Elle m'avait fait donner des jolis habits, bon lit et très-bien nourri, mais je me méfiais toujours de toutes ses bonnes attentions. Je demandai plusieurs fois pour sortir jusqu'au bout de la porte. Elle me disait: «Non, non. Demain nous sortirons ensemble.» C'était toujours la même chose. Enfin je n'ai jamais pu m'échapper. Dans tout cet intervalle-là, venaient des visites dans la journée pour ma mère adoptive. Elle ne me faisait voir à personne, quand elle entendait frapper la porte. Elle me cachait dans les petites chambres, quelquefois elle se cachait avec moi. Je lui disais: «Mais pourquoi nous nous cachons, nous sommes pas malfaiteurs?» Elle me disait: «Mais non, ce n'est pas pour ça, je ne veux pas recevoir beaucoup de monde, je veux rester avec mon fils. Elle m'a fait voir seulement un tailleur, qui m'a fait faire des habits. Quelques jours après, le mari de la bourgeoise me dit: «Nous ferons un voyage, dans quelques jours, sur le côté de la mer Kaspienne, et viendrez avec moi.» Je lui dis: «Oui», en pensant que je pourrais me sauver en chemin faisant. Malheureusement, je n'ai pas pu réussir mon désir.
* * * * *
Un jour, bien bonne heure, à minuit, le domestique monte dans ma chambre. Il me dit qu'il faut que je m'habille, parce que nous allons partir pour Kaspienne. Une demi-heure après, je descends dans la chambre de ma mère adoptive. Je lui fais mes adieux. Elle me disait: «Ne craignez rien, vous viendrez, dans quinze jours, avec mon mari.»
Je comptais bien me sauver, en sortant de la maison, de ne pas aller plus loin. On ouvrit une petite porte qui donne dans une cour. Première chose que j'aperçois c'était trente chevaux de selle tout sellés, bridés. On ouvrit une autre porte d'une espèce de manège qui avait dedans soixante petits enfants tous bien habillés. À ce coup d'œil, je me disais en moi-même: «Me voilà encore vendu pour la quatrième fois!» Enfin on nous a fait monter deux sur chaque cheval. Nous voilà donc partis pour notre destination, escortés par quelques hommes armés.
Deux jours après, nous avons rencontré une grande quantité de Tartares qui nous ont arrêtés, pour nous prendre.
Tous les hommes armés se sont battus pendant une demi-heure, et on nous a capitulés en condition que tous les Arméniens seront au pouvoir des Tartares, et les Géorgiens resteront à mon vilain et brigand père adoptif, qui n'était pas trop content d'avoir perdu quinze de ses meilleurs petits enfants, et j'ai resté avec lui aussi, comme géorgien.
Trois jours après, nous sommes arrivés dans une grande ville tout-à-fait au pied du mont Caucase[34]. J'ai resté quelque temps; tous les autres ont été vendus en peu de temps.
Depuis quelques jours, j'ai perdu de vue mon cochon qui m'avait amené dans cette ville. Il me paraît qu'il m'avait encore vendu pour la cinquième fois.
J'étais chez un brave homme qui me traitait bien. Même j'étais très-libre, je me promenais tous les jours tout seul. J'avais grande envie de me sauver, mais je ne pouvais pas, parce que j'avais le grand fleuve de Kour à passer. Je n'avais pas d'argent pour m'aider à me sauver et passer le fleuve. J'ai resté donc là trois mois dans l'hiver, toujours pleurant d'être séparé de ma tendre mère qui faisait mon bonheur.
Je savais bien que je ne resterais pas longtemps où j'étais. L'homme à qui j'appartenais était un grand marchand de soie, qui faisait quelquefois des voyages en Crimée. Il me fait donner, un jour, des bottes fourrées, une pelisse bien chaude, pour que je voyage avec lui.
Nous avons traversé la fameuse montagne de Caucase, avec grand'peine. Il faisait un froid extraordinaire. Le bourgeois avait porté deux couvertures avec lui, qui nous ont bien servi. Ce n'était pas pour nous couvrir, c'était pour couvrir la grande quantité de neige, pour marcher sur la couverture. Quand nous marchions sur une, on mettait l'autre devant nous, pour que nous nous perdions pas dans la neige et pour avoir plus de facilité de grimper sur les montagnes.
Après les mauvais passages, nous avons encore marché deux jours pour arriver dans la capitale du mont Caucase, qui s'appelle Lesghistan[35].
Le prince qui gouverne cette province s'appelle Héraclius: le pays, quoique très-montagneux, est un bon pays. On fait des grands commerces de soie et de cachemire, comme à Gandja.
Les moutons du pays sont très-bons aussi et bien gros: un seul pèse quatre-vingts livres, même plus; il a aussi de beaux chevaux. Les Tartares tirent tous leurs beaux chevaux dans ce pays-là, même les Turcs d'Anapa.
Le marchand avec lequel j'étais voulait aller en Tartarie le plus tôt possible, mais il m'est arrivé une maladie, il était obligé de retarder son voyage jusqu'à ce que je sois rétabli, mais ça durait près de deux mois. C'est une maladie qui m'a fait bien souffrir. Une seule fois que je suis allé me promener dans les montagnes, à mon retour à la maison, j'avais bien froid, je me suis approché auprès du feu que j'avais croisé mes jambes et, assis par terre comme tout le monde, il se trouvait un grand chaudron sur le feu, de l'eau étant bien chaude. Quelqu'un remue le feu: voilà donc le chaudron renversé sur mes deux jambes!
J'ai souffert comme un malheureux, mes jambes sont venues grosses comme un tonneau. Deux mois après, j'étais tout-à-fait guéri de cet accident[36].
Enfin nous sommes partis pour Alexandria, la ville de Tartarie, et, trois jours après, nous sommes arrivés dans cette ville. Quelques jours après notre arrivée, j'ai demandé au marchand que j'appartenais, la permission pour aller promener, et j'ai eu la permission.
Au moment que je quittais la porte, j'ai rencontré une petite demoiselle de mon âge, treize ans, native de mon pays et même ville. Elle était prise par les Tartares, deux mois avant moi.
Enfin je m'empressai de lui donner des nouvelles de ses parents. Elle me dit: «Votre sœur Marie est ici; si vous voulez, je vous conduirai chez son maître.» Je demandais pas mieux d'y aller partager toutes mes peines avec elle. Enfin elle me conduit jusqu'à sa porte. Je rentre à la maison pour demander ma sœur. Elle m'aperçoit. Elle saute à mon cou. Elle avait du courage plus que moi, car je pleurais si fort que je ne pouvais pas lui parler ni demander des nouvelles de ma pauvre mère que j'avais laissée à Gandja.
Elle me consola du mieux qu'elle put, en me disant que maman était esclave chez un Arménien qui était établi dans la ville, comme un grand négociant, et il a acheté maman et lui a donné sa liberté en lui disant qu'elle pourra aller dans son pays si elle veut. Maman, étant seule, n'a pas pu entreprendre le voyage, et elle vivait dans cette maison comme un ami jusqu'à ce que les communications soient libres pour qu'elle retourne dans son pays.
J'étais bien heureux d'apprendre que ma mère n'était pas loin de moi, car, de Alexandria à Kizliar[37], n'avait que vingt lieues. J'ai demandé au marchand que j'appartenais la permission d'aller voir ma mère: il n'a jamais voulu.
Après ça, j'ai fait plusieurs démarches auprès des négociants de mon pays pour qu'ils m'achètent et me gardent jusqu'à ce que nous écrivions à mon père pour qu'il vienne nous chercher, mais, malheureusement, personne a voulu nous rendre ce service-là, en me disant: «On veut vous vendre trop cher, sans cela je vous achèterais[38].»
