|
Pas de cours aujourd'hui.
L'électricité est revenue vers 4 heures du matin. Avec ce ciel toujours sombre et nuageux, on se sent soulagé de pouvoir rallumer les lumières.
Horton se conduit comme un dingue depuis deux jours. Il se réveille de ses siestes en sursaut et galope toute la nuit d'une chambre à l'autre. Il a foncé sur mon lit vers minuit et m'a appelée d'un miaulement rauque ce qui, bien sûr, m'a réveillée. Puis il s'est mis à me renifler le visage pour s'assurer que c'était bien moi. Nous nous sommes endormis ensemble, mais il m'a encore réveillée vers 2 heures en traversant la maison à toute vitesse et en miaulant comme un fou. On n'avait vraiment pas besoin de ça !
Au matin, nous avions un mail de Matt. Il va bien, tout roule là-bas, et malgré les coupures de courant les examens se poursuivent. Ce n'est pas évident de passer les épreuves avec l'électricité qui marche un coup sur deux, mais les profs ont dit qu'ils en tiendraient compte dans la notation. Il prévoit toujours de rentrer mercredi.
Maman nous a autorisés une demi-heure d'Internet chacun. J'ai passé l'essentiel sur le site de Brandon. Il y avait un forum de discussion où on était censés décrire la situation là où on vivait. Beaucoup de fans manquaient à l'appel, parmi lesquels des personnes que je connais et qui habitent autour de New York et sur la côte Ouest. J'avais aussi quatorze messages qui m'attendaient. Douze me demandaient comment j'allais et si j'avais des nouvelles de notre patineur préféré. Les deux autres ne se préoccupaient que de Brandon.
Avec toutes ces histoires, j'avais oublié qu'il s'entraînait à Los Angeles. J'imagine qu'il n'a donné de signe vie à personne, et qu'aucune info ne circule à son sujet.
J'ai raconté comment ça se passait dans le nord-est de la Pennsylvanie, sans oublier d'ajouter que je ne savais rien au sujet de Brandon. On ne peut pas dire que je passe ma vie chez ses parents ou chez Mrs Daley, mais j'avais dû donner l'impression que j'étais plus proche d eux que je ne le suis en réalité. Ou bien c'est simplement qu'ils ne savent plus quoi faire pour avoir de ses nouvelles et s'assurer qu'il est en vie.
Je n'ai plus qu'à croire que c'est le cas.
Maman, Jonny et moi avons passé la plus grande partie de la journée à ranger les provisions. Je ne vois pas de quoi Horton se plaint. Grâce à Jonny, il a de quoi manger pour plusieurs années. Maman se moquait presque d'elle-même en voyant toute la nourriture qu'elle nous a fait acheter. Avec l’électricité, la vie semble presque revenue à la normale. Et les nuages étaient tellement denses qu'on ne pouvait pas vraiment voir la Lune planer au-dessus de nous.
Ho-ho. Les lampes clignotent. J'espère que nous n'allons pas avoir une nouvelle...
Ce soir, le président est passé à la télé. Il ne nous a pas appris grand-chose de neuf. Les tsunamis, les inondations. Un nombre incalculable de morts, la Lune sortie de son orbite, etc. Une journée de deuil national est prévue pour lundi, et il faudra beaucoup prier.
Mais surtout, et, visiblement, ça lui coûtait de le dire, il nous a annoncé que le pire est encore à venir. Jonny a demandé à maman ce qu'il entendait par là, et maman a répondu qu'elle n'en savait rien, mais qu'à son avis, le président ne voulait pas en dire plus parce que c'était un sale type.
C'était la première fois depuis plusieurs jours que maman retrouvait son ton habituel, et nous avons tous éclaté de rire.
Selon le président, presque toutes les raffineries de pétrole offshore ont été emportées, et il est à craindre que la plupart des pétroliers aient sombré en mer. J'imagine que c'était un avant-goût du « pire encore à venir ».
Plus tard, maman nous a donné quelques éclaircissements : non seulement les compagnies pétrolières allaient en profiter pour nous arnaquer, mais il risquait de ne pas y avoir assez de gaz et de fioul pour nous chauffer cet hiver. Je suis sûre qu'elle se trompe. On est seulement en mai, et d'ici là ils auront bien eu le temps de reconstituer les réserves. Ils ne peuvent quand même pas laisser les gens mourir de froid.
À la fin de son discours, le président a annoncé qu'il allait laisser la parole aux gouverneurs de chaque État, et que nous devions les écouter attentivement.
