22

CACHE-CACHE

 

La terreur, le désespoir, mon cœur brisé en mille morceaux, tout cela avait pris moins de temps que ce que j’avais prévu pour me sauter à la figure. Désormais, les minutes s’écoulaient plus lentement que d’ordinaire. Lorsque je rejoignis Alice, Jasper était toujours absent. J’avais peur de me trouver dans la même pièce qu’elle, peur qu’elle ne devine... et j’avais peur de la fuir, pour les mêmes raisons.

J’avais cru avoir épuisé mes capacités d’étonnement tant j’étais torturée et déstabilisée, mais je fus vraiment déconcertée en voyant Alice agrippée au bureau, comme prostrée.

— Alice ?

Elle m’ignora. Elle se balançait de gauche à droite, et son allure m’effraya – ses yeux étaient vides, hallucinés. Je pensais aussitôt à ma mère. Était-il déjà trop tard ? Réflexe bien humain, je me précipitai vers elle pour la réconforter.

— Alice ! claqua la voix de Jasper.

Immédiatement, il fut derrière elle, l’arrachant à la table. À l’autre bout de la pièce, la porte se referma avec un petit clic.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il.

Alice enfouit son visage dans le torse de Jasper.

— Bella ? murmura-t-elle.

— Je suis ici.

Elle tourna la tête, et ses pupilles se fixèrent sur moi, toujours aussi étrangement inexpressives. Je compris aussitôt que ce n’était pas à moi qu’elle s’était adressée, mais qu’elle avait répondu à la question de Jasper.

— Qu’as-tu vu ? lançai-je platement.

Jasper me contempla avec acuité, et je m’appliquai à ne rien laisser deviner. Dérouté, son regard fit l’aller-retour entre Alice et moi, flairant une catastrophe. Je pressentais quelle vision Alice avait pu avoir. Soudain, une atmosphère sédative m’enveloppa, et je l’accueillis avec plaisir, l’utilisant pour contrôler mes émotions. Alice, elle aussi, se calma.

— Rien d’important, finit-elle par déclarer d’une voix remarquablement paisible et convaincante. La même pièce qu’avant, c’est tout. Veux-tu un petit-déjeuner ? ajouta-t-elle en osant enfin affronter mon regard, stoïque, imperturbable.

— Non merci, je mangerai à l’aéroport.

Moi aussi, j’étais parfaitement calme. Je sortis me doucher. Comme si j’avais emprunté à Jasper son drôle de don sensoriel, j’avais perçu l’envie frénétique qu’avait Alice, quoiqu’elle la dissimulât à merveille, de me voir quitter les lieux afin d’être seule avec Jasper. Afin de lui confier sans doute qu’ils étaient sur le point de commettre une erreur et d’échouer...

Je me préparai avec méthode en me concentrant sur chaque détail. Je n’attachai pas mes cheveux pour qu’ils couvrent mon visage. L’humeur détendue créée par Jasper m’aidait à réfléchir de façon claire. Et efficace. Je fouillai mon sac à la recherche de la chaussette contenant mes économies et vidai ces dernières dans ma poche.

J’avais hâte d’arriver à l’aéroport et accueillis avec joie notre départ, vers sept heures. Cette fois, j’étais assise seule sur la banquette arrière de la voiture. Alice était appuyée contre la portière, tournée vers Jasper, ce qui ne l’empêchait pas de me lancer des coups d’œil constants derrière ses lunettes de soleil.

— Alice ? lançai-je d’une voix neutre.

— Oui ?

Prudente.

— Comment ça fonctionne, tes visions ? Edward m’a dit que ce n’était pas fiable... que les choses changeaient.

Affichant l’indifférence, voire l’ennui, je regardais par la fenêtre. Pourtant, il me fut désagréablement difficile de prononcer son prénom. Edward. Cela dut alerter Jasper, car une nouvelle onde relaxante emplit l’habitacle.

