Épilogue

UNE CÉLÉBRATION

Edward m’aida à monter dans sa voiture en veillant à ne froisser ni les nuages de soie et de mousseline de ma robe, ni les fleurs que je venais juste de ficher dans mes boucles savamment empilées, ni mon énorme plâtre. Ma bouche furibonde parut ne pas le déranger. Ensuite, il s’assit derrière le volant et recula dans la longue allée étroite.

— Quand vas-tu te décider à me révéler ce qui se passe ? demandai-je, maussade.

J’avais horreur des surprises, et il le savait très bien.

— Je m’étonne que tu ne l’aies pas encore deviné, riposta-t-il avec un sourire moqueur qui me coupa le souffle.

M’habituerais-je un jour à sa perfection ?

— T’ai-je dit à quel point tu étais beau, comme ça ?

— Oui, s’esclaffa-t-il.

Je ne l’avais encore jamais vu vêtu de noir, et cette couleur, par contraste avec sa peau pâle, rendait encore plus irréelle sa splendeur. C’était indéniable, même si le fait qu’il arbore un smoking me rendait drôlement nerveuse. Pas autant que ma robe, cependant. Ou ma chaussure. Rien qu’une, puisque mon autre pied était encore invalide. Le talon aiguille retenu par de simples rubans de satin n’allait sûrement pas m’aider à sautiller alentour.

— Je ne reviendrai plus si Alice s’entête à me traiter comme un cochon d’Inde Barbie, grognai-je.

J’avais, victime impuissante, passé l’essentiel de ma journée dans la salle de bains aux proportions renversantes de sa sœur qui s’était amusée à jouer à la coiffeuse et à l’esthéticienne. Lorsque j’avais eu le malheur de m’agiter ou de me plaindre, elle m’avait rappelé que, n’ayant pas de souvenirs de sa vie humaine, elle me priait de ne pas gâcher son plaisir par procuration. Ensuite, elle m’avait habillée de la robe la plus ridicule qui fût – bleu sombre, à fanfreluches, dégageant les épaules, avec des étiquettes en français que j’avais été incapable de déchiffrer –, une tenue plus adaptée à un défilé de mannequins qu’à Forks. Que nous soyons tous deux sur notre trente et un ne me disait rien qui vaille. À moins que... j’avais trop peur d’exprimer mes soupçons, même intérieurement.

La sonnerie d’un téléphone me tira de mes réflexions. Edward sortit son mobile de la poche de sa veste et vérifia l’identité de son correspondant avant de répondre.

— Allô, Charlie ? lança-t-il avec précaution.

— Charlie ? répétai-je, abasourdie.

Mon père s’était montré... difficile, depuis mon retour à Forks. Il avait adopté deux attitudes bien distinctes depuis ma mésaventure. Envers Carlisle, il était d’une gratitude confinant à l’idolâtrie. En revanche, cette tête de mule était convaincue qu’Edward était responsable de mes ennuis – ne serait-ce que parce que j’étais partie par sa faute, avis qu’Edward partageait d’ailleurs. J’avais eu droit à des règles nouvelles : couvre-feu, heures de visite.

Une des phrases de Charlie fit ouvrir de grands yeux ahuris à Edward, suivi aussitôt après d’un non moins grand sourire.

— Vous plaisantez ! rigola-t-il.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je.

Il m’ignora.

— Passez-le-moi donc, répondit-il en jubilant. Salut, Tyler, reprit-il au bout de quelques secondes, c’est moi, Edward Cullen.

Sous des dehors affables, je perçus la menace dans sa voix. Qu’est-ce que Tyler fichait chez moi ? La vérité, affreuse, commença à m’apparaître. Je jetai un nouveau coup d’œil à la robe absurde qu’Alice m’avait forcée à enfiler.

— Je suis navré qu’il y ait eu un malentendu, mais Bella n’est pas libre ce soir.

Le ton avait changé, et la menace se fit soudain beaucoup plus évidente quand il poursuivit.

— Pour être franc, elle ne sera libre aucun des soirs à venir, du moins tant qu’il s’agira de sortir avec un autre garçon que moi. Sans rancune ? Et encore désolé d’avoir gâché ce grand jour.

