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J’ai fini par trouver Morales le mardi suivant. Il avait les mêmes cheveux blonds, sans doute un peu plus clairsemés, les mêmes yeux gris délavés. Les mains posées sur ses genoux, il tournait le dos au bar, comme la dernière fois que je l’avais vu. Il avait toujours sa petite moustache et montrait la même obstination placide que par le passé.

Je lui ai tout raconté depuis le début. Intentionnellement ou non, je parlais d’un ton calme et beaucoup plus mesuré que lorsque nous nous étions félicités de notre prouesse, avec Sandoval, après sa gueule de bois. Quelque chose me disait que ce petit café n’était pas l’endroit idéal pour les manifestations de triomphe, d’euphorie ou de joie. Je n’ai pourtant pas pu m’empêcher de devenir plus impétueux, glissant quelques adjectifs par-ci par-là, risquant des gestes descriptifs de la main, quand j’ai relaté l’intervention magistrale de Pablo Sandoval. Je lui ai bien évidemment épargné les deux ou trois phrases horripilantes que Gómez avait employées pour creuser sa tombe, mais je n’ai pas été avare de précisions pour lui décrire avec quel brio Sandoval nous avait dupés, Gómez et moi. Enfin, je lui ai dit que le juge Fortuna Lacalle avait signé sans en changer une seule virgule la demande de préventive pour homicide au premier degré.

— Et maintenant, que va-t-il se passer ? m’a-t-il demandé.

Je lui ai dit que le dossier d’instruction était presque arrivé à son terme. Il suffisait pour le consolider d’y verser quelques pièces supplémentaires comme des déclarations de témoins, une ou deux expertises et autres astuces judiciaires afin d’éviter par exemple que, du côté des avocats de la défense, un petit mariole ne vienne nous compliquer la vie. Dans quelques mois, six ou huit tout au plus, la clôture de l’instruction serait prononcée et nous renverrions le dossier à la chambre de jugement.

— Et ensuite ?

Je lui ai expliqué qu’il pouvait s’écouler une autre année, voire deux, avant que soit prononcée la sentence définitive. Tout dépendait de la vitesse à laquelle travaillaient la chambre de jugement et la cour d’appel. Quoi qu’il en soit, il n’avait aucun souci à se faire car Gómez était pieds et poings liés.

— Et combien va-t-il prendre ? a-t-il demandé après avoir observé un long silence.

— Perpétuité, ai-je affirmé.

C’était un sujet épineux. Était-ce bien nécessaire de lui dire que, même si la peine était lourde, Isidoro Gómez sortirait peut-être au bout de vingt ou vingt-cinq ans ? Quelques années plus tôt, j’avais déjà préféré me taire à ce propos. J’ai fait de même ce jour-là pour ne pas meurtrir cet homme qui, peut-être pour la première fois en trois ans et demi, avait tourné son tabouret côté comptoir sans prêter attention à la foule qui se dirigeait vers les quais.

Comme s’il avait lu dans mes pensées, Morales s’est tourné vers la vitre, faisant grincer son tabouret sur son axe. « On ne renonce pas si facilement aux habitudes », ai-je songé. Mais il y avait du changement : il ne regardait plus les passants avec insistance. J’ai attendu qu’il me pose d’autres questions, mais il se taisait. Que se passait-il dans sa tête ? Au bout d’un moment, j’ai cru comprendre.

Pour la première fois depuis plus de trois ans, Ricardo Agustín Morales ne savait pas quoi faire du temps qu’il avait devant lui. Que lui restait-il ? Rien, m’imaginais-je. Ou, pire, la mort de Liliana. En dehors de ça, c’était le néant. Alors Morales a eu un comportement insolite : il s’est levé pour me signifier la fin de notre entretien. Je l’ai imité, il m’a tendu la main.

— Merci.

Il n’a rien dit de plus. Je ne lui ai pas répondu, me contentant de le regarder dans les yeux et de serrer sa main droite. Je ne comprenais pas pourquoi il agissait ainsi, mais je me disais que, moi aussi, j’avais des tas de raisons de le remercier. Il a fouillé dans sa poche pour en tirer le montant exact du prix de son café au lait. Derrière le bar, le gros écoutait d’une oreille attentive l’émission sportive La Oral deportiva{4}. Il n’était pas assez perspicace pour comprendre qu’il venait de perdre un client. Morales s’est dirigé vers la porte, puis s’est retourné.

— Saluez votre assistant de ma part… Comment m’avez-vous dit qu’il s’appelait déjà ?

— Pablo Sandoval.

— Merci. Transmettez-lui toute ma sympathie et dites-lui que je le remercie lui aussi pour son aide.

Sur ce, il a levé légèrement la main et s’est perdu dans la foule de dix-neuf heures.