Quand notre gouverneur est apparu, il n'avait pas l'air non plus à la fête. Il a indiqué que lundi et mardi, tous les établissements scolaires de l'État seraient fermés, mais que les cours reprendraient mercredi, sauf dans certains districts. Il allait étudier les possibilités pour rationner l'essence, mais en attendant il faisait appel à notre sens civique, nous demandant de n'en acheter que si le réservoir était aux trois quarts vide. Il a ajouté que les pompistes qui augmenteraient les prix seraient sévèrement punis. Ça a fait rigoler maman.
Il ignorait quand l'électricité se remettrait à fonctionner normalement. Mais nous n'étions pas les seuls : dans chaque État on déplorait des coupures de courant.
Jonny était furieux parce que le gouverneur n'avait rien dit au sujet des Phillies et des Pirates[3]. Les Phillies se trouvaient à San Francisco mercredi et personne n'avait précisé s'ils s'en étaient sortis ou pas.
Maman a répondu que le gouverneur avait d'autres chats à fouetter, puis elle s'est tue un moment avant de reprendre :
— C'est vrai, il aurait dû nous donner des nouvelles des Phillies et des Pirates. Je suis sûre que le gouverneur de New York tient tout le monde au courant sur ce qui se passe pour les Yankees et les Mets.
J'étais sur le point de lui faire remarquer qu'il n'y avait pas non plus de bulletin sur l'état de santé des patineurs, puis je me suis dit que ce n'était pas le moment.
Je me sentirai mieux quand Matt sera rentré.
22 mai
Cet après-midi, Jonny a demandé si nous pouvions faire un tour au McDo ou ailleurs. Les coupures de courant ont été tellement fréquentes ces jours-ci que maman a vidé le congélateur, et nous avons dû manger tout ce qu'il contenait.
« Pourquoi pas ? » a dit maman, et nous avons grimpé dans la camionnette comme si nous partions en safari.
Le prix de l'essence nous a tout de suite frappés : 2 dollars le litre, et à toutes les pompes stationnaient de longues files de voitures.
— Combien nous reste-t-il dans le réservoir ? ai-je demandé.
— Nous sommes tranquilles pour un moment, a certifié maman. Mais la semaine prochaine nous utiliserons la voiture de Matt. Elle ne consomme presque rien.
— Tu ne crois pas que les prix vont redescendre ? Ça ne peut pas augmenter indéfiniment.
— Avant que ça redescende, ça va encore monter. Il va falloir faire plus attention à nos trajets. Plus question de prendre la voiture pour un oui ou pour un non.
— Je peux quand même aller à l'entraînement de baseball ? s'est inquiété Jonny.
— Nous allons voir s'il y a moyen de faire du covoiturage, a dit maman. Après tout, nous sommes tous dans la même galère.
Il y avait très peu de circulation sur la route qui menait au McDo, et quand nous sommes arrivés, il était fermé. Nous avons cherché un autre fast-food mais aucun n'était ouvert.
— Peut-être parce que c'est dimanche ? ai-je avancé.
— Ou parce que demain c'est jour de deuil national, a ajouté Jonny.
— Ils doivent attendre que l'électricité revienne complètement, a tranché maman.
Ça faisait super bizarre, quand même, de les voir tous fermés, aussi bizarre que de se rendre compte que la Lune est plus grosse et plus brillante que d'habitude.
Dans ma tête, j'avais la sensation que même si c'était la fin du monde, McDonald's vendrait toujours ses hamburgers.
Maman a continué un peu plus loin, et nous sommes tombés sur un marchand de pizzas. Le parking était bourré à craquer, et il y avait une douzaine de personnes qui attendaient leur tour pour commander.
Jonny et moi sommes descendus de la voiture pour nous mettre dans la queue. Tout le monde était vraiment sympa, et ça discutait beaucoup sur les commerces ouverts ou fermés. Le centre commercial était fermé, mais l'un des supermarchés était encore ouvert, même s'il n'avait plus grand-chose à vendre.
Jonny a demandé si quelqu'un avait des nouvelles des Phillies, et l'un des types lui en a donné. Les Phillies avaient joué mercredi avant que l'astéroïde percute la Lune. Ils avaient pris un charter pour le Colorado, et apparemment ils allaient bien.
De mon côté, j'ai tenté ma chance en demandant si quelqu'un connaissait la famille de Brandon ou Mrs Daley. Rien.
