2. Un Noël explosif
Ce n’était pas la première fois que j’allais au British Museum. En fait, j’ai visité plus de musées que je ne l’avouerai jamais, pour ne pas paraître prétentieux.
(Sadie me crie que quoi que je dise ou fasse, j’ai l’air prétentieux. Merci, petite sœur.)
Le bâtiment était éteint, mais le conservateur et deux vigiles nous attendaient en haut de l’escalier.
Le conservateur, gros et court sur pattes, portait un costume bon marché. J’ai déjà vu des momies avec plus de cheveux et de meilleures dents. Il a serré la main de notre père comme s’il s’agissait d’une rock star.
– Professeur Kane ! Votre article sur Imhotep était une merveille ! Je me demande comment vous avez réussi à traduire ces incantations…
– Imho-qui ? m’a murmuré Sadie.
– Imhotep. Grand prêtre et architecte. Certains prétendent qu’il était aussi magicien. Tu sais, c’est lui qui a construit la toute première pyramide.
– En vérité, je m’en fiche. Mais sympa de m’avoir répondu.
Papa a remercié le conservateur de son invitation, puis il a posé une main sur mon épaule.
– Professeur Martin, je vous présente Carter et Sadie.
– Ah ! Votre fils, je suppose. Et cette jeune personne est… ?
– Ma fille.
Le professeur Martin est resté sans voix. Même les gens les plus ouverts et les plus polis ne peuvent cacher leur surprise en apprenant que Sadie est du même sang que nous. Ça me rend dingue, mais avec le temps, ça a cessé de m’étonner.
Le conservateur a rapidement retrouvé son sourire.
– Bien sûr, bien sûr… Par ici, professeur. C’est un honneur de vous accueillir.
Les vigiles ont refermé les portes derrière nous et nous ont débarrassés de nos bagages.
– Non ! a dit notre père quand l’un d’eux a tendu la main vers sa sacoche. Merci, mais je préfère la garder.
Les vigiles sont restés dans le hall pendant qu’on pénétrait dans la Grande Cour. Celle-ci est encore plus impressionnante la nuit. La faible clarté qui tombe de la coupole vitrée projette sur les murs un lacis d’ombres évoquant une toile d’araignée géante. Nos pas résonnaient sur le sol en marbre blanc.
– Vous me conduisez à la Pierre ? a demandé notre père à Martin.
– Oui, même si je ne vois pas ce que vous pourriez en tirer de plus. Des centaines de chercheurs l’ont déjà étudiée. C’est notre pièce la plus célèbre, évidemment.
– Évidemment. Mais vous pourriez être surpris.
– Ils parlent de quoi ? a chuchoté Sadie.
Je n’ai pas répondu. J’avais ma petite idée sur la nature de la Pierre en question, mais pourquoi notre père tenait-il tant à nous la montrer la nuit de Noël ? Et pourquoi se retournait-il sans cesse, comme s’il craignait de voir surgir les deux inconnus bizarres qu’on avait aperçus au pied de l’aiguille de Cléopâtre ? On se trouvait à l’intérieur d’un musée rempli de vigiles et de moyens de surveillance ultramodernes. On ne risquait rien ici – enfin, c’était à souhaiter.
On a tourné dans l’aile égyptienne. Le long des murs étaient alignées d’imposantes statues représentant des pharaons ou des divinités. Sans leur accorder un regard, notre père s’est dirigé vers la principale attraction du département, au centre de la salle.
– Magnifique, a-t-il murmuré. Ce n’est pas une reproduction ?
– Non, non, a répondu Martin. Nous n’exposons pas toujours l’original, mais en votre honneur…
On s’était arrêtés devant une plaque de roche gris foncé haute d’environ un mètre, posée sur un piédestal et protégée par une vitrine. Sa surface se divisait en trois parties dans le sens horizontal. La première était gravée de hiéroglyphes, l’ancien système d’écriture égyptien. Celle du milieu était rédigée en démotique – j’ai dû me creuser la tête pour retrouver le nom –, une écriture datant de l’époque où les Grecs dominaient l’Égypte. Les dernières lignes étaient en grec.
– La Pierre de Rosette, ai-je dit.
– C’est pas le nom d’un logiciel ? a demandé Sadie.
Je m’apprêtais à la traiter d’idiote, mais Martin m’a devancé avec un rire gêné :
– Jeune fille, la Pierre de Rosette a fourni la clé pour le déchiffrage des hiéroglyphes ! Elle a été trouvée par l’armée napoléonienne en 1799 et…
– Oh ! a fait Sadie. Ça me revient, maintenant.