— Oui... elles changent, murmura-t-elle comme si elle espérait que ce serait aussi le cas cette fois. Certaines sont plus sûres que d’autres. La météo, par exemple. Avec les gens, c’est moins aisé. Je ne discerne leurs actes que tant qu’ils s’y consacrent. Dès qu’ils passent à autre chose, qu’ils prennent une nouvelle décision, aussi insignifiante soit-elle, le futur se transforme.

— C’est ainsi que tu n’as pas prévu que James viendrait à Phœnix avant qu’il ait résolu de s’y rendre.

— Oui, admit-elle avec circonspection.

À l’identique, elle ne m’avait pas repérée dans la pièce aux miroirs tant que je ne m’étais pas déterminée à y rejoindre James. Je m’interdis de penser à ce qu’elle avait pu voir. Inutile que mon angoisse les rende encore plus soupçonneux. De toute façon, ils allaient me surveiller d’encore plus près, maintenant. Ça allait être vraiment difficile de leur échapper.

Nous arrivâmes à l’aéroport. Soit chance, soit fruit du hasard, l’avion d’Edward atterrirait au terminal 4, le plus vaste, celui qui accueillait le plus de vols. Rien de très étonnant donc, mais c’était exactement celui dont j’avais besoin, car il était immense et en général bondé. Par ailleurs, il existait au troisième niveau une porte qui risquait de m’offrir ma seule opportunité de fuir.

Nous nous garâmes au quatrième étage du gigantesque parking. Je pris la direction des opérations puisque, une fois n’est pas coutume, j’en savais plus sur l’endroit que mes compagnons. Nous empruntâmes l’ascenseur jusqu’au troisième niveau, celui des arrivées. Alice et Jasper s’absorbèrent dans la contemplation du tableau d’affichage des départs, discutant les mérites et les inconvénients de New York, Atlanta, Chicago. Des villes que je ne connaissais pas. Et ne connaîtrais jamais.

Je guettais le bon moment, impatiente, incapable de me retenir de taper du pied. Nous étions assis dans les longues rangées de sièges installées près des détecteurs de métaux. Mes compagnons faisaient semblant d’observer les passants – en réalité, c’est moi qu’ils surveillaient. Le moindre de mes mouvements était enregistré. J’étais coincée. Me sauver à toutes jambes ? Oseraient-ils m’en empêcher en recourant à des moyens physiques dans un endroit aussi fréquenté ? Ou se contenteraient-ils de me suivre ?

Tirant l’enveloppe blanche de ma poche, je la posai sur les genoux d’Alice. Elle me regarda.

— Ma lettre, précisai-je.

Elle acquiesça et la glissa dans son sac en cuir noir. Edward l’aurait bien assez tôt.

Les minutes s’écoulèrent, nous rapprochant de l’heure fatidique. Chaque cellule de mon corps paraissait sentir – espérer – la prochaine arrivée d’Edward. C’était une émotion assez stupéfiante. Et difficile à supporter. Je me surpris à me chercher des excuses pour rester, pour l’apercevoir une dernière fois avant de me sauver. En même temps, j’avais conscience que c’était irréaliste si je voulais vraiment les semer.

Alice proposa à plusieurs reprises de m’accompagner prendre un petit-déjeuner. Je déclinai toutes ses invitations, prétendant ne pas avoir faim. Focalisée sur le tableau d’affichage, je vis les avions se poser à l’heure les uns après les autres. Celui en provenance de Seattle grimpait peu à peu vers le haut de l’écran. Tout à coup, alors qu’il ne me restait que trente minutes pour prendre la poudre d’escampette, les horaires furent bouleversés – il avait dix minutes d’avance. C’était maintenant ou jamais.

— J’ai faim, annonçai-je aussitôt.

— Je t’accompagne, dit précipitamment Alice en sautant sur ses pieds.

— Je préférerais que ce soit Jasper, ça ne t’ennuie pas ? Je me sens un peu...