Toutes sortes de rumeurs circulaient : par exemple, qu'on serait privés d'électricité durant tout l'été, ou que la Lune allait s'écraser sur la Terre pour Noël. Un homme a dit qu'il connaissait une personne dans l'administration scolaire et que d'après elle on allait suspendre les cours bien avant la fin de l'année ; tous les jeunes dans la file ont poussé des cris de joie, y compris Jonny. J'ai trouvé la seconde rumeur nettement plus réjouissante que la première, mais je doute qu'aucune des deux ne se vérifie.
Qu'est-ce que j'en sais, au fait ?
Le temps que maman nous rejoigne, nous étions presque à l'intérieur de la boutique. Elle avait l'air surexcitée mais ne nous a pas dit pourquoi.
Il nous a fallu une autre demi-heure pour passer commande, et déjà il n'y avait plus grand-chose au menu. Nous avons quand même réussi à avoir une pizza toute simple. Je ne crois pas avoir jamais été aussi contente d'être servie.
Nous sommes retournés à la voiture et là, maman nous a expliqué qu'elle avait découvert une boulangerie encore ouverte, où elle avait acheté des biscuits, un cake et deux boules de pain. Bien que déjà un peu rassis, le tout était encore comestible.
Au passage nous avons embarqué Mrs Nesbitt pour partager avec elle notre repas de fête. L'électricité étant revenue, on a pu réchauffer la pizza qui était super bonne. En dessert, on a eu du gâteau au chocolat, et Jonny s'est envoyé une de ces bouteilles de lait impérissable que j'avais achetées. Nous, nous avons bu du soda. Horton nous tournait autour en espérant récolter un petit quelque chose.
— C'est peut-être le dernier repas de ce genre avant un bon moment, a déclaré maman. Mieux vaut ne pas s'attendre à trouver de la pizza, des hamburgers ou du poulet avant que la situation revienne à la normale.
— On était rationnés pendant la Seconde Guerre mondiale, a renchéri Mrs Nesbitt. C'est sans doute ce qui se prépare à nouveau. Nous mettrons en commun nos bons de nourriture et tout ira très bien.
— Si seulement on pouvait faire confiance au président, a soupiré maman. Je n'arrive pas à l'imaginer faire face à une telle situation.
— Les gens se révèlent au cours des épreuves, a dit Mrs Nesbitt. On est bien obligés, de toute façon.
Et soudain il y a eu une coupure de courant. Sauf qu'à ce moment-là ça nous a fait rire. Maman a sorti le Monopoly et nous avons joué jusqu'à ce qu'il fasse nuit. Puis elle a ramené Mrs Nesbitt chez elle. Maintenant je suis dans ma chambre et j'écris à la lumière d'une bougie et d'une lampe de poche.
Je me demande si l'électricité va revenir pour de bon. Sans air conditionné, l'été ici va être atroce.
23 mai
La journée nationale de deuil, ça voulait dire des messes de commémoration à la radio. Beaucoup de religieux, beaucoup de politiciens, beaucoup de chants mélancoliques. Le nombre de victimes n'a toujours pas été annoncé, mais c'est peut-être parce que les gens ne cessent de mourir. Avec toutes ces côtes englouties, les océans ont continué de déferler sur les terres, de détruire les villes, et les gens se sont noyés parce qu'ils n'ont pas voulu évacuer ou ne l'ont pas pu à cause des bouchons sur les autoroutes.
D'après maman, nous sommes toujours au milieu des terres et nous n'avons rien à craindre.
L'électricité a marché une heure cet après-midi. On a reçu un mail de Matt qui parlait encore de rentrer mercredi.
C'est complètement idiot, mais je persiste à croire qu'une fois Matt à la maison, tout rentrera dans l'ordre. Comme s'il allait remettre la Lune sur son orbite.
J'espère qu'il y aura cours demain. Je n'arrête pas de penser aux repas de la cafète. Avant je passais mon temps à m'en plaindre, et aujourd'hui je ferais n'importe quoi pour en prendre un.
24 mai
Quand l'électricité est revenue, vers 9 heures ce matin, maman nous a embarqués, Jonny et moi, pour voir s'il y avait encore des magasins ouverts. On a d'abord trouvé un supermarché, qui n'avait plus que des fournitures scolaires, des jouets pour chiens et des serpillières.
C'était tellement étrange de parcourir ce grand magasin et de voir tous ces rayonnages vides. À part nous, il y avait deux employés et un agent de sécurité. Je me demande bien ce qu'il pouvait surveiller.
