CHAPITRE PREMIER

 

Le train spécial l’avait abandonné sur le quai de la gare. À présent le « convoi exceptionnel » s’éloignait, éructant des bouffées de fumée grasse. David sourit tristement et regarda disparaître l’antique locomotive mangée de rouille qui traînait péniblement dans le sillage des voies un wagon de bois aux planches disjointes. Un vent humide ébouriffa ses cheveux blond très clair qui le faisaient prendre, parfois, pour un albinos.

Il frissonna. Malgré sa forte stature il avait un visage lisse, un peu enfantin. Un visage d’éphèbe, qu’il détestait depuis toujours et qu’il avait maintes fois tenté d’enlaidir durant son adolescence par l’adjonction de moustaches ou d’attributs pileux divers. Maintenant qu’il avait trente ans et que ses premières rides apparaissaient, il avait renoncé, abandonnant aux soins des ans la charge de le défigurer. De grosses lunettes de fer à verres ronds trônaient sur son nez retroussé, accentuant davantage son aspect juvénile d’éternel étudiant. Il soupira, tira la fermeture du blouson de cuir jusqu’à son menton et s’assit sur sa valise. La gare se réduisait aux contours fragiles d’un hangar troué de fenêtres et coiffé d’un toit en tôle ondulée que l’oxydation avait transformé en une dentelle pourpre émiettée par des rafales. Autour c’était la plaine, vague, estompée sous des nappes de brouillard ou de gaz stagnants d’origine méphitique. Plus loin on distinguait une chaîne de montagnes crénelées de blanc, et les formes compliquées d’une vaste architecture métallique. Un pont aux ramifications étranges, comme la branche d’un arbre de fer se divisant et se subdivisant à l’infini.

David se passa la main sur le visage. Il était fatigué. Il voyageait depuis quatre semaines, sautant d’avion en car, de car en train. Achetant des billets dans des gares fantômes aux employées somnambuliques, attendant des charters qui ne partaient jamais, des taxis inexistants. Très vite il avait dû renoncer à exhiber son ordre de mission de l’université fanghienne pour payer ses tickets, comme n’importe quel voyageur. Ici le cachet du ministère de la Recherche semblait aussi incompréhensible aux fonctionnaires chargés des contrôles qu’un hiéroglyphe égyptien. Il entreprit de nettoyer ses « lunettes de hibou ». Lorsqu’il releva la tête, trois nains l’observaient avec méfiance. Ils étaient couverts de poils et déployaient une grande énergie pour hérisser leurs barbes et leurs cheveux selon la technique classique des animaux qui – dans l’espoir d’intimider leur adversaire – s’évertuent à paraître plus gros. David ne bougea pas ; tous présentaient des caractères évidents d’hermaphroditisme (pénis surplombé de mamelles typiquement féminines) et grognaient d’une voix incroyablement sourde. Barbes, poils et cheveux atteignaient une longueur remarquable et leurs muscles horripilateurs enfouis sous l’épiderme parvenaient à les dresser à angle droit… David diagnostiqua un dérèglement hormonal, dont une sécrétion excessive de testostérone. Comme il faisait mine de se lever, les trois gnomes disparurent dans une crevasse du sol pour ne plus réapparaître. Un bruit de moteur perça le brouillard et un véhicule d’aspect militaire piqua vers la gare. David leva le bras pour signaler sa présence, réalisa le côté ridicule d’un tel geste et enfouit la main dans sa poche. La camionnette s’approchait, insecte pansu et blindé monté sur chenilles. Au fur et à mesure que la distance s’amenuisait, l’aspect délabré du véhicule devenait plus évident. David nota les hublots énucléés, le fuselage cabossé, les grossières retouches de peinture antirouille. Le camion s’arrêta. La portière centrale coulissa, laissant le passage à un officier d’une cinquantaine d’années, squelettique et chauve. Il avait logé son casque dans le creux de son coude et considérait David avec un air de profond ennui.

— Capitaine Cazhel, grogna-t-il, responsable de la réserve territoriale. Vous êtes David Sarella, l’assistant-zoologue ?