Il n’avait pas l’air désolé du tout quand il raccrocha. Au contraire, il semblait très satisfait de lui. Je sentis la colère empourprer mon visage et mon cou, et des larmes de rage noyèrent mes yeux. Il me regarda, surpris.

— Tu m’emmènes au bal de fin d’année ? hurlai-je.

C’était tellement évident, que j’étais gênée de ne pas avoir saisi. Si j’y avais prêté attention, j’aurais remarqué la date mentionnée sur les affiches qui décoraient les bâtiments du lycée. Mais je n’aurais jamais osé imaginer qu’il aurait le culot de me soumettre à ce genre de torture. Il me connaissait donc si mal ? La violence de ma réaction le déstabilisait. Il pinça les lèvres et plissa le front.

— Ne sois pas pénible, Bella.

Mes yeux lancèrent des éclairs à travers la vitre. Nous étions déjà à mi-chemin du lycée.

— Pourquoi me fais-tu un truc pareil ?

— Honnêtement, répliqua-t-il en montrant son smoking, tu pensais aller où ?

J’étais mortifiée. D’abord parce que je n’avais pas compris l’évident. Ensuite, parce que les vagues supputations – des souhaits, en vérité – auxquelles je m’étais livrée pendant qu’Alice tentait de me transformer en reine de beauté avaient été si loin du compte. Mes timides espoirs m’apparaissaient vraiment idiots, à présent. J’avais bien deviné qu’une espèce de cérémonie était au menu. Mais le bal de fin d’année ! Cette idée ne m’avait pas effleurée.

Des larmes furieuses roulèrent sur mes joues. Je me rappelai avec consternation que j’avais du mascara, et je m’essuyai rapidement pour éviter les bavures. Ma main était vierge de taches noires lorsque je la retirai. Alice s’était peut-être doutée que j’aurais besoin d’un maquillage résistant à l’eau.

— C’est complètement ridicule ! s’exclama-t-il, ennuyé. Pourquoi pleures-tu ?

— Parce que je suis folle de rage !

— Bella, reprit-il plus doucement en tournant vers moi toute la puissance de ses prunelles dorées au pouvoir destructeur.

— Quoi ? marmonnai-je, éblouie.

— Fais-moi plaisir.

Le feu de ma fureur se noya dans ses iris. Impossible de me battre avec lui quand il trichait de cette façon. De mauvaise grâce, je rendis les armes.

— Très bien, boudai-je, déçue de ne pas réussir à le fusiller du regard, je me tiendrai tranquille, mais tu ne perds rien pour attendre. J’ai toujours la poisse, je te signale. Je vais sûrement me casser l’autre jambe. Non mais vise un peu cette godasse ! C’est la mort assurée ou je ne m’y connais pas !

Pour faire bonne mesure, je tendis ma jambe valide au-dessus des sièges avant. Il la contempla plus longtemps que nécessaire.

— Hmm, rappelle-moi de remercier Alice, tout à l’heure.

— Elle sera là ? m’écriai-je, quelque peu réconfortée.

— Ainsi que Jasper, Emmett et... Rosalie.

Mon soulagement s’évapora aussitôt. Mes relations ne s’étaient en rien améliorées avec cette dernière, bien que je fusse en excellents termes avec son époux occasionnel. Emmett me trouvait très amusante, et mes réactions humaines avaient tendance à déclencher son hilarité... à moins que ce ne fussent mes innombrables chutes. Rosalie, elle, faisait comme si je n’existais pas. Je secouai la tête pour chasser ces pensées désagréables. Soudain, une idée me traversa l’esprit.

— Charlie est dans la combine ? demandai-je, suspicieuse.

— Bien sûr, rigola Edward. Mais pas Tyler, visiblement.

Je grinçai des dents. Les fantasmes de Tyler me dépassaient. Au lycée, où Charlie ne pouvait se mêler de nos affaires, Edward et moi étions inséparables. Sauf les rares jours de soleil.