Comme maman n'avait pas l'air de penser que nous en étions au point de manger des crayons, nous sommes partis sans rien acheter.
Presque tous les magasins d'électroménager avaient des planches clouées par-dessus leurs vitrines, et leurs parkings étaient jonchés de débris de verre. J'en conclus qu'il y a eu pillage. Je trouve ça très curieux, vu qu'il n'y a pas d'électricité pour faire marcher une télé à écran plat ou n'importe quel autre appareil, d'ailleurs.
C'était marrant de voir quels magasins étaient encore ouverts. Même avec ses vitrines condamnées, la boutique de chaussures de luxe attendait les clients. Fin du monde ou pas, maman n'était pas prête à sortir un billet de 100 dollars pour une paire de tennis.
Le magasin d'articles de sports était fermé et barricadé, et quelqu'un avait écrit en lettres géantes : il n'y a plus de fusils ni de carabines.
Maman avait encore du liquide et j'aurais parié qu’elle avait envie d'acheter quelque chose. À la maison, elle a commencé à examiner toutes les conserves de soupes, de légumes et les bouteilles d'eau oxygénée avec un air de fierté non dissimulé.
On a fini par trouver un magasin de vêtements encore ouvert, avec une personne à la caisse, et c'est tout. Le genre de boutiques où nous n'entrons jamais : petite, mal éclairée, avec rien que des trucs miteux.
Maman a acheté deux douzaines de paires de chaussettes et des sous-vêtements. Elle a demandé s'ils avaient aussi des gants, et quand la vendeuse en a déniché au fond d'un tiroir, maman en a acheté cinq paires.
Puis elle a fait cette tête flippante de celle qui vient juste d'avoir une idée géniale — une expression quelle a trop souvent ces derniers temps, et elle a demandé s'ils avaient des sous-vêtements en Thermolactyl.
J'ai failli mourir de honte et Jonny n'avait pas l'air ravi non plus, mais quand la vendeuse a exhumé des caleçons longs, maman les a achetés aussi.
La vendeuse s'est prise au jeu, et elle a commencé à sortir des écharpes, des mitaines et des bonnets. Saisie d'une espèce de frénésie, maman a tout acheté, sans même se soucier de savoir si ça nous irait ou pas.
— Vous pourriez ouvrir votre propre magasin, maintenant, a plaisanté la vendeuse, ce qui était sans doute sa manière à elle de dire : « Dieu merci, j'ai enfin trouvé une fille encore plus dingue que moi, qui va peut-être m'acheter toute la boutique et je pourrai enfin rentrer chez moi. »
Nous sommes revenus à la camionnette avec plein de sacs.
— Qu'est-ce qu'on va faire des petites mitaines ? ai-je demandé à maman. Les donner à Lisa pour le bébé ?
— Tu as raison ! s'est exclamée maman. J'aurais dû y penser.
Et elle est retournée aussi sec à la boutique. Quand elle en est ressortie, elle avait les bras chargés de tonnes de fringues pour bébé : des babygros, des salopettes et des tee-shirts, des chaussettes et même un manteau.
— Votre futur frère ou sœur ne risque pas d'avoir froid cet hiver, a-t-elle commenté.
C'était adorable, mais je me suis demandé si elle n'était pas devenue folle. Je sais que ni Lisa ni elle n'auraient voulu que leur bébé porte les vêtements de cette boutique.
A vrai dire, ça va être drôle d'assister à la grande remise des cadeaux à Lisa et à papa. J'imagine que maman compte le faire quand elle ira chercher Jonny à son stage de base-ball et qu'elle nous emmènera chez papa en août. Bien sûr, d'ici là, les parents de Lisa seront passés la voir avant et auront offert au bébé assez d'habits pour le restant de ses jours. Alors maman va débarquer avec sa layette bon marché et Lisa fera semblant de s'extasier dessus.
Peut-être que si le magasin ne ferme pas, maman pourra rendre tout le lot. Je n'ai pas l'intention de porter des caleçons longs l'hiver prochain.
25 mai
Maman et Matt devraient être de retour à la maison. L'électricité est revenue, et Jonny en profite pour regarder un DVD, mais il a l'air tendu, lui aussi.
Si la journée a été longue et bizarre, la nuit n'a pas l'air de s'annoncer très bien non plus. C'est la première fois depuis une semaine que le ciel est parfaitement clair et qu'on peut voir la Lune. Elle est tellement grosse et brillante qu'on pourrait se passer d'électricité, mais on a quand même tout allumé, sans oublier une seule lampe dans la maison. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi nous ressentons le besoin de faire ça, Jonny et moi, mais c'est ainsi.