Il fouilla dans la poche de son treillis et en tira une boîte de friandises d’où montait un curieux bourdonnement. David l’y vit pêcher un insecte noir aux pattes frémissantes, et l’enfouir dans sa bouche. Il perçut nettement le craquement de la carapace de chitine sous la pression des molaires et ne put retenir un frisson. Il n’avait jamais pu s’habituer à cette pratique, pourtant, depuis que les diptères des marais fanghiens avaient été reconnus source de longévité par la faculté de médecine (à la condition expresse qu’on les consommât vivants !) tous les colons de la galaxie bêta s’adonnaient à cette gourmandise coûteuse. De nombreuses revues scientifiques polémiquaient afin de déterminer s’il était plus bénéfique pour l’organisme de croquer les insectes – comme venait de le faire le policier – ou de les sucer jusqu’à ce que leur carapace soit totalement fondue… David se raidit ; les yeux bleu délavé de Cazhel s’accrochaient aux siens, inquisiteurs. Il ne broncha pas ; il connaissait le dossier du capitaine. Deux ans plus tôt, une secte d’illuminés avait ravagé la capitale, s’attaquant principalement aux artistes, aux vedettes du grand ou du petit écran. Ils s’étaient illustrés en crevant les yeux des peintres, en vitriolant les speakerines, en broyant les mains des pianistes[1]. Cazhel leur avait donné la chasse, trop lentement au goût du show-bizness. Sa manière de mener l’enquête lui avait valu cette affectation dérisoire, aux confins d’un territoire au nom imprononçable : Shaka-Kandarec. Cazhel battit des paupières. L’empoignade visuelle prit fin. David pêcha sa valise, la hissa à l’intérieur du véhicule.

— J’ai reçu une visite, lâcha-t-il pour rompre le silence, des nains…

— Les velus ! s’esclaffa le policier en s’installant derrière le volant, aucun intérêt, des mutants mineurs en voie de disparition. Prenez plutôt un bonbon…

Il posa le paquet bourdonnant sur le tableau de bord. David feignit de ne pas avoir entendu. Le véhicule empestait l’huile chaude et la sueur. Deux tôles disjointes vibraient sur une note suraiguë.

— Ainsi, c’est vous, Sarella, observa pensivement Cazhel. Vous êtes zoologue ? Vous semblez bien jeune, non ?

— Assistant-zoologue, corrigea David, ça veut dire que ma thèse s’enlise, parce que mon sujet ne convient pas aux autorités universitaires. Je ne suis plus jeune : j’ai trente ans, c’est le mauvais côté de la pente. Et vous savez aussi bien que moi qu’on m’a viré de ma précédente affectation. Ne jouez pas l’idiot…

L’officier émit un ricanement.

— C’est vrai, je sais ça. Vous avez remis un dossier incriminant une grande industrie. Un fabricant de pesticides, si je ne me trompe ?

David bâilla ostensiblement.

— Les produits intoxiquaient une peuplade humanoïde, provoquant une hypersécrétion d’oxytocine, une hormone qui déclenche les douleurs de l’accouchement, les femelles passaient leur vie allongées sur le dos, jambes levées, à attendre une impossible délivrance, 24 heures sur 24 ! Une vraie fête !

— Et pour vous récompenser… ?

— On m’a promu dans ce nouveau poste. Cela vous surprend ?

— Aucunement, je sais qu’un œil sévère mais juste nous suit à tout instant, évaluant nos mérites… et nos fautes. Tant pis si parfois ils se confondent.

Le moteur toussa, chassant un double nuage de suie par ses évents. La camionnette reprit sa course. David s’absorba dans la contemplation du paysage.

— Ces constructions métalliques, au loin, interrogea-t-il les sourcils froncés, c’est quoi ?

— La terre des ponts, vous n’en avez pas entendu parler ? Affreux ! Je souhaite que nous n’ayons jamais à y mettre les pieds !

Un panneau rouillé apparut, surmonté d’un couple de busards déplumés.

 

« Réserve zoologique de Shaka-Kandarec »

Mise en observation des spécimens d’outre-espace.

L’établissement n’est pas ouvert au public.

 

— Vous savez ce que vous aurez à faire ? lança l’officier d’un ton désagréablement narquois.

— Oui : examiner les animaux non répertoriés, décider s’ils entrent ou non dans les cadres des bêtes « susceptibles de vivre dans le contexte d’un zoo, et de s’offrir à la curiosité du public sans désagrément pour ce dernier », c’est la phraséologie en vigueur, non ?

Cazhel émit un gloussement sinistre. David comprit qu’il risquait fort d’aller de mauvaise surprise en mauvaise surprise.

— On sera trois là-haut, grogna l’officier. Il y a aussi Barney, un petit vieux à tête de cocker. Un mouchard probablement. Je n’ai jamais pu savoir ce qu’il faisait exactement. Restez sur vos gardes.

David hocha la tête sans se compromettre. Il songea qu’il n’avait pas fait l’amour depuis un mois. La veille de son départ, il avait chevauché une nuit durant – et avec l’énergie du désespoir – une jeune étudiante qu’il pensait éprise de lui, pour découvrir à l’aube qu’elle se souciait aussi peu de David Sarella que de sa première culotte. Cette aventure lui avait laissé un arrière-goût d’amertume.

— Pas de village ? s’enquit-il sans tourner la tête.

