NEW YORK NY 10005

Ml e Rebecca Bloomwood

Apt B

251 11e Rue Ouest

New York

NY 10014

Le 7 novembre 2001

Chère Mademoisel e Bloomwood,

Nouveau Compte Joint numéro : 5039 2566 2319

Nous avons le plaisir de vous confirmer l'ouverture de votre nouveau compte joint avec M. Luke Brandon, et de vous communiquer tous les documents explicatifs. Nous vous ferons parvenir votre carte de crédit par pli séparé.

À la Second Union Bank, nous mettons un point d'honneur à développer le service personnalisé au client. N'hésitez pas à me contacter, à n'importe quel e heure, si vous avez des questions. Je me ferai un plaisir d'y répondre, car tout problème mérite mon attention.

Je vous prie de croire, chère Mademoisel e, à mes sentiments les meil eurs.

Walt Pitman

Directeur du Service Clientèle

SECOND UNION BANK

300 WALL STREET

NEW YORK NY 10005

Ml e Rebecca Bloomwood

AptB

251 11e Rue Ouest

New York

NY 10014

Le 7 janvier 2002Chère

Mademoisel e Bloomwood,

Merci infiniment pour votre courrier du 9 décembre concernant votre compte joint avec M. Luke Brandon. Je conviens que la relation entre une banque et son client devrait être placée sous le signe de l'amitié et de la coopération, et pour répondre à votre question, ma couleur préférée est le rouge.

Malheureusement, je me vois dans l'incapacité d'accéder à votre requête et de reformuler les libel és de votre prochain relevé bancaire.

La transaction à laquel e vous faites référence apparaîtra sous la mention « Prada, New York » et non « Facture de gaz », comme vous le souhaitiez.

En vous priant de croire à mes sentiments les meil eurs.

Walt Pitman

Directeur du Service Clientèle

SECOND UNION BANK

300 WALL STREET

NEW YORK NY 10005

Ml e Rebecca Bloomwood Apt B

251 11e Rue Ouest New York

NY 10014

Le 12 décembre 2001

Chère Mademoisel e Bloomwood,

Merci infiniment pour votre courrier du 4 janvier concernant votre compte joint avec M. Luke Brandon, et pour les chocolats, que je me vois contraint de vous retourner. Je conviens qu'il est difficile de veil er à la moindre dépense, et je suis navré d'apprendre que cela a provoqué un « désagréable petit malentendu » entre nous.

Malheureusement, il m'est impossible de faire des relevés bancaires en deux parties, ainsi que vous le suggérez, d'en envoyer une moitié à M. Brandon et l'autre à vous-même, et de faire en sorte que « ce soit notre petit secret ». Toutes les opérations afférentes au compte, débits et crédits, sont enregistrées conjointement.

C'est précisément la raison pour laquel e un tel compte se nomme «

compte joint ».

Je vous prie de croire, chère Mademoisel e, à mes sentiments les meil eurs.

Walt Pitman

Directeur du Service Clientèle

1

OK. Pas de panique. Je peux y arriver. Je peux le faire. Il faut juste que je manœuvre un poil vers la gauche, que je soulève un peu, que je pousse un rien plus fermement. .

Enfin, quoi ! Ça ne doit pas être bien sorcier de faire entrer un meuble bar dans un taxi new-yorkais, non ?

J'agrippe le bois ciré de toutes mes forces, inspire profondément et me remets à pousser : sans le moindre résultat. C'est une journée d'hiver à Greenwich Village

; le ciel est bleu comme à la montagne, les jours où l'air ressemble à du dentifrice et vous fait frais jusque dans les bronches. Les gens sont bien emmitouflés dans leurs écharpes, mais moi, je suis en nage. J'ai le visage tout rouge, ma nouvelle chapka est de travers, mes cheveux me collent au visage et je vois bien que, de l'autre côté de la rue, tous les clients du Jo-Jo's Café m'observent en se marrant.

Mais pas question d'abandonner. Je vais y arriver.

Il le faut, de toute façon je n'ai pas l'intention de me ruiner en frais de livraison alors que j'habite à deux pas d'ici.

— Ça rentrera pas ! lance le chauffeur, blasé, en passant la tête par la fenêtre.

— Mais si ! J'ai déjà fait entrer deux pieds...

Je pousse avec l'énergie du désespoir. Si seulement je pouvais forcer ces deux autres pieds à entrer d'une manière ou d'une autre. Pffff ! C'est pire que d'emmener un chien chez le veto.

— En plus, je ne suis pas assuré.

— Pas grave ! Nous n'allons qu'à deux rues d'ici. Je le tiendrai pendant qu'on roule. Ça va aller.

Le chauffeur hausse les sourcils et mâchonne un cure-dent crasseux.

— Parce que vous croyez qu'il y aura de la place pour vous en plus de ce machin ?

— Je me ferai toute petite ! Je trouverai bien un moyen !

Remontée, je fais encore un effort, et le meuble bondit contre le siège avant.

— Hé ! Si vous m'abîmez mon taxi, vous me remboursez, je vous préviens !

— Je suis désolée, dis-je, à bout de souffle. OK, écoutez, je vais recommencer à zéro. Je pense que je m'y suis mal prise.

Avec un maximum de précautions, je soulève l'avant du meuble pour l'extirper du taxi et le reposer sur le trottoir.

— Et d'abord, c'est quoi ce machin ?

— Un meuble bar années trente. Regardez, le dessus s'ouvre... (Pas qu'un peu fière, j'ouvre le volet en façade et écarte les petits miroirs Art déco à l'inté-

rieur.) Là, on met les verres... Et là, il y a deux shakers intégrés.

Admirative, je caresse une fois de plus mon acquisition. A la seconde où je l'ai aperçu dans la vitrine de l'antiquaire, j'ai su qu'il me le fallait. Bon, c'est vrai, Luke et moi avons passé un accord - ne plus acheter de meubles pour l'appartement -, mais là, c'est très différent. Un authentique meuble bar, exactement comme dans les films avec Fred Astaire et Ginger Rogers ! Ça va changer nos soirées du tout au tout. Après le travail, Luke et moi allons nous préparer des martinis, et danser sur de vieux airs en regardant le soleil se coucher. Ce sera d'un romantique ! On achètera un de ces tourne-disques avec un énorme cornet, on commencera une col ection de 78 tours, et je pourrai porter ces fabuleuses robes rétro qu'on dégote dans les boutiques de fripes.

Et puis, ça va peut-être devenir du plus grand chic de passer chez nous boire un cocktail. Le New York Times fera un papier sur nous ! Oui ! L'heure du cocktail réinventée avec originalité et élégance dans le West Village. Un couple d'expatriés britanniques très stylés, Rebecca Bloomwood et Luke Brandon...

La portière du taxi s'ouvre dans un bruit de ferraille et, tirée de ma rêverie, je vois le chauffeur en descendre.

— Oh merci, dis-je, reconnaissante. Un coup demain ne sera pas du luxe. Si vous aviez une corde, nous pourrions peut-être le fixer sur le toit...

— Non. Pas de corde. Et pas de course non plus. Il claque la portière arrière et je reste pétrifiée d'horreur en le voyant se réinstaller derrière son volant.

— Mais vous ne pouvez pas refuser ! Vous n'avez pas le droit ! C'est la loi.

Vous devez me prendre. C'est le maire qui l'a dit !

— Le maire n'a rien dit au sujet des meubles bar, rétorque-t-il en levant les yeux au ciel tandis qu'il démarre.

— Et comment je vais rentrer chez moi ? je crie, indignée. Attendez !

Revenez !

Mais le taxi est déjà en train de s'éloigner, et je me retrouve là, sur le trottoir, agrippée à mon meuble. Je fais quoi, maintenant ? Bon. Allez, Becky, un peu de bon sens. Je pourrais peut-être le porter jusqu'à la maison ? Ce n'est pas si loin.

J'étire au maximum les bras et réussis à poser les mains autour du meuble.

Lentement, je le soulève, fais un pas - et immédiatement je le laisse retomber.

Bon sang, que c'est lourd. J'ai dû me froisser un muscle.

OK. Peut-être que je ne vais pas le porter, en fait. Mais impossible n'est pas Becky. Il suffit de déplacer un pied de quelques centimètres, puis un autre, et ainsi de suite.

Oui, voilà, ça va marcher. C'est un peu lent, mais si je ne me décourage pas... si je trouve le rythme...

Et un pas à gauche... Et un pas à droite...

Le truc, c'est de ne pas me soucier de la distance que je couvre à chaque mouvement, et de continuer à progresser régulièrement. Je serai rendue en deux temps trois mouvements.

Deux adolescentes en doudoune me dépassent en ricanant mais je suis bien trop concentrée pour réagir.

Et un coup à gauche... Et un coup à droite...

— S'il vous plaît ? lance une voix cassante et exaspérée. Vous pourriez libérer le trottoir ?

Je me retourne et, horreur, avise une femme coiffée d'une casquette de base-ball et en baskets qui approche, précédée d'au moins dix chiens en laisse, tous de formes et de tailles différentes.

Bon sang ! Il y a un truc qui m'échappe : pourquoi les gens ne promènent-ils pas eux-mêmes leurs chiens ? Si on n'aime pas marcher, pourquoi ne pas prendre un chat ? Ou un poisson rouge ?

Maintenant, ils sont pile devant moi. Et ça jappe, ça aboie, ça secoue la tête et...

Non ! C'est pas vrai ! Un caniche est en train de lever la patte contre mon sublime meuble !

— Arrêteeeeeez ! Éloignez ces chiens !

— Au pied, Flo, dit la femme qui me jette un regard exaspéré.

Oh ! là, là ! Regardez un peu la distance que j'ai parcourue. Je n'ai même pas dépassé la vitrine de la boutique d'antiquités et je suis déjà à plat,

— Alors, lance une voix sèche dans mon dos, peut- être allez-vous vous décider à le faire livrer ?

Je tourne la tête. Arthur Graham, l'antiquaire, est appuyé contre le chambranle de sa porte, avec son élégant costume-cravate.

— Je ne sais pas. (Je m'adosse au meuble, en prenant un air dégagé, comme si j'avais un tas d'autres options, y compris celle de rester plantée là sur le trot oir.) C'est une possibilité.

— Soixante-quinze dollars, n'importe où à Manhattan.

Mais je n'habite pas n'importe où à Manhattan. J'habite à deux pas d'ici !

Arthur m'adresse un sourire victorieux. Il sait qu'il a gagné.

— OK. (Bon, au moins, j'admets ma défaite.) C'est peut-être une bonne idée, après tout.

Arthur appelle un type en jean, qui soulève nonchalamment le meuble aussi facilement que s'il était en carton. Puis je leur emboîte le pas à l'intérieur de la boutique encombrée où règne une chaleur étouffante. Même si j'y étais il y a dix minutes à peine, je me surprends à regarder de nouveau autour de moi. J'adore cet endroit. Où que votre regard se pose, il y a un truc dont vous avez envie. Cette incroyable chaise sculptée, par exemple, ou ce jeté-de-lit en velours peint à la main... Et voyez un peu cette horloge comtoise ! Chaque jour, on y découvre de nouveaux objets.

N'allez pas croire que je viens ici tous les jours.

C'est juste que... enfin, vous voyez ce que je veux dire. J'imagine, c'est tout.

Excellent achat, fait Arthur en désignant mon meuble. Vous avez l'œil, c'est indéniable.

Il me sourit et griffonne quelque chose sur un ticket.

— Oui, peut-être..., je conviens, avec un sourire modeste.

Même si je suppose qu'effectivement j'ai l'œil. Je regardais La Route des antiquités à la télé tous les samedis avec maman, alors forcément, je m'y connais un peu.

— Très belle pièce, dis-je d'un air entendu, en hochant la tête en direction d'un grand miroir à l'encadrement doré.

— Ah, oui, fait Arthur. Moderne, évidemment.

— Evidemment, je m'empresse de répéter.

J'avais bien sûr remarqué qu'il était moderne, je voulais juste dire que c'était une très belle pièce compte tenu de sa modernité.

— Ça vous intéresserait des articles de bar pour garnir le meuble ? (Arthur relève la tête.) Verres à cocktail... carafes... Nous avons quelques belles pièces.

— Oh oui ! dis-je avec un large sourire. Absolument.

Des verres à cocktail années trente ! Qui a encore envie d'utiliser des verres modernes tout moches quand on peut boire dans des verres authentiques, hein ?

Lorsque Arthur ouvre son grand cahier en cuir intitulé « Collectionneurs », un doux sentiment de fierté m'envahit. Je suis une collectionneuse ! Ça fait tellement adulte !

— Mademoiselle R. Bloomwood... Articles de bar années trente. J'ai votre téléphone ; donc, si nous rentrons quelque chose, je vous appelle. (Arthur consulte la page.) Je vois ici que vous êtes aussi intéressée par les vases de Murano ?

— Oh ! Euh. . Oui.

Ça m'était sorti de la tête, cette idée de collectionner les vases de Murano. En fait, je ne sais même plus où j'ai mis le premier que j'ai acheté.

— Et aussi par les montres de gousset dix-neuvième... (Du doigt, il descend le long de la liste.) Et les shakers... Les coussins au point de croix... (Il relève la tête.) Est-ce toujours d'actualité ?

— Eh bien... Pour être franche, je ne suis plus trop dans les goussets... Ni dans les shakers.

— Je vois. Et les cuillers à confiture victoriennes ?

Les cuillers à confiture ? Pourquoi diable voulais-je une batterie de cuillers à confiture ?

— Vous savez quoi? dis-je d'un air songeur. Je crois qu'à partir de maintenant je vais m'en tenir aux articles de bar des années trente. Et me faire une vraie collection.

— C'est très avisé de votre part. (Il sourit et entreprend de rayer les lignes de la page.) À bientôt.

Quand je sors de la boutique, il fait un froid de canard et quelques flocons de neige tombent du ciel. Mais je rayonne de satisfaction. Franchement, quel formidable investissement ! Un authentique meuble des années trente - et bientôt, j'aurai une collection d'articles de bar pour aller avec ! Je suis très contente de moi.

Bon, pourquoi étais-je sortie déjà ?

Ah oui ! Deux cappuccinos.

Nous vivons à New York depuis un an, dans un appartement sur la 1 Ie Rue, dans la partie arborée, celle qui a le plus de charme. Toutes les maisons ont des petits balcons ouvragés et des perrons en pierre, et les trottoirs sont plantés d'arbres.

Juste en face de chez nous habite quelqu'un qui joue des airs de jazz au piano, et les soirs d'été nous sortons sur la terrasse que nous partageons avec nos voisins d'immeuble et, bien installés sur des coussins, nous buvons du vin en écoutant le pianiste. (Enfin, on l'a fait une fois.) En entrant dans la maison, je trouve une pile de courrier que je passe rapidement en revue.

Facture. .

Publicité. .

Ah ! le Vogue anglais.

Facture. .

Oh-oh. Le relevé de ma carte de Saks 5e Avenue.

Je considère l'enveloppe un instant puis la soustrais du tas pour la glisser dans mon sac. Non que j'aie l'intention de la cacher. Mais, bon, il n'est pas utile que Luke tombe dessus. L'autre jour, j'ai lu un article vraiment intéressant, qui s'intitulait «L'information tue-t-elle l'information ?» On y expliquait qu'il valait mieux filtrer les événements quotidiens plutôt que de fatiguer votre partenaire en lui racontant par le menu vos journées. On y disait que la maison doit être un sanctuaire, et que nul n'a besoin de tout savoir. Ce qui, tout bien réfléchi, est loin d'être bête.

Du coup, j'ai pas mal filtré, ces derniers temps. Seulement des petites choses triviales et ennuyeuses comme... les reçus de cartes de crédit, par exemple, ou le prix exact d'une paire de chaussures. . Et vous savez, il doit y avoir du vrai dans cette théorie parce que ça a fait une grande différence dans notre relation, à Luke et moi.

Je glisse le reste du courrier sous mon bras et monte l'escalier. Je n'ai reçu aucune lettre d'Angleterre aujourd'hui, mais je n'en attendais pas, parce que ce soir... Devinez ? Nous rentrons chez nous ! Pour le mariage de Suze, ma meilleure amie ! Je brûle d'impatience, littéralement.

Elle épouse Tarquin, un garçon vraiment adorable qu'elle connaît depuis toujours. (En fait, c'est son cousin. Mais c'est légal. Ils se sont renseignés.) Le mariage a lieu chez les parents de Suze, dans le Hampshire, il y aura des caisses de Champagne, une calèche... Et, le plus beau, c'est que je vais être demoiselle d'honneur.

Je trépigne rien que d'y penser. Il me tarde tant ! Pas seulement d'être demoiselle d'honneur - mais aussi de revoir Suze, mes parents, de retrouver ma maison. Je me suis rendu compte hier que je n'étais pas retournée en Angleterre depuis plus de six mois, ce qui, brusquement, m'a semblé très très long. J'ai raté l'élection de papa au grade de capitaine de son club de golf - autant dire l'ambition de sa vie. J'ai aussi raté le scandale quand Siobhan, à l'église, a volé l'argent destiné aux travaux de la toiture, afin de partir pour Chypre. Et, pire que tout, j'ai raté les fiançailles de Suze, même si elle est venue à New York quinze jours plus tard me montrer sa bague pour me consoler.

En fait, tout ça ne me dérange pas trop, parce que je me régale vraiment ici. Mon travail chez Barneys est génial, et vivre dans le Village aussi. J'adore me promener dans les petites rues isolées, acheter des madeleines chez Magnolia le dimanche matin, et revenir par le marché. En gros, j'adore ma nouvelle vie ici, à New York. Exception faite, peut-être, de la mère de Luke.

Mais bon. Chez nous, c'est chez nous.

En arrivant au premier étage, j'entends de la musique s'échapper de notre appartement et, intérieurement, je frissonne d'impatience. Ce doit être Danny qui travaille. Il a sans doute fini, à l'heure qu'il est ! Ma robe va être prête !