Les cours ont repris aujourd'hui sans pour autant donner l'impression d'un retour à la normale, contrairement à ce que j'espérais. Le bus n'était qu'à moitié plein. Megan y était, assise avec ses copains, et on s'est juste dit bonjour. En revanche, pas de Sammi.
C'est drôle, je n'ai pas eu envie de les appeler ces derniers jours. Les lignes de téléphone locales marchaient la plupart du temps, mais nous n'avons ni reçu ni passé beaucoup d'appels. Comme si nous étions tellement préoccupés par notre propre sort qu'il ne nous a pas semblé possible de nous intéresser à la vie des autres.
Le lycée était exactement pareil, en même temps on sentait que les choses avaient changé. Beaucoup d'élèves étaient absents, de nombreux profs manquaient et n'avaient pas été remplacés. Du coup, les classes étaient doublées et on avait des heures de permanence.
C'était drôle d'entendre ce qui se disait et d'imaginer ce qui ne devait pas l'être. Maman nous avait recommandé, à Jonny et à moi, de ne raconter à personne comment nous avions dévalisé le supermarché la semaine dernière. Selon elle, il valait mieux que les gens ne sachent pas que nous avions tant de provisions, comme si quelqu'un allait entrer par effraction dans la cuisine et voler nos soupes en conserve. Ou nos caleçons longs. Ou la douzaine de sacs de litière pour chat.
J'ignore si les autres élèves ont passé sous silence les achats qu'avaient faits leurs parents, mais il se trouve que la plupart n'avaient pas grand-chose à dire.
Au lieu de notre cinquième heure de cours, nous avons été convoqués à l'auditorium. D'habitude, il faut prévoir deux séances parce qu'on est trop nombreux pour tous y entrer, mais il y avait tellement d'élèves absents que tout le monde a trouvé à se caser.
Mrs Sanchez, debout sur l'estrade, a fait un discours. Elle a commencé par dire combien nous devrions nous estimer heureux d'être tous sains et saufs, et elle a remercié les professeurs pour leur soutien, ce qui était plutôt drôle, vu qu'il en manquait plein.
Puis elle a dit que ce qui était arrivé n'était pas qu'une petite catastrophe locale, même si c'était ainsi que nous le vivions, parce que, pour nous, seule l'électricité était touchée et McDonald's fermé. Elle a souri en disant ça car c'était censé être une plaisanterie, mais personne n'a ri.
— Les gens du monde entier vont traverser cette crise ensemble, a-t-elle déclaré. J'ai une confiance totale dans notre capacité à nous en sortir, nous, habitants de Pennsylvanie et des États-Unis.
Ça fait rire quelques élèves, bien que, cette fois, il n'y ait pas d'intention humoristique dans ses paroles.
Puis elle nous a prévenus que nous devions nous préparer à certains sacrifices. Comme si on vivait en plein nirvana depuis une semaine. Comme si les supermarchés allaient miraculeusement rouvrir et que l'essence n'allait pas atteindre 3 dollars le litre.
Il n'y aurait plus d'activités extrascolaires. Le théâtre, le bal de la promo et le voyage des terminales étaient annulés. La piscine n'était plus praticable. La cafétéria ne servirait plus de repas chauds. À partir de mardi, il n'y aurait plus de service de ramassage scolaire pour le lycée.
C'est marrant. Quand elle a parlé du bal de promo annulé, beaucoup d'élèves se sont mis à hurler, et je me suis dit : « Quels gamins ! » Mais dès qu'elle a évoqué la fermeture de la piscine, j'ai crié : « Oh non ! », et au moment où elle embrayait sur les bus, presque tout le monde huait et sifflait.
Elle n'a pas essayé de nous faire taire. J'imagine qu'elle devait savoir que c'était peine perdue. Quand la sonnerie a retenti, elle a quitté l'estrade et les profs nous ont dit d'aller en cours, ce que nous avons fait pour la plupart.
De retour en classe, certains élèves ont commencé à briser des vitres. J'ai vu des flics qui venaient les embarquer. Je ne crois pas qu'il y ait eu des blessés.
Sammi m'a vraiment manqué au déjeuner. Megan m'avait pourtant rejointe, les yeux brillants, un peu comme maman depuis quelques jours quand elle voit quelque chose de nouveau à stocker.