— Pas de village. Et pas de femmes, si c’est ce à quoi vous pensez ! Au début on nous envoyait une putain tous les trois mois, avec le courrier. Maintenant c’est fini. Je crois qu’elles ne veulent plus venir, le coin leur fait peur, les femmes sont toujours difficiles !

D’autres panneaux défilèrent, plantés dans une croûte de vase séchée où moutonnait un lichen élastique du plus répugnant effet. Le camion filait sans à-coups, compteur bloqué à cent dix kilomètre/heure.

— D’ici à trente minutes on est à la maison, observa Cazhel. Le seul moyen d’échapper à la dépression nerveuse, c’est de se mettre au travail tout de suite, sans attendre. Vous verrez les cages… ou plutôt vous les sentirez, elles puent affreusement.

— Vous avez tout le matériel nécessaire pour les tests !

— Les tests ?

— Mais oui ! Les tests d’agressivité, de sociabilité. S’il faut que je décide du caractère domestique de ces animaux…

— Les tests ! Ah, oui, les tests ! s’esclaffa Cazhel. Oh ! vous aurez plus de matériel que vous n’en pourrez utiliser !

Et il éclata une nouvelle fois d’un curieux rire sournois. David se sentit brusquement mal à l’aise. Ils atteignirent enfin les premiers contreforts de la montagne. Une véritable muraille de barbelés barrait le paysage, derrière ce treillis hérissé de piquants, s’alignait une rangée d’inquiétantes pancartes flanquées d’une tête de mort. Un nouveau panneau surmonté d’un gyrophare attirait l’attention par son mitraillage lumineux à 360 degrés.

 

« Attention ! lut David. Vous vous trouvez en présence d’une ceinture de mines destinée à empêcher toute éventuelle fuite d’animal sauvage. Cette précaution n’est pas une brimade et ne vise qu’à sauvegarder votre sécurité.

Ce territoire ne peut être traversé qu’en compagnie d’un gardien assermenté. »

 

Cazhel leva le pied et l’autochenille ralentit considérablement.

— À partir d’ici je lâche le volant, expliqua-t-il, l’ordinateur de contrôle prend le relais, il a en mémoire la grille du parcours piégé.

— Vous ne le connaissez pas par cœur ?

— Vous rigolez ? Ce sont des mines fouisseuses, conçues pour se déplacer constamment. On les appelle les « taupes de feu ». Résultat : elles changent tout le temps de place selon un paramètre variable dont la clef ne nous est pas communiquée…

— Charmant !

— Nous n’allons pas dans une nurserie ! Il y a là-haut des animaux dangereux. Et même sacrément dangereux !

Ils sortirent du champ pour aboutir au bas d’un rempart de béton délavé par les pluies. Une grille coulissa, démasquant une triste cour de caserne aux bâtiments préfabriqués. Des caisses marquées au pochoir pourrissaient dans un coin. Le policier freina.

— De toute façon, il n’y a qu’une baraque habitable, celle du milieu, avec le toit rouge, les autres prennent l’eau et se changent en baignoire à la première averse. La ménagerie est dans le fond, si vous voulez y faire un saut, histoire de vous familiariser… Je porte votre bagage dans votre chambre, et je fais du café. Ça va, du café ? Ou vous préférez du thé ?

— Du café, soupira David qui s’extrayait du véhicule, ça sera très bien, et ne vous donnez pas de mal pour crocheter la serrure de ma valise, voilà la clef… D’ailleurs elle est vide, ou presque : il n’y a que ma thèse… Ce qui revient au même !

Cazhel hennit de joie. Une minute après il avait disparu à l’intérieur de la bicoque dont le toit semblait aussi rutilant que rapiécé.

David traversa la cour au pavé inégal. Des grilles défendaient l’accès d’une sorte de labyrinthe aux travées encadrées de barreaux. Des animaux plus ou moins étranges s’agitaient dans leur prison, arpentant le béton souillé des blocs ou secouant les barreaux qui limitaient leur univers à la portion congrue. Un épouvantable remugle planait sur ce zoo miniature, une puanteur fétide où se mêlaient les exhalaisons du suint, de l’urine, et des excréments fermentés. David s’immobilisa, le cœur au bord des lèvres. Jamais – dans aucune des ménageries qu’il lui avait été donné de visiter – il n’avait eu à subir pareille agression olfactive. Il eut la certitude qu’il allait vomir et saliva d’abondance pour lutter contre la nausée. Il fit encore quelques pas, crut qu’il ne pourrait pas s’avancer au-delà d’une dizaine de mètres, et se résigna à plaquer un mouchoir sur le bas de son visage. Il songea que Cazhel devait l’observer à la jumelle en se tordant de rire. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait des cages, les miasmes pénétraient la pauvre défense du carré d’étoffe, agressant ses fosses nasales et son palais. À présent, il avait sur la langue un goût ignoble de chair pourrie. Les bêtes ne lui prêtaient aucune attention. Il remarqua une sorte de lémure écarlate, un félin pourvu d’une curieuse corne frontale, un singe albinos aux ailes de chauve-souris. Un peu plus loin, un pachyderme bleu vaguement éléphantesque barrissait à intervalles réguliers.

