Daniel avançait dans la poussière jaune qui maculait le bas de son pantalon bleu marine comme une étrange farine exotique. Le ruban goudronné de la route filait en droite ligne au milieu d’un paysage affreusement plat, et seulement coupé çà et là par la protubérance grise d’une casemate aux allures de bunker.

Il était tard, et la lumière avare du crépuscule tombait sur la campagne pour se changer, au ras du sol, en une sorte de brume stagnante affreusement humide. La moindre déclivité du terrain était emplie de ce coton sale que le vent semblait avoir le plus grand mal à éparpiller.

De temps à autre une voiture passait en rugissant, creusant un trou dans la muraille élastique de l’air, et Daniel se sentait repoussé sur le bas-côté, giflé par ce qui semblait être l’onde de choc d’une explosion invisible. À présent il marchait en crispant les omoplates, appréhendant le moment où surgirait un nouveau véhicule lancé à pleine vitesse. Empaqueté dans son vieil imperméable, il se faisait l’effet d’une cible alléchante pour automobiliste fou. L’un de ces dingues qui roulaient à tombeau ouvert allait-il finir par le prendre pour un chien ou un chat égaré ? Jadis il avait connu un type qui prenait plaisir à écraser les chats en les aveuglant du pinceau de ses phares. Il chassa cette idée désagréable. Le ruban goudronné paraissait s’étirer jusqu’à l’horizon. De chaque côté, le fossé était encombré d’objets hétéroclites dont s’étaient débarrassés des conducteurs peu scrupuleux. Il y avait de tout : de vieux pliants à la toile déchirée, des assiettes en carton, des emballages alimentaires.

Du coin de l’œil on apercevait des bêtes brunes courant entre les ordures, des rats peut-être, des rats qui s’enfouissaient jusqu’à mi-corps au fond des pots de yaourt et dont la queue annelée fouettait le sol.

« Le camp est juste au bord de la nationale, avait murmuré le directeur de l’agence avant de raccompagner Daniel jusqu’à la porte, vous ne pourrez pas le manquer. C’est exactement à mi-chemin entre Audicourt et la grande pépinière des frères Montoyer. » Mais Daniel ne connaissait pas la région. Il s’était trompé de car, avait dû rebrousser chemin et continuer à pied. À présent il pataugeait dans la poussière jaune, souillant son pantalon d’uniforme. En quittant sa chambre, il s’était examiné avec soin, relevant le col du vieux trench, croisant le foulard avec précision pour dissimuler la cravate de coton noir sur laquelle se trouvait imprimé en lettres dorées le sigle de l’agence de gardiennage. Il avait eu honte de son accoutrement, avait failli arracher la veste à épaulettes, le badge grotesque qu’on lui avait recommandé d’agrafer au bouton de sa poche-poitrine.

Il avait pensé à la concierge, aux copains, à ses parents. Aux commentaires venimeux des voisins : « J’ai croisé le petit Sarella, celui qui faisait soi-disant de grandes études à la faculté, il était déguisé en gardien de square. Il avait l’air moins fier ! »

Remuant le couteau dans la plaie il avait ainsi brodé d’interminables dialogues vomis par des commères invisibles. L’uniforme le gênait aux entournures, allumait d’insupportables démangeaisons sous ses aisselles. Il n’avait pu s’empêcher de penser à la tunique de Nessus. Il s’était mis à tâter la grosse étoffe en murmurant : « C’est du tissu cancérigène ! J’en suis sûr, on doit attraper la lèpre à porter cette saloperie ! » Dès qu’il avait enfilé la veste, dans la cabine d’essayage de l’agence, il avait été assailli de démangeaisons multiples. Le col de la chemise lui avait scié le cou, quant à la casquette, mieux valait ne pas en parler ! Elle lui ceignait le front comme un garrot de cuir, lui comprimant les tempes à la limite du supportable.

Comment pouvait-on réfléchir, affublé d’un tel couvre-chef ? Privé de sang, le cerveau devait pourrir, se gangrener… On devenait irrémédiablement débile au bout de quelques jours, on…

Daniel avait jeté la casquette au fond d’un sac en plastique, bien décidé à ne s’en couvrir qu’en cas de nécessité.

« Faites attention à votre uniforme, lui avait conseillé le directeur en remontant sur son nez ses lunettes qui glissaient, certains chefs de poste sont très stricts à ce sujet. Il y a beaucoup d’anciens militaires parmi nos hommes, essayez de ne pas les prendre d’emblée à rebrousse-poil. »

Daniel avait hoché la tête, mal à l’aise, les doigts noués dans le dos en un fouillis moite. L’agence occupait un rez-de-chaussée minuscule, au fond d’une cour. Des stores vénitiens y installaient une atmosphère trouble d’aquarium. Daniel s’était étonné : des stores vénitiens dans un rez-de-chaussée, alors qu’une demi-pénombre noyait déjà le fond de la cour ? Mais peut-être les veilleurs de nuit ne supportaient-ils plus la lumière du soleil ? Leurs pupilles, dilatées par les veilles et les affûts nocturnes se contractaient douloureusement dès que le jour venait à les effleurer. Aussi attendaient-ils le soir avec une impatience fébrile, les yeux dissimulés derrière d’énormes lunettes noires.

Dans la ville on regardait passer avec une sourde angoisse ces hommes au visage indéchiffrable. On finissait par se demander s’ils quittaient leurs verres miroir pour dormir ou si ces lunettes faisaient en quelque sorte partie de leur anatomie, à la manière de ces prothèses qu’on ne peut ôter que dans la plus stricte intimité. Le directeur avait perçu le flottement qui s’était emparé de Daniel. Il émit un claquement de langue.

« Beaucoup de militaires, c’est vrai, reprit-il, mais aussi d’anciens gendarmes en retraite. De petits grades : adjudant, caporal. Vous êtes étudiant, je crois… »

Il rajusta ses lunettes, consulta la fiche de renseignements.

« Hum… » grogna-t-il, sans qu’on puisse deviner s’il s’agissait d’un grognement d’approbation ou de crainte anticipée. « Je lis que vous possédez une licence d’histoire. Vous n’avez pas réussi à trouver du travail dans votre branche. C’est plutôt encombré, non ? Et puis les historiens, de nos jours… On a assez à faire avec le présent, vous ne pensez pas ? » Daniel feignit de trouver la plaisanterie amusante.

Le directeur avait l’air fatigué, malade peut-être. C’était un grand homme maigre enveloppé dans un costume gilet-cravate dont la matière synthétique ne se donnait même pas la peine d’imiter la laine ou le coton. D’un geste machinal il se massait l’estomac, comme si ces tapes amicales avaient le pouvoir de calmer son ulcère, de le faire patienter à la manière d’une bête entravée prête à rompre ses liens, et dont on essaye d’adoucir le caractère à coups de chuchotis et de grattements entre les oreilles.

« J’ai une bonne affectation pour vous, dit-il après un long moment de silence, à condition que vous acceptiez de commencer tout de suite. Il s’agit d’une société d’informatique installée dans un ancien camp américain, tout près de l’autoroute. C’était une base du SHAPE, vous avez dû entendre parler de ça ? Les autorités françaises ont récupéré les bâtiments préfabriqués après le départ des soldats. Certains de ces bungalows ont plus de trente ans et sont toujours aussi solides qu’au premier jour. La surface à surveiller est très vaste et on l’a découpée en parcelles… »

Il ouvrit un tiroir, en sortit un plan qu’il étala sur le bureau. Sa voix bourdonnait aux oreilles de Daniel, se réduisant à une musique dépourvue de sens. L’agence empestait le tabac refroidi, la sueur et le sommeil aussi. Un casse-croûte graisseux traînait sur une table, près d’un journal hippique couvert de chiffres et de ratures. D’autres quotidiens avaient été empilés sur les meubles ou sur le sol. À vrai dire il y en avait partout, parfois intacts, parfois froissés ou roulés en boule. C’étaient, pour la plupart, des journaux sportifs, des feuilles de pronostics ou des hebdomadaires à scandales. Daniel serra les dents, maudissant l’initiative de Jean-Pierre qui lui avait glissé l’adresse de la boîte de gardiennage et un mot de recommandation.

« C’est pas foulant, lui avait-il expliqué, à part les rondes on n’a rien à faire. Les autres gardiens en profitent pour roupiller, taper le carton ou faire les mots croisés (quand il leur reste assez de cervelle pour ça !). Toi, tu peux bouquiner à l’aise. J’ai rédigé presque toute ma maîtrise de cette manière. Et puis ça ne te fera pas de mal de te frotter un peu au vrai monde du travail, de côtoyer des gagne-petit qui sentent bon la sueur et l’authentique pinard de supermarché. Ici, à la fac, on vit hors du monde, on flotte sur les idées. Quand je vais aux chiottes je m’attends toujours à découvrir des maximes philosophiques imprimées sur le papier-cul ! C’est pas ça la vie, c’est pas de méditer au soleil, un bouquin de sagesse chinoise calé sur le nombril. Tu n’as jamais fréquenté que des intellos, il est temps de perdre ton pucelage, mon pote ! »

Daniel avait pris l’adresse, un méchant nœud au creux de l’estomac. Inquiet et excité, tout à la fois.

En pénétrant dans l’arrière-cour il s’était fait l’effet d’un ethnologue débarquant chez les cannibales. Il avait hésité, failli faire demi-tour, puis la porte vitrée s’était ouverte et le directeur lui avait demandé d’un ton très commercial : « Vous cherchez quelqu’un ? »

À cette seconde même il avait compris que le sort en était jeté. Quelque chose venait de se nouer dans l’invisible, les arcanes du destin avaient fait jouer leurs rouages, quelqu’un l’avait poussé vers l’agence, comme un pion…

« Bon sang ! Quel cinéma tu te fais ! » avait-il songé en posant le pied sur le seuil. Il se voulait gaillard, décontracté, mais au fond de lui couvait un incompréhensible malaise. Cela tenait peut-être aux termes par lesquels on désignait désormais la fonction de veilleur de nuit ? Veilleur de nuit, il n’avait rien contre. On imaginait tout de suite un type avec une musette, un litre de vin, une gamelle. Un pépère parlant à son chien et ronflotant entre deux rondes. Beaucoup d’artistes avaient survécu de cette manière, embusqués à l’entrée d’un entrepôt de balles de coton, écrivant en cachette un roman sur la vieille Underwood du secrétariat. En cherchant bien il aurait pu citer des noms. Oui…

Mais « gardien », « agent de sécurité », ces vocables avaient un arrière-goût sur sa langue. Ils sentaient l’armée, la milice, le paramilitaire. Et puis il y avait l’uniforme, horrible. Un vêtement bâtard, de couleur indéfinissable, qui cherchait à en imposer en singeant la tenue des flics américains. Ceinturon de cuir, rangers. Leur étoffe empestait le tabac, et, si on avait la malencontreuse curiosité de renifler la couture des aisselles, on détectait immanquablement un relent de vieille sueur rance, rebelle aux détergents.

« Pour le poste auquel je vous destine, aucune compétence spéciale n’est requise, expliqua le directeur, on vous montrera sur place comment utiliser un extincteur. La boîte exigera toutefois un extrait de casier judiciaire. En fait c’est plutôt le chef de poste qui décidera de votre embauche ou de votre renvoi. On vous demandera de patrouiller dans un secteur défini, plusieurs fois par nuit, pour décourager d’éventuels voleurs, et de vérifier quelques voyants ici ou là, il s’agit d’une fonction dissuasive imposée par les assurances. Vous êtes là pour donner l’alarme en cas d’incendie, inspecter les barrières et vous assurer qu’aucune machine à café ne risque le court-circuit. Rien de bien sorcier comme vous pouvez voir. »

Daniel signa quelques papiers, reçut un matricule, une carte de service sur laquelle le directeur agrafa un modeste « photomaton ». En passant dans la pièce du fond le jeune homme poussa un soupir de soulagement. Ainsi on ne lui demanderait pas de porter une arme, comme il l’avait tout d’abord redouté.

« Vous n’êtes pas convoyeur de fonds, avait ricané le directeur, ni gardien de banque. Cela viendra peut-être plus tard, si vous vous découvrez une vocation pour la profession ? »

« Et en plus il se fout de moi », avait constaté Daniel avec une certaine amertume.

Il aurait voulu pouvoir se payer le luxe de ficher le camp en claquant la porte mais cette fantaisie était hors de question. Il avait besoin d’argent, il n’était pas certain d’obtenir une nouvelle bourse et ses parents, exilés en province, pousseraient de hauts cris s’il avait le malheur de leur demander la moindre aide financière.

« Si encore tu poursuivais des études sérieuses, lui objecterait sa mère, quelque chose dans la vente ou le marketing (elle prononçait toujours “marqueutigne”), mais l’Histoire ! Tu crois qu’à la télé ils cherchent un remplaçant pour Alain Decaux ? »

« En trois mois de gardiennage tu peux te renflouer, avait expliqué Jean-Pierre, c’est l’été, tu n’as rien d’autre à faire jusqu’à la rentrée universitaire.

Et puis ça te fera une excuse pour ne pas remonter chez tes vieux. Sans compter que tu pourras préparer ta maîtrise à l’aise, tu ne vas pas manquer de loisirs ! »

Daniel avait fini par céder. Depuis quelques jours le niveau de son compte-chèques postal avoisinait le zéro. Il était déjà en retard pour le loyer, quant à la nourriture, il se contentait désormais de pain et de lait. Il se répétait comme une excuse qu’il avait été contraint de sauter sur la première occasion, le travail se faisait rare, n’est-ce pas ? Et les étudiants n’avaient pas bonne presse.

« Finalement je te sauve la vie ! avait conclu Jean-Pierre, j’espère que tu m’en seras éternellement reconnaissant ! »

En attendant de payer sa dette, il marchait dans la poussière jaune de la route, petite silhouette ficelée dans un trench-coat bon marché dont n’aurait pas voulu la doublure de Bogart.

Daniel passa sous un pont de béton. À partir de là, la route montait en pente vive. Collé au beau milieu de la bande jaune antidépassement, un chat écrasé achevait de perdre ses poils dans le vent. En haut de la côte on apercevait une sorte de carrefour où trônait une casemate vitrée, flanquée d’énormes barrières métalliques. Ce bunker semblait constituer l’unique accès d’une zone entourée de barbelés et de grandes clôtures.

Daniel s’immobilisa pour reprendre son souffle. Le béton gris, le fil de fer rouillé, la solitude de l’endroit, concouraient à créer une atmosphère oppressante. Derrière la clôture on devinait l’étendue d’un immense parking dont l’asphalte pelait par plaques, comme la peau d’un éléphant malade. Des corbeaux se tenaient perchés sur les fils d’acier tendus entre les piquets. Figés, ils paraissaient factices comme des morceaux de bois grossièrement taillés, qu’on se serait amusé à enduire de plumes et de goudron. Daniel aurait voulu esquisser un geste pour leur faire peur et les voir s’envoler, mais il demeura immobile.

« Ce n’est qu’un ancien camp militaire, se répétât-il, des baraquements recyclés. Tu t’attendais à quoi ? »

Mais le lieu irradiait une aura répulsive qui donnait envie de tourner les talons et de s’éloigner au plus vite. Le paysage tout entier puait l’alerte atomique et l’échange nucléaire limité. Les corbeaux soudés aux barbelés étaient peut-être déjà carbonisés ? Ils allaient tomber en cendres dès qu’il ferait mine de les toucher…

Les images se bousculaient dans le crâne du jeune homme, suscitées par l’étrangeté de l’endroit. Il imaginait déjà d’énormes abris dissimulés sous l’herbe des pelouses et le goudron des parkings. Tout un camping d’holocauste éparpillé au long de salles interminables. Ne racontait-on pas que le gouvernement français avait, depuis quelque temps, décidé de remédier à la pénurie d’abris antiatomiques en faisant aménager secrètement de nouveaux sites ? Allait-il devenir le concierge de l’un de ces terriers de béton pour survivants hagards ? Jean-Pierre l’avait prévenu : l’agence de gardiennage restait souvent discrète sur la véritable nature des lieux placés sous surveillance, et il était conseillé de ne pas jouer les curieux. La société d’informatique n’était-elle qu’une couverture ? Un masque destiné à cacher d’inquiétants préparatifs ?

« Tu t’emballes, songea-t-il en soupirant, tu te fais du cinéma. »

Il avait toujours été trop imaginatif, sa mère le lui avait souvent reproché au cours de son enfance : « Si tu penses trop, tu finiras par attraper une méningite ! » lui répétait-elle dès qu’elle le surprenait à rêvasser. À dix ans cette prédiction le terrifiait, et il s’obligeait plusieurs fois par jour « à ne penser à rien ». Ce qui se révélait vite une besogne affreusement éprouvante dont il émergeait chaque fois la tête martelée par la migraine.