Je ne terminai pas ma phrase, estimant que mes yeux devaient être assez égarés pour transmettre le message.

Jasper se leva donc. Alice parut hésiter mais, à mon grand soulagement, elle ne sembla rien soupçonner. Elle attribuait sans doute l’évolution de sa vision à une manœuvre quelconque du traqueur plutôt qu’à une trahison de ma part. Jasper m’escorta en silence, sa main frôlant mon dos comme s’il me guidait. Je feignis de me désintéresser des premiers cafés de l’aéroport tandis que je cherchais du regard l’endroit que je visais. Il se trouvait à deux pas de là, au détour d’un couloir, hors de vue de la perspicace Alice : les toilettes pour femmes du troisième niveau.

— Tu permets ? lançai-je au moment où nous passions devant. J’en ai pour une minute.

— Je ne bouge pas d’ici.

Dès que la porte se fut refermée sur moi, je détalai. Je n’avais pas oublié le jour où je m’étais perdue parce que ces toilettes avaient deux sorties. Seuls quelques mètres séparaient celle du fond des ascenseurs et, si Jasper tenait sa promesse de m’attendre de l’autre côté, il ne me repérerait pas. Je filai sans me retourner. C’était ma seule chance, et je devais la saisir, qu’il m’aperçoive ou non, d’ailleurs. Les badauds me dévisagèrent avec étonnement, je n’y prêtai pas attention. J’atteignis les ascenseurs et glissai une main entre les portes de celui qui se refermait. Il était plein. Par bonheur, il descendait. Je me faufilai entre des voyageurs agacés après avoir vérifié que le bouton du niveau 1 était bien allumé.

Aussitôt que les portes se rouvrirent, je me ruai dehors, poursuivie par des murmures irrités. Je ralentis devant les agents de sécurité postés près des tapis où l’on récupérait les bagages, puis repartis de plus belle en me rapprochant de la sortie. Je n’avais aucun moyen de savoir si Jasper était déjà sur mes traces. S’il décidait de flairer ma piste, je n’avais que quelques secondes devant moi. Je déboulai dehors, manquant de heurter les portes en verre automatiques dans ma précipitation.

Il n’y avait pas un taxi en vue le long du trottoir bondé.

Vite ! Soit Alice et Jasper étaient en train de se rendre compte que j’avais filé, soit c’était déjà fait, et ils n’allaient pas tarder à me retrouver.

Une navette à destination de l’hôtel Hyatt fermait déjà ses portes, à quelques mètres de moi.

— Attendez ! criai-je au chauffeur en agitant le bras.

— Je vais au Hyatt, me dit-il, surpris.

— Je sais, haletai-je en me ruant dans le bus, moi aussi.

Méfiant, il ne manqua pas de remarquer mon absence de bagages mais finit par hausser les épaules. Après tout, ce n’était pas ses affaires. La plupart des sièges étaient vides. Je m’installai aussi loin que possible des autres passagers et me perdis dans la contemplation du paysage tandis que nous nous éloignions de l’aéroport. Je ne pus m’empêcher d’imaginer Edward debout au bord du trottoir lorsqu’il aurait repéré ma trace. Je m’interdis de pleurer – j’avais encore du pain sur la planche.

La fortune semblait ne pas me quitter. Devant le Hyatt, un couple à l’air hagard sortait sa dernière valise du coffre d’un taxi. Bondissant de la navette, je me précipitai dans l’auto, sous les regards réprobateurs de tous. Au chauffeur ébahi, je lançai l’adresse de ma mère.

— Je suis extrêmement pressée, ajoutai-je.

— Mais c’est dans le quartier de Scottsdale ! maugréa-t-il.

Je jetai un billet de vingt dollars sur le siège avant.

— Ça suffira ?

— Pas de problème, jeune fille !