— C'est la première fois depuis une semaine que je quitte le révérend Marshall, m'a-t-elle confié. Nous étions tout le temps à l'église, en dormant juste une heure ou deux par nuit pour pouvoir continuer à prier. N'est-ce pas merveilleux, ce que Dieu est en train de faire ?
Une petite voix me disait de la faire taire, mais d'un autre côté je brûlais de savoir ce que Dieu faisait de si merveilleux. En fait, ce que je voulais avant tout, c'était un repas chaud.
— Que pense ta mère de tout ça ? ai-je finalement demandé.
La mère de Megan aimait bien le révérend Marshall, mais elle n'a jamais été aussi dingue de lui que Megan.
— Elle ne comprend pas, a répondu Megan. C'est une brave femme, vraiment, mais elle manque de foi. Je prie pour son âme, tout comme je prie pour la tienne.
— Megan, ai-je dit comme si j'essayais de rattraper l'amie que j'aime depuis des années pour la ramener à la réalité. Il n'y a plus de repas chaud. L'électricité est en panne une fois sur deux. J'habite à 8 kilomètres du lycée, l'essence coûte 3 dollars le litre et nous ne pouvons plus nous servir de la piscine.
— Ce ne sont que des préoccupations terrestres, a répondu Megan. Miranda, confesse tes péchés et laisse-toi aller dans les bras de Notre-Seigneur. Au Ciel tu n'auras pas à te soucier de repas chauds ou du prix de l'essence.
Elle avait sans doute raison. Le problème, c'est que je ne vois ni maman, ni papa, ni Lisa ou Matt (surtout Matt, je crois qu'il est bouddhiste en ce moment) ou Jonny confesser leurs péchés et se laisser aller dans les bras de qui que ce soit, même en échange d'un ticket pour le paradis. Et je n'ai pas très envie de me retrouver au Ciel si eux n'y sont pas (j'arriverais sans doute à me passer de Lisa, je l'avoue).
J'ai songé un moment à expliquer tout ça à Megan, mais ç'aurait été un peu comme tenter d'expliquer à maman qu'en dépit de toutes les avaries lunaires je ne porterais pas de caleçons longs. J'ai donc laissé tomber Megan pour aller me joindre aux lamentations de l'équipe de natation.
D'après Dan, qui le sait par sa mère qui connaît tous les entraîneurs de la région, tous les établissements scolaires de Pennsylvanie ont fermé leurs bassins, et pareil pour nos voisins dans l'État de New York. Sans électricité, les filtres ne peuvent pas fonctionner, et sans filtre, l'eau est insalubre. Donc il n'y a plus de cours ni de compétition pour le moment.
La ville a bien un bassin, mais il est dehors et n'est pas chauffé, et même s'il est ouvert au public, il ne le restera que jusqu'à fin juin.
Alors j'ai mentionné l'étang de Miller. De fait, certains ignoraient son existence. Je suppose qu'ils vivent dans les nouveaux lotissements et qu'ils ne connaissent pas très bien mon quartier à la périphérie de la ville. Il fait encore trop froid pour nager dans l'étang, mais une fois que la température aura grimpé, il offrira une excellente piscine naturelle. Et il est assez grand.
Nous nous sommes donc mis d'accord pour commencer à nager dans l'étang de Miller, pas ce week-end mais le suivant. Au moins, ça va me donner un but. Et je crois que Dan était impressionné que j'apporte la solution.
Si seulement je pouvais aussi résoudre le problème des repas chauds ! C'est hallucinant comme les macaronis au gruyère râpé de la cafète me manquent.
J'entends Matt et maman ! Matt est rentré !
28 mai
Tout semble aller beaucoup mieux depuis que Matt est île retour. Il entraîne Jonny à renvoyer avec la batte (moi j'attrape) et ce dernier est tout content. Il a fait le tour des réserves de la maison avec maman — les provisions qu'on a achetées l'autre jour, mais aussi des affaires que les grands-parents de maman avaient cachées dans le grenier et la cave : du fil et un crochet (maman dit qu'elle n'a plus fait de crochet depuis des années, mais elle pense que ça lui reviendra vite en pratiquant), des bocaux et tout le matériel pour mettre en conserve, un fouet pour battre les blancs d’œufs — le genre de trucs qu'on trouvait dans les cuisines autrefois.
Lui et maman ont passé toute la journée d'hier à mettre de l'ordre dans les réserves pour que nous sachions exactement de combien de boîtes de thon ou de pêches au sirop nous disposons. Je crois qu'on a de quoi tenir un siège, mais maman ne s'estimera pas tranquille tant que les supermarchés n'auront pas rouvert. Et elle pense qu'en disant ça elle me redonne courage.