J'étais désolé de ne pas pouvoir embrasser ma pauvre mère encore pour la dernière fois, car je suis parti pour Constantinople, quelques jours après, à Kizliar, avec un marchand de petits enfants, venant de Constantinople, qui m'a acheté, pour la sixième fois depuis que j'ai quitté mon pays. J'ai bien prié mon nouveau marchand pour qu'il achète ma sœur pour amener avec moi à Constantinople, pour que nous contions nos peines l'un à l'autre. Il n'a pas voulu non plus. Enfin j'étais tout-à-fait désolé. Je pleurais le matin jusqu'au soir. Ma pauvre sœur, elle m'a caressé bien tendrement en me disant: «Donne-moi un peu de tes cheveux. Je les ferai remettre à notre bonne mère» (pour lui bien assurer que j'étais vivant). J'ai été bien caressé pendant quinze jours. Elle prend les ciseaux et coupe une grande quantité de mes cheveux, en versant des torrents de larmes sur ma tête, en disant: «Mon cher Roustam, dans tout pays où tu iras, il faut pas négliger de m'écrire; tu vois bien que nous n'avons plus d'autre consolation que de te chérir et penser nuit et jour à toi. Si papa vient dans ce pays ici, nous l'enverrons à Constantinople, pour te chercher.» Et elle a pris l'adresse du marchand que j'appartenais, demeurant à Constantinople, pour donner à mon père. Même, elle m'a promis de m'écrire, mais, depuis cette époque-là, je n'ai reçu aucune lettre de mes parents, ni leurs nouvelles.
* * * * *
Je ne savais pas l'époque de notre départ de Kizliar. Ma pauvre sœur ne savait pas non plus, mais nous sommes partis, quelques jours après, dans la mer, pour Anapa. C'est le premier port de mer et frontière de la Turquie.
Après trois jours de marche, en passant par la frontière de Turquie et Mingrélie, nous sommes arrivés sur une grande montagne, à une demi-lieue de la ville d'Anapa.
Quand j'ai aperçu, pour la première fois, la mer Noire, je pleurai beaucoup en disant: «Je vais traverser cette grande mer, je vais être privé, pour toujours, de ma malheureuse famille et de ma patrie!»
Je voyais les vaisseaux marchands en rade, qui nous attendaient. Enfin nous sommes arrivés, le soir, dans la ville. Le lendemain, nous sommes embarqués pour Constantinople. Après deux jours de traversée, je suis arrivé au passage des Dardanelles. Après, on nous a fait attendre quelques jours[39] à l'entrée des Dardanelles. Après, on nous a fait aller à Constantinople.
J'étais logé à côté de Sainte-Sophie. C'est la plus grande et plus riche des cathédrales de l'univers.
Cette cathédrale a été bâtie par les Arméniens, mais les Turcs s'en sont emparés.
J'ai resté à Constantinople six mois. Il était
arrivé, de l'Égypte, à
Constantinople, un marchand appartenant à Sala-Bey, pour
m'acheter.
C'est la dernière fois et la septième fois que j'étais vendu,
depuis mon
malheur.
Quelques jours après, on m'a embarqué sur un vaisseau de marchand, au passage Dardanelles, et nous sommes partis pour Alexandrie, premier port de mer d'Égypte.
Après huit jours de traversée, nous sommes arrivés à Alexandrie. On nous a laissés dans la ville pendant deux jours, pour nous reposer. Après ça, on nous a embarqués sur des petits bateaux, que l'on appelle caïques, pour aller d'Alexandrie au Grand Caire, où était Sala-Bey.
Nous avons passé par le passage bien dangereux où le Nil rentre dans la mer Noire (sic), où les deux fleuves se cognent l'un contre l'autre: les grosses vagues sautent aussi haut que les maisons. Enfin, nous sommes passés sans danger.
Rien de joli comme le voyage d'Alexandrie au Grand Caire. On trouve, tout au long du Nil, les cannes à sucre plantées, les dattiers, les grenadiers.
Nous sommes arrivés, le même jour, à Rachide[40], à la moitié de chemin du Caire.
Le lendemain, on nous a envoyé des bons chevaux de selle arabes, pour nous amener au Grand Caire.
Nous étions douze jeunes gens, destinés pour Sala-Bey, et nous sommes montés tous à cheval et arrivés le soir à Boulak, à une demi-lieue du Caire, et nous avons dîné là, et on nous a fait chercher à onze heures du soir pour nous faire rentrer dans la ville[41]. Le lendemain, on nous présentait au Bey, qui nous a bien reçus. Il m'a beaucoup questionné en langue géorgique, que je parlais peu, parce que j'avais quitté mon pays trop jeune. Il me demanda dans quel pays je suis né, si je suis de Tiflis en Géorgie. Je lui dis que oui. Je lui dis le nom de mon père, qu'il connaissait très-bien, parce que lui-même est géorgien. Il a beaucoup voyagé en Arménie.
* * * * *
On préfère, pour être bons Mameloucks, les Géorgiens et les Mingréliens, je ne sais pas pourquoi, car les Arméniens sont encore plus braves que les autres nations. Dans cette époque-là, j'avais quinze ans.
Après ça, le Bey il me dit: «Allez vous reposer. On vous fera des habits, et je vous ferai donner un bon cheval, et j'aurai soin de vous comme de mes compatriotes, et je donnerai de vos nouvelles à vos parents.» Je ne sais pas si c'est vrai, car je ne reçus aucune nouvelle depuis que je suis quitté ma sœur à Kizliar en Tartarie. Je quitte le Bey pour aller dans ma chambre que l'on m'avait désignée. En traversant dans un grand corridor que j'ai rencontré beaucoup de Mameloucks vieux et jeunes, j'ai reconnu un jeune homme de quinze ans, de mon âge. Il était né dans la ville où j'étais, il était mon camarade, mais il était perdu deux ans avant moi.
Je voyais, tous les jours, sa mère et son père pleurer après lui. Exprès, je me suis approché de lui, je demande s'il me connaît. Il me dit non. Je lui dis: «Mais tu t'appelles Mangasar, tu es né à Aperkan! Comment! tu me connais pas? J'étais ton camarade, je m'appelle Roustam!» Il me dit: «Ma foi oui!» Il me sauta au cou. Nous renouvelons notre amitié, et je lui donne des nouvelles de son père et sa mère.
J'étais très-heureux d'avoir trouvé un camarade. Nous racontions nos peines l'un et l'autre, pour nous distraire un peu.
Six jours après mon arrivée, il vient dans ma chambre un barbier avec un Cachef (colonel) de Sala-Bey, pour me baptiser, comme à la mode du pays. C'était pour me faire la circoncision. Il m'en expliquait la cause en me disant: «C'est par ordre de Sala-Bey,» et, pour être bon Mamelouck, il faut que je sois circoncis.
Voilà le barbier qui commence la cérémonie malgré moi.
Dix jours après, j'étais tout à fait rétabli. Quelques jours après, j'ai reçu le cheval que l'on m'a promis à mon arrivée au Grand Caire.
Pendant deux mois, j'ai fait aucun service que d'apprendre à monter à cheval et à apprendre à lancer la lance. Après les deux mois, j'ai voyagé avec les corps des Mameloucks, dans la province d'Égypte.
Après ce dernier voyage, j'ai resté au Grand Caire pendant deux années sans faire aucun voyage.
Toute l'Égypte était gouvernée par vingt-quatre Beys: le Mourad-Bey était le premier et Ibrahim le second. Les vingt-quatre Beys faisaient, chacun à leur tour, un voyage à la Mecque, pour l'usage de la religion.
Le tour de Sala-Bey est venu. J'ai fait le voyage
de la Mecque avec lui.
J'ai vu aussi le tombeau de Mahomet[42].
À notre retour de la Mecque, nous sommes arrivés jusqu'à trente lieues du Caire.
Sala-Bey apprit que les Français sont entrés au Grand Caire. Mourad-Bey a donné une grande bataille à Guiza[43], même l'avait malheureusement perdue.
Une grande partie des Mameloucks était noyée, dont mille en traversant à la nage avec leurs chevaux.
Après ça, Sala-Bey a décidé à retourner auprès de Djezzar-Pacha, à Saint-Jean d'Acre, parce qu'il n'avait pas assez de forces pour donner une bataille[44].
Djezzar-Pacha avait trouvé fort mauvais de n'avoir pas donné une affaire contre les Français, avant de quitter le pays.
Quand nous sommes arrivés dans la ville, le
Sala-Bey a rendu une visite
à Djezzar-Pacha, aussitôt son entrée en ville.