Je m’adossai contre la banquette arrière, bras croisés sur les genoux. La ville familière défilait derrière la vitre, mais je n’y prêtais aucune attention, trop occupée à garder le contrôle de mes nerfs. J’étais bien décidée à ne pas craquer, maintenant que mon plan avait fonctionné. Il ne servait à rien d’ouvrir les vannes à la terreur ou à l’angoisse. Ma route était tracée, ne me restait plus qu’à la suivre. Bref, au lieu de paniquer, je fermai les yeux et passai les vingt minutes que dura le trajet en compagnie d’Edward.

Je rêvai que j’étais restée à l’aéroport pour l’accueillir. Je me serais dressée sur la pointe des pieds pour apercevoir au plus vite son visage. Il aurait fendu la foule nous séparant avec grâce et aisance puis, toujours aussi téméraire, j’aurais couru me jeter dans ses bras de marbre avec un immense sentiment de sécurité. Je me demandai où nous serions allés. Quelque part dans le Nord, pour qu’il puisse sortir au grand jour. Ou dans un endroit très reculé où nous aurions lézardé ensemble au soleil. Je l’imaginai sur la plage, sa peau étincelant comme la mer. Nous serions restés cachés autant de temps que nécessaire – ça n’aurait pas eu d’importance. Être coincée dans un hôtel avec lui aurait été une sorte de paradis sur terre. J’avais encore tellement de questions à lui poser. J’aurais pu lui parler à l’infini, sans jamais dormir, sans jamais le quitter. Son visage m’apparaissait de façon si claire, à présent... j’entendais presque sa voix. Et, malgré l’horreur et le désespoir, je fus heureuse, l’espace d’un instant. Plongée dans la rêverie qui me permettait d’oublier la réalité, j’avais perdu la notion du temps.

— Hé ! C’est quel numéro ?

L’intervention du chauffeur de taxi me tira de mes pensées fantaisistes, effaçant les si jolies couleurs de mon délire. L’épouvante, triste et implacable, se rua aussitôt dans la place vacante.

— 5821.

Mes accents étaient tellement étouffés que le type me jeta un coup d’œil inquiet, histoire de s’assurer que je n’étais pas en pleine crise d’asthme.

— Nous y voilà, s’empressa-t-il d’annoncer, sûrement désireux de me voir quitter sa voiture au plus vite et espérant que je ne réclamerais pas ma monnaie.

— Merci, murmurai-je.

Inutile d’avoir peur, me rappelai-je. La maison était vide. Il fallait que je me dépêche ; ma mère attendait, terrorisée ; sa survie dépendait de moi. Je me ruai vers l’entrée et tendis automatiquement la main vers l’avant-toit pour m’emparer de la clé de secours. Je déverrouillai la porte. À l’intérieur, tout était sombre, vide et normal. Je courus vers le téléphone, allumant les lampes de la cuisine au passage. Sur le tableau blanc des courses, tracé d’une petite écriture nette, un numéro de dix chiffres que je composai. Mes doigts tremblaient tant que je dus m’y reprendre à plusieurs fois avant d’y arriver. C’est une main vacillante que je portai à mon oreille. Il n’y eut qu’une seule tonalité.

— Allô, Bella ? lança la voix détendue du traqueur. Tu as fait vite. Je suis très impressionné.

— Ma mère va bien ?

— Très bien. Ne t’inquiète pas, elle ne présente aucun intérêt pour moi. Sauf si tu n’es pas seule, bien sûr.

— Je le suis.

Je ne l’avais jamais été autant de toute mon existence.

— Parfait. Tu connais le studio de danse qui se trouve dans ton quartier ?

— Oui. Je sais où il est.

— À tout de suite, alors.

Je raccrochai.

Je filai aussitôt et me propulsai dans la chaleur infernale. Je ne m’attardai pas devant la maison. À quoi bon ? Elle était vide, elle incarnait l’épouvante et non plus le sanctuaire qu’elle avait pu représenter autrefois. La dernière personne à avoir arpenté les pièces familières était mon ennemi.

