le virus, et qui déclare n'avoir eu d'expériences sexuelles qu'avec d'autres femmes. Ses symptômes sont pour l'instant une toux sèche et la perte d'appétit. Elle affirme n'avoir eu aucun contact amoureux masculin, ne pas se droguer et n'avoir jamais subi de transfusion sanguine. De quoi donner sa langue au chat, concluent les médecins, pour qui la seule explication est donc la transmission entre femmes. » Salive ? Lait ? Règles ? Sueur ? Quelle planète d'hôpital ! Quelle baignoire ! Mais « Rudy le Loup », à Londres, n'est pas mal non plus. Dans la grande tradition italienne. Il est styliste, adoré de ces dames, ascension fulgurante depuis le simple poste de vendeur chez Saint-Laurent. Sept cents noms célèbres dans son carnet d'adresses, il apprend qu'il est contaminé, sa vengeance contre la mort s'organise, il passe à la vitesse supérieure, étrangle quatre de ses amants de rencontre avec des foulards, leur coupe la langue à coups de dents, les mord, les taillade au canif, les couvre d'excréments, recommence... Boîtes spécialisées, Market Tavern, Heaven, Prince de Galles... Célèbre pour son loup, son jean déchiré, ses chaussettes rouges, ses bottes espagnoles à talons hauts, son signal de position : mouchoir noir débordant de la poche revolver, masque à fermeture Eclair hauteur bouche... Il a même une maison spéciale de tortures, « le Donjon ». Quatre mille partenaires minimum, plus la prostitution pour le plaisir à deux cents livres la livraison. On l'arrête. Il ne pouvait pas faire autrement. On rouvre des dossiers sur des cabrioles du même genre, à Paris, Amsterdam, Berlin, Hambourg, Los Angeles, New York. Cadavres un peu partout. Virus en vrille. Welcome to hell ! New game ! Coup de projecteur sur les toilettes. Bas de soie, merde, squelettes, accélération du film. Ce n'est rien : excellente atmosphère pour le poète-philosophe, peste d'Athènes en plus vif, rappel des grands principes, aimants, tourbillons, tremblements de terre, cyclones, météores, révolutions, arcs-en-ciel. Vénus mène la danse des atomes, chute, vide, grossesses, avortements, injections, bubons, chancres, coke, ondes courtes. Et roule ! Et croule ! Au loto !

Jupien à Charlus : « Vous n'avez pas votre préservatif ? Grand gosse, va ! »

Furieux, le baron l'étrangle.

Fuite épouvantée du narrateur.

– Comment, tu connais la petite Laume ? Reine de Laume ?

– Je l'ai rencontrée par hasard il y a quelques mois.

– Une vraie allumeuse, non ?

– Ah bon ? Quand ? Comment ?

– Tu débarques, mon vieux, c'est déjà les annales...

Le soir où Xavier m'a lâché ça...

– Mais, comme tu as dû t'en apercevoir, elle n'aime que les femmes. Sa dernière amie est morte il y a deux ans dans un accident de voiture. Elle est inconsolable. C'est Delgrave qui m'en a parlé.

– Delgrave ?

– Sa femme est une cousine de la mère de Reine. Elle t'a quand même dit qu'elle avait essayé de rentrer au Centre l'année dernière ?

– Non.

– Non ? Bizarre. Elle a présenté un projet qui n'a pas été retenu, malgré l'intervention du patron. C'était quoi, déjà ? Une poétesse russe...

– Tsvetaïeva ?

– Voilà... Rédaction scolaire. Aucun intérêt. Russe approximatif. Le sujet ? Poésie et expérience mystique, un truc dans ce genre. Curieux qu'elle ne t'ait rien dit.

– J'ai dû oublier.

– En tout cas une fille très snob, mondaine, richissime, il paraît. Il faut avouer qu'elle a quelque chose. Elle a eu une histoire vaseuse avec un journaliste soviétique, elle s'est mise à aller tout le temps à Moscou, il semble même qu'elle voulait l'épouser... Chic, non ? Je ne l'ai vue qu'une fois, elle m'a fait des avances sur un de ces tons supérieurs...

– Il y a longtemps ?

– Un an et demi, je crois. Tu la dragues ?

– Oh, tu sais, juste un dîner chez des amis... Cela dit, elle ne m'a pas paru idiote.

– C'est possible. Enfant gâtée. Le Centre comme titre supplémentaire ? Elle est duchesse ou quoi ?

– Marquise.

– Sans blague ?... De Laume... De Laume...

– Ne cherche pas, c'est dans Proust. Mais avec des. Des Laumes. Oriane, duchesse de Guermantes, princesse des Laumes.

– Marrant. Tu es snob ?

– Moi ? Avec Tchouang-tseu ?