Danny Kovitz vit dans l'appartement de son frère, au-dessus de chez nous, et il est devenu un de mes meilleurs amis depuis que j'habite ici. C'est un styliste génial, très doué - mais il n'a pas encore beaucoup de succès. Et même, pour être tout à fait honnête, il n'a pas de succès du tout. Depuis cinq ans qu'il a quitté l'école de stylisme, il attend encore l'événement qui le rendra célèbre.

Mais comme il le dit toujours, pour un styliste il est aussi difficile de percer que pour un acteur. Si vous ne connaissez pas les bonnes personnes ou si vous n'avez pas pour père un ex-Beatles, mieux vaut changer de voie. Ça me désole pour Danny parce qu'il mérite vraiment de réussir. Aussi, dès que Suze m'a priée d'être sa demoiselle d'honneur, c'est à lui que j'ai demandé de faire ma robe.

Comme il y aura plein de gens riches et importants à ce mariage, des kyrielles de femmes vont me demander qui a dessiné ma robe. Ça va déclencher un gigantesque bouche à oreille et Danny sera enfin reconnu !

Il me tarde tellement de voir ce qu'il a fait ! Tous les croquis qu'il m'a montrés étaient surprenants - et évidemment, une robe réalisée à la main demande bien plus de temps pour fignoler les détails que celles que l'on achète toutes faites.

Par exemple, le haut est un corset à armature brodé à la main. Danny a également suggéré d'ajouter un minuscule lac d'amour perlé en utilisant les pierres porte-bonheur de tous les invités de la fête, idée super originale.

Mon seul petit souci - oh ! à peine une ombre au tableau -, c'est que le mariage a lieu dans deux jours et que je n'ai, à vrai dire, encore rien essayé. Ni même rien vu. Ce matin, j'ai sonné chez lui pour lui rappeler que je partais ce soir pour l'Angleterre, et quand il a enfin réussi à se traîner jusqu'à la porte il m'a promis que la robe serait prête à l'heure du déjeuner. Il m'a expliqué qu'il laisse toujours ses idées bouillonner jusqu'à la dernière minute, et que là, dans une montée d'adrénaline et d'inspiration, il bosse incroyablement vite. C'est juste sa façon à lui de travailler, m'a-t-il assuré, en soulignant bien qu'à ce jour il n'avait encore jamais raté une échéance.

J'ouvre la porte d'entrée et lance un « Hello ! » enjoué. Pas de réponse. J'entre dans le salon : la radio hurle du Madonna, la télé est sur MTV et la dernière trouvaille de Danny, son chien-robot, s'escrime à grimper sur le canapé.

Et Danny, vautré sur sa machine à coudre dans un nuage de soie dorée, s'est endormi. — Danny ? je fais, affolée. Hé, réveille-toi ! Il se redresse en sursaut et frictionne son visage émacié. Ses cheveux bouclés sont tout en bataille et ses yeux bleu pâle sont encore plus injectés de sang que lorsqu'il m'a ouvert ce matin. Sa silhouette maigrichonne est moulée dans un vieux tee-shirt gris, et de son jean déchiré dépasse un genou osseux orné d'une estafilade qu'il s'est faite le week-end dernier en rollers. Il a l'air d'un gamin de dix ans qui aurait une barbe de plusieurs jours.

Becky ! lâche-t-il d'un air exténué. Salut !

Qu'est-ce que tu fais là ?

C'est chez moi, ici, tu te souviens ? Tu es descendu travailler ici parce que les plombs ont sauté chez toi.

Ah ouais... (Il regarde autour de lui, hagard.)

C'est vrai.

Tu es sûr que ça va ? je m'inquiète, en le dévisageant. Tiens, voilà ton café.

Je lui tends une tasse et il boit plusieurs longues gorgées. Puis son regard avise le courrier que je tiens et, pour la première fois, il semble se réveiller.

— C'est le Vogue anglais ?

— Euh... oui, dis-je, en posant le magazine hors de portée. Alors.. Ma robe, ça avance comment ?

— Super-bien ! J'ai tout en main.

— Je peux l'essayer ?

Un ange passe. Danny contemple le tourbillon de soie dorée posé devant lui, comme s'il le voyait pour la première fois de sa vie.

— Non, pas encore, finit-il par répondre.

— Mais elle sera prête à temps ?

— Bien sûr ! Absolument ! (Il pose son pied sur la pédale et la machine commence à ronronner frénétiquement.) Tu sais quoi ? crie-t-il par-dessus le bruit. Je boirais bien un verre d'eau.

— Tout de suite !

Je file à la cuisine, ouvre le robinet et attends que l'eau soit suffisamment fraîche. La plomberie est un peu caractérielle dans cet immeuble, et on court sans cesse après Mme Watts, la propriétaire, pour qu'elle la fasse réparer. Mais elle vit à des milliers de kilomètres d'ici, en Floride, et apparemment le problème ne la tracasse pas trop. Toutefois, à part ce détail, l'endroit est absolument génial. Par rapport aux standards new-yorkais, on ne se plaint pas : notre appartement est immense, avec du parquet, une cheminée et des baies vitrées qui vont du sol au plafond.

Évidemment, lors de leur première visite, mes parents étaient loin d'être impressionnés. Au début, ils n'arrivaient pas à comprendre pourquoi nous n'avions pas plutôt loué une maison, ni pourquoi la cuisine était si exiguë.

Ensuite, ils ont déploré que nous n'ayons pas de jardin. Étais-je au courant que Tom venait d'emménager dans une maison avec mille mètres carrés de ter ain ?

Franchement ! Si vous avez une telle superficie à New York, quelqu'un vient planter un immeuble dessus.

— OK. Alors, comment... ?

Je m'interromps en arrivant dans le living. La machine est au point mort et Danny est en train de lire mon Vogue.

— Danny ! je geins. Et ma robe ?

— Tu as vu ça? dit-il en me montrant un article. « La collection d'Hamish Fargle donne la mesure de son flair et de son génie coutumiers ». Laisse-moi rire

! Ce type a zéro talent ! Zéro ! Tu sais, on était à l'école ensemble. Il m'a carrément volé une de mes idées. (Il me regarde en plissant les yeux.) Et ce type est en vente chez Barneys ?

— Euh... Je ne sais pas, je mens.

Danny est littéralement obsédé par l'idée d'être vendu chez Barneys. C'est la seule chose qui l'intéresse au monde. Et comme je suis conseillère personnelle d'achat chez eux, il semble penser que je devrais être en mesure de lui arranger un rendez-vous avec la responsable du service.

De fait, je lui ai arrangé des rendez-vous avec elle. La première fois, il est arrivé avec une semaine de retard et elle s'était envolée pour Milan. La seconde fois, il lui a montré une veste, et quand elle a voulu l'essayer, tous les boutons se sont détachés.

Oh, mon Dieu ! Mais qu'est-ce qui m'a pris de lui commander ma robe ?

Le silence s'éternise.

— Il faut vraiment qu'elle soit prête aujourd'hui ? demande-t-il finalement.

Aujourd'hui sans faute ?

— Mon avion est à dix-huit heures ! dis-je d'une voix de crécelle. Je dois être à l'église dans moins de... (Je m'étrangle et secoue la tête.) Bon, écoute, ne t'inquiète pas. J'en mettrai une autre.

— Une autre ? (Danny repose le Vogue et me regarde, ébahi.) Comment ça, «

une autre » ?

— Eh bien...

— Tu veux dire que tu me vires ? (Il me dévisage comme si je venais de lui annoncer que je le quittais après dix ans de mariage.) Juste parce que je suis un chouïa en retard ? Mais non, je ne te vire pas ! Comprends-moi, je ne peux pas être demoiselle d'honneur si je n'ai pas la robe appropriée !

— Quelle autre robe tu voudrais mettre ?

— Eh bien... (Je me tortille les doigts, pas très à l'aise.) J'en ai une petite en réserve...

Je ne peux pas lui avouer qu'en fait j'en ai trois. Et deux autres en option chez Barneys.

— Une robe de qui ?

— Euh... Donna Karan, dis-je, coupable.

— Donna Karan ? (Voilà, il se sent trahi.) Tu préfères Donna Karan ?

— Bien sûr que non ! Mais tu comprends, au moins, cette robe-là est prête avec des ourlets cousus...

— Porte la mienne.

— Danny. .

— Porte la mienne ! Je t'en supplie ! (Il se jette à terre et avance vers moi à genoux.) Elle sera prête. Je vais y travailler nuit et jour.

— Tu n'as ni un jour ni une nuit devant toi. Tu as... trois heures !

— Eh bien, je vais travailler trois heures. Et elle sera prête !

— Ah, parce que tu es capable de faire un corsage brodé et baleiné, comme ça, au pied levé, en trois heures ?

Danny a l'air démonté.

— Bon... euh... Peut-être devrions-nous repenser légèrement le modèle...

— C'est-à-dire ?

Il pianote des doigts pendant un petit moment, puis relève la tête.

— Tu aurais un tee-shirt blanc tout simple ?

— Un tee-shirt blanc ? je répète, incapable de dissimuler ma consternation.

— Ça va être génial. Je te promets.

On entend une camionnette freiner dans la rue, et Danny va jeter un coup d'œil par la fenêtre.

— T'as encore acheté une antiquité ?

Une heure plus tard, je suis en train de m'étudier dans le miroir, vêtue d'une longue jupe en soie dorée et de mon tee-shirt blanc, que je ne reconnais plus.

Danny a arraché les manches, cousu des paillettes, froncé les ourlets, ajouté des plis là où il n'y en avait pas. En fait, ce tee-shirt est devenu le haut le plus fantastique que j'aie jamais vu.

— Je l'adore, dis-je avec un sourire rayonnant. Je l'a-do-re ! Je vais être la demoiselle d'honneur la plus cool du monde.

— C'est pas mal, hein ? fait-il, et en dépit de son haussement d'épaules désinvolte, je vois bien qu'il est content de lui.

Je finis mon cocktail.

— Délicieux. On en prend un autre ?

— Y avait quoi, dedans ?

— Euh... (Je plisse vaguement les yeux en direction des bouteilles alignées sur ma nouvelle acquisition.) Je ne sais plus trop.

Ça a pris un bout de temps pour hisser le meuble jusqu'à notre appartement.

Pour ne rien vous cacher, il est un peu plus encombrant que dans mon souvenir, et je ne suis pas certaine de pouvoir le caser dans la petite alcôve, derrière le canapé, comme j'en avais l'intention. Mais il est quand même fantastique ! Il trône au milieu de la pièce et nous en avons déjà fait bon usage. Sitôt qu'il a été livré, Danny est monté faire la razzia dans le bar de son frère Randall, pendant que je rassemblais tout l'alcool disponible dans la cuisine. Nous avons bu chacun une margarita et un gimlet, plus un cocktail de mon invention, le bloomwood, un mélange de vodka, de jus d'orange et de M&M qu'on extrait du verre à la cuiller.

— Redonne-moi le tee-shirt. Je voudrais remonter

cette épaule.

Je l'enlève, le lui tends et attrape mon pull, sans faire de manières. Ce n'est jamais que Danny, hein ? Il enfile une aiguille et entreprend avec dextérité de froncer l'ourlet.

— Alors, ces cousins bizarres, là, tes amis qui se marient... C'est quoi cette histoire ?

— Mais ils ne sont pas bizarres ! (Je marque un temps d'hésitation.) Bon, d'accord, Tarquin est un peu bizarre. Mais Suze, pas du tout. C'est ma meilleure amie !

Danny hausse un sourcil.

— Et... ils n'ont pas réussi à trouver quelqu'un à épouser en dehors de leur famille ? C'était quoi ? Bon, maman est prise... Ma sœur, elle est trop grosse...

Le chien... Bof, non, j'aime pas son poil...

— Arrête ! je crie, sans pouvoir m'empêcher de rire. Non, seulement, ils ont soudain pris conscience qu'ils étaient faits l'un pour l'autre.

— Comme dans Harty rencontre Sally. Ils étaient amis, dit-il en imitant la voix off d'une bande-annonce. Ils avaient le même patrimoine héréditaire.

— Danny. .

— OK, j'arrête. (Il se calme et coupe le fil d'un coup de ciseaux.) Et Luke et toi ?

— Quoi, Luke et moi ?

— Tu crois que vous allez vous marier ?

— Je... Je n'en ai aucune idée, dis-je en piquant un fard. Je ne saurais pas te dire, je n'y ai jamais pensé.

Ce qui est la vérité vraie.

Bon, enfin... Presque. Peut-être l'idée m'est-elle venue à l'esprit, une ou deux fois. Peut-être ai-je, quelquefois, griffonné « Becky Brandon » sur mon calepin pour voir ce que ça donnait. Il se peut aussi que j'aie feuilleté le numéro spécial mariage de Martha Steward. Par pure curiosité.

Et puis, l'idée que Suze se marie, alors qu'elle sort avec Tarquin depuis moins longtemps que moi avec Luke a pu également me traverser l'esprit.

Mais vous savez, ce n'est pas très grave. Je ne suis en rien fanatique du mariage.

D'ailleurs, si Luke me demandait de l'épouser, je répondrais sans doute non.

Bon... D'accord, je répondrais sans doute oui.

Mais de toute façon, ce n'est pas près d'arriver. Luke n'a pas l'intention de se marier avant un bon bout de temps, voire jamais. Il l'a déclaré, il y a trois ans, dans une interview au Telegraph, que j'ai retrouvée dans les coupures de presse qu'il garde. (N'allez pas imaginer que je fouinais, je cherchais juste un élastique.) L'article parlait principalement de son agence de communication spécialisée dans la finance, mais les journalistes lui avaient aussi posé des questions d'ordre personnel - et la légende sous sa photo disait : « Brandon : le mariage est la dernière de ses préoccupations. »

Ce qui, personnellement, me convient très bien. Il arrive également en dernier sur la liste des miennes.

Pendant que Danny s'occupe des finitions de ma robe, je fais un peu de ménage : je rassemble la vaisselle du petit déjeuner dans l'évier pour la faire tremper, j'essuie une tache sur le comptoir et je consacre un peu de temps à ranger les pots d'épices selon leurs couleurs. C'est tellement gratifiant. Presque autant que l'était le classement de mes feutres à colorier. Alors, vous trouvez ça dur, la vie commune ? demande Danny en me rejoignant dans la cuisine.

— Non, dis-je, surprise. Pourquoi ?

— Ma copine Kirsty vient juste de s'installer avec son petit ami. Un désastre !

Ils n'arrêtent pas de se disputer. Elle dit qu'elle ne sait pas comment font les autres.

Je range le pot de cumin à côté de la trigonelle (c'est quoi au juste, la trigonelle

?), prenant un air suffisant. Maintenant que j'y pense, Luke et moi n'avons quasiment rencontré aucun problème depuis que nous vivons ensemble. Sauf, peut-

être, le jour où j'ai repeint la salle de bains et qu'il a retrouvé des traces de peinture dorée sur son costume neuf. Mais ça ne compte pas, comme il l'a dit lui-même, sa réaction avait été complètement disproportionnée. N'importe qui doté d'un minimum de bon sens aurait compris que la peinture ne pouvait pas être sèche.

Peut-être faudrait-il parler aussi de cette dispute malencontreuse de trois fois rien au sujet de la quantité de vêtements que j'achète. Il a pu arriver que Luke ouvre la penderie et lance d'un ton exaspéré : «Tu comptes mettre ces vêtements, un jour ? »

Sans doute avons-nous eu une petite conversation, ou plutôt une franche discussion à propos du nombre d'heures que Luke consacre à son travail. Il dirige avec beaucoup de succès Brandon Communications, qui possède des filiales à Londres et à New York et se développe sans cesse. Luke adore son travail, et il se peut qu'une fois ou deux, je l'aie accusé d'aimer son travail plus que moi.

Nous formons un couple mûr, ouvert aux compromis, capable de parler ouvertement des problèmes. Nous sommes sortis déjeuner, il y a peu, et avons eu une longue discussion, au cours de laquelle j'ai promis en toute sincérité de réduire mes achats, tandis que Luke s'est engagé, tout aussi sincèrement, à essayer de moins travailler. Il a ensuite rejoint son bureau, et moi je suis passée chez Dean and Deluca faire des courses pour le dîner. (Et c'est là que j'ai trouvé cette incroyable huile d'olive extra-vierge aux oranges sanguines bio, pour laquelle je dois absolument trouver une recette.)

— Vivre ensemble, ça se travaille, dis-je avec sagesse. Il faut être souple. Il faut savoir donner, et prendre aussi.

— Vraiment?

— Oh oui. Luke et moi nous partageons notre argent, les dépenses... Tout est une question d'esprit d'équipe. Et le truc, c'est qu'il ne faut pas penser que tout est écrit une fois pour toutes. Il faut faire des compromis.

— C'est vrai ? Et qui, d'après toi, fait le plus de compromis ? Toi ou Luke ?

Je réfléchis un instant.

— Franchement, c'est difficile à dire. Je crois que nous en faisons autant l'un que l'autre.

— Par exemple... Tout ça. (Danny désigne d'un geste ample tout ce qui encombre l'appartement.) C'est plutôt à lui, ou plutôt à toi ?

Je suis son geste du regard et prends en considération ma collection de bougies d'aromathérapie, mes coussins en dentelle ancienne et les piles de magazines.

L'espace d'un instant, je revois en pensée l'ancien appartement immaculé et minimaliste de Luke, à Londres.

— Oh, tu sais... un peu aux deux...

Ce qui est vrai. Luke a toujours son ordinateur portable dans la chambre.

— Ce qui importe, c'est qu'il n'y a aucune friction entre nous, j'enchaîne.

Nous pensons comme une seule personne. Comme... si nous ne faisions qu'un.

— Génial, dit Danny en prenant une pomme dans la coupe à fruits. Tu as de la chance.

— Je sais. Tu vois, Luke et moi sommes tellement sur la même longueur d'onde que, parfois, c'est presque comme... Un sixième sens entre nous.

— Ah bon? fait Danny en me fixant. Tu es sérieuse ?

— Oh oui. Je sais ce qu'il va dire, ou je sens sa présence quand il arrive.

— Comme si tu étais médium ?

— Je suppose, oui. (Je hausse nonchalamment les épaules.) C'est presque un don. Je ne cherche pas trop à comprendre.

