NULLE PART OÙ ALLER

(No Direction Home, 1971)

Cette réalité multiple, cet environnement kaléidoscopique en perpétuelle évolution, dont parle souvent Norman Spinrad, et qu’il considère comme la caractéristique essentielle de notre époque, est le sujet même de cette nouvelle.

On a fréquemment souligné la tendance au pessimisme de la science-fiction moderne. Mais si Nulle part où aller reflète effectivement une angoisse profonde, je crois qu’on aurait tort de n’y voir qu’une certaine « politesse du désespoir ».

Car au fond de cette angoisse, comme au fond de la boîte de Pandore, reste l’espoir. Un espoir indestructible.

Précisons que nous donnons ici, pour la première fois en France, une traduction intégrale de cette nouvelle, passablement critique pour la religion catholique.

How does it feel
To be on your own ?
With no direction home.
Like a complete unknown.
Like a rolling stone.

Bob Dylan

Like a rolling stone.

« Pourtant, une fois, dit Richardson en prenant une nouvelle dose, j’ai quand même réussi à faire rentrer tout ça dans la boîte de Pandore. Tu te rappelles, Pandore, hein Will ? Pandore, la Hollandaise volante. Dans le labo de biochimie, tout le monde a fini un jour ou l’autre par faire rentrer son truc dans la boîte de Pandore. Il semble même vaguement me souvenir d’une partouze où même toi tu l’as fait.

— Tu es vraiment comique, Dave », dit Goldberg, en enfonçant un bouchon dans la fiole de verre qu’il avait remplie à l’extrémité de l’installation. « J’attends le jour où tu te mettras à glisser de la strychnine dans la camelote. Ce ne serait pas mal non plus.

— Tu sais, je n’y avais pas encore pensé. Peut-être une idée à creuser. Laisser à quelques-uns la possibilité de s’en tirer avec le sourire, satisfaction garantie. Bon sang ! Will, même si on leur disait exactement ce que c’est, on arriverait à en vendre.

— Pas drôle, mon vieux », répondit Goldberg en tendant la fiole à Richardson, qui la déposa avec soin parmi les autres au sein de la boîte garnie de copeaux de papier. « Pas drôle parce que c’est vrai.

— Dis donc ! Tu n’es pas en train de faire ta crise de morale, non ? Ne bouge pas, je reviens immédiatement avec de la Méthaline : ça devrait te remettre les idées en place.

— Elles y sont déjà. Acide canabinolique, notre propre invention !

— L’acide canabinolique ? Tu t’en es procuré où ? Dans une pharmacie ? On ne s’en est plus occupés depuis trois ans. »

Goldberg plaça une autre fiole vide dans le râtelier sous le robinet et ouvrit celui-ci. « Je l’ai acheté dans la rue. Les gosses en fabriquent dans leurs baignoires, maintenant. » Il secoua la tête, presque sans s’en rendre compte. « Tu te rappelles quelle vacherie c’était, la première synthèse ?

— La science progresse !

— Dommage qu’on n’ait pas pu faire breveter le truc », fit Goldberg en contemplant le mince filet de liquide vert qui pénétrait dans le goulot de la fiole. « Nous aurions pu prendre notre retraite, rien qu’avec les droits !

— Si la Mafia avait consenti à récolter le fric pour nous.

— Ça aurait pu s’arranger.

— Peut-être devrais-je m’en occuper », dit Richardson quand Goldberg lui tendit la fiole remplie. « Mais il ne faudrait pas se montrer trop gourmands. Pas plus de dix pour cent au départ de la fabrication. À mon avis, il ne faut pas étouffer l’entreprise privée.

— Non, Dave ; mais, sérieusement, peut-être avons-nous commis une erreur en n’essayant pas d’obtenir un brevet. Il y a des gens qui font breveter des combinaisons psychédéliques, tu sais ?

— Pas des gens, mon vieux : tu veux dire des firmes comme l’American Marijuana and Psychedelics. Ils ont les moyens de se payer des avocats et de distribuer des pots-de-vin. Ils sont en mesure de manœuvrer le chef du Bureau Fédéral de la Drogue. Pas nous. »

Goldberg ouvrit le robinet. « Peut-être. En tout cas, il faudra au moins six mois avant que l’industrie de la drogue ou n’importe qui d’autre trouve le moyen de synthétiser ce nouveau truc, et d’ici là j’espère avoir à peu près résolu le problème de la dégradation pendant le processus d’extraction du cocanol. On devrait être en avance d’au moins un an sur eux, à ce moment-là.

— Tu sais ce que je pense, Will ? » demanda Richardson en tapotant le flanc de la caissette à moitié pleine. « Je pense que nous remplissons une mission sacrée, que nous sommes au service du processus d’évolution. Chaque fois que nous découvrons une nouvelle drogue psychédélique, nous activons l’évolution de la conscience humaine. Nous mettons le produit au point, ce qui nous permet de gagner notre pain pendant un temps, et puis l’industrie de la drogue sort à son tour la même substance en la fabriquant en masse ; alors il faut que nous découvrions quelque chose de neuf pour continuer de prospérer. Sans l’industrie de la drogue et les lois qui la réglementent, nous n’aurions plus à bouger et nous deviendrions des ploutocrates gros et gras en nous contentant de fournir la même vieille drogue tous les ans. Ainsi nous faisons du bien au monde, nous avons notre part dans l’avancement futur de la race humaine. »

Goldberg lui tendit une fiole pleine. « Au diable l’évolution humaine, dit-il. Qu’est-ce qu’elle a jamais fait pour nous ? »

« Comme vous en êtes informé, docteur Taller, l’Eucoformamine a des effets secondaires imprévus », dit le général Carlyle en bourrant de tabac sa Dunhill favorite. Taller prit un paquet de Golds, en sortit une cigarette à la marijuana et l’alluma avec un briquet portant l’insigne des Forces Aériennes et non pas celui de l’American Psychedelics. Peut-être était-ce voulu, peut-être pas.