– A propos, ton bouquin ?

– Piano... Et toi, tes gnostiques ?

– Il y a encore un conflit d'interprétation avec Mainz, tu sais, le type des Proverbes en judéo-persan... (A partir de là, Xavier se lance dans un de ses développements favoris.)

Voilà. C'était pour que vous sachiez que je savais, Reine. Et, bien entendu, presque depuis le début.

Je continue ?

*

– Comment allez-vous ?

– Et vous même ?

Vous ne m'avez répondu ça qu'une fois, mais je m'en souviens comme d'une explosion sonore. Ce « et vous-même » était pincé, aigre, agressif, il se voulait ironique, en retrait alors qu'il n'était que vulgaire, signifiant, en somme : « Comment ? Vous êtes encore là ? pour qui vous prenez-vous ? comment va sa pseudo-majesté elle-même ? vous êtes décidément toujours aussi banal et aveugle en étant le même » (ici, une pointe d'envie). Mais il y avait aussi quelque chose d'inconscient et, comme j'étais resté quinze jours sans vous appeler, le message sous-jacent disait aussi : « Vous m'aimez ? Vous m'aimez toujours ? »

Et vous m'aime ?

Au vinaigre, au ressentiment, à la rage fondue et froide, mais en même temps avec une sorte d'éblouissement incrédule : « Comment, il serait possible qu'un vous m'aime ? » Ou encore : « Vous savez que je suis malgré moi, contre moi, un vous qui vous aime ? Et que j'ai pris la ferme décision – “j'ai mon mot à dire” – qu'il n'en soit pas ainsi ? Jamais ? Et que, pour cette raison, je vous renvoie à votre physique ridicule et limité de vous-même ? Là ? Une bonne fois pour toutes ? » Comme si vous aviez laissé échapper avec exaspération – impossible ! – : « Et ta sœur ? » Voire pire – impossible ! impossible ! – : « Et mon cul ? » Ou encore : « Vous êtes bien toujours dans les mêmes dispositions accablantes ? Vous n'avez donc pas compris que je voulais que vous ne soyez plus le même ? que vous ne soyez plus, tout court ? »

– Vous admettez qu'on n'ait pas la même conception du monde que vous ?

Tous ces mêmes... C'est bien le leitmotiv de votre discours : « Je vous déteste, je vous hais comme moi-même, et d'ailleurs, si j'étais vous, je ne m'aimerais pas davantage. Comment voulez-vous que je vous aime si vous vous aimez vous-même ? Comment pourriez-vous m'aimer alors que je ne m'aime pas en n'aimant que moi ? » Je pense à une de mes amies italiennes, qui avait l'habitude, en faisant l'amour avec moi – et avec entrain, je vous assure –, de crier les dents serrées mais le vagin bien ouvert, soi-disant parce que je ne voulais pas partir en vacances avec elle, mais en réalité parce que seule mon inertie sentimentale l'excitait : « Ti odio ! ti odio ! » Ce qui donnait un magnifique O Dio ! passionné et involontaire adressé à elle-même : ti odio ! toi ô dieu ! Et vous-même ? Va, je te hais quand même ! Ah, salaud, j'ai joui ! Goduto !

Je n'ai jamais bien compris pourquoi on parlait tant d'ambivalence des sentiments, ou de la chimie amour-haine... Il y a la haine humaine, et c'est tout, avec ses couleurs d'amour. Comme c'est clair ! Comme c'est logique ! Regardez Oriane, votre superbe grand-tante de fiction au pluriel, quand elle parle, travaillée sans le savoir par son obsession de grossesse, de Madame de Cambremer comme d'un « troupeau de vaches », de la reine de Suède comme d'une « grenouille en couches » ou, encore mieux, de l'amie de Saint-Loup, la pauvre Rachel arrivant pour réciter chez elle avec un bouquet de lis à la main et d'autres lis sur sa robe : « J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas de talent quand j'ai vu les lis ! »... Elle ose, sous prétexte de dire des vers, demander la permission d'être enceinte de mon cousin ! A moi ! Chez moi ! Un comble ! Alors que mon orchidée reste en panne au balcon ! « Vous admettez qu'on n'ait pas la même conception du monde que vous ? » sur le ton de : « Moi, je n'oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » Conception du monde ! Je l'adore, votre conception. Je l'adore, parce que je la hais comme je l'admire.