Elle avait dit ça uniquement pour le faire taire, mais notre père ne l’a pas lâchée :
– Sadie, jusqu’à la découverte de cette pierre, aucun mortel… je veux dire, personne n’avait réussi à déchiffrer des hiéroglyphes. Cette écriture était tombée dans l’oubli. Puis un Anglais, Thomas Young, a démontré que la Pierre de Rosette comportait le même texte en trois langues. Un Français, Champollion, s’est appuyé sur ses travaux pour « craquer » le code des hiéroglyphes.
Sadie a continué à mastiquer son chewing-gum, pas du tout impressionnée.
– Ce texte, il dit quoi ?
– Rien d’intéressant. Pour résumer, il s’agit d’une lettre de remerciements adressée par des prêtres au pharaon Ptolémée V. À l’époque où elle a été gravée, cette pierre ne valait pas grand-chose. Mais au fil des siècles, elle est devenue un symbole puissant, peut-être le lien le plus important entre l’Égypte ancienne et le monde moderne. J’ai été idiot de ne pas déceler plus tôt le potentiel qu’elle recelait.
Là, je ne le suivais plus, et à voir l’expression du conservateur, je n’étais pas le seul.
– Professeur ? a-t-il dit. Vous vous sentez bien ?
Papa a pris une profonde inspiration.
– Pardon. Je… je pensais à voix haute. Pourriez-vous ouvrir la vitrine, et m’apporter les documents que je vous ai demandés ?
Le professeur Martin a entré un code dans un boîtier de commande à distance, et le panneau frontal de la vitrine s’est ouvert avec un déclic.
– Il va me falloir quelques minutes pour aller chercher les documents, a-t-il expliqué. J’aurais hésité avant d’accorder le libre accès à la Pierre à n’importe qui d’autre, mais je compte sur vous pour en prendre soin.
Il nous a regardés, ma sœur et moi, comme s’il nous prêtait de mauvaises intentions.
– Nous y ferons très attention, a promis papa.
Il a attendu que l’écho des pas du professeur Martin se soit éteint pour se tourner vers nous.
– Les enfants, nous a-t-il dit avec une lueur affolée dans le regard, je veux que vous quittiez cette pièce. C’est très important.
Il a fait glisser sa sacoche de son épaule et l’a entrouverte juste assez pour en sortir un antivol de vélo muni d’un cadenas.
– Suivez le professeur Martin. Son bureau se trouve à l’extrémité de la Grande Cour, sur la gauche. Il ne possède qu’une issue. Quand il sera à l’intérieur, enroulez ceci autour des poignées de porte afin de le retarder.
– Tu veux qu’on l’enferme dans son bureau ? s’est exclamée Sadie, enthousiaste. Cool !
J’ai demandé :
– Qu’est-ce qui se passe, papa ?
– Je n’ai pas le temps de vous l’expliquer. Ils arrivent.
– Qui ça ?
Papa a pris Sadie par les épaules.
– Je t’aime, ma chérie. Et je regrette… Je regrette beaucoup de choses. Si mon plan fonctionne, je promets de tout réparer. Carter, je compte sur toi. Mais toi aussi, tu vas devoir me faire confiance. N’oubliez pas : une fois que vous aurez enfermé Martin, ne revenez pas dans cette salle.
On n’a eu aucun mal à s’acquitter de notre mission. Mais quand on s’est retournés, on a vu une clarté bleutée s’échapper de l’aile égyptienne, comme si notre père y avait installé un aquarium géant.
Sadie s’est tournée vers moi :
– Tu peux me dire ce qu’il est en train de fabriquer ?
– J’en ai pas la moindre idée. Mais je le trouve bizarre depuis quelque temps. Il n’arrête pas de penser à maman. Il a mis sa photo en…
Je me suis tu. Sadie a acquiescé comme si elle comprenait.
– Qu’est-ce qu’il trimballe dans son sac ? a-t-elle demandé.
– J’en sais rien. Il m’a interdit de regarder dedans.
– Et tu lui as obéi ? Franchement, Carter, t’es désespérant.
Je m’apprêtais à me défendre quand le sol a tremblé.
Sadie a agrippé mon bras.
– Il nous a défendu d’entrer. Là encore, tu comptes lui obéir ?
Pour être franc, cette interdiction me convenait parfaitement, mais Sadie a couru vers l’aile égyptienne. Après une seconde d’hésitation, je l’ai imitée.
On s’est arrêtés net sur le seuil de la salle. Face à la Pierre de Rosette, le dos tourné à l’entrée, notre père se tenait au centre d’un cercle bleu fluorescent tracé sur le sol.