David claqua des doigts, émit une série de sifflements stridents sans éveiller le moindre intérêt chez les pensionnaires. Ils paraissaient totalement imperméables aux agressions extérieures, enfermés dans les limites d’une gesticulation mécanique sans cesse recommencée…

Trop mécanique, peut-être…

Il ramassa une badine qui traînait sur le sol, s’approcha du singe aux grandes ailes de cuir, et lui cingla la face sans provoquer la plus petite réaction de douleur ou de colère.

Il jura et fut soudain pris d’un doute… Après avoir passé le bras au travers des barreaux, il attira à lui au moyen du bâton l’un des excréments jonchant la litière. La surprise lui bloqua la respiration lorsque sa main se referma sur un étron de caoutchouc peint !

— Hé oui ! fit une voix dans son dos. Vous venez de tout comprendre…

David pivota. Un petit homme lui faisait face, vêtu d’un ridicule anorak rose, le crâne enfoui dans un bonnet à pompon aux allures de chaussette distendue. Son visage ridé, sillonné de réseaux de craquelures, s’organisait autour de deux yeux humides et battus qu’on eût dits prélevés sur un cocker neurasthénique.

— Je suis Barney, toussota-t-il, votre second collaborateur. Je crois qu’il est inutile de s’attarder ici, vous avez parfaitement saisi le subterfuge : ce sont des robots. Des robots très primaires au demeurant, dont la seule fonction est de servir d’alibi au système de sécurité. La puanteur est artificielle, des aérosols la distillent dès qu’un intrus s’approche des cages. Ces pensionnaires n’ont pas réellement besoin de vos services. Ils éloignent les curieux, les journalistes, les officiels, les petits notables trop empressés, ou plus simplement les gens qui nous ravitaillent chaque semaine par avion ou hélicoptère…

— Okay ! Je suppose qu’il y a une astuce. Les VRAIS spécimens sont cachés, c’est ça ? Pour une raison qui m’échappe leur existence doit demeurer « top secret », et vous représentez probablement le ministère de la Défense ou je ne sais quelle autorité fantôme, non ?

Barney eut un rire gêné.

— Allons, allons ! Je ne vous ai rien dit de semblable. Ne vous fourrez pas ce genre d’idées ridicules dans la tête. J’ai vu votre dossier, vous semblez très capable.

— Ce n’est sûrement pas l’avis de mes supérieurs !

— Détrompez-vous ! Je suis persuadé qu’ils vous trouvent au contraire très qualifié… Trop qualifié !

Il fit une pause, referma la grille d’accès, avant d’ajouter :

— Maintenant que la séance de bizutage est terminée, allons boire le café de Cazhel. Il est ignoble, mais chaud. Après je vous emmènerai sur le lieu de votre travail…

Le policier les attendait, le visage impassible. Contrairement à ce que redoutait David, ils ne se moquèrent de lui ni l’un ni l’autre. Il constata rapidement du reste qu’une grande froideur régissait les rapports du capitaine et du bizarre petit bonhomme en anorak rose. Ils burent en silence, debout autour d’une table à la toile cirée gluante, et ressortirent. Là, ils piquèrent sur la montagne et s’engagèrent dans les lacets d’un chemin caillouteux terriblement raide. Le roc nu avait une couleur violette et certaines roches se desquamaient à la manière du mica. Ils quittèrent enfin le flanc du coteau pour plonger dans une sorte de gorge où bruissait un torrent. Des baraques s’adossaient aux parois, faisant corps avec la muraille naturelle. L’aspect général évoquait un camp de chercheurs d’or, une de ces villes-fantômes élevée le temps d’épuiser un filon. Des barbelés l’entouraient. David nota que Cazhel avait imperceptiblement libéré le rabat de son holster.

— Nous allons gagner l’observatoire, murmura Barney, à partir de maintenant faites très attention, il peut y aller de votre vie. Vous voyez ça ?

David suivit la direction du doigt tendu et aperçut une empreinte noirâtre maculant la pierre. C’était le décalque d’une main trempée dans la peinture. La tache, encore humide, semblait récente.

— Ne vous frottez jamais à cette cochonnerie, grogna Cazhel, c’est la mort…

— On dirait du goudron, ou de l’encre, observa le jeune homme.