« Avec une drogue psychédélique aussi nouvelle que l’Eucoformamine, général, répondit Taller, on ne saurait qualifier les effets secondaires d’imprévus. Après tout, même le projet Groundhog n’est en soi qu’une expérience. »

Carlyle alluma sa pipe et en tira une bonne bouffée cancérigène ; le général était persuadé que tout bon soldat devait s’adonner au moins à un vice mineur. « Ne jouons pas sur les mots, docteur. L’Eucoformamine est censée soulager l’état de claustrophobie de nos hommes sur la base lunaire de Groundhog ; elle n’est nullement censée pousser à l’homosexualité les hommes de troupe. Or, les comptes rendus que je reçois indiquent que cette drogue agit dans ces deux directions. Les Forces Aériennes s’y opposent. En conséquence, et par définition l’Eucoformamine a un effet secondaire indésirable. Il va donc être procédé à une révision de votre contrat.

— Général, général, nos drogues ne sont pas des uniformes, après tout. Vous ne pouvez nous demander de les couper sur mesure. Vous vouliez un produit qui combattrait la claustrophobie sans nuire à la vigilance, au cycle du sommeil, à la capacité d’attention ou à l’initiative. Vous croyez que c’est facile ? L’Eucoformamine engendre la claustrophilie sans autre effet secondaire qu’une élévation du niveau d’énergie sexuelle. Dans ces conditions, je la considère comme un des petits miracles de la science psychédélique.

— Tout cela est bel et bon, Taller, mais vous devez comprendre que nous ne saurions tolérer un comportement violemment homosexuel chez nos hommes de la base lunaire. »

Taller eut un sourire, peut-être un peu suffisant. « Mais vous ne sauriez non plus tolérer un taux trop élevé de claustrophobie. Vous n’avez que quatre possibilités évidentes, général Carlyle : poursuivre l’usage de l’Eucoformamine et accepter un certain pourcentage d’activité homosexuelle ; ou supprimer l’Eucoformamine et accepter un degré très élevé de crises claustrophobiques ; ou annuler le projet Groundhog. Ou bien… »

Le général commençait à comprendre qu’il avait été l’objet d’un boniment fort habile. « Ou bien choisir une drogue qui annulerait l’effet secondaire de l’Eucoformamine, devina-t-il. Votre industrie n’aurait pas justement en chantier un produit de cet ordre, hein ? »

Le docteur Taller lui adressa un sourire entendu. « L’American Psychedelics travaille en effet sur un produit destiné à éliminer la sexualité », reconnut-il sans trop de difficulté. « Pas facile du point de vue psychique. Le problème, c’est que si l’on réduit vraiment l’activité sexuelle, les centres cérébraux supérieurs ont tendance à fonctionner moins bien, ce qui est peut-être très bon pour les institutions pénitentiaires, mais à peu près inadmissible dans le cas du projet Groundhog. L’astuce consiste à faire dériver l’excès d’énergie vers autre chose. Nous avons conclu que le seul moyen était de le transférer à des états de fugue mystique. Une fois ceci établi, la partie biochimique n’était qu’affaire de détail. Nous sommes sur le point de porter la drogue que nous avons mise au point – son appellation commerciale est Nadabrine – à l’étape de la fabrication. »

La pipe du général s’était éteinte. Il ne se donna pas le mal de la rallumer. Au contraire, il absorba cinq milligrammes de Lebemil, lequel semblait plutôt s’imposer pour le moment. « Cette Nadabrine, reprit-il lentement, détourne l’excès de sexualité vers quoi ? Qu’appelez-vous des états de fugue ? Des transes ? Il ne nous faut certainement pas de produit qui fasse de nos hommes des malades mentaux.

— Bien sûr que non. Trois cents microgrammes de Nadabrine font connaître à un homme une expérience mystique qui dure moins de quatre heures. D’accord, il ne vous servira pas à grand-chose pendant ce temps, mais son niveau d’énergie sexuelle sera considérablement diminué pendant une semaine environ. Soit trois cents microgrammes pour chacun des hommes placés sous Eucoformamine, disons tous les cinq jours, pour avoir une marge de sécurité. »

Le général Carlyle ralluma enfin sa pipe et réfléchit. La situation paraissait s’améliorer. « Cela semble prometteur, convint-il. Mais le contenu de ces expériences mystiques ? N’y aurait-il là rien qui puisse entamer le dévouement de nos soldats à leurs devoirs ? »

Taller écrasa son mégot. « J’ai pris de la Nadabrine moi-même. Pas de problème.

— Quel effet cela vous a-t-il fait ? »

Une fois de plus Taller arbora son sourire suffisant. « C’est là le miracle de la Nadabrine : je ne me rappelle pas comment c’était. On ne garde pas le moindre souvenir de ce qui se passe quand on est sous l’action de cette drogue. Un état de fugue véritable. Vous pouvez donc avoir la certitude que les expériences mystiques ne renferment rien d’indésirable. Ou du moins vous pouvez être sûr que cette expérience ne peut en rien diminuer les capacités militaires de l’homme.

