Il y a tout un trèpe dans l’immeuble. On vient de découvrir la carcasse de Van Boren et les naturels du coin veulent être laga lorsqu’on annoncera la mauvaise nouvelle à sa femme. Les hommes sont comme les mouches à chose. Dès que ça pue quelque part, ils radinent en vitesse, avides, se bousculant, ouvrant des lucarnes grandes comac pour ne pas louper la séance.
Un agent de police prend la parole. C’est un jeune, pâlot, qui n’a pas l’air d’aimer ce genre de besogne. Huguette Van Boren est très bien. En entendant le coup de carillon, je l’ai rapidement chapitrée.
— Gaffe ! On vient vous affranchir sur l’accident. Pas de simagrées. De la dignité. Vous ne savez rien. Moi, je suis un correspondant de votre mari. Il m’a fixé rendez-vous ici et ça fait une heure que je l’attends.
Elle fait signe qu’elle est d’accord sur tout et délourde.
J’apprécie alors à quel point elles sont rusées, combien elles sont comédiennes, les garces ! Dans chaque gonzesse, il y a une Sarah Bernhardt qui somnole. Mais qui somnole d’un carreau seulement. Elle y va dans les gammes sensorielles, Huguette. Et à fond de ballon. Pour la suivre dans ce chemin creux, faudrait s’être farci vingt piges de Comédie-Française, et encore !
Elle donne le la avec un air stupéfait qui lui vaudrait d’être engagée comme partenaire de Bourvil, puis, lorsque le jeune cogne a jacté, ce sont les grandes eaux, les petits cris, les « Où est-il, je veux le voir ! Laissez-moi aller près de lui ! » De quoi faire chialer trois mètres cubes de ciment armé ! Les assistants, bons bougres dans le fond, s’essuient les hublots, le flic en uniforme passe deux doigts fébriles entre son col et sa peau pour se donner un peu plus d’oxygène.
Moi, je reluque la séance en me disant que ça n’est pas la peine d’aller douiller des trois ou quatre cents balles au Rex ou au Marignan pour voir des films qui puent le studio, lorsque à l’œil on peut s’offrir des superproductions en réel-color, panoramique, relief, etc., etc.
La période de confusion passée, le flic fait entrer Huguette chez elle. Une voisine compatissante s’introduit subrepticement avec une bouteille de rye dont elle fait lichetrogner plusieurs rasades à ma protégée. En bas de l’immeuble, c’est le puissant remue-ménage. Police-secours radine pour canaliser les badauds. La police s’amène pour les constatations.
Nous avons bientôt la visite d’un jeune inspecteur, roux comme un brasero allumé, à la tête osseuse, aux yeux gris-acier, qui paraît en rogne contre l’humanité depuis sa naissance.
Il nous regarde, Huguette et moi, comme, un instant auparavant, j’ai regardé Huguette et son amant. Pas besoin de lire l’avenir dans le marc de café pour comprendre ce qu’il pense.
Il laisse un instant Huguette sous la garde d’un de ses subordonnés, puis il me fait signe de le suivre dans la pièce voisine qui se trouve être la chambre à coucher. Le lit garde l’empreinte de deux corps. Je suis passagèrement confus, car le flicard ne doute pas un instant que je suis le petit copain de la jolie petite veuve et que je lui ai joué la grande scène d’Adam et Eve se consolant de la perte du Paradis terrestre.
Entre parenthèses, en voilà deux, Adam et Eve, qui auraient mieux fait de bouffer des poires ou du chewing-gum au lieu d’une pomme. Ç’aurait mieux valu pour tout le monde, moi je vous le dis. Maintenant, on serait peinards, sans soucis, sans tracas… Mais ces vaches ont croqué une malheureuse pomme et c’est nous qui avons les pépins. Je sais que le jeu de mots n’est pas fameux, mais il est assez bon pour vous faire marrer, tas de noix !
Je regarde le rouquin et il me regarde.
— J’ai vu votre photographie quelque part, dit-il, soupçonneux.
Comme quoi, pour un Belge, il a l’œil américain.
— Vous croyez ?