Il avait ôté son manteau, et sa sacoche ouverte à ses pieds révélait un coffret en bois peint de motifs égyptiens.
– Qu’est-ce qu’il tient à la main ? a murmuré Sadie. Un boomerang ?
Papa a levé le bras, brandissant une sorte de baguette blanche courbée. On aurait vraiment dit un boomerang, mais au lieu de le lancer, il l’a approché de la Pierre. Sadie a étouffé un cri de surprise : des traits lumineux dessinaient sur le granit une paire de cornes au-dessus d’un rectangle et d’une croix.

– « Ouverture », a murmuré Sadie.
Je lui ai lancé un regard étonné : au ton de sa voix, on aurait pu croire qu’elle venait de traduire le mot, mais c’était impossible. Même moi qui vivais avec notre père depuis des années, je n’étais capable de déchiffrer que quelques hiéroglyphes.
Papa a levé les bras en scandant « Wo-ziir-i-ei », et d’autres hiéroglyphes se sont inscrits en bleu sur la Pierre :

J’ai reconnu dans le premier groupe de symboles le nom du dieu des morts égyptien.
– « Osiris », ai-je dit dans un souffle.
– « Osiris, viens », a complété Sadie, comme en transe.
Soudain ses yeux se sont agrandis et elle a crié :
– Papa, non !
Notre père a fait volte-face.
– Les enfants… a-t-il articulé.
Au même moment, une vibration s’est élevée du sol, la lumière bleue a viré au blanc aveuglant, et la Pierre de Rosette a explosé.
La première chose que j’ai entendue en revenant à moi, c’était un rire. Un rire moqueur, atroce, qui se mêlait aux hurlements des alarmes.
J’avais l’impression qu’un tracteur m’avait roulé dessus. Je me suis relevé, étourdi, et j’ai craché un morceau de la Pierre de Rosette. Il ne restait de la salle qu’un champ de ruines. Les flammes couraient sur le sol telles des vagues déferlant vers le rivage. Les statues monumentales, les sarcophages s’étaient renversés. Sous la violence de l’explosion, des fragments de la Pierre s’étaient encastrés dans les piliers, les murs, les autres pièces exposées.
Sadie était étendue à mes côtés, inconsciente mais apparemment indemne. Je l’ai secouée et elle a grogné.
Devant nous, à l’endroit où se trouvait auparavant la Pierre, se dressait un piédestal tronqué encore fumant. Le sol avait noirci tout autour, sauf à l’intérieur du cercle bleu qui entourait notre père.
Celui-ci nous faisait face, mais il ne paraissait pas nous voir, les mains serrées autour de sa baguette blanche. Son crâne présentait une entaille sanglante.
Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il regardait, puis le même rire horrible a retenti de nouveau, juste devant moi.
Il y avait quelque chose entre notre père et nous. D’abord je n’ai perçu qu’une ondulation, comme quand il fait très chaud, puis en me concentrant, j’ai distingué une silhouette flamboyante.
L’homme était plus grand que notre père, et son rire me transperçait telle une lance.
– Bien joué, Julius, a-t-il dit.
– Je ne t’ai pas invoqué ! a protesté papa.
L’homme a tendu un doigt, et la baguette a jailli des mains de papa pour se fracasser contre le mur.
– Personne ne m’invoque jamais, a-t-il repris d’un ton suave. Mais quand on ouvre une porte, on ne sait pas toujours qui va la franchir.
– Retourne à la Douât ! a rugi mon père. J’ai le pouvoir du Grand Roi !
– Je tremble de peur, a ironisé l’inconnu. Même si tu maîtrisais son pouvoir, ce qui n’est pas le cas, sache qu’il n’a jamais fait le poids face à moi. À présent, tu vas connaître le même sort que lui.
Je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais j’étais sûr d’une chose : il fallait que j’aide papa. J’ai voulu ramasser un bloc de granit, mais dans ma terreur, mes doigts ont refusé de m’obéir.
Du regard, papa m’a donné l’ordre de ne pas m’en mêler. J’ai réalisé qu’il faisait en sorte d’occuper son adversaire pour nous laisser le temps de fuir, Sadie et moi.
J’ai tiré ma sœur, toujours groggy, derrière une colonne. Quand elle a tenté de protester, j’ai plaqué une main sur sa bouche, ce qui a achevé de la réveiller. En découvrant la scène, elle a aussitôt cessé de se débattre.
Les alarmes hurlaient toujours. Les vigiles n’allaient pas tarder à rappliquer, mais je n’étais pas sûr que ça arrange nos affaires.
