Surtout ne pas s'affoler, ces gens sont des êtres humains, après tout. J'inspire à fond. Et puis, sans l'avoir prémédité, ma main raccroche tranquillement le combiné.
Pendant quelques secondes, je fixe le téléphone silencieux, interloquée. Qu'est-ce qui m'a pris ? Erica Parnell savait que c'était moi et elle ne va pas manquer de rappeler d'une minute à l'autre. Elle appuie déjà sans doute sur le « bis » et elle sera furieuse...
Je décroche le téléphone et le cache sous un coussin. Elle ne peut plus me joindre, maintenant. Je suis en sécurité.
— Qui c'était ? demande Suze en entrant dans la pièce.
— Personne. Un faux numéro... Écoute, allons plutôt prendre un verre dehors ! Je suis un peu secouée.
— D'accord.
— Ce sera beaucoup plus drôle, dis-je en essayant de l'éloigner de l'appareil. On pourrait aller dans un bar sympa et boire des cocktails avant de dîner chez Terrazza.
Dans l'avenir, je filtrerai tous mes appels. Ou je répondrai avec un accent étranger. Ou, mieux encore, je changerai de numéro de téléphone et me mettrai sur liste rouge.
— Que se passe-t-il ? s'enquiert Fenella dans l'encadrement de la porte.
— Rien ! Finalement, nous sortons prendre un titchy et ensuite nous irons souper.
Arrgh ! Je n'en crois pas mes oreilles. Je deviens comme eux.
En arrivant chez Terrazza, j'ai recouvré mon sang-froid. Erica Parnell a dû penser que nous avions été coupées à cause d'un problème sur la ligne. Il ne lui sera pas venu à l'idée que je lui ai raccroché au nez. Après tout, nous sommes deux adultes civilisées. Et des adultes ne se conduisent pas de cette façon.
Si un jour je la rencontrais, ce qui, je l'espère de tout mon cœur, n'arrivera jamais, je lui déclarerais, imperturbable : « C'est étrange, ce qui est arrivé quand vous m'avez appelée, vous ne trouvez pas ? » Ou mieux encore, je l'accuserais, elle, de m'avoir raccroché au nez. (En plaisantant, bien sûr.)
Enfumé et plein à craquer, le restaurant bourdonne du bruit des conversations. Une fois installée devant l'énorme menu argenté, je me sens encore plus détendue. J'adore manger au restaurant. Et j'estime qu'après avoir été si sobre les jours derniers, je l'ai bien mérité. Il n'a pas été facile de suivre un régime aussi strict, mais j'y suis arrivée. Je m'y tiens scrupuleusement ! Samedi, je vais encore contrôler l'état de mes dépenses et je suis sûre qu'elles auront diminué d'au moins 70 %.
— Que prenons-nous à boire ? Tarquin, tu choisis, dit Suze.
— Regarde ! crie Fenella. C'est Eddie Lazenby ! Je dois aller lui dire bonjour.
Elle se lève d'un bond et se dirige vers un type à la calvitie naissante, vêtu d'un blazer, dix tables plus loin. Je me demande comment elle a bien pu le repérer dans cette foule.
— Suze ! s'écrie une autre voix.
Nous levons tous les yeux.
Une fille blonde en minuscule tailleur rose pastel se dirige vers nous, les bras tendus.
— Et Tarkie !
— Bonjour, Tory, dit-il en se levant. Comment va
Mungo ?
— Il est là-bas, répond-elle. Viens le saluer !
Comment se fait-il que Fenella et Tarquin, qui
passent le plus clair de leur temps dans le comté de Perth, soient assiégés par de vieux amis dès qu'ils mettent les pieds à Londres ?
— Eddie vous fait ses amitiés, annonce Fenella en se rasseyant.
Tory ! Comment vas-tu ? Et Mungo ?
— Il va bien. Au fait, vous êtes au courant ? Caspar est revenu !
— Non ! s'exclament-ils tous en chœur et j'ai presque envie de me joindre à eux.
Personne n'a pris la peine de me présenter à Tory, mais c'est la façon dont fonctionne ce petit monde. Vous intégrez la bande par osmose. Au début, vous ne connaissez personne et, l'instant d'après, vous vous retrouvez à pousser des hurlements avec eux.
— Êtes-vous au courant pour Venetia et Sébastian ?
— Ecoute, on doit commander. Nous irons ensuite vous voir à votre table, dit Suze.
— D'accord. Ciao, lance Tory en s'éloignant avec grâce.
— Suze ! hurle quelqu'un d'autre.
Une fille en petite robe noire fonce droit sur nous.
— Et Fenny !
— Milla ! crient-elles ensemble. Ça va ? Et comment va Benjy ?
Mon Dieu ! Cela ne s'arrêtera donc jamais. Je suis là, à fixer le menu, en feignant de me passionner pour les hors-d'œuvre, et j'ai l'impression d'être transparente, alors que ces fichus Fenella et Tarquin font sensation. Moi aussi, j'ai envie d'échanger des mondanités. Je veux tomber sur de vieux amis que je fréquente depuis ma petite enfance. (Il n'y a que Tom, le voisin, qui corresponde à ce cas de figure et il se trouve actuellement dans sa cuisine en chêne cérusé de Reigate.)
Mais on ne sait jamais. J'abaisse mon menu et parcours des yeux le restaurant, pleine d'espoir. Mon Dieu, s'il vous plaît, juste une fois, faites-moi rencontrer quelqu'un. Pas forcément un ami, juste une personne vers laquelle je puisse me précipiter en m'écriant : «
Waouh, waouh !» et : « Il faut qu'on déjeune ensemble un de ces jours ! » N'importe qui fera l'affaire. Je dis bien n'importe qui...
Et là j'aperçois un visage familier. Incroyable ! Luke Brandon est assis quelques tables plus loin avec un couple de personnes âgées très élégantes.
Bon. Luke n'est pas un vieil ami, mais, au moins, je le connais.
De toute façon, je n'ai pas le choix. Et je meurs d'envie d'être comme tout le monde.
— Regardez, c'est Luke ! dis-je à voix basse afin
qu'il ne m'entende pas. Il faut que j'aille le voir.
Tandis que les autres me considèrent, l'air surpris, je rejette mes cheveux en arrière, me lève d'un bond et, en proie à une soudaine euphorie, marche d'un pas décidé. Moi aussi, je connais du beau linge chez Terrazza ! Je suis une fille dans le coup.
Parvenue à quelques mètres de sa table, je ralentis. Que vais-je trouver à lui dire ?
Eh bien... Je serai polie. Je le saluerai et, idée de génie, je le remercierai encore une fois de m'avoir prêté vingt livres.
Merde ! Je l'ai bien remboursé, au moins ?
Mais oui. Je lui ai envoyé une jolie carte en papier recyclé, décorée de coquelicots, accompagnée d'un chèque. Maintenant, pas d'affolement, sois calme et dans le coup.
— Bonjour ! dis-je dès que je me trouve à portée
de voix, mais le tohu-bohu ambiant est si fort qu'il ne m'entend pas.
Pas étonnant que les amis de Fenella aient des voix aussi stridentes. Il faut déployer dans les soixante-cinq décibels pour se faire remarquer.
— Bonjour !
J'ai crié plus fort, mais toujours sans résultat.
Luke discute avec l'homme plus âgé et la femme les écoute avec attention. Ils sont tous absorbés par la conversation.
La situation devient gênante. Je reste plantée là, et la personne avec laquelle je désire m'entretenir m'ignore complètement. Il semblerait que je sois la seule à avoir ce problème. Pourquoi ne se lève-t-il pas en s'exclamant : « Êtes-vous au courant pour les placements Foreland ? » Que faire ? Devrais-je m'éloigner à pas de loup ? Ou feindre de me diriger vers les toilettes ? Un serveur avec un plateau me bouscule et me voilà inexorablement poussée vers la table de Luke qui, à ce moment précis, lève les yeux. Il me regarde d'un air absent comme s'il ne m'avait jamais vue. À
présent, je suis forcée d'aller jusqu'au bout.
— Luke ! Je voulais juste vous dire... bonjour !
— Bonjour, répond-il après un bref silence. Maman, papa, je vous présente Rebecca Bloomwood. Rebecca, mes parents.
Mon Dieu ! Dans quoi me suis-je embarquée ? J'arrive au beau milieu d'une réunion de famille. Courage, fuyons !
— Bonjour ! dis-je en esquissant un piètre sourire. Eh bien, je ne vais pas vous déranger plus...
— Comment avez-vous rencontré Luke ? demande Mme Brandon.
— Rebecca est une journaliste financière de premier plan, déclare son fils en buvant une gorgée de vin.
(Le pense-t-il vraiment ? Mince alors ! Je dois le glisser dans une conversation avec Clare Edwards. Et Philip, tant qu'à faire.) Je souris d'un air assuré à M. Brandon, toute gonflée de mon importance. Je suis une journaliste financière de premier plan frayant avec un chef d'entreprise de premier plan dans un restaurant londonien branché. N'est-ce pas cool ?
— Une journaliste financière ? grommelle M. Brandon en abaissant ses lunettes sur son nez pou mieux me regarder. Alors, que pensez-vous de la déclaration du ministre des Finances ?
Je ne ferai plus jamais de visite surprise à une table de restaurant. Plus jamais.
— Eh bien...
Et si je faisais semblant d'apercevoir un vieil ami à l'autre bout de la salle ?
— Papa, je suis persuadé que Rebecca n'a pas envie de parler boutique, intervient Luke en fronçant les sourcils.
— C'est tout à fait juste ! s'écrie Mme Brandon en me souriant.
Vous avez une ravissante écharpe, Rebecca. Vient-elle de chez Denny and George ?
— Oui, dis-je avec entrain, soulagée d'échapper à la déclaration du ministre des Finances. (Quelle déclaration ?) J'étais si contente, je l'ai achetée la semaine dernière en solde !
Du coin de l'œil, je vois Luke Brandon me dévisager avec une expression bizarre. Pourquoi me regarde-t-il si...
Zut ! Comment puis-je être aussi stupide ? J'enchaîne :
— En solde... pour ma tante. Je l'ai achetée comme
cadeau pour ma tante. Mais elle... est morte.
Un silence consterné s'établit et je baisse les yeux. Je n'arrive pas à croire ce que je viens de dire.
— Oh ! mon Dieu ! s'exclame M. Brandon d'un ton bourru.
— Tante Ermintrude est morte ? s'enquiert Luke d'une voix étrange.
— Oui. C'était très triste.
— C'est affreux ! s'écrie Mme Brandon, compatissante.
— Elle était à l'hôpital, non ? dit Luke en se
versant un verre d'eau. De quoi souffrait-elle ?
Je reste silencieuse un moment.
— C'était... sa jambe.
— Sa jambe ? Qu'avait-elle à la jambe ? demande Mme Brandon avec anxiété.
— Elle... a gonflé et s'est infectée. Ils ont dû l'amputer et elle est morte.
— Nom d'un chien ! jure M. Brandon en hochant la tête. Fichus docteurs.
Il me lance soudain un regard féroce.
— Était-elle soignée dans le privé ?
— Hmmm.... Je ne sais pas très bien, dis-je en commençant à battre en retraite.
Je n'en peux plus. Pourquoi n'avoir pas simplement raconté qu'elle m'avait donné cette foutue écharpe ?
— En tout cas, j'ai été ravie de vous voir, Luke. Je
dois filer, mes amis m'attendent.
Je leur adresse un vague signe de la main en fuyant le regard de Luke, puis tourne les talons, le cœur battant et le visage en feu.
Quel fiasco !
Heureusement, quand nos plats arrivent, je me suis ressaisie. Et quels plats ! J'ai commandé des coquilles Saint-Jacques grillées et, à la première bouchée, je manque m'évanouir. Après tant de jours atroces passés à avaler des aliments basiques et bon marché, c'est le paradis. Je suis au bord des larmes, comme un prisonnier retrouvant la liberté, ou un enfant découvrant la nourriture à la fin de la guerre. Après les Saint-Jacques, j'ai pris un steak sauce béarnaise avec des frites et, alors que tous les autres ont poliment refusé un dessert, j'ai opté pour une mousse au chocolat. Ce n'est certainement pas demain la veille que je me retrouverai dans un tel restaurant. Pendant des mois, je n'aurai droit qu'à des sandwichs au fromage et du café en Thermos, sans rien pour en rompre la monotonie.
C'est un dur chemin que j'ai choisi. Mais il en vaut la peine.
Pendant que j'attends ma mousse au chocolat, Suze et Fenella décident d'aller parler à Benjy à l'autre bout de la salle. Elles se lèvent en allumant une cigarette ; Tarquin reste avec moi pour me tenir compagnie. Il n'a pas l'air aussi passionné que les autres par les mondanités. Il s'est montré très calme toute la soirée. J'ai aussi remarqué qu'il avait beaucoup bu et cela ne me surprendrait pas qu'il s'effondre sur la table d'une minute à l'autre. Grand bien lui fasse !
Nous restons silencieux un assez long moment. Tarquin est si bizarre que je ne me sens pas obligée de lui parler. Il me demande soudain :
— Tu aimes Wagner ?
— Oui, dis-je immédiatement.
Je ne suis pas sûre d'en avoir entendu, mais je ne veux pas paraître inculte, même devant Tarquin. Et je suis déjà allée à l'opéra, mais ce devait être pour écouter du Mozart.
— Le Liebestod de Tristan, déclare-t-il en hochant la tête. Le Liebestod.
— Hmmm.
J'acquiesce d'une façon que j'espère intelligente. Je me verse du vin, remplis aussi son verre et cherche Suze du regard. C'est bien d'elle de disparaître en me laissant avec son cousin ivre.
- Dah-dah-dah-daih, daaaah dah dah... Mon Dieu, il chante. Pas fort, il faut le reconnaître, mais vraiment de toute son âme et il me dévisage comme s'il espérait que je me joigne à lui.
— Dah-dah-da/i-dah...
Maintenant, il ferme les yeux et se balance. Cela devient embarrassant.
— Da diddle-idy da-a-da-a daaaah dah...
— Très beau. Rien ne peut surpasser Wagner.
— Tristan und Isolde. Tu ferais une Isolde magnifique, affirme-t-il en ouvrant les yeux.
Une quoi ? Il saisit ma main et commence à la couvrir de baisers. Pendant quelques secondes, je suis trop choquée pour réagir.
— Tarquin, dis-je avec fermeté, en essayant de
retirer ma main. Tarquin, s'il te plaît...
Désespérée, je lève les yeux pour scruter la salle dans l'espoir de repérer Suze et rencontre le regard de Luke Brandon qui s'apprête à sortir du restaurant. Il fronce légèrement les sourcils, lève la main en signe d'adieu, puis disparaît par la porte.
— Ta peau a le parfum des roses, murmure Tarquin.
— Oh ! tais-toi !
Exaspérée, j'arrache ma main si violemment de son emprise que la marque de ses dents reste imprimée sur
ma peau.
— Laisse-moi tranquille !
J'ai envie de le gifler, mais il risque de prendre cela pour une invitation.
Peu après, Suze et Fenella reviennent et nous abreuvent de nouvelles sur Binky et Minky. Tarquin retombe dans le silence.
Durant tout le reste de la soirée et même quand nous nous séparons, il me regarde à peine. Dieu merci, il a dû comprendre le message.
7
Mais apparemment il n'a pas compris le message : samedi, je reçois une carte représentant une fille préraphaélite qui regarde par-dessus son épaule avec un air de sainte-nitouche. Au dos, Tarquin a écrit :
Toutes mes excuses pour mon comportement grossier. J'espère me faire pardonner. Billet pour Bayreuth ou un dîner ?
Tarquin
Dîner avec Tarquin. Vous m'imaginez, assise en face de cette tête de fouine toute la soirée ? Je ne comprends même pas ce qu'il raconte. Je n'ai jamais entendu parler de Bayreuth. Est-ce un nouveau spectacle ? Ou veut-il dire Beyrouth ? Qu'irions-nous faire à Beyrouth, nom d'un chien ?
Mieux vaut oublier Tarquin. Aujourd'hui, des sujets plus graves me préoccupent. J'entame mon sixième jour d'austérité et je vais affronter l'épreuve cruciale iu premier week-end. Selon David E.
Barton, c'est le moment où le régime bat de l'aile, le travail n'agissant plus comme diversion, et les jours s'étirent, vides, sans le réconfort familier du shopping.
Mais j'ai bien trop de volonté pour craquer. Ma journée est totalement remplie. Je ne m'approcherai pas d'un seul magasin.
Ce matin, visite d'un musée et, ce soir, au lieu de gaspiller plein d'argent dans un plat à emporter, réalisation d'un curry maison pour Suze et moi. À vrai dire, cette perspective m'excite plutôt.
Mon budget se présente comme suit :
Trajet pour le musée gratuit (j'ai une carte d'abonnement) Musée
gratuit
Curry
2,50 £ (David E. Barton affirme que l'on peut cuisiner un merveilleux curry pour 4 personnes à moins de 5,00 £
et nous ne sommes que 2)
Total
2,50 £
C'est parfait. En plus, au lieu de me complaire dans un matérialisme stupide, je vais me cultiver. J'ai choisi le Victoria and Albert Muséum, car je n'y suis jamais allée. Je ne sais même pas ce qu'on peut y voir. Des statues de la reine Victoria et du prince Albert ?
Je suis persuadée que ce sera passionnant et stimulant. Et surtout, gratuit !