Durant toutes ses études, les professeurs n’avaient cessé de souligner ce travers : Daniel Sarella avait une fâcheuse tendance à voir des complots partout, à suspecter dans chaque fait divers le symptôme d’un scandale gouvernemental étouffé par les services secrets et les agents de la Sûreté. Une fois, dans un journal d’étudiants, il s’était amusé à donner une nouvelle interprétation à différentes affaires célèbres, débusquant derrière chacune d’elles un complot d’État ou une manœuvre de diversion destinée à masquer un scandale international. Il avait ainsi traité le cas du Titanic, celui de Landru ainsi que l’incendie du Bazar de la Charité. Sa petite amie de l’époque, Marie-Anne, avait fait la grimace, elle était en deuxième année de psycho et commençait déjà à se prendre au sérieux.

« À première vue ça peut paraître drôle, avait-elle observé doctement, mais quand on y réfléchit, ça sent la paranoïa. Tu devrais entreprendre une analyse avant qu’il ne soit trop tard. »

Daniel avait haussé les épaules. Marie-Anne n’avait aucun humour. De plus elle suçait mal.

 

Daniel se remit en marche, avançant vers le bunker obturant l’accès du camp. Les barrières étaient véritablement énormes, conçues pour stopper sans dommage un véhicule lancé à pleine vitesse. Ses semelles sonnaient sur l’asphalte, donnant naissance à de curieux échos. L’architecture austère lui donnait presque envie de lever les bras et de crier « Kamerad, moi me rendre, vous pas tirer ! », mais cette facétie serait sûrement mal interprétée par ceux qui le regardaient approcher en ce moment même derrière la vitre fumée occultant la meurtrière horizontale de la casemate.

Il continua à pas lents, s’évertuant à conserver une démarche normale. Le carrefour avait tout de la zone interdite telle qu’on se plaît à la représenter dans les films ou les bandes dessinées. La clôture à perte de vue, sinuant comme une interminable muraille chinoise, la casemate camuse à laquelle ne manquaient qu’un projecteur et un nid de mitrailleuses. L’endroit sentait la suspicion, le contrôle, la fouille. Le droit de passage, la carte exhibée d’une main moite…

« Tu délires », conclut-il en s’arrêtant à un mètre de la barrière. Mais il n’était pas rassuré. La grille d’acier ne coulissait pas et il était certain qu’on l’observait derrière la vitre miroir. C’était une sensation pénible. Il dut attendre une demi-minute avant qu’on ne daigne lui ouvrir. Enfin, la barrière de droite se mit à se rétracter avec un grondement sourd qu’amplifiait la caisse de résonance du bunker. Dès que l’ouverture eut atteint cinquante centimètres, la barrière s’immobilisa comme si l’on craignait – en ouvrant davantage – de prêter le flanc à une subite invasion. Daniel pénétra dans l’enceinte. Sur sa gauche, trois marches permettaient d’accéder à une porte latérale en acier. Il se hissa sur l’embryon d’escalier, frappa deux fois et tourna la poignée. Il fut aussitôt submergé par un brouillard de tabac qui le saisit à la gorge. À l’intérieur, trois hommes aux visages fatigués enfilaient des vêtements « civils » par-dessus leur uniforme.

« C’est toi le nouveau ? » aboya un gros type chauve penché sur un cahier de contrôle, « t’es en avance. Sors ta carte de l’agence, les gars de nuit voudront vérifier. Nous on est l’équipe de jour, on lève le pied dans cinq minutes. »

Daniel ne trouva rien à répondre. Il savait que les autres étaient en train de le détailler sans indulgence. Il imaginait déjà les observations peu amènes qu’ils formulaient mentalement : « Encore un jeune, un de ces petits connards qui ne travaillent que pendant leurs vacances pour se payer une chaîne stéréo. Faudra passer notre temps à réparer ses conneries ! » L’homme chauve était toujours penché sur le cahier répertoriant les entrées et les sorties de la journée. Au bas de la page, il entreprit de tracer au stylo rouge les lettres « R. A. S. ». Il écrivait en contractant le visage et en respirant fort par le nez, comme si cette besogne lui réclamait un effort musculaire prodigieux. Des veines gonflées palpitaient sur chacune de ses tempes. Lorsqu’il eut fini d’écrire il s’abîma dans la contemplation des trois lettres malhabiles et poussa un nouveau soupir. L’effort accompli semblait l’avoir vidé de toute son énergie. Il se leva. Trois barrettes de métal rayaient ses épaulettes.

« Un brigadier, constata Daniel, un chef de poste. » Sans plus se soucier de lui les trois hommes se rassemblèrent dans un coin de la pièce et se mirent à deviser à mi-voix, comme s’ils échangeaient des secrets en langage codé. Le chauve consulta ostensiblement sa montre.

« J’espère que l’un des gars de nuit va se pointer, grogna-t-il, ça m’ennuierait de laisser le poste entre les mains d’un bleubite. »

Les autres ricanèrent en crachant de la fumée.

Daniel sentit son estomac se nouer. Pour se donner une contenance il examina le poste. L’ameublement en était succinct : deux bureaux de métal, l’un plus grand que l’autre (peut-être celui du CHEF ?), des cendriers sur pied, deux canapés orange, un porte-revues. Les murs étaient occupés par des panneaux d’affichage couverts de notes de service. Tout cela flottait dans le brouillard bleu des cigarettes. Sur le bureau du chef, face à la meurtrière, on avait installé un pupitre de commande d’où émergeaient deux gros boutons protubérants, l’un bleu, l’autre rouge, ainsi qu’une manette d’inversion droite-gauche.

« C’est de là qu’on monte et qu’on descend le pont-levis ! » remarqua intérieurement Daniel. Une bonne minute s’écoula, interminable, puis la porte donnant sur l’extérieur s’ouvrit, laissant le passage à un grand type maigre, très pâle, vêtu d’un Jean et d’un blouson de cuir.

« Ah ! te v’là, Morteaux, grogna le chauve, on allait partir. L’agence vous envoie un bleu, faudra le dépuceler pour le rendre opérationnel. »

L’homme maigre ne sourit pas, contrairement aux autres qui ricanèrent grassement.

« Vous pouvez vous tirer, lâcha-t-il sèchement, le patron du bistrot a déjà dû aligner vos ballons de beaujolais sur le zinc. »

Durant une seconde l’hostilité grésilla dans l’air, comme les décharges électriques en haute montagne, à l’approche de la foudre, puis l’équipe de jour se rua à l’extérieur en marmonnant un au revoir plein de froideur. L’homme maigre éteignit aussitôt le plafonnier et pressa un bouton pour actionner le mécanisme d’aspiration. La fumée bleue disparut, aspirée par le bourdonnement d’un petit ventilateur.

« Ils n’aèrent jamais, commenta Morteaux, ils le font exprès, pour nous emmerder. »

Il enleva son blouson. Sous le cuir il portait sa chemise bleue d’uniforme.

« Mon nom c’est Morteaux, fit-il, mais tu peux m’appeler Roland. Il t’a emmerdé, le père Morillard ?

— Morillard ? répéta stupidement Daniel.

— Oui, le chauve. C’est un con. Ses gars aussi sont cons. Si tu débutes, faut te mettre un truc dans la tête : les gardiens de jour, c’est juste des concierges. Les vraies sentinelles travaillent la nuit. C’est normal, les risques viennent avec l’obscurité. T’as bien fait de choisir la nuit, la nuit c’est un travail d’homme. »

 

Il s’était planté face à la meurtrière, observant les champs que les ténèbres submergeaient lentement.

Il se tenait les yeux plissés, la bouche réduite à un fil, dans une attitude de guetteur indien ou d’oiseau de proie. Daniel s’avoua incapable de lui donner un âge précis.

« Tu verras, dit soudain Morteaux sans cesser de fixer la route, à force de vivre la nuit l’organisme se modifie, on ne supporte plus la lumière du jour. Moi, le soleil me fait mal. Si je le fixe, mes yeux se mettent à pleurer, la peau de mes bras devient rouge. Quand on vit au clair de lune on ne peut plus lézarder sur une plage. Maintenant les plages me sont interdites, ou alors seulement pour les bains de minuit. »

Il s’assit et entreprit de délacer ses baskets.

« J’ai lu un article là-dessus, dans une revue scientifique, reprit-il en désignant les magazines entassés dans un coin du poste, on appelle ça une “mutation”. Eh bien je peux te dire que pour une fois ils ne se trompent pas : un gardien de nuit devient un vrai mutant, je l’ai appris à mes dépens. Tu as vu ma peau ? Avant j’étais bronzé, j’ai perdu tout mon hâle… Je me suis décoloré. Dès qu’il fait beau je dois m’enduire avec un produit contre les coups de soleil, sinon j’ai des cloques. Et mes cheveux, regarde-les bien : gris… argenté. C’est la lumière de la lune qui les a rendus comme ça. Quinze ans que je fais des rondes dans l’obscurité, la lune m’a marqué, je porte son signe. »

Daniel hésitait entre le rire et la panique, ne sachant quelle attitude adopter. Morteaux le faisait-il marcher ? En tant que « bleu » il redoutait une éventuelle mise en boîte. L’homme pâle ouvrit une porte, disparut dans ce qui semblait être un vestiaire-w.-c.-cuisine.

« Je me mets en tenue, expliqua-t-il, tu peux causer, je laisse la porte ouverte. C’est comment ton nom ? »

Daniel se présenta. Morteaux réapparut, en uniforme.

« Tu verras, dit-il en boutonnant sa veste.

Au début c’est pas évident de dormir le jour.

Tu vas te mettre à maudire le monde entier : la radio, les portes qui claquent, les klaxons dans la rue, la sonnerie sur le palier, le bruit de l’ascenseur, le chien des voisins qui aboie. Tu auras l’impression que toute la ville complote contre toi pour t’empêcher de fermer l’œil. Mais d’un autre côté c’est agréable de savoir que tout le monde galope pendant que tu es dans ton lit, qu’ils se font chier dans des trains bourrés comme des boîtes à sardines, et que toi, toi, tu vas sortir à la nuit, au milieu des trottoirs vides, que tu vas prendre possession de la ville endormie, sans défense. Moi ça m’a toujours fait bander. » Il se tut brusquement, comme s’il en avait trop dit, se pencha sur le bureau pour examiner le cahier de contrôle et ricana, la bouche de travers.

« “R. A. S.”, siffla-t-il, avec les gars de jour y a jamais rien à signaler ! Tu parles ! Sur une surface pareille il se passe toujours quelque chose, “R. A. S.”, c’est une mention qu’un bon gardien ne devrait jamais écrire. Quand on ouvre l’œil on trouve toujours un truc qui cloche, ou alors faut faire ses rondes à demi bourré, comme le père Morillard.

— Comment ça se passe ici ? interrogea Daniel pour faire preuve de bonne volonté.

— Y’a plusieurs guérites éparpillées dans le camp, on y planque des gars par roulement de quatre heures. Chacun fait sa ronde dans son secteur, le camp est trop grand pour qu’un rondier s’appuie le parcours dans sa totalité. On va te montrer ça peu à peu, tu bosseras en tandem avec un autre gars, au bout d’une semaine tu seras okay. »

La porte s’ouvrit et un petit homme noiraud entra, emmitouflé dans une canadienne. Il était gras et hilare, le visage fendu par une bouche trop large.

« Maurice, se présenta-t-il, le P’tit Maurice comme on dit ici. »

Tout à coup le poste fut envahi par une meute d’hommes bavardant de cette voix tonnante qu’adoptent volontiers les conférenciers de bistrot. On étalait des journaux hippiques, on commentait des résultats sportifs. Daniel se retrouva noyé dans la masse, puis rejeté hors du cercle. Instinctivement il recula jusqu’à ce que ses épaules touchent le mur. Il se sentait gagné par la migraine.

Par la vitre on distinguait les champs que la lune teignait déjà en bleu. Il eut un coup d’œil pour la peau blanchâtre de Morteaux et ses cheveux gris. « Marqué par la lune », avait dit l’homme maigre. S’était-il fichu du nouveau ou croyait-il vraiment à ce qu’il racontait ? Les ténèbres se refermaient sur le camp, gommant le paysage. La route prenait soudain des reflets huileux, comme les vagues qui battent contre la coque des pétroliers, dans les ports. Le bunker paraissait minuscule au milieu de cette étendue sans contours précis et Daniel se prit à redouter le moment où il lui faudrait sortir de la coquille de béton pour affronter l’immensité du camp.

Dans son dos, Morteaux éclata d’un rire sans joie, contrefait, sinistre.

Durant un quart d’heure la répartition des tâches se fit selon un code dont la signification échappa totalement à Daniel. Les hommes allaient et venaient, s’emparaient de curieuses boîtes rondes, gainées de cuir, qu’ils suspendaient à leur épaule au moyen d’une bandoulière, et disparaissaient dans la nuit.

La pénombre régnant à l’intérieur du bunker, le bureau éclairé par une unique lampe dont le halo, tombant à la verticale du cahier de contrôle, éclairait le visage de Morteaux par en dessous. Tous ces menus détails s’additionnaient pour créer une atmosphère d’alerte. De préparatifs guerriers aux gestes mille fois répétés.

« Passe deux fois au 13, murmurait l’homme aux cheveux décolorés par la lune, à l’aller et au retour. Au 8 vous contentez pas de pointer au mouchard, allez jusqu’au fond. »

Daniel écoutait, abasourdi. D’un seul coup le bunker prenait l’allure d’un sous-marin en plongée, d’un Nautilus de béton où s’élaboraient d’incompréhensibles stratégies. La lumière verte, avare, tamisée, prenait des relents de black-out. Tout se passait comme s’il était capital de ne pas signaler sa présence à un éventuel ennemi. Même la voix de Morteaux avait changé de tonalité pour entrer dans un registre proche du chuchotement. Personne ne plaisantait plus, les visages avaient pris une expression grave. Les regards consultaient les pendules.

« J’ai synchronisé tous les mouchards », déclara Morteaux en poussant l’un des boîtiers de cuir portables vers P’tit Maurice.

Daniel se pencha pour examiner l’objet au passage. Cela ressemblait à un réveil de fer de la taille d’un camembert qu’on aurait enfermé dans une gaine de cuir munie de boucles, d’attaches et de lanières. Sous le cadran que protégeait une grille métallique, on discernait l’entrée d’une serrure. Ainsi présentée, la machine empaquetée de gros cuir noir avait tout de l’objet surréaliste. La pendule emprisonnée, le trou de serrure, la gaine qui tenait le milieu entre la muselière et la ceinture de chasteté, exerçaient une fascination trouble sur la sensibilité du jeune homme. P’tit Maurice remarqua son intérêt.

« C’est un mouchard, gouailla-t-il, t’en avais jamais vu ? ça pèse son poids. Il est là pour t’espionner, pour s’assurer que tu fais bien ta ronde. Tu l’entends cliqueter ? Il prend tout en compte. Si tu t’arrêtes pour pisser, faudra courir ensuite pour rattraper le temps perdu ! »

Il ébaucha un signe de la main, enfonça sa casquette sur sa tête et disparut dans la nuit.

« C’est vrai ? interrogea Daniel en se tournant vers Morteaux.

— Oui, fit l’homme aux cheveux gris. Il y a de petites clefs témoins sur tout le parcours de la ronde, chaque fois que tu passes devant l’une d’elles tu dois l’introduire dans le mouchard et donner un tour, comme si tu fermais une porte. La clef déclenche une roue dentée qui imprime le numéro du bâtiment et l’heure de pointage sur une bande de papier. À la fin de la nuit on ouvre le ventre du mouchard, on sort la bande et on la colle sur un cahier. C’est la preuve que tous les bâtiments ont été visités au bon moment, et que les rondes se sont effectuées au rythme normal. C’est pour les assurances, en cas de pépin. Tu comprends ? »

Daniel hocha la tête.

« Je vais te conduire dans ta guérite, fit Morteaux en passant un ciré noir, t’es affecté au secteur des douches, à l’autre bout du camp. C’est un poste simple, sans vraie ronde. Faut ouvrir l’œil, c’est tout.

— Je serai seul ?

— Oui, pour commencer, ce soir on manque d’effectif. C’est toujours comme ça avec l’agence. Un soir : trop de gars, le lendemain pas assez. Prends ton casse-croûte et amène-toi. »

Il saisit une grosse lampe torche et ouvrit la porte métallique. Daniel lui emboîta le pas.

Les ténèbres avaient recouvert le camp, et, aucun lampadaire n’éclairant les abords de la casemate, on se heurtait à un véritable mur d’obscurité que trouait, dans le lointain, le faible halo d’un lumignon installé sur le perron d’un baraquement. Daniel ne put réprimer un mouvement de recul. C’était comme si on lui avait soudain demandé de plonger dans une eau noire, sans fond, dans l’un de ces lacs souterrains que les spéléologues découvrent parfois dans les entrailles de la terre. Il eut une bouffée de claustrophobie. Engoncé dans son uniforme il se faisait l’effet d’un scaphandrier qui s’apprête à descendre dans la vase pour explorer le ventre rouillé d’une monstrueuse épave. Les documentaires sur la plongée sous-marine l’avaient toujours mis profondément mal à l’aise et, en cette seconde précise, face à l’immensité indiscernable du camp, il retrouvait quelque chose de ce sentiment trouble fait à la fois de fascination et de dégoût. Ce vertige qui, au bord des falaises, lui donnait l’envie de fermer les yeux et de se laisser aspirer par la béance qui s’ouvrait sous ses pas.