Le Sala-Bey étant dans le salon avec Djezzar-Pacha, on avait ordonné pour faire prendre du café. On a fait mettre, dans le café, du poison, et on présente à notre malheureux Bey. Il prend son café: une demi-heure après, il était mort. Nous étions tous désolés de cette perte. Le Djezzar-Pacha voulait tous nous garder avec lui, mais personne a voulu rester. Il y a eu beaucoup qui se sont sauvés pour aller dans leur pays, et d'autres pour la Mecque, et moi j'ai pris mon domestique avec moi. Je suis parti pour le Grand Caire, parce que j'avais beaucoup de connaissances dans la ville, alors je ne craignais rien. Après avoir quitté la ville de Saint-Jean d'Acre, j'ai quitté mon habit de Mamelouck et j'ai pris un de mon domestique. Enfin, j'étais habillé comme lui. J'ai été obligé de vendre mon cheval et mes armes, et j'ai donné une somme d'argent à mon domestique pour qu'il dise rien à personne, quand nous serons arrivés au Grand Caire. Il m'a donné sa parole qu'il me servira toujours, et personne ne saura rien, et je suis bien tranquille. Enfin, nous avons pris chacun un âne et nous avons voyagé jusqu'au Grand Caire.
Comme ça, nous sommes rentrés dans la ville très-facilement, parce que nous étions costumés en paysans.
Je voyais tous les jours, dans la ville, beaucoup de troupes françaises et beaux et vieux grenadiers, à grandes moustaches, qui faisaient la garnison de la ville, et les dragons occupent Boulak, à une lieue de la ville.
J'ai resté à peu près un mois dans la ville, sans occuper aucune maison. J'avais peur qu'on me fasse connaître et qu'on me mette en prison comme prisonnier. Je mangeais et je me couchais dans la rue, avec mon domestique qui ne me quittait jamais.
À force de dépenser, j'avais guère de l'argent. J'ai appris que le sheik El Bekri[45] avait une grande place dans le civil, c'est-à-dire pour la religion.
J'ai beaucoup connu ce grand personnage-là, dans la maison de Sala-Bey. Je me suis présenté chez lui pour lui demander un emploi, mais son portier ou domestique me refusait toujours la porte, en me disant: «Le sheik El Bekri n'est pas visible, même on ne donne pas les audiences aux paysans.» Enfin, je me suis forcé de leur dire mon nom et à qui j'appartenais autrefois.
Après ces démarches, le sheik m'a fait dire qu'il me recevra demain. Je me suis rendu chez lui, le jour désigné. Il m'a très bien reçu, en me disant: «Je vous garderai bien à mon service et vous monterez à cheval avec moi, mais il faut la permission du général Bonaparte, général en chef.» Dans ce moment-là, j'avais bien peur qu'il me fasse prendre par les Français, parce que je connaissais pas encore leur manière de vivre et leur religion. Cependant mon domestique courait tous les jours dans le monde, et il me disait que les Français sont bonnes gens et sont de la religion chrétienne.
Je commençais un peu à être tranquille, parce que je suis aussi chrétien, comme eux.
Enfin le sheik El Bekri m'a fait monter dans son
sérail, en me disant:
«Restez-là, jusqu'à ce que je demande la permission au général en
chef.»
Me voilà donc dans le sérail avec cinq femmes qui appartenaient au sheik. Elles m'ont apporté beaucoup de sorbets et félère[46] c'est-à-dire des pâtisseries et limonade, mais j'avais le cœur gros, je n'acceptai rien. Je me voyais au milieu de ces dames, avec une seule chemise bleue sur mon corps.
J'ai été obligé de pleurer auprès de ces dames. Toutes ces bonnes personnes pleuraient aussi de mon sort, en me consolant le mieux qu'elles pouvaient.
Le même jour, le sheik El Bekri monta à cheval et alla chez le général en chef et lui demanda la permission de me garder avec lui; il lui a donné cette permission, en lui demandant si j'étais bien âgé et si j'étais un bon sujet. Le Sheik lui a répondu que oui: «Je réponds de lui, c'est un bon sujet, il est âgé de quinze ans et demi. Il appartenait, autrefois, à Sala-Bey, qui a été empoisonné par Djezzar-Pacha, à Saint-Jean d'Acre.»
Après ça, le général en chef lui dit: «Si le Mourad-Bey veut être bien raisonnable, je lui donnerai la permission de venir, avec tous ses Mameloucks, au Grand Caire[47].»
Après quelques heures, je vois arriver le sheik El
Bekri. Il me dit:
«Vous êtes à mon service. Le général en chef m'a donné la
permission.»
Et il fait venir, sur-le-champ, un tailleur, et il me fait des
habits à
la Mamelouck, comme j'étais autrefois.
Toutes ces bonnes dames, elles me font demander, aussitôt, dans le sérail, elles m'ont embrassé, et elles m'ont félicité que je restais dans la maison, et elles m'ont prié que je leur fasse demander ce que j'aurais besoin, et elles m'ont fait présent de plusieurs mouchoirs brodés en or et jolie bourse pour mettre de l'argent, idem brodée en or. Ce que je trouvais bien joli, c'est la fille du sheik El Bekri, jolie comme les amours, âgée de onze ans et demi.
J'ai resté dans cette maison-là à peu près trois mois. Dans cet intervalle-là, le sheik avait ramassé, dans la ville, environ vingt-cinq Mameloucks, qui étaient isolés ou cachés dans les maisons. Comme j'étais le plus âgé et plus ancien, il m'a nommé leur chef et leur faire apprendre à monter à cheval.
Il me paraît que les dames que j'ai vues dans le sérail, qui m'ont si bien reçu, ont bien engagé sheik El Bekri pour me faire marier avec sa fille que je connus dans le sérail et âgée de douze ans. Enfin, tout était convenu et d'accord pour mon mariage, même le général en chef Bonaparte était prévenu de mon mariage avec la fille du sheik.
J'avais gagné pas mal d'argent chez le sheik. Il venait bien souvent à la maison les Sheiks-El-Balad, c'est-à-dire les chefs des villages, qui apportaient à leur maître les contributions qu'ils devaient payer tous les ans, et sheik El Bekri leur faisait présent, à chacun, d'un manteau et d'un cachemire. Moi, étant chef des Mameloucks, c'était à moi à leur donner les manteaux et les cachemires. Il me venait, quelquefois, trois et quatre cents francs et j'économisais toujours pour envoyer à ma mère; mais je n'ai jamais pu en trouver l'occasion.
Je montais, tous les jours, à cheval, avec le sheik, qui dînait bien souvent avec le général en chef, et c'est là où on tenait les conseils de la ville et de l'armée.
Le général en chef partit, avec une grande partie de son armée, pour prendre Saint-Jean d'Acre. À son arrivée au pied de la ville, il fait monter à l'assaut plusieurs fois, même jusqu'au dernier mur, même il y avait plusieurs grenadiers qui avaient pénétré dans la ville, mais, malheureusement, il ne put pas réussir, à cause des munitions. Il retourna au Grand Caire[48].
Après son arrivée, il s'habillait quelquefois en habit turc, et il disait qu'il ne retournerait plus en France, qu'il se ferait circoncire à la manière turque, et il se ferait roi d'Égypte.
Tout le monde était bien content de ça: on avait beaucoup confiance en lui, mais c'était pour mieux tromper les Turcs. Dix à douze jours après, on vient nous apprendre qu'une armée de Turcs va débarquer à Aboukir. Le général en chef est parti, sur-le-champ, avec le général Murat, pour commander l'armée qui était occupée dans la province d'Alexandrie. Dans cet intervalle, le sheik El Bekri prit un nouveau Mamelouck, beaucoup plus âgé que moi. On lui avait donné le commandement de tous les Mameloucks qu'avait le sheik. C'est lui-même qui lui avait donné ça, sans me prévenir, même lui avait promis sa fille en mariage, ce qui était convenu pour moi, car tout était prêt pour ça.
Je défendais tous les jours, aux jeunes Mameloucks, de courir dans les rues, même dans la cour, par ordre du sheik. Un jour, je descendais jusqu'au pied de l'escalier, voilà le nouveau Mamelouck qui vient pour me faire monter dans ma chambre, malgré moi, en me disant qu'il était mon chef; mais je ne voulais pas lui obéir. Je lui dis: «Oui, je monte, mais vous allez venir avec moi!»
J'avais, à la maison, deux jeunes Mameloucks qui m'aimaient comme leur frère. Quand nous étions dans ma chambre, j'ai commencé de lui dire: «Quel ordre avez-vous reçu pour me commander?» Il me dit: «Je n'ai pas de comptes à vous rendre!» Et nous avons commencé la dispute. Je suis sauté sur lui, pour le taper, mais il était beaucoup plus grand que moi. Mais les deux Mameloucks que j'avais avec moi se sont levés tous deux, et nous sommes tombés tous les trois sur lui, et nous l'avons fait tomber à terre. Je lui en ai donné tant que sa figure était enflée. Il finit de descendre au pied de l'escalier et resta là.