— J’en suis certain. Qui êtes-vous et que faisiez-vous dans cette maison ?
Je sors ma carte et je la lui exhibe.
Il change complètement d’attitude. Il devient frétillant, heureux.
— Monsieur le commissaire San-Antonio ! C’est un grand honneur pour moi, je…
Je le calme du geste.
— Pas si fort…
Il baisse la tête.
— Puis-je vous demander… ?
— Ce que je fiche ici ?
— Heu… oui !
A toute vibure, je lui monte un petit cinéma.
— Je faisais une enquête en Allemagne. J’ai été amené à m’intéresser à Van Boren. J’interrogeais discrètement sa femme, en prétextant que j’étais une relation d’affaires, lorsque le… le drame s’est produit.
Il a ce parfait cri du cœur :
— Comment ! elle est innocente ?
— Pourquoi ? Vous la soupçonniez ?
— Oui, j’avoue. Quand on m’a dit que toutes les portes étaient fermées au moment où…
— Qui vous a dit cela ?
— La voisine d’à côté. L’ascenseur ne fonctionne que pour la montée. Elle est descendue et n’a rien remarqué d’anormal. En bas, quelqu’un a actionné le bouton d’appel comme elle parvenait au rez-de-chaussée. Elle a baissé les yeux et a aperçu le cadavre… Elle s’est mise à crier et a donné l’alerte.
Il ajoute :
— Pensez-vous que Van Boren ait été assassiné ?
— Oui…
— Par qui ?
— Vous m’en demandez trop.
— Alors, insiste-t-il, sa femme est innocente ?
— Oui.
— Bon… Du moment que vous me le dites…
Il a beau être impressionné par ma « personnalité » (ce coup de savate dans les chevilles), il ne me croit pas. Ou plutôt ça lui fait mal aux seins de me croire. Ce gars-là doit être têtu comme douze mulets attachés à la queue leu leu. Il a de la personnalité, de la ténacité et le respect de ses supérieurs, bref, tout ce qu’il faut pour réussir dans la police.
Je m’assieds et lui offre une cigarette à bout de coton. Il l’accepte, tant mieux ; plus vite j’aurai liquidé ce foutu paquet de sèches à la gomme, plus vite j’aurai l’âme en paix.
— Vous avez des tuyaux sur Van Boren ? je demande.
— Non, pas encore, mais ça ne saurait tarder.
— Vous me rendriez service en recueillant le maximum de rencards à son sujet.
— Bien…
— J’irai vous dire bonjour à la P.J. Vous vous appelez ?
— Robierre.
— Merci.
Je lui serre la louche et je vais prendre congé d’Huguette.
— Je vous verrai tout à l’heure, lui dis-je à l’oreille. Vous ne serez pas inquiétée !
D’un regard chargé de tais-toi-tu-m’affoles, elle me remercie. En voilà une, le jour où je voudrai, je n’aurai qu’à poser ma candidature. J’ai droit à ses charmes en priorité.
Je me casse dans l’escadrin d’un pas pensif, car j’ai parfois le pied méditatif.
En bas, le hall est noir de peuple. Des brancardiers ont carré la dépouille de Van Boren sur une civière et l’ont recouverte d’une toile de bâche. Des journalistes de la Meuse s’activent et font gicler le magnésium. Ils interrogent la voisine qui a aperçu le corps. Cette dernière, une grosse tarte fondante comme une tonne de beurre laitier, explique comment elle a repéré le corps.
Je stoppe pour esgourder ses explications.
— Il me restait quatre marches, allez ! dit la motte de beurre. Et je voyais un homme qui appuyait sur le bouton d’appel en ronchonnant, allez ! Je baisse les yeux, et alors je vois quelque chose de sombre avec une tache claire… J’ai tout de suite compris, n’est-ce pas, que c’était un homme ! J’ai crié en montrant au monsieur qui attendait… Il a regardé… Il s’est penché, puis il a juré, allez ! Un vilain mot, n’est-ce pas, que je ne peux pas répéter, allez !
» Et il est parti… Moi j’ai crié, ça m’a retourné les sangs, n’est-ce pas ?