— Félicitations, Obi-Wan Kenobi, lance une voix grave derrière nous, qui nous fait littéralement bondir, Danny et moi.

Je pivote sur moi-même. Luke est là, à la porte, un sourire amusé aux lèvres.

Le froid lui a coloré le visage, des flocons de neige sont accrochés à ses cheveux bruns et il est tellement grand que la pièce, tout d'un coup, semble avoir rétréci.

— Luke ! Tu nous as fait peur !

— Désolé. Je croyais que tu étais capable de sentir ma présence.

— Oui. Enfin, parfois..., dis-je, avec un petit air de défi.

— Je te taquine. Salut Danny.

— Salut, répond Danny en observant Luke ôter son manteau bleu marine en cachemire, détacher ses poignets de chemise et défaire sa cravate en un seul et même mouvement, précis et assuré comme tous ceux qu'il fait.

Une fois où nous étions vraiment soûls, Danny m'a

demandé si Luke faisait l'amour de la même façon qu'il ouvrait les bouteilles de Champagne. Et même si, sur le moment, je l'ai bourré de coups en hurlant et en protestant que ça ne le regardait pas, je vois très bien ce qu'il a voulu dire.

Luke ne tâtonne jamais, n'hésite jamais, n'a jamais l'air désorienté. Il semble toujours savoir exactement ce qu'il veut, et en général il l'obtient, qu'il s'agisse d'une bouteille de Champagne à ouvrir en douceur, d'un nouveau client, ou de nous, au lit, quand-Bref. Disons simplement que, depuis que nous vivons ensemble, mon horizon s'est élargi. Luke commence à passer en revue le courrier.

— Alors, ça va, Danny ?

— Très bien, merci, répond-il en croquant sa pomme. Et comment se porte le monde de la finance ? Tu as vu mon frère ?

Le frère de Danny, Randall, travaille dans une société financière, et Luke et lui ont déjeuné ensemble une ou deux fois.

— Non, pas aujourd'hui.

— Quand tu le verras, reprend Danny, demande-lui s'il n'a pas grossi. Comme ça, en passant. Tu lui dis juste : « Eh bien, Randall, tu m'as l'air bien remplu-mé. » Et tu ajoutes peut-être un commentaire sur le choix de son entrée. Il a tellement peur de grossir que ça le rend parano. C'est à mourir de rire.

— C'est beau l'amour fraternel, raille Luke. (Il achève de passer en revue le courrier et se tourne vers moi, les sourcils imperceptiblement froncés.) Becky ?

Le relevé de notre compte joint n'est pas encore arrivé?

— Euh. . non. Pas encore, dis-je avec un sourire rassurant. Il arrivera demain, sans doute.

Ce n'est pas tout à fait vrai. Il est arrivé hier, en fait, mais je l'ai glissé illico dans mon tiroir à lingerie. Je suis légèrement inquiète au sujet de quelques dépenses et je voudrais voir s'il n'y a pas moyen de rectifier le tir. À vrai dire en dépit de ce que j'ai pu raconter à Danny, je trouve que cette histoire de compte joint, c'est plutôt un piège.

N'allez pas interpréter mes paroles de travers, je suis tout à fait d'accord pour partager l'argent. En fait, très sincèrement, j'adore partager l'argent de Luke.

Je trouve ça génial. Ce que je n'aime pas, c'est quand il me demande «C'était quoi, ces soixante-dix dollars chez Bloomingdale ? » et que je ne suis pas fichue de m'en souvenir. Du coup, j'ai mis au point une nouvelle tactique de réponse - tellement simple qu'elle en est géniale.

Il me suffit de renverser quelque chose de liquide sur le relevé, de telle sorte qu'il soit illisible.

— Je vais prendre une douche, annonce Luke en

rassemblant le courrier.

Alors qu'il est presque sorti de la pièce, il s'arrête. Très lentement, il se retourne et regarde le meuble bar comme s'il le découvrait.

— C'est quoi, ça ?

— Un meuble bar, je lui réponds, toute contente.

— Et qui arrive d'où ?

— Euh... Eh bien... En fait... Je l'ai acheté aujourd'hui.

— Becky... (Luke ferme les yeux.) Je croyais qu'on avait dit : plus de saloperies.

— Mais ce n'est pas une saloperie ! C'est de l'authentique 1930 ! On va pouvoir préparer d'incroyables cocktails tous les soirs ! (Et comme son expression me déstabilise au point que la nervosité me gagne, je me mets à bafouiller.) Écoute, je sais qu'on avait dit : plus de meubles. Mais là, c'est différent. Je veux dire que, quand on tombe sur une occasion pareille, on ne peut pas la laisser passer !

Ma voix s'étrangle, et je me mords la lèvre. Sans un mot, Luke s'approche du meuble. Lèvres pincées, il passe la main sur le dessus et prend un shaker.

— Luke, je pensais que ce serait amusant ! Que ça te plairait. Le type du magasin m'a dit que j'avais l'œil et...

— Que tu avais l'œil..., répète-t-il, sans conviction.

Je retiens ma respiration, puis en le voyant lancer un shaker en l'air, je lâche un cri, prête à défaillir au moment où il va retomber et s'écraser sur le parquet.

Mais Luke le rattrape, et Danny et moi nous le contemplons, ahuris, relancer le shaker en l'air, le faire tournicoter sur lui-même puis le rattraper sur son bras, le long duquel il le fait rouler. Je n'y crois pas. Je vis avec Tom Cruise.

— J'ai travaillé comme barman, un été, dit Luke avec un grand sourire qui lui illumine le visage.

— Apprends-moi ! je m'écrie, surexcitée. J'ai envie de faire pareil !

— Moi aussi ! ajoute Danny.

Il s'empare de l'autre shaker, qu'il fait tournicoter maladroitement, avant de me le lancer. Je tente un geste pour l'attraper, mais il atterrit sur le canapé.

— Non mais quelle empotée, se moque Danny. Allez, Becky ! il faut que tu t'entraînes pour attraper le bouquet, à ce mariage.

— Pas question.

— Bien sûr que si. Tu veux être la prochaine, non ?

— Danny..., je proteste en essayant de rire avec décontraction.

— Vous devriez vraiment vous marier, vous deux, continue Danny, indifférent à mon regard menaçant. (Il ramasse le shaker et commence à le faire passer d'une main à l'autre.) Regardez-vous. Vous vivez ensemble, vous n'avez pas envie de vous entre-tuer, vous n'avez aucun lien de parenté... Je pourrais te dessiner une robe fabuleuse... (Il repose le shaker, le visage brusquement tendu.) Hé ! Becky, promets-moi que si tu te maries, c'est moi qui ferai ta robe.

C'est épouvantable. Si Danny continue sur sa lancée, Luke va s'imaginer que j'essaie de lui mettre la pression. Il pourrait même croire que c'est moi qui ai demandé à Danny d'amener le sujet sur le tapis.

Il faut que ça cesse. Et vite.

— En fait, je n'ai aucune envie de me marier, m'en-tends-je dire. Pas avant une dizaine d'années, en tout cas.

— Ah bon ? fait Danny, l'air scié. .

— C'est vrai ? dit Luke en relevant la tête, une expression indéchiffrable sur le visage. Je l'ignorais.

Je réplique, avec le maximum de nonchalance :

— Vraiment ? Eh bien... maintenant, tu le sais.

— Mais pourquoi ne veux-tu pas te marier avant une dizaine d'années ?

insiste Danny.

— Je... (Je m'éclaircis la voix.) Eh bien, il se trouve que j'ai beaucoup de choses à faire avant. Je veux me concentrer sur ma carrière, je veux aussi explorer toutes mes capacités... Et... apprendre d'abord à connaître mon véritable moi... Et devenir quelqu'un de... euh... complet.

Je finis par me taire et rencontre le regard sceptique de Luke, où brille une petite lueur de défi.

— Je vois, dit-il en hochant la tête. Ça me semble parfaitement sensé. (Il regarde le shaker qu'il tient et le repose.) Je ferais mieux d'aller préparer mes bagages.

Hé ! Attendez une minute. Il n'était pas supposé être d'accord avec moi.

2

À sept heures le lendemain matin, nous arrivons à Heathrow, où nous récupérons notre voiture de location. Tandis que nous roulons vers le Hampshire, où se trouve la maison des parents de Suze, mon regard voilé se pose sur le paysage enneigé, les haies d'arbustes, les champs et les petits villages, comme si je ne les avais jamais vus. En comparaison de Manhattan, tout semble tellement minuscule et un peu cucul. . Pour la première fois, je comprends pourquoi les Américains répètent à loisir que tout, en Angleterre, a l'air « vieillot ».

— On prend quelle route, maintenant? demande Luke, au moment où nous atteignons un nouveau petit croisement.

— Euh... Ici, c'est à gauche. Enfin, non, à droite, je veux dire. Non ! Non ! A gauche !

Alors que nous bifurquons, je cherche le faire-part dans mon sac, histoire de vérifier l'adresse exacte.

Sir Gilbert et lacfy Cleath-Stuart ont le plaisir de vous inviter...

Légèrement hypnotisée, je contemple attentivement les pleins et déliés aristocratiques de l'écriture. Mon Dieu ! J'ai encore du mal à croire que Suze et Tarquin se marient.

Comprenez-moi bien. Évidemment, que je le crois. Après tout, ça fait maintenant plus d'un an qu'ils sortent ensemble, et Tarquin a pratiquement emménagé dans l'appartement que je partageais avec Suze - même si, apparemment, ils passent de plus en plus de temps en Ecosse. Ils sont vraiment mignons et relax ensemble, et tout le monde s'accorde à dire qu'ils forment un beau couple.

Mais de temps à autre, quand je suis dans la lune, mon esprit se récrie tout à coup : « Quooooi ? Suze et Tarquin ensemble ? »

Vous voyez, Tarquin, pour moi, c'était le cousin excentrique et boutonneux de Suze. Pendant des années, je l'ai vu comme le mec un peu décalé qui faisait tapisserie, éternellement vêtu d'une veste hors d'âge, et qui avait la manie de fredonner du Wagner en public. C'était le type qui ne s'aventurait que rarement hors des limites rassurantes de son domaine écossais - et quand il s'y est risqué, c'a été pour me convier au pire rendez-vous que j'aie jamais connu de toute ma vie... mais ça, c'est un sujet que nous n'évoquons absolument jamais.

Et il est devenu... le petit ami de Suze. Toujours un peu excentrique, pas complètement guéri de sa manie de porter de gros pulls tricotés par sa vieille nounou, et jamais bien net sur les bords. Mais Suze l'aime, et c'est tout ce qui compte.

Oh non ! Je ne vais pas déjà me mettre à pleurer ! Il faut que je me calme.

— Harborough Hall, annonce Luke, en ralentissant devant deux piliers en pierre qui sont effondrés. C'est ici?

— Euh... (Je renifle et essaie de me concentrer.) Oui, c'est ici. Vas-y, entre.

J'ai beau être déjà venue plusieurs fois chez les parents de Suze, j'oublie tout le temps à quel point cette demeure est impressionnante. Nous longeons une imposante allée bordée d'arbres, qui débouche sur une esplanade gravillonnée.

La maison est une grande et antique bâtisse grise, dotée, en façade, d'une colonnade autour de laquelle s'enroule du lierre.

— Belle maison, commente Luke, tandis que nous nous dirigeons vers la porte d'entrée. De quand date-t-elle ?

— J'sais pas, dis-je d'un ton vague. Elle appartient à cette famille depuis des siècles.

Je tire la corde de la sonnette pour voir si, par hasard, elle a été réparée - à l'évidence, ce n'est pas le cas. J'actionne plusieurs fois le lourd heurtoir, et comme là non plus je n'obtiens pas de réponse, je pousse la porte et pénètre dans le hall dallé, où, près de la cheminée, un vieux labrador s'est assoupi.

— Coucou ! Suze ?

Brusquement, j'avise son père, lui aussi assoupi au coin du feu, dans un large fauteuil. En fait, le père de Suze me fait un peu peur. Je n'ai pas trop envie de le réveiller.

— Suze ? je répète, moins fort.

— Bex ! Je me disais bien que j'avais entendu quelqu'un !

Je lève les yeux et aperçois mon amie en haut de l'escalier, en robe de chambre écossaise, ses cheveux blonds défaits et un immense sourire tout excité aux lèvres.

— Suze!

Je grimpe quatre à quatre les marches pour la serrer très fort dans mes bras.

Quand je découvre, en me reculant, que nous avons toutes deux les paupières un peu rougies, je me mets à rire. Mon Dieu ! Qu'est-ce qu'elle m'a manqué !

Bien plus que je ne l'avais cru.

— Viens dans ma chambre ! dit Suze en me tirant par le bras. Viens voir ma robe !

— Elle est vraiment belle ? Sur la photo, elle avait l'air fabuleuse.

— Elle est parfaite ! Et j'ai le corset le plus cool de la terre, de chez Rigby and Peller... Et aussi une culotte sublime-En entendant Luke s'éclaircir la gorge, nous nous retournons.

— Luke ! s'exclame-t-elle. Excuse-moi. Il y a du café et des journaux dans la cuisine. Par là, ajoute-t-elle en indiquant du doigt un couloir. Tu peux manger des œufs au bacon, si tu veux. Mme Gearing te les préparera.

— Mme Gearing me semble être la femme que j'at endais, réplique Luke avec un sourire. À tout à l'heure.

La chambre de Suze est claire et spacieuse, avec des fenêtres qui surplombent le jardin. Enfin... quand je dis «jardin »... Il doit y avoir cinq hectares de pelouse qui s'étendent de la maison jusque vers un bois et un lac - dans lequel Suze a manqué se noyer quand elle avait trois ans. Sur la gauche se trouve aussi une roseraie, avec des massifs de fleurs et des allées de gravier bordées de haies, et c'est là que Tarquin a fait sa demande officielle. (D'après ce que Suze m'a raconté, il a mis un genou à terre et quand il s'est relevé des gravillons étaient restés accrochés à son pantalon. Ça, c'est Tarquin tout craché !) Sur la droite, il y a un vieux terrain de tennis, et puis de l'herbe folle, qui court jusqu'à une haie derrière laquelle se trouvent l'église et le cimetière du village. En m'approchant de la fenêtre, j'aperçois, à l'arrière de la maison, une immense marquise dont la toile flotte au vent, et une allée couverte qu'on est en train d'installer, qui va contourner le court de tennis et continuer, à travers la pelouse, jusqu'au portail de l'église.

— Tu ne vas quand même pas marcher jusqu'à l'église ! je m'écrie, inquiète pour les escarpins Emma Hope que Suze aura aux pieds.

— Bien sûr que non ! J'y vais en calèche. Mais les invités, eux, pourront s'y rendre depuis la maison, et sur le chemin on leur offrira des verres de whisky chaud.

— Waouh ! Ça va être quelque chose ! dis-je en observant un homme en jean enfoncer un piquet dans la terre à coups de masse.

Bien malgré moi, je suis un peu jalouse. J'ai toujours rêvé d'un beau mariage en grande pompe, avec des chevaux, des calèches et tout le tintouin.

— N'est-ce pas ? Ça va être génial ! Bon, tu m'at ends une minute ?

Tandis qu'elle disparaît dans la salle de bains, je flâne devant sa coiffeuse, où trône le faire-part des fiançailles. L'honorable Susan Cleath-Stuart et l'honorable Tarquin Cleath-Stuart. Nom d'un chien ! J'oublie toujours à quel point Suze est noble.

— Moi aussi, je veux un titre, dis-je quand elle réapparaît, une brosse à cheveux dans la main. Je me sens tellement nulle. Comment on s'y prend ?

— Oh non, ne dis pas ça ! se récrie Suze en fronçant le nez. C'est des conneries.

Après, les gens t'envoient des lettres qui commencent par « Chère Mademoiselle Honorable ».

— C'est pas grave. Ce doit être cool quand même. Qu'est-ce que je pourrais être ?

— Euh..., fait Suze en lissant une mèche. Dame Becky Bloomwood ?

— Arrête ! On croirait que j'ai quatre-vingt-dix ans ! Pourquoi pas... Becky Bloomwood, membre de l'ordre de l'Empire britannique. Celui-là n'est pas trop dur à avoir, si ?

— Fastoche, réplique Suze avec aplomb. Tu pourrais en obtenir un pour services rendus à l'industrie, ou quelque chose comme ça. Je proposerai ton nom, si tu veux. Bon allez, montre-moi ta robe !

— D'ace ! (Je hisse ma valise sur le lit, l'ouvre et en sors avec précaution la création de Danny que je plaque devant moi en agitant la soie dorée.) Alors ?

fais-je avec fierté. Pas mal, non ?

— Elle est fantastique ! s'écrie Suze en la dévorant des yeux. Je n'ai jamais rien vu de pareil ! (Elle tripote les paillettes sur l'épaule.) Où tu l'as trouvée ? C'est celle de chez Barneys ?

— Non, c'est Danny qui me l'a faite. Tu t'en souviens, je t'en avais parlé.

— Ah oui, c'est vrai. (Elle esquisse une grimace.) C'est lequel, déjà, Danny ?

— Mon voisin du dessus. Le styliste. Celui qu'on avait croisé dans l'escalier.

— Ah oui, je m'en souviens.

Mais, à son air, je me rends bien compte qu'elle ment.

À quoi bon lui en vouloir ? Elle n'a vu Danny que l'espace de quelques minutes. Lui partait chez ses parents dans le Connecticut, elle était crevée, à cause du décalage horaire, et ils ne se sont presque pas parlé. Mais tout de même. Ça me fait tout drôle de songer que Suze ne connaît pas vraiment Danny, que lui ne la connaît pas non plus, alors que l'un et l'autre comptent tant pour moi. C'est comme si j'avais deux vies complètement cloisonnées, et que, plus je restais à New York, plus elles devenaient étrangères l'une à l'autre.

—Bon, voilà la mienne, annonce Suze, tout

excitée.

Elle ouvre un placard, baisse la fermeture Éclair d'une housse, et là, dans un bruissement de soie et de velours, apparaît une robe tout simplement stupéfiante, à manches longues, accompagnée de la traditionnelle traîne.