« Tu viens ? » s’impatienta Morteaux.

Il n’avait pas allumé la torche. Il marchait sans hésitation, comme si ses yeux avaient le pouvoir de percer les ténèbres.

« Vous voyez dans le noir ? hasarda Daniel en regrettant d’avouer son infirmité.

— Bien sûr, fit l’homme pâle, à la longue c’est normal, les yeux se dilatent. Je te l’ai dit, à la fin c’est le jour qu’on ne peut plus supporter. Tu n’es pas encore initié, c’est pour ça, mais ça viendra. Faut être patient, attendre que le corps se modifie, retrouver l’animalité perdue.

— L’animalité perdue ? hoqueta Daniel.

— Oui. Les bêtes sont bien plus à l’aise que nous dans l’obscurité. Leur vie en dépend. Tu verras, dans quelque temps tes yeux se fortifieront… et ton oreille aussi. Tu distingueras des bruits infimes, minuscules. Le trottinement d’une souris sur le gravier, un frôlement anormal dans les buissons. La nuit est une bonne école. Le jour, lui, nous atrophie, nous rend infirmes. Toutes ces sonneries, ce vacarme : le téléphone, la télévision, la musique. Et le boucan des voitures ? À la fin le tympan devient dur comme de la corne, on ne perçoit plus que les hurlements, les explosions. La nuit va te guérir, petit. Tu es malade et tu ne le sais pas, mais dans un mois on en reparlera. Tu vas récupérer ce que la vie moderne t’a volé. Sûr ! »

Il parlait sans attendre de réponse, d’une voix monocorde. Daniel plissait les yeux, cherchant des points de repère. Un lumignon fiché au milieu d’une pelouse lui permit d’entrevoir le profil de plusieurs baraquements d’un seul étage, sur le crépi desquels s’étalaient de grands numéros noirs. Des allées caillouteuses serpentaient entre les bâtiments.

« Dans les années 50 c’était un camp d’Amerloques, soliloqua Morteaux, les baraquements servaient de chambrées. Il y avait même un cinéma et une chapelle. On a gardé les noms, mais il n’y a plus ni curé ni projectionniste. La guérite où tu vas prendre ton poste c’était la prison militaire. À l’aube tu verras, c’est gigantesque. »

Daniel sentit son estomac se serrer, le malaise l’assaillit à nouveau. Il se revoyait, enfant, avec son père, au seuil d’une caverne plongée dans les ténèbres et d’où montait une violente odeur de moisissure. Le père disait : « C’est gigantesque ici ! Si on y tombait personne ne nous retrouverait ! »

Daniel détestait ces excursions sauvages, ces cailloux qu’on le forçait à escalader pour aller lorgner par l’entrebâillement d’une crevasse dans le ventre de la terre. Sa mère restait toujours en bas, « pour garder la voiture », un chapeau de paille sur la tête, à tricoter en écoutant le nasillement du transistor. Rituellement, le père se penchait au bord du gouffre, jetait un caillou dans l’abîme avec un air gourmand de méchant loup reluquant le cul d’un petit cochon. « C’est profond ! répétait-il, c’est pas pour rien que ça s’appelle le Trou du Diable. » Daniel sentait sa gorge se serrer. Il imaginait la trajectoire du caillou imprudemment lancé. Toc-toc-toc… de rebonds en ricochets, la pierre s’enfonçait dans la nuit, elle terminait sa course en percutant la tête du diable endormi au fond du trou. Le démon poussait un grognement, se réveillait et… décidait de remonter à la surface !

« On s’en va ? gémissait Daniel, on a tout vu maintenant.

— T’as la trouille, grondait son père, t’es qu’une poule mouillée, faudrait un peu t’endurcir, mon gars ! »

Et parfois, horreur suprême, il saisissait le gamin par la taille et le soulevait au-dessus du vide.

« Tu ne risques rien, ricanait-il, tu vois bien que je te tiens ! Regarde en bas, mais regarde donc en bas, petit imbécile ! »

Daniel hurlait, convulsé d’épouvante, persuadé que le courant d’air montant du gouffre allait finir par l’aspirer. Ses hurlements explosaient sous la voûte, démultipliés par l’écho. Le père finissait par le reposer à terre en maugréant.

« Idiot, grognait-il, à brailler comme ça tu nous provoquerais bien une avalanche. »

Ils redescendaient dans la vallée, l’un derrière l’autre. Le père marchant loin devant, boudeur, mécontent. Daniel reniflant et se tordant les chevilles sur les pierres. En bas la mère levait la tête de son tricot et soupirait, ennuyée : « Qu’est-ce qu’il a encore ce gosse ? Il s’est fait mal ?

— Mais non, râlait le père, c’est un trouillard, c’est tout. Faudra vraiment qu’ils le dressent à l’armée, sinon il finira pédé.

— Oh ! hoquetait la mère, on ne dit pas des choses comme ça devant un enfant. »

Daniel se secoua, repoussant la marée des souvenirs. Pourtant, ici même, il retrouvait quelque chose de cette aspiration verticale, de cette obsession du vertige qui avait hanté toute son enfance. Le camp, noyé dans l’obscurité, s’ouvrait sur l’inconnu, comme si la nuit avait eu le pouvoir de pervertir la notion de distance et de donner aux objets environnants l’élasticité répugnante du chewing-gum. Lorsqu’on fixait la ligne d’un bâtiment, on avait au bout de quelques secondes la certitude de la voir onduler, comme si les baraquements rampaient sur les pelouses, à la manière de gigantesques chenilles travesties. Des chenilles colossales, sur le flanc desquelles on aurait peint des fenêtres en trompe l’œil. « Là-bas, au bord de la route, c’est le parking », marmonna Morteaux.

Daniel tourna la tête, aperçut un désert squameux et humide. Une sorte de peau de squale frappée de grands numéros peints au pochoir. Ici la lumière de la route dessinait nettement les contours de la clôture, le monde reprenait une consistance rassurante. « Le soir le parking doit être vide, spécifia Morteaux, si on trouve une voiture, il faut le signaler. Les seules bagnoles admises à l’intérieur de l’enceinte sont celles des gardiens. »

Un camion passa en rugissant de l’autre côté de la clôture et l’homme pâle rentra instinctivement la tête dans les épaules.

« Je ne peux plus supporter ce bruit, gémit-il, le jour, si je suis forcé de me déplacer en ville je me mets des boules Quiès dans les oreilles. C’est normal, tu comprends, maintenant j’ai un vrai tympan d’horloger. Je pourrais deviner ce qui cloche dans une montre rien qu’en écoutant son tic-tac. »

À quelques mètres de la clôture, échouée au milieu du parking tel un récif crevant le sable d’une plage, se dressait une casemate à la peinture cloquée dont les fenêtres étaient munies de gros barreaux rougis par la rouille.

« Voilà, fit Morteaux en désignant la bâtisse, c’est ta guérite. L’ancienne prison où l’on bouclait les bidasses aux arrêts. Ici c’est le secteur des douches, enfin c’est comme ça qu’on l’appelle entre nous.

— Il y a des douches ? interrogea Daniel, on a le droit d’y aller ? »

Il envisageait déjà d’y faire un saut chaque matin car la chambre de bonne qu’il louait à une retraitée des Postes ne comportait qu’un minuscule lavabo dans lequel il était obligé de se laver par « morceaux successifs ». C’était une opération compliquée qui finissait toujours par inonder le parquet et ne lui apportait jamais la satisfaction de se sentir réellement propre.

Morteaux détourna la tête, l’air gêné, et une grimace involontaire lui déforma la lèvre.

« Non, bougonna-t-il, c’est un coin désaffecté. Il ne faut pas y mettre les pieds, ça grouille de rats. »

Il avait l’air subitement mal à l’aise et il pressa le pas.

Au pied de la casemate il tira un trousseau de clefs de sa poche et déverrouilla la porte. Une ampoule pendait au plafond, dispensant une lumière jaune.

La pièce, meublée d’un bureau et d’un siège pivotant, empestait le tabac. Un téléphone trônait en évidence sur la table.

« Voilà, commenta Morteaux, tu poses ton cul et tu attends. Toutes les quarante-cinq minutes tu sors et tu fais le tour de la baraque, pour te montrer. Tu fais un aller-retour sur le parking et tu téléphones au poste pour signaler si tu as vu quelque chose. Si tu n’as rien vu tu dis : “Guérite des douches, R. A. S.” C’est pas compliqué.

— Toutes les quarante-cinq minutes ?

— Oui, c’est pour t’empêcher de dormir. Mais il peut aussi y avoir des appels de contrôle, dans ce cas tu as intérêt à décrocher avant la deuxième sonnerie, sinon le chef de poste aura tendance à penser que tu roupillais. »

Daniel dénoua la ceinture de son imperméable. Il ne faisait pas très chaud et une atmosphère humide planait entre les murs. Il en fit la remarque. Morteaux haussa les épaules, ouvrit un placard où se trouvait rangé un antique radiateur électrique.

« Si t’as froid tu peux t’en servir, concéda-t-il, mais la chaleur ça endort vite, je ne te le conseille pas, surtout si c’est ta première nuit. Si on te prend à roupiller tu seras automatiquement viré, c’est la règle. » Il se dandina d’un pied sur l’autre, posa la clef de la « guérite » sur le bureau, et releva le col de son ciré.

« Bon, conclut-il, je vais te laisser. C’est un bon poste pour commencer, tranquille. Normalement on n’attribue pas les guérites aux jeunes. Les gosses comme toi, ça a des jambes, ça peut crapahuter toute la nuit. On les charge surtout des rondes. Les guérites on les réserve aux gars âgés, qu’ont de la bouteille. Ici c’est la guitoune du Capitaine, un ancien de l’Indo. Il écrit ses mémoires. En ce moment il est de repos. »

Il ébaucha un vague salut et sortit. Daniel consulta sa montre. C’était une vieille montre ayant appartenu à son père, un modèle démodé dont il n’avait jamais osé se défaire et qui ne comportait aucun dispositif de sonnerie. Il regretta de ne pas être équipé de l’un de ces petits gadgets japonais qui faisaient fonction de réveil, de calculatrice, et jouaient de la musique aux heures pleines. Quarante-cinq minutes… Surtout ne pas oublier !

Une feuille scotchée sur le bureau répertoriait les différents numéros téléphoniques du camp. La mention « Poste central » avait été entourée au feutre rouge. Daniel hésita, se dirigea vers la pièce du fond. Elle était vide si l’on faisait abstraction des montagnes de romans policiers entassés contre les murs. C’étaient des éditions populaires, parfois assez anciennes, aux couvertures cloquées par l’humidité. Daniel ramassa l’un d’eux pour le feuilleter et le rejeta aussitôt avec dégoût : de gros cancrelats couraient entre les pages. Il s’essuya les mains à son mouchoir et s’écarta de la « bibliothèque » colonisée par les cafards. La baraque tout entière respirait le délabrement. Une nouvelle porte lui révéla un cabinet de toilette minuscule d’une saleté repoussante et au carrelage fendillé. Il songea qu’il n’oserait jamais déboutonner sa braguette en un pareil endroit, et qu’il profiterait des rondes sur le parking pour pisser contre le grillage de clôture. Un escalier de fer donnait accès à ce qui semblait être une soupente. Nulle part il ne trouva trace des anciennes cellules, mais probablement avait-on rectifié la maçonnerie lors du départ des troupes américaines ?

« Le problème d’une garde solitaire, c’est l’ennui, lui avait déclaré le directeur de l’agence, un type sans culture s’emmerde très vite. Dès qu’il a fini de lire son journal, de préparer son tiercé, il sombre dans la morosité. Alors il dort ou il boit, ce qui ne fait pas mon affaire. Contrairement à beaucoup de mes collègues, je ne répugne pas à employer des étudiants parce que je sais qu’ils sauront s’occuper, et qu’ils ne redouteront pas la solitude. »

Daniel avait apprécié ce discours et, du coup, ses derniers doutes s’étaient envolés. Cependant, à présent qu’il se trouvait au pied du mur, ses certitudes s’effritaient. La casemate dégageait une telle atmosphère de décrépitude qu’il aurait encore préféré marcher toute la nuit, un « mouchard » en bandoulière. Il n’avait plus aucune envie de s’asseoir et de lire, comme il l’escomptait tout d’abord. L’odeur sournoise des livres moisis s’infiltrait dans ses narines. Il pensa aux blattes et éprouva aussitôt l’envie de se gratter. Il battit en retraite et revint dans la pièce du devant. « Douze heures, lui chuchota une voix intérieure, tu dois tenir douze heures d’affilée dans cette ruine. »

Un immense découragement l’envahit et, l’espace d’une seconde, il envisagea de donner sa démission au lever du soleil. Puis il soupira et s’assit en face du téléphone. Il lui restait trente minutes avant le premier appel.

Daniel regarda sans les voir les feuillets étalés devant lui. Il s’agissait des photocopies d’une étude parue en 1718, et intitulée Dissertations historiques et critiques sur la chevalerie ancienne et moderne, par le Père Honoré de Sainte-Marie, mais les mots dansaient devant ses yeux sans qu’il puisse parvenir à leur trouver un sens. Son cerveau engourdi de fatigue luttait de plus en plus difficilement contre les assauts du sommeil. Sa tête s’alourdissait d’heure en heure tandis que sa nuque se faisait plus molle, plus caoutchouteuse. Il sentait venir le moment où il ne pourrait plus se retenir de plonger en avant et où son front heurterait le bureau avec violence. L’assommant net. Il consulta une nouvelle fois sa montre. Les aiguilles lui parurent trembloter sur le cadran. Il n’aspirait qu’à se coucher et dormir, là, à même le sol, en dépit des blattes et autres insectes qui zigzaguaient dans les fissures du plancher. Jamais il ne s’était senti aussi fatigué, aussi proche de la perte de conscience.

Il se leva, poussa la porte de la casemate et sortit sur le parking avec l’espoir que l’air froid le réveillerait. Des idées saugrenues lui emplissaient l’esprit, de ces idées qui vous assaillent à la lisière du sommeil et vont constituer la matière première des rêves de la nuit.

Ses talons sonnaient curieusement sur l’asphalte, produisant une série de détonations creuses, comme s’il était en train de marcher sur le pont d’un submersible en cale sèche. À nouveau il songea aux abris antiatomiques. Il croyait les sentir tout proches, sous ses semelles, grandes cavernes bétonnées en attente de réfugiés. Ils étaient là, à trois mètres au-dessous du parking : salles immenses et vides, noyées de ténèbres et jalonnées de piliers gris. Il voyait les cabines de douche, par dizaines, rudimentaires et sans intimité, des guérites de carrelage conçues pour se débarrasser des particules ionisantes, rien de plus. Le camp n’était qu’un décor, un village factice. Les baraquements numérotés ne contenaient que des bureaux vides. Il tapa du talon sur l’asphalte, guettant l’écho d’une résonance imaginaire.

Bon sang ! Il était en train de perdre la boule ! La fatigue lui mangeait le sens commun. Il pissa et fit demi-tour, grelottant de froid. Au moment où il franchissait le seuil de la casemate, il se figea. Un gros homme vêtu d’un pardessus informe était assis sur sa chaise, tripotant d’une main molle les extraits des dissertations historiques et critiques. C’était un personnage imposant, au visage couperosé. Une sorte de joueur de rugby envahi par la graisse. Sous l’espèce de capote militaire râpée dont il était enveloppé, on devinait le col d’une veste de pyjama rayée. Il avait un cou épais, « de taureau » comme l’on a coutume de dire, et une tête carrée aux cheveux gris tondus à ras qui lui donnaient l’allure d’un bagnard en cavale. « Chéri Bibi », pensa instantanément Daniel. Il emplissait tout l’espace, débordait même de la chaise. Sous ses coudes, le bureau métallique paraissait soudain minuscule, presque un jouet d’enfant.

« L’histoire ? Hein ? » dit l’inconnu d’une voix goudronnée par le tabac et en abattant la paume de la main sur les photocopies. « Étudiant en histoire, c’est ça ? »

Daniel acquiesça.

« C’est bien, reprit l’homme. Je m’appelle Orn, Jonas Orn. Ici, on me surnomme le Capitaine. C’est moi qui occupe ce poste d’habitude… »

Il avait le débit haletant, légèrement asthmatique, des grands fumeurs. Ses ongles étaient bleus, cyanosés.

« J’habite en face, lâcha-t-il en guise d’explication, de l’autre côté de la route. Je n’arrivais pas à dormir alors je suis venu chercher mon manuscrit. »

Il rit, cherchant à masquer sa gêne.

« Moi aussi je suis un peu dans l’Histoire, dit-il abruptement, j’écris mes mémoires. »

Sans plus s’occuper de Daniel il se pencha, tira une clef de sa poche et déverrouilla l’un des tiroirs du bureau. Daniel entr’aperçut une vieille machine à écrire portative et un gros dossier à couverture de toile.