Autre chose : quand vous reprenez, avant de répondre à une de mes questions banales, le début de ma phrase en en transformant le sujet. Moi : « Qu'est-ce que vous en pensez ? » Vous : « Qu'est-ce que j'en pense ? » (silence). Ou encore, moi : « Qu'est-ce que vous allez faire ? » Vous : silence... « Qu'est-ce que je vais faire ? eh bien, je crois que... » Il y a des moments où cela vous arrive systématiquement, j'ai presque failli vous le souligner. C'est beau, c'est somnambule. J'ai disparu, vous ne m'entendez plus que réverbéré par votre propre voix, c'est pour vous un moment de perte et de souci très intense. « Qu'est-ce que je ? », dites-vous alors. Et ce qui est dramatique, lumineux, évident, un peu étonnant quand même, c'est que votre voix répond exactement, comme chez presque tout le monde, que vous n'en savez rien.

– Comment allez-vous ?

– Comment je vais ? Je n'en ai pas la moindre idée. J'espère qu'il en va de même pour vous. Je dors debout. Je ne voudrais pas me réveiller, et c'est pourquoi, Simon, vous êtes un mauvais rêve, un vivant cauchemar.

Et vous-même ?

*

Eh bien, ce « vous-même », je vais vous dire quand il s'est une fois de plus senti bien, vraiment bien, le mieux possible. Après avoir baisé avec Leslie, la dernière fois, à trois heures du matin, quand elle a été repartie chez elle. J'ai avalé trois gorgées de whisky à la bouteille, je suis descendu, tout était silencieux, désert, à l'envers. Boulevard Saint-Michel, boulevard Saint-Germain. J'ai marché deux heures en regardant les vitrines, quel spectacle de nuit, robes, lingeries, souliers, vestons, pantalons, pulls, chemises, cravates... Et tout le monde, en haut, nulle part, en train de dormir... Vous voyez comme c'est simple. Dans le même registre, voilà, il est deux heures de l'après-midi, il fait très beau, Leslie vient de jouir et de me quitter, je prends l'autobus, je reste derrière, sur la plate-forme, au soleil, c'est tout droit jusqu'à l'immeuble du Centre, on traverse, on traverse, arrêts, descentes et montées pressées, mais il n'y a personne, finalement, cigarette et lumière, Luxembourg vert, drapeaux anglais, américain, japonais du Lutétia, c'est la fête. De temps en temps, Leslie prend une chambre à l'hôtel, je sors du bureau vers quatre heures, on baise et on prend le thé, je reviens sur mes papiers vers cinq heures et demie, c'est parfait. Rien à dire. Et si vous n'étiez pas là, petite pute de vampire de merde, adorable marquise de mes couilles, vicieuse propriétaire du néant buté, il n'y aurait réellement rien à ajouter. Mais vous avez décidé d'acheter mes traces (dieu sait pour quelle raison, par quelle lubie de milliardaire blasée gardant malgré tout un intérêt trouble, malade, pour les coulisses de la métaphysique, d'où venons-nous, où allons-nous, est-il vrai que la question n'ait pas de sens, pas plus que qui sommes-nous puisqu'il n'y a pas le moindre nous, attention, ne dites jamais ça à personne), je vous les vends avec l'honnêteté et la discipline éprouvée du philologue, en somme.

Analyses, équivalences, rapports. Oh, dites-moi, je perds mon paysage, je néglige ma cabane de méditation, au bout du jardin, à droite. La tempête l'a démolie, l'autre nuit, deux branches de pin sont tombées dessus, le vent et la pluie l'ont ravagée, je la reconstruis aujourd'hui, léger vent du nord, retour du bleu ridé, mouettes fatiguées, flottantes. Je viens de déjeuner, concombres et yaourt, eau fraîche, une pêche, café au soleil. Ce soir, Mag Wolf me cuisinera deux soles grillées, un peu de vin blanc, café de nouveau, et bonsoir, je reprendrai le chemin du noir. Je me couche et je me réveille tard, j'essaie de m'éveiller de la tare qui entraîne la noyade et le châtiment dans le temps (j'espère que c'est le genre de phrase qui vous fait rire, merveilleuse salope). J'ai recommencé mes exercices de mémoire, je fais défiler les années, on oublie presque tout, c'est effrayant, ce puits d'ombre, ces zones d'amnésie coulées en vous de partout, les années, donc, les saisons, les mois, les dérapages, les morts, les voyages, les grandes douleurs, les pleurs, les peurs, les excitations, les bavardages, que faisais-tu exactement ce jour d'avril-là, ou bien en automne, en vélo, du côté du phare ? Il est bien embêté, l'acteur, il ne sait plus exactement. On habite une fuite de corps, une courbe d'annulation douce. Et cette année-là en hiver ? En réalité ? Jour après jour ? Il a dû se passer quelque chose d'important puisque rien ne répond... Oui, mais quoi ?

– Il est fou, votre Xavier Roche ! Je n'ai jamais essayé d'entrer au Centre ! Je ne l'ai vu qu'une fois, après une conférence de Delgrave... Lequel... Enfin, passons, tous des obsédés sexuels ! Et mythomanes, en plus !

– Comme moi ?