Le soleil brille quand je sors du métro à South Kensington, et j'avance à grandes enjambées, très contente de moi. En général, je gaspille mes matinées du samedi devant Live and Kicking ! et ensuite je me prépare à faire les magasins. Mais voyez ! Je me sens soudain mûre et citadine comme un personnage de Woody Allen. Il ne me manque plus qu'une longue écharpe en laine et des lunettes de soleil pour ressembler à Diane Keaton. (Une Diane Keaton jeune, évidemment, et sans les vêtements soixante-dix.) Lundi, quand on me demandera comment s'est passé mon week-end, je pourrai lâcher, l'air de rien : « Je suis allée au V & A. »
Non, voilà ce que je répondrai : « J'ai fait une expo. » C'est beaucoup plus cool. (Pourquoi les gens disent-ils qu'ils ont fait une exposition ? On dirait que ce sont eux qui ont peint ou sculpté les œuvres !) Alors on s'étonnera : « Vraiment ? Je ne savais pas que l'art vous passionnait, Rebecca. » Et je poursuivrai, d'un ton suffisant : « Mais si. Je passe la plupart de mon temps libre dans les musées. » J'aurai droit à un regard impressionné et...
Absorbée par mes pensées, je dépasse l'entrée. Imbécile ! Je réalise alors que je discutais intérieurement avec Luke Brandon.
C'est bizarre ! Les mondanités échangées hier en sont peut-être la cause. Enfin. Un peu d'attention. Le musée.
Je retourne sur mes pas et pénètre dans le hall d'entrée à la façon d'une habituée. Pas comme ce groupe de touristes japonais cramponnés à leur guide. Je ne suis pas une touriste, moi, me dis-je avec fierté. Ceci est mon patrimoine. Ma culture. Je prends un plan d'un air dégagé comme si c'était superflu, et consulte une liste de conférences sur des sujets tels que les céramiques de la dynastie Yuan et du début de la dynastie Ming. Puis, avec désinvolture, je me dirige vers la première galerie.—
Mademoiselle ! me crie une femme derrière un
bureau. Avez-vous payé ?
Si j'ai quoi ? Les musées sont gratuits ! Oh ! je vois, elle plaisante. Je ris aimablement et poursuis mon chemin.
— Mademoiselle !
Sa voix est cassante et un type de la sécurité surgit de nulle part.
— Avez-vous pris un ticket ?
— Mais, c'est gratuit !
— J'ai bien peur que non, dit-elle en indiquant un panneau derrière moi.
Je me retourne pour le lire et manque m'évanouir.
Entrée : 5,00 £.
Je suis en état de choc. Dans quel monde vivons-nous ? Ils font payer l'entrée des musées. C'est scandaleux ! Tout le monde sait que les musées doivent être gratuits. Sinon, personne ne les visitera. Exclue par une barrière financière dissuasive, une génération entière ignorera son héritage culturel. Le pays sera réduit au silence et la civilisation se retrouvera à deux doigts de l'effondrement. C'est ce que vous cherchez, Tony Blair ?
D'ailleurs, je n'ai pas 5 livres. J'ai fait exprès de sortir sans argent, à l'exception des 2 livres 50 pour les ingrédients du curry.
Quelle barbe ! Me voilà prête à me cultiver et à vouloir entrer pour regarder les... enfin, tout ce qui se trouve à l'intérieur, et je ne peux
pas !
À présent, les touristes japonais me dévisagent comme une criminelle. Partez ! Allez regarder de l'art
— Nous prenons les cartes de crédit, m'informe la femme. Visa, Switch, American Express.
— Oh ! Eh bien... D'accord.
— La carte d'abonnement est à 15 livres. Elle vous
donne un droit d'entrée illimité pendant un an.
Droit d'entrée illimité pour l'année ! Hé, une minute. D'après David E. Barton, vous devez toujours évaluer « le coût d'utilisation » d'un achat, qu'on obtient en divisant le prix par le nombre d'utilisations de l'objet. Admettons qu'à partir d'aujourd'hui je me rende au V & A une fois par mois (ce qui, je pense, est réaliste), la visite me coûtera 1 livre 25 seulement si j'achète un abonnement.
C'est une affaire. À la réflexion, c'est même un très bon investissement.
— D'accord, je la prends, dis-je en tendant ma
carte bancaire.
À moi la culture !
Je commence ma visite de façon très consciencieuse. Je consulte mon plan, regarde chaque pièce exposée et Us attentivement tous les petits cartons.
Calice en argent. Pays-Bas. xvr siècle.
Planche représentant la sainte Trinité. Italie. Milieu du xv siècle.
Coupe en faïence bleu et blanc. Début du xvir siècle.
Cette coupe est magnifique, me dis-je, soudain captivée. Je me demande combien elle peut valoir. Cher, sans doute... Je cherche une étiquette quand je réalise que je suis dans un musée. Bien sûr.
Ce n'est pas un magasin. Aucun prix ne figure nulle part.
À mon avis, c'est une erreur car cela supprime le côté amusant.
Marcher en ne faisant que regarderdevient à la longue ennuyeux.
Tandis que si les prix étaient indiqués, les visiteurs seraient beaucoup plus intéressés. Je pense que tous les musées devraient mentionner la valeur des objets exposés. On admirerait un calice en argent, une statue en marbre ou la Joconde pour sa beauté, son importance historique et tout et tout, puis on consulterait l'étiquette et on s'exclamerait, le souffle coupé : « Tu as vu le prix de celle-là ! » Voilà qui égaierait vraiment la visite.
Pourquoi ne pas écrire au Victoria and Albert Muséum pour leur suggérer cette idée ? Après tout, j'ai une carte d'abonnement. Mon opinion devrait retenir leur attention.
En attendant, allons voir la vitrine suivante.
Verre à pied taillé. Angleterre. Milieu du xv siècle.
Mon Dieu, je meurs d'envie d'une tasse de café. Depuis combien de temps suis-je ici ? Au moins... Ah ! Seulement quinze minutes.
Quand je parviens à la galerie de l'histoire de la mode, je deviens rigoureuse et m'intéresse au sujet en tant que spécialiste.
J'y passe plus de temps que partout ailleurs. Mais, bientôt, les robes et les chaussures cèdent la place à encore plus de statues et de petites choses délicates dans des vitrines. Je regarde ma montre sans arrêt et mes pieds me font souffrir... Finalement, je m'écroule sur un canapé.
Comprenez-moi bien, j'aime les musées. Vraiment Et l'art coréen me passionne. Seulement, les sols sont durs, je porte des bottes très serrées, il fait une chaleur torride et la veste que j'ai enlevée glisse toutes les cinq
minutes de mon bras. Chose étrange, j'entends à intervalles réguliers le son d'une caisse enregistreuse. Ce doit être mon imagination.
Assise là, le regard dans le vide, je me demande comment rassembler mon énergie pour me remettre debout, quand le groupe de touristes japonais pénètre dans la galerie. Je me sens obligée de me lever et de m'intéresser à quelque chose. Je contemple vaguement une toile, puis descends un couloir aux murs recouverts de vieux carreaux indiens. Cela me rappelle que l'on devrait se procurer le catalogue Fired Earth et recarreler la salle de bains, lorsque j'aperçois une scène déroutante à travers une grille métallique. Interloquée, je m'arrête.
Est-ce un rêve ? Un mirage ? Je distingue une caisse, des gens faisant la queue et une vitrine avec des étiquettes...
Oh ! mon Dieu, j'avais raison ! C'est une boutique ! Il y a une boutique. Là, juste devant moi !
Tout à coup, mes pieds retrouvent du tonus, mon énergie est revenue comme par miracle. En suivant le ion du tiroir-caisse, je tourne le coin et débouche sur l'entrée de la boutique. Sur le seuil, je marque une pause. Surtout, ne te berce pas trop d'illusions, me dis-je, et ne sois pas déçue s'ils n'ont que des marque-pages et des torchons.
Mais ce n'est absolument pas le cas. Bon sang, c'est fantastique !
Pourquoi cet endroit n'est-il pas plus connu ? Il y a tout un rayon de bijoux superbes, des tas de livres d'art passionnants, des poteries incroyables, ies cartes de vœux, et...
Aïe ! Je suis censée ne rien dépenser aujourd'hui, aon ? C'est horrible. À quoi sert de découvrir une nouvelle boutique si on ne peut rien y acheter ? Autour de moi, tout le monde fait des emplettes, tout le monde s'amuse. Abattue, je rôde près d'un étalage de tasses, observant une Australienne prendre une pile de livres sur la sculpture. Elle bavarde avec le vendeur et soudain, je l'entends dire quelque chose au sujet de Noël. Et là, j'ai un éclair de pur génie.
Les courses de Noël ! Je peux toutes les effectuer ici ! Je sais qu'en mars, c'est un peu tôt, mais pourquoi ne pas être prévoyante
? Et quand les fêtes arriveront, je n'aurai pas à affronter les foules monstrueuses. Comment n'y ai-je pas songé plus tôt ? De plus, je n'enfreins aucune règle, puisque de toute façon je devrai bien acheter des cadeaux à un moment ou à un autre. Je me contente d'avancer un peu le processus. Mon raisonnement tient debout.
C'est ainsi qu'une heure plus tard, je sors, radieuse, avec deux gros sacs. J'ai pris un album de gravures de William Morris, un puzzle en bois d'autrefois, un livre de photos de mode et une superbe théière en céramique. J'adore le shopping de Noël.
J'ignore ce que je vais offrir et à qui, mais l'important est d'avoir sélectionné des articles intemporels et exceptionnels qui mettront en valeur n'importe quel intérieur. (C'est du moins le cas de la théière, comme l'indique la notice.) Je pense m'en être bien sortie.
Cette matinée a été une réussite totale. En quittant le musée, je me suis sentie comblée. Cela démontre l'effet positif sur l'âme d'un pur moment de culture. À partir d'aujourd'hui, je passerai tous mes samedis matin dans un musée.
De retour à l'appartement, je trouve la deuxième tournée de la poste sur le paillasson et découvre une enveloppe carrée libellée à mon nom, dont l'écriture m'est inconnue. Je la déchire tout en emportant mes paquets dans ma chambre. Je m'arrête dans mon élan, stupéfaite. C'est une carte de Luke Brandon. Comment s'est-il procuré mon adresse personnelle ?
Chère Rebecca,
Notre rencontre hier me fut très agréable. J'espère que vous avez apprécié cette soirée. Je viens de réaliser que je ne vous avais pas remerciée pour le remboursement de mon prêt. Je vous en suis très reconnaissant.
Cordialement et, bien sûr, toutes mes condoléances pour votre tante Ermintrude. (Si cela peut vous réconforter, je ne peux imaginer personne d'autre que vous avec cette écharpe.) Luke
Décontenancée, je considère ces quelques lignes en silence.
Mince alors ! C'est sympa de sa part. Une jolie carte comme ça écrite à la main, juste pour me remercier de la mienne. Après tout, rien ne l'y obligeait. Il ne s'agit pas que de politesse. En général, on ne remercie pas la personne qui vous rembourse.
A moins que ce ne soit dans les convenances. De nos jours, les gens semblent s'adresser des cartes à tort et à travers. Je n'ai aucune idée de ce qui se fait ou ae se fait pas. (Je savais bien que j'aurais dû lire ce livre sur les bonnes manières, reçu à Noël.) Luke se montre-t-il simplement bien élevé ? Ou veut-il me signifier autre chose ? Si c'est le cas... Quoi ?
Se moquerait-il de moi ?
Mon Dieu, c'est ça ! Il sait que tante Ermintrude n'a jamais existé. Il me fait marcher pour me plonger dans l'embarras.
Mais... Prendrait-il la peine d'acheter une carte, de la rédiger et de l'envoyer, uniquement pour se payer ma tête ?
Oh ! je n'en ai aucune idée et je m'en fiche. De toute façon, il ne me plaît même pas.
Après m'être autant cultivée toute la matinée, je mérite une récompense pour l'après-midi. Munie de Vogue et d'un paquet de Minstrels, je m'allonge sur le sofa. Ces petits plaisirs m'ont vraiment manqué. Je n'ai pas lu de magazine depuis... voyons, au moins une semaine, sauf hier quand j'ai feuilleté le numéro de Harper's and Queen de Suze. Et je n'arrive pas à me souvenir de la dernière fois que j'ai mangé du chocolat.
Mais j'ai peu de temps à consacrer au farniente car je dois me procurer les ingrédients du curry. La lecture de mon horoscope achevée, je referme Vogue et consulte mon nouveau livre de cuisine indienne. Je suis très excitée : ce sera mon premier curry.
J'abandonne l'idée des gambas - c'est trop cher - et je porte mon choix sur le poulet balti aux champignons. La recette a l'air très facile et bon marché. Il ne me reste plus qu'à rédiger ma liste.
Arrivée à la fin, je suis plutôt décontenancée. Elle est beaucoup plus longue que je ne l'imaginais. Je n'avais pas réalisé la quantité d'épices nécessaires. Je
viens de regarder dans la cuisine et nous n'avons pas de wok, ni de moulin pour moudre les épices, ni de mixer pour préparer le concentré d'aromates. Pas même une cuillère en bois ou une balance qui marche. Qu'à cela ne tienne. Je vais passer chez Peter Jones acheter les appareils ménagers dont nous avons besoin, ensuite, je ferai les courses et je reviendrai cuisiner. Il ne faut pas perdre de vue que j'achète ces ustensiles une bonne fois pour toutes et qu'ensuite, je serai équipée pour préparer de délicieux currys. Je dois considérer ces accessoires comme un investissement.
Ce soir-là, lorsque Suze revient du marché Camden, je suis vêtue de mon tablier à rayures flambant neuf, et je mouds des épices grillées dans notre nouveau moulin.
— Pfuit ! Ça pue ! s'exclame-t-elle en entrant dans la cuisine.
— Ce sont les épices aromatiques, dis-je avec humeur en buvant une gorgée de vin.
La recette s'annonce plus difficile que prévu. J'essaie de concocter un balti masala mix que nous pourrons garder dans un bocal et utiliser pendant des mois, mais toutes les épices semblent disparaître dans le moulin et refuser de sortir. Où vont-elles ?
— Je meurs de faim, déclare Suze en se versant un verre de vin.
Ce sera bientôt prêt ?
— J'en sais rien, dis-je les dents serrées en regardant à l'intérieur du moulin. Si j'arrivais seulement à :xtraire ces fichues épices du...
— Bon. Je vais faire quelques toasts. Suze met deux tranches de pain dans le toaster, puis commence à examiner tous mes petits sacs et pots d'épices un par un.
— Quatre-épices ? Ce sont toutes les épices mélangées ?
demande-t-elle en élevant le pot avec curiosité.
— Je ne sais pas.
Je tape le moulin contre le plan de travail et il en tombe un minuscule filet de poudre. Je le regarde avec colère. Qu'est-il arrivé au bocal que je devais conserver des mois ? Il va falloir encore griller ces foutus condiments.
— Dans ce cas, tu pourrais peut-être utiliser celles-là et oublier toutes les autres.
— Non ! Je cuisine un mélange frais, à part.
D'accord ?
— D'accord, répond Suze en haussant les épaules.
C'est toi la spécialiste.
C'est vrai, me dis-je en avalant une autre gorgée de vin.
Recommençons. Graines de coriandre, de fenouil. de cumin, de poivre... Arrivée là, je ne mesure plus rien, et me contente de jeter les épices au pif. De toute façon, on dit que la cuisine doit être instinctive.
— Qu'est-ce que c'est ? demande Suze en voyant la carte posée sur la table. Luke Brandon ? Comment se fait-il qu'il t'envoie une carte ?
— Oh ! simple politesse.
Le front plissé, Suze tourne et retourne la carte dam ses mains.
— Tu parles. On n'adresse pas de mot à une personne qui rembourse de l'argent.
— Ah ! bon ? Je croyais que cela se faisait.
Ma voix est plus aiguë que d'habitude, mais cela provient certainement des effluves épices.
— Pas du tout, réplique Suze avec assurance. La procédure est la suivante : on prête de l'argent, il est remboursé avec quelques phrases de remerciement et on n'en parle plus. Cette carte, ajoute-t-elle en l'agitant devant mon nez, est un plus.
Voilà pourquoi j'adore partager un appartement avec Suze. Elle connaît ce genre de trucs parce qu'elle fréquente les plus hautes sphères de la société. Ce n'est pas pour me vanter, mais savez-vous qu'une fois, elle a dîné avec la duchesse de Kent ?
— Alors, à ton avis, cela signifie quoi ? dis-je en essayant de paraître naturelle.
— Je pense qu'il est aimable, répond-elle en reposant la carte sur la table.
Aimable. Évidemment. C'est ça. Il est aimable. Ce qui est une bonne chose, bien entendu. Alors, pourquoi suis-je déçue ? Je regarde la carte qui représente un visage de Picasso. Faut-il y voir un sens particulier ?
— Au fait, c'est normal si les épices noircissent ? demande Suze, en tartinant du beurre de cacahuètes sur son toast.
— Mon Dieu !
Je retire en vitesse le wok du feu et contemple les graines calcinées. Cela me rend folle. Jetons-les et recommençons.
Graines de coriandre, de fenouil, de cumin, de poivre, feuilles de laurier. Ce sont les dernières feuilles de laurier. Cette fois, j'ai intérêt à ne pas me planter.