« Oui, soliloqua Orn en se redressant, l’Histoire je ne me suis pas contenté de l’apprendre dans les livres. J’y ai participé. »

Daniel s’attendait à un long développement, mais Orn s’immobilisa, serrant le dossier toilé sur son cœur, les yeux fixés sur un point invisible.

« Cette route, dit-il dans un souffle, il faut y faire attention. C’est un mauvais carrefour. Toutes les semaines on a un accident. Tu es là derrière ton bureau, et d’un seul coup, “Bong !”, ça cogne. Un bruit creux de tôle enfoncée. Et de l’autre côté du grillage, ça hurle, ça saigne. Des types, des femmes, prisonniers des carcasses, et qui essayent de s’échapper en rampant pendant que les flammes jaillissent du moteur. Un jour j’ai vu rôtir une gamine, comme ça, sous mes yeux. Elle avait peut-être seize ou dix-sept ans. Elle était coincée dans la voiture retournée, et elle m’appelait. “Aidez-moi ! Aidez-moi !” Elle avait une drôle de petite voix, tu sais, comme les souris dans les dessins animés. L’huile et l’essence lui pissaient sur la figure et ça lui faisait une tête plutôt comique. Elle grimaçait en crachant et se tortillait. Et moi… Moi j’ai appelé le poste de garde et je suis descendu jusqu’à la clôture, pour la regarder. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Il n’y a pas de porte à cet endroit, et le grillage monte à plus de quatre mètres, tu me vois l’escalader ? Elle a continué à faire ses drôles de grimaces pendant deux ou trois minutes en m’appelant. Le type, à côté d’elle, était mort. Le volant lui avait transpercé la cage thoracique. Pendant ce temps-là Morteaux faisait le tour avec un extincteur, mais il est arrivé trop tard. L’auto s’est enflammée, d’un coup. “Vlouf !” ça a fait. Et j’ai senti le grillage devenir brûlant sous mes doigts. Alors la gosse m’a jeté un coup d’œil de reproche, mais je ne pouvais vraiment rien faire pour elle… que de la regarder brûler, ça n’a pas dû vraiment la consoler. »

Orn se racla la gorge. Il avait lâché le dossier. Ses mains, étendues sur le bureau, semblaient énormes. Daniel était toujours immobile sur le seuil, la braguette mal reboutonnée.

« Des accidents, marmonna le gros homme, y en a souvent. Ils roulent tous comme des fous, quand ils passent c’est comme si ça déchirait l’air. Tu as déjà entendu ça ? Un bruit douloureux. Ce grillage c’est une scène de théâtre… ou plutôt un écran de télévision : je suis assis sur mon siège, et devant moi arrivent des choses horribles. Et si je descends pour essayer de porter secours je bute toujours sur cette saloperie de grillage ! Tu comprends, c’est exactement comme si mes mains s’aplatissaient sur l’écran d’une télévision, comme s’il m’était interdit d’aller de l’autre côté… Là où ça se passe ! Comme si en fait ça n’était pas… complètement réel ? »

Il secoua la tête et se redressa en prenant appui sur le bureau, le dossier de toile grise glissé sous l’aisselle. Ses yeux fixaient toujours la route.

« Un jour un poids lourd va s’amener, dit-il sourdement, il dérapera et crèvera la clôture. Il roulera sur cette baraque et écrasera celui qui sera assis à ce bureau. Ce sera peut-être toi, ce sera peut-être moi… Des fois je me dis que ça ne peut pas finir autrement, n’est-ce pas ? À force de voir des gens mourir sans rien faire, il faut bien que quelque part ça s’inverse… que ça s’équilibre, non ? »

Il s’ébranla, massif, pesant.

« Tout ça c’est peut-être des conneries, conclut-il en s’arrêtant devant Daniel, et puis tu vas croire que je veux faire mon intéressant. Mais en fait c’est pour te prévenir. Moi, quand j’entends venir un poids lourd, je me lève et je sors de la guérite, pour pouvoir me jeter de côté, au cas où… »

Daniel chercha quelque chose à répondre. Subitement il n’avait plus envie de rester seul.

« Vous… vous revenez demain ? lança-t-il, alors nous allons travailler ensemble ?

— Sûrement, approuva le “Capitaine”, on va me demander de te former, de te montrer le secteur des douches… »

Le vrombissement d’une voiture lancée à pleine vitesse les fit tous deux tressaillir. Le déplacement d’air les gifla, comprimant leurs tympans et ils déglutirent en même temps pour se libérer les oreilles.

« Allez, conclut le gros homme, à demain, là il faut que je travaille à mon manuscrit, sinon ça n’avancera jamais. »

Tournant le dos à Daniel, il s’éloigna sur le parking, s’arrêta brusquement au bout de dix mètres et fit volte-face.

« Oh ! J’y pense, lâcha-t-il en se frappant le front de manière théâtrale, fais gaffe à toi, gamin. Les autres vont probablement te faire des coups en vache. Morteaux n’aime pas les nouveaux, surtout les étudiants, alors méfie-toi…

— Quel coup en vache ? s’enquit Daniel.

— Oh ! je ne sais pas. Mais si par exemple tu trouvais un billet de cinquante francs par terre, en revenant vers le poste de garde demain matin, ne l’empoche pas, ramène-le par la peau du cou, bien ostensiblement, comme si c’était une prise de guerre. Morteaux adore faire le coup du billet aux nouveaux, il dit que c’est un bon test pour s’assurer de leur honnêteté.

— Et si un jour on le lui empoche ?

— C’est un faux qu’il n’arrive pas à refiler aux commerçants. »

Sans plus d’explications Jonas Orn esquissa un sourire et s’éloigna de son pas lourd, comme si une tâche urgente l’appelait. Daniel se mordilla l’ongle du pouce et réintégra la casemate pour l’appel de contrôle. Malgré lui-son regard glissa jusqu’à la route. Ainsi la guérite constituait une sorte de balcon sur la mort, une loge de grand guignol d’où l’on pouvait voir se déchirer et brûler ses congénères… À travers la vitre il inspecta la route. Un poids lourd avait dit le gros homme ? un poids lourd lancé à pleine vitesse… Daniel grimaça. Le grillage ne retiendrait pas un véhicule aussi imposant, quant à la bicoque préfabriquée, il ne faisait nul doute qu’elle se volatiliserait au premier impact.

« Et s’il s’était fichu de toi ? pensa-t-il en s’asseyant, s’ils s’étaient tous donné le mot pour te faire peur ?

Ça doit les amuser ce genre de bizutage. Le petit jeune à qui on peut raconter le lot habituel d’histoires macabres, c’est classique et ça fait passer le temps. Ils doivent être en train de se donner des claques dans le dos à l’intérieur du poste de garde.

Les salauds ! »

Il broda un moment sur ce thème, sans que son inquiétude s’affaiblisse pour autant. À chaque vrombissement de moteur ses fesses se décollaient instinctivement de la matière synthétique gainant le siège, et il sentait tout son corps amorcer un mouvement en direction de la porte.

Il grogna une grossièreté. Au moins la peur avait le mérite de dissiper la fatigue et il réussit à tenir jusqu’à l’aube sans succomber à la torpeur.

Ce fut, malgré tout, une très longue nuit.

Daniel quitta le camp dans un état d’hébétude avancé et faillit par deux fois s’assoupir dans l’autocar qui le ramenait en ville. Les voix, les bruits, lui parvenaient à travers une triple épaisseur d’ouate et les cahots le berçaient sournoisement. Dans le bus, il se contraignit à rester debout pour ne pas courir le risque de s’endormir sur la banquette. Sitôt qu’il eut regagné sa chambre de bonne il s’effondra sur le lit et sombra dans l’inconscience.

Contrairement à ce que laissait augurer une si intense fatigue, il dormit mal. Très vite des images inquiétantes s’emparèrent de son cerveau, bâtissant un scénario rocambolesque dont il était le piètre héros. Il courait en zigzag entre les bâtiments du camp, et sa fuite faisait naître des bruits caverneux dans le sous-sol ; comme si les pelouses et les baraquements reposaient en réalité sur une mince plaque de tôle. Il courait sur le parking, fuyant on ne sait qui, et chacun de ses pas ouvrait de nouvelles crevasses à la surface du goudron. L’asphalte se fissurait telle une banquise en plein dégel, des lézardes bâillaient, laissant deviner des gouffres de béton au fond desquels se tordait une humanité ravagée par les radiations. Daniel louvoyait entre les fissures, essayant d’échapper aux mains des réfugiés. Il courait la tête haute, tenaillé par le vertige. Morteaux quant à lui allait et venait, semant d’un geste large des billets de cinquante francs dans les entrailles de la terre. « La lune, criait il, la lune va nous décolorer, bientôt nous n’aurons plus d’ombre ! »

Et il tournait vers Daniel un visage de craie aux yeux blancs, dépourvus de pupille. Daniel se jetait alors vers le grillage, essayant de l’escalader, mais le feu des voitures incendiées rougissait les mailles d’acier, lui brûlant les doigts.

« Aux abris ! hurlait Morteaux, tout le monde aux abris ! » Et une sirène d’alarme faisait entendre son épouvantable meuglement.

Daniel se dressa dans son lit, hagard, le vagissement de la sirène lui emplissait les oreilles. Cela montait de la rue, peut-être une voiture de flics, ou une ambulance… À moins que ce ne fût les deux ! Il jura. Le vacarme lui fissurait la tête et il se boucha instinctivement les oreilles avec les paumes. Il était à peine dix heures, il n’avait dormi qu’une trentaine de minutes. Maugréant, il se leva. Ses vêtements empestaient la transpiration et le tabac, il les jeta en vrac sur le sol, et se glissa, nu, sous les couvertures. Les sirènes s’éloignaient, revenaient, se livrant à un ballet insupportable. Y avait-il donc le feu à la ville ? Avait-on posé une bombe dans une maternité ou bien le métro avait-il déraillé entre deux stations ?

Daniel frappa l’oreiller à coups redoublés, puis se rappela le conseil de Morteaux au sujet des boules Quiès. Il ne possédait pas de tampons de cire mais il pouvait toujours essayer avec du coton, n’est-ce pas ? La tentative se révéla très vite malheureuse, le coton hydrophile allumant d’insupportables démangeaisons dans ses conduits auditifs. Il dut se relever encore une fois pour mouiller les boules sous le robinet. L’énervement faisait trembler ses doigts. Il se rejeta sur le lit, s’efforçant de respirer avec lenteur, mais les bruits de l’immeuble montaient le long des murs, pour venir exploser sous sa nuque. Il entendait tout, devinait TOUT : le vacarme sourd des lave-linge, le staccato de la machine à écrire de la fille du troisième qui recopiait des thèses à domicile, le tap-tap des marteaux, le sifflement taraudant de la perceuse électrique des jeunes mariés du quatrième gauche dont l’emménagement remontait à une semaine à peine… Tout s’additionnait pour le persécuter, pour le rendre fou : les portes qui claquaient, les gosses qui couraient dans l’escalier, les chiens qu’on ramenait de la promenade-pipi, et qui aboyaient dans l’ascenseur.

Il se leva à nouveau, pensant que manger le calmerait. Il improvisa un petit déjeuner à l’aide d’un verre de lait tiède et d’un quignon de pain, mais il était trop fatigué pour avoir vraiment faim. Les boules de coton détrempé lui emplissaient les oreilles d’eau, et cette sensation n’avait rien de très agréable.

Il alla se rallonger, tira le rideau, et s’agita quelques minutes à la recherche d’une position. Il ne se rendormit que pour mieux plonger dans le monde des rêves. Cette fois il était prisonnier de la guérite du secteur des douches, dont la porte refusait de s’ouvrir alors qu’un énorme semi-remorque enfonçait le grillage au ralenti. L’action défilait image par image, interminable. Au dernier moment surgissait Jonas Orn, qui enfonçait la porte d’un coup d’épaule et tendait à Daniel une main secourable.

 

Le jeune homme se réveilla, haletant. Cette fois il était midi. Allait-il être condamné à dormir par épisodes ? Il se leva, enfila des vêtements propres et descendit dans l’intention d’acheter du lait et du beurre au supermarché du coin. En atteignant le bas de l’escalier, il buta sur la concierge qui paraissait en pleine effervescence.

« Vous avez entendu ce tintouin ? lança-t-elle, il paraît qu’on a cambriolé la banque du boulevard Ordaix ! Tout le monde a été tué, c’est un vrai bain de sang ! Ils viennent d’en parler à la radio ! »

Daniel acquiesça distraitement. Il éprouvait un profond mépris pour les faits divers.

Dans la rue régnait une atmosphère d’excitation morbide. Des gosses couraient en direction du boulevard Ordaix en criant : « Y a des morts ! Y a des morts ! » Les adultes suivaient, en se retenant de presser le pas, une lueur gourmande au fond des yeux. Malgré le froid vif, toutes les fenêtres s’étaient ouvertes et les ménagères, les retraités, se tordaient le cou au-dessus des barres d’appui pour tenter d’apercevoir quelque chose du massacre dont tout le monde parlait. Daniel fit ses courses. Au supermarché les caissières s’interpellaient sans prêter aucune attention aux clients.

« Ça aurait pu se passer ici », sifflaient-elles, haletantes, deux taches rouges sur les pommettes. « Il paraît qu’ils ont paniqué et tué tout le monde avant de s’enfuir.

— Ils étaient nombreux ?

— Non, deux gars, avec des cagoules… »

Daniel s’éloigna. En passant sur le boulevard, il fut happé par la foule qui convergeait vers la banque. Malgré ses efforts il ne put se détacher du troupeau. Il entrevit des civières alignées sur le trottoir, ainsi que des housses de plastique à fermeture Éclair. Lorsqu’un des infirmiers sortit de la banque, Daniel nota que ses baskets étaient trempées de sang. Ce détail le glaça car il impliquait que le dallage de l’agence était à l’heure actuelle entièrement noyé sous le flot des hémorragies. Les agents de police essayaient de faire refluer les curieux et le ton montait. Daniel battit en retraite, se dégageant du magma des badauds, mais l’image des baskets rougies demeurait imprimée sur sa rétine. Il lui semblait presque entendre le bruit spongieux des chaussures sur l’asphalte.

« Alors ? lui dit la concierge au moment où il entrait dans l’immeuble, vous avez vu ? À la radio on dit qu’ils ont tué quinze personnes, à coups de fusil. Il paraît que les corps sont en charpie. »

Daniel se dégagea pour se lancer dans l’escalier.

Les locataires du sixième étage n’avaient pas le droit d’emprunter l’ascenseur. Une fois dans sa chambre, il improvisa un volumineux casse-croûte à l’aide d’une demi-baguette et d’une boîte de pâté et s’installa à la fenêtre pour manger. Il procédait souvent ainsi, car de cette manière les miettes tombaient dans la gouttière et non sur le plancher, astuce ménagère dont les pigeons étaient loin de se plaindre. La cour de l’immeuble formait un puits de brique rouge toujours à demi plongé dans la pénombre, et qui amplifiait curieusement le moindre chuchotis. Daniel, du haut de son dernier étage, se faisait l’effet d’une sentinelle accoudée aux créneaux d’une tour de guet.

Souvent, l’été, quand les fenêtres étaient ouvertes, il surprenait des scènes cocasses ou impudiques. Telle cette sexagénaire, qu’il avait aperçue, un 15 août, étendue complètement nue sur la moquette de son salon, occupée à bronzer dans un rayon de soleil ! Les poils de son pubis étaient gris, et ses seins pendaient de chaque côté de son torse, comme des poches de caoutchouc vides. Indifférente au spectacle qu’elle offrait, elle souriait avec béatitude.

Daniel attaqua le dernier tronçon du sandwich.

Les ardoises mouillées du toit dégageaient un parfum âcre. Déformée par le puits, une voix de fillette montait vers le ciel en chantonnant :

« C’est moi la reine des fantômes, je suis la reine des fantômes, vous devez m’obéir… », ce à quoi répondaient les protestations indistinctes d’un autre enfant. Daniel sourit. Il se sentait bien, alangui, gagné par une faiblesse douillette de convalescent. Par-dessus le muret qui séparait les deux immeubles, il distinguait la courette du boulanger. Parfois, le matin, il lui arrivait de surprendre les mitrons au sortir du travail de la nuit. C’étaient deux Africains, barbouillés de farine, qui, entre deux fournées, venaient griller une cigarette sur le seuil de la remise à poubelles. Cette image l’avait longtemps fasciné par son aspect pesamment symbolique : ainsi, durant la nuit, deux Noirs, les bras plongés dans la farine, fabriquaient le pain que les Blancs s’empresseraient de venir acheter à l’ouverture du magasin ! Il y avait là quelque chose d’exemplaire et d’ironique, une image qui paraissait sortir d’un conte pour enfants.