— C’est de l’encre, balbutia l’officier, et probablement le plus affreux des poisons naturels !

Barney haussa les épaules.

— Vous dites n’importe quoi, Cazhel ! Reprenez-vous ! C’est un mucus, bien sûr, quelque chose qui ressemble aux projections des poulpes… ou des calmars. N’effrayez pas notre jeune ami. Pas si tôt…

David sentit sa respiration s’accélérer. Le policier était blême, Barney – malgré son calme apparent – jetait de fréquents coups d’œil aux alentours.

— Ne traînons pas, lança-t-il enfin, il faut monter sur cette passerelle…

Ils grimpèrent les uns après les autres pour aboutir à une sorte de casemate métallique fendue de meurtrières et scellée dans la roche. De là on dominait toute l’étendue de la gorge.

— Prenez les jumelles et observez les rues de la ville. David riva ses yeux aux oculaires caoutchoutés, se pencha. Tout de suite il aperçut les taches… noires, mais aussi jaunes, brunes, rouges, blanches… Des traces de mains et de pieds humains. Des traces comme en auraient laissé des hommes nus englués de peinture qui se seraient promenés, assis, auraient saisi des objets : seaux, bidons, poussé des portes ou des volets, décalquant chaque fois la même empreinte poisseuse. La seconde chose qui capta son attention fut le nombre incroyable de trous constellant les édifices. Partout les parois de planches ou de bois présentaient des découpes extrêmement précises, comme effectuées à la scie sauteuse par un modéliste consciencieux. Et ces trous avaient les contours exacts d’une main d’homme… On avait « ajouré » toutes les portes, ainsi qu’un grand nombre d’ustensiles courants. Les escaliers avaient subi le même sort, et à certains endroits les marches n’offraient plus qu’une dentelle de métal impropre à la circulation.

— Inutile de vous dire qu’aucune de ces maisons ne dispose d’un plancher intact, marmonna Barney, ils ont tous disparu, trou après trou…

David ramena le champ des lentilles au niveau du sol. La chaussée n’était qu’une longue suite de cratères et de cavités, comme si elle avait eu à souffrir des jours durant l’impact d’une mitraille incessante tirée du haut des nuages.

— Vos conclusions ? haleta le petit homme en anorak.

— Le mucus semble posséder un redoutable pouvoir corrosif capable d’attaquer n’importe quel support : bois, brique, mais aussi pierre ou métal. C’est ça ? Aucune surface ne peut rester imperméable à ses assauts, pas plus les plastiques que les caoutchoucs, on dirait…

Cazhel grogna sourdement.

— Mais dites-moi, reprit David, vos… « animaux » me paraissent diablement humanoïdes. Ces mains, ces empreintes palmaires, elles ne diffèrent pas des nôtres quant à la forme.

— Regardez vers l’éolienne, laissa tomber Barney, vous aurez peut-être la chance d’en voir un ou deux, quoiqu’ils ne sortent guère durant la journée…

David reprit les jumelles. Le choc de la surprise lui arracha un gémissement. Au pied de la tour délabrée se tenait un homme jeune et nu, à la longue chevelure noire. Quoique squelettique, son corps paraissait sain et vigoureux, exempt d’ulcérations et de parasites. Mais le plus stupéfiant tenait à la couleur de sa peau, ou plutôt : aux couleurs de sa peau… Si le visage était blanc, le torse – lui – avait été modelé dans une chair rouge, typiquement indienne. Les mains, petites et d’un jaune doré, trahissaient un net caractère asiatique ; quant aux jambes d’un noir d’ébène mettant en relief des muscles nerveux, elles étaient indéniablement de race noire… !

David battit en retraite, le souffle coupé.

— Ça fait drôle la première fois, hein ? ricana Cazhel en tirant un insecte de sa boîte à friandises. Au début on les appelait « les arlequins » ou les « damiers ». Barney avait trouvé le terme de « Patchwork-people » qui est assez évocateur je dois l’avouer. Maintenant on dit simplement « les autres »…

— Qu’est-ce que c’est ? bégaya le jeune homme. Une blague ?

— Non, lâcha Barney, des survivants. Les survivants d’un travail de recherches qui a mal tourné. Vous avez entendu parler d’un scientifique du nom d’Hiro-Ito Homakaïdo ? Non ? C’était un mystique du siècle dernier, férocement doué et obsédé par l’idée d’une fraternisation universelle réconciliant l’homme avec l’homme, puis l’homme avec l’univers[2]… Pour cela il lui fallait faire sauter les obstacles entre les peuples, les races, gommer les différences, réconcilier les Blancs, les Noirs, les Jaunes, les Rouges, par le biais d’une synthèse… d’une mutation.