Miraculeusement, ça marche. Quarante minutes plus tard, un curry mijote à gros bouillons dans mon wok. Test fantastique ! Il sent très bon et ressemble en tout point à la photo du livre dont je n'ai même pas suivi la recette. Voilà bien la preuve que j'ai une affinité naturelle avec la cuisine indienne. Et plus je cuisinerai, plus je serai douée. Comme le dit David E. Barton, le temps d'appeler un traiteur et j'aurai déjà improvisé un curry rapide et délicieux. Sans parler de l'argent économisé !
Triomphante, j'égoutte mon riz basmati, sors les nans du four et dispose le tout sur des assiettes. Puis je saupoudre les plats de coriandre hachée et, ma parole, on se croirait devant un plat du magazine Marie-Claire. Je prends les assiettes et en pose une devant Suze.
— Waouh ! Ça a l'air fantastique !
— Je sais, dis-je avec fierté, en m'asseyant en face d'elle. N'est-ce pas génial ?
Je la regarde avaler la première bouchée, puis commence à mon tour.
— Mmm ! Délicieux ! s'exclame-t-elle en mangeant de bon appétit. C'est assez épicé, ajoute-t-elle après un moment.
— Il y a de la poudre de piment et aussi des piments frais. Mais c'est quand même bon, non ?
— C'est merveilleux ! Bex, tu es si douée ! Je serais incapable de faire ça !
Mais, tandis qu'elle mâche, une expression bizarre se peint sur son visage. J'éprouve, moi aussi, une sensation d'étouffement. Ce curry est décidément très
épicé.
Suze pose son assiette et avale une grande gorgée de vin. Elle redresse la tête et je vois que ses joues sont
rouges.
— Ça va ? dis-je en m'obligeant à sourire malgré
ma bouche douloureuse.
— Ouais, super ! répond-elle en mordant à pleines
dents dans un nan.
Je baisse les yeux sur mon plat et prends résolument une autre cuillère de curry. Aussitôt, mon nez se met à couler. Je remarque que Suze renifle aussi, mais quand je croise son regard, elle m'adresse un grand sourire.
Dieu que c'est fort ! Ma bouche est en feu. Mes joues brûlent et mes yeux commencent à piquer. Combien de piments ai-je mis dans ce satané truc ? Seulement une cuillère à café... ou peut-être deux. J'ai suivi mon instinct et balancé dedans ce qui me semblait être la bonne quantité. Eh bien, chapeau pour mon instinct !
Des larmes se mettent à couler sur mon visage et je fais une énorme grimace.
— Tu vas bien ? demande Suze, alarmée.
— Très bien, dis-je en reposant ma fourchette. Tu vois... c'est juste... un peu épicé.
Mais, en réalité, je me sens mal et le piment n'est pas la seule cause de mes pleurs. J'ai le sentiment d'être nulle. Je n'arrive même pas à réussir un curry facile et rapide. Quand je songe à la somme astronomique dépensée pour cette recette, avec le wok, le tablier, les innombrables épices... Et tout est allé de travers. Je n'ai absolument pas Dépensé Moins. Cette semaine est une catastrophe.
Je réprime un sanglot.
— C'est horrible ! Ne le mange pas, Suze ! Tu vas
l'empoisonner.
Un torrent de larmes jaillit.
— Bex ! Ne sois pas stupide !
Elle me regarde, puis se précipite vers moi les bras rendus et me serre contre elle.
— Ne t'en fais pas. C'est un peu pimenté. Sinon, c'est génial !
Les nans sont délicieux ! Vraiment. Ne le prends pas mal.
J'ouvre la bouche pour lui répondre, mais, à la place, je sanglote bruyamment.
— Bex, je t'en prie ! gémit Suze au bord des larmes. C'est excellent ! Je n'ai jamais mangé un curry aussi bon.
— S'il n'y avait que ça ! dis-je en essuyant mes yeux. Je suis censée Dépenser Moins. Ce plat ne devait coûter que 2 livres 50.
— Mais... Pourquoi ? m'interroge Suze, perplexe. Tu as fait une sorte de pari ?
— Non ! C'est parce que j'ai des dettes ! Et mon père m'a conseillé deux systèmes : Dépenser Moins ou Gagner Plus. Alors, j'ai essayé de Dépenser Moins, mais ça n'a pas marché...
Je fonds en larmes.
— Je suis complètement nulle.
— Bien sûr que non ! s'écrie Suze. Tu es loin d'être nulle. Le problème c'est... Peut-être que...
— Quoi ?
Il y a un silence, puis Suze déclare :
— À mon avis, tu as fait le mauvais choix, Becky. Tu n'es pas le genre de personne à Dépenser Moins.
— Tu crois ?
— Tu devrais plutôt tenter de Gagner Plus.
Elle marque un temps d'arrêt, pensive.
— À la réflexion, je ne vois pas l'intérêt d'essayer de Dépenser Moins. Gagner Plus est une bien meilleure option. Si j'avais à choisir, je n'hésiterais pas une seconde.
— Oui, dis-je lentement. Oui, peut-être es-tu dans le vrai.
D'une main tremblante, je prends un morceau de nan chaud.
Suze a raison. Sans le curry, c'est délicieux.
— Mais, comment faire ? Comment gagner plus d'argent ?
Pendant un moment, nous mâchons nos nans en silence.
Soudain, Suze s'anime.
— Je sais. Attends !
Elle court chercher un magazine et le feuillette pour arriver aux petites annonces.
— Écoute ça. « Vous désirez améliorer vos
finances ? Devenez membre de la famille des Beaux
Cadres. Gagnez des milliers de livres en travaillant
chez vous, pendant vos moments de loisir. Kit complet fourni. » Tu vois ? C'est facile.
Waouh. Malgré moi, je suis très impressionnée. Des milliers de livres. Ce n'est pas si mal.
— Oui, dis-je d'une voix mal assurée. C'est une solution à envisager.
— Ou alors, tu pourrais inventer quelque chose, suggère Suze.
— Comme quoi, par exemple ?
— Oh ! n'importe quoi, réplique-t-elle. Tu es très intelligente. Tu trouveras toujours... Je sais ! Crée un site Internet. Cela vaut des millions !
Elle a raison. Il existe plein de possibilités pour Gagner Plus.
Plein ! Il suffit d'appréhender les choses d'un point de vue différent. Je me sens soudain beaucoup mieux. Suze est vraiment une bonne amie. Je la prends dans mes bras et la serre contre moi.
— Merci, Suze, tu es la meilleure.
— Pas de problème, répond-elle en m'étreignant à son tour.
Découpe cette annonce et commence à te remplir les poches... Je vais téléphoner pour que l'on nous livre un curry, d'accord ?
— Oui, merci, dis-je d'une petite voix. Ce serait merveilleux.
PROJET DE RÉDUCTION DES DÉPENSES DE REBECCA
BLOOMWOOD
CURRY FAIT MAISON SAMEDI 11 MARS
BUDGET PROPOSÉ : 2,50 £
DÉPENSES EXACTESWok
15,00 £
Moulin électrique ...........
14,99 £
Mixer ...............................
18,99 £
Cuillère en bois ...............
35 p
Tablier .............................
9,99 £
Deux blancs de poulet .....
1,98 £
300 g de champignons ...
79 p
Oignon ............................
29 p
Graines de coriandre ......
1,29 £
Graines de fenouil ..........
1,29 £
Quatre-épices ..................
1,29 £
Graines de cumin ...........
1,29 £
Clous de girofle ..............
1,39 £
Gingembre moulu ...........
1,95 £
Feuilles de laurier ............
1,40 £
Piment en poudre .......................
Bon, allez, laisse tomber !
PGNI FIRST BANK VISA
7 Camel Square
Liverpool L1 5NP
Mademoiselle Rebecca Bloomwood
Apt2
4 Burney Rd
Londres SW6 8FD
Le 10 mars 2000
Chère Mademoiselle Bloomwood,
PGNI First Bank Carte Visa n° 1475839204847586
Je vous remercie pour votre lettre du 3 mars.
Je peux vous assurer que nos ordinateurs sont régulièrement vérifiés et que la possibilité d'un « pépin », comme vous le dites, est à écarter. Nous n'avons pas non plus été touchés par le bogue de l'an 2000. Tous nos comptes sont d'une rigoureuse exactitude.
Vous pouvez toujours écrire à Anne Robinson de L'Union nationale des consommateurs si vous le désirez, mais je suis convaincu qu'elle reconnaîtra que vos accusations ne sont pas fondées.
Nos dossiers indiquent que la facture de votre carte Visa demeure impayée. Comme vous pouvez le constater d'après votre dernier relevé, le paiement minimum exigé s'élève à 105,40 £. J'espère recevoir ce montant dans les plus brefs délais.
Je vous prie d'agréer, chère Mademoiselle Bloomwood.
l'expression de mes sentiments distingués.
Peter Johnson
Directeur des Comptes Clients
8
D'accord. Le choix de Dépenser Moins n'a pas bien tourné. Mais peu importe, c'est du passé. Je voyais les choses de façon négative, et à présent je les envisage de manière positive. Aller de l'avant, toujours plus haut. Croissance et prospérité. À la réflexion, Gagner Plus est la solution évidente. Et vous savez quoi
? Suze a entièrement raison. Ce système me convient beaucoup mieux que l'autre. Je me sens déjà plus heureuse. Le seul fait de ne plus devoir préparer ces sandwichs minables au fromage ou de visiter d'autres musées m'a ôté un grand poids de la poitrine. Par ailleurs, je peux acheter tous les cappuccinos que je veux et me remettre au lèche-vitrines. Ah ! quel soulagement ! J'ai même balancé Contrôlez vos dépenses à la poubelle. Je n'ai jamais pensé que c'était un bon livre.
La seule chose, petite remarque en passant, c'est que je ne sais pas comment je vais m'y prendre. Pour Gagner Plus, je veux dire.
Enfin, maintenant que j'ai décidé de mettre mon projet à exécution, quelque chose va se produire. J'en suis sûre. Lundi, quand j'arrive au journal, Clare Edwards est déjà au téléphone.
— Oui, dit-elle à voix basse. Je pense que la seule
Solution est de s'organiser à l'avance. Oui.
En m'apercevant, elle rougit et se tourne légèrement sur le côté.
— Oui, je comprends, chuchote-t-elle en griffonnant sur son bloc. Et quelle a été... la réaction jusque-là ?
Dieu sait pourquoi elle fait autant de mystère. Comme si sa vie assommante m'intéressait. Je m'assois, j'allume mon ordinateur et ouvre mon agenda. Chic ! j'ai une conférence de presse à la City.
Même s'il s'agit d'une présentation ennuyeuse d'assurance retraite, cela signifie une escapade hors du bureau et, avec un peu de chance, un bon verre de Champagne. Le travail a parfois des côtés amusants. Et Philip n'étant pas encore là, nous avons tout le loisir de papoter.
— Alors, Clare, lui dis-je dès qu'elle a raccroché, as-tu passé un bon week-end ?
Je l'observe du coin de l'œil, prête à entendre l'habituel compte rendu passionnant de la pose d'une étagère effectuée avec son petit ami, mais elle ne semble même pas avoir entendu ma question.
— Clare ?
Ses joues sont empourprées comme si je la surprenais à voler des stylos dans le placard à fournitures.
— Écoute. Cette conversation que tu viens juste
d'entendre... N'en parle pas à Philip.
Je la considère, intriguée. De quoi parle-t-elle ? Waouh, a-t-elle une liaison ? Mais pourquoi Philip serait-il concerné ? C'est son rédacteur en chef, pas son...
Oh ! bon Dieu ! Elle n'a tout de même pas une liaison avec Philip ?
— Clare, que se passe-t-il ? dis-je tout excitée.
Le silence s'étire tandis qu'elle devient écarlate. Pas possible !
Enfin, un scandale au bureau ! Et impliquant Clare Edwards ! Qui aurait pu penser une chose pareille ?
— Allez, Clare, raconte-moi tout. Je ne le dirai à
personne... Peut-être pourrais-je t'aider ?
Je me penche vers elle avec bienveillance.
— Oui, reconnaît-elle en se frottant le visage. Oui, c'est vrai. J'ai besoin d'un conseil. Je me fais de la bile.
— Commence par le début, dis-je de la voix posée d'une conseillère de courrier du cœur. Quand cela a-t-il démarré ?
— D'accord. Je vais te raconter, murmure-t-elle en regardant nerveusement autour d'elle. C'était il y a environ... six mois.
— Qu' est-il arrivé ?
— Tout a commencé lors de ce voyage de presse en Ecosse.
J'étais loin de chez moi... J'ai dit oui sans même réfléchir. Je pense surtout que j'étais flattée.
— C'est toujours la même histoire.
Dieu ce que je m'amuse !
— Si Philip l'apprenait, il deviendrait fou, ajoute-:-elle, désespérée. Mais c'est si facile. Je change de nom, et personne n'est au courant !
— Tu te sers d'un nom différent ? dis-je, impressionnée malgré moi.
— Plusieurs, corrige-t-elle avec un petit rire amer. Tu es certainement tombée sur quelques-uns. Elle laisse échapper un bref soupir.
— Je sais que je prends des risques mais je ne peux
plus m'arrêter. On s'habitue à l'argent.
L'argent ? Elle se prostitue ?
— Clare, que fais... ?
— D'abord, ce n'était qu'un papier sur les emprunts immobiliers dans le Mail, continue-t-elle comme si de rien n'était. J'ai pensé pouvoir m'en sortir. Mais ensuite, on m'a demandé une chronique complète sur les assurances vie dans le Sunday Times. Puis Pension and Portfolio m'a contactée. J'en suis maintenant à trois articles par semaine. Il me faut agir en secret, essayer de me comporter normalement.
Elle s'interrompt en hochant la tête.
— Parfois, ça me déprime. Mais je n'arrive plus à
refuser. Je suis accro.
Je n'y crois pas. Elle parle de travail. De travail ! Seule Clare Edwards peut s'avérer aussi décevante. Persuadée qu'elle vivait une liaison torride, je m'apprêtais à en écouter tous les détails croustillants, quand elle n'évoquait que d'ennuyeux...
Soudain, une de ses remarques me revient à l'esprit.
— Tu dis que c'est bien payé ?
— Oh ! oui ! Environ trois cents livres par article. Sans ça, on n'aurait jamais pu s'offrir notre appartement.
Trois cents livres !
Neuf cents livres par semaine ! Mince alors !
Voilà la solution. Facile ! Je vais devenir une journaliste free-lance de grande envergure, tout comme Clare, et gagner neuf cents livres par semaine. La première chose à faire est de me constituer un réseau et d'établir des contacts lors des conférences, au lieu de passer mon temps assise avec Elly, à rire de nos histoires. Je dois serrer la main à tous les rédacteurs financiers des journaux nationaux avec mon badge bien en évidence, et non pas le ranger directement dans mon sac. Ensuite, de retour au bureau, je leur téléphonerai en catimini pour leur suggérer des idées. Et à moi les neuf cents livres hebdomadaires !
À l'entrée de la conférence, j'épingle donc mon badge solidement, prends une tasse de café (pas de Champagne, la barbe
!) et me dirige droit sur Moira Chemina du Daily Herald.
— Bonjour, dis-je, sérieuse et décidée. Becky Bloomwood, de Réussir votre épargne.
— Bonjour, répond-elle sans manifester le moindre intérêt et en se retournant illico vers l'autre femme du groupe. Alors, la deuxième équipe des ouvriers est revenue et on leur a posé un ultimatum.
— Oh ! Moira, ma pauvre, compatit son interlocutrice.
Je jette un coup d'œil sur son badge : Lavinia Belli-more, free-lance. Bon, inutile de l'impressionner, c'est une rivale.
De toute façon, elle ne m'accorde pas un regard. Toutes les deux discutent de travaux d'agrandissement et de frais scolaires en m'ignorant totalement. Au bout d'un moment, je marmonne : «
Ravie de vous avoir rencontrées » et m'éloigne à pas de loup.
J'avais oublié combien tous ces gens sont froids. Enfin, peu importe. Je n'ai qu'à trouver quelqu'un d'autre.
Peu après, je me faufile jusqu'à un grand type, tout seul, et lui adresse un large sourire.
— Becky Bloomwood, de Réussir votre épargne
— Geoffrey Norris, free-lance, déclare-t-il en mettant son badge bien en vue.
Mon Dieu. Cet endroit grouille de journalistes free-lance !
— Pour qui écrivez-vous ?
J'espère au moins grappiller quelques tuyaux.
— Cela dépend, dit-il d'un air hypocrite.
Il n'arrête pas de jeter des regards furtifs autour de lui et ses yeux fuient obstinément les miens.
— Je travaillais pour Monetary Matters. Mais ils m'ont viré.
— Oh!
— Ce sont de vrais salauds, ajoute-t-il en vidant son café. Des salauds ! Évitez-les. C'est un conseil que je vous donne.
— O.K. Je m'en souviendrai. Il faut que j'y aille..., finis-je par balbutier en prenant mes jambes à mon cou.
Pourquoi est-ce que je tombe toujours sur des cinglés ?
À ce moment-là, une sonnerie retentit et tout le monde va s'asseoir. Je choisis de m'installer au deuxième rang, prends la brochure luxueuse qui m'attend sur mon siège et sors mon bloc-notes. J'aimerais porter des lunettes pour avoir l'air encore plus sérieux. J'écris « Présentation d'un programme d'assurance retraite par la gestion de capitaux Sacrum » en majuscules en haut de la page, quand un inconnu se laisse tomber sur la chaise à côté de la mienne. Ses cheveux bruns sont ébouriffés, il pue la cigarette et il parcourt la salle de ses yeux marron pétillants.