Tout le monde opine. Je m’approche de la tarte au beurre.
— Je m’excuse, madame…
Elle a un regard bouffi, des lèvres épaisses comme deux « châteaubriants » superposés et des joues qui lui pendent sur le corsage.
— Monsieur ?
— L’homme qui appelait…
— Oui…
— L’avez-vous revu ?
— Non…
Les journalistes sont très intéressés par ma question. Ils font cercle.
— Vous dites qu’il a poussé un juron en regardant le cadavre ?
— Oui, dit la voisine en se signant. C’était honteux…
— Avez-vous eu l’impression qu’il reconnaissait le mort ?
Elle hésite. Les idées s’enfoncent lentement dans sa graisse. D’ici que mes questions soient parvenues à destination et que les réponses surgissent de cette masse gélatineuse, on a le temps d’aller voir jouer le Comte de Monte-Cristo en deux épisodes.
Je guette les réactions de la dame.
— Oui, dit-elle enfin, c’est ça, je n’y avais pas pensé plus tôt, allez, mais il le connaissait sûrement.
— Et il est parti ?
— En courant… J’ai cru qu’il allait chercher du secours, n’est-ce pas ?
— Evidemment…
Un nouveau silence. On entend grincer les stylos des journalistes.
Une vilaine tache rouge s’élargit sous la civière.
— Comment était cet homme, chère madame ?
Un nouveau temps de pause. A la fin, elle accouche :
— Grand, trapu, il avait un imperméable, un chapeau rond, gris… Et puis, je crois, une moustache blonde…
— Ah !
Je salue discrètement et je me glisse dehors. Dans mon dos, un gars demande qui je suis ; un autre, qui veut paraître informé, lui affirme que je suis quelqu’un de la police. C’est rageant, nom de f…, d’avoir l’air d’un bourre ! J’ai beau avoir de l’esprit, y a pas, mon métier transparaît dans mes façons.
Flic ! ça me poursuivra toujours…
Enfin, vaut mieux avoir l’air d’un flic que d’un moulin à vent.
Sauf le respect que je dois à mes lecteurs, j’ai des crampes d’estomac qui commencent à se faire tapageuses. Le célèbre coureur de brousse Marcel Prêtre, le premier explorateur suisse (à droite en allant sur Neuchâtel), me disait naguère qu’en A.-O.F. on décèle la présence des éléphants à leurs borborygmes. Je dois avoir un éléphant dans mes ascendants, car les gens se détranchent sur mon passage. Je réalise alors qu’il est près de deux plombes de l’après-midi et que ma brioche appelle la tortore.
Je me rends alors dans un petit restaurant où l’on me sert des boulettes de viande arrosées de sauce tomate. Ici, c’est l’aliment de base, faut se résigner.
J’en consomme deux porcifs, puis je bois un jus très corsé et je me mets à penser.
Les choses ont pris une tournure qui m’empêche décemment de quitter la Belgique pour le moment. Maintenant que Van Boren est clamsé, les diamants qu’il a expédiés à sa souris risquent fort de ne pas parvenir à destination, c’est mon petit doigt qui me susurre ça. Je ne suis pas riche, mais je donnerais bien la fortune de l’Aga Khan pour savoir ce que maquillait le gnace Jef ces derniers temps. M’est avis qu’il ne devait pas s’occuper seulement des appareils de photo allemands. Ce zigoto avait une autre activité beaucoup plus rémunératrice. Je me trompe peut-être… Et j’ai tellement envie de percer ce mystère que, d’un seul coup, d’un seul, je me sens pris pour Liège d’une affection démesurée qui confine à la passion.
En ce moment, il y a dans un bureau de poste de la ville un paquet de fruits confits pas ordinaire au sort duquel je m’intéresse prodigieusement. Van Boren serait mort de ça que je n’en serais pas surpris.
Je revois le cadavre disloqué au fond de la cage d’ascenseur. J’ai encore dans les oreilles le cri terrifiant du gars… Je peux me vanter d’être le dernier homme à l’avoir vu vivant. Je ne l’ai pas vu longtemps, mais je suis certain du moins qu’il n’était pas mort à ce moment-là.