Je voyais presque ma mère, debout à l’ombre du grand eucalyptus où j’avais joué, enfant. Ou agenouillée près du petit coin de terre situé au pied de la boîte aux lettres, cimetière de toutes les fleurs qu’elle avait tenté de faire pousser. Les souvenirs valaient mieux que la réalité qui m’attendait aujourd’hui. Pourtant, je les fuis, galopant à fond de train, abandonnant tout derrière moi.

J’avais l’impression de me traîner, comme si j’avais couru dans le sable mouillé, comme incapable de trouver une prise sur le trottoir en béton. Je trébuchai à plusieurs reprises, tombai une fois, même, m’écorchant les mains en voulant amortir ma chute, titubant pour mieux retomber ensuite. Mais je réussis à atteindre le premier carrefour. Plus qu’une rue ! Je fonçais, je haletais, j’étais en sueur. Le soleil me brûlait la peau. Violent, il m’éblouissait en se réfléchissant sur le sol blanc. Je me sentais dangereusement exposée. Je regrettai les forêts vertes et protectrices de Forks avec plus de vigueur que je ne m’en serais crue capable. Forks... la maison.

Quand je débouchai à l’angle de Cactus boulevard, j’aperçus le studio, tel que je me le rappelais. Le parking était vide, les stores tirés. J’étais hors d’haleine. L’épuisement et l’effroi m’avaient vidée. Seule la pensée de ma mère me permit de poursuivre mon chemin. M’approchant, je découvris l’affichette scotchée de l’autre côté de la porte vitrée. Manuscrite sur papier rose, elle stipulait que l’école était fermée pour les vacances de Pâques. Je tournais prudemment la poignée, le verrou n’était pas tiré. Le souffle court, j’ouvris le battant.

Le hall était sombre et désert, frais aussi, car l’air conditionné fonctionnait. Les chaises en plastique moulé étaient empilées le long des murs, et la moquette exhalait des senteurs de nettoyant industriel. À travers la fenêtre de la salle d’attente, je distinguai la petite pièce plongée dans la pénombre. L’autre studio, le plus grand, était allumé, lui. Mais ses volets étaient clos.

La frayeur qui s’empara de moi était si puissante qu’elle me piégea littéralement. Je me pétrifiai sur place. À cet instant, la voix de ma mère résonna.

— Bella ? Bella ?

Les mêmes accents de panique hystérique que lors du coup de fil passé à cinq heures et demie du matin. Je me ruai dans cette direction.

— Bella, tu m’as fait tellement peur ! Ne recommence plus jamais ! continuait-elle.

Une fois dans la grande salle de danse, je regardai autour de moi, essayant de détecter l’endroit où elle se tenait. Elle rit, et je me retournai brusquement.

Elle était là : sur l’écran de télévision, ébouriffant mes cheveux avec soulagement. C’était Thanksgiving[7], et j’avais douze ans. Nous avions rendu visite à ma grand-mère, en Californie, l’année précédant sa mort. Un jour, nous étions allées à la plage, et je m’étais trop approchée du bord de la jetée. Ma mère m’avait vue juste à temps, au moment où j’essayais de reprendre mon équilibre, un pied en l’air. « Bella ? Bella ? » avait-elle crié, affolée.

L’écran devint bleu.

Je pivotai lentement sur mes talons. Il se tenait, immobile, près de la sortie de secours, si figé que je ne l’avais même pas remarqué. Sa main était fermée sur la télécommande. Nous nous dévisageâmes longtemps, puis il sourit. Il me frôla presque en allant reposer l’objet près de la télé. Je l’observai minutieusement.

— Désolé, Bella, mais il valait mieux que ta mère ne soit pas impliquée, tu ne penses pas ?

Il était courtois, presque gentil. Alors, je compris. Ma mère ne risquait rien. Elle se trouvait toujours en Floride, n’avait jamais eu mon message. N’avait jamais été terrifiée par ces yeux rouge sombre enfoncés dans la peau anormalement blême de la créature qui se tenait devant moi. Elle était saine et sauve.

