expliquent pourquoi il y avait du sang sur le devant de l'imperméable de Heather Peterlee et pourquoi son visage était couvert d'ecchymoses. Ou, du moins, ils peuvent l'expliquer.
" La police est arrivée au même moment et a aussitôt interrogé tout le monde. …videmment, personne n'avait vu de personnage suspect rôdant autour de la ferme. C'est toujours la même chose : personne n'a jamais rien vu ni rien entendu. Joe Peterlee n'a pas été capable de fournir un compte rendu satisfaisant de ce qu'il avait fait entre 18 h 20 et 18 h 50. Pas plus que Gary Wyatt et Mamie Peterlee.
" L'argent avait disparu. Aucune arme n'a été découverte. Dans la maison, il n'y avait pas non plus d'em-preintes, hormis, bien s˚r, celles de Tom, de Carol Fox et d'Arlene. Le rapport du médecin légiste affirme que Tom est mort entre 18h15 et 19h15, mais cette "fourchette"
peut être réduite très considérablement si nous en croyons Arlene. Souviens-toi : elle a déclaré que lorsqu'elle a touché son visage, vers 18 h 50, il était encore tiède.
" Mais je crois qu'elle ment. Je crois qu'elle ment du début à la fin, qu'elle essaie de protéger quelqu'un, et c'est pourquoi je compte bien continuer à la tarabuster jusqu'à ce que je découvre qui est ce quelqu'un. Mamie Peterlee, ou son ami Gary, ou son oncle Joe... ou même sa mère. "
Dora fronça le nez.
" Reg, tu ne trouves pas que ça a quelque chose d'ignoble de pousser une fille à trahir sa propre mère ? «a me fait penser au KGB.
- Et on sait comment les choses ont tourné pour les types du KGB ", dit Burden.
Wexford sourit.
" Il se pourrait que je la force seulement à trahir la belle-súur de son beau-père. Est-ce que ça aussi, c'est antidémocratique ? "
Burden les quitta aux alentours de 21 h 50. Il était à pied, car son domicile et celui de Wexford n'étaient distants que d'un kilomètre et demi et il préférait de beaucoup la marche à pied aux exercices physiques auxquels sa femme lui conseillait de s'astreindre, comme pédaler sur une bicyclette d'appartement ou faire de la course sur place comme un hamster dans une cage tournante. Le trajet jusqu'à chez lui le faisait passer devant le grand centre commercial récemment ouvert, le York Crest Centre. Il trouvait affreux et le nom et l'endroit. Tout cela jurait violemment avec le charme désuet de Kingsmarkham tel qu'il l'avait connu lorsqu'il était venu s'y installer.
En ce temps-là, il y avait de l'animation dans la petite ville, le soir. Des gens entraient et sortaient des pubs et des restaurants, allaient au cinéma ou se promenaient tout simplement dans les rues ; en cette époque bénie, l'auto-mobile n'avait pas encore imposé son omniprésence et sa loi. Et, bien s˚r, la télévision, les effets de la crise économique et la crainte de la violence urbaine s'étaient comme ligués pour dissuader les habitants de sortir de chez eux, en sorte que la ville était maintenant déserte après la tombée de la nuit. Tout était silencieux, vide, et cependant brillamment éclairé, ce qui donnait à l'ensemble un aspect légèrement sinistre.
Le bruit de ses pas éveillait de faibles échos, il voyait sa silhouette solitaire se refléter dans les vitrines soigneusement polies. Il n'avait pas aperçu une seule ‚me lorsqu'il déboucha dans York Street, personne n'attendait au coin d'une rue ou à un arrêt d'autobus. Il décida de s'engager dans la ruelle qui longeait le York Crest Centre : cela raccourcirait son trajet de deux ou trois cents pas. Y a-t-il encore des gens de nos jours qui sachent précisément à
quoi correspondent deux ou trois cents pas ? se demandait Burden, comme toujours un peu vieux jeu et nostalgique.
Dans ses méditations silencieuses éclata le fracas des voleurs en voitures-bélier.
Il lui fallut presque une demi-minute pour bien comprendre ce qui se passait. Il avait vu ce genre de scènes à la télévision, mais pensait que cela n'arrivait que dans les régions déshéritées du Nord industriel. Un raid en voitures-bélier. C'était l'expression qu'avait employée quelqu'un pour désigner ce type de razzias. La Land Rover d'abord, faisant demi-tour sur l'esplanade et reculant à toute allure pour fracasser l'énorme double porte en verre qui fermait la nuit le centre commercial. Le bruit du verre qui volait en éclats avait été terrible, comme l'explosion d'une bombe.
La Land Rover disparut à l'intérieur, suivie de deux autres voitures, deux Volvo dont les pneus firent crisser bruyamment le verre brisé au passage, puis ce fut le vacarme de vitrines qui explosaient sous les coups de boutoir des trois véhicules. Il n'attendit pas la suite des événements. Il avait son téléphone portable dans la main et pressait le bouton alors que la lumière des phares arrière de la seconde Volvo était encore visible. Les mots HORS SERVICE apparurent sur le petit écran. Il secoua l'appareil, tira sur l'antenne au maximum. L'écran continuait d'indiquer HORS SERVICE. Son téléphone était en panne. Cela ne s'était jamais produit jusqu'à présent, mais il avait fallu que cela se produisît ce soir, alors même qu'il se trouvait exactement à l'endroit voulu, exactement au moment voulu.