Daniel s’accouda au rebord de la fenêtre. Un soleil pâle lui caressait le visage, une odeur de pain chaud lui emplissait les narines. Il s’abandonna, porté par la fatigue, les nerfs détendus, tandis que les pigeons se précipitaient dans la gouttière pour dévorer les miettes tombées du sandwich. Cette illusion de bien être dura cinq ou six minutes, puis, soudain, sans qu’il sût très bien pourquoi, un frisson désagréable lui hérissa la nuque, et les cris de la fillette exilée au fond du puits d’ombre prirent la tonalité d’une lamentation douloureuse. L’écho, déformant sa voix, ne permettait plus de déterminer s’il s’agissait d’un jeu ou d’un pleur discontinu. Le soleil avait disparu, noyant la cour dans une pénombre trouble et sale ; quant aux pigeons, il était facile de voir que nombre d’entre eux étaient rongés de vermine, et que leurs pattes, cisaillées par les ardoises coupantes, avaient le plus souvent l’allure de moignons racornis. Daniel referma la fenêtre. Il avait froid, il était même glacé jusqu’aux os. Il se déshabilla et s’étendit sur le lit. Dès qu’il ferma les paupières, l’image des baskets trempées de sang vint le hanter. Cela dura une ou deux minutes, puis le souvenir se décolora et il finit par sombrer dans un sommeil de brute dont il n’émergea qu’au coucher du soleil.

Il réenfila mécaniquement son uniforme, pesta contre la chemise qui sentait la sueur, et descendit prendre le bus. En passant devant la loge de la concierge il entendit la voix d’un présentateur télé parler de « massacre inexplicable ».

« L’un des agresseurs aurait été atteint à la cuisse », nasilla encore la télévision au moment où il sortait de l’immeuble.

 

Lorsqu’il arriva au camp Morteaux et P’tit Maurice examinaient d’un œil brillant le journal étalé sur le cahier de contrôle. Leur haleine empestait le vin et ils paraissaient tous deux singulièrement échauffés.

« Au fusil à pompe, commenta P’tit Maurice, ils ont dégommé tout le monde au shot-gun. Mon beauf travaille dans la municipale, il paraît que les corps étaient en bouillie. » Morteaux tapa de l’index sur la photo de la banque. Il avait dû répéter ce geste plusieurs fois car l’encre d’imprimerie avait noirci le bout de son doigt.

« Ils ont emporté un sacré paquet, souffla-t-il, 60 briques à ce qu’on dit.

— Le vigile a été tué, conclut sinistrement Maurice, une balle à ailettes en pleine tête. »

Devant le manque de curiosité de Daniel, ils replièrent le journal et affichèrent une mine renfrognée.

« Évidemment ça ne t’intéresse pas, observa sèchement Morteaux, mais nous on est concerné. C’est notre boulot. »

Un coup de klaxon interrompit la discussion. Une vieille voiture noire venait de se présenter au portail. « Tiens, grogna Morteaux, le père Jonas a encore ses rhumatismes, ça va être pratique pour les rondes. C’est toujours comme ça quand on emploie des gardiens trop âgés. »

Jonas Orn entrebâilla la portière. Il était en uniforme, les épaules sabrées de barrettes métalliques. Il fit un signe que Daniel ne comprit pas.

« Il te dit d’aller le rejoindre, expliqua P’tit Maurice, prends l’horloge. »

Daniel se saisit de la pendule enveloppée de cuir que lui tendait Morteaux et descendit les marches du poste de garde. Jonas Orn attendait, son ventre proéminent coincé sous le volant.

« Bonsoir, dit-il quand Daniel se laissa tomber sur le siège, j’ai une crise de goutte, c’est pour ça que j’ai pris la voiture, sinon je viens à pied, j’habite de l’autre côté de la route… »

Il batailla avec le changement de vitesses. La voiture émit un horrible bruit de ferraille et contourna le bunker pour s’engager sur le parking. La nuit était déjà là, poussant des vagues de brume sur l’asphalte mouillé. Orn émit un ricanement feutré.

« De quoi ça causait là-haut ? dit-il, du hold-up, n’est-ce pas ? Morteaux doit en mouiller son pantalon. Des trucs comme ça, ça les excite. Ils vont passer la nuit à se monter la tête : Et si le camp était attaqué par des terroristes ? Et si un type passait à travers la clôture pour venir poser des bombes ? Et si, et si… ça va durer jusqu’au matin, je les connais leurs histoires, je préfère encore être tout seul dans ma guérite.

— Il s’est déjà passé quelque chose ici ? demanda Daniel.

— Des bricoles, soupira Jonas, des vols de nourriture à la cantine. Des caisses de bière envolées. De temps à autre des choses disparaissent dans les bureaux : des petits postes de radio, des chandails.

La plupart du temps c’est l’équipe de nettoyage qui fait main basse sur ce qu’on a commis l’erreur de laisser traîner. Faut tout boucler à double tour. »

Une petite voix sournoise se mit à chuchoter dans la tête de Daniel. Elle disait : « Et aux douches ? Il ne s’est jamais rien passé aux douches ? Pourquoi alors ce mot semble-t-il vous gêner à ce point ? » Mais il n’osa pas formuler la question à haute voix. Orn freina à une dizaine de mètres de la « guérite ». Quand ils mirent pied à terre, Daniel s’aperçut que le gros homme boitait bas.

« C’est les rhumatismes, s’excusa Jonas, quand j’avais ton âge j’ai abusé de mon corps. J’ai traversé des rivières à poil, en plein hiver, plus tard j’ai pataugé dans les rizières. C’était la guerre. L’humidité, tout le temps l’humidité, ça bouffe les os. »

 

Ils s’installèrent dans la casemate, Orn au bureau, Daniel sur une chaise, près de la fenêtre. Le gros homme tira une bouteille thermos de son sac. « Un coup de café ? proposa-t-il, ça nous mettra en forme pour la nuit. »

Daniel accepta. Il n’avait pas assez dormi et son corps refusait encore de se plier au rythme aberrant qu’on essayait de lui imposer. Il but le café noir, terriblement amer, comme une potion magique. Orn avait déballé son dossier de toile grise, sorti sa machine à écrire.

« Je raconte mes souvenirs, dit-il en surprenant le regard du garçon, oh ! pas pour les publier, je sais bien que c’est mal écrit, et puis des tas d’autres l’ont fait avant moi, non, c’est surtout pour mettre de l’ordre dans ma tête. Quand on devient vieux on éprouve le besoin de ranger sa maison… Écrire c’est comme se parler à soi-même, on peut radoter sans emmerder le monde ! »

Daniel sortit ses propres papiers, les photocopies des dissertations sur la chevalerie. Pourtant il savait déjà qu’il ne les consulterait pas. Subitement tout cela lui semblait curieusement lointain, sans véritable intérêt. Le monde qui se dressait au-delà de la clôture lui devenait bizarrement étranger, comme si le camp était une sorte de territoire magique où stagnaient d’étranges forces. « C’est la nuit, songea-t-il, la nuit donne du mystère aux choses les plus banales. » « Monsieur Orn, s’entendit-il déclarer d’une voix qui n’était pas la sienne, qu’est-ce qui s’est passé aux douches ? »

La phrase lui avait échappé sans qu’il puisse exercer le moindre contrôle sur les mots prononcés par sa bouche. Jonas Orn tressaillit et ses doigts s’emmêlèrent sur les touches de la machine à écrire portative. Il hésita, puis laissa filer un long soupir.

« Oh ! Et puis zut, maugréa-t-il, je suppose qu’il faudra bien que tu l’apprennes un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? C’est une sale histoire qui ne date pas d’aujourd’hui mais qui n’arrive pourtant pas à mourir. C’est curieux comme ce genre de chose survit malgré le temps. Cela fait partie des légendes du camp, je suppose qu’en tant qu’étudiant tu appellerais ça “l’imaginaire du lieu” ? »

Il se tut, sortit une pipe qu’il entreprit de bourrer méticuleusement.

« À une centaine de mètres sur la gauche, commença-t-il, il y a un bâtiment condamné, dans lequel personne n’entre jamais. Ce sont les anciennes douches du camp. Si tu t’approches des portes et des fenêtres tu pourras voir les volets cloués. Il y a vingt-cinq ans un crime a été commis dans la salle des douches, un crime collectif… Cela s’est passé en deux temps. D’abord un jeune gars a été violé par deux types de sa section, deux têtes brûlées qui faisaient la loi dans la chambrée. Et personne ne lui a porté secours. Il a été violé sur le carrelage des douches, devant tout le monde, mais aucun des bidasses n’a cessé de se savonner pour aller chercher de l’aide. Ils ont laissé faire, craignant d’avoir à subir les représailles des deux malabars. Ça c’est le premier épisode.

— Et le second ?

— Le jeune gars n’a pas porté plainte. Pendant une semaine tout le bataillon s’est payé sa tête, et partout on ne l’a plus appelé que l’“enculé” ou la “cantinière”. À la fin de la semaine, il s’est procuré un pistolet-mitrailleur, est entré dans les douches et a fusillé tous les types qui se savonnaient sous le jet. Ça a été un massacre. Il les a tous tués, ceux qui l’avaient violé et ceux qui ne lui avaient pas porté secours. Pour finir il a mis le canon dans sa bouche et s’est fait sauter la tête. Il y a eu trente-cinq morts. Le carrelage est encore criblé de trous, et les canalisations perforées par les impacts. Il paraît qu’on y trouve des savons tachés de sang et des serviettes rougies, roulées en boule dans les coins, mais ce sont probablement des histoires. Après le départ des troupes personne n’est plus jamais entré dans le bâtiment, et les rats y pullulent, c’est pour ça qu’il vaut mieux ne pas mettre les pieds de ce côté-là.

— C’est tout ? » interrogea Daniel.

Orn battit des paupières, hésitant.

« Non, mais tu vas te foutre de moi si je vais jusqu’au bout, dit-il dans un souffle.

— Dites », lâcha Daniel.

Sans qu’il sache très bien pourquoi, cette histoire prenait subitement une importance irrationnelle. Orn se mouilla les lèvres, tripota sa pipe, puis lança, comme s’il se jetait à l’eau :

« On raconte que les soirs de pluie, les fantômes des garçons fusillés sortent du bâtiment pour se laver du sang et du savon qui les maculent.

— Pour se rincer ? hoqueta Daniel d’une voix étranglée.

— Oui, ils errent autour du baraquement des anciennes douches, nus, couverts de savon et de sang, et essayent de se rincer sous l’averse. On dit que plus la pluie est forte, plus on court le risque de les voir. C’est une histoire idiote, bien sûr, mais la nuit, quand la fatigue commence à vous manger le cerveau, elle produit toujours son effet. »

Daniel avait les mains glacées. Il lui sembla soudain que l’obscurité, de l’autre côté de la fenêtre, pesait un poids énorme.

« Vous y croyez, vous, à cette histoire ? dit-il d’une voix qui n’était pas aussi moqueuse qu’il l’aurait souhaité.

— En ce moment non, avoua franchement Jonas Orn, mais quand la nuit est très avancée, que la fatigue me bourre le crâne de coton… et qu’il pleut, j’évite toujours de passer près des douches. C’est plus fort que moi. Un vieux reste de superstition probablement ? Je suppose que tous ceux qui travaillent la nuit aiment se faire peur, c’est une manière de défi, d’émulation. Un jeu pervers. Et puis, ici, disons la vérité : il ne se passe jamais rien. L’histoire des morts couverts de savon doit en quelque sorte jouer le rôle de compensation, non ? »

Daniel acquiesça, mais il avait la gorge serrée et les mains moites. Le mot « bizutage » lui traversa encore une fois l’esprit, mais il le repoussa. Jonas Orn avait l’air trop mal à l’aise pour être en train de jouer la comédie, et puis c’était lui, Daniel, qui avait mis la conversation sur ce terrain.

« Encore un peu de café ? » proposa le gros homme. Daniel accepta. Il s’aperçut qu’il avait tendance à regarder par-dessus son épaule, pour voir si quelque chose ne surgissait pas de la nuit, dans son dos, pour s’avancer vers l’entrée de la guérite.

« C’est idiot, songea-t-il, de toute manière il ne pleut pas ce soir. »

Cette dernière remarque lui fit passer un frisson dans le creux des reins. Bon sang ! Il était en train de perdre les pédales !

Il se rassit, vida son gobelet. Le café trop amer lui soulevait le cœur sans parvenir à diminuer sa fatigue.

 

Orn s’était remis à écrire, l’abandonnant à l’ennui. Un peu plus tard un fourgon de police s’arrêta sur la bordure de la route, et les flics en tenue commencèrent à contrôler tous les véhicules qui passaient. « Tiens, nota Jonas en relevant la tête, le gradé je le connais, c’est Morel, un copain. Tu restes là, je vais lui dire bonjour à travers le grillage. Ils doivent être en train de chercher les gars du hold-up. »

Daniel le regarda s’éloigner en boitillant. Il avait sommeil. Malgré la présence des policiers, le camp pesait de tout son poids sur la guérite. C’était comme un gigantesque iceberg noir, prêt à basculer, un récif dont on ne parvenait pas à deviner les formes, quelque chose qui vous irritait la nuque, tel le regard perçant d’un prédateur embusqué dans l’ombre.

« Conneries ! » se répéta Daniel en empoignant les photocopies des dissertations sur la chevalerie.

 

Mais ses paupières le brûlaient, tout son corps s’engourdissait pour glisser insensiblement dans le sommeil. Il se tassa sur la chaise, le menton sur la poitrine. « Ce n’est qu’un coup de pompe, songea-t-il, tu vas connaître dix minutes de fatigue intense, et après tout ira mieux. »

Comme il s’y attendait, l’image des morts mal rincés surgit d’un recoin de son cerveau pour envahir son esprit. Il les voyait, nus, les yeux vides, la peau grise, errant sous la pluie, essayant de gratter avec leurs ongles la croûte de savon et de sang séché qui les recouvrait. Il se convulsa. Dieu ! C’était un spectacle grotesque. Dans quelle imagination malade une telle idée avait-elle pu germer ? Il avait entendu parler de fantômes vêtus de suaires et traînant des chaînes, des zombis à demi décomposés comme on se plaît à les représenter dans les films d’épouvante, mais jamais de spectres en quête d’eau pour se laver ! C’était à se tordre de rire. Des douches hantées, ça c’était vraiment inédit !

Curieusement cependant, ce postulat délirant n’éveillait en lui aucun frisson d’hilarité. Il continuait à voir le savon séché, gris, caparaçonnant les corps poussiéreux. Dans l’air flottait un remugle d’eau sale, de siphon encrassé. Cela lui rappelait les vacances chez sa grand-mère, lorsqu’il avait onze ans et qu’on lui intimait l’ordre d’aller se décrasser avant le repas du soir. La salle de bains, quoique parfaitement récurée, empestait l’eau croupie. Les différentes plaquettes désodorisantes suspendues aux quatre coins de la pièce carrelée n’avaient jamais pu vaincre ce relent douceâtre montant des profondeurs. Daniel se glissait dans le cabinet de toilette comme un éclaireur en terrain miné. Ses yeux furetaient de droite et de gauche, inspectant les trous d’évacuation de la baignoire et du lavabo. Ces ouvertures semblaient le point de départ d’un monde de fer et de rouille assez peu ragoûtant. Les mains posées sur le rebord du lavabo, le nez sur la faïence, Daniel scrutait le trou d’évacuation comme s’il s’était agi de l’écoutille d’un sous-marin émergeant des abîmes. Tout y était : l’eau stagnante, l’odeur de vase, l’oxydation… et aussi les cheveux, les poils, qui, en se gainant de savon, avaient peu à peu pris l’aspect d’algues emmêlées.

La tuyauterie semblait le point de départ d’un monde mystérieux et glauque, plein de résonances et de clapotis. Le lavabo, la baignoire, n’étaient-ils pas les évents – les sphincters ! – d’un incompréhensible organisme aux boyaux de cuivre et de plomb ? Daniel reniflait tandis que le froid de la porcelaine engourdissait son menton. L’odeur lui sautait au visage, fade, répugnante. Cela lui rappelait les remugles exhalés par son grand-père quand il dormait la bouche ouverte. Une odeur inquiétante, le signe de quelque chose qui pourrit, là, au loin, tout au fond de la carcasse, une méchante maladie embusquée au détour d’un viscère… Il finissait par se persuader qu’un jour ou l’autre le système s’inverserait, que les tuyaux se mettraient à fonctionner à l’envers, vomissant toutes les sanies qu’on les avait contraints à ingurgiter au cours des siècles. À ce moment, grand-mère tapait généralement à la porte en criant d’une voix faussement grondeuse : « Je n’entends pas beaucoup l’eau ! Tu as du mal à tourner le robinet ? Tu veux que je vienne t’aider ? »

Daniel protestait. Il était à l’âge où l’on déteste se montrer nu aux grandes personnes. Il arrachait ses vêtements, entrait en grimaçant dans l’étroite cabine carrelée de la douche. C’était là que l’odeur était la plus forte, qu’elle régnait comme un gaz toxique. L’eau chaude semblait l’exalter, comme si, en dégoulinant le long de la tuyauterie, elle précipitait la corruption des matières stagnantes gainant le plomb. Daniel saisissait le savon mou du bout des doigts. Dieu ! Qu’il détestait ça ! Chez ses grands-parents le savon était toujours mou, gluant, abandonné dans une petite flaque grisâtre. Il déposait sur la peau un film poisseux qui ne produisait presque pas de mousse. Pendant ce temps la vapeur envahissait la cabine, portant l’odeur, la faisant monter vers le plafond. Daniel se savonnait, le ventre crispé, le sexe rabougri, guettant d’un œil inquiet le trou d’évacuation entre ses pieds. Les tourbillons de l’eau y faisaient naître de grosses bulles bruyantes, des remous mourant en borborygmes. Souvent la tuyauterie régurgitait des cheveux, des poils, des matières innommables, un limon gris qui vous maculait les orteils. Daniel serrait les fesses, se rinçait en catastrophe, gagné par un sentiment de panique. L’odeur lui ravageait l’estomac, lui coupant l’appétit. Une fois, il avait évoqué le problème avec Pierrot, un cousin un peu plus âgé que lui.