— Si, répondis-je, immensément soulagée.

— Tu ne sembles pas furieuse du petit tour que je t’ai joué.

— Je ne le suis pas.

Ma soudaine euphorie me donnait du courage. Quelle importance, de toute façon ? Ce serait bientôt fini. Charlie et maman ne seraient pas atteints, ils n’auraient pas à avoir peur. J’en étais presque étourdie. Au fond de moi, une petite voix m’avertit pourtant que j’étais à deux doigts de craquer.

— Comme c’est étrange. Tu es sincère.

Ses prunelles foncées me jaugeaient avec intérêt. Les iris en étaient quasiment noirs, bordés d’une trace rubis. Il était assoiffé.

— Je dois reconnaître ça à ta race, reprit-il. Vous autres humains vous révélez parfois passionnants. Tes motivations me désarçonnent. On dirait qu’une part de toi n’a aucun instinct de survie... c’est fascinant.

Bras croisés, il m’étudiait avec curiosité. Ni son attitude ni ses traits n’étaient menaçants. Il était tellement banal. Seuls le teint blafard et les yeux creusés auxquels j’avais fini par m’habituer le trahissaient. Il portait une chemise bleue à manches longues et un jean délavé.

— J’imagine que tu vas me jurer tes grands dieux que ton petit ami te vengera ? lança-t-il avec ce qui me parut des accents bravaches.

— Non. En tout cas, je lui ai demandé de ne pas le faire.

— Et comment a-t-il réagi ?

— Je ne sais pas, je lui ai seulement laissé une lettre.

Quelle drôle de situation c’était de converser avec ce prédateur mondain !

— Une lettre, comme c’est romantique ! Respectera-t-il tes dernières volontés ?

Ses intonations s’étaient durcies, et le sarcasme sous-jacent démentait son affabilité.

— Je l’espère.

— Hum... Dans ce cas, nos espérances diffèrent. Tu vois, tout cela a été un peu trop facile et rapide. Pour être franc, je suis déçu. J’attendais un défi plus relevé. Après tout, il ne m’a fallu qu’un brin de chance.

Je ne répondis rien.

— Quand Victoria n’a pas réussi à approcher ton père, je lui ai ordonné d’enquêter sur toi. Il ne servait à rien d’arpenter la planète à te traquer en vain alors qu’il me suffisait de t’attendre confortablement dans un lieu de mon choix. Bref, après avoir parlé à Victoria, je suis venu ici, à Phœnix, histoire de rendre une petite visite à ta mère. Je t’avais entendue dire que tu voulais rentrer chez elle. Tout d’abord, j’ai eu du mal à croire que tu étais sérieuse. Puis j’ai réfléchi. Les humains peuvent se montrer très prévisibles, ils aiment les places familières et sûres. Et quelle machination admirable – te rendre, alors que tu étais censée te cacher, dans le plus évident des endroits, celui-là même où tu avais affirmé aller. Naturellement, ce n’était qu’une intuition. D’ordinaire, j’ai toujours un pressentiment, concernant la proie que je chasse, un sixième sens, si tu veux. J’ai eu ton message en arrivant ici. Bien sûr, j’ignorais d’où tu avais appelé. Avoir ton numéro était très utile, mais tu aurais pu aussi bien être en Antarctique, à ce stade. Or le jeu ne fonctionnerait qu’à condition que tu te trouves tout près.

Je l’écoutais dévider sa petite histoire, imperturbable.

— Puis ton cher et tendre a pris un avion pour Phœnix. Victoria les surveillait pour mon compte, évidemment. Dans une partie impliquant autant de joueurs, il m’était impossible de faire cavalier seul. Bref, ils m’ont appris ce que je voulais savoir : tu étais ici. Je m’étais préparé. J’avais déjà visionné tous vos délicieux petits films de famille. Ensuite, ça n’a plus été qu’une question de bluff. Vraiment très simple, comme tu le constates, très loin de mes standards habituels. C’est pourquoi je souhaite sincèrement que tu te trompes pour ce qui est de ton jeune amoureux, comprends-tu ? Edward, si je ne m’abuse.

