IX

À environ un mille passé le rang Broussard, Amanda aperçut une maison de ferme qui se détachait dans le ciel bleu. Plusieurs hommes, portant un chapeau de paille, les manches roulées jusqu’aux coudes, fauchaient un champ de blé avec le rythme d’un balancier. Plus loin, deux femmes arrachaient des plants de pommes de terre qu’elles empilaient ensuite dans une charrette munie de ridelles. La calèche s’arrêta au bord du chemin, à l’orée des champs. Amanda en descendit et marcha en direction des cueilleuses. En s’en approchant, elle se rendit compte que l’une était plus jeune que l’autre, mais leur ressemblance lui fit penser qu’il s’agissait sûrement d’une mère et de sa fille. Il faisait chaud pour septembre. Le soleil peignait les champs de taches mordorées.

— Savez-vous où se trouve la ferme des Aucoin? leur demanda Amanda.

La femme plus âgée se redressa, épongeant son front avec une manche. Son visage était strié de rides profondes, comme le tronc d’un arbre. Elle sourit en voyant la religieuse.

— Vous y êtes. Je suis Tina Aucoin, dit-elle avec un accent chantant.

Tina. C’était le prénom que l’aubergiste avait mentionné.

Amanda lui tendit la main.

— Sœur Kate.

La paysanne jeta un coup d’œil à ses mains noircies par la terre, puis les essuya sur son tablier et serra la main d’Amanda. Elle se tourna ensuite vers la jeune fille qui l’accompagnait.

— Ma fille, Alphonsine.

Cette dernière se contenta de hocher la tête en souriant timidement. Les deux femmes firent bonne impression à Amanda.

— C’est Ephrem Aucoin, qui tient l’auberge à Shediac, qui m’a dit où vous trouver.

— Le cousin Ephrem. Ça fait une secousse qu’on l’a pas vu. Un bon diable.

Amanda sentit que le moment était bien choisi pour aborder le sujet qui lui tenait tant à cœur.

— Au refuge de Saint John, on m’a dit qu’un nommé Sean O’Brennan avait été accueilli en 1848 par des cultivateurs du nom d’Aucoin, près de Shediac.

Toute trace de cordialité disparut du visage de Tina Aucoin. Elle se remit au travail sans rien dire, la mine fermée. C’était la même hostilité que celle dont avait fait preuve l’aubergiste lorsque Amanda avait prononcé le nom de son frère. L’angoisse lui serra la gorge. Qu’avait-il bien pu se produire pour que ces gens, de prime abord aimables, changent à ce point d’attitude en entendant parler de Sean?

— L’avez-vous accueilli chez vous?

La paysanne continua de travailler, la bouche cousue. Amanda insista:

— Sean est mon cousin. Je suis venue de loin pour avoir de ses nouvelles.

Tina Aucoin se releva et fit un petit mouvement de tête à sa fille, qui comprit et s’éloigna. Un homme d’une soixantaine d’années apparut derrière elle. Il avait dû être assez beau dans sa jeunesse, mais l’âge et le dur travail l’avaient usé prématurément.

— De quoi qui se trame, ma vieille?

Sa femme lui répondit sans le regarder:

— Sœur Kate veut avoir des nouvelles de Sean. Elle dit que c’est son cousin.

Le visage buriné du vieux cultivateur s’assombrit. Amanda lui prit le bras.

— Vous le connaissez. Qu’est-il devenu?

Rosaire Aucoin jeta un coup d’œil embarrassé à sa femme, puis soupira.

— Pour ça, c’était un bon garçon, vaillant, dur à l’ouvrage. On a jamais eu à se plaindre de lui.

Amanda crut comprendre où le paysan voulait en venir. Une sorte de vertige lui fit fermer les yeux.

— Il est mort.

Le vieil homme secoua la tête sans rien dire. Cette fois, il y avait de la compassion dans son regard. Sa femme prit la parole:

— Sean est tombé malade à la fin de l’été de 1853. On est allés quérir le docteur, comme de raison. Il a dit qu’il fallait vite l’envoyer à Tracadie pour le faire soigner.

— À Tracadie?

Amanda comprenait de moins en moins. Pourquoi son frère avait-il été envoyé dans un autre village?

Le vieux couple garda un silence malaisé. Encore une fois, ce fut Tina Aucoin qui parla:

— D’après le docteur, Sean avait la lèpre. Il a été emmené à la léproserie de Tracadie.

La lèpre. Ces deux mots remplirent Amanda d’horreur. Elle se souvenait que Mrs. Gibbs, la maîtresse d’école à Skibbereen, leur avait parlé de cette terrible maladie, qui avait sévi au Moyen Âge et inspirait la terreur partout où elle apparaissait. L’institutrice leur avait même montré des gravures de lépreux dans un vieux livre d’images. Leur visage, couvert de pustules, était effrayant à regarder. Elle leur avait expliqué que les lépreux portaient une clochette sur eux qui alertait les gens de leur passage, mais qu’heureusement la lèpre avait presque disparu depuis plusieurs siècles.

— Qu’est-il devenu?

— On l’a pas revu, avoua Rosaire, la gorge enrouée.

— Vous ne lui avez jamais rendu visite? s’exclama Amanda, indignée.

— Tracadie, c’est pas à la porte, se défendit Tina Aucoin. On ne peut pas abandonner la ferme, même pour une couple de jours.