« Tu trouves pas que ça pue chez mémé, dans la salle de bains ?

— Ouais, avait admis Pierrot, mais chez moi c’est pareil. C’est à cause des rats. Ils remontent dans les tuyaux d’évacuation, s’y coincent et finissent par crever. Tant que l’eau n’a pas entraîné toute la pourriture, ça continue à puer.

— Des rats ? avait hoqueté Daniel au bord de la nausée.

— Ouais, des rats ou des crapauds. Mais il faut que les crapauds soient gros, très gros. C’est plus rare. »

De ce jour il n’était plus entré dans la douche qu’avec une extrême répugnance, voyant dans chaque cheveu collé sur la porcelaine un poil de rat. Le calvaire avait duré longtemps, comme si tous les rats du voisinage avaient entrepris d’explorer les canalisations de la maison et d’y périr coincés, tels des pilleurs de tombes égarés dans le dédale d’une pyramide. Au lycée, lorsque le professeur d’histoire leur avait expliqué comment les Égyptiens protégeaient le tombeau des pharaons au moyen d’un système de labyrinthes, Daniel n’avait pu s’empêcher de penser : « C’est comme les rats, chez mémé. » Depuis il éprouvait une méfiance instinctive envers les douches. Au cinéma c’était toujours dans les douches que les jeunes filles se faisaient assassiner.

Le carrelage, l’eau et la nudité s’associaient en une équation débouchant sur le drame. Ainsi, au camp… Fusillés dans les douches… Il lui semble voir s’approcher le garçon nu, le visage blême et crispé, dissimulant le pistolet-mitrailleur dans une serviette éponge. Dans la salle on n’entend que le crépitement de l’eau, un fracas amplifié par le carrelage. La vapeur stagne en volutes au ras du sol. Les corps gigotent, alignés face au mur, se savonnant les aisselles, le pubis. Le garçon n’a plus devant lui qu’une rangée de culs ruisselants, de cuisses velues. Des gars bien nourris, à la chair blanche, laiteuse, gonflée au pop-corn, au Coca-Cola, au pain de maïs. Ils respirent tous la santé, la vitalité un peu vulgaire, la bonne conscience du corps en parfait état de fonctionnement. Ceux qui se savent bien « pourvus », paradent sans pudeur, pour épater les copains, pour leur en mettre plein la vue. « Regarde ça Toto ! ça c’est une paire de couilles, de vrais pamplemousses, ça a de l’autonomie des réservoirs pareils, pas besoin de ravitaillement en vol ! » Les rires fusent, gras, flagorneurs. Le garçon pâle écarte la serviette. La chaleur a déposé un film de buée sur le canon du pistolet-mitrailleur. Il fait sauter la sécurité, pousse le sélecteur de tir sur « rafale » et bloque la crosse contre sa hanche. Tout de suite c’est l’enfer. Le fracas des détonations, les ricochets. Les carreaux de faïence volent en éclats, projetant des débris coupants à travers la salle, les canalisations crèvent, ébouillantant les malheureux qui ne se savent pas encore morts. Certains sont projetés contre la paroi carrelée, la tête couverte de shampooing, aveuglés, les mains blanches de savon, ils ouvrent la bouche, hurlent, et avalent la mousse qui leur dégouline sur le visage. Ils bavent des bulles, on dirait qu’ils ont la rage, qu’ils vont mordre à s’en faire éclater les dents… Le garçon pâle enfonce la détente en balayant la salle. Il sait que le miracle ne dure pas une éternité, c’est court un chargeur, à peine un spasme, dix, quinze secondes d’enfer, un peu plus pour peu qu’on lève l’index de temps en temps. Les corps tombent avec un grand « floc ! » de viande qu’on jette sur le billot. Ils sont recouverts d’un linceul de mousse blanche. Le rouge du sang gicle sur le carrelage, bouillonne dans les rigoles d’évacuation. Le garçon pâle rit douloureusement en songeant aux télégrammes qu’il faudra expédier aux familles : « Votre fils est mort en héros, les fesses à l’air et du savon plein les yeux… » Des éclats de faïence lui cinglent les jambes et la poitrine, lacérant sa peau. Maintenant il faut en finir, il lève le canon brûlant vers son visage…

« Hé ! Tu dors, petit ? » Daniel s’ébroua, faillit tomber de la chaise. « Tu dormais ? s’enquit Jonas, t’inquiète pas, c’est normal les premiers temps. Faut que ton organisme s’habitue au changement de rythme.

On va aller faire une ronde, ça te remettra sur pied. » Daniel se passa la main sur le visage. Les échos du rêve palpitaient encore douloureusement au fond de son crâne. Il se redressa, l’humidité de la baraque lui transperçait les os.

« Je vais te montrer le secteur, expliqua Jonas Orn, et surtout l’emplacement des mouchards. Il faut que tu retiennes bien ça dans un coin de ta tête. Si tu oublies de pointer l’une des petites clefs, Morteaux en fera une maladie. »

Saisissant le téléphone, il forma le numéro du poste de garde pour annoncer qu’il « partait en ronde avec le nouveau ».

« Après tu feras le circuit tout seul, commenta-t-il en assujettissant l’horloge sur son épaule. Tu es jeune, il est probable qu’on ne t’attribuera pas de poste fixe. » Ils sortirent. Orn verrouilla la porte de la casemate comme s’il craignait qu’on vienne voler son manuscrit en son absence. Daniel lui emboîta le pas. Ses yeux avaient du mal à percer la nuit et, une fois de plus, il était confronté à cette impression de « mur » qui l’avait déjà assailli. Le vent le poussait entre les omoplates, telle une main invisible. Ils pénétrèrent presque aussitôt dans le premier bâtiment que Daniel n’avait pas vu surgir de l’obscurité. Orn se servait d’un gros passe-partout à la découpe compliquée pour ouvrir les serrures. Derrière une porte, embusquée entre un extincteur et un panneau d’affichage syndical, une petite boîte de métal noir était vissée au mur. Jonas l’ouvrit, elle contenait une clef jaunâtre qu’une fine chaînette rattachait au coffret. Il s’en saisit, l’introduisit dans l’horloge et donna un tour de poignet. Quelque chose craqua dans les entrailles de la pendule de contrôle.

« Là, soupira Orn, maintenant c’est inscrit sur la bande, le numéro du bâtiment et l’heure de passage. Il y en a un autre à l’autre bout de la baraque, il faut qu’on la traverse dans toute sa longueur. »

Ils le firent sans allumer la lumière. De temps à autre, le gros homme projetait le faisceau d’une torche dans un bureau, éclairant un paysage banal de machines à écrire et de dossiers entassés.

« Ici on est au 12, dit-il en englobant la bâtisse dans un geste large, retiens bien l’emplacement des mouchards. »

Au bout du couloir ils ouvrirent une nouvelle boîte de fer pour libérer la clef enchaînée. La pendule craqua, poursuivant son travail d’espionnage. Dans la demi-heure qui suivit, les bâtiments succédèrent aux bâtiments. Jonas Orn boitillait, gémissant parfois quand il lui fallait escalader une marche. Daniel s’efforçait de prendre des repères, de tracer mentalement un plan susceptible de venir à bout de l’obscurité. C’était difficile. La nuit faussait les distances, truquait le volume des objets. Soudain, alors qu’ils quittaient un bâtiment, ils se trouvèrent face à face avec une bête énorme surgie de la nuit. C’était un monstre dont l’haleine empestait la chair crue, et aux mâchoires heureusement liées par une muselière de cuir. La créature se dressa sur ses pattes postérieures comme si elle essayait de sauter à la gorge de Daniel. Le jeune homme recula vivement, les mains éclaboussées de bave. La bête voulut revenir à l’assaut, mais quelqu’un freina son élan en tirant sur son collier clouté.

« Calme, Tyran, dit la voix de P’tit Maurice, c’est un collègue. »

Daniel souffla, soulagé. Jonas alluma sa torche. Maurice se tenait à l’écart, mâchonnant un mégot éteint. Il ne paraissait nullement gêné par l’incident. « Qu’est-ce que tu fiches là, s’emporta violemment Jonas, ce n’est pas ton secteur ! Un jour il y aura un accident avec ton cabot, tiens-le en laisse, bon sang ! » Maurice haussa les épaules.

« Il ne connaît pas le nouveau, fit-il sourdement, c’est normal. Et puis ça suffit, vous êtes si trouillards que j’ai déjà dû lui remettre sa muselière, vous ne voulez pas que je lui attache les pattes aussi ? » Détectant une nuance d’agressivité dans les paroles de son maître, le chien s’était mis à gronder, les muscles frémissants. C’était un grand dobermann aux oreilles coupées. Son pelage sombre se confondait avec la nuit. Daniel éprouvait un curieux sentiment. Dans la pénombre du porche, la physionomie de Maurice semblait s’être modifiée. Ses traits étaient maintenant dépourvus de la moindre bonhomie, et un muscle noué tressautait nerveusement sous son œil gauche. « Il s’est… durci, pensa Daniel, comme si le chien lui avait transmis quelque chose de sa férocité ! »

Oui, c’était exactement cela ! Une transfusion inexplicable s’était opérée entre le maître et l’animal. Une mystérieuse symbiose reliait l’homme et la bête, en faisant désormais une seule et étrange créature synthétique. Maurice avait un regard rouge, un regard de chien d’attaque. Sa tête se déplaçait par à-coups, comme celle d’un prédateur suivant les évolutions d’une proie. Il paraissait plus ramassé, plus… compact. « A-t-il, lui aussi une haleine de loup ? » se demanda Daniel. Il s’attendait presque que le gardien se mette à bâiller, démasquant une double rangée de crocs et une langue interminable.

« Bon, ça va, fit Jonas dans le but évident de détendre l’atmosphère, y a pas de casse. Tu fais un bout de route avec nous ?

— Okay », marmonna Maurice.

Le chien se mit en mouvement, progressant par bonds coulés, avec une extraordinaire fluidité. P’tit Maurice ne le quittait pas des yeux, comme si son esprit télécommandait la bête, comme si un lien télépathique l’unissait au fauve.

« Il doit se faire tout un cinéma », constata Daniel, mais cette réduction n’apaisa pas son trouble. La métamorphose du gardien continuait à l’inquiéter. Où était le petit homme affable qu’il avait rencontré dans le poste de garde ? Il côtoyait à présent un inconnu aux piquants hérissés, un écorché sur le qui-vive. Une sorte de gnome au visage bestial.

« Il va finir par se foutre à poil et courir à quatre pattes ! pensa-t-il en retenant un fou rire nerveux, il faudra lui passer la muselière à lui aussi ! »

P’tit Maurice se figea au bord d’une pelouse et désigna un bloc sombre échoué sur l’herbe, peut-être une maison.

« Ce sont les rats qui énervent le chien, grogna-t-il, la nuit ils courent autour des douches. Des rats énormes, toujours affamés. J’ai peur qu’ils ne s’en prennent à Tyran. Vous savez qu’ils attaquent les chats ?

— Oh ? fit Jonas, incrédule.

— Je ne raconte pas de conneries, insista Maurice, ils se déplacent en bande et attaquent n’importe quoi. J’ai déjà trouvé des chats déchiquetés aux abords de la baraque. Un jour ils s’enhardiront et sauteront sur un gardien ! Tu verras ça, Jonas, tu seras moins fier quand ils te grimperont dans le pantalon pour te mordre les roubignolles ! »

Il avait lâché la plaisanterie avec une sorte de joie féroce, mauvaise, qui illumina sinistrement son visage. Instinctivement Jonas alluma la torche. Une bête fila dans l’herbe, fuyant le halo de lumière. Daniel entrevit une boule de poils, une longue queue. Déjà le rat avait sauté dans une rigole d’évacuation.

« Merde ! souffla le gros homme en reculant.

— Qu’est-ce que je vous disais, triompha Maurice, partout, y en a partout ! Faudra bientôt s’attacher le bas du pantalon avec de la ficelle, et je ne déconne pas ! »

Daniel plissa les yeux, essayant de distinguer les contours du bâtiment, mais il n’aperçut qu’un bloc compact, au même instant le chien surgit de l’ombre en grondant.

« Partons d’ici, décida Maurice, si ça se trouve ils sont déjà une trentaine à se diriger vers nous. »

À cette idée, Daniel eut envie de prendre ses jambes à son cou et de galoper en direction du parking, là où les lumières de la route repoussaient les ténèbres du camp.

La ronde se poursuivit sans incident notable. P’tit Maurice les quitta au détour d’une allée, et Jonas Orn reprit en boitillant le chemin de la guérite. De retour dans la casemate, Daniel s’appliqua à tracer un plan des lieux et à répertorier l’emplacement des différents mouchards à l’intérieur des bâtiments. Cette besogne l’exténua sans parvenir à user l’angoisse latente qui lui nouait l’estomac. De quoi avait-il peur ? Il aurait été bien incapable de le dire. C’était comme un pressentiment, une impression vague de menace. Une peur d’enfant qui, soir après soir, prend un peu plus de chair pour se constituer en une créature repoussante plantée au pied du lit, les yeux brillants, la langue pendante.

Jonas Orn écrivait, faisant crisser sa plume sur le papier. Le reste de la nuit s’écoula dans le silence. Un peu avant l’aube, le gros homme demanda à Daniel d’effectuer une dernière ronde, « pour se mettre la géographie du camp en tête ». Daniel se saisit de l’horloge et sortit. La fatigue le faisait tituber, et l’air du matin, au lieu de le réveiller, accentua sa torpeur. Le plan à la main, il entama le parcours de la nuit, se trompant fréquemment, revenant sur ses pas pour « pointer un mouchard oublié ». Les petites clefs faisaient craquer le ventre de l’horloge de fer. Soudain il s’immobilisa dans la lumière grise. De l’autre côté de la pelouse se dressait une baraque lépreuse aux volets clos, il fut certain qu’il s’agissait des douches. Lentement, l’estomac noué par une répugnance instinctive, il décrivit un large cercle autour de la bâtisse pour l’examiner sous tous ses angles. Il se sentait dans la peau d’un chasseur tournant autour d’un fauve pour tenter de déterminer si la bête est bien morte ou si elle feint seulement l’immobilité.

Le baraquement ne se différenciait des autres que par la vétusté et l’impression d’abandon qui s’en dégageait. Daniel respirait à petits coups, la poitrine serrée. Sur sa hanche, l’horloge cliquetait, lui rappelant qu’il n’avait pas de temps à perdre. Alors qu’il s’apprêtait à tourner les talons, il vit le sang…

Rouge, tachant la bordure blanche de la pelouse. Cela formait une petite flaque déjà coagulée, une sorte de peau flasque, gluante, qui noircissait au contact de l’air. Les paroles de P’tit Maurice lui revinrent à l’esprit : « Les rats, ils s’en prennent aux chats, j’en ai trouvé plusieurs aux abords des douches. Déchiquetés. »

 

L’horloge cliquetait comme une bombe sur le point d’exploser. Il recula, les yeux fixés sur la tache rouge. Il n’y avait pas de cadavre de chat à proximité, or les rats des douches n’étaient tout de même pas assez gros pour tirer derrière eux le corps d’un matou égorgé ! Dans ce cas où était donc le « cadavre » ? « C’est le contraire qui s’est produit, corrigea-t-il mentalement, un chat a réussi à capturer un rat, c’est tout, il l’a saigné et… »

Mais un rat contenait-il assez de sang pour laisser une telle tache ?

Il battit en retraite, regardant fréquemment par-dessus son épaule. Alors qu’il atteignait le bâtiment 15, la pluie se mit à crépiter sur les toits goudronnés des douches. Cela produisit un son creux, assourdissant.

« Il pleut », constata Daniel en avalant péniblement sa salive.

De retour chez lui Daniel dormit mal. Les boules de cire, qu’il s’était empressé d’acheter chez le pharmacien tenant boutique au bas de l’immeuble, lui donnaient la sensation d’avoir les oreilles remplies de confiture. C’était chaud et poisseux, plutôt répugnant. « Tu as des escargots dans les oreilles », lui chuchota une voix perfide au milieu de ses rêves. Il s’agita, roulant d’un flanc sur l’autre. À midi, n’y tenant plus, il se débarrassa des bouchons cireux et se rinça les conduits auditifs à l’eau chaude. Il mangea sans appétit, improvisant un sandwich à l’aide d’une demi-baguette caoutchouteuse et d’un camembert trop avancé. Il aurait dû sortir faire des courses, il le savait, mais la lumière du jour lui paraissait trop vive et blessait ses yeux.