Je ne prononçai pas un mot. Mon courage commençait à flancher. Je devinai qu’il arrivait au terme de ses fanfaronnades. Ce discours ne m’était sûrement pas destiné, d’ailleurs. Quelle gloire avait-il à me vaincre, moi la misérable humaine ?

— Cela t’ennuierait-il beaucoup si je laissais à mon tour une lettre de mon cru au cher Edward ?

Reculant, il s’empara d’une petite caméra digitale posée en équilibre au sommet de la stéréo. Un voyant rouge indiquait qu’elle tournait déjà. Il régla minutieusement la prise de vue, élargissant le champ. Je le contemplai, épouvantée.

— Excuse-moi, mais je ne crois pas qu’il résistera à l’envie de me chasser une fois qu’il aura regardé ça. Je ne voudrais pas qu’il rate quelque chose. Tout ça n’était que pour lui, tu sais. Tu n’es qu’une humaine qui, malheureusement, s’est retrouvée au mauvais endroit au mauvais moment. Et qui fréquente indubitablement les mauvaises personnes, si je puis me permettre.

Il avança vers moi, souriant.

— Avant de commencer...

Une vague de nausée me tordit l’estomac. Je n’avais pas prévu ce film amateur.

— ... juste une petite précision. Tu aurais pu m’échapper dès le début. Si tu savais combien j’ai craint que ton soupirant y songe et me gâche mon plaisir. Car c’est arrivé, figure-toi. Oh, il y a des siècles ! La seule et unique fois où ma proie m’a échappé. Mon rival était si bêtement entiché de la jeune fille qu’il s’est résolu à accomplir ce que ton Edward a été trop faible pour entreprendre. Quand il a deviné que j’en avais après elle, il l’a enlevée de l’asile où il travaillait – je ne comprendrais décidément jamais l’obsession de certains d’entre nous pour les humains – et l’a sauvée aussitôt que libérée. Elle n’a même pas paru ressentir la douleur, cette pauvre chérie. Elle avait été confinée dans ce trou de basse-fosse pendant si longtemps. Cent ans plus tôt, on l’aurait brûlée vive pour avoir eu ces visions. Dans les années 1820, c’était la maison de fous et les électrochocs. Lorsqu’elle a ouvert les yeux, toute pleine des forces de sa nouvelle jeunesse, c’était à croire qu’elle n’avait encore jamais vu le soleil. Le vieux vampire l’avait transformée en l’une des nôtres. Je n’avais plus de raisons de la toucher. Par vengeance, j’ai détruit son créateur, précisa-t-il en soupirant.

— Alice, soufflai-je, ahurie.

— Oui, ton amie. J’ai été vraiment surpris de la retrouver. Son clan devrait arriver à en tirer un peu de réconfort. Après tout, c’est donnant-donnant : toi contre elle, l’unique victime qui m’ait échappé. Quel honneur ! Et elle sentait tellement bon. Encore aujourd’hui, je regrette de ne pas l’avoir goûtée... Son odeur était plus enivrante que la tienne, même. Désolé, je ne voulais pas te vexer. Ton parfum est délicieux, un peu floral.

Il avança jusqu’à se trouver à seulement quelques centimètres de moi. Soulevant une mèche de mes cheveux, il la huma délicatement avant de la remettre en place avec soin, et je sentis le bout glacé de ses doigts contre ma gorge. Il m’effleura rapidement la joue de son pouce, le visage curieux. J’aurais voulu m’enfuir à toutes jambes, j’étais pétrifiée. Je ne tressaillis même pas.

— Non, murmura-t-il en laissant retomber la main, je ne saisis pas. Bon, soupira-t-il, il faudrait que nous nous mettions au travail. Ensuite, j’appellerai tes amis pour leur signaler où tu es ainsi que mon petit message.