– Vous, c'est différent.

– Pourquoi ?

– Ah, voilà. Peut-être parce que vous l'êtes davantage ? Que vous avez dépassé, je ne sais pas, moi, le point où ils tournent en rond ? Vous avez vu l'air agité, moite, globuleux, sinistre, de Delgrave (oui, oui, Reine, encore !), le côté sec et oblique, un peu baveux de Roche (pauvre Xavier ! mais sa lippe, il faut le reconnaître...). Je ne voulais pas vous le dire, mais ils ont passé leur temps à vous casser du sucre sur le dos.

Delgrave, sans doute (je l'entends d'ici : « un amateur, il ne fait pas grand-chose »), mais Xavier ?

– Si ! Si ! Vous manquez d'originalité ! Vous l'avez copié dans votre livre sur le bouddhisme !

La meilleure... Alors qu'il m'amène un jour un tiré-à-part d'une revue spécialisée américaine, avec un petit discours du genre : « Tu m'excuseras d'être un peu allé sur tes plates-bandes, mais à part quelques recoupements inévitables, tu verras que c'est sans rapport et que le style appartient à la postérité spirituelle de Duyvendak... Evidemment, comme toujours, il y aura quelques imbéciles pour me mettre dans ton sillage... » Cinquante pages pompées sur moi ! Ligne à ligne ! Avec les mêmes tics ! Mes meilleures trouvailles ! Sur un détail capital jamais abordé par le classique hollandais ! Encore un coup de Benstock, à Yale, pour m'effacer ! Pour mieux faire mousser sa molle et lépreuse compilation (obséquieusement citée, dès la note 2, par Xavier). Benstock qui se ferait circoncire trois fois par jour plutôt que de mentionner mon nom (je peux être sûr que, dans chacune de ses publications, il n'y a rien, dans la bibliographie, à la lettre R – la lettre R m'appartient – , la bibliographie étant d'ailleurs la seule chose que je regarde chez lui).

– Mais Xavier est spécialiste des gnostiques...

– Un obsédé ! Comme Delgrave ! Ce vieux cochon m'a poursuivi pendant un an, je ne savais plus où me mettre ! Sous prétexte de rendre visite à ma mère, il voulait sans cesse m'inviter à déjeuner, à dîner, à prendre un verre, je ne savais plus quelle excuse inventer ! Quel crampon, quel raseur, quelle vieille poule hystérique !

Delgrave vous courant après avec sa calvitie rougeaude, sa transpiration chronique, son gros ventre ?

Adorable chérie ! Lumière de ma vie ! Sœur ! Sponsœur !

*

Le plus étonnant, c'est la bonne foi et la sincérité aveugle de Xavier dans l'appropriation intellectuelle. S'il le pouvait, bien entendu, il irait jusqu'à supprimer mon nom, comme Benstock. « Rouvray ? Plutôt un débroussaillage de la question, non ? Des approximations, rien de neuf... Impressioniste... L'essentiel était déjà chez Duyvendak... Bon, il aura hâté la transition vers les nouveaux points de vue, je ne dis pas le contraire, on peut même, dans une certaine mesure, lui en être reconnaissant, mais ce n'est pas parce qu'on formule ce qui est dans l'air qu'on réussit une réinterprétation globale... D'ailleurs, Duyvendak lui-même... Oui, bien entendu, c'est l'acte de naissance, incontournable... Quoique... En prenant du recul... » On est spécialiste du vide, du non-être, de l'indicible et de l'impalpable, de l'inénarrable et de l'ineffable, de l'invisible et de l'inaudible, de la sagesse transcendante et du détachement radical de l'enfer, du paradis et du purgatoire, mais les passions restent les mêmes, n'est-ce pas ? Vanité, la seule substance qui ne soit pas vanité... Et, d'ailleurs, ma réaction le prouve. Alors que le soleil est là, que l'air bleu ne demande qu'à m'absorber. Que le sel résume l'horizon. Que les papillons blancs font sentir l'absence de vent. « Sabbatique ? Vous êtes sûr ? »... Si Delgrave savait pour qui... Vous comptez le lui dire un jour ? Vengeance ? Lui qui vient encore de m'adresser un message indirect dans Vibration, article sévère sur les perspectives du Centre (des crédits ! des crédits !) : « Les études chinoises, notamment, devraient être réorganisées et développées... » Ah oui ? Comment ? Dans quel sens ? Le 56 de Lao-tseu, par exemple ?

« Il bouche les entrées, il ferme les portes.

Elle (il) émousse ce qui est aigu, elle (il) débrouille ce qui est emmêlé, elle (il) tamise ce qui est lumineux, elle (il) égalise ses traces. C'est ce qu'on appelle : l'Egalité mystérieuse. » (Traduction Duyvendak suivie par Rouvray.)