Amanda les regarda en silence. Elle était convaincue que ce n’étaient pas les travaux de la ferme qui les avaient empêchés de faire le voyage, mais la peur que leur inspirait la maladie. Elle fit demi-tour, prête à partir. La fermière la retint.

— Vous pouvez parler au docteur Calvé. Il est à la retraite, mais il vit toujours à Shediac, dans la rue Main. Sa maison est juste à côté du bureau de poste. Elle est blanche, avec des volets verts. Vous pouvez pas la manquer.

Le chemin du retour parut une éternité à Amanda, qui était encore secouée par la révélation des Aucoin. Plus elle y pensait, moins elle pouvait croire que son frère pût être atteint de la lèpre. Ces gens avaient sûrement fait erreur, confondant les symptômes d’une autre maladie avec ceux de la lèpre. Elle passa le bureau de poste. Juste à côté se trouvait la maison blanche aux volets verts dont la paysanne lui avait parlé.

Garant la calèche devant la maison, Amanda en descendit et s’avança dans une petite allée bordée de cyprès qui menait à la porte. Elle sonna. Personne ne répondit. Elle sonna de nouveau, attendit. Rien. Au moment où elle s’apprêtait à retourner à la voiture, elle aperçut dans le jardin un vieillard penché au-dessus d’un rosier, un sécateur à la main. Elle s’approcha de lui.

— Docteur Calvé?

Le vieil homme tourna la tête dans sa direction. Il portait des bésicles. Ses yeux, d’un bleu délavé, étaient plissés par le soleil. Des ombres violettes creusaient ses joues. Un papillon se posa brièvement sur son épaule et s’envola. Amanda se présenta, puis lui raconta sa visite chez les Aucoin.

— Tina Aucoin prétend que mon cousin a contracté la lèpre et que vous l’avez envoyé à Tracadie pour le faire soigner.

— En quelle année?

— À la fin de l’été de 1853. Il avait seize ans.

— Quel est le nom de votre cousin?

— Sean O’Brennan.

Le vieil homme secoua la tête.

— Ce nom ne me dit rien, mais c’est bien possible. À cette époque, les gens qui présentaient des symptômes de cette maladie devaient être traités dans une léproserie. De gré ou de force, ajouta-t-il, avec l’ombre d’un malaise.

Les paroles du médecin plongèrent Amanda dans le désarroi.

— Comment Sean aurait-il pu contracter la lèpre? Cette maladie n’existe plus depuis longtemps.

Le vieil homme soupira.

— Ça semble peu vraisemblable, mais elle a bel et bien sévi dans notre région.

Le médecin raconta que l’hypothèse la plus plausible était que la lèpre avait été apportée au Nouveau-Brunswick par deux voyageurs scandinaves, vers 1817. Ils se seraient échappés d’un lazaret en Norvège, auraient fait tout le voyage jusqu’à Québec, puis seraient montés à bord d’une goélette qui faisait le trajet entre Québec et Caraquet.

— On les a revus par la suite à Tracadie, où ils ont été hébergés par une famille acadienne, les Landry. La famille a été décimée par la lèpre, qui s’est ensuite répandue dans d’autres foyers. Cette maladie met beaucoup de temps avant de se développer, alors les autorités de l’époque ont compris trop tard qu’il s’agissait de la lèpre. Il y a même eu des cas ici, à Shediac.

— Est-ce que la léproserie existe toujours?

— Malheureusement, oui. Je n’y suis pas retourné depuis ma retraite, mais lors de ma dernière visite, il y a quelques années de cela, une trentaine de patients y étaient encore soignés. Enfin, façon de parler.

Amanda le regarda sans comprendre. Il haussa les épaules.

— Il n’existe aucun traitement pour soigner cette maladie. Tout ce que l’on peut faire, c’est isoler les lépreux et les laisser mourir à petit feu.

Elle hésita avant de poursuivre, craignant d’avance la réponse.

— En admettant que mon Sean ait contracté la lèpre, quelles étaient ses chances de survivre?

Il leva ses yeux bleus vers elle. La cataracte brouillait son regard.

— Pas très bonnes, j’en ai bien peur. Et pour être franc avec vous, ma sœur, il vaudrait peut-être mieux pour votre cousin qu’il n’ait pas survécu.

Le médecin se détourna et continua à tailler son rosier. Amanda revint vers la voiture, le cœur en charpie. Il vaudrait peut-être mieux pour votre cousin qu’ il n’ait pas survécu. Elle tâcha de se rappeler le visage de Sean. Les derniers souvenirs qu’elle avait gardés de son petit frère étaient si lointains… Il avait les yeux bleus, du même bleu améthyste que Fanette. Et les cheveux noirs. Quelques taches de rousseur sur les ailes de son nez retroussé. Un beau garçon, vif et plein de vie, qui ne tenait jamais en place et qu’il fallait toujours surveiller de peur qu’il se sauve ou se casse le cou en grimpant dans un arbre. Amanda ne pouvait imaginer qu’il était mort, encore moins qu’il avait été atteint par cette horrible maladie.

Quoique sa rencontre avec le vieux médecin lui eût laissé peu d’espoir, la jeune femme prit la décision de se rendre à Tracadie. S’il y avait une chance, aussi mince soit-elle, que Sean soit encore en vie, elle voulait en avoir le cœur net. Il n’était pas question d’abandonner sa quête, même si elle en redoutait l’issue.