Nous étions arrivés. La décapotable de Rosalie était garée bien en évidence sur le parking. La couverture nuageuse était fine et, à l’ouest, quelques rayons parvenaient à la traverser. Edward sortit, fit le tour de la voiture, ouvrit ma portière et me tendit la main. Têtue, je ne bronchai pas. L’endroit était bondé de gens apprêtés – de témoins. Il ne pourrait décemment me tirer de force de la Volvo, ce qui ne l’aurait sans doute pas dérangé le moins du monde si nous avions été seuls.

— Quand on essaie de te tuer, tu es courageuse comme une lionne. Mais dès qu’il s’agit de danser...

Danser. J’avalai ma salive.

— Bella, je ne laisserai personne te faire du mal. Même pas toi. Je ne te lâcherai pas d’une semelle, juré !

Je réfléchis à cette promesse et me sentis tout à coup beaucoup mieux. Il le lut sur mon visage.

— Allez, insista-t-il gentiment, ça ne va pas être si terrible.

Se penchant, il passa un bras autour de ma taille. Je pris la main qu’il m’offrait et me laissai extraire de la voiture. Il continua à me soutenir tandis que je boitillai jusqu’à la porte.

À Phœnix, les bals étaient organisés dans des hôtels. Ici, ça se passait évidemment dans le gymnase, sûrement la seule salle assez grande pour accueillir ce genre de manifestation. Je ne pus m’empêcher de ricaner. Des portiques de ballons avaient été installés, et des guirlandes de papier crépon aux couleurs pastel ornaient les murs.

— On dirait le décor d’un film d’horreur, me moquai-je.

— Mais c’est que nous avons notre lot de vampires, murmura-t-il, complice.

Nous approchâmes de la table où l’on vendait les billets. Je contemplai la piste. Un grand vide s’était formé en son milieu, où deux couples évoluaient avec élégance. Les autres danseurs se pressaient sur les bords pour leur laisser la place, personne ne tenant à se frotter à autant d’éclat. Emmett et Jasper étaient intimidants et parfaits dans leurs smokings de facture classique. Alice était époustouflante dans une robe de satin noir dont les découpes géométriques dévoilaient de grands triangles de peau blanche comme neige. Quant à Rosalie... elle était indescriptible. Son fourreau d’un écarlate aveuglant s’évasait à hauteur de ses mollets en une traîne mousseuse. Son dos était entièrement dénudé, et son décolleté plongeait jusqu’à son nombril. J’eus pitié pour toutes les filles de l’assistance, moi comprise.

— Veux-tu que je verrouille les portes afin que tu puisses massacrer les innocents ? chuchotai-je avec des accents de conspiratrice.

— Dans quel groupe te places-tu ?

— Moi ? Avec les vampires, bien sûr !

— Prête à tout pour ne pas danser, hein ?

— Absolument tout.

Il acheta nos entrées, puis me conduisit sur la piste en me traînant presque.

— J’ai toute la nuit devant moi, menaça-t-il face à mes réticences.

Il finit par m’amener près de ses frères et sœurs qui continuaient à tournoyer avec grâce dans un style qui n’avait rien à voir avec la musique et les mouvements contemporains. J’étais horrifiée.

— Edward, couinai-je, la gorge sèche, toute proche de la panique, je te jure que je ne sais pas danser.

— Ne t’inquiète pas, bêtasse, moi je sais.

Mettant mes bras autour de sa nuque, il me souleva et glissa ses pieds sous les miens. Puis il m’emporta dans un tourbillon.

— J’ai l’impression d’avoir cinq ans, ris-je au bout de quelques minutes à valser sans effort.

— Rassure-toi, tu n’as pas l’air d’avoir cinq ans, murmura-t-il en me serrant un peu plus contre lui.

Le regard d’Alice croisa le mien, et elle me lança un sourire encourageant. Je me surpris à sourire aussi, étonnée de constater que je m’amusais... un peu.

— D’accord, reconnus-je, ça n’est pas si mal.