Traduction Benstock louée par Xavier :

« Bloque toute ouverture,

ferme toute porte,

émousse tout tranchant,

dénoue tout écheveau,

fusionne toutes les lumières,

unifie toutes les poussières »

(ce qui, en voulant s'imposer, ne veut plus rien dire, mais je ne vais pas entrer dans la démonstration qui insiste sur le passage du Saint (il) à la Voie (elle) par identification harmonique).

Reine, Reine, j'aurai quarante ans bientôt, j'entre donc dans la partie décisive. Jusqu'à dix ans, monde passif enchanté. De dix à vingt, expériences. De vingt à trente, circulations, voyages. De trente à quarante, pièces du jeu et contrats. Après quoi, j'imagine, on doit se préparer au feed-back, à la rétroaction générale où tout compte double et où les erreurs sont multipliées par cent. Trop tard pour corriger ! Accepte ! Encaisse ! Que dit le 40, déjà ?

« Le retour est le mouvement de la Voie. La faiblesse est la méthode de la Voie.

Le ciel et la terre et les dix mille êtres sont issus de l'Etre ; l'Etre est issu du Non-Etre. »

Version Benstock-Xavier : « Tous les êtres du monde sont issus de l'Etre ; l'Etre est issu du néant. » (Peut-on faire plus plat ? Plus faussement philosophique ?)

*

Le terme chinois est wou... Non-être, néant si l'on veut, mais dans le sens d'indéterminé absolu, contenant en lui la détermination concrète sous toutes ses formes... Ce qui ne veut pas dire grand-chose, avouons-le. J'ai nagé, j'ai dormi, j'attends la disparition du jour. Il y a eu du vent, il n'y en a plus, le tonnerre a grondé au large mais l'orage n'est pas venu. Rétraction. Repos. Silence bleu du noir pour une nouvelle donne des cartes. Wou !

J'ai ouvert la radio. J'écoute les Repons pour la semaine sainte, à six voix, de Gesualdo. C'est de l'I.R.M., comme on dirait aujourd'hui : imagerie par rayonnement magnétique. Voix, vocables, syllabes, fragments allongés, tassés, spirales contre spirales, aigus et graves superposés, rentrant les uns dans les autres comme le ciel dans l'eau et l'air dans l'air, sablier sonore retourné, toutes les dix secondes, par une main mentale invisible. Six ? Sei voci... Tu sei la voce... C'est toi, et toi, et encore toi, deux fois trois, la voix qui gémit et rêve, vole au-dessus du souvenir, tu te rappelles quand il y avait un monde, autrefois, il y a si longtemps, un grain de planète aux trois quarts liquide. Le cosmonaute revenant après un voyage de mille ans dans les galaxies : « Bonjour : est-ce que l'Italie existe toujours ? »

Dans le rêve de cette nuit, Reine, nous étions ensemble dans le jardin. Ciel chaud rapproché, nous aurions presque pu toucher les étoiles en montant sur le toit, dans les arbres. Je vous tiens la main, nous marchons sur l'herbe, le rêve est comme cette phrase où les temps sont confondus, ou plutôt répartis. « On va nous dire quelque chose. » Où ? Sur l'eau. Il faut donc s'embarquer. Mais c'est le moment où vous vous apercevez que vous avez oublié votre sac à Paris. Vite, taxi, l'avion sur le continent, rien à faire, vous devez y aller, c'est plus fort que vous. Dans votre hâte, vous avez emporté les clés de la maison que nous avions fermée. Je me retrouve près du laurier, le vent s'est remis à souffler, je vais donc être obligé de coucher dehors. Fin.