Dans ce moment-là, le sheik était dans le sérail, mais j'avais grand peur que le sheik me fît donner des coups de bâton, d'avoir battu mon camarade.
Les deux jeunes Mameloucks me dirent: «Ne craignez rien, nous dirons au sheik que vous avez pas le tort, que c'est le nouveau Mamelouck qui a voulu commander et disputer avec Roustam, qui méritait pas (de châtiment).»
Sur les quatre heures après-midi, le sheik descend du sérail et rentre dans son salon, et me demande du café et sa pipe, que je lui ai présentée. Tous les Mameloucks sont venus dans le salon pour se tenir tout debout au-devant du sheik El Bekri, comme usage du pays. Voilà le sheik qui me demande où il est le nouveau Mamelouck. Je lui dis: «Il est en bas». Je l'ai envoyé chercher par un Mamelouck. Il rentre dans le salon. Le sheik aperçoit sur sa figure qu'il a été battu, car ses yeux et sa figure étaient enflés des coups que je lui avais donnés. Comme j'étais le plus grand, le sheik me demande pourquoi il a du chagrin, qui l'a battu. Je lui réponds:
«C'est moi, parce qu'il n'était pas sage: il voulait aller dans les rues et voulait me commander.»
Voilà donc le sheik se mit en colère contre moi, en me disant que j'étais un mauvais sujet d'avoir battu mon camarade de cette manière-là, que si je le mettais trop en colère, il me ferait prendre par les Français, et que je mérite de recevoir des coups de bâton sur le talon de mes pieds. Par exemple, j'avais bien peur de toutes les menaces qu'il me faisait. Je lui demande la permission de lui expliquer la cause que j'ai battu le nouveau Mamelouck. Il me dit: «Oui, parle, et dis-moi la vérité, sans cela je vous punirai sévèrement, et pour te donner en exemple.» Je lui dis: «Oui, je ne vous cacherai rien, je vous dirai la vérité. C'est vous qui avez caché tout à mon égard: jusqu'à présent vous m'avez nommé, pour commander les vingt-cinq Mameloucks qui sont à votre service. Même je comptais, un jour, être heureux en épousant votre fille. Vous m'en avez donné la parole. Même, le général en chef était prévenu pour ça, et je me trouve, à présent, commandé par un nouveau et mauvais sujet Mamelouck, et vous avez promis votre fille à lui, sans me prévenir pour que je puisse obéir à ceux qui ont reçu l'ordre pour me commander, et je lui obéirai jamais sans ordres. Voilà tous les Mameloucks qui sont présents, il faut leur demander si j'ai tort, si j'ai manqué à mon service.»
Il me dit: «Eh bien! C'est lui que j'ai nommé chef. C'est mon intention et tout le monde lui obéira. Si vous n'êtes pas content, je vous ferai prendre par les Français!»
Moi j'avais toujours peur que ce cochon-là me donne des coups de bâton.
Je lui dis: «Je les sais, à présent, vos ordres. Je vous jure, je lui obéirai.»
Heureusement, tout ça s'est bien terminé, sans les coups de bâton. J'ai appris, par une négresse de sérail, que la première femme du sheik El Bekri était bien fâchée de tout ce changement-là et sa fille pleurait toujours, que son père avait changé le mariage qui devait se faire avec moi, mais son père voulait Abraham.
Quelques jours après, j'appris que le général en chef a donné une grande bataille à côté d'Aboukir, et les Turcs ont été prisonniers ou tués. Le général Murat avait monté à l'assaut dans le vaisseau du pacha qui commandait l'armée turque et s'était battu avec lui, et lui a donné un coup de sabre qui coupa deux doigts et le prit prisonnier.
Donc, le général en chef était de retour au Grand Caire, disant toujours qu'il va rester tout-à-fait, et qu'il se ferait nommer roi d'Égypte. Tout le monde avait beaucoup confiance en lui.
À son arrivée, il donnait des grands dîners bien souvent à tous les grands personnages de la ville. Le sheik El Bekri, pour faire plaisir au général, il buvait toujours du vin dans un gobelet d'argent, pour que l'on voie pas. Il était si bien accoutumé au vin, qu'il faisait venir, tous les jours, deux bouteilles, une de vin et l'autre d'eau-de-vie, et mêlait tout ensemble, et buvait tous les soirs, et se soûlait comme un vrai ivrogne. Je voyais, tous les jours de sa vie, la même chose.
Un jour, j'ai accompagné le sheik pour aller dîner chez le général Bonaparte[49]; tout le monde était à table; je traversai un petit salon où j'ai trouvé monsieur Eugène[50] et deux autres personnes à table; ils m'ont présenté un bon verre de vin de Champagne, en me disant: «Bois, ça te fera pas du mal, c'est du bon de France!» J'ai bu, et je le trouvais très-bon. Ils m'ont forcé absolument boire un second verre.
Après le dîner, je monte à cheval avec le sheik
pour retourner à la
maison: il n'y avait que la place à traverser. El Bekri avait
vingt-cinq
Mameloucks. J'avais une gaîté extraordinaire, par le vin de
Champagne.
Je faisais danser mon cheval à côté du sheik, comme un fou.
Voilà donc le sheik qui aperçoit ma gaîté. Quand nous sommes arrivés à la maison, il me fait demander en particulier pour me parler. Je me suis rendu dans le petit salon où il buvait tous les soirs et se soûlait; il n'avait pas même la force de monter dans le sérail: il me dit: «Tu as bu du vin, aujourd'hui, chez le général?» Je lui dis: «Non, j'ai bu du bon de France; c'est monsieur Eugène qui m'a donné deux verres.» Il me dit que j'étais un ivrogne: il me menaça de me faire donner des coups de bâton à mes pieds. Mais je n'avais pas perdu la tête; je lui dis: «Si vous avez le malheur de me punir de cette manière-là, je dirai à tout le monde que vous faites venir, tous les jours, du vin et de l'eau-de-vie et que vous vous soûlez tous les soirs, et si vous me faites pas taper sur mes pieds, je dirai rien, je vous jure ma parole d'honneur.»
Il me paraît qu'il avait peur des menaces que je lui avais faites, et finit par me dire qu'il me pardonnait pour cette fois; que, s'il m'arrivait une autre fois, il me ferait punir.
Tout ça se passait pour le mieux, mais j'étais toujours mécontent de l'injustice que l'on m'avait faite.
* * * * *
Il paraît que le général en chef avait l'intention de partir pour la France. Il fait demander, par monsieur Elias[51], son interprète, deux Mameloucks, pour son service. M. Elias s'est présenté, un jour, chez le sheik El Bekri, pour prendre deux: le sheik lui a donné deux. M. Elias me dit si je veux, il me ferait entrer chez le général, en me disant: «Les Français sont des braves gens, et sont tous chrétiens.» Je lui dis: «Oui, je demande pas mieux, car vous savez bien que je suis pas heureux chez le sheik.» J'avais conté toutes les injustices que l'on m'avait faites.
Voilà M. Elias parti avec deux Mameloucks, et il me laisse à la maison, en me disant: «N'aie pas d'inquiétude; je penserai à vous.» J'étais presque sûr d'y entrer, parce que je le connaissais depuis longtemps chez Sala-Bey.
Quand Elias fut arrivé, avec les deux Mameloucks, chez le général, un de ces jeunes Mameloucks, quand il aperçut le général, se mit à pleurer, parce qu'il avait peur de lui, quoique il n'était pas méchant.
Le général dit à Elias: «Je ne veux pas garder les personnes avec moi malgré leur gré; voilà un enfant qui pleure, il faut le ramener chez le sheik, et vous demanderez un autre de bonne volonté.» Elias dit au général: «Si vous voulez me donner une lettre pour le sheik, peut-être nous pourrions avoir le gros Mamelouck qui monte à cheval tous les jours avec lui; c'est un bon sujet, il est géorgien.» Le général lui donna une lettre pour le sheik, pour m'avoir à son service.