— Bon sang ! je souffle, la gorge nouée. Tu vas être absolument magnifique.

Je n'arrive toujours pas à croire que ta te maries. Madame Cleath-Stuart.

— Ah non ! Ne m'appelle pas comme ça ! proteste Suze en fronçant le nez. Ça me fait penser à ma mère. Mais bon, c'est tout de même assez pratique d'épouser quelqu'un de sa famille, ajoute-t-elle en refermant la penderie. Je garde mon nom et je prends le sien en même temps. Du coup, je peux conserver mes initiales S. C.-S. pour mes cadres. (Elle attrape une boîte en carton et en sort un sublime cadre en verre, tout en spirales et volutes.) Regarde ! C'est la nouvelle collection.

Suze a fait carrière en dessinant des cadres qui sont vendus aux quatre coins de l'Angleterre, et, depuis un an, elle s'est lancée dans les photos, le papier et les boîtes d'emballage fantaisie.

— Le thème, c'est les coquillages, m'explique-t-elle avec fierté. Tu aimes ?

— Splendide ! Comment tu as eu l'idée ?

— Elle vient de Tarquin, en fait ! Un jour où nous nous promenions, il m'a raconté qu'il collectionnait les coquillages quand il était petit, et il m'a parlé de toutes ces formes inimaginables qui existent dans la nature... Et c'est de là qu'est venue l'idée.

Je contemple son visage radieux, et j'ai la soudaine vision d'elle et Tarquin, marchant tendrement dans la lande battue par les vents, emmitouflés dans des pulls de La Maison écossaise. Suze, tu vas être très heureuse avec Tarquin !

— Tu crois ? fait-elle en rosissant de plaisir.

— J'en suis certaine. Regarde-toi ! Tu rayonnes ! Ce qui est l'entière vérité. Ça ne m'avait pas sauté

aux yeux jusque-là, mais elle est totalement différente de la Suze que je connais.

Si elle a toujours le même nez délicat et les mêmes pommettes hautes, son visage est plus rond, plus doux... Et même si elle est toujours aussi mince, il y a en elle cette plénitude nouvelle... Presque...

Mon regard descend le long de son corps et s'arrête.

Hé ! Attendez !

Non, je délire.

Non.

— Suze ?

— Oui?

— Suze, tu es... (Je déglutis.) Tu n'es pas... enceinte ?

— Mais non, enfin ! s'indigne-t-elle. Bien sûr que non ! Franchement, je ne sais pas ce qui te fait croire que... (Nos regards se croisent, elle s'interrompt et hausse les épaules.) Bon, d'accord, tu as raison. Comment as-tu deviné ?

— Comment ? Je ne sais pas, tu as l'air enceinte.

— Ce n'est pas vrai ! Personne d'autre ne s'en est aperçu.

— Tu parles. Ça crève les yeux !

— Non ! (Elle rentre le ventre et se regarde dans la glace.) Tu vois ? Une fois que j'aurai mis mon corset...

Je suis incapable de penser à autre chose. Suze est enceinte !

— C'est un secret, alors ? Tes parents ne sont pas au courant ?

— Oh non ! Personne ne le sait. Pas même Tarkie. (Elle grimace.) Ça fait un peu vulgaire d'être enceinte le jour de son mariage, tu ne trouves pas ? Je dirai que c'est un bébé de lune de miel, je pense.

— Mais tu en es au moins au troisième mois, non ?

— Au quatrième. C'est pour début juin. Je la dévisage.

— Alors, comment vas-tu faire croire que c'est un bébé de lune de miel ?

— Eh bien... Il pourrait être un peu prématuré.

— De quatre mois ?

— Personne n'y prêtera attention ! Tu sais à quel point mes parents sont distraits.

Ce qui n'est pas faux. Une fois, à la fin d'un trimestre, ils sont arrivés au pensionnat pour chercher Suze - une attention plutôt gentille, excepté que Suze avait quitté l'école depuis deux ans.

— Et Tarquin ?

— Oh, lui, il ne doit même pas savoir combien de temps dure la grossesse, réplique Suze d'un ton léger. Il a l'habitude des agneaux, pour lesquels elle est de cinq mois seulement. Je lui dirai que c'est pareil chez les humains. Tu sais, une fois, je lui ai fait croire que les filles devaient manger du chocolat deux fois par jour sous peine de tomber dans les vapes, et il a marché à fond.

Suze a raison sur au moins un point : une fois qu'elle a enfilé son corset, on ne devine plus la moindre proéminence. En fait, le matin du mariage, tandis que nous sommes assises à sa coiffeuse, à échanger des sourires excités, elle a même l'air plus mince que moi, ce qui est un peu injuste.

On vient de passer quelques jours formidables ensemble, à se détendre, à regarder de vieilles cassettes vidéo et à manger des Kit-Kat à la chaîne. (Suze mange pour deux, et moi j'ai besoin de reprendre des forces après mon vol transatlantique.) Luke ayant emporté du travail dans ses malles, il a passé le plus clair de son temps dans la bibliothèque - pour une fois, je ne lui en tiens pas rigueur. C'est tellement génial de pouvoir profiter de Suze. Elle m'a parlé en détail de l'appartement que Tarquin et elle ont l'intention d'acheter à Londres, j'ai vu des photos de l'hôtel sublime où ils vont passer leur lune de miel, à Antigua, et j'ai essayé la quasi-totalité de ses nouvelles fringues.

Une agitation continue règne dans la maison. À chaque minute, c'est un nouvel arrivage de fleuristes, de traiteurs et d'invités. Le plus curieux dans l'affaire, c'est que ça ne semble déranger personne. La mère de Suze est partie chasser chaque jour depuis mon arrivée, et son père est resté cloîtré dans son bureau.

C'est à Mme Gearing, leur gouvernante, qu'incombe la tâche de gérer l'organisation des tentes, des fleurs et de tout le reste - et même elle semble plutôt décontractée. Quand j'ai fait part de mon étonnement à Suze, elle s'est contentée de hausser les épaules, en disant : « Bah, c'est sans doute parce que nous avons l'habitude d'organiser de grandes réceptions. »

Hier soir a eu lieu un superbe cocktail auquel ont assisté tous les proches de Suze et de Tarquin, venus d'Ecosse pour l'occasion. Je m'attendais à ce que tout le monde ne parle que du mariage. Eh bien, pas du tout. Chaque fois que j'essayais de faire part de mon enthousiasme au sujet des fleurs ou du romantisme de cette belle histoire, je récoltais des regards inexpressifs. Lorsque Suze a annoncé que Tarquin lui offrait un cheval en cadeau de mariage, ils se sont tous enfin réveillés. Les conversations se sont alors orientées sur les éleveurs qu'ils connaissaient, les chevaux qu'ils avaient achetés, et le bon copain qui vendait une très jolie pouliche alezan qui pourrait intéresser Suze.

Franchement ! Et, avec tout ça, personne ne m'a demandé comment serait ma robe.

Bref. Je m'en fiche, parce qu'elle est magnifique. Suze et moi le sommes toutes les deux. C'est un professionnel qui nous a maquillées, nos cheveux sont relevés en chignon banane. Le photographe a pris des photos prétendument « sur le vif»

pendant que j'aidais Suze à boutonner sa robe. (Il nous a fait prendre la pose à trois reprises, si bien qu'à la fin, j'avais mal aux bras.) Et, en cet instant même, Suze s'extasie devant six ou sept diadèmes de famille pendant que je sirote quelques gorgées de Champagne. Juste pour apaiser ma nervosité.

— Et votre mère ? s'enquiert la coiffeuse en arrangeant quelques mèches folles autour du visage de Suze. Désire-t-elle un brushing ?

— Ça m'étonnerait, répond Suze en grimaçant. Ce n'est pas trop son genre.

— Comment sera-t-elle habillée ? je demande.

— Dieu seul le sait. Avec le premier truc qui lui tombera sous la main, j'imagine.

Nos regards se croisent, et je comprends son exaspération. Hier soir, au cocktail, sa mère est descendue en jupe tyrolienne et pull jacquard orné d'une énorme broche en diamant. Et figurez-vous que la mère de Tarquin est encore pire. Je ne sais vraiment pas de qui Suze peut bien tenir son bon goût.

— Bex ? Tu pourrais aller t'assurer qu'elle ne va pas mettre une de ses affreuses blouses de jardinage ? Toi, je sais qu'elle f écoutera.

— OK, dis-je sans conviction.

Au moment où je sors de la chambre, Luke arrive, en habit.

— Tu es magnifique, dit-il avec un sourire.

— C'est vrai ? (Je fais un petit tour sur moi-même.) Belle robe, non ? Et elle me va tellement bien...

— Je ne parlais pas de la robe. (Son regard bril ant plonge dans le mien et je me sens toute chose.) Suze est-elle dans une tenue décente ? Je voudrais lui adresser mes vœux de bonheur.

— Oui, vas-y. Hé ! Luke, tu ne devineras jamais !

Ça fait deux jours que je meurs d'envie de lui dire que Suze attend un bébé, et là, les mots m'ont échappé avant que j'aie pu les retenir.

— Quoi ?

— Elle est... (Oh, mon Dieu ! Je ne peux pas. Suze me tuerait.) Elle est...

vraiment splendide, dans sa robe.

— Parfait ! dit Luke, en me lançant un regard bizarre. Merci, je n'aurais jamais deviné. Bon, je vais lui dire un petit mot. À tout à l'heure.

Je file jusqu'à la chambre de la mère de Suze et je frappe doucement à la porte.

— Oooooooui ! tonne une voix en réponse, avant que la porte s'ouvre en coup de vent sur Caroline, la maman de Suze.

Elle mesure au bas mot un mètre quatre-vingts, avec de longues jambes élancées, des cheveux gris ramenés en chignon et un visage buriné qu'un sourire plisse.

— Rebecca ! s'exclame-t-elle avant de regarder sa montre. C'est déjà l'heure ?

— Non, pas encore.

Je lui souris en détaillant sa tenue : un vieux sweat-shirt bleu marine, une culotte et des bottes de cheval. Elle a une silhouette vraiment surprenante pour une femme de son âge. Pas étonnant que Suze soit si mince. Je promène mon regard dans la chambre, mais je ne vois rien qui ressemble de près ou de loin à une robe de conte de fées ou à une boîte à chapeau.

— Euh... Dites-moi, Caroline, je me demandais juste comment vous alliez vous habiller. Vous êtes la mère de la mariée et...

— La mère de la mariée ? (Elle me dévisage.) Seigneur Dieu, oui, c'est vrai. Je n'avais pas vu les choses sous cet angle.

— Donc, je me demandais si vous aviez pensé à une tenue particulière.

— Il n'est pas un peu tôt pour s'habiller ? Je trouverai bien quelque chose à me mettre le moment venu.

— Et si je vous aidais à choisir ? dis-je avec fermeté en me dirigeant vers sa penderie.

Je l'ouvre, en me préparant à recevoir un choc - au lieu de quoi, je reste bouche bée de stupeur.

Je n'y crois pas ! Sûrement la plus extraordinaire collection de vêtements que j'aie jamais vue. Des tenues d'équitation, des robes de bal et des tailleurs style années trente se disputent la place avec des saris indiens, des ponchos mexicains... Et une incroyable collection de bijoux ethniques.

— Waouh !

— Je sais, fait Caroline en contemplant avec désar oi le contenu de sa penderie.

Un tas de vieilleries.

— De vieilleries 7 Mon Dieu, si je trouvais ne serait-ce qu'une seule de ces pièces dans une boutique de fripes de New York... (Je dégage un manteau en satin bleu pâle, avec des passepoils en ruban.) Il est génial !

— Il vous plaît? s'étonne Caroline. Je vous le donne.

— Je ne peux pas accepter !

— Mon petit, je n'en veux plus.

— Mais il doit avoir une valeur sentimentale... Il fait partie de vos souvenirs...

— Mes souvenirs sont ici, dit-elle en désignant son crâne, pas là-dedans. (Elle scrute l'enchevêtrement de vêtements, et en extraii une cordelette en cuir autour de laquelle pend un petit morceau d'os.) Quoique... Je suis assez attachée à ceci.

— À ça ? dis-je, en essayant de faire montre d'un peu d'enthousiasme.

— Il m'a été offert par un chef massai, il y a des années de ça. Nous roulions, à l'aurore, en quête d'un troupeau d'éléphants, quand le chef d'une tribu nous a hélés. Une des femmes venait d'accoucher et avait de la fièvre. Nous l'avons soignée et, pour nous remercier, le chef nous a offert des présents. Vous connaissez le Kenya, Rebecca ?

— Euh... Non, je n'y suis jamais allée.

— Et cette petite merveille, ajoute-t-elle en attrapant un sac brodé, je l'ai achetée sur un marché à Konya. Il m'a coûté mon dernier paquet de cigarettes avant de commencer notre trekking au Nemrut Dagi. Vous êtes déjà allée en Turquie ?

— Non, non plus, dis-je, ne me sentant pas trop à la hauteur.

Côté voyages, je ne suis pas tout à fait au point. Je me creuse la tête pour tenter de trouver un pays où je suis allée et qui pourrait l'impressionner, mais c'est vite vu. Quelques séjours en France, en Espagne, en Crète... Et c'est tout.

Pourquoi n'ai-je visité aucun endroit excitant ? Pourquoi n'ai-je pas traversé la Mongolie à dos de chameau ?

Maintenant que j'y repense, une fois, j'ai failli aller en Thaïlande. Mais, au dernier moment, j'ai préféré partir pour la France et investir la somme économisée dans un sac de Lulu Guinness.

— Je n'ai pas tant voyagé que ça, je confesse à contrecœur.

— Mais vous devriez, chère petite ! tonne Caroline. Vous devez élargir votre horizon. Apprendre la vie auprès des vraies gens. L'une de mes plus chères amies au monde est une paysanne bolivienne. Nous avons broyé du maïs ensemble dans les llanos.

— Waouh !

Une petite horloge sur la cheminée sonne la demie, et ça me rappelle que cette conversation nous éloigne du sujet qui nous occupe.

— Bon, alors... avez-vous une idée de ce que vous allez mettre ?

— Quelque chose de chaud et de coloré, répond Caroline en attrapant un épais poncho rouge et jaune.

— Euh... Je ne suis pas certaine que ça soit tout à fait approprié. (Je fouille dans l'alignement de vestes et de robes et, tout à coup, j'avise un morceau de soie abricot.) Oh ! C'est superbe, ça ! (Je dégage le vêtement et... Non ! Un tailleur Balenciaga !)

— Ma tenue de voyage de noces, se souvient Caroline. Nous avions pris l'Orient-Express jusqu'à Venise, et de là nous étions allés visiter les grottes de Postjona.

Vous connaissez la région ?

— Voilà ce que vous devez mettre ! je m'emballe. Vous serez magnifique ! Et puis, c'est tellement romantique, de remettre votre tenue de voyage de noces !

— Oui, ça peut être amusant, dit-elle en plaquant le tailleur devant elle, de ses mains rougies et abîmées par le grand air. Il doit encore m'aller, qu'en pensez-vous ? Et puis, j'ai certainement un chapeau quelque part...

Elle repose le tailleur et entreprend de fouiller une étagère.

— Vous devez être très heureuse pour Suze, non ? je demande, en prenant un petit miroir en émail pour l'examiner plus en détail.

— Tarquin est un garçon adorable. (Elle se tourne vers moi et tapote son nez aquilin d'un air entendu.) Et très bien doté.

Ça, c'est le moins qu'on puisse dire. Tarquin est la quinzième fortune du royaume, ou quelque chose comme ça. Mais je suis un peu étonnée d'entendre la mère de Suze évoquer ce détail.

— Euh oui... Mais je suppose que Suze n'a pas vraiment besoin d'argent.

— Mais je ne parlais d'argent !

Elle me regarde avec un sourire entendu, et là, je comprends brusquement ce qu'elle voulait dire.

— Oh ! je fais, en rougissant comme une ingénue. Je vois.

— Chez les Cleath-Stuart, tous les mâles le sont. Ils sont célèbres pour ça.

Jamais un divorce dans la famille, ajoute-t-elle, en se vissant un chapeau vert sur la tête.

Mince alors ! À partir d'aujourd'hui, je verrai Tar-quin d'un autre œil.

Il me faut un bout de temps avant de convaincre Caroline de troquer son chapeau vert contre une cloche noire, plus chic. Et, tandis que je regagne la chambre de Suze, j'entends des voix familières monter du hall d'entrée.

— Tout le monde le sait. La fièvre aphteuse vient des pigeons voyageurs.

— Des pigeons ? Tu es en train de me raconter que cette effroyable épidémie qui a décimé des quantités ahurissantes de bétail en Europe a été causée par une poignée de volatiles inoffensifs ?

— Inoffensifs ? Mais enfin, Graham, c'est du poison, ces bestioles !

Mes parents ! Je galope jusqu'à la rambarde, et je les aperçois, debout près de la cheminée. Papa en habit, un haut-de-forme sous le bras, et maman en jupe à fleurs, veste bleu marine et chaussures rouges - pas exactement assorties au rouge de son chapeau.

— Maman ?

— Becky !

— Maman ! Papa !

Je dévale l'escalier et me jette dans leurs bras, respirant les parfums mêlés du talc Yardley et de Tweed.

À chaque minute, ce séjour gagne en charge émotionnelle. Je n'ai pas revu mes parents depuis qu'ils sont venus à New York, il y a quatre mois de ça. Et ils n'étaient restés que trois jours, avant de partir pour la Floride visiter les Everglades.

— Maman ! Tu es magnifique ! Tu as changé quelque chose à tes cheveux ?

— Maureen m'a fait des mèches, explique-t-elle, ravie. Et j'ai fait un saut chez Janice ce matin, pour qu'elle me maquille. Tu sais qu'elle prend des cours de maquillage professionnel. Elle est devenue une vraie spécialiste.

— Oui... Je vois, dis-je tout bas en observant les grossières traces de blush et d'enlumineur de teint sur ses pommettes.