— C'est une blague ? murmure-t-il en se tournant
vers moi. Tout ce lustre. Tout ce cirque.
Il désigne la pièce d'un vaste geste de la main.
— Vous ne vous faites pas avoir, j'espère ? Zut ! Encore un cinglé.
— Jamais de la vie !
Je cherche son badge, mais il n'en a pas.
— Tant mieux, déclare-t-il en hochant la tête.
Regardez-moi ces gros richards.
Il indique trois hommes, au premier rang, vêtus de costumes élégants, assis derrière une table.
— Ce n'est pas eux qui se contenteraient de cinquante livres par semaine pour vivre.
— Pas vraiment... Non. Ce serait plutôt cinquante livres à la minute.
Il a un rire approbateur.
— Elle est bien bonne. Il faudra que je la ressorte. Il me tend la main.
— Eric Foreman, du Daily World.
Mince alors ! Le Daily World. Me voilà tout intimidée. Ici, je dois avouer un petit secret : j'adore le Daily World. Ce n'est qu'un journal populaire, je sais, mais il est si facile à lire, surtout dans un train. Et certains articles de la rubrique Le Monde des Femmes sont vraiment intéressants. (Je dois manquer de force dans les bras, car tenir le Times les ankylose. Résultat : toutes les pages se mélangent. Un vrai cauchemar.)
Mais, attendez, je suis sûre d'avoir déjà rencontré le conseiller financier du Daily World. C'est cette femme gnangnan qui s'appelle Marjorie. Alors, qui est ce type ?
— Je ne vous ai jamais vu auparavant. Vous êtes
nouveau ?
Il éclate de rire.
— Je travaille au journal depuis dix ans. Mais, en général, je ne m'occupe pas de cette rubrique. Tel que vous me voyez, je suis ici pour semer la panique, ajoute-t-il en baissant la voix. Le rédacteur m'a embarqué pour notre nouvelle campagne : «
Pouvons-nous faire confiance aux financiers ? » Il parle même comme un journal à scandales.
— Ça a l'air génial.
— On verra. À condition que j'échappe à tous les trucs techniques. J'ai toujours été fâché avec les chiffres.
— À votre place, je ne m'inquiéterais pas. Vous n'avez pas vraiment besoin de vous y connaître. Vous saisirez très vite l'essentiel.
— Tant mieux. Et vous êtes... demande-t-il en jetant un coup d'œil à mon badge.
— Rebecca Bloomwood, de Réussir votre épargne, dis-je de ma voix la plus professionnelle.
— Très heureux, Rebecca, déclare-t-il en extirpant une carte de visite de sa poche.
— Merci beaucoup.
Je cherche précipitamment dans mon sac une de mes cartes.
Waouh ! Me voilà en relation avec les journaux nationaux !
J'échange des cartes de visite ! me dis-je, triomphante, en lui tendant la mienne.
À cet instant précis, les micros se mettent à grésiller et, sur le podium, une fille brune s'éclaircit la voix. Derrière elle se trouve un écran avec les mots « Gestion de capitaux Sacrum » qui se détachent sur fond de soleil couchant.
Je me souviens de cette fille. Elle m'a snobée lors d'un briefing pour la presse, l'an dernier. Mais Philip l'aime bien car elle lui envoie régulièrement une bouteille de Champagne à Noël. Je suis donc obligée de rédiger un compte rendu favorable sur ces nouvelles assurances retraite. premiers rangs, c'est que l'on doit simuler de l'intérêt et prendre des notes.
J'écris « Assurances », que je souligne d'une arabesque. Puis je la transforme en vigne vierge et dessine des grappes de raisin et des feuilles tout du
long.
— Dans un instant, je vous présenterai Mike Dillon, directeur de l'équipe des placements qui vous entretiendra de leurs méthodes.
Entre-temps, si vous avez des questions...
— J'ai une question, déclare Eric Foreman.
Je lève les yeux de ma vigne, légèrement étonnée.
— Oui ? répond Maria Freeman en lui souriant. Et vous êtes...
— Eric Foreman, du Daily World. J'aimerais savoir combien vous gagnez tous ?
Il englobe d'un signe de la main les personnes assises à la table du podium.
— Quoi ? s'enquiert-elle en rougissant, puis très vite elle se ressaisit. Ah ! vous voulez parler des intérêts. Eh bien, nous traiterons de ces...
— Je ne parle pas des intérêts. Je demande : combien on vous paie ? Vous, Mike Dillon, dit-il en le montrant du doigt. Qu'est-ce que vous touchez ? Dans les cent mille livres, non ? Si on tient compte des résultats désastreux de la Gestion de capitaux Sacrum de l'année dernière, ne devriez-vous pas être à la rue ?
Je suis complètement sidérée. Je n'ai jamais vu ça à une conférence de presse. Jamais !
Il y a des remous autour de la table, puis Mike Dillon se penche vers son micro.
— Si nous pouvions poursuivre la présentation et... laisser les autres questions pour plus tard, déclare-t-il.
Il a l'air dans ses petits souliers.
— Encore une chose, ajoute Eric Foreman. Que diriez-vous à l'un de nos lecteurs qui a perdu dix mille livres en investissant dans vos placements sécurisés ?
Il me fait un clin d'œil.
— Vous lui présenteriez un beau graphique rassurant comme celui-ci, en lui soutenant que vous êtes « le meilleur du secteur » ?
C'est vraiment génial ! Tous les gens de Sacrum sont morts de honte.
— À l'époque, un dossier de presse a été publié sur les résultats des Placements Sécurisés, réplique Maria en lui adressant un sourire glacial. De toute façon, cette conférence de presse est limitée au nouveau programme d'assurances. Ayez l'amabilité d'attendre la fin de la présentation...
— Ne vous inquiétez pas, rétorque Foreman, très à l'aise. Je ne resterai pas pour écouter ces foutaises. Je pense que j'ai déjà tout ce qu'il me faut.
Il se lève et me sourit.
— Enchanté d'avoir fait votre connaissance, Rebecca. Et merci.
Il me tend la main et je la lui serre sans me rendre vraiment compte de ce que je fais. Puis, tandis que tout le monde se retourne et chuchote, il se faufile le long de la rangée et sort de la pièce.
— Mesdames et messieurs, annonce Maria
Freeman, les joues en feu. En raison de cette... perturbation, nous allons faire une pause avant de poursuivre. N'hésitez pas à vous servir en thé et café. Merci.
Elle éteint le micro, descend du podium et se précipite vers les responsables de la Gestion de capitaux Sacrum.
— Vous n'auriez jamais dû le laisser entrer, dit l'un d'eux.
— Je ne savais pas qui c'était, réplique Maria sur la défensive. Il s'est présenté comme le correspondant du Wall Street Journal !
Eh bien, voilà qui ne me déplaît pas ! Je n'ai pas vu autant d'excitation depuis le jour où Alan Derring du Daily Investor s'est levé à une conférence de presse sur les assurances décès pour annoncer à tout le monde qu'il allait changer de sexe, et voulait qu'on l'appelle
Andréa.
Je me dirige vers le fond de la salle pour prendre une autre tasse de café et rencontre Elly. Parfait. Je ne l'ai pas vue depuis une éternité.
— Salut. J'ai apprécié ton nouvel ami. Très divertissant, déclare-t-elle en souriant.
— Je sais... D est cool, non ?
J'attrape un biscuit au chocolat enveloppé de papier doré et tends ma tasse à la serveuse. Puis je prends deux ou trois autres petits gâteaux et les fourre dans mon sac. (Inutile de les gaspiller.) Autour de nous, la conversation bat son plein. Les gens de Sacrum sont toujours agglutinés au premier rang. Super ! On va pouvoir bavarder pendant des heures.
— Alors, Elly, as-tu posé ta candidature pour des emplois, récemment ? Parce que l'autre jour, dans le Media Guardian, je suis tombée sur une annonce pour New Woman et j'ai failli t'appeler. Ils exigeaient une expérience dans un journal de consommateur, mais j'ai pensé que tu n'avais...
— Becky, m'interrompt-elle d'une voix étrange. Tu sais bien quel travail j'ai choisi.
— Quoi ? Pas ce boulot de gestionnaire de portefeuilles ? Ce n'était pas sérieux ! Il s'agissait uniquement d'un moyen de pression.
— Je l'ai pris.
Je la dévisage, médusée.
Soudain, une voix nous parvient de l'estrade.
— Mesdames et messieurs, annonce Maria.
Veuillez regagner vos places...
Désolée, mais il n'est pas question que j'aille me rasseoir. Je dois connaître la suite.
— Viens, dis-je à Elly. Inutile de rester là. Nous avons nos dossiers de presse. Allons déjeuner.
Il y a un silence. L'espace d'un instant horrible, j'ai l'impression qu'elle va refuser et vouloir écouter le discours sur les assurances retraite. Mais elle me sourit en me prenant le bras et, à la consternation évidente de l'hôtesse d'accueil, nous sortons d'un pas joyeux.
Le Café Rouge se trouve au coin de la rue. Nous nous y rendons directement et commandons une bouteille de vin blanc. À vrai dire, je suis encore sous le choc. Elly Granger va devenir une gestionnaire de portefeuilles Wetherby. Elle m'abandonne. Je n'aurai plus personne avec qui plaisanter.
Comment peut-elle faire ça ? Elle voulait être rédactrice de la rubrique beauté pour Marie-Claire, bon sang!
Nos consommations arrivent et je lui demande avec taact :
— Alors, qu'est-ce qui t'a décidée ?
— Oh ! je ne sais pas, répond-elle en soupirant. Je songeais sans arrêt : « Où vas-tu comme ça ? » Je 'arrêtais pas d'envoyer des candidatures pour des boulots prestigieux dans le journalisme sans jamais obtenir le moindre entretien...
— Tu aurais fini par en décrocher un. J'en suis sûre, dis-je avec ferveur.
— Peut-être. Et, pendant ce temps, j'écrivais sur tous ces produits financiers ennuyeux et soudain, j'ai pensé, pourquoi ne pas faire quelque chose d'assommant dans le domaine de la finance ? Au moins j'aurais un véritable métier.
— Mais tu en avais un !
— Non, j'étais désespérée ! Je pataugeais sans but, sans stratégie, sans perspective d'avenir...
Elle s'arrête en voyant ma tête.
— Je suis différente de toi, ajoute-t-elle précipitamment. Tu es beaucoup plus équilibrée.
Équilibrée ? Elle plaisante ?
— Quand commences-tu ? dis-je pour changer de
sujet, car je trouve cette conversation plutôt
déroutante.
Je n'ai aucune stratégie, ni perspective d'avenir. Peut-être suis-je désespérée, moi aussi. Ne devrais-je pas repenser ma carrière ?
Comme c'est déprimant ! Mon boulot a l'air si prestigieux et excitant quand je le décris à mes voisins Martin et Janice.
Maintenant, à cause d'Elly, j'ai le sentiment d'être une ratée.
— Je débute la semaine prochaine. Je serai basée au bureau de Silk Street.
— Ah... C'est bien.
— J'ai dû acheter plein de nouveaux vêtements, poursuit-elle en faisant une petite moue. Ils sont tous très élégants à Wetherby.
Des nouveaux vêtements ? À présent, je suis jalouse.
--- Je suis allée chez Karen Millen et j'ai dévalisé la boutique, continue-t-elle en mangeant une olive. J'ai dépensé autour de mille livres.
— Mince alors ! Mille livres, d'un coup ?
— J'étais obligée, réplique-t-elle comme pour s'excuser. Et de toute façon, je vais gagner plus, maintenant.
— Vraiment ?
— Oh ! oui. Beaucoup plus, assure-t-elle avec un petit rire.
— Comme... Combien ? dis-je piquée par la curiosité.
— Je démarre à quarante mille livres, lâche-t-elle en haussant les épaules avec insouciance. Après, qui sait ? Ils expliquent que...
Et elle se met à parler de plan de carrière, de hiérarchie et de primes. Abasourdie, je n'en écoute pas un mot.
Quarante mille livres ?
Quarante mille livres ? Mais je ne suis payée que...
Dois-je vous dévoiler le montant de mon salaire ? N'est-ce pas un sujet à éviter en bonne compagnie, tout comme la religion ? À
moins que de nos jours on puisse parler d'argent ? Suze, elle, saurait.
Et puis, zut ! Vous êtes au courant de tout le reste, non ? La vérité est que je gagne vingt et un mille livres. Et moi qui croyais que c'était beaucoup ! Quand j'ai changé de job, je m'en souviens très bien, je suis passée de dix-huit mille à vingt et un mille et j'ai pensé avoir décroché la lune. Débordant d'enthousiasme, je rédigeais d'interminables listes de tout ce que j'achèterais avec ces trois mille livres supplémentaires. Mais, à présent, ça ne pèse pas lourd. Je devrais gagner quarante mille livres, comme Elly, et acheter tous mes vêtements chez Karen Millen. Ma vie est un vrai désastre.
Je rentre au bureau à pied, d'humeur morose. Peut-être vais-je abandonner le journalisme et devenir gestionnaire de portefeuilles. Ou banquier d'affaires. Ils touchent un bon paquet, si je ne m'abuse ? Je pourrais entrer chez Goldman Sachs. Ils gagnent autour de un million par an. Mon Dieu, ce serait bon ! Un million par an. Je me demande comment on décroche ce genre de job.
À la réflexion... ai-je vraiment envie d'être banquier ? L'aspect vêtements-de-chez-Karen-Millen ne me dérangerait pas. En fait, c'est ce que j'assumerais le mieux. Mais, pour le reste, la partie se-lever-tôt-le-matin-et-travailler-horriblement-dur, je n'en suis pas si sûre. Non que je sois paresseuse, loin de là, mais j'aime passer l'après-midi à Image Store ou feuilleter les journaux en prétendant faire des recherches sans que personne ne vienne y mettre son nez. Dans son nouveau travail, Elly n'aura manifestement pas ce genre d'activités. À vrai dire, son job semble plutôt effrayant.
Si seulement il existait un moyen d'avoir de beaux vêtements sans effectuer un travail angoissant. L'un mais pas l'autre. Si seulement... Je regarde machinalement toutes les vitrines des magasins que je dépasse, et soudain, je m'arrête, coupée dans mon élan.
Un signe de Dieu. Sans aucun doute.
Je me trouve devant Ally Smith qui présente en vitrine de longs manteaux superbes. Sur la porte, un panneau écrit à la main indique : « Recherchons une vendeuse pour le samedi.
Renseignez-vous à l'intérieur. »
Je défaille presque en lisant cet écriteau. C'est comme si la foudre avait frappé. Pourquoi diable n'y ai-je pas pensé plus tôt ?
Quelle idée de génie ! Je travaillerai le samedi. Dans une boutique de vêtements ! De cette façon, je gagnerai plein d'argent et je profiterai en plus d'une réduction sur tous les articles. Et regardons les choses en face : il est plus facile de bosser dans un magasin que de devenir gestionnaire de portefeuilles. Votre boulot consiste à rester debout et à demander : « Puis-je vous aider ? » Ce sera même amusant car je pourrai choisir mes vêtements tout en m'occupant des clientes. Je vais être payée pour faire du shopping !
C'est vraiment génial, me dis-je en entrant dans le magasin, un sourire avenant aux lèvres. Je savais que la chance se manifesterait aujourd'hui. J'en avais le pressentiment.
Une demi-heure plus tard, je ressors avec un sourire béat. J'ai trouvé un job ! Je vais travailler le samedi de 8 h 30 à 17 h 30, au tarif horaire de 4,80 livres, et bénéficier de 10 % de réduction sur tous les vêtements ! Après trois mois, ce sera 20 % ! Mes ennuis d'argent sont terminés.
Dieu merci, c'était un après-midi tranquille. Ils m'ont laissée remplir ma candidature sur place et Danielle, la directrice, m'a fait passer un entretien immédiatement. Au début, elle paraissait dubitative, surtout quand elle a su que j'étais journaliste financière à plein temps, et que je voulais ce poste pour arrondir mes fins de mois et me payer des vêtements. Elle ne cessait pas de répéter : «
C'est un travail pénible. Vous en rendez-vous compte ? C'est vraiment très dur. » Mais je pense qu'elle a changé d'avis lorsque nous avons commencé à parler du stock. En tant que fan d'AUy Smith, je connais le prix de chaque article et je sais si l'on en trouve de semblables chez Jigsaw ou French Connection. En définitive, Danielle a déclaré en me lançant un regard bizarre : «
Eh bien, pas de doute, vous aimez les vêtements. » Ensuite, elle m'a embauchée ! Je commence ce samedi. J'ai hâte ! N'est-ce pas génial ?
J'arrive au journal, grisée par mon succès. Je parcours la pièce des yeux et, soudain, cette banale vie de bureau m'apparaît très ennuyeuse et limitée pour un esprit créatif comme le mien. Je ne suis pas dans mon élément ici, parmi les ordinateurs et les piles poussiéreuses de dossiers de presse. Ma place est là-bas, sous les spots brillants et au milieu des cardigans en cachemire d'AUy Smith. Peut-être me lancerai-je dans le commerce à temps complet, me dis-je en m'asseyant. Pourquoi ne pas démarrer ma propre chaîne de boutiques de stylistes ? Je serai l'une de ces personnes mentionnées dans les articles sur les entrepreneurs à la réussite éblouissante. « Becky Bloomwood travaillait comme journaliste dans un magazine financier quand elle a imaginé le concept innovateur des boutiques Bloomwood, une chaîne à présent réputée dans tout le pays. L'idée lui vint un jour alors que... »
Le téléphone sonne et je prends la communication.