Le même jour, je vois arriver monsieur Elias avec une lettre pour le sheik. En passant à côté de moi, il me dit: «Ne craignez rien, je viens pour vous chercher.» Et il rentre dans le salon où était le sheik, lui remet la lettre du général, qui me faisait demander. Dans ce moment-là, j'étais dans ma chambre, exprès pour qu'on me fasse demander. Ça n'a pas manqué.
On vient me dire que le sheik me demande. Je me suis rendu auprès de lui: il fait la lecture de la lettre. Je lui dis exprès: «Je ne veux pas aller avec les Français, je désire rester toujours avec vous.» Il me dit: «Mon ami, ça ne se peut; le général en chef vous demande; s'il veut même demander mon fils, je ne pourrais pas lui refuser.»
De mon côté, j'étais bien content de quitter sa maison, car je me trouvais pas heureux de toutes les injustices que l'on m'avait faites pour un nouveau Mamelouck qui ne savait rien faire, même ni monter à cheval. J'ai dit au sheik exprès que je ne veux pas aller avec les Français: «Je suis bien plus heureux à votre service, j'irais bien pour vous faire plaisir, mais plus tard vous me ferez sortir de chez le général?» Il me dit: «Oui, je vous abandonnerai pas, et vous viendrez me voir tous les jours.» Après ça, je lui embrasse sa main, comme usage du pays, et je lui fais mes adieux. Mon domestique, qui était toujours avec moi, je lui fais seller mon cheval, et j'ai fait mes adieux à tous mes camarades. Surtout les deux Mameloucks que je regardais comme mes frères se sont mis à pleurer comme des malheureux, de voir le dernier moment de me quitter pour toujours.
* * * * *
Entré au service du général en chef Bonaparte le… (sic), monsieur Elias m'amène chez le général, qui me reçut dans son salon. Première chose qu'il me fait, il me tire les oreilles, il me dit si je sais monter à cheval, je lui dis oui. Il me demande aussi si je sais donner des coups de sabre. Je lui dis: «Oui, même j'ai sabré plusieurs fois les Arabes.» Je lui ai montré la blessure que j'ai reçue sur ma main. Il me dit: «C'est très-bien; comment tu t'appelles?» Je lui dis: «Ijahia». Me dit: «Mais c'est un nom turc, mais le nom que tu portais en Géorgie?» Je lui dis: «Je m'appelle Roustam.—Je ne veux pas que tu portes le nom turc; je veux que tu portes ton nom de Roustam.»
Après sa rentrée dans sa chambre, il m'apporte un sabre damassé, sur la poignée six gros diamants, et une paire de pistolets garnie en or. Il me dit: «Tiens, voilà pour toi! Je te le donne, et j'aurai soin de toi.»
Il me fait entrer dans une chambre remplie de papiers, il me fait emporter tout dans son cabinet. Je servis son dîner, le même jour, à huit heures du soir. Après dîner, il demanda sa voiture pour aller promener alentour de la ville. Il fait demander monsieur Lavigne, son piqueur, pour me faire donner un bon cheval arabe et une belle selle turque, et nous avons été promener, que j'étais placé à côté de sa portière.
Le soir même, il me dit: «Voilà ma chambre à coucher; je veux que tu couches à ma porte, et tu laisseras entrer personne, je compte sur toi!» Je lui dis, par monsieur Elias, qui était à côté de moi: «Je me trouve heureux d'avoir sa confiance, et je mourrais plutôt que de quitter ma porte et laisser entrer du monde dans la chambre. Vous pourrez compter sur moi.»
Le lendemain, j'ai resté à sa toilette, avec son
valet de chambre, nommé
Hébert[52]. Mon intention était de faire entrer avec moi les
deux
Mameloucks que j'aimais tant, qui étaient restés chez le sheik El
Bekri,
mais malheureusement nous sommes partis trop précipitamment[53]
pour la
France.
II
Départ de Bonaparte pour Alexandrie.—En route, je charge les Arabes, ce qui me vaut un poignard d'honneur du général en chef.—Embarquement pour la France.—Mes inquiétudes.—Le général me rassure.—Relâche à Ajaccio.—Une plaisanterie de mauvais goût.—Débarquement à Fréjus.—Berthier m'emprunte un sabre, cadeau du général.—Départ de celui-ci pour Paris.—Ses bagages et sa Maison prennent la route d'Aix-en-Provence.—Notre convoi pillé par des brigands.—J'écris au général Bonaparte pour lui rendre compte de l'incident.—J'arrête de ma main, à Aix, un des bandits.—Ma présentation à Madame Bonaparte.—Inquiétude de Joséphine pendant la journée du 18 Brumaire.—Murat et sa femme.—Le piqueur Lavigne.—Je fais une grave chute de cheval.—Bonté que le premier Consul et sa famille me témoignent en cette circonstance.—Mon portrait peint par Mme Hortense de Beauharnais.—Le premier Consul s'oppose à mon mariage.—La Malmaison.—J'apprends de Boutet l'entretien des armes à feu, et de Lerebours celui des lunettes d'approche.—Bonaparte, empereur des Français.
On nous disait pas que nous allions en France; j'ai su ça bien longtemps après. Quelques jours après que je suis entré au service du général, le valet de chambre vient, à minuit, pour habiller le général; il me dit: «Nous allons partir pour Alexandrie, parce qu'il arrive une armée turque et anglaise.» Nous voilà donc partis précipitamment; je n'ai pas eu le temps même pour aller chercher mes effets que j'avais laissés chez le sheik El Bekri. Ce qui me faisait encore de la peine, c'était un pauvre domestique que je n'ai pas pu amener avec moi.
Nous sommes partis du Grand Caire le… (sic) et arrivés le soir à Menouf. Le général a dîné là, et nous sommes partis, le lendemain matin, pour Alexandrie, comme on disait.
En chemin faisant, nous avons rencontré une grande quantité d'Arabes qui barrait notre passage; j'ai demandé la permission au général pour charger sur les Arabes avec les guides qui étaient l'escorte du général. Il me dit: «Oui, va et prends garde que les Arabes te prennent, car on ne te ménagera pas!»
J'avais un bien bon cheval, je craignais rien et j'étais bien armé: j'avais deux paires de pistolets, un sabre, un tromblon et un casse-tête sur ma selle.
Après la charge, le général a demandé à monsieur Barbanègre, qui commandait la charge, si je m'étais bien comporté. Il lui dit: «Oui, c'est un brave soldat, il a blessé deux Arabes.» Après ça, le général il me fait donner un poignard d'honneur, le même jour, qui m'a fait le plus grand plaisir. Depuis cette époque-là, il m'a jamais quitté.
Nous sommes couchés, ce jour-là, dans le désert, sur le sable. Le même soir, monsieur Elias[54] arrive du Grand Caire, en dépêche pour le général; par même occasion, il m'a apporté des pastèques, c'est-à-dire des melons d'eau qui m'ont fait grand bien, car il faisait bien chaud, et il me disait: «Il y a pas l'armée turque ni anglaise, comme on le dit jusqu'à présent, et vous allez faire un autre voyage», sans me dire autre chose. Le voilà donc retourné pour Grand Caire.
Le lendemain, au matin, nous avons perdu un peu de la route, à cause de grande quantité de sable; nous avons aperçu plusieurs femmes arabes qui travaillaient à la terre. Le général me dit que je demande à ces femmes la route. Je galope mon cheval pour aller demander à ces femmes notre route. Quand les femmes m'ont aperçu, elles ont pris leur chemise qui était leur seul vêtement et ont montré leur derrière, enfin leur corps tout nu.
Nous sommes arrivés, à dix heures du soir, entre Alexandrie et Aboukir, au bord de la mer Méditerranée; on a mis les tentes, et on a commandé de faire le dîner.
J'aperçois, en rade, deux frégates; je demande à monsieur Eugène, qui était aide-de-camp du général en chef, ce que c'était que ces deux frégates, à qui elles appartenaient; il me dit qu'elles appartiennent aux Turcs. Il m'avait encore caché le secret, car c'étaient deux frégates françaises qui attendaient, en rade, après le général et son escorte, mais j'ai su ça que le soir. Dans cet intervalle-là, il faisait si chaud que je suis allé me baigner dans le bord de la mer. Voilà donc que j'aperçois monsieur Fischer[55], contrôleur du général, qui vient pour me chercher. J'arrive à la tente, et je dîne. Après ça, je vois tout le monde bien content et bien gai. Les soldats faisaient sauter leurs sacs, et les cavaliers laissaient leurs chevaux à ceux qui restaient encore dans le pays.