Quand il ouvrit la fenêtre pour aérer la pièce qui empestait la sueur, il fut submergé par le vacarme de la rue. Le puits de pénombre de la cour amplifiait tous les bruits, mêlant les conversations, les pleurs des enfants, les chamailleries, en une bouillie insupportable qui se déversait dans la chambre de bonne à la manière d’un monceau d’ordures. Daniel ferma aussitôt la fenêtre et tira le rideau. La lumière blême le faisait grincer des dents. « Je suis en train de devenir comme les vampires, songea-t-il, bientôt je ne pourrai plus m’exposer au soleil sans courir le risque de tomber aussitôt en poussière ! »

Il se recoucha. Ces troubles provenaient sans aucun doute du manque de sommeil et de la fatigue nerveuse dont il ne parvenait pas à se débarrasser, mais comment aurait-il pu dormir avec tous les bruits qui couraient dans les murs ? À peine la tête sur l’oreiller, il entendait déjà les bourdonnements des lave-vaisselle, et encore le tac-tac de la machine à écrire de la mère Juvier. Les sons se répandaient dans la brique, mangeant les cloisons comme une armée de termites en progression constante. Ils s’introduisaient dans les tubes creux du lit de fer pour s’épanouir en échos tenaces. Daniel avait l’impression de se tenir l’oreille collée aux omoplates d’un géant, comme les médecins de jadis avant l’invention du stéthoscope. Il entendait les grouillements viscéraux du colossal organisme, le bouillonnement des fluides vitaux dégringolant la pente des tuyauteries et des canalisations. Les cataractes des chasses d’eau, les roulements des sanibroyeurs. Jusqu’à présent il n’avait jamais eu conscience que les gens passaient autant de temps dans les chiottes. Cette révélation éveilla en lui un vague dégoût pour toutes les fonctions organiques.

Lorsque le réveil sonna, il n’avait dormi que par à-coups et maudissait le téléphone dont les sonneries lointaines l’avaient persécuté tout l’après-midi.

À peine était-il arrivé au camp que Morteaux lui signifia une nouvelle affectation dans le secteur du gymnase.

« Tu vas tourner avec Pointard, lui décréta-t-il, ça l’empêchera peut-être de picoler. »

Le dénommé Pointard était un grand type osseux, presque décharné, au teint jaune, et qui flottait dans son uniforme. Sa « guérite » était plus exiguë que celle de Jonas Orn et empestait le vin. La surface du bureau était d’ailleurs constellée d’auréoles laissées par les multiples verres trop remplis qu’elle avait vus défiler.

Pointard ricanait sottement, en se balançant d’avant en arrière. Il dévisageait Daniel d’un air sournois, les paupières à demi baissées.

« Alors t’es à la fac, laissa-t-il tomber au bout d’un moment, ça doit bien baiser avec les petites étudiantes. C’est vrai que ça partouze sec à la cité universitaire ? »

Le reste de la conversation fut du même acabit. Pointard paraissait persuadé que l’université française constituait un haut lieu de débauche et une annexe des Cent vingt journées de Sodome. Toutefois, loin de condamner cet état de choses, il souhaitait manifestement qu’on l’accable de détails salaces jusqu’à l’aurore. L’heure de la ronde vint heureusement briser le cours d’une conversation dans laquelle Daniel s’empêtrait chaque seconde davantage.

« Y’a du boulot, grogna Pointard, faut qu’on pose des pièges à rats. Normalement c’est pas notre job, on n’est pas dératiseurs, mais le chef de la sécurité exige qu’on donne la main. Ce serait un coup à se mettre en grève… »

Ils sortirent dans la nuit, traînant un caddie de supermarché rempli de boîtes de carton sur lesquelles était figurée l’image d’un rat agrémentée d’une tête de mort.

« C’est des trucs modernes, glosa Pointard, les tapettes et les nasses c’est fini. Là, il suffit de poser les boîtes par terre. Y’a un trou à une extrémité et de la bouffe à l’intérieur, c’est tout prêt, comme les surgelés dans les supermarchés ! »

Il rit longuement de sa plaisanterie puis reprit :

« Le poison leur liquéfie le sang, après, quand ils s’écorchent, ils se vident par hémorragie, sans pouvoir s’arrêter, comme des hémophiles. »

Daniel songea aussitôt à la flaque de sang aperçue le matin même. C’était donc cela l’explication ? Un rat qui s’était vidé à la suite d’une égratignure. Un rat saigné à blanc. Il sourit intérieurement, navré de sa détestable propension au mystère.

Abandonnant chaque fois le chariot sur le seuil, ils visitèrent les bâtiments entourant le gymnase. Pointard semblait véritablement obsédé par la notion d’étanchéité. Il allait d’une fenêtre à l’autre pour s’assurer qu’elles étaient bien fermées. On eût dit que son imagination voyait dans chaque baraquement une sorte de bateau susceptible d’embarquer de l’eau par l’ouverture de ses sabords. Il arpentait les couloirs, les salles de travail, se suspendant aux crémones avec une énergie disproportionnée.

« Tout doit être bien fermé, répétait-il, étanche, faut que ça soit étanche. »

Daniel le laissait faire, n’osant risquer aucun commentaire, songeant à part lui que les secrétaires devaient pester le lendemain matin contre l’abruti qui avait fermé les fenêtres avec tant de force ! Alors qu’ils achevaient la visite du bâtiment 8, Pointard s’arrêta subitement au milieu de ce qui semblait être un secrétariat. Son visage, éclairé par la lune, trahissait une expression de concupiscence.

« Ici c’est rien que des belles filles qui travaillent, souffla-t-il comme s’il révélait un secret, j’aime bien faire une pause, m’asseoir là où elles posent leur joli cul, ça m’excite, pas toi ? Des fois j’ai l’impression de sentir la chaleur de leurs fesses sur la moleskine des sièges. Tu renifles leur parfum ? »

Il s’assit, ouvrit délicatement un tiroir.

« Je touche les objets qui leur appartiennent, chuchota-t-il, elles oublient toujours des trucs. Leurs petits tampons périodiques par exemple. C’est vachement intime ça, pire que si elles laissaient leur culotte dans le tiroir ! »

Sa bouche se fendait en un sourire de prédateur béat. Ses longues mains maigres parcouraient les objets entassés, telles des araignées dépourvues de poils. Daniel était fasciné et effrayé tout à la fois par le climat étrange qui s’était installé dans la pièce. Il aurait voulu être dégoûté, hausser les épaules et se détourner, abandonnant le pauvre type à son fétichisme de bas étage… mais il n’y arrivait pas. Quelque chose en lui vibrait. Une excitation sourde et noire. Un courant d’air venu des profondeurs. La nuit réveillait la part sombre de sa conscience, la sollicitait, lui permettait de s’épanouir. Une bouffée de honte lui brûla les joues. Pointard s’était emparé d’une boîte de tampons périodiques et en avait vidé le contenu sur le sous-main.

« Il en manque trois, constata-t-il, c’est vachement émouvant…

— On prend du retard, objecta Daniel, l’horloge tourne. – T’excite pas, fit le gardien, faut savoir profiter du moment. Moi j’ai une âme de poète. »

Il avait dit cela sans aucune trace d’humour. Avec une minutie d’horloger recomposant une montre, il rangea les tampons dans leur boîte de carton.

Une fois dehors Daniel respira à grands coups pour chasser les miasmes fantasmatiques qui lui encombraient l’esprit. Il était dépassé par les événements, par cette pente qui s’ouvrait sous ses pieds. Une fois dans le gymnase, sonore et noir comme une épave retournée, Pointard entraîna le jeune homme dans les vestiaires pour recommencer son numéro de voyeurisme.

« Des fois ça baise, murmura-t-il, les douches des filles et des gars ne sont séparées que par une petite cloison, ça fait travailler l’imagination tu comprends ? Tu es là sous le jet, et tu penses que la fille, de l’autre côté du mur, est justement en train de se savonner le minou… Y’a de quoi en faire une remontée de foutre, non ? »

Mais Daniel n’écoutait plus, le mot « savon » l’avait fait se crisper. Devant le peu de succès de ses confidences, Pointard s’enferma dans une morosité bougonne. Le tour du gymnase achevé, ils allèrent déposer les pièges dans divers recoins et regagnèrent la guérite. Sitôt assis, Pointard sortit une bouteille de vin de l’un des tiroirs du bureau et but au goulot. Cette formalité accomplie, il parut glisser dans un état somnambulique ponctué çà et là de grommellements incompréhensibles.

Daniel se fossilisait sur sa chaise, les yeux dans le vague. Trop fatigué pour lire ou pour entreprendre le moindre effort mental. Son esprit dérivait, brassant des images incohérentes, des bribes de phrases, des souvenirs. Il se sentait sans force, anémié. Les heures s’étiraient, interminables. Enfin, vers trois heures, il se mit à pleuvoir. L’averse martelait le toit de la guérite, produisant un grondement assourdissant. À travers la vitre Daniel regardait les trombes parcourir l’asphalte, mitrailler le gravier des allées. Des flaques énormes s’installaient dans les déclivités du parking.

« C’est pas de bol, mon pote, ricana Pointard la bouche en coin. Juste à l’heure de ta ronde ! » Daniel haussa les épaules. Il préférait déambuler sous la pluie que de demeurer statufié dans la guérite au milieu des odeurs de vin bon marché. Il enfila son ciré dont il rabattit le capuchon sur sa tête et saisit la pendule.

« Profites-en pour te laver les pieds ! » gouailla Pointard avec son humour inimitable. Daniel ne répondit pas et s’éloigna sous l’averse. Les gouttes tambourinaient durement sur ses épaules. Sans le secours du ciré, il aurait été trempé jusqu’aux os en l’espace de quelques secondes. Malgré la visibilité réduite il parvint à retrouver son chemin. Marcher sous la pluie lui faisait du bien, le mouvement et l’eau glacée atténuaient sa fatigue. Il respira à fond, s’emplissant les narines de l’odeur acide de l’herbe. Les graviers crissaient sous ses semelles, comme seuls savent crisser les graviers mouillés. « Je marche au fond d’un aquarium », pensa-t-il en prenant la direction du bâtiment 7. Enfant, il adorait la pluie à la campagne. Les trombes ravageant les champs, faisant ployer les blés, les chemins secs et durs qui se changeaient soudain en coulée de boue. Et les bêtes, surtout… Les bêtes qui sortaient de terre ou de dessous les pierres : les escargots, les limaces, les vers. Chaque fois la pluie libérait une faune rampante, élastique et baveuse. Il fallait zigzaguer en travers des chemins pour ne pas poser le pied sur ces bestioles caoutchouteuses qu’on aurait crues découpées dans de la guimauve. Parfois Daniel voulait s’abriter, attendre la fin de l’orage.

« Pas sous les arbres ! hurlait le cousin Pierrot, on va être foudroyé ! » Et pour la millième fois il racontait l’histoire du petit garçon fusillé par la foudre, et qu’on avait découvert au pied d’un chêne carbonisé, transformé en statue de goudron : « Il était tout nu, ses vêtements avaient brûlé, mais il était toujours debout, dans la même position… sauf que son corps était devenu noir et dur, comme du charbon ! »

Pierrot sautillait, regardant autour de lui avec anxiété.

« Si t’entends bourdonner, c’est la foudre qui s’approche ! criait-il d’une voix aiguë.

— Et alors ? objectait Daniel, qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Faut sortir sa quéquette et pisser, expliquait doctement Pierrot, paraît que ça fait paratonnerre et que la foudre suit le jet de pisse pour aller se perdre dans la terre.

— Tu déconnes », concluait Daniel. Et la polémique repartait de plus belle. Daniel sourit à ce rappel. Par la suite il n’avait plus jamais connu ce bonheur, la pluie des villes ne valait rien, elle vous tombait dessus, acide, chargée de saloperies chimiques qui vous bouffaient les cheveux. On prétendait qu’en ville le nombre des chauves était bien plus important qu’à la campagne, en raison du voile de pollution chaque jour plus épais. D’ailleurs lorsqu’il pleuvait, Daniel ne sortait jamais sans une casquette ou un vieux chapeau de brousse que Marie-Anne lui avait jadis ramené d’Amérique latine.

Abîmé dans ses souvenirs, il tourna au coin du bâtiment 12. À cet instant un éclair illumina le ciel, noyant le camp dans un brasillement de lumière bleue. Cela ne dura qu’une fraction de seconde mais Daniel se figea, la bouche ouverte, comme s’il venait d’être foudroyé…

À travers le rideau de pluie, en bordure de la grande pelouse au centre de laquelle se dressait la baraque des anciennes douches, il avait aperçu une silhouette…

La silhouette d’un homme nu titubant sous la pluie, les mains levées au-dessus de la tête.

Il crut que son estomac se décrochait, que ses intestins se liquéfiaient sous l’effet de la peur et qu’il allait déféquer debout, là, au beau milieu du chemin, incapable de contrôler ses sphincters. Ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque, telle la crinière d’un cheval de parade, et ses mains lâchèrent l’horloge de contrôle qui tomba dans une flaque.

 

Un homme nu, sous la pluie.

Il grelottait, en proie à une violente réaction nerveuse. L’image l’avait cueilli par surprise, la garde baissée. Il dut s’appuyer contre un mur, ne sachant s’il devait s’enfuir en hurlant, donner l’alarme, ou se cacher dans un buisson en fermant les yeux pour ne plus rien voir.

Un homme nu…

Sous la pluie, zigzaguant à dix mètres à peine des douches désaffectées. Qu’avait donc raconté Jonas ? « On dit que les fantômes des fusillades sortent à chaque grosse averse, pour se rincer, pour pouvoir enfin se débarrasser du savon qui a séché sur eux dans la mort… »

Bon sang, c’était grotesque ! Il n’allait tout de même pas croire à ce genre de conneries ? Pourtant ses jambes tremblaient et ses genoux paraissaient modelés dans des boules de glaise. Il chercha sa lampe d’une main mal assurée tandis qu’une voix lui murmurait : « Fiche le camp crétin ! Fiche le camp avant que cette CHOSE ne s’occupe de toi ! »

Un nouvel éclair illumina le camp. Cette fois la pelouse était déserte et aucun spectre ne se rinçait plus sous la pluie. Daniel expulsa l’air bloqué dans ses poumons. « Ou j’ai eu une hallucination, décida-t-il, ou un quelconque connard a décidé de se payer ma tête en s’embusquant à poil derrière les douches ! » C’était bien une blague digne de Pointard, et probablement exécutée avec la complicité de Morteaux et de P’tit Maurice ! Un fameux bizutage, pour sûr, avec la collaboration du père Jonas pour la mise en condition psychologique ! Une tradition du camp, une spécialité qu’on resservait à chaque nouvelle recrue, avec un bonheur toujours égal ! Il imaginait Pointard, convulsé de rire, racontant l’anecdote aux autres gardiens hilares : « Il a dû faire dans son froc le jeunot ! Ah ! Il avait les yeux qui lui sortaient de la tête ! Quelle crise ! »

Il se baissa pour ramasser l’horloge. Ses doigts tremblaient encore. Il revoyait la silhouette blême, se profilant derrière le rideau de pluie. Un corps long à la démarche incertaine. L’apparition n’avait duré qu’une seconde. À cette évocation sa peau devint grumeleuse et la légende des douches défila une nouvelle fois dans sa tête. C’était plus fort que lui, il ne pouvait pas s’en empêcher. Les hommes abattus, fusillés, les balles qui ricochent sur le carrelage, les morts qui s’effondrent, le crâne et le visage recouverts de savon… Ils sortent pour se rincer… avait dit Jonas Orn. Il alluma sa lampe, fit quelques pas en direction de la pelouse, mais la nuit le repoussait comme un mur élastique. Il serra les dents. Il ne devait pas se laisser impressionner par un conte à dormir debout. Les fantômes n’existaient pas, il en était certain. Il avança, décidé, hargneux, espérant surprendre Pointard dans une posture grotesque : accroupi derrière un massif en train d’enfiler son pantalon, ou à quatre pattes à la recherche de son slip maculé de boue. « Alors, Pointard, dirait-il, vous n’avez pas peur que les rats vous bouffent les roubignolles ? »

Cette repartie à peine formulée, il s’immobilisa. Quelque chose ne fonctionnait pas. En effet, les gardiens avaient visiblement trop peur des rats infestant les abords du bâtiment pour que l’un d’eux accepte d’aller faire le guignol en tenue d’Adam dans le seul but d’effrayer un bizut… Alors ?