Je pourrais peut-être les essuyer d'un geste faussement accidentel ?

— Alors, Luke est là ? demande ma mère en regardant activement autour d'elle, comme un écureuil à l'affût d'une noisette.

— Oui, quelque part par là.

Je vois mes parents échanger un bref regard.

— Mais il est bien là ? insiste maman avec un petit rire nerveux. Vous êtes venus par le même vol, n'est-ce pas ?

— Maman, oui, ne t'inquiète pas, il est là.

Elle n'a pas l'air entièrement convaincue pour autant - et franchement, je ne lui en veux pas. Parce que, pour tout vous dire, il y a eu un léger incident - une toute petite broutille - lors du dernier mariage auquel nous étions tous invités. Luke n'arrivait pas, et ça me désespérait tellement que j'ai cru m'en tirer en-Enfin bref. Ce n'était qu'un petit mensonge inoffensif. C'est vrai quoi ! Il aurait très bien pu être là, à musarder quelque part. Et s'il n'y avait pas eu cette stupide photo de groupe, mon mensonge serait passé comme une lettre à la poste.

— Bonjour, madame Bloomwood !

C'est Luke, qui franchit la porte d'entrée d'un pas décidé. Merci, mon Dieu.

— Luke ! s'exclame maman, soulagée. Vous êtes là ! Graham, il est là !

— Evidemment qu'il est là, réplique mon père en roulant des yeux. Où croyais-tu qu'il était? Sur la lune?

— Comment allez-vous, madame ? s'enquiert Luke en souriant et en embrassant maman sur la joue.

— Oh, Luke, vous pouvez m'appeler Jane. Je vous l'ai déjà dit.

Ma mère, rose de bonheur, s'agrippe au bras de Luke comme s'il risquait de s'évaporer. Il m'adresse un petit sourire complice que je lui rends, rayonnante.

J'attends ce jour depuis tellement longtemps, et ça y est, il est arrivé. C'est un peu comme Noël. En mieux, même. Par la porte d'entrée restée ouverte, j'aperçois, le long de l'allée enneigée le défilé des invités, tous en habit et élégant chapeau. Au loin, les cloches de l'église carillonnent, et il règne dans l'air une sorte d'attente, d'excitation.

— Et où est donc la mariée rougissante ? demande papa.

— Je suis là, entend-on.

Nous levons tous les yeux - et effectivement elle est là, descendant l'escalier comme si elle flottait, les mains serrées sur un étonnant bouquet de roses et de lierre.

— Oh Suzie ! s'exclame maman en portant la main à sa bouche. Mon Dieu, et cette robe... ! Oh... Becky ! Mais tu vas avoir l'air de... (Elle se tourne vers moi avec un regard attendri et, pour la première fois depuis son arrivée, elle semble remarquer ma robe.) Becky... tu vas rester habillée comme ça ? Mais tu vas geler !

— Mais non ! L'église sera chauffée.

— Elle est belle, non ? souligne Suze. Et tel ement originale.

— Mais ce n'est qu'un tee-shirt ! objecte maman en tirant d'un air contrarié sur une des emmanchures. Et c'est quoi, là, ces trucs qui s'effilochent? Ce n'est même pas fini proprement !

— C'est fait exprès, j'explique. C'est une pièce unique en son genre.

— En son genre peut-être, mais ta robe ne devrait-elle pas être assortie à celle des autres demoiselles d'honneur ?

— Il n'y en a pas d'autres, explique Suze. La seule autre personne à qui j'ai demandé d'être ma demoiselle d'honneur, c'est Fenny, la sœur de Tarquin, mais elle m'a répondu que, si elle était encore une fois demoiselle d'honneur, elle ruinerait définitivement ses chances de se marier un jour. Vous connaissez le dicton : « Trois fois demoiselle d'honneur... » Eh bien, elle, elle a dû l'être au moins quatre-vingt-treize fois ! Et comme elle a des vues sur ce type qui travaille à la City, elle ne veut pas prendre de risques.

S'ensuit un bref silence, pendant lequel je crois voir le cerveau de maman s'activer intensément. Oh non, s'il vous plaît mon Dieu...

— Becky, ma chérie ? Combien de fois as-tu été demoiselle d'honneur ?

demande-t-elle, d'un ton un peu trop détaché pour être sincère. Au mariage d'oncle Malcolm et tante Sylvia... Et je crois que c'est tout, non?

— Et aussi à celui de Ruthie et Paul, je lui rappelle.

— Non, à celui-là, tu n'étais pas demoiselle d'honneur, juste petite fille d'honneur. Donc, ça fait deux fois, cette fois-ci incluse. Oui, deux fois.

— Vous avez compris, Luke ? lance papa avec un sourire. Deux fois.

Non mais, franchement ! Vous avez vu comment se comportent mes parents ?

— Bon, on s'en fiche ! je coupe, en essayant de trouver rapidement un autre sujet de conversation. Euh...

— De toute façon, Becky a dix bonnes années devant elle avant de se soucier de ce genre de chose, intervient alors Luke d'un ton impassible.

— Quoi ? (Maman se raidit et nous scrute d'un regard perçant.) Que dites-vous ?

— Becky souhaite attendre au moins dix ans avant de se marier, explique Luke.

C'est bien ça, Becky ?

Un silence stupéfait accueille l'information, et je sens mon visage virer au rouge pivoine.

Je m'éclaircis la voix et m'efforce de sourire.

— Oui, c-'est exact.

— Ah bon ? fait Suze, en me regardant avec des yeux ronds. Mais tu ne me l'avais jamais dit. Pourquoi?

— Pour... explorer tout mon potentiel, je marmonne, sans oser croiser le regard de maman. Et pour prendre le temps de connaître mon vrai moi.

— Prendre le temps de connaître ton vrai moi ? répète maman d'une voix plutôt aiguë. Pourquoi as-tu besoin de dix ans, quand tu peux le connaître en dix minutes ?

— Mais Bex... Tu auras quel âge, dans dix ans ? ajoute Suze en plissant le front.

— Ça ne prendra pas nécessairement dix années entières, dis-je, un peu démontée. Peut-être que huit suffiront...

— Huit ? fait maman, au bord des larmes.

— Luke ? dit Suze. (Elle semble perturbée.) Tu étais au courant ?

— Nous en avons parlé l'autre jour, répond-il avec un sourire paisible.

— Mais je ne comprends pas, insiste-t-elle. Et que faites-vous de...

— De l'heure ? l'interrompt Luke. Tu as raison, je crois que nous devrions tous y aller. Il est deux heures moins cinq.

— Il ne me reste que cinq minutes? s'exclame Suze, soudain alarmée. Mais ce n'est pas possible ! Je ne suis pas prête ! Bex, où sont tes fleurs ?

— Euh... Dans ta chambre, je crois. J'ai dû les poser quelque part.

— Eh bien, va les chercher ! Et où est passé papa ? Oh merde ! j'ai envie d'une cigarette...

— Suze ! je m'écrie, horrifiée. Tu n'as pas le droit de fumer ! Ça fait du mal au...

Je m'interromps juste à temps.

— À la robe? suggère Luke, toujours chevaleresque.

— Oui. Elle pourrait... la brûler.

Le temps que je retrouve mon bouquet dans la salle de bains de Suze, que je retouche mon rouge à lèvres et que je redescende, il ne reste plus que Luke dans le hall d'entrée.

— Tes parents sont partis devant, et Suze suggère que nous les suivions. Elle va venir avec son père en calèche. Ah ! et je t'ai aussi trouvé un manteau, ajoute-t-il en me tendant une veste fourrée en peau de mouton. Ta mère a raison : tu ne peux pas sortir dans cette tenue.

— D'accord, je fais, à contrecœur. Mais je l'enlèverai une fois à l'église.

— Tu es au courant que ta robe se découd dans le dos ? demande-t-il, en me posant la veste sur les épaules.

— Ah bon ! C'est moche, alors ?

— Au contraire, c'est très joli, réplique-t-il en souriant. Mais il faudra peut-être trouver une épingle de nourrice après la messe.

— Maudit Danny ! dis-je en secouant la tête. Je savais que j'aurais dû acheter celle de Donna Karan.

Tandis que nous nous engageons le long de l'allée gravillonnée, tout est calme et silencieux, et un pâle rayon de soleil fait son apparition. Les cloches ont cessé de carillonner, à l'exception d'une seule, et nous ne croisons personne d'autre qu'un serveur très occupé. Tout le monde doit déjà avoir rejoint l'église.

— Désolé d'avoir mis sur le tapis un sujet sensible, dit Luke en chemin.

— Sensible? je relève, en haussant les sourcils. Mais ça n'a rien d'un sujet sensible.

— Ta mère avait l'air un peu contrariée...

— Maman ? Franchement, ça lui est complètement égal. En fait... Elle plaisantait !

— Vraiment?

— Mais oui. Je t'assure.

— Je vois, dit Luke en attrapant mon bras tandis que je manque de trébucher.

Donc, tu es toujours décidée à attendre huit ans avant de te marier ?

— Absolument ! Huit ans.

Nous poursuivons notre chemin en silence. Au loin, j'entends le claquement des sabots sur le gravier. La calèche de Suze doit être en train d'arriver.

— Bon... Ou six, j'ajoute d'un air détaché. Ou peut-être même cinq... Faut voir.

Il y a un autre long silence, que seul brise le bruit régulier de nos pas.

L'atmosphère entre nous est en train de devenir vraiment bizarre, et je n'ose pas le regarder. Je me racle la gorge, je me frotte le nez, et j'essaie de trouver un truc à dire à propos du temps qu'il fait.

Quand nous atteignons le portail de l'église, Luke se tourne vers moi et me dévisage. Il a perdu sa sempiternelle expression moqueuse.

— Sérieusement, Becky, tu veux vraiment attendre cinq ans ?

— Je... je ne sais pas. Et toi ?

Nous nous taisons et j'entends mon cœur qui commence à battre très fort.

Oh mon Dieu mon Dieu mon Dieu. Peut-être qu'il va... Peut-être qu'il veut...

— Ah ! Voilà la demoiselle d'honneur ! s'exclame le vicaire, qui vient d'apparaître sous le porche, nous faisant sursauter. Prête à rejoindre l'autel ?

— Oui, je crois, dis-je en sentant le regard insistant de Luke.

— Parfait ! Vous serez mieux à l'intérieur, reprend-il à l'intention de Luke. Il ne faut pas rater ça.

— Non, dit Luke après un temps de réflexion. Non, je ne voudrais le rater pour rien au monde.

Il me plante un baiser sur l'épaule et pénètre dans l'église, sans rien ajouter de plus. Je le regarde s'éloigner, ne sachant plus que penser.

Venons-nous bien de parler de... Est-ce qu'il disait vraiment...

Un bruit de sabots me ramène à la réalité. Je me retourne et vois la calèche arriver, comme dans un conte de fées. Le voile de Suze se gonfle au vent, et elle adresse un sourire radieux à des gens qui se sont retournés pour l'admirer.

Jamais je ne l'ai trouvée aussi belle. Franchement, je n'avais pas prévu de pleurer. En fait, j'avais même préparé un bon moyen de m'en empêcher : réciter l'alphabet à l'envers avec l'accent français. Mais déjà, rien qu'à aider Suze à ajuster sa traîne, je sens les larmes monter. Et tandis que retentit la musique de l'orgue et que nous pénétrons lentement dans l'église bondée, je suis obligée de renifler toutes les deux mesures, en épousant le rythme de la musique. Suze est cramponnée au bras de son père, sa traîne glisse sur les vieilles dalles du sol. Je la suis, m'effor-çant de ne pas faire claquer mes talons sur la pierre et espérant que personne ne remarquera que ma robe se découd dans le dos.

Nous atteignons l'autel, où Tarquin attend avec son garçon d'honneur. Il est aussi grand et maigre que d'habitude, et son visage me fait toujours autant penser à celui d'une hermine, mais je dois reconnaître qu'il a tout de même fière allure avec son kilt et sa bourse à la ceinture. Et maintenant qu'il contemple Suze, éperdu d'amour et d'admiration, mon nez recommence à me picoter, Tarquin se tourne un peu, croise mon regard et me sourit nerveusement - je lui réponds d'un petit sourire embarrassé. Franchement, jamais plus je ne pourrais le regarder sans penser à ce que m'a confié Caroline.

Quand le vicaire entame son sermon, je me détends enfin. Je vais en savourer chaque mot, aussi familiers me soient-ils. C'est comme si je regardais le début d'un de mes films préférés, avec mes deux meilleurs amis dans les rôles principaux.

— Susan, acceptez-vous de prendre cet homme pour époux ? (Le vicaire a de gros sourcils broussail eux qu'il hausse à la fin de chaque question comme s'il craignait que la réponse puisse être «non».)

Acceptez-vous de l'aimer, de le chérir et de l'honorer à jamais, malade ou bien portant, de renoncer à tous les autres hommes pour vous consacrer à lui seul, aussi longtemps que vous vivrez l'un et l'autre ?

Il y a un silence, et puis Suze dit « Oui, je l'accepte », d'une voix aussi cristalline que le tintement d'une clochette.

J'aimerais bien que les demoiselles d'honneur aient leur mot à dire. Non que j'en aurais dit beaucoup plus, juste un petit « Oui » ou « Je l'accepte ».

Quand vient le moment où Suze et Tarquin doivent se donner la main, Suze me tend son bouquet, et j'en profite pour observer l'assemblée. L'église est pleine à craquer ; il n'y a même pas assez de places assises pour tout le monde. Je distingue des régiments d'hommes sanglés dans leur kilt et de femmes en tailleur de velours, et j'aperçois aussi Fenny et sa bande de copines londoniennes au complet, qui arborent toutes des chapeaux Philip Treacy me semble-t-il. Voilà également ma mère - flanquée de mon père - qui se tamponne les yeux d'un mouchoir en papier. Elle relève la tête, croise mon regard. Je lui adresse un petit sourire, mais un nouveau sanglot lui échappe.

Au moment où je me retourne vers l'autel, Suze et Tarquin s'agenouillent, et le vicaire entonne avec gravité « Ceux que Dieu a unis, ne laissez personne les séparer ».

Je regarde Suze sourire à Tarquin. Elle semble complètement perdue en lui. Elle est sienne, désormais. Et à ma grande surprise, cela fait un vide immense à l'intérieur de moi. Suze est mariée. Rien n'est plus pareil.

Voilà un an que je vis à New York et que j'adore la vie que je mène là-bas. Mais, inconsciemment, je viens de m'en rendre compte, je gardais à l'esprit que, si les choses se passaient mal, je pourrais toujours revenir à Fulham et reprendre mon ancienne vie avec Suze. Et maintenant... Je ne peux plus.

Suze n'a plus besoin de moi. Elle a quelqu'un d'autre, qui passera toujours en premier dans sa vie. Je regarde le vicaire poser ses mains sur celles de Suze et de Tarquin pour la bénédiction - et ma gorge se serre au souvenir de tout ce que nous avons vécu ensemble. La fois où j'avais fait un affreux curry pour économiser de l'argent, et Suze qui n'arrêtait pas de répéter que c'était délicieux alors qu'elle avait la bouche en feu. Et la fois où elle a essayé de vamper le directeur de ma banque pour qu'il m'accorde une extension de découvert.

Chaque fois que j'ai eu des problèmes, Suze était là pour moi.

À partir d'aujourd'hui, c'est terminé.

Brusquement, j'ai besoin de réconfort. Je me retourne et cherche le visage de Luke dans les rangs. Je ne le repère pas immédiatement, et, bien que je continue à sourire avec assurance, je commence à paniquer, comme un enfant qui comprend qu'on l'a oublié à la sortie de l'école, que tous ses camarades étaient attendus, sauf lui.

Et puis tout à coup je l'aperçois. Debout derrière un pilier, vers le fond, grand et sombre, droit, son regard rivé au mien. C'est moi qu'il regarde, et personne d'autre. Et ce regard me réchauffe le cœur. Quelqu'un m'attend, moi aussi.

Tout va bien.

Nous sortons tous sur le parvis de l'église au son des cloches, et la foule qui s'est rassemblée se met à crier « Vive les mariés ! »

— Félicitations, je dis à Suze en la serrant dans mes bras. Tous mes vœux, Tarquin.

Je n'ai jamais été très à l'aise avec Tarquin. Mais maintenant que je le vois avec Suze, uni à elle, cette gêne semble se dissiper.

— Je suis convaincue que vous allez être très heureux, lui dis-je en l'embrassant sur la joue, et nous éclatons de rire sous une pluie de confettis.

Les invités se massent sur le parvis, bavardent, s'interpellent et rient à gorge déployée. Et, pendant qu'ils entourent Suze et Tarquin, pour les embrasser, les serrer dans leurs bras ou échanger des poignées de main, je m'écarte de quelques pas. Où est donc passé Luke ?

La cour de l'église est à présent noire de monde et il y a là certains parents de Suze que je ne peux pas m'empêcher de dévisager. Sa grand-mère sort de l'église d'une démarche très lente, régalienne, appuyée sur sa canne, suivie par un jeune homme empressé en habit. Une fille mince et pâle, aux yeux immenses et avec un chapeau noir démesuré, tient un carlin en laisse et fume cigarette sur cigarette. Il y a aussi, près du portail de l'église, toute une rangée de frères en kilt qui se ressemblent comme des gouttes d'eau, et je me souviens de Suze me disant que sa tante avait eu six garçons avant de donner naissance à une fille.

— Tiens, mets ça, dit brusquement Luke à mon oreille. (Je me tourne et le vois me tendre la veste en peau de mouton.) Tu dois être en train de geler.

— Non, ça va, ne t'inquiète pas.

— Becky, il a neigé, insiste Luke en me posant d'autorité le manteau sur les épaules. Très belle cérémonie, ajoute-t-il.

— Oui.

Je lève les yeux vers lui, en me demandant si, par hasard, on ne pourrait pas reprendre la conversation à l'endroit où nous l'avons laissée avant d'entrer dans l'église. Mais Luke a déjà détourné le regard vers Suze et Tarquin qui se font photographier sous le chêne. Si Suze rayonne littéralement, Tarquin, lui, a tout l'air de quelqu'un qui affronte une rafale de balles.