Je me suis adressé à monsieur Jaubert[56], interprète, un Français, un des interprètes du général: «qui ce que ça veut dire, je vois tout le monde bien content». Il me dit: «Nous partons pour Paris; c'est un bon pays et grande ville. Les deux frégates que nous voyons d'ici, c'est pour nous conduire en France». Et on me dit que je laisse mon cheval. Je prends seulement mon petit porte-manteau, contenant deux chemises et un châle de cachemire[57].
Me voilà parti, avec plusieurs officiers, à un petit quart de lieue de la tente, pour nous embarquer dans les chaloupes, pour rejoindre les frégates. La mer était bien agitée; les vagues cognaient sur nos têtes, les chaloupes étaient remplies d'eau, tout le monde était malade de ce petit trajet-là. Moi je n'étais pas du tout malade, au contraire. Je demandais toujours à manger. Le Mamelouck nommé Ali[58] était bien malade aussi. Nous sommes arrivés, le soir bien tard, dans la frégate, et nous sommes partis, sur-le-champ, tout le monde bien content. J'ai resté un jour entier sans voir le général[59]. Tous ces messieurs, pour me faire enrager, me disaient que, quand je serais arrivé en France, on me couperait la tête, parce que, quand les Mameloucks prenaient les soldats français, ils faisaient couper la tête la même chose: ça me donnait un peu d'inquiétude.
Trois jours après notre embarcation, j'ai demandé à parler au général, par monsieur Jaubert, qui parlait arabe. Enfin, il me fait parler le même jour. Le général me dit: «Te voilà, Roustam! Comment tu te portes?» Je lui dis: «Très bien, mais très inquiet sur mon sort.» Il me dit: «Mais pourquoi ça?» Je lui dis: «Tout le monde dit que, quand je serai arrivé en France, on me coupera la tête. Si c'est vrai, comme on dit, je voudrais que ça soit à présent, et qu'on me fasse pas souffrir jusque en France!» Il me dit, avec sa bonté ordinaire, en tirant toujours mes oreilles, comme tous les jours: «Ceux qui t'ont dit ça sont des bêtes; ne craignez rien, nous arriverons bientôt à Paris, et nous trouverons beaucoup de jolies femmes et beaucoup d'argent. Tu vois que nous serons bien heureux, bien plus qu'en Égypte!» Après ça, je le remerciai bien de la manière qu'il m'a reçu, et m'a donné la tranquillité, car j'étais bien inquiet.
Pour passer le temps dans la frégate plus agréablement, on a joué plusieurs fois aux cartes avec messieurs Berthier, Duroc, Bessières, Lavalette, enfin beaucoup de monde. Il a gagné plusieurs fois, m'a donné de petites sommes d'argent. Nous sommes arrivés en Corse, le pays du général, en traversant les côtes de Barbarie, et Tunisie[60]. Quand nous avons aperçu la côte de Corse, le général a envoyé le capitaine de frégate dans une chaloupe, pour faire dire aux autorités de la ville que le général Bonaparte arrive. Par ce temps-là, nous sommes arrivés et mouillé la frégate en rade, et nous avons vu arriver, dans les petits bateaux, toutes les autorités de la ville et beaucoup de belles dames de la ville[61] pour féliciter le général de son heureux retour. Nous avons pas fait la quarantaine comme on fait ordinairement. Le général a débarqué une heure après son arrivée en rade, ensuite descendu dans la maison qu'il était né. Je ne suis débarqué que le soir, à mon arrivée dans la ville. Le général il me fait demander comment je trouve son pays natal. Je lui dis: «Très-bien, c'est un bon pays.» Il me dit: «C'est rien, quand nous serons arrivés à Paris, c'est bien autre chose!»
À notre arrivée en Corse, on faisait la vendange; il ne manquait pas du raisin ni belles figues. C'était une régalade pour nous, car, en Égypte, nous n'avions pas de tout ça dans la maison que nous habitions. Il y avait plusieurs jolies femmes, qui avaient beaucoup de bonté pour moi, comme étant un étranger; mais, ce qui m'a fait plus de peine, c'est le bavardage de monsieur Fischer, qui avait dit au Général et au général Berthier, que j'avais fait ma cour à plusieurs de ces dames, et j'avais donné vingt-cinq piastres.
Nous sommes embarqués de nouveau dans la frégate, partir pour Toulon, mais le temps était si mauvais, nous sommes obligés de retourner encore en Corse, et nous y avons été un jour entier et nous sommes partis, le jour après, pour Toulon. Chemin faisant, le Général et général Berthier commencent à rire en me voyant, en disant: «Comment! Tu es plus habile que nous! Tu as eu déjà les femmes en France, et nous, nous en avons pas encore eu!» Je lui dis: «Je voudrais savoir qui ce qui vous a dit ça, car je pourrais vous assurer que c'est un mensonge. Je n'ai rien eu et rien fait.» Et ils m'ont dit: «C'est Fischer qui l'a dit.» Mais j'étais bien en colère contre ce vilain homme, d'avoir dit des menteries contre moi. J'étais si en colère que je voulais taper à Fischer.
Quand nous étions à quelques lieues de Toulon, nous avons aperçu sept vaisseaux anglais qui nous barraient le passage. L'amiral Ganteaume, qui commandait les frégates, a mis les deux frégates en défense et mis une chaloupe en mer, et attachée avec une corde après la frégate, en cas de besoin pour le général. Les Anglais, quoique encore bien éloignés de nous, tiraient des coups de canon. L'amiral Ganteaume a vu qu'il n'y avait pas moyen d'arriver jusqu'à Toulon, et nous avons laissé les Anglais sur la route de Toulon, et nous avons pris celle de Fréjus en Provence, que nous étions pas bien éloignés, car nous voyions les côtes. Nous sommes arrivés, quelques heures après, dans la rade de Fréjus. Les Anglais venaient tout près de nous et tiraient quelques coups de canon, mais ça nous faisait pas de mal, parce que les batteries des côtes nous protégeaient. Le général a envoyé, sur-le-champ, monsieur Duroc[62] à terre pour prévenir les autorités de la ville que c'est le général Bonaparte qui arrive. Après ça, les batteries des côtes ont tiré plusieurs coups de canon pour notre arrivée, et les deux frégates ont répondu avec des salves de cinquante coups de canon. Après, nous sommes tous débarqués, et nous avons été à pied jusqu'à la ville qui était à un petit quart de lieue. Nous sommes arrivés de très-bonne heure. Le général a reçu toutes les autorités de la ville, et demanda ensuite son dîner.
* * * * *
Ordinairement, on fait quarante-cinq jours de quarantaine sans pouvoir descendre à terre, mais le général n'a pas voulu rester aussi longtemps, car nous sommes partis, le même soir, pour Paris, et les troupes qui étaient avec nous, quand nous sommes arrivés dans la ville de Fréjus.
Le général Berthier me dit: «Roustam, prête-moi ton sabre, je te le rendrai à notre arrivée à Paris.» Et je n'ai pas voulu lui refuser parce que j'avais un autre, et mon poignard[63] que le général m'avait donné dans le désert d'Égypte, avec une paire de pistolets que j'avais emportés avec moi du Grand Caire; j'avais de quoi me défendre, en cas de besoin.
Le général était encore dans un salon. Je suis mis dans une petite chambre, à côté de lui, pour mettre mes pistolets en bon état et bien les charger avec des grosses cartouches. Le général passait pour aller dîner. Il s'aperçut que j'étais bien occupé après mes pistolets. Il me dit: «Qu'est-ce que tu fais là?—Je charge mes pistolets, en cas de besoin.» Il me dit: «Nous sommes pas en Arabie, à présent, nous avons pas besoin de toutes ces précautions-là!» Et je laisse mes pistolets comme ils étaient.
Le général est parti, le soir, pour Paris, avec monsieur Duroc et le général Berthier, et je suis parti dans la nuit avec plusieurs personnes de la maison[64], et les bagages du général. Il a voyagé aussi avec nous[65] un monsieur de Fréjus, avec sa femme[66] qui était fort jolie. Il allait jusqu'à Aix en Provence. Nous sommes marché tout la nuit, et, le lendemain, sur les quatre heures après midi, nous sommes arrivés à six lieues d'Aix en Provence.