Matt et moi n'avons pas encore trouvé un moment pour parler sérieusement. Il n'en sait pas vraiment plus que moi sur ce qui est arrivé et sur ce qui va suivre, mais je suis persuadée que si je l'entendais de sa bouche, j'y croirais beaucoup plus.
Mardi, les cours se sont mieux passés. Il y avait beaucoup plus d'élèves présents (dont Sammi), et plus de profs aussi. Le lycée est à 8 kilomètres d'ici, et d'après maman le trajet est faisable à pied s'il fait beau. Jonny n'a plus de bus pour se rendre à son collège, qui est un peu plus loin. Du coup, maman essaie de trouver un covoiturage. Matt a sorti tous nos vélos et il va passer le week-end à les remettre en état. Avant je faisais beaucoup de vélo, et après tout ce n'est pas la pire manière de se promener (j'irai au lycée sûrement plus vite sur deux roues qu'à pied).
Peter a fait une apparition ce soir, ce qui était une bonne surprise, surtout pour maman. Il nous a apporté un sac de pommes qu'un de ses patients lui avait offert. Comme lui et maman ne pouvaient pas sortir au restaurant, ils se sont mis à préparer un croquant aux pommes pour nous tous. C'était au moins la dixième fois cette semaine que nous avions des pâtes à la sauce tomate, du coup le dessert était un vrai régal. Matt était allé chercher Mrs Nesbitt. Six pour le dîner, un plat de résistance et un dessert, c'était la fête !
Bien évidemment, le temps que nous soyons prêts à nous mettre à table, le courant était de nouveau coupé. Il n'y en avait guère eu durant la journée, mais maintenant on y est habitués. Hier au lycée, l'électricité a tenu une heure, et on aurait dit que personne ne savait quoi en faire. A la maison, quand l'électricité revient, nous nous précipitons pour allumer la télé. On pourrait faire marcher la radio toute la journée, mais comme maman veut économiser les piles, on ne l'écoute que le matin et le soir tard.
C'est un mode de vie tellement bizarre. Je n'arrive pas à croire que ça va durer encore longtemps. D'un autre côté, je commence vraiment à oublier ce que ça fait de vivre normalement : les réveils toujours à l'heure, les lampes qui s'allument dès qu'on effleure un bouton, Internet, les réverbères, les supermarchés, les McDo, etc.
Matt est formel : quoi que l'avenir nous réserve, nous vivons une époque vraiment particulière. D'après lui, l'histoire fait de nous ce que nous sommes, mais nous pouvons aussi faire l'histoire, et n'importe qui peut devenir un héros s'il choisit de l'être.
Matt a toujours été mon héros, et je crois qu'il est beaucoup plus dur d'en être un que ce qu'il veut bien dire, mais en gros je vois ce qu'il entend par là.
Quand même, les glaces me manquent, et aussi faire des longueurs à la piscine ou se sentir bien la nuit en regardant le ciel.
29 mai
Lorsque le courant est revenu ce matin, vers 9 heures, maman a fait ce qu'elle a pris l'habitude de faire dans ces cas-là : elle lance une machine à laver. Le linge tournait depuis à peine un quart d'heure quand l'électricité s'est arrêtée, et ce pour le restant de la journée.
Il y a environ dix minutes, on a été réveillés en sursaut par un drôle de grondement. On s'est précipités vers le bruit : c'était la machine à laver qui s'était remise en marche.
Qui aurait cru qu'un cycle de rinçage puisse être aussi flippant ?
Maman a dit qu'elle allait veiller jusqu'à ce que le programme soit fini, pour ensuite mettre les vêtements dans le sèche-linge. D'après elle, l'électricité ne va pas tenir assez longtemps pour que les vêtements sèchent complètement, niais ça vaut quand même le coup d'attendre.
J'aimerais vraiment avoir de l'électricité à 2 heures de l'après-midi plutôt qu'à 2 heures du matin. Cours toujours. En attendant, je ferais mieux de voir en maman une héroïne de la lessive nocturne.
30 mai
Je ne sais pas depuis combien de temps le courant s'est arrêté. Il s'était mis en route au milieu de la nuit, mais au réveil, ce matin, c'était déjà fini.