Papa s’est accroupi, sans quitter son adversaire des yeux, et a ouvert le coffret en bois peint. Il en a sorti un bâton court. Puis il a marmonné quelque chose, et le bâton s’est allongé pour devenir aussi grand que lui.
Sadie a poussé un couinement de souris. Je n’en croyais pas mes yeux non plus, mais on n’était pas au bout de nos surprises.
Papa a jeté son bâton sur le sol, et il s’est transformé en un serpent de trois mètres presque aussi gros que moi, aux écailles cuivrées et aux yeux rouges. Le monstre a rampé vers l’homme, qui l’a saisi sans effort. Sa main a paru s’enflammer, réduisant le serpent en cendres.
– Tu me déçois, Julius, a-t-il dit d’un ton grondeur.
Le regard de papa nous a de nouveau suppliés de fuir. Je refusais en partie de croire ce que je voyais. J’étais peut-être inconscient, ou en train de faire un cauchemar. Sadie a ramassé un bloc de pierre.
Notre père a demandé précipitamment, comme s’il cherchait à détourner l’attention de son adversaire :
– Combien en ai-je libéré ?
– Tous les cinq, a répondu l’inconnu. Tu sais bien que nous ne nous déplaçons jamais les uns sans les autres. Bientôt, j’en libérerai davantage, et pour me prouver leur reconnaissance, ils me nommeront de nouveau roi.
– Ils t’arrêteront avant que les jours des démons ne soient passés.
L’homme a éclaté de rire.
– Qui ça, la Maison de vie ? Pour ça, il faudrait d’abord qu’ils arrêtent de se chamailler. Mais il est temps que l’histoire se répète… Et cette fois, tu n’es pas près de ressusciter !
Il a levé une main, et le cercle de lumière bleue autour des pieds de papa s’est brusquement éteint tandis que son coffret s’éloignait de lui en glissant sur le sol.
– Adieu, Osiris, a dit l’homme.
D’un nouveau geste, il a fait apparaître un cercueil transparent autour de notre père. Comme celui-ci se débattait et le frappait de ses poings, il a peu à peu gagné en consistance. Bientôt, nous avons eu devant les yeux un authentique sarcophage égyptien en or incrusté de pierreries. Papa m’a lancé un dernier regard, et je l’ai vu articuler le mot « Fuyez » juste avant que le cercueil ne s’enfonce dans le sol.
J’ai hurlé :
– Papa !
Sadie a lancé sa pierre en direction de l’homme, mais elle a traversé sa tête sans lui causer le moindre mal.
Il s’est alors retourné, et pendant quelques secondes terribles, il nous est apparu en entier parmi les flammes. On aurait dit qu’il possédait deux visages superposés – l’un presque humain, au teint pâle et à l’expression cruelle, et l’autre animal, à la fourrure sombre, aux crocs acérés. Un animal que je n’avais encore jamais vu, plus redoutable qu’un loup ou un lion. Ses yeux flamboyants se sont posés sur moi, et j’ai su que j’allais mourir.
Derrière moi, des pas lourds résonnaient sur le sol de marbre de la Grande Cour, des voix hurlaient des ordres. Les vigiles, ou peut-être des policiers… Jamais ils n’arriveraient à temps.
L’homme au regard de feu s’est jeté sur nous, mais une force invisible l’a repoussé. L’air s’est brusquement chargé d’électricité, l’amulette autour de mon cou est devenue presque brûlante.
Il m’a considéré avec attention.
– C’est donc toi… a-t-il dit d’une voix sifflante.
Le bâtiment a tremblé de nouveau. Une partie du mur du fond de la salle a explosé dans un éclair aveuglant, laissant apparaître deux silhouettes – l’homme et la fille qu’on avait vus au pied de l’aiguille de Cléopâtre. Leurs vêtements tourbillonnaient autour d’eux. Chacun serrait un bâton dans ses mains.
L’homme au double visage m’a regardé une dernière fois.
– À bientôt, mon garçon, a-t-il grondé.
Puis un torrent de flammes a balayé la pièce. Je me suis écroulé, les poumons en feu.
À demi inconscient, j’ai vu l’homme à la barbe fourchue et la fille en bleu se dresser au-dessus de moi. Les cris se rapprochaient. La fille s’est accroupie, tirant de sa ceinture un long poignard recourbé.
– Il faut faire vite, a-t-elle dit à l’homme.
– Pas encore, a-t-il répondu avec un fort accent français. Avant de les détruire, nous devons être sûrs.
J’ai fermé les yeux et les ténèbres m’ont englouti.