— Ce dont on ne se souvient pas ne peut pas faire de mal, hein ?

— Pardon, général ?

— Je disais que je vais recommander un essai de ce produit. »

Le garçon et la fille étaient assis ensemble dans un box reculé, perdu dans la fumée, et ils s’observaient réciproquement tandis que la foule du bistrot bavardait et tournoyait autour d’eux dans quelque autre réalité, comme un manège de chevaux de bois.

« Qu’est-ce que tu as pris ? » fit-il, en remarquant qu’elle avait les cheveux noirs et lisses comme une carapace de scarabée, un casque de métal noir encadrant merveilleusement son pâle visage.

« Du Péyotadrène », répondit-elle, ses lèvres remuant comme des pétales de fleurs aux articulations endiamantées. « Je suis revenue sur terre depuis trois heures environ. Et toi, c’est quoi, ton voyage ?

— Acide canabinolique. » La distorsion causée par les mouvements de la bouche du garçon transformait son visage en un assemblage d’idéogrammes à peine déchiffrables pour elle qui n’y percevait que les signes avant-coureurs d’un trop-plein d’énergie. Peut-être qu’ils allaient y arriver ?

« Il y a des mois que je n’ai pas essayé ce truc, dit-elle. Je me rappelle à peine quelle impression de réalité ça donne. » Sa peau semblait éclairée de l’intérieur ; son visage était comme de la porcelaine translucide recouvrant la flamme jaune d’une bougie. Elle était un objet magnifique, création de dieux blasés et très évolués.

« C’est agréable », reprit-il, et ses sourcils dessinèrent un jeu de courbes qui, prises comme partie de l’ensemble auquel appartenait aussi le mouvement de ses lèvres contre ses dents, trahissaient clairement le désir de faire à la fille don de son énergie pour combler le vide qui était en elle. Oui, ils allaient y arriver. « Tu vas dire que je suis vieux jeu, peut-être, mais je trouve en tout cas que l’acide canabinolique, c’est un drôle de pied.

— Est-ce que tu penses pouvoir faire un voyage sexuel par là-dessus ? » demanda-t-elle. Les volutes et replis de ses oreilles paraissaient gravés avec une précision micrométrique dans de l’ivoire rosé.

« Je suppose que oui, d’une certaine façon », répondit-il en avançant les épaules en un geste d’offrande interceptant la trajectoire qu’elle accomplissait dans l’espace-temps. « Je veux dire… si tu veux qu’on fasse l’amour, je crois que j’en serai capable. »

Les minuscules poils dorés qu’elle avait sur la figure étaient un champ de blé microscopique scintillant à l’incertaine brise de l’été. Elle lui affirma : « Voilà la proposition la plus intelligente qu’on m’ait faite depuis des heures. »

Tandis qu’elle parlait, la convergence de toutes les formes d’énergie de l’univers vers l’identification totale avec une structure idéale se reflétait à la commissure de ses lèvres.

Le cardinal McGavin prit un combiné Péyo-tadrène-Mescamil ainsi que cinq milligrammes de Métadrène, une heure et demie avant son entretien avec le cardinal Rillo ; il avait décidé de tenter de parlementer avec Rome sur un plan mystique plutôt que politique, c’était ce dosage particulier qui le faisait se sentir le plus profondément chrétien. Et Dieu sait combien il était difficile de se sentir profondément chrétien quand on discutait avec un représentant du Pape.

Ponctuel, le cardinal Rillo arriva à 3 heures, au moment même où le cardinal McGavin approchait du sommet de son extase mystique ; la ponctualité de cet homme était légendaire. Le cardinal McGavin devinait qu’il y avait là quelque chose de pathétique : la triste condition d’un prince de l’Église dont l’influence majeure sur les âmes de ses semblables découlait de son esclavage vis-à-vis des horloges. Le vieil homme d’aspect ascétique, aux yeux décolorés et aux lèvres minces, était si totalement détestable que le cardinal McGavin se surprenait en fait à le chérir précisément pour son côté désespéré.

Il envoya vers le ciel une prière silencieuse, implorant que lui, ou un autre, mais en tout cas quelqu’un, soit l’instrument par lequel cette pauvre créature frigorifiée connaîtrait enfin la Divine Grâce.

Le cardinal Rillo répondit à son accueil avec une froideur officielle et accepta dans le même esprit de boire un verre de bordeaux. Le cardinal McGavin savait qu’il valait mieux ne pas lui offrir une cigarette à la marijuana : le cardinal Rillo avait en effet mené l’opposition qui avait incité le Pape à retarder, durant de longues années, son encyclique à propos de cette drogue. Que, pour l’affaire présente, le Pape eût choisi cet émissaire n’était pas bon signe.

Le cardinal Rillo but son vin en observant un silence acide, tandis que le cardinal McGavin se sentait presque écrasé de chagrin à l’idée de la solitude qui devait habiter l’âme de cet homme. Finalement l’envoyé papal toussota – maniérisme archaïque – et entra directement dans le vif du sujet :

« Le Souverain Pontife m’a prié de vous faire part de son inquiétude face à l’addition de psychédéliques dans la composition de l’hostie consacrée que l’Archevêché de New York distribue aux communiants », annonça-t-il d’un ton qui laissait clairement entendre qu’il regrettait que le Saint-Père ne lui eût donné à transmettre que cet avertissement bénin. Mais si le Pape avait appris quoi que ce soit au contact des réalités de cette époque schismatique, c’est bien la prudence, tout particulièrement quand il avait à faire au clergé américain dont l’allégeance à Rome ne tenait à rien de plus solide qu’un goût pour le rétro, et à une sorte de commodité symbolique. Le Pape avait été le dernier à accepter l’idée qu’il n’était pas infaillible, mais les événements des dernières années semblaient avoir enfin introduit cette nouvelle finesse dans la Demeure de la Vérité Divine.