— C'est un garçon très chouette, dit Luke en hochant la tête en direction du marié. Un peu bizarre, mais gentil.

— Oui, c'est vrai. Luke...

— Prendrez-vous un verre de whisky chaud ? m'interrompt un serveur, en passant avec un plateau. Ou de Champagne ?

— Du whisky chaud sera parfait, dis-je avec gratitude. Merci.

Je bois quelques gorgées et ferme les yeux pour savourer ce liquide qui me réchauffe le corps. Si seulement il pouvait descendre jusque dans mes pieds, qui, pour ne pas vous mentir, sont complètement gelés.

— La demoiselle d'honneur ! crie brusquement Suze. Bex, où es-tu ? Nous devons faire une photo avec toi !

Je rouvre les yeux.

— Je suis là ! je crie à mon tour en dégageant la veste en peau de mouton de mes épaules. Luke ? Tu peux me tenir mon verre ?

Je me hâte, à travers la mêlée, de rejoindre Suze et Tarquin. Et c'est drôle, maintenant que tous ces gens me regardent, je n'ai plus froid. J'affiche mon plus radieux sourire, je tiens mon bouquet de fleurs bien comme il faut, je prends le bras de Suze quand le photographe me demande de le faire, et entre les prises, je fais un signe de la main à mes parents, qui se sont faufilés jusqu'au premier rang.

— Nous allons bientôt regagner la maison, annonce Mme Gearing en venant embrasser Suze. Les gens commencent à avoir froid. Vous terminerez les photos là-bas.

— D'accord, dit Suze. Juste le temps d'en prendre quelques-unes de Bex et moi.

— Bonne idée ! approuve aussitôt Tarquin, avant de filer, manifestement soulagé, parler à son père – son portrait craché, avec quarante ans de plus.

Le photographe prend quelques clichés de Suze et moi tout sourires, puis s'interrompt pour changer de pellicule. Suze en profite pour prendre un verre de whisky et je me passe discrètement une main sur la couture de ma robe pour mesurer l'étendue des dégâts.

— Bex, écoute, me chuchote-t-on dans l'oreille. (Je me retourne, Suze me fixe intensément. Elle est si proche de moi que je pourrais compter chaque micro-paillette de son fard à paupières.) Il faut que je te demande quelque chose. Tu n'as pas vraiment l'intention d'attendre dix ans avant de te marier, si ?

— Euh... Non, j'admets. Pas vraiment.

— Et tu penses que Luke est l'homme de ta vie ? Sois franche, ça restera entre nous.

Je ne réponds pas tout de suite. Derrière moi, j'entends quelqu'un qui dit : «

Bien entendu, notre maison, elle, est plutôt moderne. Je crois qu'elle date de 1853...»

— Oui, dis-je finalement, en sentant le rouge me monter aux joues. Oui, je crois qu'il est l'homme de ma vie.

Suze m'observe encore quelques instants, puis, tout à coup, comme si elle venait de prendre une décision, elle pose son verre de whisky et déclare :

— Parfait. Je vais jeter mon bouquet.

— Quoi ? je fais, ébahie. Hé Suze, ne sois pas bête. Tu ne peux pas le jeter déjà

!

— Bien sûr que si. Je peux le jeter quand bon me semble.

— Mais, en général, on le jette au moment où on part en lune de miel.

— Je m'en fiche, s'obstine Suze. Je n'ai pas envie d'attendre. Je vais le faire maintenant.

! Tu es censée le faire à la fin ! a mariée ? Toi ou moi ? Si j'attends h fin. ce ne sera plus drôle ! Bon, tu vas te : là et ne plus bouger. (D'un doigt impérieux, elle : un petit monticule recouvert de neige.) Et pose ton bouquet. Tu n'arriveras jamais à attraper le mien sinon ! Tarkie ? appelle-t-elle en haussant la voix. Je vais jeter mon bouquet maintenant, d'ace ?

— D'accord ! répond joyeusement Tarquin. Bonne idée.

— Allez Bex, à toi !

— Non, franchement ! Je n'ai même pas envie de l'attraper, dis-je en grognant presque.

Mais, comme je suis la seule demoiselle d'honneur, je suppose que je n'ai pas le choix, alors j'obéis : je pose mon bouquet dans l'herbe et me poste sur le petit tertre.

— Je voudrais que vous preniez une photo, ordonne Suze au photographe. Et où est Luke ?

Quelque chose me chiffonne : personne ne se joint à moi. Tout le monde s'est dispersé. Je remarque tout d'un coup que Tarquin et son garçon d'honneur font le tour des invités en leur chuchotant quelques mots à l'oreille, et que petit à petit je suis devenue la cible de tous ces regards qui brillent et semblent attendre.

Mais attendre quoi ?

— Bex ? Tu es prête ? crie Suze.

— Attends ! Il n'y a pas assez de monde ! Il faudrait qu'on soit plein, en face de toi...

Je me sens tellement cloche, là, toute seule. Franchement, Suze fait tout de travers. Elle a jamais assisté à un mariage ?

— Suze ! Attends ! je crie de nouveau, mais trop tard.

— Vas-y Bex ! Attrape-le. Attraaaaaaape !

Le bouquet arrive vers moi en décrivant un looping haut dans les airs, ce qui m'oblige à sauter pour l'attraper. Il est plus gros et plus lourd que je l'imaginais, et une fois que je l'ai dans la main, je le contemple, un peu sonnée. Je suis à la fois secrètement ravie et carrément furieuse contre Suze.

Puis mes yeux font la mise au point et je vois une petite enveloppe calée entre les fleurs. Pour Becky.

Une enveloppe à mon intention dans le bouquet de Suze ?

Déconcertée, je lève les yeux vers Suze, qui me sourit de toutes ses dents et fait un signe en direction de l'enveloppe.

Les doigts tremblants, je l'ouvre. Il y a comme une boule à l'intérieur, c'est...

C'est une bague, enveloppée de coton. Et il y a aussi un message, de la main de Luke, qui dit...

Qui dit... « Veux-tu... »

Incrédule, je fixe la bague et le petit carton, j'essaie de garder mon sang-froid, mais le monde se met à chatoyer devant mes yeux, et le sang me monte à la tête.

Complètement étourdie, je vois Luke fendre la foule pour me rejoindre, le visage sérieux mais le regard impatient.

— Becky... (Toute l'assemblée retient son souffle.) Veux-tu...

— Oui ! Oui ! Ooooooui !

Et j'entends ce cri de joie résonner dans la cour de l'église sans même me rendre compte que j'ai ouvert la bouche. Mon Dieu, je suis si bouleversée que je ne reconnais même plus ma voix. En fait, on dirait davantage la voix de...

Maman.

Je fais volte-face : elle est là, confuse, la main devant la bouche.

— Madame Bloomwood, croyez bien que je serais très honoré, dit Luke d'un ton amusé, mais il me semble que vous n'êtes pas libre.

Puis, il se tourne vers moi.

— Becky, s'il me faut attendre cinq ans, d'accord, j'attendrai. Ou huit, ou même dix. (Il marque un temps d'arrêt et le silence se fait. On n'entend que le vent, qui fait voler les confettis.) Mais j'espère qu'un jour très prochain, tu me feras l'honneur de m'épouser.

J'ai la gorge tellement nouée que je ne peux pas articuler un traître mot. Je fais un minuscule hochement de tête, Luke me prend la main. Il ouvre mes doigts, sort la bague de son écrin de tissu. Mon cœur bat la chamade. Luke veut m'épouser. Ça doit faire un bon moment qu'il prépare son coup. Sans rien dire.

Je regarde la bague. Les larmes me brouillent la vue. C'est une bague de fiançailles ancienne, en or, sertie d'un diamant. Je n'en ai jamais vu de pareille.

Elle est sublime.

— Puis-je ?

— Oui, je murmure en le regardant me passer l'anneau au doigt.

Il me regarde de nouveau, plus tendrement que jamais, m'embrasse, et les félicitations commencent à fuser.

Je n'arrive pas à y croire : me voilà fiancée !

3

Bon d'accord, je suis peut-être fiancée, mais ne nous emballons pas.

On va y aller tout doux.

Je le sais bien, il y a des filles qui deviennent dingues, qui se mettent à préparer le mariage du siècle et ne pensent plus qu'à ça... Mais moi, je suis différente. Je ne vais pas laisser ce mariage prendre ma vie en otage. Il ne faut pas perdre de vue les vraies priorités. La robe, les chaussures, le choix des fleurs, qu'importe. Ce qui compte le plus, c'est l'engagement pour la vie, la promesse que l'on se fait.

J'arrête un instant d'étaler ma crème hydratante sur mon visage et je me contemple dans le miroir de ma chambre. « Moi, Becky, je murmure solennellement, moi, Rebecca, j'accepte de prendre Luke... »

Ces mots, ça vous donne de ces frissons...

« Pour être sienne... mien. Pour le meilleur et pour le pire.»

Je m'interromps, perplexe. Ça sonne bizarre. Bon, avant le jour J, j'ai le temps d'apprendre la formule exacte. Parce que ce qui compte, ce sont les vœux, et rien d'autre. Pas besoin d'en faire des tonnes. Juste une cérémonie très simple, élégante. Sans tralala. Roméo et Juliette n'ont pas eu besoin d'un grand mariage avec dragées et tout le toutim, si ?

En fait, on devrait peut-être se marier en secret, comme eux ? Brusquement, je nous vois, Luke et moi, agenouillés devant un curé italien, au cœur de la nuit, dans une minuscule chapelle en pierre. Mon Dieu, que ce serait romantique ! Et puis, pour une raison ou une autre, Luke croirait que je suis morte, et il se suiciderait, et moi aussi, du coup, et ce serait épouvantablement tragique, et tout le monde dirait que nous l'avons fait par amour, on nous citerait en exemple...

— Karaoké ? Euh, oui, pourquoi pas...

La voix de Luke, à l'extérieur de la chambre, me tire de ma rêverie.

La porte s'ouvre, et il entre en me tendant une tasse de café. Nous séjournons chez mes parents depuis notre retour du mariage, et quand, tout à l'heure, j'ai quitté la table du petit déjeuner, il arbitrait une discussion entre mes parents sur le thème : « Les alunissages ont-ils vraiment eu lieu ? »

— Ta mère a déjà trouvé une idée de date pour le mariage, dit-il. Que penses-tu de...

— Luke ! (Je lève la main pour l'arrêter.) Luke. Prenons les choses une par une, veux-tu ? (Je lui souris tendrement.) On vient à peine de se fiancer. Prenons notre temps. Inutile de fixer une date dès maintenant.

Je me regarde dans le miroir, en éprouvant le sentiment d'être vraiment adulte.

Je suis fière de moi. Pour une fois dans ma vie, je ne me précipite pas. Je ne cède pas à la surexcitation.

— Tu as raison, convient Luke. C'est vrai. Et la date que suggérait ta mère nous obligerait à nous organiser sans tarder.

— Ah bon ? Et... Juste par curiosité... Elle proposait quoi?

— Le 22 juin. De cette année. (Il secoue la tête.) C'est de la folie. C'est dans quelques mois, à peine.

— C'est du délire ! je renchéris en levant les yeux au ciel. Il n'y a vraiment pas d'urgence.

Non, mais franchement ! Le 22 juin ! À quoi pense maman ?

Quoique... J'imagine qu'un mariage aux beaux jours est une bonne idée, en théorie.

Et en fait, rien ne nous empêche de nous marier cette année.

Et si on opte pour juin, alors je peux déjà commencer à chercher une robe. À

essayer des couronnes. À lire Mariées.

— D'un autre côté, j'enchaîne, l'air de rien, nous ne sommes pas obligés de repousser la date, si ? Comment dire... Maintenant qu'on est décidés, en un sens, autant... y aller, non ? À quoi bon tergiverser ?

— Tu en es certaine ? Becky, je ne veux te mettre aucune pression...

— Non, c'est bon ! Je suis sûre de moi. Marions-nous en juin !

Ça y est ! On va se marier ! En juin ! Hourra ! J'aperçois de nouveau mon reflet dans le miroir - et un immense sourire illumine mon visage.

— D'accord, je vais prévenir ma mère que ce sera le 22, dit Luke. Je sais qu'elle sera ravie. Bon, je dois y aller, ajoute-t-il en regardant sa montre.

— Oui, bien sûr, dis-je, pas exactement enthousiaste. Oui, je comprends que tu n'aies pas envie de la faire attendre.

Luke va passer la journée avec sa mère, Elinor, qui fait une escale à Londres avant de gagner la Suisse. Officiellement, elle va rendre visite à de vieux amis et respirer l'air de la montagne. Tout le monde sait qu'en réalité elle va subir son énième lifting.

Et puis, dans l'après-midi, mes parents et moi allons les retrouver au Claridge's pour le thé. Nous nous sommes tous réjouis de cette heureuse coïncidence : les deux familles vont pouvoir faire connaissance. Mais, chaque fois que j'y pense, mon estomac se noue. Ça ne me gênerait pas s'il s'agissait des vrais parents de Luke - son père et sa belle-mère, des gens vraiment adorables qui vivent dans le Devon. Mais ils viennent justement de partir pour l'Australie rendre visite à la sœur de Luke qui s'est installée là-bas, et ils ne seront sans doute de retour que peu de temps avant le mariage. Du coup, il ne reste qu'Elinor pour représenter Luke.

Elinor Sherman. Ma future belle-mère.

Bon, ne pensons pas à ça. Contentons-nous de survivre à cette journée.

— Luke... Comment... crois-tu que va se passer cette première rencontre entre nos parents ? Tu comprends, ta mère et la mienne... Enfin, elles ne se ressemblent pas vraiment...

— Tout se passera bien ! Elles vont s'entendre à merveille, j'en suis certain.

Il ne voit manifestement pas à quoi je veux faire allusion.

Je sais, c'est une bonne chose que Luke adore sa mère. Je sais, les fils doivent aimer leur mère. Et je sais aussi qu'il l'a à peine entrevue durant toute son enfance, qu'il essaie de rattraper le temps perdu... Mais n'empêche. Comment peut-il être aussi dévoué envers cette femme ?

Quand je redescends dans la cuisine, je trouve maman, les bols du petit déjeuner dans une main et le téléphone sans fil dans l'autre.

— Oui. C'est ça. Bloomwood, B-L-O-O-M-W-O-O-D, d'Oxshott, dans le Surrey. Et vous me le faxez ?

Merci. Bien, ajoute-t-elle après avoir raccroché, avec un immense sourire.

C'était le faire-part pour le Surrey Post.

— Encore un autre faire-part ? Maman ! Mais tu en as fait combien ?

— Juste le nombre qu'il faut, se défend-elle. Le Times, le Telegraph, le Oxshott Herald, et YEsher Gazette.

— Et le Surrey Post.

— Oui. Ça ne fait donc que cinq.

— Cinq!

— Becky, on ne se marie qu'une fois !

— Je sais bien. Mais, franchement...

— Bon écoute, fait-elle, le visage un peu empourpré. Tu es notre fille unique et nous n'allons certainement pas regarder à la dépense. Nous voulons que tu aies le mariage dont tu as toujours rêvé. Qu'il s'agisse des faire-part, des fleurs, ou d'une calèche, comme Suze... Nous voulons te l'offrir.

— Maman, je voulais justement qu'on en discute, dis-je, mal à l'aise. Luke et moi voulons contribuer aux dépenses...

— Hors de question ! me coupe-t-elle sèchement. Nous ne voulons pas en entendre parler.

— Mais...

— Nous avons toujours voulu t'offrir ton mariage. Ça fait des années que je mets de l'argent de côté spécialement pour ça.

— C'est vrai ? dis-je en la dévisageant, émue. (Mes parents ont fait des économies pendant des années pour mon mariage et je n'en ai jamais rien su ?) Je... Je l'ignorais.

— Eh bien, je ne vois pas pourquoi on te l'aurait dit. Bon, dit-elle en prenant des allures de pro. Luke t'a-t-il dit que nous avions trouvé une date ? Ça n'a pas été simple, tu sais ! Tout était déjà pris. Mais j'ai parlé à Peter, à l'église, il a eu une annulation, et il peut nous caser à trois heures ce samedi-là. Sinon, il faudrait attendre jusqu'en novembre.

— Novembre ? je grimace. Ce n'est pas un bon mois pour un mariage.

— Exactement. Donc, je lui ai dit de nous noter, au crayon. Et moi, je l'ai noté là, sur le calendrier. Regarde.

Je tourne les yeux en direction du réfrigérateur. Sur le calendrier qui propose chaque mois une recette différente à base de Nescafé, effectivement, à la date du 22 juin, il y a écrit en gros : « MARIAGE DE BECKY ».

Je contemple ces mots, et ça me fait tout drôle. Ça y est, pour de bon. Je vais vraiment me marier. Je ne vais pas faire comme si.

— Et j'ai quelques idées pour la tente de jardin, ajoute maman. J'en ai vu une à rayures, ma-gni-fi-que, l'autre jour quelque part dans un magazine et j'ai pensé, il faut absolument que je la montre à Becky...

Elle tend la main derrière elle et ramène un tas de magazines. Mariées. Mariées d'aujourd'hui. Mariage et Maison. Tous aussi luisants et appétissants qu'une assiette de beignets tout frais.

— Mince alors ! je m'exclame, en m'empêchant de me ruer dessus. Ça fait des lustres que je n'ai pas jeté un coup d'œil à ces magazines. Je ne sais même plus à quoi ça ressemble !

— Ni moi non plus, renchérit immédiatement maman en feuilletant avec dextérité un numéro de Mariage et Maison. Enfin, pas exactement. J'y ai juste jeté un coup d'œil, et franchement il y a surtout de la publicité...

Je promène un doigt hésitant sur la couverture de Votre mariage. J'ai peine à croire que j'ai vraiment le

droit de lire ça, maintenant. Sans me cacher ! Plus besoin de passer des heures devant le stand du marchand de journaux, de regarder quelques pages à la dérobée, comme quand j'engloutis un gâteau en me demandant si quelqu'un m'a vue.

