CHAPITRE XIV

Dans lequel nous nous comportons
 comme des enfants sages

Le fou rire, c’est comme l’orage ; ça s’arrête aussi brusquement que c’est venu.

Tout d’un coup, nous redevenons graves comme trois papes.

— Tu as fait le nécessaire, Gros ?

— Oui. À propos, j’ai fouillé la valise du zig.

Au son de sa voix je sens qu’il a du neuf et du raisonnable à déballer.

— Et alors ?

— Regarde ce que j’ai trouvé… Tu trouves pas ça marrant, toi ?

Il me tend une grande enveloppe dans laquelle se trouve un petit opuscule aux couleurs vives.

J’examine ce dernier et je constate qu’il s’agit d’un programme de cirque. Celui du cirque Barnabu.

Sur la couverture, un ours brun, assis sur un tabouret, me regarde en serrant un énorme biberon contre lui.

Bérurier continue à développer sa pensée dans le sens de la largeur :

— Tu crois que c’est un souvenir qu’il emportait ?

Je ne réponds pas. Je feuillette le programme. Des noms faussement anglais, faussement italiens. Des noms fabriqués par des polyglottes sans imagination. Des photos aussi…

Celle d’un jongleur chinois, celle de la célèbre ménagerie, celle de l’homme-canon…

— Je sais à quoi tu as pensé en trouvant cela, assuré-je.

Bérurier fait sa violette. Il se gratte l’entrejambe par-devant et par-derrière, puis il roucoule.

— Fectivement, ça m’est venu à l’esprit. Comme Pauli Graff est artiss, en trouvant ce programme je m’ai dit…

« Seulement, s’empresse-t-il d’ajouter, il n’y a pas de Graff, là-dessus…

— Tu oublies que les gens de cirque portent des noms de numéros, si je puis dire. Les Antipod’s Brothers ; les Culbutos et consorts…

— Je sais, riposte l’Enflure, mais si tu remarques une chose, il y a la photo de tous les artiss sur le programme. Pas une ne ressemble à Pauli Graff !

Il a raison. Néanmoins, je passe une revue de détail du catalogue.

Je considère très attentivement chaque frime clichée sur le papier glacé.

Paulus, l’homme-torpille, un gros mastar puissant, avec une raie au milieu. Chi-Pa-O-Li, le jongleur chinetoque. Les Dora Sisters, trapézistes. Kid Texas, le Buffalo des Temps modernes. Katastroff, l’illusionniste. Trou et Ducutabatière, les clowns. O’Tary et son phoque saxophoniste. Durdémiches et sa cavalerie légère. Plantigrad, le montreur d’ours mal léché. Et enfin Tom Bambou, le perchiste.

Béru, qui regardait par-dessus mon épaule, soupire :

— Maldonne. Un instant, pourtant, j’ai cru que…

Quelque chose de vague, d’impondérable, de confus et d’indéterminé me ramone le cuir chevelu.

À moi aussi, ce programme de cirque « dit quelque chose ». Est-ce normal, qu’un homme comme Oschatz emportât cela dans ses bagages ? Est-ce logique qu’il eût pris soin de le glisser dans une enveloppe ?

Je vais au bigophone.

— Passez-moi l’hôtel Modern ! dis-je au standardiste.

Ma mignonne Geneviève paraît un peu déçue. L’arrivée, tout d’abord joyeuse de Béru, a tout de même changé l’atmosphère. Elle se demande si sa virée des grands-ducs c’est pour ce soir ou pour la semaine des quatre jeudis. Les bonnes femmes ne comprennent pas les préoccupations professionnelles. Il n’existe qu’une catégorie de femmes pour qui ça compte : les em…ses.

Grésillement du biniou.

Je me hâte de décrocher. Je me fais connaître et je demande si, dans la soirée d’hier, M. Pauli Graff se trouvait au Modern. On enquête, et on finit par me répondre que non. Il a quitté l’hôtel vers six heures et n’est revenu que sur les choses de deux plombes du mat’.

Je remercie. Et je demande encore si le sieur Oschatz, lui, s’y trouvait. Même réponse négative. Aux dires du personnel, il est resté absent sensiblement pendant le même laps de temps que Pauli Graff.

Lorsque je raccroche, une fine sueur perle sur les ailes de mon appendice nasal.

— Ça ne va pas ? s’inquiète Geneviève.

— Au contraire, dis-je, ça va très bien. Et si le renseignement que je vais demander s’avère positif, ça ira plus que très bien.

Je re-sonne le gars du standard. En ce dimanche finissant, lénifiant, cotonneux et néanmoins parisien, le préposé se fait plus tartir qu’un cerceau de Hula Hoop chez les Peters Sisters.

— Dites donc, mon vieux, fais-je, d’un ton engageant, voulez-vous faire une petite enquête éclair afin de pouvoir me dire si le cirque Barnabu est ou non dans la région ?

— Tout de suite, monsieur le commissaire…

J’attends. Et pour tromper l’attente, je sors de mon placard un flacon de whisky ayant échappé jusqu’à ce jour au flair de Béru et de Pinaud.

Ce petit coup de remonte-pente nous fait un bien inouï. Je suis empli d’un fol espoir. En trouvant ce programme dans la valoche d’Oschatz, peut-être que le Graisseux a mis la main sur le fil conducteur qui peut nous faire grimper jusqu’à la vérité. Qui sait ?

La sonnerie du biniou joue un pot-pourri de Dans ta main je me sens si petite, Ta joue contre la mienne et Redis-moi tes mensonges. Je décroche.

— Le cirque Barnabu est ce soir à Verneuil-sur-Avre, monsieur le commissaire, m’annonce le prince du standard.

Je lui réponds « Merci Mathieu » ; il me dit qu’il s’appelle « Lardin », je lui affirme qu’il n’y a pas de mal et nous nous suspendons à nos fourches respectives.

— Alors ? s’inquiète le Puissant.

— Alors le cirque est bel et bien dans la région, mon gros loup. Verneuil… Soit à une centaine de bornes de Pantruche…

— On y va ? demande l’Écraseur de pifs en agitant ses doigts de pied.

— On y va !

— Moi aussi ? demande Geneviève.

— Vous aussi !

Le dirai-je ? Nous éprouvons, tous trois, une joie enfantine à l’idée d’aller au cirque. Cela fait des années que, personnellement, la chose ne m’est point arrivée. Je retrouve, au vestiaire, intacte, mon âme de môme…

Je me souviens d’autrefois, quand Félicie m’emmenait… À la sortie, j’avais sommeil, mais mes yeux émerveillés conservaient la féerie du spectacle. Sur la place du pays flottait un remugle de fauves et je frissonnais en passant devant les roulottes mystérieuses qui, alors que je gagnais mon lit, s’apprêtaient à filer plus loin, pour émerveiller d’autres enfants…