« Je comprends et respecte l’inquiétude du Saint-Père, déclara le cardinal McGavin. Je prierai pour que le ciel lui ôte ses doutes.

— Je n’ai nullement parlé de doutes ! » se récria le cardinal Rillo, dont les lèvres se mouvaient comme une paire de pinces. « Comment pouvez-vous insinuer que le Saint-Père soit en proie au doute ? »

Le Cardinal McGavin réussit à maîtriser une brève étincelle de colère. Rillo avait vraiment une tête de cochon. Il essaya de lui apporter un peu d’apaisement : « Permettez-moi de rectifier, fit-il, je voulais dire que je prierai pour qu’il soit soulagé de ses inquiétudes. »

Le visage du cardinal Rillo était une membrane impassible contenant une musculature en furie. « Il vous serait plus facile de soulager l’inquiétude du Saint-Père en supprimant le Péyotadrène de vos hosties ! » lança-t-il.

« Sont-ce là les paroles de Sa Sainteté ? » Le cardinal McGavin connaissait d’avance la réponse.

« Ce sont mes paroles, cardinal McGavin, et vous feriez bien d’y prêter attention. Il se pourrait que le sort de votre âme immortelle soit en jeu. »

Une lumière subite envahit le cardinal McGavin Rillo était réellement convaincu. Pour lui, la question d’une hostie chimiquement enrichie n’était pas une affaire de politique ecclésiastique, comme ce l’était probablement pour le Pape ; cela touchait au domaine de la conviction religieuse profonde. Le cardinal Rillo se préoccupait vraiment du salut de son âme, et il lui fallait, à la fois en tant que cardinal et en tant que catholique, prendre la chose au sérieux et sur le même plan. Car, après tout, pour lui aussi l’enrichissement chimique de l’hostie touchait au domaine de la conviction religieuse profonde. Ils s’affrontaient donc de part et d’autre d’un fossé de désaccord théologique.

« C’est peut-être tout aussi bien le salut de votre âme, Cardinal Rillo, qui est en jeu, répliqua-t-il.

— Je ne suis pas venu de Rome jusqu’ici pour chercher un directeur de conscience ni une orientation spirituelle auprès d’un homme qui glisse vers l’hérésie, cardinal McGavin. Je suis seulement chargé de vous apporter l’avertissement du Saint-Père : il se pourrait que soit promulguée une encyclique contre votre position. Dois-je vous rappeler que si vous ne vous y conformez pas vous risquez l’excommunication ?

— Seriez-vous vraiment navré que cela m’arrive ? » fit le cardinal McGavin. Il se demandait dans quelle mesure son interlocuteur prenait ses désirs pour des réalités, et dans quelle mesure il suivait, en lui disant cela, les instructions du Pape. « Ou auriez-vous l’impression que l’Église était en état de légitime défense, et qu’elle ne pouvait agir autrement ?

— Les deux. » Rillo n’avait pas hésité une seconde.

« Votre réponse me plaît », répondit le cardinal McGavin en vidant son verre de bordeaux. Et c’était vrai. C’était une réponse sincère. Le cardinal Rillo avait peur à la fois pour l’avenir de l’Église et pour le salut de l’âme de l’archevêque de New York. Mais il ne faisait pas de doute que, tout naturellement, l’Église soit sa principale préoccupation. Et même s’il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate, sa sincérité avait quelque chose de rafraîchissant. « Seulement, voyez-vous, une partie du don de grâce qui découle de l’enrichissement chimique de l’hostie, c’est la certitude que personne, pas même le Pape, ne peut vous écarter de la communion avec Dieu. Dans la communion psychédélique, chacun connaît directement l’amour de Dieu. Il n’est jamais plus loin qu’à une hostie de distance ; la foi n’est même plus nécessaire. »

Le cardinal Rillo se rembrunit. « Il est de mon devoir de rapporter vos paroles au Pape. J’espère que vous le comprenez.

— Je m’adresse à qui, cardinal Rillo : à vous ou au Pape ?

— Vous parlez à l’Église Catholique, cardinal McGavin. Je suis l’envoyé du Saint-Père. » Le cardinal McGavin éprouva aussitôt un sentiment de culpabilité : sa brusquerie avait incité le cardinal Rillo à laisser entendre, sous l’effet de la colère, une contre-vérité. Sa mission papale était certainement beaucoup plus limitée qu’il ne tentait de le faire penser. Le Pape était bien trop réaliste pour se lancer dans des menaces d’excommunication vides de sens à l’encontre d’un Prince de l’Église qui, précisément, ne croyait pas à la validité d’une telle excommunication.

Mais une nouvelle illumination traversa son esprit. Pour le cardinal Rillo, comme pour une importante fraction des dignitaires de l’Église, l’excommunication avait encore un sens. Les deux choses étaient liées leur refus de la communion psychédélique et leur croyance en la force de l’excommunication. Accepter la validité de la communion psychédélique, c’était nier celle de l’excommunication.