*

Et c'est le vent d'ouest, ce matin, le bleu ratissé par l'air, le bateau avance à vive allure, toutes voiles déployées, on ne sait pas dans quelle direction, passerelle, échelles de cordes, souffles, sillage. La lumière gagne sur le gazon. Les huppes fasciées sont revenues picorer dans les pâquerettes. J'imagine que vous êtes à l'arrière, dans votre cabine tapissée de bois de mûrier, vous dormez encore, au fond c'est votre passion : dormir. A tout à l'heure pour l'apéritif. Ça vous changera de vos cadres d'affaires, « challenge », « positionner », « créneau », « top niveau », « deux pour cent », « cinq pour cent ». J'ai acheté, j'ai vendu, j'ai racheté et j'ai revendu. Quant à la culture, que voulez-vous, c'est éternel, la culture, les propriétaires passent, les tableaux justifient les murs, les livres et les films sont toujours les mêmes... Vous voyez quelque chose à l'horizon, vous ? Du nouveau ? Du vraiment nouveau ? Plaine qui verdoie, soleil qui poudroie, bourse qui s'accroît, populations qui merdoient... Licence pour les uns, licenciement pour les autres. Comme vous êtes pâle, pourtant ! Restez au lit, je m'occupe de tout, je défie les paquets de mer, je vais mettre le pilotage automatique pour aller vous voir, je vous apporte une tisane. Comme vous avez l'air vidée, pauvre enfant... Comme si vous aviez affaire, chaque jour, à un sournois Dracula... Vous en sortez toute exsangue, les yeux lourds, brillants... Peut-être même avec une dent de devant qui perce ? Une dent de sang ? Oui, oui, cette légère crispation des narines, et la lèvre supérieure, là, frisson... C'est fou, une fois de plus, ce que vous pouvez être à la fois petite poule et moyen âge, bergère et cocotte, mercière et « grande dame ». Comment un metteur en scène ne s'en est-il pas aperçu ? Cheveux courts et perruque blanche, cuisses un peu fortes, mains fines... Eclat du regard... On pourrait vous habiller de dix façons différentes, mousse, bienheureuse, fiancée, courtisane espagnole, jeune femme réservée, ardente soubrette de Marivaux, passante belle époque, amie de Colette, étudiante appliquée, entraîneuse ambiguë d'un bar exclusivement féminin, secrétaire de direction, prof de maths, psychanalyste, biologiste froid dans le dos... Enfin vous, quoi, madame la Marquise, voyageant incognito dans le temps... Venant poser tous les ans, en mars, dans un Signorelli ou un Murillo... Un peu voilée... A genoux... Ou bien à votre secrétaire, en train de lire... Assise... Le buste penché... Allô ?...

*

– Mon ami... Enfin, mon amant...

Votre voix enjambant les sons... De mi à mant, comme si vous aviez dit : « à la campagne ; enfin, en Touraine »... Là où vous allez d'habitude, simple précision géographique, indice de localité. Code postal. Sans vibration particulière. Ton neutre, toute votre perversité est là, vous savez très bien ce que vous faites, « mon amant », celui-là ou un autre, ce pourrait être vous, Simon, ou encore un autre, mais de toute façon... « Mon amant », comme on dit (milligramme d'ironie). Mais il y a aussi : un amant qui est aussi un ami... Plutôt un ami ?... Qu'il faut bien supporter comme amant, c'est ainsi (ici, milligramme de lassitude)... J'ai oublié son prénom... Bernard ? Jean-Paul ?... Ou encore : « mon amant », comme dirait une vraie femme... Mais une femme de votre milieu ne dit jamais « mon amant », Reine ! Jamais !... Ni, d'ailleurs, « mon ami »... Elle mentionne sèchement le prénom et le nom, c'est tout. Mon amant ! Quelle idée ! A moins que le message ait été simplement : « Au cas où vous en douteriez encore, sachez que j'ai un amant. » Non ? Vraiment ? Vous auriez voulu me dire ça ? « Occupée », comme au téléphone ? Non, je ne peux pas le croire... Bien sûr que vous êtes normale et que vous avez au moins « un amant » (j'aimerais autant que vous en ayez quatre ou cinq). Le plus vraisemblable : « Vous savez, un amant, comme on dit, ce genre de fonction inévitable, sans aucune importance, il est très gentil, d'ailleurs, un ami, je l'aime beaucoup, c'est la vie. » La question, dans le film, est automatique : « Il est marié ? – Oui. – Des enfants ? – Un. – Garçon ? Fille ? – Garçon, cinq ans. – Un peu comme moi ? – Décidément... » Tout cela, encore une fois, dans le style « arrangement, sans plus ». La seule fois où je vous ai vue troublée, montée sur la pointe des pieds, émue, rougissante, c'est dans un cocktail en l'honneur de la réception de Delgrave à l'Institut, devant Madame Foyer, oui, Foyer, les parfums... « Comment vont vos fils ? Mais oui, je les connais, nous avons fait du tennis ensemble »... Ah, là, franchement, vous n'y teniez plus. C'est tout votre corps inconscient dressé qui n'était plus que le mot en capitales MARIAGE, pancarte, haut-parleur... J'en étais gêné pour vous, ma petite, je sais, je sais, mais ils peuvent espérer mieux les Foyer, figurez-vous, et d'ailleurs vous êtes trop vieille... Reine Foyer !... Votre rêve dans un panier !... Une mésalliance ne vous trouble pas, au contraire... Avenue Foche... Quatre-vingtième-Rue... Une petite folie aux Bermudes... L'appartement à Genève... La villa en Corse... Celle de Grèce... Une nouvelle hacienda au Mexique, il paraît... Et le château de Normandie avec les Bonnard, les Vuillard !... Les deux plus beaux partis de la jet... Principaux sponsors du Centre... Qu'est-ce que vous faisiez comme grimace !... Bien huileuse, servile, prudeuse... Robe Dior, Saint-Philippe-du-Roule, garden, Lady Di... Vous accouchiez sous vous de trois enfants, là, en bloc, deux filles, un garçon, raflant les propriétés, les actions... « Mon ami, enfin, mon amant »... faute de grives, un merle...