Edward cependant fixait les portes avec colère. Intriguée, je me dévissai le cou et finis par apercevoir ce qui l’ennuyait. Jacob Black, pas en habit de soirée mais en chemise blanche à manches longues et cravate, ses cheveux tirés en queue-de-cheval, venait vers nous. Revenue de ma stupeur, je ne pus m’empêcher d’éprouver de la peine pour lui. Il était visiblement très mal à l’aise. Quand ses yeux rencontrèrent les miens, j’y décelai une lueur d’excuse. Edward poussa un grondement étouffé.

— Tiens-toi correctement ! le morigénai-je.

— Il veut te parler, lâcha-t-il, glacial.

Jacob nous avait rejoints, maintenant, plus embarrassé et désolé que jamais.

— Salut, Bella. J’espérais te trouver ici.

Son ton laissait supposer le contraire, même si son sourire était aussi craquant que d’habitude.

— Salut, Jacob. Que se passe-t-il ?

— Puis-je ? demanda-t-il prudemment à mon cavalier.

Je remarquai qu’il n’avait pas besoin de lever la tête. Il avait dû encore grandir depuis notre dernière rencontre. Le visage d’Edward ne trahissait rien. Il se contenta de me poser prudemment sur mes pieds et de reculer d’un pas.

— Merci, dit Jacob.

Edward acquiesça et tourna les talons, non sans m’avoir auparavant intensément dévisagée. Jacob posa la main sur ma taille, et je tendis les bras pour m’accrocher à ses épaules.

— Bon sang, Jacob, tu mesures combien ?

— Un mètre quatre-vingt-huit, annonça-t-il fièrement.

Nous ne dansions pas vraiment, à cause de ma jambe, nous nous balancions plutôt maladroitement de gauche à droite sans bouger les pieds. Ce qui était aussi bien. Sa récente montée en graine l’avait rendu dégingandé et maladroit. Sans compter qu’il ne devait pas être meilleur danseur que moi.

— Comment se fait-il que tu sois venu ? m’enquis-je.

Vu la réaction d’Edward, je me doutais de la réponse.

— Mon père a craché vingt dollars pour que j’assiste au bal, tu le crois ? avoua-t-il, un peu honteux.

— Hélas oui. Eh bien, j’espère que tu t’amuseras. Tu as repéré quelqu’un qui te plaisait ? me gaussai-je en désignant du menton un groupe de filles alignées le long d’un mur comme des bonbons pastel.

— Oui, soupira-t-il, mais elle est prise.

Il baissa brièvement les yeux vers moi, et nous nous détournâmes, gênés.

— Au fait, tu es très jolie, ajouta-t-il timidement.

— Euh, merci. Alors, pourquoi Billy a-t-il payé ton billet ?

Jacob rougit, hésitant.

— Il a dit que c’était un endroit « sûr » pour discuter avec toi, finit-il par chuchoter. Il perd la boule, si tu veux mon avis. (Il rit, et je l’imitai faiblement.) Passons. Il a promis de m’acheter ce maître-cylindre dont j’ai besoin si j’acceptais de te parler.

— Vas-y. J’ai envie que tu termines ta voiture.

En tout cas, il ne croyait pas à ces histoires, ce qui rendait la situation un peu plus facile. Adossé à un mur, Edward m’observait, les traits dénués d’expression. Je remarquai qu’une fille de seconde le contemplait, pleine d’espoir, mais il ne lui prêtait aucune attention.

— Ne te fâche pas, reprit Jacob, encore une fois penaud.

— Je n’ai aucune raison de t’en vouloir. Je n’en voudrai même pas à Billy. Dis-moi juste ce que tu as à me dire.

— C’est... c’est vraiment idiot. Je suis désolé, Bella... il souhaite que tu rompes avec ton petit copain. S’il te plaît, a-t-il précisé.

Dégoûté, il secoua la tête.

— Toujours aussi superstitieux, hein ?

— Oui. Il... il a très mal réagi quand il a appris que tu avais été blessée à Phœnix. Il n’a pas cru...

Embarrassé, il s’interrompit.

— Je suis tombée, affirmai-je sèchement.

— Je sais.

— Il pense qu’Edward est pour quelque chose dans cet accident, hein ?