« Vous savez, cardinal Rillo, dit-il, je crois fermement que, si le Pape m’excommunie, cela ne menacera en rien mon âme.

— Ce n’est là qu’un piètre blasphème !

— Désolé, objecta le cardinal McGavin avec sincérité, je ne vise nullement à me montrer blasphémateur. Tout ce que je voulais, c’était vous expliquer que l’excommunication ne peut guère avoir de sens puisque Dieu, par l’intermédiaire des sciences psychédéliques, a jugé bon de nous fournir le moyen d’accéder en partie à l’expérience directe de sa présence. Je crois au fond du cœur que c’est la vérité. Tout comme vous, du fond de votre cœur, vous croyez le contraire.

— Je crois que ce que vous connaissez grâce à votre communion psychédélique relève du domaine de Satan, cardinal McGavin. Le mal est subtil ; ne pourrait-il se déguiser sous l’apparence du bien suprême ? Ce n’est pas sans raison qu’on appelle le Démon le Prince des Menteurs. Je crois que vous servez Satan tout en croyant sincèrement servir Dieu. Pouvez-vous être sûr que j’ai tort ?

— Et vous ? Pouvez-vous être sûr que je n’ai pas raison ? Et si je suis dans le vrai, vous essayez en ce cas de contrecarrer la volonté de Dieu et vous vous écartez volontairement de sa Grâce.

— Nous ne pouvons avoir raison tous les deux… » déclara le cardinal Rillo.

L’éclat d’une intuition mystique sombre et terrible emplit l’âme du cardinal McGavin de frayeur : ils ne pouvaient avoir raison tous les deux, mais rien ne prouvait qu’ils ne fussent pas tous les deux dans l’erreur. En dehors de Dieu comme en dehors de Satan, il restait le Néant.

Le docteur Braden adressa à Johnny un sourire encourageant et lui tendit une sucette parfumée à la mangue, puisée dans la réserve de bonbons du tiroir inférieur gauche de son bureau. Johnny prit la sucette, ôta le papier qui l’enveloppait, se la fourra dans la bouche, se renversa dans son fauteuil et se mit à la sucer activement, oublieux du reste du monde. C’était bon signe : un jeune enfant capable des réactions appropriées à un traitement devait se concentrer totalement sur l’élément le plus intéressant de son environnement, se montrer gourmand de saveurs inaccoutumées. Durant les quatre premières années de vie, les sens de l’enfant devaient être accordés de façon à absorber la gamme la plus étendue de stimulations sensuelles.

Braden reporta son attention sur la mère du petit garçon qui se tenait, inquiète au bord de son siège, en fumant une cigarette à la marijuana. « Allons, allons, Mrs Lindstrom, il n’y a pas de quoi vous tourmenter, dit-il. Johnny a réagi très normalement à l’ordonnance. Son champ d’attention est normalement court pour un enfant de son âge ; sa gamme de sensations dépasse légèrement la norme optimum ; son sommeil est régulier et d’une profondeur convenable. Et, comme vous l’aviez souhaité, il lui a été conféré un sentiment constant d’amour universel.

— Mais alors pourquoi le médecin de l’école m’a-t-il demandé de modifier son ordonnance, docteur Braden ? Il m’a dit qu’elle donnait à Johnny une configuration de personnalité erronée pour un enfant d’âge scolaire. »

Le docteur Braden était assez contrarié, bien qu’en aucun cas il ne l’eût laissé voir à la jeune mère inquiète. Il connaissait le genre de ratés qui devenaient généralement médecins des écoles ; il s’agissait sans doute de quelque vieil imbécile qui n’en savait pas plus sur la pédiatrie psychédélique que sur la chirurgie du cerveau. Et le peu qu’il en savait était pire qu’une ignorance absolue : quelques généralités et deux trois conneries qui lui paraissaient suffisantes pour se croire un expert, et se croire le droit d’aller terrifier les clientes de ses collègues.

« Je suis… euh… certain que vous avez mal interprété ce qu’a dit ce médecin, Mrs Lindstrom. Du moins je l’espère, car sinon cet homme est dans l’erreur. Voyez-vous, la pédiatrie psychédélique moderne admet qu’il faut que la conscience de l’enfant se concentre sur différents domaines aux diverses étapes de son développement pour qu’il devienne un individu sain. L’enfant passe, à l’âge de Johnny, par une période transitoire. Pour le préparer à l’école, il faut simplement modifier son ordonnance de façon à élargir son champ d’attention, à abaisser d’un rien son intensité sensorielle et à accroître son intérêt pour l’abstraction. Alors il se débrouillera très bien en classe, Mrs Lindstrom. »

Le docteur Braden adressa à là jeune femme un froncement de sourcils modérément sévère. « Vous auriez m’amener Johnny pour un examen avant de le mettre à l’école, vous savez ? »

Mrs Lindstrom tirait nerveusement sur sa cigarette pendant que Johnny suçait toujours avec béatitude son sucre de mangue. « Eh bien… ça me faisait un peu peur, docteur, reconnut-elle. Je sais que ça paraît bête, mais je craignais, si vous deviez lui changer son ordonnance pour qu’il donne satisfaction en classe, que vous ne lui supprimiez le Paxum. Je ne voulais pas… je pense qu’il est préférable pour Johnny d’éprouver un amour universel que de posséder un champ d’attention accru… Vous n’allez pas arrêter le Paxum, j’espère ?