Or l'habitude est si bien ancrée en moi, que, même si j'ai maintenant une bague de fiançailles au doigt, je ne peux pas m'empêcher de feindre l'indifférence.

— Je suppose que ça peut toujours servir, dis-je, détachée. Ils doivent donner des informations de base. .n Pour se faire une idée de ce qu'on peut trouver...

Oh et puis merde ! Maman ne m'écoute pas, de toute façon, donc, inutile de jouer à celle qui ne va pas les lire de la première à la dernière page. Je m'installe aussitôt sur une chaise, béatement, j'attrape Mariées, et les dix minutes qui suivent nous trouvent, maman et moi, muettes comme des carpes, en train de nous abreuver d'images.

— La voilà ! s'exclame-t-elle, et elle retourne le magazine vers moi, où je découvre la photo d'une tente à rayures blanches et argent dont les pans flottent au vent. Elle est bien, non ?

— Très jolie, j'approuve en regardant plus attentivement l'autre photo, qui montre en gros plan les robes des demoiselles d'honneur et le bouquet de la mariée...

Et puis, mes yeux tombent, en bas de page, sur la date de parution du magazine.

— Maman ! Mais ça date de l'année dernière ! Comment se fait-il que tu achetais déjà des magazines de mariage l'an dernier ?

— Je l'ignore, réplique-t-elle, évasive. J'ai dû les récupérer quelque part...

Dans la salle d'attente, chez le docteur, ou je ne sais plus où. Bref. Tu trouves des idées ?

— Euh... Je crois que j'aimerais quelque chose de simple.

Je me vois brusquement en longue robe blanche et diadème étincelant... Mon beau prince qui m'attend... Les hourras de la foule...

Bon, stop. Calmons-nous. Voilà déjà une décision de prise.

— D'accord, dit maman. Tu veux quelque chose d'élégant et de bon goût. Oh !

Regarde ces raisins couverts de feuilles d'or ! On pourrait faire les mêmes !

(Elle tourne la page.) Et là ! Des demoiselles d'honneur jumelles ! Comme elles sont mignonnes ! Tu ne connais personne qui a des jumelles, ma chérie ?

— Non, dis-je à regret. Je ne pense pas. Eh, ils font des horloges spécial mariage qui comptent à rebours jusqu'au jour J ! Et aussi un agenda et un cahier assorti pour tenir son journal du mariage. Tu crois que je devrais en avoir un ?

— Absolument. Si tu ne le fais pas, tu le regretteras. Tu sais, Becky, il y a une chose que je voulais te dire... Ne fais rien de tout ça à moitié. N'oublie pas, on ne se marie qu'une fois...

— Coucou ?

Nous sursautons en entendant frapper à la porte.

— Ce n'est que moi ! crie Janice, derrière la vitre.

Elle nous adresse un petit signe de la main. Janice est notre voisine, je la connais depuis toujours. Son ombre à paupières est assortie à son corsage à fleurs d'un turquoise criard, et elle transporte un classeur sous le bras.

— Janice ! s'exclame maman. Viens boire un café !

— Avec plaisir. J'ai apporté mon Canderel. (Elle entre et vient me serrer dans ses bras.) Et voici la reine du jour. Félicitations, ma chérie !

— Merci, je fais avec un sourire timide.

— Et cette bague ! Mon Dieu !

— Deux carats, annonce aussitôt maman. Et ancienne. Un bijou de famille.

— Non ! s'exclame Janice, le souffle coupé. Oh, Becky, mais comment vas-tu faire pour tout organiser alors que tu vis à New York ?

— Becky n'aura à se soucier de rien, précise maman avec autorité. Je m'occupe de tout. Comme il se doit.

— En tout cas, tu sais que tu peux compter sur mon aide, souligne Janice. Vous avez déjà choisi la date ?

— Le 22 juin ! crie maman par-dessus le bruit du moulin à café. Quinze heures, à Sainte-Marie.

— Quinze heures ! Magnifique. (Janice me dévisage soudain, l'air impatient.) Tu sais, Becky, je voulais te dire quelque chose. Vous le dire à toutes les deux, en fait.

— Oui ? je réponds, avec une légère appréhension.

Et, tandis que maman repose la cafetière, Janice prend une profonde inspiration.

— Eh bien, cela me ferait un immense plaisir de vous maquiller pour le mariage. Vous deux et toutes les invitées.

— Janice ! s'écrie ma mère avec ravissement. Que tu es gentille ! Tu imagines, Becky ? Un maquillage professionnel !

— Euh... Oui. Fantastique !

— J'ai appris tellement de choses à mon cours que je connais tous les trucs. Et j'ai tout un dossier de photos que vous pouvez consulter pour choisir votre style.

Je l'ai apporté avec moi, regardez ! (Janice ouvre son classeur et se met à le feuilleter. On dirait que les modèles photographiés ont été maquillés dans les années soixante-dix.) Ce maquillage-là s'appelle « Reine de la promo », c'est pour un visage jeune, souffle-t-elle. Et ici, c'est la « Mariée radieuse », avec un mascara superwaterproof... Ou alors, il y a aussi le look « Cléopâtre », si tu veux quelque chose de plus spectaculaire...

— Génial, j'articule faiblement. Je regarderai ça en temps voulu...

Hors de question que je la laisse me maquiller.

— Et tu vas demander à Wendy de te faire le gâteau, n'est-ce pas ? ajoute Janice.

— Quelle question ! réplique maman en posant une tasse de café devant notre invitée. Wendy Price, qui habite sur Maybury Avenue, ajoute-t-elle à mon intention. Tu t'en souviens? C'est elle qui avait fait le gâteau pour le départ à la retraite de ton père, avec la tondeuse à gazon dessus. C'est extraordinaire ce que cette femme est capable de réaliser avec une douille !

Je me souviens bien du gâteau en question. Le glaçage était tout vert et la tondeuse avait été fabriquée avec une boîte d'allumettes peinturlurée. On voyait encore le nom de la marque sous la peinture.

— Tu sais, j'ai vu quelques pièces montées vraiment étonnantes là-dedans, je tente, en agitant un numéro de Mariées. Elles viennent de chez ce pâtissier, à Londres, tu sais... On pourrait peut-être aller y jeter un coup d'oeil.

— Oh, ma chérie ! mais on ne peut pas faire ça à Wendy ! s'exclame maman, étonnée. Elle serait tellement déçue... Tu sais que son mari vient tout juste d'avoir un infarctus. Les petites roses en sucre qu'elle fabrique lui changent les idées.

— Ah, très bien. Je ne savais pas. Bon... d'accord. Je suis sûre que ce sera très beau.

— Nous avons été très contents du gâteau de mariage de Tom et Lucy, soupire Janice. Nous avons gardé la décoration du haut pour le premier baptême.

Becky, tu sais qu'ils sont là en ce moment ? Ils vont certainement passer te féliciter. Tu te rends compte, déjà un an et demi qu'ils sont mariés !

— Vraiment ? fait maman en buvant une gorgée de café, et en souriant à peine.

Le mariage de Tom et Lucy a laissé un douloureux souvenir dans la famille.

Comme nous adorons Janice et Martin, nous n'en reparlons jamais, mais, pour être franche, aucun de nous trois n'apprécie Lucy.

— Et toujours pas de signe de... d'un... ? s'enquiert maman en esquissant un geste vaguement euphémique. D'un début de famille ?

— Non, pas encore. (Le sourire de Janice s'estompe.) Martin et moi, nous pensons qu'ils veulent d'abord profiter l'un de l'autre. Ils sont tellement heureux.

Ils s'adorent ! Et puis, Lucy doit songer à sa car ière...

— Oui, j'imagine, acquiesce maman, compréhensive. Mais tout de même, rien ne sert d'attendre trop longtemps...

— Oui, je suis d'accord avec toi, convient Janice.

Puis elles se tournent toutes deux vers moi - et, brusquement, je comprends où elles veulent en venir. Pour l'amour de Dieu, je suis fiancée depuis un jour à peine ! Laissez-moi le temps de respirer !

Je me sauve pour siroter tranquillement mon café dans le jardin. La neige commence à fondre, on devine des carrés de pelouse et quelques rosiers. En marchant le long de l'allée, je retrouve cette douce sensation qui procure une petite flânerie^ dans un jardin anglais, même s'il fait un peu froid. À Manhattan, aucun jardin ne ressemble à ceux d'ici. Il y a Central Park, et aussi ce curieux petit square fleuri. Mais il n'existe pas à proprement parler de jardin à l'anglaise, avec pelouse, arbres et massifs de fleurs.

Arrivée à la tonnelle, je me retourne pour regarder la maison et imaginer de quoi l'ensemble aura l'air avec une tente plantée sur la pelouse, quand brusquement des bruits de conversation me parviennent du jardin voisin. Pensant que c'est peut-être Martin, je m'apprête à passer la tête pour le saluer, lorsque j'entends une voix de fille :

— Explique-moi ce que tu entends par « frigide ».

Parce que, si tu tiens à le savoir...

Bon sang ! c'est Lucy. Et elle a l'air furax. Je perçois ensuite une réponse étouffée. Tom... Ce ne peut être que lui.

— C'est vrai que tu t'y connais vachement bien,

hein?

Réponse étouffée.

— Oh arrête, s'il te plaît !

Je me dirige subrepticement jusqu'à la palissade, morte d'envie d'entendre la réplique de Tom.

— Ouais, eh bien, peut-être que si on avait une vie qui ressemble à quelque chose, et que si tu organisais vraiment quelque chose une fois tous les trente-six du mois, peut-être que si on n'était pas à ce point en train de s'encroûter...

Mon Dieu, à l'entendre, je peux vous dire qu'elle le prend vraiment de haut.

Tom lui aussi hausse le ton, sur la défensive.

— Mais on est sortis... Seulement, t'arrêtais pas de te plaindre... C'est pas faute d'avoir fait des efforts, crois-moi...

Craaaaaack.

Eh merde ! Merde ! J'ai marché sur une brindille.

Je veux partir en courant, mais trop tard, ils ont déjà passé la tête par-dessus la palissade. Tom est tout rouge et Lucy, les traits crispés, enrage.

— Oh, salut ! je lance, en affectant un air dégagé. Comment allez-vous? Je me... baladais, et j'ai fait tomber mon... mouchoir.

— Ton mouchoir ? relève Lucy, en scrutant le sol avec suspicion. Où ça ? Je ne vois pas de mouchoir.

— Si... Heu... Alors... C'est bien, la vie conjugale ?

— Formidable ! riposte sèchement Lucy. Félicitations, au fait.

— Merci.

Un ange passe et je détaille la tenue de Lucy de pied en cap : son haut (un polo noir, sans doute de chez Marks & Spencer), son jean (Earl, pas mal du tout) et ses bottines (lacées et à talons hauts, des Russell & Bromley).

Regarder ce que les gens portent sur eux et en dresser la liste comme dans un magazine de mode, je l'ai toujours fait. Et je pensais que j'étais la seule, mais, une fois installée à New York, je me suis rendu compte que tout le monde là-bas faisait ça. La première fois que vous rencontrez quelqu'un, qu'il s'agisse d'une dame de la haute ou d'un portier, ils vous détaillent de la tête aux pieds en moins de trois secondes. Avant même qu'ils vous aient salué, vous les voyez calculer le montant exact, au dollar près, de ce que vous avez sur le dos. J'appelle ça le «

coup d'œil Manhattan ».

— Alors, c'est comment, New York ?

— Génial ! Vraiment excitant... J'adore mon boulot... Et c'est une ville fantastique.

— Je ne connais pas, dit Tom, des regrets dans la voix. Je voulais y aller pour notre lune de miel.

— Ah non, Tom ! Tu ne vas pas recommencer ! le coupe Lucy sèchement.

— Je pourrais peut-être venir te voir un week-end, hasarde Tom. Oui, ce serait possible.

— Euh. . Mais oui, avec plaisir ! Vous pouvez venir tous les deux... (Ma voix s'éteint en voyant Lucy rouler des yeux avant de repartir vers la maison.) Bon, c'était sympa de vous revoir et je suis contente que la vie de couple vous...

réussisse. Je rentre dare-dare pour raconter à maman la conversation que je viens de surprendre. Mais il n'y a plus personne dans la cuisine.

— Maman ! Tu es où ? Je viens de voir Tom et

Lucy !

Je fonce à l'étage, où je la trouve perchée sur l'échelle qui mène au grenier.

Elle descend un énorme ballot blanc et tout mou, enveloppé de plastique.

— C'est quoi ? je demande, en l'aidant à descendre.

— Ne dis rien, réplique-t-elle en cachant son excitation. (Toute tremblante, elle défait la fermeture Éclair de la housse.) Mais regarde !

— Hé, ta robe de mariée ! je m'exclame en la voyant extraire la dentelle blanche et mousseuse. Je ne savais pas que tu l'avais gardée !

— Evidemment que si ! riposte-t-elle en ôtant les protections de papier de soie.

Elle a trente ans, mais elle est comme neuve. Tu sais Becky, c'est une idée comme ça...

— Quelle idée ?

— Peut-être qu'elle ne t'ira pas, mais..;

Lentement, je relève les yeux. Non ! À sa tête, je vois bien qu'elle ne plaisante pas.

— Je ne crois pas que j'y rentrerai, dis-je d'un ton qui se veut indifférent. Tu étais sûrement beaucoup plus mince. Et... moins grande.

— Mais on fait la même taille, dit maman, désarçonnée. Oh ! s'il te plaît, Becky, essaie-la !

Cinq minutes plus tard, je me regarde dans le miroir de la chambre de maman.

J'ai l'air d'une saucisse dans un chausson de pâte feuilletée. Le corsage en dentelle me serre à mort, il y a plein de froufrous sur les manches et autour du décolleté, c'est moulant jusque sur mes hanches, où il y a encore d'autres froufrous, puis ça s'évase, au niveau de la traîne.

Jamais de ma vie je n'ai porté un vêtement aussi peu flatteur.

— Oh, Becky ! (Je relève la tête et... horreur ! Maman a les larmes aux yeux.) Que je suis sotte ! fait-elle en riant et s'essuyant les yeux. Tu comprends, voir ma petite fille chérie... dans la robe que je portais...

— Oh, maman ! (Je la prends dans mes bras.) C'est une... Elle est vraiment belle...

Comment vais-je pouvoir ajouter «mais je n'en veux pas » ?

— Et elle tombe à merveille sur toi, articule-t-elle en cherchant un mouchoir en papier. Mais la décision t'appartient. Si tu trouves qu'elle ne te va pas... Tu peux dire non. Je ne t'en voudrai pas.

— Je... Eh bien...

Zut de zut !

— Je... Je vais réfléchir, finis-je par articuler en esquissant un piètre sourire.

Une fois la robe rangée dans sa housse, nous déjeunons de quelques sandwiches, puis nous regardons un vieil épisode d'une sitcom sur le nouveau téléviseur que mes parents ont fait installer et câbler. Ensuite, bien qu'il soit encore un peu tôt, je monte dans ma chambre, histoire de commencer à me préparer pour le rendez-vous avec Elinor. La mère de Luke est l'une de ces femmes de Manhattan qui sont toujours tirées à quatre épingles, et aujourd'hui plus que n'importe quel autre jour, je veux me montrer à la hauteur.

J'enfile le tailleur de DKNY que je me suis offert à Noël, une paire de collants neufs et mes nouvelles chaussures Prada achetées en solde. Je m'inspecte très soigneusement, à l'affût de la moindre tache ou d'un faux pli. Cette fois, je ne vais pas me laisser prendre en défaut. Pas question qu' Elinor déniche un fil tiré ou un faux pli sur lequel focaliser son regard à rayons X.

Je viens de finir mon inspection quand maman fait irruption dans ma chambre, très élégante dans son tail eur Windsmoor, le visage rayonnant de joie et d'impatience.

— Comment tu me trouves ? demande-t-elle avec un petit rire. Assez élégante pour le Claridge's ?

— Tu es splendide ! Cette couleur te flatte vraiment. Laisse-moi juste...

Je prends un mouchoir en papier que j'humidifie, et j'essuie un peu ses joues, sur lesquelles elle a essayé la technique de Janice : le blush « au blaireau ».

— Voilà. Parfait !

— Merci, ma chérie, dit-elle en s'admirant dans le miroir de la penderie. C'est formidable de rencontrer enfin la maman de Luke.

— Mm mm..., je fais, sans trop m'avancer.

— J'espère que nous allons bien nous entendre ! Nous pourrions nous occuper des préparatifs ensemble. . Tu sais, Margot, qui habite en face, eh bien elle est tellement amie avec la mère de son gendre qu'elles passent leurs vacances ensemble. Elle dit qu'elle a perdu une fille, mais qu'elle a gagné une amie !

Maman a l'air tout excitée. Hélas ! que pourrais-je lui dire pour la préparer à affronter la vérité ?

— Et Elinor a l'air si charmante ! À la façon dont il parle d'elle, Luke semble l'adorer !

— Oui, je reconnais à contrecœur. Il l'aime beaucoup.

— Ce matin, il nous parlait de toutes ces bonnes œuvres dont elle s'occupe avec tant de dévouement. Elle doit avoir un cœur d'or !

Je laisse maman continuer sur sa lancée, et je me remémore une conversation que j'ai eue avec Annabel, la belle-mère de Luke, quand son mari et elle sont venus nous voir à New York.

J'adore Annabel. Elle est très différente d'Elinor, beaucoup plus douce, plus calme, et quand elle sourit, son visage s'illumine. Elle et le père de Luke vivent dans un coin tranquille du Devon, près de la mer, dommage que nous n'ayons pas assez de temps pour aller les voir. Luke est parti de chez eux à dix-huit ans, et il n'y est quasiment jamais revenu depuis. En fait, je crois qu'il trouve que son père a un peu gâché sa vie en allant s'installer comme avocat en province au lieu de partir conquérir le monde.