Ce n’était pas une question et, malgré ma promesse, j’étais furieuse. Jacob n’osait pas me regarder. Nous ne prenions même plus la peine de bouger au rythme de la musique.

— Écoute, tant pis si Billy n’y croit pas, mais je tiens à ce que toi, tu sois au courant. Edward m’a sauvé la vie. Sans lui et son père, je serais morte.

— Je sais, répéta-t-il.

J’eus l’impression que mes paroles sincères l’avaient touché. Il arriverait peut-être à persuader Billy de ça, sinon du reste.

— Navrée que tu aies écopé de cette mission. Enfin, tu auras au moins gagné tes pièces détachées.

— Oui, marmotta-t-il en regardant ailleurs, très ennuyé.

— Autre chose ?

— Laisse tomber. Je me dégoterai un boulot, j’économiserai.

Je le fixai jusqu’à ce qu’il accepte de rencontrer mes yeux.

— Crache le morceau, Jacob.

— C’est nul.

— Je m’en fiche.

— Très bien... Tu vas mal le prendre. Il m’a demandé de te dire, de te prévenir, que nous – et le pluriel est de lui, je n’y suis pour rien – ne relâcherions pas notre garde.

Il m’examina d’un air inquiet, guettant ma réaction. J’éclatai de rire : tout ça faisait tellement mafia.

— Quelle sale mission il t’a confiée ! persiflai-je.

— Il y a pire, assura-t-il avec un sourire soulagé tout en jaugeant ma tenue d’un air appréciateur. Bon, dois-je lui faire savoir qu’il se mêle de ses oignons ?

— Non, soupirai-je, remercie-le de ma part. Il n’a que de bonnes intentions, après tout.

Sur ce, la chanson s’acheva. Les paumes de Jacob hésitèrent autour de mes hanches, et il envisagea furtivement ma jambe plâtrée.

— Tu veux continuer à danser ou préfères-tu que je t’accompagne à une chaise ?

Edward répondit à ma place.

— T’inquiète, Jacob, je prends le relais.

Le jeune Indien tressaillit et examina avec des yeux ronds Edward qui se tenait juste à côté de nous.

— Oh, je ne t’avais pas vu, balbutia-t-il. À un de ces jours, Bella.

Il recula et m’adressa un petit geste de la main.

— C’est ça, à plus, lançai-je avec un sourire.

— Désolé, s’excusa-t-il de nouveau avant de gagner la sortie.

Les bras d’Edward s’emparèrent de ma taille pour la danse suivante. L’air était un peu trop entraînant pour un slow, mais ça lui semblait égal. J’appuyai ma tête contre son torse, heureuse.

— Soulagé ? raillai-je.

— Pas vraiment.

— Ne sois pas en colère après Billy. Il s’inquiète pour moi au nom de son amitié avec Charlie. N’y vois rien de personnel.

— Je ne suis pas en colère après Billy, assena-t-il d’une voix cinglante. C’est son fils qui m’irrite.

— Pourquoi ? m’exclamai-je en me détachant de lui.

Il paraissait sérieux.

— Pour commencer, il m’a obligé à trahir ma parole.

— Pardon ?

— J’avais promis de ne pas te quitter d’une semelle.

— Oh. Je te pardonne.

— Merci. Mais ce n’est pas tout.

J’attendis patiemment.

— Il a dit que tu étais jolie, finit-il par lâcher en sourcillant. C’est presque insultant. Tu es beaucoup plus que ça.

— Tu es de parti pris, m’esclaffai-je.

— Je ne suis pas d’accord. Et puis, je te rappelle que j’ai une excellente vue.

Nous tournoyions, mes pieds sur les siens, étroitement enlacés.

— Vas-tu m’expliquer la raison de notre présence ici ? demandai-je au bout d’un moment.