J’étais vraiment nauséeuse, maintenant. J’allais souffrir – je le lisais dans ses pupilles. Il ne lui suffirait pas de gagner, de se nourrir et de partir. La fin rapide que j’avais escomptée me serait refusée. Mes genoux se mirent à flageoler, et j’eus peur de tomber.

Il s’éloigna de quelques pas et me contourna avec décontraction, comme s’il essayait de trouver un meilleur angle de vue en admirant une statue dans un musée. Son visage ne se départit pas de son expression avenante tandis qu’il s’interrogeait sur la manière dont il allait s’y prendre. Soudain, il bondit, adoptant cette position accroupie qui commençait à m’être familière, et son sourire aimable s’élargit lentement, s’agrandissant jusqu’à n’être plus un sourire mais un rictus fait de dents découvertes et luisantes.

Alors, ce fut plus fort que moi – je tentai de fuir. Bien que j’eusse conscience de la futilité de mon geste et de mes jambes flageolantes, la panique l’emporta et je fonçai vers la sortie de secours. Il se dressa devant moi en un éclair. J’ignore s’il se servit de sa main ou de son pied, il fut trop rapide. Un coup violent frappa ma poitrine, et je partis à reculons. J’entendis le fracas des miroirs lorsque ma tête tapa dedans. Les glaces explosèrent dans une averse de débris. La surprise m’empêcha d’avoir mal. J’avais le souffle coupé.

Il se rapprocha lentement.

— Très joli effet, commenta-t-il, de nouveau amical, en examinant le verre brisé. Je me suis dit que cette pièce donnerait de l’ampleur dramatique à mon petit film. C’est pourquoi je l’ai choisie. Elle est parfaite, non ?

L’ignorant, je rampai à quatre pattes en direction de l’autre porte. Une fois encore, il fut sur moi en un clin d’œil, et son pied s’écrasa sur mon tibia. Je perçus le craquement écœurant avant même d’en éprouver la souffrance. Mais lorsque celle-ci me submergea, je ne pus retenir un hurlement de martyre à l’agonie. Je me dévissai le cou pour voir ma jambe. Il me dominait, hilare.

— Souhaites-tu réviser ta dernière requête ? me demanda-t-il plaisamment.

Ses orteils frôlèrent mon membre cassé, et un nouveau hurlement retentit. Choquée, je m’aperçus avec un moment de retard qu’il s’agissait du mien.

— Tu ne préférerais pas qu’Edward se lance à mes trousses ? insista-t-il.

— Non, croassai-je. Non. Edward, je t’en sup...

Quelque chose percuta mon visage, me renvoyant dans les glaces brisées. Par-dessus la douleur qui émanait de mon tibia, je sentis un éclat de miroir entamer mon cuir chevelu, puis un liquide chaud se répandit dans mes boucles à une vitesse affolante, imbibant mon col et mes épaules, gouttant sur le plancher. L’odeur me tourna le cœur.

Au-delà de ma nausée et du vertige, j’eus une brusque bouffée d’espoir. Ses prunelles, si froides auparavant, brûlaient désormais d’un feu incontrôlé. Le sang qui teintait de pourpre ma chemise blanche et tachait le sol rendait sa soif irrésistible. Quelles qu’aient été ses intentions premières, il n’allait pas réussir à se retenir très longtemps.

Qu’il en termine. Telle fut ma dernière pensée avant que l’hémorragie n’avale le peu de conscience qui me restait. Mes paupières se fermèrent peu à peu, lourdes de fatigue.

J’entendis, de façon sourde comme si j’avais été sous l’eau, le grognement du prédateur. Je devinai à travers les longs tunnels étroits qu’étaient devenus mes yeux sa silhouette sombre qui s’approchait. Dans un ultime effort, ma main se porta instinctivement devant mon visage pour le protéger. Je

Fascination
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