— Bien au contraire, madame. Je vais augmenter légèrement la dose et lui donner en plus dix milligrammes d’Orodalamine par jour. Il se soumettra alors à l’autorité naturelle de ses maîtres dans un sentiment de confiance et d’amour plutôt que de crainte. »

Pour la première fois, Mrs Lindstrom sourit. « Alors, tout est réellement pour le mieux, n’est-ce pas ? » Elle irradiait la joie d’être soulagée.

Le docteur Braden lui rendit son sourire, soudain baigné d’un flot de vibrations favorables. C’était cette extase quasi mystique qui donnait tout son sens à la pédiatrie : recevoir la gratitude sincère d’une mère inquiète dont les craintes avaient été totalement éliminées par ses soins. C’était le rôle du médecin. Elle lui accordait sa confiance. Elle remettait entre ses mains la conscience de son enfant. Il se sentait fier et heureux d’être pédiatre psychédélique. Il éprouvait à son maximum la joie d’être un homme.

« Oui, madame, reprit-il d’un ton apaisant, tout ira pour le mieux ».

Dans son fauteuil, Johnny Lindstrom léchait sa sucette, le visage transfiguré par une extase enfantine.

Il y avait des moments où Bill Watney ressentait comme une nausée spirituelle à l’égard de la conception psychédélique, et depuis peu il en subissait de plus en plus fréquemment les malaises. Il était heureux d’avoir trouvé Spiegelman tout seul dans le salon des concepteurs ; si quelqu’un pouvait l’aider à soulager sa tête, c’était bien Lennie. « Je ne sais plus quoi faire », dit-il en avalant 15 milligrammes de Lebemil en même temps qu’une bonne gorgée de whisky. « Je pense sérieusement à quitter ce boulot. »

Leonard Spiegelman alluma une Gold avec son briquet en or, sourit à Watney de l’autre côté de la table basse et dit d’un ton tout à fait sincère : « Tu perds la tête, Bill. » Watney se tenait un peu penché en avant dans son fauteuil et examinait Spiegelman, le meilleur des artistes de l’American Psychedelics. Il enviait son aîné. Non pas uniquement pour son talent, mais pour son attitude devant le travail. Car Lennie Spiegelman était non seulement certain de l’excellence de son œuvre, mais encore il en savourait toutes les minutes. Watney souhaitait devenir comme Spiegelman. Spiegelman était heureux ; il émanait de lui l’aura satisfaite d’un homme qui avait vraiment tout ce qu’il désirait.

Spiegelman ouvrit les bras en un geste qui semblait faire de toute la salle des concepteurs sa propriété personnelle. « Nous sommes les artistes les plus adulés au monde, dit-il. Nous créons chaque année deux ou trois drogues commercialisables et nous vivons comme des rois. Et nous pratiquons l’art suprême du monde : créer des réalités. Il n’y a pas plus grands veinards que nous ! Pourquoi un type doué comme toi voudrait-il quitter la conception psychédélique ? »

Watney avait du mal à trouver les mots qu’il eût fallu, ce qui était ridicule pour un concepteur psychédélique dont le travail consistait précisément à décrire des possibilités nouvelles en matière de conscience humaine, avec une précision suffisante pour que les biochimistes mettent au point les drogues psychédéliques qui transformeraient en réalités pratiques ses idées. Il était humiliant de se trouver à court de paroles devant Lennie Spiegelman qu’il enviait et admirait à la fois. « Je traverse de mauvaises passes depuis un certain temps », déclara-t-il enfin. « Des états qui pénètrent tous les modes de conscience que j’essaie d’obtenir, – des états qui me persuadent que je dois être honteux et dégoûté de ce que je fais. »

Oh ! oh ! songea Lennie Spiegelman, le petit en est à sa première expérience dépressive du concepteur. Il se débat avec le syndrome du « nulle part où aller » et il croit que c’est la fin du monde. « Je sais ce qui te tourmente, Bill », dit-il. « Ça nous arrive à tous un jour ou l’autre. Tu as le sentiment que concevoir des spécialités psychédéliques est une occupation solipsiste, n’est-ce pas ? Tu penses que c’est immoral d’inventer de nouveaux styles de conscience pour les autres, que tu joues le rôle de Dieu, que de transformer sans cesse la conscience des gens est une chose que de simples mortels n’ont aucun droit de faire, n’est-ce pas ? »

Watney rayonnait d’admiration pour Spiegelman. L’assurance de celui-ci ne reposait pas sur l’ignorance du problème. Spiegelman savait ce qu’était le doute existentiel. Et cela lui redonna un peu d’espoir.

« Comment peux-tu, reprit-il, à la fois comprendre si bien tout cela, et en même temps aimer à ce point la conception psychédélique ?

— Parce que “tout cela”, ça n’est qu’un ramassis de conneries. Écoute mon petit, nous imaginons des psychédéliques, des styles de réalité. Nous ne dictons pas aux gens leur façon de penser. S’ils apprécient les réalités que nous créons pour eux, ils achètent nos drogues, et si notre art ne leur plaît pas, ils ne les achètent pas. Les gens n’achètent pas de la nourriture qui a mauvais goût, de la musique qui leur déchire les oreilles, ni des drogues qui les plongeraient dans des réalités pires que la leur. Quelqu’un doit bien concevoir des styles de conscience pour la race humaine, et il vaut mieux que ce soit des types comme nous plutôt qu’un tas de politiciens lamentables et de maniaques du pouvoir. »

— Mais en quoi sommes-nous meilleurs qu’eux ? Pourquoi aurions-nous le droit de jouer avec la conscience humaine et non pas eux ? »

