XXVIII

Il était loin au sud de Chicago. Maintenant, il se trouvait à l’ouest du lac et se dirigeait vers le nord, toujours sur les vieilles routes tortueuses d’antan. Parfois, elles devenaient impraticables ; il faisait alors demi-tour et en cherchait une autre allant dans la bonne direction.

Depuis la côte est cela s’était toujours passé ainsi, il n’avait pas beaucoup avancé. D’ailleurs, il n’avait pas vraiment de raison d’avancer. Il n’avait aucune raison, se répétait-il, d’aller quelque part. La destination qu’il avait choisie était pure fantaisie émotionnelle et ne signifiait pas grand-chose. Le réconfort qu’elle semblait promettre était certainement fallacieux. Quand il arriverait, la maison serait vide et nue comme la route qui l’y menait. Mais même en sachant cela, il continuait, poussé par une force intérieure dont il ne comprenait pas la nature.

Il rencontrait peu de monde. Les régions qu’il traversait étaient peu habitées. Parfois, il y avait une famille pauvre vivant – campant serait plus juste – dans l’une des nombreuses fermes abandonnées. De minuscules villages abritaient encore quelques rares familles qui se refusaient obstinément à se joindre à la migration quasi totale vers les immenses centres urbains. Groupées en un petit noyau humain, elles survivaient au milieu des débris de ce qui avait été jadis une communauté riche et prospère.

Ici et là, des stations de sauvetage, équipées de voitures et d’hélicoptères, se tenaient prêtes à foncer sur-le-champ pour récupérer un corps détecté par le moniteur et localisé aussitôt avec une précision stupéfiante.

À vrai dire, ces gens n’avaient pas grand-chose à faire, sinon attendre, car les habitants étaient rares et les voyageurs peu nombreux.

Mais le Centre Eterna poursuivait sa tâche avec conviction, sans jamais perdre de vue l’objectif final, conscient de l’importance de sa mission. Il lui appartenait de former une structure sociale nouvelle, et rien ne devait le détourner du but qu’il s’était fixé.

Les routes sur lesquelles roulait Frost ne lui permettaient pas d’abattre beaucoup de kilomètres chaque jour. La nécessité de se procurer de la nourriture retardait sa progression. Il cherchait des baies et cueillait des fruits mûrs sur les arbres rabougris qui subsistaient encore dans les vergers. Il fit bonne pêche dans plusieurs petits ruisseaux et grandes rivières. Avec une branche de hickory[4] solide, il confectionna un arc et tailla des flèches, ce qui lui prit des heures. Mais les résultats obtenus, étant donné qu’il ignorait comment manier l’arme, n’avaient pas de commune mesure avec le mal que cela lui donnait. La seule viande rouge qu’il mangea en plusieurs semaines fut une marmotte, vieille, dure et indigeste.

Dans une ferme abandonnée, il découvrit une bouilloire, rouillée par endroits, mais encore intacte. Quelques jours plus tard, il trouva une tourterelle qui s’était aventurée trop loin de l’eau. Il la pluma et la fit cuire dans la bouilloire. Il ne trouva pas cela tellement bon, mais c’était de la nourriture.

Il commençait à éprouver du plaisir : ne plus se cacher, ne plus s’enfuir. C’était presque comme des vacances.

Il ne s’inquiétait plus. Marcus Appleton le cherchait toujours, c’était sûr, mais il n’aurait pas appris de si tôt que sa proie avait quitté la ville. Le vol de la voiture était sans doute connu depuis longtemps, on avait peut-être découvert celle avec laquelle il avait échangé les plaques minéralogiques, mais rien n’indiquait que c’était lui le voleur. Reconnaître et retrouver une voiture volée étaient un problème : elles étaient toutes identiques, d’une seule marque et, depuis l’abolition de la concurrence, on ne changeait plus les modèles chaque année, ni même tous les dix ou tous les vingt ans.

Toutes les voitures étaient standardisées, conçues selon des spécifications bien établies. Toutes, petites, faute de place. Toutes, munies de batteries de longue durée, toutes, silencieuses, sans fumée, lentes, avec un centre de gravité très bas. C’était tout à fait le genre de voiture adapté à des conditions difficiles de circulation. Elles étaient, en outre, équipées de dispositifs de sécurité pour protéger leurs occupants.

Maintenant, il avait laissé Chicago derrière lui et se dirigeait au nord. Un jour, il atteignit le fleuve et sut exactement où il se trouvait. Il reconnaissait le vieux pont rouillé, l’ancien chemin de halage bordé de tilleuls.

Encore une trentaine de kilomètres et il serait chez lui. Trente kilomètres, quoiqu’il sût qu’il ne serait pas chez lui et qu’il ne l’avait jamais été. C’était simplement un endroit familier et qu’il avait aimé.

Il tourna à droite vers le chemin de halage où sinuaient deux ornières séparées par un ruban d’herbe. Les branches basses des arbres frôlaient la carrosserie.

À une centaine de mètres de là, arbres et broussailles cédaient la place à une sorte de pré. De l’autre côté, les arbres et les broussailles le clôturaient. Accrochés au bas de la colline, les bâtiments délabrés d’une ferme se dressaient parmi les herbes folles et les broussailles bourgeonnantes.

Au milieu de la clairière, au bord de la route, un camp. Des tentes sales et rapiécées formaient un cercle. De minces spirales de fumée bleutée s’élevaient des foyers. Trois ou quatre vieilles voitures rouillées étaient parquées à côté des tentes. Il y avait des animaux, sans doute des chevaux, bien que Frost n’en eût jamais vus. Et il y avait des chiens et des gens qui le regardaient. Quelques-uns s’avancèrent vers lui en poussant des exclamations dont le sens lui échappait.