— Vous voulez dire que…

— Tout juste. Il a créé les « arlequins », le Patchwork-people ! Et cela a donné ce multi-métissage où les caractères raciaux restent autonomes tout en se mêlant d’une certaine façon. Chaque mutant est devenu comme un résumé de toutes les autres races ! Assez fou, n’est-ce pas ? Beaucoup sont morts : tumeurs de l’épiderme, mélanomes, etc. Les survivants ont poursuivi leur mutation bien au-delà de ce qui était prévu… Regardez sa peau, ou plutôt SES peaux, vous ne remarquez rien ?

David fit rouler la molette de grossissement.

— Si, une fine sueur. Tout son corps brille.

— Ce n’est pas de la sueur, c’est le mucus… L’encre… Durant près d’un siècle on les a persécutés, comme des monstres, des blasphèmes vivants, alors leur organisme s’est mis à sécréter cette arme un peu étrange, mais qu’on retrouve souvent dans le règne animal : les encres obscurcissantes, ou aveuglantes (comme chez les poissons des grandes profondeurs), les projections urticantes, les venins… Chez eux tout s’est confondu… Les chromatophores, les cellules porteuses de pigment, se sont doublées de vésicules urticantes. Ainsi quiconque portait la main sur eux éprouvait aussitôt de cuisantes brûlures (n’est-ce pas ce que fait l’humble crapaud ?). Mais les agressions ne se sont pas arrêtées pour autant, alors la mutation a poussé encore plus loin son alchimie. Loi d’adaptation oblige ! Ce qui aurait réclamé mille ans à une espèce ordinaire, ils l’ont réalisé en dix fois moins de temps. D’urticant, le mucus est devenu poison, puis acide, VITRIOL NATUREL, comme en produisent les feuilles du mancenillier ! Et voilà… Ceux-ci sont les derniers survivants, les ultimes descendants des premiers cobayes d’Homakaïdo, de cette lignée qui – dans l’esprit de leur créateur – devait rendre caduques toutes les vieilles menées racistes ! Aujourd’hui s’approcher d’eux c’est tenter le diable. L’encre se déposera sur votre peau. Indélébile, grasse, résistant à tous les solvants. D’abord vous ne sentirez rien, tant qu’elle est humide on ne sent jamais rien, ce qui est affreusement trompeur. Puis elle sèche. Une mutation moléculaire s’organise, et c’est de cette tache que va partir tout le processus de corrosion. Une irritation qui deviendra vite ulcération, puis crevasse, cratère. Vous perçant bientôt de part en part aussi efficacement qu’une décharge de shot-gun !

David peina pour avaler sa salive. Il devina qu’il était horriblement pâle.

— Pourquoi sont-ils ici ?

Barney sourit.

— Ils sont placés sous la protection du secrétariat des Beaux-Arts qui les assimile à des chefs-d’œuvre en péril. De même le ministère de la Recherche les a classés sous la rubrique « espèce voie de disparition », et se fait par là même un devoir de les protéger… Mais il y a fort à parier que tout cela ronronne depuis longtemps dans la mémoire d’un ordinateur secondaire chargé du virement automatique des crédits, et que PERSONNE au gouvernement – ou ailleurs – ne se souvient plus de leur existence.

— Est-ce qu’ils sont agressifs ? demanda David sur un ton qu’il espérait naturel.

— Pas du tout. On les dirait même assez lymphatiques. Ils ne cherchent pas à communiquer avec nous. Ils cultivent un peu le sol, nous leur fournissons un complément de nourriture, protéines en poudre, etc… Venez maintenant, il est temps de rentrer, c’est assez pour un premier contact.

Ils abandonnèrent la guérite de fer et prirent le chemin du casernement. À la tension nerveuse avait succédé un morne abattement. Sitôt arrivé, David argua de la fatigue du voyage pour se retirer dans sa chambre. Barney l’y mena sans commentaire. Le jeune homme prit donc possession d’une cellule aux cloisons minces comme du carton et couvertes d’un essaim de graffiti obscènes. Le lit était bancal et le matelas parsemé de noyaux de laine agglomérés par l’humidité. David se dévêtit, se glissa nu entre les draps glacés. Il avait la tête en feu, et un début de migraine. L’image de l’homme-patchwork dansait sous ses paupières. Il dormit d’un sommeil agité et se réveilla deux fois, couvert de sueur malgré le froid ambiant.

 

À huit heures, Cazhel vint cogner à sa porte, puis entra, un quart de café fumant à la main. Il était vêtu comme un militaire à l’aube des grandes manœuvres : battle-dress, casque, rangers.

— J’ai la même panoplie pour vous, grogna-t-il en surprenant le regard de David, et ne dormez pas à poil, vous allez attraper la mort ! Dépêchez-vous, le travail attend…

Le jeune homme avala le contenu de la tasse en grimaçant. De toute manière, il n’avait jamais aimé le café. Il chercha son slip.