Vraiment obtus, ce petit, songeait Spiegelman. Mais il sourit en se rappelant qu’il avait accompli le même périple stupide à l’âge de Watney. « Parce que nous sommes des artistes et eux pas. Nous ne visons pas à dominer les gens. Nos joies nous viennent de bâtir quelque chose de beau à partir du néant. Tout ce que nous désirons, c’est enrichir la vie des gens. Nous façonnons de nouveaux styles de conscience qui à nos yeux constituent des réalités améliorées, mais nous ne les enfonçons pas de force dans la gorge des gens. Nous exposons simplement nos œuvres à l’intention des amateurs. Nous éprouvons le besoin irrésistible de pratiquer notre art. Le bien et le mal sont des concepts arbitraires qui varient selon le style de conscience. Alors comment diable peux-tu parler de bien et de mal en matière de conception psychédélique ? La seule manière d’en juger, c’est de partir d’un critère esthétique : l’art que nous apportons est-il bon ou mauvais ?

— Oui, mais le problème ne varie-t-il pas également avec le style de conscience ? Qui peut juger dans l’absolu si ce que tu fais est valable ou non du point de vue artistique ?

— Bon sang, Bill, je suis capable d’en juger, non ? Je sais reconnaître si un ensemble de conceptions psychédéliques est une réelle œuvre d’art. Si ça me plaît ou non. »

Watney entrevit enfin que c’était précisément cela qui le rongeait. Le concepteur psychédélique modifiait sa propre réalité à l’aide d’un large éventail de drogues, puis il concevait d’autres produits psychédéliques afin de transformer la réalité des autres. Mais où trouver un point d’ancrage solide pour quiconque ?

« Tu ne comprends donc pas, Lennie ? Nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous emmenons la race humaine dans un voyage évolutif, mais nous ignorons où nous allons. Nous avançons à l’aveuglette. »

Spiegelman tira une longue bouffée de sa cigarette. Le petit commençait à l’agacer : trop geignard. Watney ne supportait le doute en rien… il lui fallait des certitudes ! « Tu voudrais que je te dise qu’il existe un moyen de savoir si une conception est bonne ou mauvaise dans un cadre immuable, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Eh bien, je regrette, Bill, il n’y a rien que nous et le néant, et ce que nous y taillons. Nous sommes nos propres créations, et nos réalités sont nos propres œuvres d’art. Nous sommes ici tout seuls. »

Watney vivait une de ses transes de terreur et il se rendit compte que les paroles de Spiegelman en décrivaient le contenu avec exactitude. « Mais c’est justement ça qui me ronge ! Où se trouve notre réalité fondamentale ?

— Il n’y en a pas. Je croyais qu’on enseignait cette notion dès l’école maternelle, de nos jours.

— Mais l’état fondamental ? Le visage qu’avait notre réalité avant l’avènement de l’art psychédélique ? Et le style de conscience qui a évolué de façon naturelle au cours de millions d’années ? Bon Dieu, mais c’était ça la réalité fondamentale, et nous l’avons perdue !

— Pas du tout ! Notre conscience pré-psychédélique a évolué au hasard sans que notre esprit s’en mêle. Qu’est-ce qui rendrait cette réalité-là supérieure à toute autre ? Le seul fait qu’elle ait été la première ? Il se peut que nous avancions à l’aveuglette, mais l’évolution naturelle était pire : c’était un processus idiot sans un atome de conscience derrière lui !

— Bon Dieu ! tu as raison sur toute la ligne, Lennie ! » s’écria Watney, angoissé. « Mais pourquoi est-ce que toi ça te paraît réconfortant, et que moi ça me démolit ? Je voudrais bien voir les choses comme toi, mais j’en suis incapable.

— Bien sûr que si, Bill. » Spiegelman gardait le souvenir abstrait d’avoir eu les mêmes sentiments que Watney, des années auparavant, mais sans qu’ils aient recouvert la moindre réalité existentielle. Qu’est-ce qu’un homme pouvait souhaiter de mieux qu’un univers qu’il pouvait modeler à sa guise ? Qui ne préférerait avoir un style de conscience créé par un artiste plutôt que celui qui n’était que le résultat d’une quantité d’accidents stupides de l’évolution ?

Il affirme tout cela avec tant d’assurance, songeait Watney. Seigneur, comme je souhaite qu’il ait raison ! Comme j’aimerais affronter toute cette incertitude, ce néant, avec le courage de Lennie ! Il y avait quinze ans que Spiegelman était dans ce boulot ; peut-être qu’il avait en effet et finalement tout compris.

« J’aimerais pouvoir y croire », dit Watney.

Spiegelman sourit, en se souvenant de l’imbécile solennel qu’il avait été lui-même dix ans plus tôt. « Il y a dix ans, je me sentais comme toi à présent, dit-il. Mais j’ai regroupé mes idées et me voici maintenant gras et heureux, amoureux de mon travail.

— Mais comment, Lennie, au nom du ciel, comment ?

— Cinquante milligrammes de Méthaline, quarante de Lebemil et vingt de Péyotadrène par jour, répondit l’autre. Cela a fait de moi un homme neuf, et il en ira de même pour toi. »

« Comment ça va, vieux ? » fit Kip en ôtant sa cigarette du coin de sa bouche et en scrutant les yeux de Jonesy. Celui-ci avait vraiment l’air bizarre… pâle, tendu, peut-être même un peu en crise. Kip commençait à se sentir heureux que Jonesy ne l’ait pas persuadé d’entreprendre le voyage psychédélique en sa compagnie.