C'est là où on nous attaqua par trente brigands. C'était un coup d'œil affreux, pour cet homme avec sa femme, qui voyageait avec nous. On avait attaché le mari à la voiture, et on a pillé entièrement. Mais on n'était pas content de tout cela: on a déshabillé la pauvre toute nue; elle avait seulement une seule chemise sur son corps. On croyait qu'elle avait caché quelque diamant sur elle, étant bijoutière.
Après ça, les brigands sont venus sur notre voiture qui était chargée des bagages du général Bonaparte. Un monsieur qui était avec nous, il leur disait: «Messieurs, ne touchez pas cette voiture, parce qu'elle appartient au général Bonaparte!» On lui a donné un coup de fusil; il est tombé à terre, et il a manqué être tué. J'avais mon poignard sur moi: je voulais leur donner quelque coup, mais messieurs Danger et Gaillon[67], ils m'ont empêché, en me disant: «Si nous faisons quelque résistance, nous serons perdus!» Ces messieurs, ils me disaient ça en arabe; les autres ne comprenaient rien. Après ça, ils ont cassé toutes les caisses et ont pris tous les effets et toutes les argenteries du général, marquées B. Après ça, ils sont venus à moi. J'avais à peu près six mille francs, dans ma ceinture, tant en or qu'en argent. Ils m'ont pas donné le temps de défaire ma ceinture. Ils me l'ont coupée avec un couteau. Mon poignard était dans ma grande poche. Ils ne l'ont pas pris. Je suis pas fâché de cela, car c'était un souvenir du général qu'il m'avait donné dans le désert d'Égypte.
Un de ces brigands vient à moi. Il me dit: «Tu es mamelouck?» Je lui dis oui, car je parlais un peu français. Il me répond: «Tu viens manger du pain de la France, on te le fera sortir par le nez ou on te le fera vomir!» Après, je leur réponds rien et on me laissa tranquille. Après ça, ils sont partis tous les trente bien armés, comme les troupes régulières, dans les montagnes.
Le malheureux homme était, tout ce temps-là, attaché à la voiture, et sa femme en chemise, pleurait comme une Madeleine. Comme les brigands sont partis, nous avons détaché ce pauvre homme de sa voiture. Vraiment c'était un coup d'œil affreux. Ce pauvre homme s'est jeté dans les bras de sa femme. Il arrachait ses favoris, ses cheveux. Le sang coulait sur sa figure, de voir sa femme si maltraitée. Après, nous sommes partis, sur-le-champ, pour Aix en Provence, et arrivés, le soir, dans la ville, sans argent pour aller jusqu'à Paris, même pour manger.
Le lendemain, les autorités de la ville ont établi un conseil pour les pertes que nous venions de faire, et on a réuni toutes les troupes qui faisaient la garnison de la ville. On a envoyé dans les montagnes après les brigands, mais on n'a rien fait et rien trouvé. Nous étions nourris pour le compte de la ville, parce que personne de nous avait de l'argent.
J'avais toujours le châle de cachemire avec moi. Je voulais pas le vendre jusqu'à nouvel ordre; j'attendais toujours la réponse de la lettre que j'avais écrite au général, à mon arrivée à Aix en Provence. Je lui mandais: «que j'avais été attaqué par trente Arabes français, et on nous a pris tout, jusqu'à toute votre argenterie. Je n'ai pas de l'argent pour faire mon voyage ni pour manger. Quand nous étions dans la frégate, vous avez eu la bonté de me donner de l'argent, mais les Arabes français m'ont tout pris. Quand nous étions dans la ville de Fréjus, vous m'avez dit: «Tu n'as pas besoin de tes pistolets, parce que, en France, il n'y a pas d'Arabes»; mais je puis vous assurer, mon général, il y en a eu trente à la fois. Si j'avais mes pistolets chargés, j'en aurais tué quelques-uns, mais contre force n'est pas résistance. J'étais seul contre trente Arabes.»
Le troisième jour que nous étions à Aix, j'étais à la porte de l'auberge, qui donnait sur une grande promenade; j'aperçus un de nos brigands qui passait, un sac sur son dos, en boitant, dans la grande promenade. J'ai dit à un nommé Hébert, qui était avec moi: «Voilà un voleur qui passe. Je suis sûr que c'en est un!» Il me dit: «Je ne crois pas, car il me semble, c'est un soldat.» Je lui dis: «Je vas l'arrêter et je l'amènerai au Conseil; on le fera interroger.»
Je courus moi-même à lui; je lui dis: «Viens avec moi, j'ai quelque chose à vous dire», et je le conduis au Conseil où étaient toutes les autorités de la ville. On l'a interrogé beaucoup. Il répondit au juge que ce n'est pas lui qui était avec les brigands, mais qu'on lui a donné quelques petites choses malgré lui. On a défait son sac, qui contenait six couverts d'argent marqués B, qui appartenaient à mon général, trois bagues à la dame, avec un grand châle de mousseline, qui appartenait à cette pauvre femme qui était avec nous. On l'a jugé le même jour, et fusillé le lendemain.
On nous a dit que le général Murat devait passer par la ville, le quatrième jour. Je me suis présenté à la poste que les chevaux attendaient son arrivée; je me suis présenté à la portière de la voiture; je lui ai conté tous les malheurs qui nous étaient arrivés. Il me donna cent louis pour mon voyage.
Le même soir, j'ai pris la poste avec messieurs Danger, Gaillon et Hébert, pour Paris. Nous sommes arrivés à Lyon et fait séjour. Je suis parti par la route de montagne de Tarare, qui est très-élevée, mais pas autant que celle du mont Caucase. Quand nous sommes arrivés à la barrière de Paris, on nous a arrêtés là pour visiter nos papiers. Ces messieurs avaient des papiers, mais moi je n'avais rien. Je leur dis: «Je vas chez le général Bonaparte; on vous donnera des papiers, si vous en avez besoin.» Enfin on nous a laissés passer.
J'arrive rue de Chantereine, chez le général. Il me fait demander tout de suite à mon arrivée. Il rit bien de bon cœur, quand il m'a aperçu. Il me dit: «Eh bien, Roustam, tu as donc rencontré les Arabes français?» Je lui dis: «Oui, cependant vous m'avez dit qu'il n'est pas de Bédouins en France. Moi, je crois qu'il y en a dans tous les pays.» Et il me dit: «Oh! que non. Je ferai finir bientôt ça. Je ne veux pas avoir, en France, des Arabes.» Je lui dis: «Je crois ça sera un peu difficile.» Après ça, il me présente à sa femme. Je lui baisai sa main, comme à la mode d'Égypte. Elle m'a reçu avec bonté. Le soir même, elle m'amène, dans sa voiture, au Théâtre italien, et elle me fait donner une jolie chambre et un bon lit. Quelques jours après mon arrivée, j'ai eu la fièvre pendant quatre jours. Elle venait me voir tous les jours. Elle me faisait donner des bonnes et jolies couvertures pour me tenir chaud. On ne disait jamais rien à l'autre mamelouck qui était avec moi. Après ça, on nous a fait habiller tout en neuf. Quelques jours après, je voyais tout le monde courir dans la maison en pleurant. Je ne savais pas pourquoi.
Je rentrais dans le salon; je vois cette bonne madame Bonaparte sur un canapé, entourée de beaucoup de monde; elle était sans connaissance. Je me suis informé, à plusieurs personnes «qui ce qu'il y a de nouveau: tout le monde pleure, pourquoi ça?» On me dit: «Le général a été se promener avec monsieur Duroc, alentour de Paris, et on dit qu'ils ont été assassinés tous les deux.» Je me trouve donc dans un état affreux. Je pleurais comme un malheureux, mais, quelques heures après, j'ai vu arriver le général, à cheval au grand galop, au milieu de la cour, et tout le monde était bien content de son arrivée. De mon côté, j'étais le plus heureux des hommes. Il paraît qu'il a été à Saint-Cloud, pour chasser le Directoire qui tenait le Conseil dans l'orangerie de Saint-Cloud. Il a pris une compagnie de grenadiers et rentra dans la salle et mit tout le monde à la porte. Il y en a un qui a voulu donner un coup de poignard au général: deux grenadiers avaient paré le coup. Madame Bonaparte leur a donné, à chacun, une bague de diamant et le grade d'officier, pour récompense d'avoir sauvé son mari. Un mois après, nous avons été occuper le palais de Luxembourg, parce que la maison rue de Chantereine était trop petite, et il s'est fait nommer Consul.