— Où va-t-on ?

— Jouer les seringueros.

— Quoi ?

— Les seringueros, les récolteurs de latex si vous préférez. Barney ne vous a rien dit ?

David haussa les épaules, enfila un à un les vêtements militaires à la toile désagréablement rêche.

— J’ai lu dans votre dossier que vous étiez un bon tireur, soliloqua le policier, c’est mieux. Votre prédécesseur n’avait pas beaucoup de talent pour la chose.

— Sur quoi, ou sur QUI, allons-nous tirer ? coupa le garçon d’un ton sec.

Cazhel ricana.

— Ne montez pas sur vos grands chevaux ! Je ne vous ferai pas complice d’un génocide. Personne ne va mourir… D’ailleurs, à part nous, personne ne sera en danger !

Ils sortirent de la baraque, remorquant chacun un étrange fusil et une musette gonflée par tout un matériel de prélèvement.

— Il faut tester le taux d’acidité de nos protégés, expliqua l’officier, régulièrement, pour déterminer s’il est en constante augmentation. Ce qui semble être le cas jusqu’ici. Je vous donnerai tous les dossiers en rentrant, il y a une paperasse effroyable à remplir, des dizaines d’analyses à effectuer, et qui ne serviront jamais à rien… Ce sera votre boulot.

— Où est Barney ?

— Barney fait toujours bande à part, hier il vous accueillait, c’était exceptionnel, à présent que vous êtes au courant il ne vous adressera la parole qu’une ou deux fois par semaine. Un curieux type. Il a son labo personnel dans l’un des bâtiments désaffectés, un labo bouclé au verrou. Jamais pu savoir ce qu’il y trafiquait ! Tous les quinze jours il prend l’avion du courrier, habillé comme un milord, une serviette en cuir blindé sous le bras. Mais vous verrez ça par vous-même… Ceci dit, le côté lymphatique des arlequins, ne vous y fiez pas trop ! Le flic dont j’ai pris la relève a fini avec un trou gros comme mon poing dans le poumon. L’assistant zoologue que vous remplacez est mort devant moi : une fille patchwork lui avait posé la main sur le ventre. Comme cet idiot se baladait constamment torse nu – pour « bronzer » – ça lui a fait un beau tatouage bien net. Carrément indélébile ! Et vingt-quatre heures après…

Il s’interrompit, cracha en maugréant.

— N’en parlons plus, ça me déprime. Racontez-moi des histoires, vous venez de la ville, non ? Parlez-moi de la mode et des femmes. Qu’est-ce qu’elles ont encore inventé pour monter leur derrière ces temps-ci ? Des jupes qui se relèvent toutes seules ?

— Vous déraillez, mon vieux, je n’ai pas mis les pieds dans une ville depuis quatre ans ! J’erre d’affectation minable en poste débile, dans des patelins de province où l’on ne parle plus que des langues dialectales !

— Arrêtez ! N’en rajoutez pas ! Mais vous vous en apercevrez : ici c’est dur. Pas de femmes ! Rien que les petites patchworks qui sont du reste très, très comestibles… pour qui peut les approcher ! Il paraît que les rapports sexuels avec ces mutants atteignent une intensité exceptionnelle, et que jadis, des hommes, des femmes, acceptaient la perspective d’une mort horrible pour connaître ne serait-ce qu’une fois l’extase ! On les retrouvait au matin, nus, teints des pieds à la tête au milieu de leurs draps tachés d’encre… Vous y croyez ?

David préféra ne pas s’engager sur ce terrain ; d’ailleurs ils arrivaient à hauteur de la guérite métallique. Cazhel reprit son air soucieux et lui montra comment charger le fusil avec les seringues à prélèvements.

— Vous visez votre bonhomme, vous tirez. N’ayez pas de scrupules, ils s’en foutent. Un piston automatique pompe le mucus. Puis l’hélice qui est repliée sur les parois du tube se déploie, et l’éprouvette revient ici, comme un minuscule hélicoptère. Attention ! Ne la touchez qu’à l’aide des pinces. Il suffit alors de lire les indications colorées des réactifs avant de la balancer à l’écart…