« Ouille ! » fit Jonesy d’une voix rauque. « Je me sens tout drôle, vraiment drôle, et ce n’est pas tellement agréable… »

Le soleil était haut dans le ciel bleu sans nuages ; une fontaine dorée d’énergie irradiante emplissait l’être de Kip. Le bois et l’écorce de l’arbre contre lequel ils étaient assis constituaient une réalité organique qui reliait la peau de son dos aux entrailles de la Terre en un circuit ininterrompu d’électricité protoplasmique. Il était une fleur de la planète, profondément enracinée dans la riche terre, se baignant dans le nectar cosmique de la lumière solaire.

Mais il y avait derrière les yeux de Jonesy une sorte d’affreux tourbillon gris. Jonesy paraissait réellement en mauvais état. Il flottait nettement au bord d’un abîme.

« Je ne me sens pas bien du tout, reprit Jonesy. Vieux, tu sais, le sol est couvert de tas de choses mortes et dures, et l’herbe est remplie d’insectes sans cervelle, et le soleil est chaud, vieux, je crois que je brûle…

— Doucement, ne fais pas l’idiot, tu planes, voilà tout », déclara Kip d’un point de vue qu’il croyait supérieur. Il ne comprenait absolument pas ; il ne saisissait pas combien ce voyage était pénible et quel effet ça faisait d’avoir la tête à vif et dénudée en ce lieu. C’était comme d’être coupé de tout le flot d’énergie de l’univers, comme de sentir une construction de matière fragile, un simple magma protoplasmique, isolé dans le vide, sans autre rapport qu’avec le néant.

« Tu ne comprends pas, Kip. Ce que je vois, c’est la réalité, comme elle est vraiment. Et c’est horrible, vieux. Rien qu’une affreuse grande machine faite d’un tas d’autres machines. Tu es une machine, je suis une machine ; tout n’est qu’un mécanisme d’horlogerie. Nous ne sommes que des morts actionnés par une machinerie, maintenus en vie par des procédés chimiques et électriques. »

Le soleil doré imbibait la peau de Kip et transformait le noyau de son être en une étoile miniature. Le vent, à travers les rares brins d’herbe, caressait lascivement la plante de ses pieds nus. Qu’est-ce que c’était que toute cette histoire de machines ? Qu’est-ce que Jonesy avait à débloquer comme ça ? Qui aurait pu avoir envie d’aller se fourrer dans une réalité aussi moche ? « Tu fais un mauvais voyage, Jonesy, dit-il. Calme-toi. Tu ne vois pas l’univers comme il est vraiment, ça n’a pas de sens. Cette réalité est dans ta tête. Tout ça, ce n’est rien.

— Tout juste. Rien. Le zéro. Le néant. Le vide. Rien ne se trouve là où on est vraiment. »

Comment lui expliquer ? Que la réalité n’était en fait qu’un grand vide désert se perdant à l’infini dans l’espace et le temps ? Le néant parfait avec des petites plaques de matière morte çà et là ? Un peu de cette matière avait subi par hasard une succession complexe d’accidents qui lui avaient permis de contaminer l’universelle mort de traces infimes de vie, de magma protoplasmique, d’horlogerie biochimique. Une part de cette horlogerie était assez extraordinaire pour engendrer la pensée, la conscience. Et c’était tout ce qu’il y avait jamais eu, tout ce qu’il y aurait jamais en n’importe quel point de l’espace et du temps. Des mécanismes d’horlogeries arrivant rapidement à bout de leur course dans le néant froid et noir. Tout ce qui n’était pas déjà matière morte finirait ainsi tôt ou tard.

« C’est comme ça qu’est la réalité, dit Jonesy. Les gens avaient l’habitude autrefois de vivre tout le temps avec elle. Il en est ainsi et rien de ce que nous pourrons faire n’y changera rien.

— Je peux tout changer », dit Kip en tirant d’une poche sa boîte à pilules. « Dis-le seulement. Dis-moi quand tu en auras marre de ce voyage et je te sortirai de là. Lebemil, Péyotadrène, Mescamil, t’as qu’à choisir.

— Tu ne comprends pas, vieux. C’est réel. C’est ça, le voyage où je suis embarqué. Je n’ai rien pris depuis douze heures, tu te rappelles bien ? C’est l’état naturel, c’est la réalité même. Et c’est atroce, vieux ! C’est un truc horrible. Seigneur, pourquoi a-t-il fallu que je me fiche là-dedans ? Je ne veux pas voir l’univers comme ça ! »

Kip commençait à se mettre en colère… Jonesy devenait vraiment sinistre. Pourquoi avoir choisi une aussi belle journée pour faire ce voyage stupide dans le néant ?

« Alors, avale au moins quelque chose », dit-il en présentant la boîte à Jonesy.

D’une main tremblante, Jonesy prit une capsule de Péyotadrène et un comprimé de Lebemil à quinze milligrammes, et il les engloutit. « Comment les gens faisaient-ils pour vivre avant les psychédéliques ? demanda-t-il. Comment pouvaient-ils le supporter ? »

« Qui sait ? » fit Kip en fermant les yeux et en les braquant droit sur le soleil, diffusant sa conscience dans l’univers de lumière dorée et orangée enclos sous ses paupières. « Peut-être qu’ils avaient un moyen de ne pas y penser. »