À l’instant où il prit vraiment conscience de ce qu’il voyait, Frost sut où il était tombé : sur une bande de voyous, une de ces tribus de gens presque sauvages qui écumaient la campagne, ce mince pourcentage de gens inemployés et inemployables qui avaient toujours résisté à l’intégration dans une quelconque structure économique. Il y en avait peu, de ces bandes mais il y en avait une ici et il s’était jeté dedans, tête baissée !

Il ralentit, puis changea d’avis et accéléra, fonçant droit devant lui dans l’espoir que sa vitesse lui permettrait d’échapper à cette meute humaine.

Pendant un moment il crut y avoir réussi parce qu’il avançait et arrivait à se frayer un passage dans la grande masse des hommes qui couraient. Par la vitre latérale, il voyait leurs faces hurlantes, barbues, sales, avec la bouche ouverte dont les lèvres retroussées découvraient les dents.

Soudain, la horde atteignit la voiture. Celle-ci cahota dangereusement, tombant dans les ornières et en ressortant, basculant doucement d’un côté, tandis que les deux roues qui touchaient encore le sol continuaient à la faire avancer.

Elle toucha le sol et dérapa. Quelqu’un ouvrit d’un coup la portière et des mains empoignèrent Frost, le tirèrent et le jetèrent sur le sol. Il se remit lentement sur ses pieds. Les voyous, telle une meute de loups, l’entouraient, mais la méchanceté avait fait place à l’amusement.

Un homme, sans doute le chef, le regardait en hochant la tête avec reconnaissance :

— Quelle bonne idée, dit-il, de nous apporter une voiture. Par Dieu, on en avait bien besoin. Nos guimbardes sont si vieilles qu’elles roulent à peine.

Frost ne répondit pas. Il jeta un rapide regard circulaire. Tous riaient ou presque. Il y avait aussi les enfants dégingandés qui le dévisageaient stupidement.

— Les chevaux, c’est pas mal, mais pas aussi bien que les autos. Ils ne vont pas aussi vite et quel boulot de s’en occuper !

Frost ne disait rien, surtout parce qu’il ne savait pas quoi dire. C’était l’évidence même qu’ils voulaient garder la voiture et il n’y pouvait rien. Maintenant, ils riaient de leur aubaine et de sa déconfiture mais il sentait qu’il s’en fallait d’un rien pour que les choses tournent au plus mal.

— Pa, cria la voix aiguë d’un garçonnet, qu’est-ce qu’il a sur le front ? Il a une marque rouge. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le silence s’abattit. Les rires cessèrent. Les visages s’assombrirent.

— Un ostracisé ! Bon Dieu, c’est un ostracisé !

Frost fit demi-tour et s’élança brusquement. Ses mains saisirent le haut de la voiture et, d’un seul élan, il passa par-dessus. Il retomba maladroitement sur ses pieds et vit la meute des voyous qui se lançait à sa poursuite.

Il commença à courir en trébuchant et vit qu’il était coincé. En face de lui, le fleuve, et aucune chance de s’échapper par les côtés car il y avait les voyous. Les cris et les rires reprenaient, mais un rire méchant et des cris aigus de hyènes hystériques.

Des pierres sifflaient à ses oreilles, se piquaient dans le sol ou filaient dans l’herbe. Il rentra la tête dans les épaules pour la protéger. Mais une pierre l’atteignit à la joue et la force du coup fut telle que son corps entier le ressentit. Pendant un instant, il eut l’impression que son crâne allait éclater tant la douleur était violente. Une nuée s’éleva du sol, brouilla sa vision ; il s’y enfonça et, d’un seul coup, sans avoir eu l’impression d’être tombé, il se trouva par terre. Des mains le saisirent brutalement, le soulevèrent et l’emportèrent.

À travers le brouillard et le vacarme lointain des hurlements, une voix se détacha, tonitruante et claire :

— Une minute, les gars ! Ne le jetez pas encore. Il va sûrement se noyer s’il garde ses souliers.

— Diable, oui, hurla une autre voix, il faut lui laisser une chance. Otez-lui ses chaussures.

Quelqu’un tira ses chaussures. Il les sentit quitter ses pieds, il essaya de crier mais il n’émit qu’un cri rauque.

— Sa culotte va être trempée ! hurla la voix de taureau.

Une autre ajouta :

— Les sauveteurs ne vont même pas pouvoir le repêcher s’il coule.

Frost luttait, mais ils étaient trop nombreux et ils lui ôtèrent son pantalon, son veston, sa chemise et tout le reste.

Puis quatre hommes, un par bras, un par jambe, le prirent. Il y en avait un à l’écart qui comptait :

— Un ! deux ! trois !

À chaque fois, ils le balançaient plus fort puis, à trois, ils le lâchèrent. Il remonta à la surface, nu comme un ver.

Il se débattit, remua les jambes puis coula, luttant désespérément et confusément au fond de l’eau bleu-vert et froide. Il remonta enfin, émergea, agitant instinctivement bras et jambes pour se maintenir à la surface. Quelque chose le heurta avec violence. Il lança un bras pour écarter l’obstacle et sentit la rugosité du bois contre sa peau. Il mit le bras autour de la chose ; ça flottait et le supportait. Il constata que c’était un tronc en dérive descendant le courant. Il s’arcbouta de ses deux bras et se laissa emporter en regardant derrière lui.

Sur la rive, les voyous piaffaient et sautaient en une danse de guerre hilare, lui criant des mots qu’il ne comprenait pas et l’un d’eux, un bras levé, agitait son pantalon dans sa direction, comme s’il ce fût agi d’un scalp.

Eterna
titlepage.xhtml
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Simak,Clifford D.-Eterna(1967).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html