Dans ce moment-là, le général Murat faisait sa cour à la sœur du général, qui fut mariée quelques jours après[68].
Le général Murat, il me faisait demander quelquefois chez lui. Il faisait voir sa femme, en me disant: «N'est-ce pas, Roustam, ma femme est bien jolie?» C'est vrai, aussi, elle était fort jolie et très aimable; même elle m'a fait présent d'une petite bague de souvenir. Dans ce moment-là, M. Eugène était encore sous-lieutenant dans les Guides du Consul, que l'on organisait. M. Barbanègre était colonel. Le général allait promener, tous les jours, en calèche sur les boulevards. Il donnait un bon cheval pour que je l'accompagne partout. Un jour, nous étions à la promenade, M. Lavigne, son piqueur, avait monté mon cheval, et il m'avait donné un autre que je montais ce jour, mais le général s'aperçut que je montais pas mon cheval et il fait arrêter sa calèche. Il me dit: «Eh bien, Roustam, ce n'est pas la jument que je t'ai donnée!» Je lui dis: «Non, mon général, c'est Lavigne qui monte aujourd'hui.» Il était placé à la tête de la calèche. Il le fait venir à côté de lui, qui était sur ma jument, et l'a beaucoup grondé d'avoir monté mon cheval[69]: «S'il montait encore une autre fois, il le mettrait à la porte.» Après ça, Lavigne mit pied à terre, et j'ai monté sur ma bonne et jolie jument. Il n'y avait pas, dans Paris, une trotteuse comme elle.
* * * * *
Un mois après, on fait préparer le palais des Tuileries pour le Consul. Quand il fut fini de meubler, le Consul est allé en grand cortège, et moi à cheval à côté de sa voiture, et a fait son entrée au palais avec grande cérémonie. Après ça, il se fait nommer Consul à vie. Quelques jours après, je montais à cheval pour aller promener avec M. Lavigne. J'avais un jeune cheval un peu rétif. En passant à côté du pont Royal, pour aller au bois de Boulogne, mon cheval ne voulait pas avancer. Je lui pique les deux flancs, et il partit au grand galop. Malheureusement, le pavé était fort mauvais. Il faisait bien chaud. Voilà donc mon cheval manque sur les quatre jambes. J'ai tiré si fort par la bride et bridon que tout était cassé dans mes mains, mais il n'est plus de moyen de soutenir mon cheval; il tombe à terre, et m'a jeté à quinze pieds de lui. Sa tête, sa poitrine, tout était déchiré; le sang coulait partout. Cette pauvre bête était malade pendant un mois.
Je voulais me relever, mais mon cœur me manque, et je pouvais pas remuer mes jambes. J'avais un grand pantalon de Mamelouck et un pantalon à la française, bien serré, un caleçon et une paire de bottes: tout était déchiré! Les morceaux de chair de mes jambes traînaient par terre. Beaucoup de bourgeois sont venus, avec Lavigne, à mon secours. Ils m'ont mis dans une voiture, sans connaissance, et on m'a mené au palais des Tuileries. On fait venir, sur-le-champ, M. Suë[70], chirurgien de la Garde, qui m'a saigné cinq fois, et mis plusieurs planches à mes jambes, et bien attachées avec des cordes. J'ai gardé ces planches pendant vingt jours.
Le Consul a beaucoup grondé Lavigne, parce qu'il m'avait donné un jeune cheval et rétif. Il était bien fâché de l'accident qui m'est arrivé. Il m'envoyait tous les jours son médecin pour savoir de mes nouvelles.
Ma blessure n'était pas encore guérie quand j'ai appris que le Consul va à l'armée[71]. Je voulais voir le Consul, mais le docteur ne voulait que je marche. Un jour, sur les six heures du soir, j'ai été voir le Consul après son dîner. Il me dit: «Te voilà! Comment t'es-tu laissé tomber du cheval?» Je lui dis: «Ce n'est pas ma faute, il me paraît que les chevaux de l'Arabie sont meilleurs que ceux de la France.» Et il me dit: «Tu sors trop bonne heure; tu fatigueras ta jambe.» Je lui dis que non, que je suis presque guéri. Je lui dis: «Mon général, j'ai appris que vous allez à l'armée; j'espère que j'irai aussi.» Il me dit: «Non, mon cher, ça ne se peut pas. Pour venir avec moi, il faut avoir des bonnes jambes, et monter à cheval.» J'ai dit: «Mais je marche bien aussi, je monterais aussi à cheval.» Il me dit: «Eh bien, marche au-devant de moi, pour voir si tu boites!» Je faisais mon possible pour marcher droit, mais c'était impossible, car je souffrais horriblement, et il me dit: «Ne craignez rien, je serai de retour bientôt. Tu resteras avec ma femme. Elle te laissera manquer de rien.»
Je n'étais pas content de rester à Paris, je désirais bien faire le voyage. Madame, qui était à côté du général, dans le salon, me disait: «Comment, Roustam! Pourquoi tu n'es pas content de rester avec moi? Je t'aurais bien soigné!» Enfin j'ai fait mes adieux au Consul et je suis allé dans ma chambre en versant des larmes de devoir rester à Paris, malade, sans parents, sans amis, ni même de connaissances.
Mademoiselle Hortense, la fille de Madame Bonaparte, me faisait venir chez elle bien souvent, pour faire mon portrait[72]; mes jambes me faisaient toujours du mal. Bien souvent j'avais envie de dormir. Elle me disait: «Roustam, ne dormez pas, je vais te chanter des jolis couplets!» Un autre jour, elle me donne une tabatière dessinée par elle.
Dans ma maladie j'avais Mme Couder[73] et son mari, pour me soigner. Sa fille venait tous les soirs, pour voir sa mère, et elle me soignait aussi quelquefois. Après ma maladie, je voulais me marier avec elle. Elle n'était pas jeune ni riche, mais je voulais faire son bonheur. J'attendais le retour du Consul, pour lui demander la permission, mais plusieurs personnes de la maison me disaient: «Le Consul vous donnera jamais son avis pour un mauvais choix comme ça.»
Après la bataille de Marengo, le consul arrive à Paris, le … (sic). Il fit demander, sur-le-champ, de mes nouvelles, si j'étais tout à fait rétabli.
Le premier service que j'ai fait, depuis le retour du Consul, c'était le jour d'une grande parade, que j'ai monté à cheval avec le Consul. Le maréchal du Palais, Duroc, voulait pas que je monte à cheval le jour de parade. Ça me faisait de la peine. Je demande alors, au Consul, la permission de ne jamais quitter, car M. Duroc veut m'en empêcher. Il me dit: «Monte toujours, il faut pas écouter Duroc, ni personne.» Après, j'ai monté toutes les fois qu'il y avait des parades. J'avais une selle turque, toute brodée en or, et un cheval arabe pour les jours de parade, et, pour le service ordinaire, j'avais des chevaux français, et la selle à la hussarde galonnée en or, et je m'habillais comme je voulais. J'avais des habits des Mameloucks, en velours et en casimir brodés en or, bien riches pour les cérémonies, et des habits de drap bleu et brodés, moins riches[74].
Un jour, au déjeuner du Consul, j'ai demandé la permission de me marier. Il m'a dit: «Mais tu es encore trop jeune pour ça. La demoiselle est-elle jeune et riche?» Je lui dis: «Non, mais elle sera une bonne femme. Je l'aime bien.» Il me paraît qu'on avait prévenu le Consul pour ça. Il me dit: «Non, non, je ne veux pas, tu es encore jeune et elle n'est pas riche. Elle a vingt-quatre ans; tu n'as que quinze ans, tu vois bien que ça ne peut pas s'arranger!» Enfin, il me refuse. J'ai bien vu que ce refus était pour mon bien et j'ai été obligé de dire au père et à la mère: «Le Consul ne veut pas que je me marie; c'est impossible de le forcer.» Après qu'on a dit ça à sa fille, elle était désolée de cette mauvaise nouvelle. Je l'ai consolée le mieux que j'ai pu. Elle a été mariée, une année après, avec un homme d'Amérique. J'ai fait donner une place à son mari, dans la même année.