Le jeune homme acquiesça, prit appui dans la découpe de la meurtrière. Une fillette apparut sur la lentille du viseur, très belle, affichant un petit mufle boudeur et de lourds seins de femme. Sa peau, rayée de bandes transversales – blanches et noires – sur le dos, était d’un beau rouge cuivre sur le ventre. Le visage s’offrait, jaune, luisant. David serra les dents, visa le gras d’une fesse, enfonça la détente. Le projectile se ficha dans le muscle sans provoquer de réaction notoire chez le sujet. Les sécrétions corrosives avaient probablement fini par détruire les terminaisons nerveuses superficielles. Il se promit d’y réfléchir. Une minute plus tard, le prélèvement vint sagement prendre sa place dans le coffret récepteur ouvert sur une pierre plate. Cazhel nota les résultats sur un calepin, jeta le tube au loin. Après quoi il partit à la recherche d’une meilleure position de tir, et se lança en jurant à l’assaut d’un tertre caillouteux. David ne bougea pas. Dans le cercle de la lunette grossissante il venait d’isoler Barney. Le petit homme progressait entre les rocs, en contrebas, un fusil analogue au leur sous le bras. Son visage exprimait une profonde et douloureuse concentration… Il s’arrêta soudain, posa un genou en terre, et chargea son arme pneumatique avec un projectile qui ne ressemblait en rien à la seringue réglementaire. David saisit les jumelles. La cible était de toute évidence la fillette qui s’obstinait à rester immobile au milieu de la rue, dessinant machinalement dans le sable, du bout de son pied nu, et imprégnant les grains de silice d’un beau pigment écarlate… Il la vit sursauter sous le choc, grimacer, puis elle retomba dans son apathie tandis que quelque chose grossissait entre ses omoplates. La sueur embuait les oculaires, David dut s’essuyer les sourcils. Là-bas, l’objet rivé à la chair de la gamine avait atteint la taille d’une balle de ping-pong. Il se détacha soudain et roula dans le sable en frémissant. C’était vivant ! David en aurait donné sa tête à couper. Vivant et gorgé de mucus. Une sangsue ! Une énorme sangsue d’une taille et d’une race inconnues sur Fanghs ! L’excitation lui allumait des étincelles dans les cuisses. Un quart d’heure passa, la fillette finit par s’éloigner, laissant la place à Barney qui courut récupérer la bestiole à l’aide d’une pince à prélèvement. Ainsi engagé à l’intérieur de l’ancien village de mineurs, il était incroyablement vulnérable. Avec une vélocité que ne laissait pas soupçonner son âge, il ramassa son butin et se replia dans les roches. David se mordit les lèvres avec perplexité. Des sangsues ? Pourquoi ? L’acide les dévorait comme le reste, alors ? Il haussa les épaules et glissa une nouvelle seringue dans la chambre de tir de la carabine pneumatique. Vers midi, Cazhel donna l’ordre du repli. À la caserne, ils mangèrent une cuisine médiocre principalement composée de conserves. L’estomac à l’envers, David s’installa dans le bureau du service zoologique et entama un lent dépouillement des dossiers. Tous les tests concordaient : l’acide naturel synthétisé par le Patchwork-people perforait les matières les plus dures et les plus imperméables au bout de vingt à vingt-quatre heures. La dessiccation intervenait, elle, assez rapidement (trente minutes au maximum dans le cas d’un dépôt abondant, pour devenir quasi instantanée dès qu’il s’agissait d’un effleurement). La profondeur de l’ulcération dépendait évidemment du volume de la projection et de la résistance des matériaux attaqués. Le prédécesseur de David avait établi une table de comparaisons de toute beauté. On y lisait qu’une empreinte de pas moyenne fournissait assez de substance corrosive pour traverser cinquante centimètres d’acier industriel ST 52. Le jeune homme sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. À la fois fasciné et dégoûté, bouillant d’excitation et totalement déprimé, il se réfugia dans la cuisine. Cazhel s’y tenait assis à califourchon sur une chaise, un verre de mauvais alcool à la main, il regardait par la fenêtre. Une pluie maussade brouillait le paysage.

— Tiens, murmura-t-il comme pour lui-même, l’hélico du courrier… Vous en attendez, vous, du courrier ?

David secoua négativement la tête. Dans la cour, le souffle du gros appareil militaire chassait les détritus. Des hommes en treillis sortirent le plan de levage et entreprirent de décharger les caisses, visiblement peu désireux de s’attarder.

— Au début on se parlait, soliloqua Cazhel, maintenant je les regarde à travers la vitre, mais ça me déprime autant… Tenez ! Qu’est-ce que je vous disais !

Il pointait le doigt sur le carreau crasseux. David plissa les paupières. Barney traversait la cour, chapeau sur la tête, sanglé dans un pardessus d’homme d’affaire, une valise de cuir blindé à la main.

— Saligaud ! éructa le policier. Je suis sûr qu’il va à la ville… dans une GRANDE VILLE ! Une grande ville pleine de femmes dont les jupes se soulèvent toutes seules !

— Vous êtes ivre, constata David.

Soudain il aurait donné n’importe quoi pour être à mille lieues de Shaka-Kandarec…