— Oui ? Rebecca Bloomwood à l'appareil.
Je suis sur le point d'ajouter : des boutiques Bloomwood, mais peut-être est-ce un peu prématuré.
— Mademoiselle Bloomwood, ici Derek Smeath, de la banque Endwich.
Quoi ? Abasourdie, je laisse tomber avec fracas le combiné sur mon bureau. Je le récupère en tâtonnant. Durant toute l'opération, mon cœur bat à cent à l'heure. Comment sait-il où je travaille ?
Où a-t-il déniché mon numéro ?
— Ça va ? me demande Clare d'un ton inquisiteur.
— Oui, dis-je la gorge serrée. Très bien.
La voilà maintenant qui m'observe. Impossible de raccrocher et de prétendre qu'il s'agit d'un faux numéro. Je suis obligée de lui parler. D'accord. Je vais me montrer vive et enjouée et me débarrasser de lui au plus vite.
— Bonjour ! Désolée pour cette attente, mais j'étais occupée.
Vous savez ce que c'est !
— Mademoiselle Bloomwood, je vous ai écrit de nombreuses lettres. Et aucune d'entre elles n'a reçu de réponse satisfaisante.
Je me sens rougir malgré moi. Bon sang, il a l'air furieux. C'est horrible. De quel droit vient-il gâcher ma journée ?
— J'ai été très prise. Ma tante... ma tante a été très malade. Je devais être auprès d'elle, vous comprenez.
— Je vois, néanmoins...
— Et puis, elle est morte.
— Je suis désolé de l'apprendre, répond-il. (Il n'a pas l'air désolé du tout.) Mais cela ne change rien au fait que votre compte indique un solde de...
Cet homme a-t-il un cœur ? Tandis qu'il parle solde, découverts et contrats, je fais la sourde oreille pour ne pas écouter ses propos contrariants. Je fixe mon bureau en simili bois. Et si le combiné tombait accidentellement par terre ? Mon Dieu, c'est affreux. Que faire
--- Si le problème n'est pas résolu, poursuit-il d'un ton cassant, je me verrai dans l'obligation de...
— Tout va rentrer dans l'ordre, parce que... j'aurai bientôt de l'argent.
En prononçant ces mots, je sens mes joues s'enflammer. La culpabilité, sans doute. Mais comment agir autrement ? Je dois inventer quelque chose, sinon il ne me lâchera pas.
— Ah ! oui ?
— Oui. Ma tante... m'a légué une certaine somme dans son testament.
Ce qui est presque vrai. De toute évidence, j'aurais hérité de tante Ermintrude. Après tout, j'étais sa nièce préférée. Qui d'autre lui aurait acheté une écharpe Denny and George ?
— Je la recevrai dans une semaine ou deux : un millier de livres, dis-je pour faire bonne mesure.
J'aurais dû lui annoncer dix mille livres. Il aurait vraiment été impressionné. Tant pis, c'est trop tard.
— Vous me dites que dans deux semaines, votre compte sera crédité d'un chèque de mille livres ?
Il y a un silence.
— Heu... oui. C'est ça.
— Je suis ravi de l'apprendre. Mademoiselle Bloomwood, j'ai pris note de notre conversation et j'attends l'arrivée de mille livres sur votre compte, le lundi 27 mars.
— Parfait, dis-je avec assurance. C'est tout ?
— Pour l'instant, oui. Au revoir mademoiselle Bloomwood.
— Au revoir.
Je raccroche. Dieu merci. Débarrassée de lui.
BROMPTON'S STORE
Comptes Clients
1 Brompton Street
Londres SW4 7TH
Mademoiselle Rebecca Bloomwood
Apt2
4 Burney Rd
Londres SW6 8FD
Le 10 mars 2000
Chère Mademoiselle Bloomwood,
Merci du prompt retour de votre chèque signé, d'un montant de 43£.
Malheureusement, bien que signé, ce chèque est daté du 14
février 2200. Il s'agit, sans aucun doute, d'une erreur de votre part.
Brompton ne peut accepter un chèque postdaté et, en conséquence, je vous le renvoie en vous demandant de le dater du jour de la signature.
Par ailleurs, vous pouvez régler en espèces ou par le bordereau de virement bancaire, ci-joint. Une notice explicative est jointe pour votre information.
Dans l'attente de recevoir votre règlement, nous vous prions d'agréer, Mademoiselle Bloomwood, l'expression de nos sentiments les meilleurs.
John Hunter
Directeur des Comptes Clients
9
Ce soir-là, quand je rentre à la maison, une pile de courrier m'attend dans le couloir, mais je l'ignore car mon colis des Beaux Cadres est arrivé ! Cela m'a coûté cent livres, ce qui n'est pas donné, mais il semblerait que vous en retiriez un bénéfice de trois cents livres en quelques heures seulement. À l'intérieur du paquet se trouve un prospectus rempli de photos de personnes qui gagnent des fortunes avec ce procédé. Certaines parmi elles se font cent mille livres par an ! Je me demande pourquoi je suis journaliste !
Après dîner, je m'installe devant Changing Rooms j et ouvre le kit.
Suze est sortie. Je peux donc me concentrer sans problème.
« Bienvenue dans le secret le mieux gardé d'Angleterre..., dit le prospectus. La famille des Beaux Cadres ! Intégrez notre organisation et gagnez un maximum en travaillant tranquillement chez vous. Nos instructions, faciles à suivre, vous aideront à vous embarquer dans l'entreprise la plus lucrative qui soit. Peut-être utiliserez-vous vos gains pour acheter une voiture, un bateau ou faire un cadeau à l'homme/la femme de votre vie. Et, n'oubliez pas, la somme que vous gagnez ne dépend que de vous ! »
Je suis totalement mordue. Pourquoi n'ai-je pas fait ça plus tôt ?
C'est un procédé génial ! Je vais travailler dur pendant deux semaines, régler mes dettes puis partir en vacances et acheter un max de vêtements. J'ai hâte de commencer.
Je déchire l'emballage, et soudain plein de bandes de tissus tombent par terre. Certaines sont unies, d'autres à fleurs. Le motif est plutôt laid, mais je m'en fiche. Mon job consiste à faire les cadres et à empocher l'argent. Je cherche les instructions et les découvre sous un tas de cartons. Effectivement, c'est d'une simplicité enfantine. Vous n'avez qu'à coller le rembourrage sur le cadre en carton, poser le tissu pardessus pour l'effet et fixer ensuite un galon au dos pour cacher les raccords. Voilà ! C'est très simple et vous gagnez 2 livres par cadre. Il y en a cent cinquante dans le colis, donc, si j'en effectue trente par soirée pendant une semaine, je me ferai trois cents livres en un rien de temps, durant mes loisirs.
Bon. Allons-y ! Cadre, rembourrage, colle, tissu, galon.
Non mais, qui a conçu ces foutus matériaux ? Il n'y a pas assez de tissu pour couvrir le cadre et le rembourrage. Ou alors, vous devez tirer dessus comme me malade, et le tissu est si fin qu'il se déchire.
J'ai mis de la colle sur la moquette et j'ai tordu deuxcadres en carton. Le seul que j'ai achevé est complètement de traviole. Et ça fait...
Je bâille et regarde l'heure. J'ai un choc. Il est 23 h 30, ce qui signifie que je travaille depuis trois heures. Et pendant tout ce temps, je n'ai réalisé qu'un cadre bancal qu'ils n'accepteront certainement pas et j'en ai détruit deux. La vue de ces fichus machins me rend hystérique. Pourquoi les gens veulent-ils des cadres de photos rembourrés ?
À ce moment-là, la porte s'ouvre sur Suze.
— Salut ! lance-t-elle en pénétrant dans le salon. Tu as passé une bonne soirée ?
— Pas vraiment, dis-je, renfrognée. J'ai monté ces trucs...
— N'y pense plus, réplique-t-elle d'un ton théâtral. Car tu sais quoi ? Tu as un admirateur secret.
— Quoi ?
— Cette personne t'aime beaucoup, poursuit-elle en enlevant son manteau. Je l'ai appris ce soir. Tu ne devineras jamais qui !
Luke Brandon. C'est le nom qui me traverse aussitôt l'esprit.
Ridicule. Comment Suze le saurait-elle ? Quelle idée stupide !
Stupidissime. Impossible.
Suze est peut-être tombée sur lui au cinéma, me souffle une petite voix. Après tout, elle le connaît, non ? Et il aurait pu lui parler...
— C'est mon cousin ! s'écrie-t-elle, triomphante.
Tarquin. Il t'apprécie vraiment beaucoup.
Oh ! mon Dieu.
— Il a le béguin pour toi, continue-t-elle avec entrain. Depuis qu'il t'a vue pour la première fois !
— Ce n'est pas si secret...
Je m'interromps en voyant l'expression étonnée de Suze. Après tout, je ne veux pas la blesser.
--- Alors, tu étais déjà au courant ?
— Eh bien...
Je ne peux pas lui expliquer que son cousin bien-aimé me donne la chair de poule. Je me mets à jouer avec le tissu du cadre posé devant moi. Un sourire ravi se dessine sur les lèvres de Suze.
— Tu lui plais énormément ! Je lui ai conseillé de t'appeler pour t'inviter. Cela ne t'ennuie pas ?
— Bien sûr que non, dis-je sans grande conviction.
— Ne serait-ce pas merveilleux ? Si vous vous mariiez, je serais demoiselle d'honneur !
— Oui.
Je m'efforce de sourire.
— Formidable.
Le mieux, c'est d'accepter un rendez-vous par politesse, puis d'annuler au dernier moment. Avec un peu de chance, Tarquin devra rentrer en Ecosse et nous pourrons tirer un trait sur cette histoire.
Mais je m'en passerais volontiers. À présent, j'ai deux bonnes raisons de redouter la sonnerie du téléphone.
À mon grand soulagement, samedi arrive et je n'ai reçu aucune nouvelle de Tarquin ni de Derek Smeath. En fin de compte, tout le monde me laisse vivre ma vie.
Par contre, j'avais projeté d'assembler cent cinquante cadres cette semaine, mais je n'en ai effectué que trois, dont aucun ne ressemble à celui de la photo. Le premier n'a pas assez de rembourrage, les angles du second ne coïncident pas et le troisième a une légère tache de colle sur le devant qui ne part pas.
Je ne comprends pas pourquoi j'éprouve autant de difficulté.
Certaines personnes en réalisent des centaines par semaine, sans effort. Grâce à ses gains, Mme S. de Ruislip emmène sa famille en croisière chaque année. Comment se fait-il qu'ils y parviennent et pas moi ? C'est très déprimant. Ne suis-je pas intelligente ? J'ai un diplôme universitaire, nom d'un chien !
Enfin, peu importe. Aujourd'hui commence mon nouveau job chez Ally Smith. Là, au moins, je gagnerai de l'argent.
Je suis emballée à cette perspective. Voilà que s'ouvre une nouvelle carrière dans la mode ! Je passe du temps à choisir une tenue branchée pour mon premier jour et me décide enfin : un pantalon noir de chez Jigsaw, un petit T-shirt en cachemire (enfin, moitié cachemire) et un haut portefeuille rose tout droit sorti de chez Ally Smith.
Plutôt satisfaite du résultat, je m'attends à un commentaire approbateur de Danielle, mais elle ne me prête aucune attention particulière et se contente de déclarer :
— Bonjour. Les pantalons et les T-shirts sont dans la réserve.
Prenez votre taille et changez-vous dans la cabine.
Maintenant, ça me revient. Toutes les vendeuses de Ally Smith portent la même tenue. Presque comme... un uniforme. Je me change à contrecœur et me regarde dans la glace. Je suis déçue.
Ce pantalon gris n'est guère flatteur et le T-shirt uni n'a rien de réjouissant. Je suis tentée de demander à Danielle de choisir autre chose, mais elle a l'air occupée. J'attendrai la semaine prochaine pour lui en toucher un mot.
En dépit de ma tenue, je ressens un frisson d'excitation en me retrouvant dans la boutique. Les spots brillent de mille feux, le parquet ciré étincelle, de la musique joue en sourdine et un sentiment d'attente flotte dans l'air. Un artiste avant la représentation doit éprouver la même sensation. Je me poste devant un miroir et murmure : « Voulez-vous de l'aide ? » Ou vaut-il mieux dire : « Puis-je vous aider ? » Je serai la vendeuse la plus charmante qui soit. Les gens viendront ici uniquement pour que je les serve et mon rapport à la clientèle sera fantastique.
Ensuite, je figurerai dans un article de VEvening Standard consacré aux meilleures boutiques de la ville. Peut-être aurai-je même mon émission à la télévision.
Personne ne s'occupe de moi. Décidée à faire preuve d'initiative
- un bon point pour toi, Rebecca -, je me dirige vers une femme blonde qui tapote sur les touches de la caisse et lui demande :
— Puis-je faire un essai rapide ?
— Quoi ? dit-elle sans lever les yeux.
— Je ferais mieux d'apprendre le fonctionnement de la caisse avant l'arrivée des clientes, vous ne trouvez pas ?
À ce moment-là, elle relève la tête et, à mon grand étonnement, éclate de rire.
— À la caisse ? Vous croyez que vous allez commencer tout de suite à la caisse ?
— Oh... Eh bien, je pensais...
— Vous êtes une débutante, mon chou. Oubliez la caisse. Allez voir Kelly qui vous indiquera votre travail de la journée.
Plier des pulls. Plier ces foutus pulls. Je suis ici pour ça. Courir en tous sens derrière les clientes qui, après avoir regardé des cardigans, les ont laissés tout chiffonnés, et les replier. À onze heures, je suis crevée. Je ne m'amuse pas beaucoup. Réalisez-vous à quel point il est déprimant de plier un cardigan à la façon Ally Smith, de le remettre sur une étagère, soigneusement aligné, pour voir quelqu'un le prendre avec désinvolture, l'examiner, faire la moue et l'abandonner sur place ? Vous avez envie de hurler : «
Ne le touchez pas si vous n'avez pas l'intention de l'acheter ! » J'ai même vu une fille regarder un cardigan identique à celui qu'elle portait. Elle a un problème ou quoi ?
Et je ne bavarde pas avec les clientes, non plus. Quand vous êtes vendeuse, c'est comme si vous étiez transparente. Personne ne me pose une seule question intéressante, comme : « Est-ce que ce chemisier va avec ces chaussures ? » Ou encore : « Où puis-je trouver une belle jupe noire à moins de 60 livres ? » J'adorerais répondre à ce genre de question. Mais, jusqu'à présent, on m'a demandé : « Y a-t-il des toilettes ? » et « Où se trouve le distributeur de billets le plus proche ? » Je n'ai pas établi le moindre contact avec la clientèle.
C'est décourageant. La seule chose qui me soutient le moral est un portant de fin de série au fond du magasin. J'y fais de fréquentes incursions, en couvant des yeux un jean imprimé zèbre soldé 90
livres au heu de 180 livres. Je me souviens de ce pantalon. Je l'avais même essayé. Et le voilà, tombé du ciel, à moitié prix. Je ne le quitte plus des yeux. C'est un 40. Ma taille ! Je ne dois pas dépenser d'argent, je sais, mais une telle occasion ne se représentera pas. Il est vraiment cool. Et 90 livres, c'est rien pour un bon jean. Chez Gucci, vous le payeriez au moins 500 livres.
Mon Dieu, je le veux. Je le veux !
Je rôde autour du portant, reluquant le pantalon pour la énième fois, quand Danielle fond sur moi. Je sursaute d'un air coupable mais elle se contente de déclarer : « Pouvez-vous aller aux cabines d'essayage, maintenant ? Sarah vous mettra au courant. »
Dieu merci ! Plus de pulls à plier !
À mon grand soulagement, cette histoire de cabines est beaucoup plus amusante. Celles d'AUy Smith sont très agréables et spacieuses. Mon job consiste à me tenir à l'entrée et à vérifier le nombre d'articles pris par les clientes. Il est passionnant de voir ce que les gens essaient. Il y a une fille qui achète des tonnes de vêtements pour son anniversaire. Elle n'arrête pas d'expliquer que son petit ami lui a dit de dépenser sans compter car il paierait la note.
La veinarde ! Enfin, au moins, je gagne de l'argent. Il est 11 h 30, je me suis donc fait... 14 livres 40. Ce n'est pas si mal. Je pourrai m'offrir de bons produits de maquillage avec ça.
Sauf que je ne gaspillerai pas mon salaire en maquillage. Bien sûr que non ! Ce n'est pas pour cela que je travaille. Je vais me montrer raisonnable et acheter le jean imprimé zèbre parce qu'il serait criminel de laisser passer une occasion pareille, puis déposer le reste sur mon compte en banque. J'ai hâte de le porter.
À 14 h 30, pendant ma pause, je me précipiterai sur les fins de série et j'emporterai le pantalon dans la salle du personnel afin de m'assurer qu'il me va, ensuite...
Soudain, mon visage se fige. Attendez ! Qu'est-ce que cette fille porte sur son bras ? Mon jean ! Elle se dirige vers les cabines.
Elle veut l'essayer. Mais c'est le mien !