Où étions-nous quand vous avez eu ces mots ? Au bar du Lutétia, vous commenciez à venir près de mon bureau, vous buviez solennellement un quart Vichy, pas d'alcool, vos affaires n'avancent pas, Simon... Une fois de plus, vous qui pouvez être si élégante (et ravissante, mais si ! mais si !), vous vous étiez spécialement mal habillée, façon de poser vos conditions, être aimée pour vous-même au-delà du raisonnable, et pourquoi pas affreuse, défigurée, infirme, sur un lit d'hôpital ? Sans cela, comment y croire ?... Un pull à grosses côtes, d'un bleu turquoise agressif, immettable, presque sublime de jacasserie. « Vous n'allez tout de même pas me désirer encore comme ça ? » Eh bien, si. Impossible de deviner vos seins. Pantalon noir, trop large, disparition de vos fesses... De votre adorable petit cul de pute auto-châtiée... Tiens, je m'applique à vous déshabiller, maintenant, je suis même sûr que vous n'avez pas pris de bain ni lavé vos cheveux, histoire de mettre tous les obstacles naturels de votre côté, « je ne peux pas être un objet, cet imbécile doit me voir comme je suis : nulle ».

– Monsieur Rouvray ? Téléphone.

C'était Leslie, elle avait envie de me chuchoter deux ou trois saloperies, en passant... Elle était dans un grand magasin, ça l'avait prise au rayon lingerie. J'ai dû revenir vers vous un peu étrange, d'où, peut-être : « mon ami, enfin, mon amant ». Qu'est-ce qu'elle m'avait dit, Leslie ? Je ne sais plus, sans doute les mêmes choses que d'habitude, déclenchées par la vision de son corps nu dans une cabine, par le contact de la soie, du satin, du coton... « Salaud, j'ai envie que tu me mettes » ou « je voudrais te bouffer, là, tout de suite », des gentillesses de ce genre, auto-chaleur projetée, miroir sonore... Eh bien, c'est comme si vous aviez entendu... Comme si les phrases (pas des phrases, des fléchettes enflammées, déformées par la voix basse sifflée dans l'appareil) avaient ricoché sur moi pour vous atteindre. On ne peut quand même pas supposer que Leslie avait senti, du côté de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, que j'étais en train de bander pour vous et votre expression maussade, votre pull d'épouvantail, votre pantalon acheté dans un solde de fripes, n'importe où ?... Pas de transmission de pensée (encore que...), si on peut employer cette expression pour des mouvements de cet ordre qui relèvent de quoi, d'ailleurs ? De l'odorat, comme pour les étalons attirés parfois par une vieille jument sur le retour alors qu'ils ont à leur disposition de splendides croupes de poulinières ? Au point qu'il faut amener la duègne ridée pour leur faire donner, dans un vagin de caoutchouc, leur giclée de foutre inséminable ? Non que je sois en train de vous traiter de vieille jument, Reine, voyons... Celles-là (les vieilles putes) ont eu des amants innombrables, des maternités nombreuses, alors que vous êtes en somme, à vingt-neuf ans, ami ou amant compris, une plus tout à fait jeune vierge... Farouche... Touchante... Bleu criard... Et que vous serez comme ça éternellement, d'après moi... Dans l'énigme... C'est votre côté métaphysique, vous avez raison de penser qu'on devrait vous étudier, vous et vous seule, au C.E.R... En un sens, je suis en train de rédiger mon rapport. « Un cas de virginité paradoxale vers la fin du vingtième siècle. » Ou encore : « Transcendance de la frigidité. » Ou encore : « Le temps immobile : étude sur une jeune femme de l'aristocratie de nos jours. » Ou encore : « Simulation et dissimulation : persistance des pratiques magiques dans les grandes métropoles modernes. » Ou, plus froidement : « La femme introuvable : une exploration. » Le ministre qui se plaint, paraît-il, que nous ne soyons pas réalistes, que nous n'allions pas assez sur le terrain ! Le voici, cher monsieur, et c'est plus délicat que le golf, je vous jure !