Daniel se figea, balayant la pelouse du halo de sa torche. Il avait toujours la chair de poule et la terreur crépitait encore au long de ses nerfs. Une terreur superstitieuse, irréfléchie. Un spasme surgit de l’inconscient collectif et sur lequel son intelligence n’avait pas de prise. La nuit lui semblait emplie de choses informes et menaçantes, de peurs enfantines soudain réactualisées. Il agita sa torche, mais la lumière en était trop faible pour constituer une arme réellement efficace.

Une arme contre QUOI ?

Il était en train de devenir stupide. Il tourna les talons.

« Je suis simplement fatigué, se répéta-t-il sur le chemin de la guérite, je n’ai pas dormi de manière satisfaisante depuis trois jours, j’ai les nerfs en pelote. J’ai peut-être été victime d’une mauvaise farce mais j’ai pu aussi délirer… interpréter un reflet, un jeu de lumière. »

Il se rappelait ses peurs d’enfant, la lueur de la lune se faufilant dans la chambre pour dessiner au pied de son lit des êtres fantastiques. Un chandail se changeait alors en gnome, une chaussure en rat. Une paire de bretelles devenait un serpent, un pantalon une pieuvre redoutable… et toutes ces choses grouillaient autour du lit pour finalement disparaître dès qu’on allumait la lumière.

Il rejeta le capuchon en arrière, laissant la pluie lui baigner le visage. « Surmenage ! dit-il entre ses dents. Rien qu’un peu de surmenage ! »

Et il décida de ne plus y penser. En réintégrant la guérite il examina les cheveux de Pointard. Ils étaient secs, mais bien sûr, cela ne prouvait rien. Accablé il s’effondra sur une chaise et ne desserra plus les dents. Un peu avant l’aube Pointard se tourna vers lui pour lancer :

« À propos, j’ai eu Morteaux au téléphone, c’est demain ton jour de repos. Tu vas pouvoir pioncer. Remarque, t’en as besoin, t’as une vraie tête de déterré. Tu devrais boire un peu de vin. »

Un peu plus tard, alors qu’ils descendaient tous deux vers le poste de garde, Pointard lui dit encore :

« T’as une petite amie ? Alors demain tu vas la tringler toute la journée mon salaud ! »

Daniel ne répondit pas. Il se sentait exsangue.

La brusque vacuité de son emploi du temps le laissa déboussolé, en état de manque. Pis, il constata avec stupeur qu’il n’éprouvait aucun soulagement à la perspective de ne pas travailler le soir même. Il rentra chez lui et dormit sans volupté, se réveilla maussade et demeura allongé sur le dos à fixer le plafond. Le camp lui manquait déjà…

Il était effrayé de se découvrir si vite intoxiqué, mais il y avait dans l’atmosphère nocturne des rondes quelque chose qu’il ne retrouvait pas ailleurs. Une excitation trouble, une accélération du corps et de l’esprit, un jeu avec la peur et les fantasmes. Il aimait le paysage ténébreux des bâtiments, allongés au milieu des pelouses comme des épaves, il aimait l’herbe noire, les massifs que la lumière de la lune travestissait en gros hérissons bleus. La nuit il marchait dans une ville fantôme, il entrait dans des maisons désertes, il était le maître des clefs, aucune porte ne lui résistait, il pouvait aller PARTOUT. Il adorait ce paysage dépeuplé que n’habitait aucun rire, aucun bruit mécanique, cette impression de fin du monde. Cela lui rappelait les histoires du cousin Pierrot, les légendes qu’ils fabriquaient de concert lorsque, le soir, ils revenaient du cinéma par les rues désertes.

 

Ils avaient douze et quatorze ans et la nuit leur appartenait, la nuit, la ville… et les dormeurs. Ils marchaient, auscultant du regard les façades aux volets bouclés, écoutant l’écho de leurs pas se répercuter à l’infini. Alors, d’une voix chuchotante, Pierrot entamait pour la millième fois l’histoire de la Belle au bois dormant. « Imagine qu’ils soient tous anesthésiés, disait-il, ceux qui dorment en ce moment au creux des lits. Oui, anesthésiés par un gaz de combat, une arme bactériologique, quelque chose qui les maintient en état de vie suspendue. Ils sont là, ils dorment, ils n’ont plus besoin de boire ou de manger, ils sont en hibernation.

— Et nous ? intervenait Daniel.

— Nous on est naturellement immunisés. On fait partie des sujets réfractaires. C’est normal, aucune arme bactériologique n’est efficace à cent pour cent. Alors on marche dans les rues et on a dans la poche un passe-partout qui permet d’ouvrir toutes les portes de la ville. Les portes de tous les appartements, de toutes les boutiques… On peut aller chez la fille du pharmacien, soulever les draps, lui enlever sa chemise de nuit et voir si elle a du poil à la zézette comme elle le raconte partout. On peut même…

— La toucher, complétait Daniel en avalant sa salive.

— Ouais, soufflait Pierrot. On peut toucher toutes les filles de la ville. On peut les mettre dans toutes les positions, comme si c’étaient des poupées. Et elles ne peuvent rien dire.

— Elles dorment ?

— Ouais, et leurs parents dorment aussi. On peut boire la gnôle de leur paternel, et fumer ses cigarettes, et décrocher son fusil du mur pour tirer par la fenêtre !

— Mais tirer sur qui ? Si tout le monde dort…

— Bof ! Y’a toujours quelque chose sur quoi on peut tirer : les lampadaires, les vitrines, les voitures…

— Ce serait bien si les bêtes étaient elles aussi réfractaires au gaz, hasardait Daniel, elles se baladeraient dans les rues.

— Non, c’est idiot, coupait Pierrot, elles auraient faim et elles commenceraient à bouffer les dormeurs. Non, y’aurait que nous. Uniquement.

— Et ça durerait toujours ?

— Non, toujours c’est trop long. Mettons un an ?

Au bout d’un an ils se réveilleraient, ne se doutant de rien. Et les filles pourraient bien faire leur pimbêche après ça. On les aurait toutes touchées pendant leur sommeil.

— Les grandes aussi ? interrogeait Daniel avec un soupçon d’angoisse dans la voix.

— Ouais, toutes », décidait Pierrot d’un geste de conquérant.

Aujourd’hui, Daniel retrouvait quelque chose de cette atmosphère magique dans l’enceinte du camp. La clôture, les barbelés, délimitaient un territoire onirique où portes et serrures ne constituaient plus un obstacle réel. La clef magique à la main, il passait d’une maison à une autre, se moquant des verrous dont se bardait le petit peuple diurne. Son uniforme fonctionnait à la manière d’un costume de passe-murailles, il faisait de lui un fantôme capable de traverser les cloisons. Même les curieuses manies de Pointard ne parvenaient pas à le dégoûter, il comprenait ce qu’il y avait de fascinant à recomposer une vie à partir de quelques objets intimes prélevés dans un tiroir. Isolés dans le halo d’une torche, une paire de bas filés, un agenda de cuir noir, un slip en papier dans son emballage plastifié, prenaient soudain une résonance étrange. Ainsi l’acte de fouiller, de perquisitionner, se doublait-il d’une excitation sexuelle latente. C’était une sorte de viol métaphorique, comme si, en palpant les objets, on posait la main sur leur jolie propriétaire. Comme si on avait soudain le pouvoir de la caresser au travers du sommeil et de la distance. Oui, les bas, les tampons périodiques, les tubes de rouge à lèvres, fonctionnaient à la manière de ces poupées de cire qu’employaient les sorciers de jadis au cours des cérémonies d’envoûtement. Et plus l’objet avait un caractère intime, plus la magie agissait.

La main de Pointard traversait la nuit, volait au-dessus de la ville, s’insinuait dans un appartement, là-bas, quelque part, à des kilomètres, rampait sous un drap, sous une chemise de nuit, sur une cuisse, sur…

 

La nuit du camp ressuscitait les vieilles pratiques magiques, soufflait sur les braises mal éteintes tapies dans le cerveau des hommes. La nuit du camp était un tourbillon noir, un maelström auquel il convenait de résister le plus possible si l’on ne voulait pas sombrer dans le cloaque de toutes les transgressions. Daniel flairait le danger… mais lui trouvait également une odeur alléchante. Jusqu’à présent il avait mené une vie morne, toute consacrée à l’étude et à peine égayée d’aventures sans lendemain. Il n’avait connu que les livres, les bibliothèques, les manuscrits. Souvent, le soir, il s’écroulait dans son lit, vaincu par la fatigue et la migraine. Le camp, Pointard, et les autres lui faisaient soudain entrevoir un monde trouble, un univers vénéneux fleurissant à l’insu de tous, pendant le sommeil des « honnêtes gens ».

Il lui semblait que la vraie vie se tenait là, tapie dans un quadrilatère de grillage, dans ce jardin nocturne gardé par des sentinelles aux curieuses manies. Un monde parallèle surgissait avec l’obscurité. Pointard, Jonas Orn, Morteaux, sortaient des limbes, se réincarnaient l’espace d’une veille. P’tit Maurice arrachait son masque humain, dévoilait son visage de chien et soufflait à la face des intrus une haleine de loup. Les personnalités se métamorphosaient. Et lui-même, Daniel Sarella, devenait un autre Daniel Sarella. La nuit faisait son œuvre…

Il se leva vers cinq heures, se lava et passa des vêtements « civils ». Il n’avait aucun projet précis. Il descendit avec l’intention de flâner dans les ruelles du quartier étudiant. Entre deux échoppes de livres en solde il acheta un quignon de pain empalé sur une saucisse graisseuse, qu’il dévora avec délice. À la sortie d’un cinéma qui projetait un film chinois sous-titré en anglais, il se heurta à Marie-Anne. Ils échangèrent quelques mots, la jeune fille paraissait désœuvrée.

« Tout le monde est parti en vacances, se plaignit-elle, la ville est déserte. Moi je reste pour bosser sur ma thèse, j’ai pris du retard. »

Ses cheveux avaient poussé. Daniel les trouva plus blonds que par le passé, mais peut-être les décolorait-elle ?

« On fait un tour ? proposa-t-elle, j’ai pas envie de rentrer. Mes parents sont partis, l’appartement est vide, j’ai l’impression d’habiter un salon d’exposition funéraire ! »

Daniel rit. Il connaissait la maison de Marie-Anne : les pièces tout en longueur que submergeaient d’énormes bahuts noirs, sinistres et des chaises Renaissance, massives, aux pieds torturés se terminant par des têtes de lions ou de gargouilles. Ils déambulèrent le long des présentoirs, Daniel s’arrêtait, feuilletait de vieux romans policiers moisis. Marie-Anne faisait la moue, dégoûtée. « Tu t’intéresses encore à ces conneries, gémit-elle, tu as toujours eu des goûts de chiotte ! »

Elle prenait plaisir à égrener les obscénités d’une voix précieuse et posée de jeune fille du meilleur monde. Daniel remarqua qu’elle contraignait sa bouche à adopter une moue boudeuse et tombante. Une sorte de lippe blasée qui semblait dire : « J’ai usé tous les plaisirs, le monde n’est plus pour moi qu’un vieux chewing-gum sans parfum… »

« Toi non plus tu ne pars pas ? » remarqua-t-elle au bout d’un moment. Daniel évoqua ses problèmes financiers sans toutefois parler de son emploi de veilleur de nuit.

« Pourquoi n’écris-tu pas un roman historique ? gloussa-t-elle, tous les romans historiques sont des best-sellers. Tu deviendrais riche. Il suffit d’inventer une héroïne, un peu de documentation, et hop ! Tiens, j’ai déjà les titres :

Angéla chez le sultan, Plaisirs et tortures au harem, Saint-Lazare ou les malheurs d’une prostituée, Le Bourreau de la Brinvilliers ou Comment j’ai tranché le cou d’une empoisonneuse… Tu en veux d’autres ? » Il se récria en riant. Alors que la nuit tombait, Marie-Anne lui prit la main en lui chuchotant à l’oreille : « Arrête d’être aussi crispé, bon sang ! Détends-toi. On est de vieux copains, non ? On s’est même livrés à un certain nombre de pratiques génitales, si je me souviens bien ? »

Daniel réprima un hoquet. Le romantisme de sa compagne l’avait toujours laissé profondément perplexe.

« Tu as encore ta piaule ? interrogea tout à trac la jeune fille, alors on va baiser chez moi, là au moins y’a une douche, je ne tiens pas à me savonner le minou sur le palier ! »

Les mots « douche » et « savon » nouèrent désagréablement l’estomac de Daniel, et, l’espace d’un battement de paupières, il vit se profiler la silhouette d’un homme nu titubant sous la pluie.

« Connerie, grogna-t-il mentalement, c’était Pointard… ou Morteaux… Ou rien du tout, juste une ombre. »

Mais le malaise demeura accroché à son plexus, comme un doigt de fer appuyant douloureusement à la base de son sternum.

Chez Marie-Anne, en pénétrant dans l’immense salle de bains carrelée, il eut toutefois un mouvement de recul. L’odeur flottait, fade, une odeur de vieux tuyaux béants et limoneux. Le ciment entre les carreaux était jaune, taché de moisissure. La jeune fille se dévêtit rapidement et joua avec les robinets pour régler la température de l’eau. Depuis l’année précédente son corps avait pris de l’ampleur, de la chair. « Tu viens ? » s’impatienta-t-elle. Daniel se dépouilla de ses vêtements. Il ne voyait que le carrelage, cette étendue de faïence couvrant les murs, à la fois luisante et poisseuse. Marie-Anne remarqua son regard. « C’est moche, hein ? dit-elle, on dirait une morgue… ou un laboratoire de dissection. C’est une vieille installation. »

Les robinets étaient piquetés de rouille, le savon mou…

 

Lorsqu’elle commença à se frictionner et que la mousse blanche se répandit sur ses épaules, ses seins, Daniel crut qu’il manquait d’air. Le bruit de l’eau sur la faïence se confondait dans son esprit avec celui de la pluie. Il se fit la réflexion que tout complotait pour lui rappeler le camp, qu’il était victime d’une sorte… d’envoûtement. Et, pour la première fois depuis qu’il avait endossé l’uniforme, une évidence terrible flamboya dans son esprit. « Il va se passer quelque chose ! » C’était brûlant comme une prémonition. C’était… inévitable.

Il ne savait pas d’où venait cette certitude, mais elle lui apparaissait subitement dans toute sa crudité. Quelque chose se tramait dans l’ombre, quelque chose dont il ne parvenait pas à deviner la physionomie. En pénétrant à l’intérieur du camp il avait dérangé un ordre subtil, il avait perturbé les échanges physiologiques d’une bête assoupie. Une bête énorme, dont la nuit masquait les formes.

Malgré ses préoccupations il fit l’amour avec efficacité. Curieusement dédoublé, il se regardait agir, bouger. Au terme de leurs ébats, Marie-Anne se dégagea d’un coup de reins brutal. Elle s’était donné beaucoup de mal pour cacher son plaisir et jouir en conservant un visage imperturbable. La moue blasée, elle déclara : « Finalement, la baise c’est toujours pareil. »

Elle courut à la cuisine en négligeant ostensiblement de se laver, et s’absorba dans la confection d’énormes sandwiches.

« T’es toujours aussi parano ? » s’enquit-elle en coupant une tomate en tranches. Et, comme Daniel ne répondait pas, elle ajouta : « T’as commencé une analyse ? »

 

Quand elle revint, elle portait un plateau sur lequel elle avait posé les casse-croûte ainsi que deux bouteilles de bière. Ils mangèrent en silence.

« T’as fait beaucoup l’amour depuis la dernière fois qu’on s’est vus ? interrogea-t-elle la bouche pleine, moi oui. Pour m’en détacher, pour banaliser. Je me dis qu’une fois qu’on a commis certains excès on n’a plus besoin de rien. On est débarrassé pour toute la vie… Je voudrais être débarrassée du sexe. Être rassasiée pour toutes les années à venir. Ne plus avoir à compter avec ça. »

Daniel hocha la tête sans répondre. Il pensait au camp. Le désenchantement de Marie-Anne, la volonté de désacralisation qu’elle mettait dans chacun de ses actes, le poussaient à rejoindre le territoire magique que défendaient les clôtures du bunker. Il aurait voulu grimper dans l’autobus, s’embarquer pour la nuit comme on part pour une expédition lointaine et mystérieuse. Il voulait connaître à nouveau l’excitation sourde de la ronde, la métamorphose des apparences. Marie-Anne appartenait au monde diurne, à la raison, à l’ennui. Malgré (ou en raison de) sa formation psychologique, elle n’avait nullement conscience de la charge magique du réel, des bombes qui dorment à l’ombre du quotidien.

« Tu peux rester dormir ici, si tu veux », dit la jeune fille d’un air indifférent, mais Daniel se rhabillait déjà. Il marcha toute la nuit, au hasard, usant son impatience au long des rues désertes. L’absence d’horloge creusait un vide sur sa hanche. Parfois il levait la tête, regardant les immeubles avec envie, regrettant de n’avoir pas au fond de sa poche une clef qui lui eût permis d’ouvrir toutes les portes, de visiter tous les appartements, de traverser les chambres à coucher comme une ombre… Il ne rentra qu’à l’aube, pour s’abattre sur son lit, mort de fatigue.