Quand ils sont venus à New York, Annabel et moi avons réussi à passer un après-midi en tête à tête. Nous nous sommes baladées dans Central Park en bavardant de tout et de rien. Aucun sujet ne semblait tabou. Aussi, j'ai fini par prendre une grande une grande inspiration pour lui demander ce que je voulais savoir depuis une éternité - à savoir, comment elle pouvait supporter que Luke soit à ce point béat d'admiration devant Elinor. Elinor a beau être sa mère biologique, c'est tout de même elle, Annabel, qui s'est toujours occupée de lui.

C'est elle qui l'a soigné quand il était malade, qui l'a aidé à faire ses devoirs et qui lui a préparé à dîner tous les soirs. Et maintenant, c'est comme s'il la tenait à l'écart.

Une fois ma question formulée, j'ai bien vu la douleur que ressentait Annabel.

Mais elle a esquissé un sourire et m'a répondu qu'elle comprenait parfaitement.

Luke, m'a-t-elle expliqué, a toujours voulu, depuis qu'il est tout petit, connaître sa mère. Maintenant, il a l'occasion de passer un peu de temps avec elle, et il est normal qu'il en profite.

— Imaginez que votre marraine la bonne fée arrive, a-t-elle dit. Ne seriez-vous pas émerveillée ? Ne délais-seriez-vous pas tout pour elle ? Il a besoin de passer du temps avec elle. Mais ce n'est pas sa marraine la bonne fée ! me suis-je indignée. C'est une vieille sorcière.

— Becky, c'est sa vraie mère, a rétorqué Annabel, un doux reproche dans la voix.

Puis elle a changé de sujet. Jamais elle ne dirait du mal d'Elinor. Annabel est une sainte.

— C'est tellement dommage qu'ils ne se soient pas vus quand Luke grandissait !

continue maman. Quelle tragédie. (Elle baisse la voix, comme si Luke était quelque part dans la maison.) Luke me disait ce matin combien sa mère avait eu envie de l'avoir avec elle en Amérique. Mais son nouveau mari américain l'en empêchait ! Pauvre femme. Elle a dû être bien malheureuse. Contrainte et forcée d'abandonner son enfant !

— Euh... oui, peut-être, je fais, révoltée. Sauf que-rien ne l'obligeait à partir. Si elle était si malheureuse, pourquoi n'a-t-elle pas envoyé paître son nouveau mari?

Maman me regarde, surprise.

— Tu as la dent dure, Becky.

— Oui, sans doute, je consens avec un léger haussement d'épaules, avant d'attraper mon crayon à lèvres.

Je n'ai aucune intention de semer la pagaille. Donc, autant ne pas dire ce que je pense vraiment, à savoir qu'Elinor n'a jamais manifesté le moindre signe d'inté-

rêt envers Luke avant que son agence de communication commence à marcher aussi bien. Luke a toujours cherché à impressionner sa mère - c'est même la raison pour laquelle il a créé une filiale de l'agence à New York -, même s'il ne le reconnaîtra jamais. Or, en bonne garce qu'elle est, Elinor s'est contentée de l'ignorer jusqu'à ce qu'il commence à signer quelques contrats vraiment importants et qu'on le cite dans la presse. Là, brusquement, elle s'est dit que son fils pourrait lui être utile. Et, juste avant Noël, elle a fondé sa propre association caritative - la fondation Elinor Sherman - et a nommé Luke directeur. Elle a ensuite donné un grand gala d'inauguration - et devinez qui a passé vingt-cinq heures par jour à l'aider jusqu'à épuisement, si bien qu'à Noël il n'y avait plus personne ?

Mais impossible de faire la moindre remarque à Luke. La fois où j'ai abordé le sujet, il s'est tout de suite mis sur la défensive. Il a prétendu que j'avais toujours eu un problème avec sa mère — jusque-là, il avait entièrement raison -, qu'elle sacrifiait la majeure partie de son temps pour les nécessiteux, et qu'est-ce que je voulais de plus, bon sang ?

Argument difficile à contrecarrer.

— C'est certainement une femme très seule, risque maman. La pauvre. A-t-elle au moins un chat pour lui tenir compagnie dans son petit appartement ?

— Maman, dis-je en posant une main sur la sienne. Elinor ne vit pas dans un «

petit appartement », mais dans un duplex, sur Park Avenue.

— Un duplex ? C'est quoi ? Une maisonnette ? fait-elle avec une petite grimace de compassion. Oui, mais ce n'est quand même pas pareil qu'une jolie maison, si?

J'abandonne. C'est sans espoir.

À l'heure où nous en traversons le hall, le Claridge's est rempli de gens élégants venus boire le thé. Serveurs en veste grise, théières à rayures vertes et blanches, conversations animées... Je ne vois ni Luke ni Elinor nulle part, et tout en regardant plus attentivement, je me mets soudain à espérer qu'ils ne sont pas là. Qu'Elinor a peut-être eu un empêchement ! Que nous allons pouvoir savourer notre thé tranquillement, entre nous. Merci mon Dieu pour ce...

— Becky ?

Je me retourne et mon enthousiasme retombe. Ils sont là, installés dans un canapé d'angle. Luke a cette expression radieuse qu'il arbore chaque fois qu'il voit sa mère, laquelle est assise les fesses sur le bord du coussin, en tailleur pied-de-poule à col de fourrure, ses cheveux raides de laque font comme un casque sur sa tête. Quant à ses jambes, gainées de collants clairs, on dirait qu'elles sont encore plus fines que d'habitude. Elle lève la tête, sans qu'aucune expression ne transparaisse sur son visage, mais, au battement de ses paupières, je vois bien qu'elle passe mes parents au crible du coup d'œil Manhattan.

— C'est elle ? chuchote maman, abasourdie, tandis que nous tendons nos manteaux au préposé au vestiaire. Mon Dieu ! Mais elle a l'air... Très jeune !

— Détrompe-toi, je marmonne. Elle s'est beaucoup fait aider.

Maman me regarde sans comprendre, et tout d'un coup, elle pige.

— Tu veux dire... qu'elle s'est fait lifter ?

— Oui, et pas qu'une fois. Donc, on évite le sujet, OK?

Tandis que nous attendons que papa ait donné son manteau, maman, perdue dans ses pensées, digère cette nouvelle information et tente de la caser quelque part dans sa tête.

— Pauvre femme ! dit-elle brusquement. Ce doit être terrible, de se sentir aussi peu sûre de soi. Je suis certaine que c'est le fait de vivre en Amérique.

Lorsque nous nous approchons du canapé, Elinor lève les yeux et sa bouche s'étire de trois millimètres de chaque côté - c'est-à-dire qu'elle sourit.

— Bonsoir, Rebecca. Et toutes mes félicitations

pour vos fiançailles. C'est pour le moins inattendu.

Ce qui veut dire ?

— Merci, dis-je avec un sourire forcé. Elinor, je vous présente mes parents, Jane et Graham Bloomwood.

— Enchanté, dit mon père avec un sourire amical et en tendant la main.

— Graham, ne fais pas tant de chichis ! s'exclame maman. Nous allons être une seule et même famille dorénavant. (Et, avant que j'aie pu intervenir, la voilà qui serre dans ses bras une Elinor médusée.) Elinor ! Nous sommes tellement heureux de vous rencontrer ! Luke nous a tellement parlé de vous !

Lorsqu'elle se redresse, je vois qu'elle a ébouriffé la fourrure sur le col d'Elinor et je ne peux pas m'empê-cher de pouffer.

— Cet endroit n'est-il pas merveilleux ? poursuit maman en s'asseyant.

Tellement chic ! Bien, qu'allons-nous prendre ? Une bonne petite tasse de thé, ou quelque chose de plus fort, pour célébrer l'événement ?

— Pour moi, ce sera du thé, précise Elinor. Luke...

— Je vais commander, répond celui-ci en bondissant sur ses pieds.

Bon sang, que je déteste son empressement dès qu'il s'agit de sa mère. Lui qui est toujours si dur, si sûr de lui. Mais, en face de sa mère, il se comporte comme un simple petit employé face au P-DG d'une multinationale. Il ne m'a même pas encore dit bonsoir.

— Bon, Elinor, reprend maman, je vous ai apporté

un petit quelque chose. J'ai trouvé ça hier, et je n'ai pas pu résister.

Elle sort un paquet enveloppé de papier doré, qu'elle lui tend.

Avec raideur, Elinor défait l'emballage - et découvre un carnet à la couverture bleue matelassée, sur laquelle maman a écrit, à l'encre argentée et d'une écriture emberlificotée, « Je marie mon fils ». À en juger par la façon dont Elinor fixe ce malheureux carnet, on croirait que maman lui a offert un rat crevé.

— Et j'ai exactement le même pour moi, annonce cette dernière d'un ton triomphal. (Elle sort de son sac le jumeau, rose, agrémenté de l'inscription « Je marie ma fille ».) C'est un kit de planning pour les mamans ! explique-t-elle. Il y a une page pour nos idées de menu, une pour la liste des invités, une pour les couleurs... Et regardez ! Il y a même une pochette en plastique où glisser une montre, pour que nous restions synchronisées. Et là, voici la page pour les idées... J'en ai déjà noté quelques-unes, alors si vous voulez en ajouter... Ou alors, s'il y a des plats particuliers que vous aimez... Nous tenons à vous associer le plus possible aux préparatifs. (Elle tapote la main d'Elinor.) Et si vous voulez venir passer quelque temps chez nous, pour que nous fassions plus ample connaissance...

— Je crains d'avoir un emploi du temps quelque peu chargé, répond Elinor avec un sourire glacial, au moment où Luke revient, son téléphone à la main.

— Le thé arrive. Et... on vient de m'annoncer une assez bonne nouvelle. Nous comptons désormais la Northwest Bank parmi nos clients. Nous allons lancer tout un nouveau secteur destiné aux particuliers. Ça va être géant.

— Luke ! je m'écrie. C'est merveilleux !

Ça fait des lustres qu'il rêve d'avoir la Northwest Bank dans son portefeuille de clients, et la semaine dernière, il pensait les avoir perdus, convaincu qu'ils allaient confier leur communication à une autre agence. Donc, c'est une excellente nouvelle.

— Bien joué, Luke, dit papa.

— Toutes mes félicitations, mon cher Luke, renchérit maman. Elinor est la seule à rester muette. Le regard rivé à son sac Hermès, elle ne nous prête aucune attention.

— Qu'en pensez-vous Elinor ? je demande, effrontée. Ce sont de bonnes nouvelles, non ?

— J'espère que cela ne créera pas d'interférence avec ton travail pour la fondation, dit-elle en refermant son sac d'un geste brusque.

— Ça ne devrait pas.

— Le travail de Luke pour la fondation est bénévole, j'insiste doucement, alors que là, il s'agit de ses affaires.

— Tout à fait, répond Elinor en me fusillant du regard. Luke, si tu n'as pas le temps...

— Mais bien sûr que si, se défend Luke en me lançant un regard contrarié.

Aucun problème.

Super. Maintenant, ils m'en veulent tous les deux.

Ma mère, qui a écouté ce petit échange, semble un peu déconcertée, et le thé qui arrive la détend visiblement.

— Exactement ce que le toubib m'a conseillé ! s'exclame-t-elle tandis que le serveur dépose une théière et des gâteaux sur la table. Elinor, je vous sers ?

— Prenez donc un scone, renchérit papa. Et un peu de crème ?

— Non, je préfère m'abstenir. (Elinor se recule imperceptiblement, comme si des particules de crème flottant dans l'air menaçaient d'entrer dans son corps, puis elle consulte sa montre et ajoute :) Je crains de devoir y aller.

— Comment? s'exclame maman, abasourdie. Déjà?

— Luke, pourrais-tu aller chercher la voiture ?

— Tout de suite, répond-il en vidant sa tasse.

— Quoi ? (Je n'en reviens pas.) Luke, que se passe-t-il? Je vais conduire ma mère à l'aéroport.

— Mais pourquoi ? Pourquoi ne prend-elle pas un taxi?

Au moment où les mots sortent de ma bouche, je me rends compte de ma grossièreté. Mais franchement ! On devait passer un bon moment tous ensemble.

Ça ne fait même pas trois secondes que nous sommes arrivés.

— Je dois parler de certaines choses avec Luke, déclare Elinor en ramassant son sac à main. Nous le ferons dans la voiture. (Elle se lève et chasse une miette imaginaire sur le devant de sa jupe.) Ravie d'avoir fait votre connaissance, dit-elle à maman.

— C'est un plaisir partagé ! s'exclame maman, saisissant la dernière occasion de se montrer amicale. Un vrai plaisir, Elinor ! Je demanderai votre numéro de téléphone à Becky et nous pourrons ainsi bavarder et parler de nos tenues pour la noce ! Ce serait idiot que les couleurs détonnent, non ?

— Tout à fait, dit Elinor en fixant les chaussures de maman. Au revoir, Rebecca.

Graham, ajoute-t-elle en hochant la tête dans sa direction.

— Au revoir Elinor, répond papa d'une voix en apparence polie - en l'observant à la dérobée, je vois bien qu'il n'est pas impressionné pour deux sous. À plus tard, Luke, ajoute-t-il, et tandis qu'ils disparaissent derrière les portes, il regarde sa montre et conclut : Douze minutes.

— Que veux-tu dire ? s'enquiert maman.

— C'est le temps qu'elle nous a accordé.

— Graham ! Je suis certaine qu'elle n'avait pas l'intention de...

Mais elle s'interrompt en apercevant le petit carnet bleu, resté sur la table dans son papier doré.

— Becky ! Elle a oublié son agenda ! Rattrape-la !

— Maman... Franchement... Ce n'est pas la peine. Je ne suis pas sûre que ça l'intéresse vraiment.

— Moi, je ne m'attends pas trop à ce qu'elle nous aide, dit papa en étalant une généreuse couche de crème sur un scone.

— Oh, fait maman. (Elle nous regarde, puis se laisse tomber dans son fauteuil, le carnet bleu à la main.) Je vois.

Elle boit une gorgée de thé et à l'évidence elle se creuse la tête pour trouver un mot gentil à ajouter.

— Bon... Sans doute ne souhaite-t-elle pas interférer ! dit-elle finalement.

C'est tout à fait compréhensible.

Elle n'a pourtant pas l'air convaincue. Mon Dieu, ce que je peux haïr Elinor !

— Maman, finissons notre thé. Et après, on pourrait aller faire un tour aux soldes ?

— Oui, bonne idée, dit-elle après un temps de réflexion. Maintenant que tu en parles, j'aurais bien besoin d'une nouvelle paire de gants. (Elle avale une gorgée de thé, qui semble raviver son enthousiasme.) Et peut-être aussi d'un joli sac.

— Viens, dis-je en lui pressant le bras. Nous allons en profiter. Rien que nous trois.

Franton, Binton et Ogleby

Avocats

739 3e Avenue Suite 503

New York, NY 10017

Mademoiselle Rebecca Bloomwood

Apt B

251 11» Rue Ouest

New York

NY 10014

11 février 2002

Chère Mademoiselle,

Peut-être avons-nous la chance d'être les tout premiers à vous féliciter pour vos fiançailles avec Monsieur Luke Brandon, dont nous avons relevé l'annonce dans le New York Times. Nous imaginons quel doit être votre bonheur, aussi tenons-nous à vous adresser nos vœux les meilleurs et les plus sincères.

Nous ne doutons pas que vous devez être submergée de propositions importunes, certaines étant peut-être même de mauvais goût. Toutefois, nous souhaiterions attirer votre attention sur un service personnel que nous sommes les seuls en mesure de vous offrir.

Avocats spécialisés depuis trente ans dans les procédures de divorce, nous savons qu'un bon conseil juridique peut faire la différence. Loin de nous, naturellement, le souhait que Monsieur Brandon et vous-même vous trouviez un jour dans cette douloureuse situation. Néanmoins, si cela se produisait, sachez que nous sommes spécialistes des cas de figure suivants :

• Contestation des engagements prénuptiaux

• Négociation des prestations compensatoires

• Obtention d'injonctions du tribunal

• Collecte d'informations (en collaboration avec notre détective privé attitré).

Nous ne vous demandons pas de nous contacter dès à présent, mais simplement de conserver ce courrier en lieu sûr avec vos autres souvenirs de mariage. Si jamais un jour vous avez besoin de nous, vous saurez où nous trouver.

Avec encore une fois toutes nos félicitations !

Emest P. Franton Avocat associé

Cimetière des Anges de la Paix Éternelle

Westchester Hills, comté de Westchester

New York

13 février 2002

Mademoiselle Rebecca Bloomwood

AptB

251 11" Rue Ouest

New York

NY 11014

Chère Mademoiselle,

Peut-être avons-nous la chance d'être les tout premiers à vous féliciter de vos fiançailles avec Monsieur Luke Brandon, dont nous avons relevé l'annonce dans le New York Times. Nous imaginons quel doit être votre bonheur, aussi tenons-nous à vous adresser nos vœux les meilleurs et les plus sincères.

Nous ne doutons pas que vous devez être submergée de propositions importunes, certaines étant peut-être même de mauvais goût. Toutefois, nous souhaiterions attirer votre attention sur un service personnel que nous sommes les seuls en mesure de vous offrir.

Un cadeau de mariage qui fait la différence

Quelle meilleure façon pour vos invités de reconnaître l'amour que vous éprouvez l'un pour l'autre, sinon en vous offrant des pierres tombales jumelles ? Dans la paix et la tranquillité de nos jardins soigneusement entretenus, vous et votre mari reposerez comme vous avez vécu : ensemble, pour l'éternité*.

Une double concession dans le prestigieux Jardin de la Rédemption est actuellement disponible, au prix exceptionnel de six mille cinq cents dollars. Pourquoi ne pas ajouter ce présent à votre liste de mariage — et donner ainsi l'occasion à ceux qui vous aiment de vous offrir un cadeau qui durera pour l'éternité** ?

Encore une fois, toutes nos félicitations et puissiez-vous avoir une longue et heureuse vie ensemble !

Hank Hamburg Directeur des ventes

* En cas de divorce, les tombes peuvent être déplacées dans des parties opposées du cimetière.

** Les Pompes Funèbres Hamburg & Fils se réservent le droit de relocaliser les tombes, au ternie d'un avis de trente jours, dans le cas d'une nouvelle extension du terrain. (Voir conditions ci-jointes.)