Surpris, il me dévisagea tandis que je faisais exprès d’admirer les guirlandes de papier crépon. Il médita quelques instants puis, changeant de direction, m’entraîna en valsant à travers la foule jusqu’à la porte arrière du gymnase. J’eus le temps d’apercevoir Jessica et Mike qui dansaient en nous contemplant d’un air étonné. Jessica me salua de la main, et je lui adressai un bref sourire. Angela était là elle aussi, rayonnante dans les bras de Ben Cheney ; elle ne leva pas les yeux, plongés dans ceux de son partenaire, plus petit qu’elle de quinze bons centimètres. Lee et Samantha, Conner et Lauren, laquelle nous jeta un regard mauvais ; je pouvais nommer tous les visages qui virevoltaient autour de moi. Puis nous fûmes dehors, dans la lumière fraîche et trouble du soir.

Dès que nous fûmes seuls, Edward me prit dans ses bras et m’emporta de l’autre côté des terrains de sport, jusqu’au banc qu’abritait un arbousier. Il s’y assit sans me lâcher, serrée contre lui. La lune s’était déjà levée, visible derrière les nuages arachnéens, et sa blancheur rendait la peau d’Edward encore plus pâle que d’ordinaire.

— Alors ?

— C’est le crépuscule, murmura-t-il. Encore une fois. Une autre fin. Aussi parfait qu’ait été le jour, il faut qu’il meure.

— Certaines choses sont éternelles, marmonnai-je entre mes dents, brusquement tendue.

Il soupira.

— Je t’ai emmenée au bal, dit-t-il d’une voix lente, parce que je ne veux pas que tu rates quoi que ce soit. Je refuse que mon existence te prive de quelque chose, si je peux l’éviter. Je désire que tu sois humaine. Que ta vie se déroule comme elle l’aurait fait si j’étais mort en 1918 comme prévu.

Ces mots me firent frissonner, et je me débattis, furieuse.

— Dans quelle étrange dimension parallèle serais-je jamais allée au bal de moi-même ? Si tu n’étais pas mille fois plus fort que moi, je ne t’aurais jamais laissé agir.

Un sourire étira ses lèvres, sans toucher ses yeux.

— Ce n’était pas si mal, tu l’as reconnu.

— Parce que j’étais avec toi.

Le silence tomba. Il se concentrait sur la lune, moi sur lui. J’aurais tant voulu réussir à lui expliquer combien une vie humaine normale m’indifférait.

— J’ai une question, reprit-il un peu plus tard. Y répondras-tu ?

— N’est-ce pas ce que je fais toujours ?

— Promets juste de ne pas te dérober.

— D’accord.

Je devinai aussitôt que j’allais le regretter.

— Tu as paru sincèrement étonnée quand tu as compris que je t’amenais ici...

— Je l’étais, l’interrompis-je.

— Certes, mais tu devais bien avoir envisagé autre chose... Je serais curieux d’apprendre ce à quoi tu as pensé quand je t’ai demandé de t’habiller.

Je ne m’étais pas trompée ! J’hésitai.

— Je ne veux pas te le dire.

— Tu as promis.

— Je sais.

— Alors ?

— J’ai peur que ça t’énerve... ou que ça te rende triste.

— Aucune importance. S’il te plaît ?

Il n’avait pas l’intention de renoncer.

— Eh bien... j’ai cru qu’il s’agissait... d’une espèce de célébration. Pas un minable bal humain !

— Humain ? releva-t-il platement.

Le seul mot vraiment important de ma phrase. Je baissai les yeux, tripotant un pan de mousseline. Il attendit sans rien dire.

— Très bien, confessai-je, j’espérais que tu avais changé d’avis et que... tu allais finalement procéder à ma transformation.

Diverses émotions traversèrent son visage. Colère, peur... Puis il parut se ressaisir, et l’amusement prit le dessus.

— Tu as cru que je porterais une cravate noire pour l’occasion ? se moqua-t-il.

Je me renfrognai pour cacher mon embarras.

— Je n’ai aucune idée sur la façon dont ces choses-là se font. En tout cas, ça me semble plus rationnel que pour un bal de fin d’année. Ce n’est pas drôle, ajoutai-je parce qu’il riait aux éclats.

— Tu as raison, ça ne l’est pas, admit-il en reprenant son sérieux. Mais j’ai préféré croire que tu plaisantais.

— Ce n’est pas le cas.

— J’en suis conscient, hélas. Tu le désires à ce point-là ?