— Bonjour, lance-t-elle, gaiement.
— Bonjour ! dis-je la gorge serrée, en m'efforçant de rester calme. Com... Combien d'articles avez-vous ?
— Quatre, répond-elle en me montrant les cintres.
Derrière moi sont pendus les jetons portant les chiffres 1, 2, 3 et 4. La fille attend que je lui donne celui marqué 4 pour rentrer dans la cabine. Mais c'est impossible. Je ne peux pas la laisser essayer mon pantalon.
— Vous n'avez droit qu'à trois articles.
— Vraiment? demande-t-elle, étonnée. Mais... Elle indique les jetons d'un geste de la main.
— Je sais. Mais le règlement vient juste de changer.
Désolée.
Et je lui adresse mon plus beau sourire de vendeuse peu amène.
Le pouvoir, quel pied ! Vous pouvez empêcher les gens d'essayer des vêtements ! Ou encore détruire leur vie !
— Bon, d'accord. Eh bien, je vais laisser de côté...
— Ce pantalon, dis-je en m'emparant du jean.
— Non. Je pense que je...
— Nous devons prendre l'article du dessus. Désolée.
Explication que je lui donne avec le même sourire de circonstance.
Merci mon Dieu, pour les vendeuses désagréables et les règles stupides. Les gens y sont tellement habitués que cette fille ne met pas ma parole en doute. Elle se contente de lever les yeux au ciel, prend le jeton marqué 3 et se dirige vers la cabine en me laissant le précieux jean sur les bras.
Bien. De l'intérieur de la cabine me parviennent le bruit du glissement des fermetures Eclair et le cliquetis des cintres.
Essayer ces trois articles ne va pas lui prendre une éternité.
Ensuite, elle sortira et demandera le jean. Que faire ? Pendant quelques secondes, l'indécision me paralyse. Puis, le bruit d'un rideau de cabine que l'on tire me pousse à agir. Je cache en vitesse le pantalon derrière ce rideau et reprends ma place, l'air innocent.
Un instant plus tard, Danielle arrive, une écritoire à pince à la main.
— Ça va ? Vous vous en sortez ?
— Très bien.
— J'organise le tableau des pauses. Si vous pouvez attendre quinze heures, vous aurez une heure d'affilée.
— Parfait.
J'ai ma voix positive d'employée du mois, mais je pense : «
Quinze heures ? Je crèverai de faim ! »
— O.K., fait Danielle en s'éloignant dans le coin
pour remplir sa grille.
À ce moment, une voix me demande :
— C'est possible d'essayer ce jean, maintenant ?
Zut ! La fille est de retour. Comment a-t-elle fait pour se changer si vite ? Est-ce un Houdini au féminin ?
— Vous avez trouvé quelque chose ? Cette jupe noire est superbe. La façon dont les fentes tombent...
— En réalité, seul le jean m'intéresse, m'interrompt-elle en me rendant les vêtements tout froissés et sans les cintres.
Mon cœur s'emballe. Je plisse mon front, l'air concerné. Lequel c'était ? Un bleu ? Il y en a là-bas, près de...
— Non ! rétorque-t-elle impatiemment. Le pantalon imprimé zèbre que j'avais il y a une minute.
— Ah... Ah oui. Je ne sais plus où il est. Quelqu'un d'autre a dû le prendre.
— Mais je vous l'ai donné ! Vous étiez censée le garder.
— Je crains que nous ne soyons pas responsables des articles qui nous sont confiés pendant que les clientes se trouvent dans la cabine d'essayage.
— Oh ! pour l'amour du ciel ! s'écrie-t-elle, en me regardant comme si j'étais idiote. C'est ridicule ! Vous l'aviez il y a trente secondes ! Comment avez-vous pu le perdre ?
Merde. Elle est vraiment en colère. Sa voix monte et les gens commencent à nous regarder.
— Un problème ? s'enquiert une voix sirupeuse.
Je lève les yeux, horrifiée. Danielle se dirige vers nous, en affichant un regard mi-bienveillant, mi-menaçant. Bon, le principal est de conserver mon sang-froid. Rien ne peut être prouvé. Et tout le monde sait que le client est toujours un fauteur de troubles.
— J'ai donné à cette vendeuse un jean à garder car j'avais quatre articles, ce qui apparemment n'est pas autorisé, commence à expliquer la fille.
— Quatre articles ? reprend Danielle. Mais vous y avez droit.
Elle se tourne vers moi et me dévisage d'une façon qui n'est pas très amicale.
— Ah ! bon. Excusez-moi. Je suis nouvelle. Je croyais que c'était trois.
— Je savais bien que c'était quatre ! s'écrie la fille.
Vous avez ces jetons avec ce foutu « 4 » marqué
dessus.
Elle pousse un soupir exaspéré.
— En tout cas, je lui ai confié ce pantalon, j'ai essayé les autres vêtements, puis je suis sortie le lui redemander et il a disparu.
— Disparu ? demande Danielle d'une voix sèche. Disparu où ?
— Je ne sais pas, dis-je d'un air dérouté. Une autre cliente l'a certainement embarqué.
— Mais vous l'aviez à la main ! s'exclame-t-elle. Quelqu'un est arrivé et vous l'a arraché des mains, c'est ça ?
Oh ! ras le bol ! Quel est son problème ? Comment peut-elle être aussi obsédée par un jean ?
— Pourquoi ne pas en prendre un autre ?
— Il n'y en a pas d'autre, réplique-t-elle, glaciale. Il provenait des fins de série.
— Rebecca, réfléchissez ! m'exhorte Danielle. L'avez-vous posé quelque part ?
— Sans doute. Il y a tant d'allées et venues. J'ai dû le remettre sur le portant et une cliente est partie avec.
Je hausse les épaules d'un air contrit comme pour dire : « Vous savez comment sont les clientes, hein ? »
— Attendez ! s'écrie la fille. Qu'est-ce que c'est que ça ?
Je suis son regard et me fige. Le pantalon imprimé zèbre a roulé par terre et dépasse du rideau. Pendant un bref instant, nous le contemplons toutes en silence.
— Mince alors ! Le voilà !
— Et que fait-il là au juste ? demande Danielle.
— Je ne sais pas. Peut-être qu'il...
J'avale ma salive. Une idée, vite !
— Peut-être...
— Vous l'avez pris ! déclare la cliente, incrédule. C'est vous !
Vous ne vouliez pas que je l'essaie et vous l'avez caché !
— C'est ridicule ! dis-je en m'efforçant de paraître convaincante.
Mais je me sens rougir. Pourquoi suis-je du genre à rougir ?
Pourquoi ?
— Espèce de ...
La fille s'interrompt et se tourne vers Danielle.
— Je veux porter plainte.
— Rebecca, dans mon bureau, je vous prie, m'ordonne Danielle.
Hé, une minute. Ne va-t-elle pas me soutenir ? défendre son personnel ? Où est passée la solidarité ?
— Immédiatement ! ajoute-t-elle d'une voix coupante qui me fait sursauter.
En me dirigeant vers son bureau (une sorte de placard à balais), je vois tous les autres membres du personnel me dévisager et se pousser du coude. C'est horrible ! Mais ça va aller. Je m'excuserai et promettrai de ne plus recommencer. Et si je proposais des heures supplémentaires ? Du moment que je ne suis pas...
C'est pas vrai ! Elle m'a renvoyée. Ma première journée de travail n'est pas terminée que je suis déjà virée. Quand elle me Fa annoncé, j'en avais presque les larmes aux yeux car, mis à part l'incident du jean imprimé zèbre, je trouve que je me débrouillais très bien. Mais cacher des articles aux clientes semblerait faire partie des causes automatiques de renvoi. (Ce qui
n'est vraiment pas juste car elle ne me l'a pas signalé lors de notre entretien.)
Le cœur gros, j'enlève mon pantalon gris et mon T-shirt. Ma carrière de commerçante s'achève avant même d'avoir commencé.
Pour mes heures, je n'ai reçu que vingt livres et Danielle m'a affirmé qu'elle se montrait généreuse. Quand je lui ai demandé si je pouvais rapidement acheter des vêtements en utilisant ma réduction de vendeuse, j'ai cru qu'elle allait me frapper.
Tout a mal tourné. Pas de travail, pas d'argent, pas de réduction, juste ces fichues vingt livres. Abattue, je marche dans la rue, les mains enfoncées dans mes poches. Que voulez-vous que je fasse de vingt livres ?
— Rebecca !
Je relève la tête et me retrouve face à un visage que je connais.
Mais qui est-ce ? C'est... C'est... C'est...
— Tom ! dis-je, juste à temps.
Je suis sciée. Tom Webster, à Londres. Que fait-il ici ? Ne devrait-il pas être à Reigate en train de poser ses carreaux de style provençal ?
— Je te présente Lucy, m'annonce-t-il avec fierté
en poussant vers moi une fille croulant sous une
soixantaine de sacs.
Incroyable ! Il s'agit de la fille qui achetait des tonnes de vêtements chez Ally Smith. Celle dont le petit ami payait. Elle ne parlait sans doute pas de...
— Vous sortez ensemble ? dis-je, bêtement. Elle et toi?
— Oui, répond Tom en souriant. Depuis un moment déjà.
Il y a quelque chose qui cloche. Pourquoi Janice et Martin n'ont-ils pas évoqué sa copine ? Ils m'ontpourtant assez saoulée avec tous les autres détails de sa vie à la noix. Tom ! Avec sa petite amie !
— Bonjour, dit Lucy.
— Bonjour. Je suis Rebecca. La voisine. L'amie d'enfance. Tout ça.
— Oh ! c'est vous Rebecca ! s'écrie-t-elle en adressant un rapide coup d'œil à Tom.
Qu'est-ce que cela signifie ? Ont-ils bavardé à mon sujet ? Tom aurait-il toujours le béguin ? La situation est embarrassante. Je confirme en riant :
— C'est moi !
— Vous savez, je suis sûre de vous avoir rencontrée quelque part, ajoute Lucy pensivement. J'y suis ! Vous travaillez chez Ally Smith.
— Non!
— Ah ! Je croyais vous avoir vue...
Il est hors de question que mes parents apprennent que je travaille dans un magasin. Ils penseront que je mens sur toute la ligne, et qu'en réalité je suis fauchée et vis dans une chambre meublée sordide.
— Travail de recherche, dis-je, glaciale. Je suis journaliste.
— Rebecca est une journaliste financière, lui explique Tom.
C'est une pro.
— Ah ! bon.
J'adresse à Lucy un sourire dédaigneux.
— Mes parents écoutent toujours Rebecca. Mon père en parlait encore l'autre jour. Il semblerait que tu l'aies beaucoup aidé au sujet d'un problème financier. Une histoire de transfert de fonds, je crois.
— J'ai fait mon possible.
Je lance à Tom un sourire spécial-vieux-copains.
Non que je sois jalouse, mais je ressens un petit pincement au cœur en voyant Tom sourire à cette Lucy, qui, franchement, a des cheveux fadasses, même si elle est bien habillée. Soit dit en passant, Tom est aussi très élégant. Que se passe-t-il ? Tout va de travers. La place de Tom se trouve dans son pavillon de banlieue, pas à se balader, tiré à quatre épingles, dans des boutiques de luxe.
— Il faut qu'on y aille.
— Un train à prendre ? dis-je d'un ton condescendant. Cela doit être dur de vivre aussi loin.
— Pas tant que ça, déclare Lucy. Je me rends tous les matins chez Wetherby et cela ne prend que quarante minutes.
— Vous travaillez chez Wetherby ?
Pourquoi ne suis-je entourée que de yuppies ambitieux ? me dis-je atterrée.
— Oui. Je suis l'un de leurs conseillers en stratégie. Qu'est-ce que cela sous-entend ? Qu'elle est une tête ? C'est de pis en pis !
— Et nous n'allons pas prendre notre train tout de suite, répond Tom en souriant à sa bien-aimée. Nous allons d'abord chez Tiffany choisir un petit quelque chose pour l'anniversaire de Lucy qui a lieu la semaine
prochaine.
Il prend une mèche de cheveux de Lucy qu'il se met à entortiller autour de son doigt.
Je n'en peux plus. Pourquoi n'ai-je pas un fiancé qui m'achète un petit quelque chose chez Tiffany ?
— Eh bien, j'ai été très contente de te rencontrer, dis-je en bafouillant. Mes amitiés à ton père et à ta mère. Bizarre qu'ils n'aient pas mentionné Lucy, ne puis-je m'empêcher d'ajouter, un peu méchamment. Je les ai vus l'autre jour et ils n'en ont pas soufflé un mot.
Je lance un regard innocent à Lucy. Ha ! ha ! Qui a le dessus, maintenant ?
Mais ils échangent de nouveau une série de coups d'œil.
— Ils ne voulaient pas..., commence Tom, puis il s'interrompt.
— Quoi ?
Un long silence embarrassé s'installe.
— Tom, je vais voir ce magasin, déclare Lucy en
s'éloignant.
Nous voilà seuls.
Quel cinéma ! Je ne compte manifestement pas pour du beurre dans leur relation. J'éclate de rire.
— Que se passe-t-il ?
Mais c'est évident, n'est-ce pas ? Il rêve toujours de moi et Lucy est au courant.
— Rebecca, ce n'est pas facile pour moi. Mais papa et maman sont conscients de tes... sentiments pour
moi. Ils n'ont pas parlé de Lucy parce qu'ils ont pensé que tu serais...
Il laisse échapper un bref soupir.
— Que tu serais déçue.
Quoi ? Est-ce une plaisanterie ? Je n'en reviens pas. Pendant quelques secondes, j'en ai le souffle coupé.
— Mes sentiments pour toi ? Tu plaisantes ? finis-je par bégayer.
— Écoute, c'est évident, répond-il en haussant les épaules. Ils m'ont raconté comment, la dernière fois, tu les avais bombardés de questions sur moi, ma nouvelle maison...
Je lis de la pitié dans son regard. C'est insupportable ! Comment peut-il imaginer...
— Becky, je t'aime beaucoup, poursuit-il.
Seulement...
— C'était par pure politesse ! Je ne suis pas amoureuse de toi !
dis-je en hurlant.
— N'en parlons plus, veux-tu ?
— Mais tu ne me plais pas ! C'est la raison pour laquelle j'ai refusé de sortir avec toi quand tu me l'as demandé. Nous avions seize ans, tu t'en souviens ?
Je m'arrête et le regarde, triomphante, pour constater que l'expression de son visage n'a pas changé. Il ne m'écoute pas. Ou alors, le simple fait d'avoir évoqué notre passé d'adolescents lui confirme que je suis obsédée par lui. Et plus j'essaierai d'argumenter, plus il sera convaincu que je suis folle de lui. Quelle horreur !
— Bien, dis-je en tentant de rassembler les lambeaux de ma dignité. De toute évidence, nous ne nous comprenons pas. Je vous laisse.
Je vois Lucy qui regarde une vitrine en feignant de ne pas écouter et lui crie :
— Je ne cours pas après ton petit ami. Et je ne lui
ai jamais couru après. Au revoir.
Et je m'éloigne à grands pas, un sourire nonchalant aux lèvres.
Une fois que j'ai tourné le coin de la rue, mon sourire s'efface peu à peu et je me laisse lourdement tomber sur un banc. Malgré moi, je me sens humiliée. Bien sûr, c'est risible, que Tom Webster imagine que je sois amoureuse de lui. Ça m'apprendra à être trop bien élevée et à simuler de l'intérêt pour ses éléments en chêne cérusé. La prochaine fois, je bâillerai bruyamment ou bien je m'en irai. Mieux encore, ! présenterai mon petit ami. Cela leur clouera le bec. De toute façon, peu importe !
Je devrais me fiche de ce que pensent Tom Webster et sa copine. Mais... je dois reconnaître que je suis déprimée. Pourquoi n'ai-je pas de fiancé ? En ce moment, je n'ai même personne en vue. Ma dernière relation sérieuse remonte à Robert Hayman et nous avons cassé il y a trois mois. D'ailleurs, je n'en étais pas folle. Il m'appelait « ma jolie », et dans les films, au moment des scènes erotiques, il couvrait mes yeux de ses mains pour plaisanter. J'avais beau lui demander d'arrêter, il continuait. Cela me rendait hystérique. Rien que d'y penser, j'en suis toute hérissée.
Mais c'était quand même un petit ami. Je l'appelais du bureau, nous allions ensemble dans les soirées et il me protégeait des sales types. Pourquoi l'ai-je plaqué ? Il n'était peut-être pas si mal...
Je pousse un grand soupir, me lève et poursuis mon chemin.
L'un dans l'autre, cette journée a été désastreuse. J'ai perdu un boulot et Tom Webster m'a traitée avec condescendance. En plus, je n'ai rien de prévu : pensant que je serais épuisée par ma journée de travail, je n'ai pas organisé ma soirée.
Enfin, au moins, j'ai vingt livres.
Vingt livres. Je vais m'offrir un bon cappuccino avec un brownie au chocolat. Et deux ou trois magazines.
Et pourquoi pas un petit truc de chez Accesso-rize ? Ou des bottes. J'ai vraiment besoin de nouvelles bottes. J'en ai vu des parfaites chez Hobbs, à bout carré avec un talon assez plat. J'irai après mon café. Je regarderai aussi les robes. Après une journée pareille. je mérite un petit plaisir. Et il me faut de nouveaux collants pour aller travailler ainsi qu'une lime à ongles. Peut-être également un livre pour lire dans le métro...