*

Vous n'avez pas eu droit à la déclinaison en S des titres nobiliaires, Reine, ce esse obsessionnel qui est comme un grossissement du nom, une sorte de levain oblique, de rapide grossesse sémantique : altesse, princesse, duchesse, comtesse, baronesse... Vous êtes exquise, vous êtes marquise, votre bâteau brûle et s'écroule, tout va bien. Au fond, par une sorte d'atavisme reconduit génétiquement jusqu'à vous, vous cherchiez un historiographe. Permettez-moi de vous dire qu'avec moi vous êtes bien tombée. Je laisse de côté votre généalogie ? Pour l'instant. Le moment n'est pas encore venu de grimper à l'arbre. D'ailleurs, vous êtes parfaitement muette sur ce sujet (double préjugé, cette fois : discrétion aristocratique et discrédit moderniste). Je comprends que vous n'ayez pas trop envie d'évoquer les portraits de famille, escaliers et premier étage en Touraine, les graves et croûteux apparatchiks des siècles, cardinaux, évêques, magistrats, généraux... Il y a peut-être un cas remarquable ? Non ? Vous êtes sûre ? Tous ces jeunes morts, par exemple, à peine nommés... Qui sait ? Cette Italienne vers 1830 ? Ce Laume, à Versailles, brève apparition chez Saint-Simon, une ligne et demie, aucun commentaire : « Le cardinal de Laume, tout à fait tombé de tête et de santé, ne fut pas en état d'y penser » ? Bon, bon.

– Et votre Irlandaise ?

– Je suis en panne. Impossible de savoir qui c'est. Ou alors, il faudrait faire des recherches.

– Vous avez peur d'être déçu ?

– Probablement. Du moment que ce n'est pas celle du Sommeil...

– Elles étaient peut-être parentes ?

– Ce serait trop beau.

(La radio diffuse les Préludes du Deuxième Livre.)

– Vous écoutez quoi ?

– Debussy. La terrasse des audiences.

– Ça pique ! Ça roule !

(J'éteins.)

– Vous avez vu, dis-je, quel était l'endroit prévu pour amarsir ?

– Amarsir ?

– Se poser bientôt sur Mars... Le mont Olympe. Les Martiens n'en reviennent pas. La question reste celle des corps. En état d'apesanteur les muscles et les os s'atrophient, le sang se concentre vers le haut du tronc et dans la tête, un cosmonaute qui revient d'une station orbitale a l'impression de peser tout à coup cent tonnes, il n'arrive pas à marcher, il titube, on est obligé de le soutenir...

– Oui ?

– Vous avez remarqué la fréquence des téléfilms sur les transferts de mémoire ?

– Oui ?

– Un type s'injecte la mémoire d'un mort. Il est peu à peu habité par lui. Schizophrénie intensive. Jekyll and Hyde généralisé. Un juif se retrouve nazi, la réciproque n'a pas été réalisée, il y a quand même un sens de l'histoire... Bref, le bonhomme se retrouve avec deux femmes, une actuelle, l'autre dans le passé, une juive, l'autre antisémite ; il rêve de plus en plus d'épisodes qui ne sont pas ceux de sa biographie ; il est torturé sous un autre nom (jamais bourreau, c'est bizarre) ; tantôt victime des S.S. qui le battent, tantôt des Russes qui le font boire ; il est physicien, naturellement, il doit retrouver une formule mathématique qui est celle de l'autre, qui dépasse de loin, donc, ses capacités normales ; il ne peut plus baiser, bien qu'il le puisse, parce qu'il se souvient de façon de plus en plus nette et cruelle qu'il a été autrefois castré... Ce qui n'empêche pas sa femme la plus récente d'être enceinte et de manger des cornichons casher.

– Oui ?

– Je vous raconte la télévision.

– La vraie ou celle que vous imaginez ?

– La vraie. Vous ne la regardez pas ?

– Non. Je sors beaucoup ces jours-ci.

– Tard ?

– Pardon ?

– Pardon.

– Vous délirez sur ce pull-over bleu. Il venait d'un très bon couturier. Quant aux Foyer, je vous laisse à vos fantasmes. D'ailleurs, ils ne sont pas si riches que ça. Et les fils sont idiots. De vraies brutes incultes. Infréquentables.

– Vous montez en ce moment ? Voltes ? Doublés ? Serpentines ?

– Mais oui.

– Comment s'appelle votre cheval ?

– Allons...

– S'il vous plaît.

– Olympe, justement. Une jument alezane. Un ange.

Je pense à vos cuisses étreignant votre femme, Reine, à vos mains légères sur les rênes, à votre façon de sentir la bouche intelligente animale, comme si vous vous teniez vous-même au bout du poignet, dans les jambes... Vous savez vous brider, votre assiette est sûrement parfaite, à l'amble, au pas, au trot, au galop. C'est toute la question. En amazone ? A Deauville, sur la plage ? Ou dans la grande allée du château, sous les marronniers en fleur ?... Avec, dans l'air et les buissons, toutes ces graines... Tandis que la pluie a repris, maintenant, constante et douce, noyant devant mes yeux l'argent gris et vert du ciel et de l'eau.