La douleur était revenue dans ses prunelles. Je me mordis la lèvre et acquiesçai.

— Si prête à mourir, murmura-t-il comme pour lui-même. À connaître le crépuscule de ta vie, alors qu’elle a à peine commencé. À tout abandonner.

— Ce n’est pas une mort, c’est une renaissance, chuchotai-je.

— Je ne le mérite pas, souffla-t-il, chagrin.

— Te rappelles-tu le jour où tu m’as dit que je ne me voyais pas de façon très claire ? Visiblement, tu es atteint de la même cécité.

— Je sais ce que je suis.

Soudain, son humeur changea de nouveau. Plissant les lèvres, il me scruta un très long moment.

— Tu es prête, là, maintenant ? demanda-t-il.

— Euh... oui ?

Souriant, il inclina lentement sa tête jusqu’à ce que ses lèvres froides frôlent la peau de mon cou.

— Tout de suite ? chuchota-t-il, son haleine glaçant ma gorge.

Je ne pus retenir un frisson.

— Oui, répondis-je, tout bas pour que ma voix ne se brise pas.

S’il pensait que je bluffais, il allait être déçu. J’avais choisi, j’étais sûre de moi. Tant pis si mon corps était rigide comme une planche, mes poings serrés et ma respiration heurtée... Avec un rire sombre, il se recula. Il paraissait déçu.

— Tu ne crois quand même pas que je cèderais si facilement, railla-t-il.

— On a le droit de rêver.

— C’est donc ce à quoi tu rêves ? Devenir un monstre ?

— Pas tout à fait, répliquai-je, piquée par l’emploi du mot. (Un monstre, non mais je vous jure !) Mon rêve, c’est surtout d’être avec toi pour l’éternité.

Son visage prit une expression à la fois tendre et mélancolique quand il perçut ma peine.

— Bella. Je resterai toujours avec toi, n’est-ce pas suffisant ?

Ses doigts dessinaient légèrement les contours de mes lèvres, et je souris.

— Ça ne l’est que pour l’instant.

Ma ténacité lui déplaisait. Aucun de nous deux ne comptait s’avouer vaincu, ce soir. Il poussa un soupir, presque un grognement. Je caressai son visage.

— Écoute, continuai-je, je t’aime plus que tout au monde. N’est-ce pas suffisant ?

— Si, ça l’est, admit-il en se détendant. Pour l’éternité.

Sur ce, il se pencha et posa une nouvelle fois ses lèvres glacées contre mon cou.



[1] Aux États-Unis, les jeunes peuvent conduire dès l'âge de seize ans. (Toutes les notes sont du traducteur.)

[2] Allusion aux équipements dont se dotent de plus en plus d'établissements scolaires américains face à la prolifération des armes et aux divers drames survenus dans des lycées ces dernières années.

[3] Aux États-Unis, les élèves les plus doués dans une matière peuvent suivre des cours d'un niveau plus fort que ce qu'exige le cursus normal.

[4] Bruce Wayne : le séduisant milliardaire qui se transforme en Batman ; Peter Parker : l'étudiant maladroit qui devient Spiderman.

[5] Cromwell (Oliver) : 1599-1658. Après avoir mené une révolte populiste et renversé la monarchie (le roi Charles Ier fut exécuté en 1649), Cromwell instaura une république qui tourna vite à la dictature. Époque de grands troubles dominée par la montée du puritanisme et l'intolérance religieuse.

[6] Solimena (Francesco) : peintre italien, 1657-1747, auteur de célèbres fresques.

[7] Journée d'action de grâces, chaque quatrième jeudi de novembre. En 1621, un an après leur arrivée au Massachusetts, les premiers colons (des puritains ayant fui l'Angleterre pour pratiquer librement leur religion) organisèrent une fête destinée à marquer une année de sacrifices récompensée par des récoltes abondantes. Aujourd'hui, symbole de liberté et de prospérité. On y sert toujours les plats traditionnels (dinde, sauce aux airelles et tarte au potiron). Pour les Américains, fête la plus importante avec le 4 Juillet (Indépendance).

[8] Lois Lane : éternelle fiancée de Superman.

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