Quand je prends la queue à Starbucks, je me sens déjà mieux.
PGNI FIRST BANK VISA
7 Camel Square
Liverpool L1 5NP
Mademoiselle Rebecca Bloomwood
Apt2
4 Burney Rd
Londres SW6 8FD
Le 15 mars 2000
Chère Mademoiselle Bloomwood,
PGNI First Bank Carte Visa n° 1475839204847586
Merci pour votre lettre du 11 mars.
Votre offre d'abonnement gratuit à Réussir votre épargne est très aimable ainsi que votre invitation à dîner au Ivy.
Malheureusement, les employés de la banque First PGNI ne sont pas autorisés à accepter de tels cadeaux.
Dans l'attente de recevoir le plus rapidement possible votre règlement demeuré impayé de 105,40 £, je vous prie d agréer, Mademoiselle Bloomwood, l'expression de mes salutations distinguées.
Peter Johnson
Directeur des Comptes Clients
10
Lundi matin, je me réveille de bonne heure, l'estomac noué.
Mes yeux se posent sur les sacs empilés dans le coin de ma chambre. Je les détourne aussitôt. Je sais que j'ai dépensé trop d'argent samedi. Je n'aurais pas dû acheter deux paires de bottes, ni cette robe mauve. En tout, j'ai claqué... Autant ne pas y songer.
Pense à autre chose, vite, me dis-je avec fermeté.
Les deux monstres inséparables, la honte et la panique, tambourinent dans ma tête.
Honte, honte, honte.
Panique, panique, panique.
Si je les laisse faire, ils vont s'emparer de mon esprit et prendre le pouvoir. La tristesse et la peur m'anéantiront. Heureusement, j'ai un truc : ne leur prêter aucune attention. Je condamne une partie de mon esprit et plus rien ne m'inquiète. C'est de la légitime défense. Je suis devenue experte en la matière.
Une autre astuce consiste à agir pour divertir mon attention. Du coup, je me lève, allume la radio, prends une douche et m'habille.
Le martèlement est encore présent, au fin fond de mon inconscient, mais il s'estompe peu à peu. Quand j'entre dans la cuisine pour me préparer un café, il a pratiquement disparu.
J'éprouve le profond soulagement que procure un calmant vous libérant d'une migraine. Je commence à me détendre : tout va aller pour le mieux.
Avant de sortir, je vérifie mon look dans la glace (haut : River Island ; jupe : French Connection ; collants : Pretty Polly Velvets
; chaussures : Ravel) et prends mon manteau (solde de House of Fraser). À cet instant précis, du courrier glisse sous la porte. Je me baisse afin de le ramasser. Pour Suze, il y a une lettre manuscrite et une carte postale des Maldives. Pour moi, deux enveloppes à fenêtre inquiétantes, l'une émanant de Visa, l'autre de la banque Endwich.
Mon cœur cesse de battre. Pourquoi m'écrivent-ils encore ? Que veulent-ils ? Ne peuvent-ils pas me laisser tranquille ?
Je dépose soigneusement le courrier de Suze dans l'entrée et fourre mes deux lettres dans ma poche. Je les lirai en allant au bureau. Une fois dans le métro, je les ouvrirai et m'obligerai à en prendre connaissance, même si elles sont désagréables.
Telle est mon intention. Sincèrement. Je le jure !
Mais, en m'engageant dans la rue d'à côté, je tombe sur une benne, une énorme benne jaune, à moitié pleine. Les maçons qui vont et viennent y balancent des bouts de bois et de vieux tissus.
Des tonnes de détritus, en vrac.
Une pensée insidieuse s'immisce dans mon esprit.
Je ralentis mon allure, puis je m'arrête et regarde La benne comme si les mots inscrits sur les parois me fascinaient. Je reste là, le cœur battant, jusqu'à ce que les ouvriers rentrent dans la maison. Personne en vue. D'un geste vif, je sors les deux lettres de ma poche et les laisse tomber sur le côté.
Pfuit. Envolées.
À ce moment-là, un maçon arrive avec deux sacs de gravats qu'il jette dans le container. Les voilà enterrées ! Personne ne les trouvera jamais.
Elles ont disparu pour de bon.
Je reprends ma route. Ma démarche est déjà plus légère et mon optimisme remonte en flèche.
La culpabilité cède très vite la place à l'innocence. Comment aurais-je pu lire ces lettres puisque je ne les ai jamais reçues ? En route vers la station de métro, je pense dur comme fer qu'elles n'ont jamais existé.
Arrivée au journal, j'allume mon ordinateur, ouvre un nouveau fichier et commence aussitôt mon article sur les retraites. Si je travaille d'arrache-pied, Philip risque de me donner une augmentation. Qui sait ? Je resterai tard tous les soirs, l'impressionnerai par mon dévouement et il réalisera à quel point je suis sous-estimée. Peut-être serai-je promue rédactrice assistante.
J'écris à toute vitesse : « De nos jours, nous ne pouvons pas compter sur le gouvernement pour s'occuper de nous quand nous serons âgés. En conséquence, nous devrions contracter un plan de retraite le plus tôt possible. L'idéal serait de le faire dès que l'on est salarié. »
— Bonjour Clare, lance Philip en pénétrant dans le bureau vêtu de son pardessus. Bonjour Rebecca.
Voilà le moment de l'impressionner.
— Bonjour Philip.
Au lieu de m'enfoncer confortablement dans mon siège en lui demandant des nouvelles de son week-end, je me retourne vers mon ordinateur et poursuis ma tâche. Je tape si vite que l'écran se couvre de fautes. Autant l'admettre, je suis une piètre dactylo.
« La meilleure option est souvent proposée par votre société, mas si ce n'est pas possible, un grand choix de plans de retraites est disponible sur le marché, on en retrouve... » Je m'arrête, prends un dépliant sur les retraites et le feuillette comme si je recherchais une information cruciale.
— Vous avez passé un bon week-end, Rebecca ? s'enquiert Philip.
— Excellent, merci.
Je lève mes yeux de la brochure en feignant d'être surprise par cette interruption.
— Samedi, j'étais dans votre coin. Vers Fulham Road.
— Ah...
— C'est vraiment l'endroit à la mode, non ? Ma femme a lu un article là-dessus. Le quartier regorge de filles branchées, vivant de leurs rentes.
— Peut-être.
— C'est comme ça que l'on devrait vous appeler, déclare-t-il en s'esclaffant : « La fille branchée. »
Bon sang, mais qu'est-ce qu'il raconte ?
— C'est vrai, dis-je en lui souriant.
Après tout, c'est le patron. Il peut m'appeler comme bon lui...
Attendez une minute ! ATTENDEZ. Imagine-t-il que je suis riche ? Il ne pense tout de même pas que je touche une rente !
— Rebecca, il y a un appel pour toi. Un dénommé
Tarquin, annonce Clare. Philip m'adresse un sourire entendu, du style : « Vous voyez bien ! », puis il se dirige tranquillement vers son bureau. Je le suis du regard, frustrée. Tout va de travers. S'il me croit rentière, il ne m'accordera jamais d'augmentation.
Mais où a-t-il été chercher tout ça ?
— Becky, insiste Clare, en indiquant mon télé
phone qui sonne.
Je décroche.
— Bonjour. Rebecca Bloomwood à l'appareil.
— Becky, dit Tarquin de sa voix haut perchée. (Il a l'air nerveux comme s'il s'était préparé à ce coup de fil depuis une éternité.) C'est si bon de t'entendre. J'ai beaucoup pensé à toi.
— Ah bon ?
Mon ton est peu amène. Je sais bien qu'il s'agit du cousin de Suze et tout et tout, mais franchement...
— Je... j'aimerais beaucoup passer plus de temps avec toi. Si on dînait ensemble ?
Que suis-je censée répondre ? Sa requête est si inoffensive. Ce n'est pas comme s'il me demandait : « Puis-je coucher avec toi ? »
ou même « Puis-je t'embrasser ? » Refuser de dîner avec lui revient à déclarer : « Tu es insupportable au point qu'il m'est impossible de rester assise à la même table que toi pendant deux heures. »
Ce qui n'est pas loin de la vérité, mais je ne peux pas le lui dire.
Et Suze s'est montrée tellement adorable avec moi ces derniers temps que, si je décline l'invitation de son Tarquin chéri, elle se vexera.
— Pourquoi pas ?
Je devrais manifester plus d'enthousiasme, je sais, ou être franche et lui avouer : « Tu ne me plais pas. »
Mais je n'en ai pas le courage. Il est plus facile de dîner avec lui.
Qu'est-ce que je risque ?
De toute façon, je n'irai pas. J'appellerai au dernier moment pour annuler. Facile.
— Je suis à Londres jusqu'à dimanche, dit Tarquin.
— Voyons-nous donc samedi soir. Juste avant ton départ.
— Dix-neuf heures, c'est bon ?
— Plutôt vingt heures.
— D'accord, vingt heures.
Il raccroche sans avoir fixé un lieu de rendez-vous. Puisque je n'ai pas l'intention de m'y rendre, ce n'est pas grave. Je soupire et recommence à taper.
« Il est préférable de consulter un expert qui vous offrira un conseil personnalisé et vous recommandera un plan de retraite approprié. Cette année, la nouveauté sur le marché... »
Je m'arrête pour prendre un prospectus. N'importe quel vieux dépliant fera l'affaire. « Le plan de retraite Troisième Âge de Sun Assurance qui... »
— Alors, ce type t'a demandé de sortir avec lui ?
— Oui.
Je ne peux m'empêcher de ressentir une petite pointe de triomphe car Clare Edwards ne connaît pas Tarquin. Elle doit l'imaginer très séduisant et spirituel.
— Nous nous voyons samedi soir, dis-je d'un ton détaché en poursuivant mon article.
— Je vois, déclare-t-elle en faisant claquer un élastique autour d'une pile de lettres. L'autre jour, Luke Brandon m'a demandé si tu avais un petit ami.
— Vraiment ? Quand... quand ça ?
— Je ne sais plus, il n'y a pas longtemps. J'assistais à un briefing à Brandon Communications.
— Et qu'as-tu répondu ? Que tu n'en avais pas. Il te plaît ?
— Bien sûr que non ! dis-je en levant les yeux au ciel.
Je dois cependant reconnaître que je retourne à mon clavier d'humeur plutôt joyeuse. Luke Brandon. Non qu'il m'attire mais tout de même. Luke Brandon. « Ce plan flexible offre les avantages d'une assurance vie ainsi qu'un montant forfaitaire disponible à la retraite. Prenons l'exemple d'une personne d'une trentaine d'années ayant investi cent livres par mois... »
Vous savez quoi ? C'est d'un ennui mortel. Je vaux mieux que ça.
Je mérite mieux que ce bureau merdique et ce boulot qui consiste à transformer un prospectus en article crédible. Je mérite un job plus intéressant. Ou mieux payé. Ou les deux.
Je m'arrête de taper et j'appuie mon menton entre mes mains. Je dois prendre un nouveau départ. Et si Elly avait raison ?
Travailler dur ne me fait pas peur. Pourquoi ne pas structurer ma vie, aller voir un chasseur de têtes de la City et décrocher un boulot que tout le monde m'enviera ? Je toucherai Un salaire colossal, disposerai d'une voiture de fonction et changerai de tailleur Karen Millen tous les jours. Fini les soucis d'argent !
L'euphorie me gagne. J'ai trouvé la solution. Je serai une...
— Clare, qui gagne le plus à la City ?
— Je ne sais pas, répond-elle en fronçant les sourcils. Peut-être les courtiers en opérations à terme.
Voilà. C'est ce que je vais devenir. Un courtier en opérations à terme. Facile.
C'est si facile que le lendemain matin, à dix heures, je me dirige nerveusement vers les bureaux de William Green, le meilleur chasseur de têtes de la City. En poussant la porte vitrée, j'aperçois mon reflet et ressens un frisson d'excitation. Est-ce bien moi ?
Un peu, oui ! Je porte mon tailleur noir le plus élégant, des collants et des talons hauts sans oublier l'indispensable FT glissé sous le bras. J'ai pris aussi mon attaché-case, un cadeau de Noël de ma mère dont je ne me suis jamais servi car il est trop lourd et que j'en ai oublié la combinaison. Depuis, impossible de l'ouvrir.
Mais il est parfait pour le rôle et c'est ce qui compte.
Jill Foxton, la femme qui m'a donné rendez-vous, s'est montrée très sympathique au téléphone quand je lui ai expliqué que je voulais changer d'orientation professionnelle. Mon expérience a eu l'air de l'impressionner. J'ai aussitôt tapé un CV que je lui ai adressé par e-mail. Bien entendu, je l'ai enjolivé, mais cela fait partie du jeu, non ? Il faut se vendre. Et ça a marché ! Environ dix minutes après, elle me rappelait pour me demander de passer la voir : elle pensait avoir d'intéressantes perspectives d'avenir pour moi.
D'intéressantes perspectives d'avenir ! J'étais si excitée que j'avais du mal à tenir en place. Je suis allée voir Philip et lui ai déclaré que je voulais prendre un jour de congé pour emmener mon neveu au zoo. Il ne s'est douté de rien. J'aimerais voir sa tête quand il découvrira qu'en l'espace d'une nuit je me suis transformée en un courtier ambitieux.
— Bonjour, dis-je avec assurance à la réceptionniste. J'ai rendez-vous avec Jill Foxton. Mon nom est Rebecca Bloomwood.
— De...
Aïe ! Impossible de mentionner Réussir votre épargne, sinon Philip risquerait d'apprendre que je recherche un nouvel emploi.
— De... nulle part, finis-je par avouer en riant. Juste Rebecca Bloomwood. J'ai rendez-vous à dix heures.
— Bien. Asseyez-vous, je vous prie.
Je prends mon attaché-case et me dirige vers les fauteuils en tâchant de cacher ma nervosité. Je m'assois et, pleine d'espoir, parcours des yeux les magazines jonchant la table basse, mais il n'y a rien d'intéressant, seulement des publications dans le genre de The Economist. Je m'enfonce dans mon siège et observe les lieux. Avec sa fontaine au centre et son escalier en verre qui monte en spirale, ce hall d'entrée est impressionnant. Au loin, à des kilomètres, il y a plein d'ascenseurs dernier cri. Pas un ascenseur, ni deux, mais une dizaine. Mince alors ! Cet endroit doit être gigantesque.
— Rebecca ?
Une fille blonde en ensemble-pantalon clair surgit soudain devant moi. Bel ensemble. Très bel ensemble.
— Bonjour, Jill !
— Non. Je suis Amy, son assistante, répond-elle en souriant.
Waouh ! C'est cool d'envoyer son assistante chercher ses visiteurs pour montrer qu'on est trop important et occupé pour le faire soi-même. J'agirai de même avec la mienne quand je serai un courtier réputé et qu'EUy
viendra
déjeuner avec moi. Et pourquoi pas un assistant ? Nous tomberons follement amoureux l'un de l'autre ! Ce sera comme dans un film. La femme ambitieuse et le garçon mignon, mais sensible...
— Rebecca ? Vous êtes prête ? demande Amy, intriguée.
Je reviens sur terre.
— Bien sûr !
En lui emboîtant le pas, je regardé subrepticement son tailleur-
pantalon et mes yeux tombent sur une discrète étiquette Emporio Armani. Pas possible ! Si les assistantes s'habillent en Armani, que porte Jill ? Du Dior haute couture ? J'adore déjà cet endroit.
Nous montons au sixième étage et empruntons d'interminables couloirs recouverts d'une épaisse moquette.
— Vous voulez donc être courtier en opérations à terme, déclare Amy après un moment.
— Oui. C'est ça.
— Vous avez déjà travaillé dans cette branche ?
— Vous savez, dans mes articles, j'ai traité la plupart des domaines financiers. Je pense donc avoir les compétences nécessaires, dis-je en souriant d'un air modeste.
— C'est très bien. Certaines personnes arrivent ici à court d'idées. Jill leur pose alors les questions de base et...
Elle fait un geste de la main. J'en ignore la signification, mais cela n'augure rien de bon.
— Je vois. Quelles sortes de questions ?
— Oh ! rien de bien inquiétant. Elle vous demandera probablement... Je ne sais pas. Des choses comme : « Comment négociez-vous un marché fluctuant ?» Ou : « Quelle est la différence entre une mise de fonds ouverte et un OR ? » Ou encore : « Comment calculeriez-vous la date d'expiration d'un titre en opérations à terme ? » Les trucs courants.
Une voix intérieure me conseille de prendre mes jambes à mon cou, mais Amy vient de s'arrêter devant une porte de bois blond.
— Nous y voilà, indique-t-elle en souriant. Vous désirez un thé, ou un café ?
— Un café, merci.
J'ai envie de dire : « Un gin bien tassé. » Amy frappe à la porte, l'ouvre et m'introduit en annonçant : « Rebecca Bloomwood ».
— Rebecca ! s'écrie une femme brune derrière un
bureau.
Elle se lève pour venir me serrer la main.
À mon grand étonnement, Jill est loin d'être aussi bien habillée qu'Amy. Elle est vêtue d'un tailleur bleu plutôt mémère et chaussée de banals escarpins. Peu importe, c'est elle qui commande. Et son bureau est assez incroyable.
— Je suis enchantée de vous rencontrer, déclare-t-elle en me désignant un fauteuil. Autant vous l'avouer sans détours, votre CV m'a extrêmement impressionnée.