Qui l’a tué ? Sa femme ? L’amant ? Les deux ? Ou bien quelqu’un d’autre ?
En ce cas, ce quelqu’un d’autre est entré ailleurs. Il n’a pas quitté la maison !
Ah ! le beau problème ! A moi, Hercule Poirot, Maigret et consorts !
Je repousse ma serviette et, après avoir ciglé mon orgie, je me dirige vers le bureau de poste que je connais bien et où la préposée au bignou – une blonde qui frise la quarantaine – m’adresse des sourires languides.
Je demande le numéro du chef.
— Pas libre, me dit-elle au bout d’un instant.
— Je vais attendre…
On se met à bavarder de la pluie et surtout du beau temps qui vient de faire son apparition. Je lui dis qu’il fait un temps à aller casser une croûte un de ces jours sur les rives romantiques de la Meuse, et elle est sur le point d’accepter lorsque j’obtiens ma communication.
Le Vieux est à cran.
— Ah ! bon, c’est vous, dit-il, vous êtes à Paris ?
— Heu !… Non, il y a du nouveau, je suis resté à Liège…
— Qu’appelez-vous du nouveau ? questionne-t-il d’un ton rogue.
— J’avais pour voisin de chambre à l’hôtel un type qui s’amusait à s’expédier des millions en diamants dans des fruits confits et qu’on vient d’assassiner sous mon nez, que dites-vous de ça, patron ?
— C’est un cas très intéressant…
— N’est-ce pas ?
— … Oui, pour la police belge. Mais ça ne nous regarde pas. Je vais avoir besoin de vous, rentrez le plus tôt possible.
Il m’arrache le cœur, le vieux salingue. C’est comme lorsqu’on vous réveille au moment où, dans votre rêve, vous allez vous distraire avec une pin-up !
— Mais, patron…
Je l’entends qui abat son coupe-papier en bronze sur son encrier de cuivre.
— Qui vous paie, demande-t-il, l’Etat français ou l’Etat belge ?
— Je sais bien, boss, mais j’avais pensé que si rien n’urgeait vraiment là-bas… Vous savez comme je suis… Mettre le nez dans une affaire pareille et…
Il se racle la gargante, ce qui ne présage rien de fameux.
— Ecoutez, San-Antonio, déclare-t-il, je me moque éperdument de ce qui se passe à Liège. Vous êtes sous mes ordres et vous m’obéirez, sinon vous voudrez bien m’adresser votre démission.
Alors là, la moutarde me monte au nez. Et c’est de l’extra-forte, croyez-le. De l’Amora ! La bonne moutarde de Dijon !
Je vous fais juge : être un superman de la rousse, se faire trouer la peau pendant des années pour un salaire chétif ; ne connaître ni repos ni vacances pendant des mois, tout ça pour se faire liquider au premier tournant comme un laveur de vaisselle qui a pissé dans le bac à plonge, c’est dur à écraser !
— Entendu, chef, dis-je, je vous adresse immédiatement cette lettre de démission.
Un silence. Il en a le souffle coupé. Enfin il murmure d’un ton benoît.
— San-Antonio…
— Chef ?
— Ne faites pas l’enfant. Si on ne peut plus vous parler !
— Mais, chef.
— Vous prenez un sale caractère en vieillissant, mon petit !
Mon petit ! Tu parles !
— Vous êtes là ? demande-t-il.
— Et même un peu là ! je réponds.
Il toussote.
— Ecoutez, franchement, j’ai besoin de vous. Je vous attends à mon bureau après-demain, débrouillez-vous…
Il reprend le dessus, le Vieux.
— Bon, entendu, merci pour le sursis…
Je raccroche assez brusquement.
Je sors de la cabine.
— Je vous dois combien ?
Je cigle la grosse postière et je me barre sans lui parler plus avant de notre balade sur la Meuse.
Elle en a le sous-sol ravagé comme par un séisme, la pauvre âme. Ses yeux se voilent comme ceux de Manon.
De quoi se fendre le parapluie, moi je vous le dis !