Nous passons de plus en plus de temps dehors, ne serait-ce que pour profiter du temps et de la lumière naturelle du soleil. Maintenant qu'on est habitués à voir la Lune en plein jour, elle n'est plus aussi dérangeante qu'au début. Mais nous avons en permanence une lampe allumée à la fenêtre du salon, comme ça, dès que l'électricité revient, nous rentrons aussitôt pour en profiter dans la maison.
Aujourd'hui, le courant est revenu vers 13 heures et nous nous sommes précipités à l'intérieur. Maman est allée sur Internet, ce qui m'a plutôt surprise. D'habitude elle passe l'aspirateur ou lance une machine à laver. Elle ne se fatigue plus à remettre les horloges à l'heure. Mais cet après-midi elle a tout lâché pour Internet. Ce matin, elle avait entendu à la radio qu'on commençait à donner la liste des disparus.
Elle a tout de suite vu le nom de la plupart des éditeurs avec qui elle travaillait, et aussi ceux de son agent et de nombreux auteurs qu'elle avait rencontrés au cours des années passées. Elle a repéré le nom de deux copains de lycée et d'une amie d'enfance, et celui du garçon d'honneur de papa ainsi que sa famille. Elle est aussi tombée sur un couple de cousins au second degré et leurs enfants. En moins de dix minutes, elle a trouvé plus de trente noms. Une bonne nouvelle cependant : elle a cherché les noms du fils et de la belle-fille de Mrs Nesbitt et de leurs enfants, mais ils ne figuraient sur aucune des listes.
Je lui ai demandé de regarder pour Brandon, mais elle ne l'a pas trouvé. Même s'il y a encore des millions de gens dont la mort n'a pas encore été recensée, je peux au moins garder l'espoir qu'il est vivant. Les rares fois où je suis retournée sur son site, personne n'avait de nouvelles. Je ne peux pas m'empêcher de penser que c'est bon signe.
J'aurais sûrement pu chercher le nom de filles avec qui j'étais allée en colonie de vacances, ou d'autres que j'avais rencontrées par la natation, et de vieux amis de l'école primaire qui avaient déménagé à New York, en Californie ou en Floride. Mais je n'ai pas essayé. De toute façon, ils ne faisaient plus partie de mon quotidien, et ç'aurait eu l'air trop tordu de chercher à savoir s'ils étaient morts alors que je ne pensais même pas à eux quand ils étaient vivants.
Jonny s'est intéressé aux joueurs de base-ball. Beaucoup figuraient sur la liste des personnes décédées, et encore plus sur celle des disparus et des morts présumés.
Matt a regardé les noms de ses anciens camarades de lycée. Seulement trois étaient morts, mais il y en avait plein de portés disparus.
En guise de test, il a cherché nos noms, mais aucun n'apparaissait sur les listes.
Et c'est ainsi que nous avons su que nous étions vivants, en cette journée dédiée à la mémoire des morts.
31 mai
Premier jour sans bus. Comme par hasard, il a plu des cordes.
Ce n'était pas la pluie terrifiante de la dernière fois. Pas d'orage, pas de tornade. Juste la bonne vieille douche habituelle.
Matt a fini par conduire Jonny et moi à l'école. Maman est restée pour profiter de l'électricité et travailler sur son livre. Je n'avais pas vraiment réfléchi à la difficulté que cela devait représenter pour elle de ne pas écrire faute d'ordinateur. Ou faute d'agent et d'éditeurs.
Plus de la moitié des élèves étaient absents, et d'après Jonny, au collège c'était encore pire. La plupart de nos profs étaient là, pourtant, et ils nous ont fait beaucoup bosser. Et on a eu de l'électricité jusque vers 14 heures. Du coup, même s'il faisait sombre dehors, l'ambiance au lycée était vraiment sympa et stimulante.
Quand Jonny est rentré à la maison aujourd'hui, il nous a annoncé que tous les contrôles avaient été officiellement annulés. Et pour le lycée ? me suis-je demandé. Et nos examens de fin d'année qui devaient commencer dans deux semaines ? Nous n'avons pas vraiment avancé dans le programme, et personne ne nous donne de devoirs à la maison parce qu'il n'y a jamais moyen de savoir si nous aurons de l'électricité pour pouvoir les faire.
D'après ce que disait Peter ce week-end, le bruit court que l'on pourrait bien fermer les établissements scolaires la semaine prochaine et nous faire monter tous dans la classe supérieure, en espérant que la situation sera revenue à la normale d'ici septembre.
Je ne sais pas si j'ai vraiment envie que ça se passe comme ça. Sauf la partie concernant le retour à la normale d'ici septembre. Ça, c'est sûr que j'en ai envie.