— C'est vrai ?
Cela commence bien. Extrêmement impressionnée. Du coup, elle ne tiendra peut-être pas compte du fait que je sois incapable de répondre à ses questions.
— Vos aptitudes linguistiques, en particulier, ajoute Jill.
Remarquable. Vous semblez faire partie de ces oiseaux rares qui excellent dans toutes les matières.
— Mon français se limite à la conversation courante. « Voici la plume de ma tante », ce genre de chose.
Jill a un rire approbateur.
— Mais le finnois ! s'exclame-t-elle en prenant la tasse de café placée devant elle. Reconnaissez que c'est inhabituel.
Je lui adresse un sourire éblouissant en espérant que nous allons changer de sujet. J'ai marqué « maîtrise parfaite du finnois » car j'ai pensé que « français parlé » faisait un peu perdu tout seul.
Après tout, qui parle finnois ? Personne.
— Et vos connaissances financières, poursuit-elle en attirant mon CV vers elle. Au cours de votre carrière de journaliste, vous avez couvert des domaines très variés. Notamment, qu'est-ce qui vous attire dans les produits dérivés ?
De quoi parle-t-elle ? Ah ! oui, les dérivés. Ce sont des opérations à terme, si je ne m'abuse.
— Eh bien..., dis-je avec assurance.
Je suis interrompue par Amy qui entre avec une tasse de café.
— Merci.
Je relève la tête. Pourvu que l'on passe à autre chose. Mais Jill attend toujours ma réponse.
— À mon avis, les opérations à terme représentent le futur. Ce secteur offre de nombreux défis et je
pense...
Qu'est-ce que je pense, au fait ? Devrais-je mentionner au passage les OR ou les dates d'expiration ? Mieux vaut s'abstenir.
— Je crois que ce secteur me correspondrait parfaitement.
— Je vois, approuve Jill Foxton en se renversant dans son siège.
La raison pour laquelle je vous pose ces questions est qu'il y a un poste dans la banque qui pourrait vous convenir tout aussi bien.
Qu'en pensez-vous ? Un poste dans la banque ? Est-elle sérieuse ?
M'a-t-elle trouvé un travail ? Ce n'est pas vrai !
— Eh bien, je n'y verrais aucun inconvénient, dis-je en essayant de contrôler mon enthousiasme. Je regretterai les opérations à terme, mais la banque, ce n'est pas mal non plus, n'est-ce pas ?
Jill éclate de rire. Elle croit que je plaisante.
— Le client, une banque étrangère de premier plan, recherche une nouvelle recrue pour la division des créances financières de sa filiale de Londres.
— Oui.
— Maîtrisez-vous les principes européens d'arbitrage direct ?
— Absolument ! J'ai écrit un article sur ce sujet l'an dernier.
Quel était le mot, déjà ? Arbi-quelque chose.
— Je ne veux pas vous forcer la main... si vous désirez un réel changement d'orientation professionnelle, ce poste vous ira comme un gant. Il y aura un entretien, bien sûr, mais il ne devrait poser aucun problème. Et je serai en mesure de vous négocier un contrat très intéressant, ajoute-t-elle d'un air complice.
— Vraiment ?
Voilà soudain que j'ai du mal à respirer. Elle va négocier un contrat très intéressant. Pour moi !
— Mais oui. Vous devez réaliser que vous faites partie des exceptions. Vous savez, hier, quand j'ai reçu votre CV, j'ai vraiment poussé des cris de joie. Rendez-vous compte, la coïncidence ! poursuit-elle sur le ton de la confidence.
— En effet, dis-je en levant vers elle un visage rayonnant.
C'est fantastique ! Mon rêve se réalise. Je vais être un banquier.
Et pas n'importe lequel. Un banquier de premier plan !
— Alors, déclare Jill d'un air désinvolte, si nous allions rencontrer votre nouvel employeur ?
— Quoi ?
Un sourire se dessine sur ses lèvres.
— Je ne voulais pas vous en parler avant de vous rencontrer.
Mais le directeur du recrutement de la banque de Helsinki se trouve dans nos bureaux pour rencontrer notre P.-D.G. Je suis sûre qu'il va vous adorer. L'affaire peut même être réglée cet après-midi.
— Parfait !
Ha ! ha ! ha ! Je vais être un banquier.
Ce n'est qu'à mi-chemin du couloir que ses paroles commencent à prendre un sens. La banque de Helsinki.
Cela ne signifie pas... Elle n'espère sans doute pas...
— J'ai hâte de vous entendre tous les deux
bavarder en finnois, dit Jill, tandis que nous montons un étage. C'est une langue que j'ignore du tout au tout.
Oh ! mon Dieu. Non !
— J'ai toujours été nulle en langues, me confie-
t-elle, très à l'aise. Je ne suis pas douée dans ce
domaine. Pas comme vous !
Je lui lance un sourire éclatant et continue à marcher sans faire le moindre faux pas, mais mon cœur bat à tout rompre. Bon sang, que faire ?
Nous nous engageons dans un autre couloir. Je ne m'en sors pas mal. Tant que nous continuons à marcher, je suis O.K.
— Le finnois est une langue difficile à apprendre ? Pas vraiment.
Mon... mon père est à moitié finlandais, dis-je d'une voix éraillée.
— J'imaginais une situation de ce genre. Après tout, ce n'est pas une langue enseignée à l'école, déclare-t-elle avec un petit rire jovial.
Tout baigne pour elle, me dis-je avec colère. On ne lui a pas signé son arrêt de mort. Quelle angoisse ! Les personnes que nous croisons me dévisagent avec curiosité. Elles ont l'air de penser : «
Alors, c'est vous qui parlez finnois ! »
Pourquoi ai-je écrit que je le maîtrisais parfaitement ? Pourquoi
?
— Ça va ? s'enquiert Jill. Pas trop nerveuse ?
— Absolument pas !
Peut-être est-ce jouable. Ce type ne va tout de même pas mener tout ce fichu entretien en finnois ? Il se contentera de lancer : «
Haâll... » et je répondrai : «Haâll... », puis j'enchaînerai aussitôt en déclarant : « Vous savez, mon finnois technique est un peu rouillé, ces temps-ci. Cela ne vous dérangerait pas que l'on poursuive en anglais ? Et...
— Nous sommes presque arrivées.
— Parfait.
Je resserre ma main moite autour de la poignée de mon attaché-case. Mon Dieu. Faites quelque chose. S'il vous plaît...
— C'est ici ! s'écrie-t-elle en s'arrêtant devant une porte indiquant : SALLE DE CONFERENCE. Elle tape deux fois puis entre dans la pièce. Un nombre impressionnant de personnes sont assises autour d'une table. Toutes se tournent vers moi et me regardent.
— Jan Virtanen. Je vous présente Rebecca Bloomwood.
Un homme barbu se lève avec un large sourire. Il me tend la main.
— Neiti Bloomwood ! On Oikein hauska tavata. Pitââkô paikkansa ettâ teillâ on jonkinlainen yhteys
Suomeen ?
Je demeure sans voix, les joues en feu. Tout le monde attend ma réponse.
— Je... heu... heu... Haâll0 !
Je lève ma main en un petit geste amical et souris à l'assemblée.
Tous les visages restent de marbre.
— Heu... Il faut que..., dis-je en battant en retraite.
Que je...
Et je m'enfuis à toutes jambes.
11
J'arrive dans le hall d'entrée, haletante. Vu le véritable marathon que je viens de courir le long d'interminables couloirs pour sortir de cet endroit, rien d'étonnant. Je descends la dernière volée de marches (je ne pouvais pas me risquer dans les ascenseurs par crainte d'y rencontrer la brigade finlandaise), puis m'arrête pour reprendre mon souffle. Je tire sur ma jupe, fais passer mon attaché-case d'une main moite à l'autre et commence à traverser le hall en direction de la porte comme si je sortais d'un rendez-vous ordinaire. Je regarde droit devant moi, en m'interdisant de penser que j'ai anéanti toutes mes chances de devenir l'un des meilleurs banquiers de la City. Mon seul objectif est d'atteindre la porte vitrée et de quitter les lieux avant d'être...
— Rebecca ! s'écrie une voix derrière moi.
Merde ! Ils m'ont eue.
— Haâll0, fais-je, la gorge serrée, en me retournant.
Haâll... Oh... Hello.
C'est Luke Brandon.
Il se tient devant moi et me contemple de son regard si énigmatique.
— Je ne pensais pas vous rencontrer dans un endroit pareil.
Vous cherchez un travail dans la City ?
Et pourquoi pas ? Pense-t-il que je ne suis pas assez intelligente
?
— J'envisage un changement de carrière. Peut-être dans le secteur bancaire. Ou comme courtier d'opérations à terme.
— Vraiment ? C'est dommage.
Que veut-il dire ? Pourquoi est-ce dommage ? Ses yeux noirs rencontrent les miens et je ressens un petit pincement au cœur.
Soudain, les paroles de Clare me traversent l'esprit. Luke Brandon m'a demandé si tu avais un petit ami.
— Et vous ? Que faites-vous ici ?
— J'effectue des recrutements. Ils sont très efficaces. Inhumains, mais efficaces.
Il hausse les épaules puis regarde mon attaché-case.
— Vous ont-ils trouvé quelque chose ?
— J'ai... Pas mal de possibilités s'offrent à moi. Je réfléchis à ma prochaine démarche.
Qui, pour être franche, consiste à prendre directement la porte.
— Je vois, dit Luke. Êtes-vous en congé ?
— Oui. Bien sûr.
Qu'imagine-t-il ? Que j'ai quitté le journal en prétextant une conférence de presse ?
Après tout, ce n'est pas une mauvaise idée. Je pourrais tenter le coup la prochaine fois.
— Et qu'avez-vous de prévu maintenant ?
Ne dites jamais « rien ».
— Eh bien, j'ai à m'occuper de pas mal de choses. Des coups de fil à passer, des gens à voir...
— Alors, je ne vais pas vous retarder. Bonne chance pour votre boulot.
— Merci, dis-je en lui adressant un sourire
professionnel.
Il s'en va et je reste plantée là avec mon vieil attaché-case, un peu dépitée. J'attends qu'il ait disparu pour me diriger à mon tour vers la sortie. Une fois dans la rue, je m'arrête, indécise. J'avais projeté de passer la journée au téléphone pour parler à tout le monde de mon nouvel emploi génial de courtier. À la place...
Bon. N'y pensons plus.
Quoi qu'il en soit, je ne peux pas rester devant William Green toute la journée. Les gens vont imaginer que je fais partie d'une installation d'art contemporain. Je finis par me mettre en route.
Dès que je tomberai sur une station de métro, j'aviserai. Parvenue à un carrefour, j'attends que le feu passe au rouge quand un taxi s'arrête à ma hauteur.
— Je sais que vous êtes une femme débordée.
Je redresse la tête, stupéfaite. Luke Brandon est penché à la fenêtre du taxi. Une lueur malicieuse éclaire ses yeux noirs.
— Mais si vous avez une demi-heure à perdre, ça
vous dirait de faire un peu de shopping ?
Cette journée est irréelle. Tout à fait irréelle.
Je monte dans le taxi, pose mon attaché-case par terre et m'assois en lançant un regard nerveux à Luke. Je regrette déjà ma décision. Et s'il me pose une question sur les taux d'intérêt ? Ou s'il désire s'entretenir de la Bundesbank ou des perspectives de croissance des États-Unis ? Mais il se contente d'indiquer au chauffeur : « Chez Harrods, je vous prie. »
Au moment où nous démarrons en trombe, je ne peux m'empêcher de sourire. C'est si cool. Moi qui croyais rentrer à la maison, seule et misérable, me voilà en route pour Harrods, aux frais de la princesse. J'observe par la fenêtre les rues bondées.
Nous sommes en mars, mais quelques panneaux « Soldes » datant du mois de janvier subsistent encore dans certaines vitrines. Je fouille du regard les étalages à la recherche d'affaires que j'aurais ratées. Le taxi marque un temps d'arrêt devant une filiale de la banque Lloyds. Je jette un coup d'œil vague aux clients qui font la queue à l'intérieur.
— Vous savez quoi ? Les banques devraient organiser des soldes en janvier comme tout le monde.
Je lève les yeux. Luke a l'air de beaucoup s'amuser.
— Les banques ?
— Pourquoi pas ? dis-je sur la défensive. Pendant un mois, ils baisseraient leurs prix. Tout comme les sociétés de crédit immobilier. En vitrine, de grandes affiches indiqueraient : « Prix sacrifiés. »
Je reste pensive un moment.
— Ou alors, ils organiseraient des soldes en avril, à la fin de l'année fiscale. Les organismes d'investissement pourraient s'y mettre aussi. « - 50 % sur un éventail sélectionné de portefeuilles.
»
— Des soldes de SICAV, renchérit Luke Brandon. Remises sur tous les droits d'entrée.
— Absolument. Personne ne peut résister à un rabais. Même les gens riches.
Le taxi redémarre et je remarque une femme vêtue d'un splendide manteau blanc. Où l'a-t-elle déniché ? Peut-être chez Harrods. Et si j'en achetais un ? Tout l'hiver, je ne porterais que du blanc. Un manteau blanc comme neige avec une toque de fourrure blanche assortie. Les gens m'appelleront « la fille au manteau blanc ».
Quand je me retourne, je vois Luke noter quelques lignes dans un petit carnet. Il redresse la tête.
— Rebecca, envisagez-vous sérieusement de quitter
le journalisme ?
À vrai dire, j'avais oublié ce sujet.
— Je ne sais pas. Peut-être.
— Et vous pensez que le secteur bancaire vous conviendrait mieux ?
— Qui sait ? dis-je, déconcertée par le ton de sa voix.
Il n'a pas à s'en faire, lui, ni à s'inquiéter pour son avenir. Il possède sa propre société évaluée à plusieurs millions de livres.
Pour ma part, je ne possède que mon découvert s'élevant à plusieurs milliers de livres !
— Elly Granger quitte L'Investisseur Hebdo. Elle entre chez Wetherby comme gestionnaire de portefeuilles.
— Je suis au courant, déclare-t-il. Mais vous n'avez rien à voir avec Elly Granger.
Ce commentaire m'intrigue. Si je ne ressemble pas à Elly, à qui est-ce que je ressemble ? À une personne détendue et raffinée comme Kristin Scott Thomas ?
— Vous avez de l'imagination, ajoute Luke. Elle,
non.
Waouh ! Luke Brandon pense que j'ai de l'imagination. Mince alors ! Voilà qui est plutôt flatteur. « Vous avez de l'imagination.
» J'aime ça. À moins que...
Une minute. Est-ce une façon polie de dire que je suis stupide ?
ou menteuse ? Peut-être essaie-t-il de me faire comprendre que tous mes articles sont bidon ?
Je ne sais plus si je dois me réjouir ou pas.
Pour cacher mon embarras, je regarde par la fenêtre. Nous sommes arrêtés à un feu rouge. Une femme obèse vêtue d'un jogging de velours rose tente de traverser la rue. Elle est surchargée de courses et tient un petit chien ridicule. À intervalles réguliers, elle laisse échapper un de ses paquets, qu'elle rattrape en déposant un autre sac par terre. C'est si énervant que j'ai envie d'aller l'aider. Soudain, elle en fait tomber un. Il s'ouvre et trois énormes pots de glace roulent sur la chaussée.
Ne rigole pas, me dis-je. Sois adulte. Je serre les dents, mais ne peux m'empêcher de glousser.
Du coin de l'œil, je vois Luke s'efforcer aussi de rester sérieux.
La femme se met à descendre la rue en courant pour rattraper ses emplettes, talonnée par son toutou. C'est parti. J'éclate de rire.
Et quand le chien qui a dépassé sa maîtresse essaie d'arracher le couvercle d'un des pots avec ses dents, je crois mourir. Je regarde Luke et n'en reviens pas. Il pleure de rire. J'étais persuadée que Luke Brandon ne riait jamais.
— Je sais qu'on ne doit pas se moquer des gens. Mais...
— Ce chien ! s'étrangle Luke. Ce satané chien !
— Cette tenue !
Le taxi démarre et nous dépassons la femme obèse, penchée sur ses pots de glace, son énorme derrière rose pointé en l'air.
— Les joggings de velours rose devraient être interdits.
— Je suis tout à fait de votre avis, dit Luke le plus sérieusement du monde. Les joggings de velours rose sont dorénavant interdits.
Ainsi que les cravates.
— Et les slips, dis-je sans réfléchir. Je sens mon visage s'empourprer. Comment puis-je parler de slips devant Luke Brandon ? J'enchaîne aussitôt :
— Et le pop-corn au caramel.
— D'accord, déclare Luke. Nous interdisons donc les joggings de velours rose, les cravates, les slips, le pop-corn au caramel...
— Et les clients qui n'ont pas la monnaie, intervient le chauffeur de taxi.
— Très bien, approuve Luke en haussant les épaules. Les clients qui n'ont pas la monnaie.
— Et ceux qui vomissent. Ce sont les pires.
— O.K...
— Ceux aussi qui ne savent pas où ils vont.
Nous échangeons des coups d'œil avec Luke. Mon
fou rire me reprend.
— J'allais oublier les clients qui ne sont pas foutus de parler notre langue. Y vous rendent dingue.
— En définitive... la plupart des clients, commente Luke.
— Comprenez-moi bien, explique le chauffeur, je n'ai rien contre les étrangers...
Il s'arrête devant Harrods.