Burden courut à toutes jambes vers l'extrémité de la petite rue, jusqu'à la rangée de téléphones publics installés contre le mur du bureau de poste sous leurs abris en plexiglas. Le premier qu'il essaya avait été cassé par des vandales, le second fonctionnait. Si ses collègues pouvaient arriver dans les cinq minutes, voire dans les dix minutes... Il rebroussa chemin, d'un pas lourd tout d'abord, puis, prenant conscience qu'il serait prudent de ne pas se faire entendre, marcha très légèrement jusqu'aux abords de l'entrée du centre. Ils repartaient : en tête, la Land Rover - de toute évidence volée - avec toutes ses vitres brisées, les deux Volvo à quelques mètres derrière, et ils avaient disparu Dieu sait o˘ au moment o˘
apparurent les véhicules de la police du Mid-Sussex.
Le but du raid avait été d'emporter autant de matériel électronique de la vaste boutique d'audiovisuel Nixon's que les voleurs pourraient en entasser dans leurs voitures en moins de cinq minutes. Le butin était énorme, et il avait certainement fallu une douzaine d'hommes pour l'amasser en si peu de temps.
On répara le téléphone cassé contre le mur de la poste et, le lendemain, les vandales étaient repassés par là et l'avaient à nouveau saccagé, de même que tous ceux de la rangée.
C'était un lundi, jour de la deuxième conversation de Wexford avec Arlene Heddon. En cette occasion, il se rendit à la caravane garée sur les terres de la vieille Mme Peterlee vers la fin de l'après-midi. Arlene faisait parfois le ménage dans les maisons des alentours, mais elle était toujours là l'après-midi. Il frappa à la porte et, de l'intérieur, elle lui cria d'entrer.
La télévision était allumée et elle la regardait, à demi étendue sur la banquette qui lui faisait face. Elle avait l'air si nonchalant - somnolent, même - que Wexford pensa qu'elle éteindrait avec la télécommande posée sur le rebord de la demi-cloison séparant la cuisine de l'autre pièce. Mais elle se leva et appuya sur le bouton du poste.
Ils se regardèrent et, cette fois, elle semblait avoir très envie de parler. Il commença par lui poser une série de questions nouvelles, puis toutes celles qu'il lui avait déjà
posées précédemment.
Il remarqua alors que ce qu'elle répondait était légèrement différent de ce qu'elle lui avait dit la première fois, même si seuls des détails mineurs en étaient altérés. Sa mère ne s'était pas jetée sur le corps du mort, mais elle s'était agenouillée et avait pris sa tête entre ses bras.
C'était contre un des compteurs et non contre le mur qu'elle avait frappé sa propre tête.
Le chien s'était mis à hurler à la vue du corps de son maître mort. La première fois, elle avait dit qu'elle avait entendu un bruit à l'étage au moment o˘ elle était arrivée.
Cette fois, elle déclara que non, que tout était silencieux.
Elle n'avait pas remarqué si l'argent était là ou non quand elle était entrée, mais maintenant elle affirmait qu'il se trouvait bien là, avec l'appareil photo posé au-dessus.
quand elle était revenue après avoir passé son coup de téléphone, elle n'était pas rentrée dans la maison, mais avait attendu dehors le retour de sa mère. C'était du moins ce qu'elle avait prétendu la première fois. ¿ présent, elle disait qu'elle était entrée à nouveau dans la cuisine, très brièvement, et que l'appareil photo était toujours là mais que l'argent avait disparu.
Wexford lui fit observer ces divergences, sans avoir l'air d'y attacher beaucoup d'importance. Elle ne fit aucun commentaire.
Il lui demanda, avec une apparente indifférence :
" Simplement par curiosité, comment saviez-vous que votre mère était sortie promener le chien ?
- Le chien n'était pas là et elle non plus.
- Vous n'avez pas osé utiliser le téléphone dans la maison par crainte que l'assassin de votre beau-père ne soit encore là. Il ne vous est jamais venu à l'esprit que votre mère pouvait se trouver quelque part dans la maison, morte elle aussi ? que Carol Fox pouvait être en train de promener le chien toute seule, comme cela lui arrivait peut-être quelquefois ?
- Je ne connaissais pas très bien Carol ", dit Arlene Heddon.
Cette phrase ne constituait guère une réponse.
" Mais c'était une amie intime de votre mère, une vieille amie, n'est-ce pas ? On peut dire que votre mère lui a offert de se réfugier chez elle quand elle a quitté son mari ? Et ça, c'est le geste d'une amie très proche, vous ne croyez pas ?
- J'ai quitté la maison de ma mère quand j'avais dix-sept ans. Je ne connais pas toutes ses amies. Et, bien s˚r, je ne savais pas s'il arrivait à Carol de promener le chien toute seule, ou rien de ce genre. Je sais que ma mère le faisait et que Tom le faisait quelquefois aussi. On ne m'a jamais dit si Carol accompagnait ma mère ou non, mais ça n'a rien d'étonnant. Je ne m'intéressais pas à Carol.
- Pourtant, vous avez attendu qu'elles reviennent toutes les deux de leur promenade, mademoiselle Heddon.
- J'ai attendu le retour de ma mère ", corrigea-t-elle.
Là-dessus, Wexford la laissa seule, en promettant de revenir pour un nouvel entretien le jeudi suivant. Il n'aperçut nulle part Mamie Peterlee, mais alors qu'il approchait de sa voiture la sienne arriva à toute allure, rebondissant sur le terrain inégal. Elle fit une ou deux grandes embardées, dérapa avec un crissement de freins sur la glace, contourna dans une courbe rapide le vieux wagon de chemin de fer et s'arrêta enfin dans un brusque cahot.
Florrie Peterlee, qui allait sur ses soixante-dix ans et en paraissait quatre-vingts, conduisait comme une tête br˚lée de dix-huit ans au volant de sa première guimbarde.
Elle donna l'impression de sortir en s'aidant de ses griffes. Ses cheveux blancs étaient aussi longs et lisses que ceux d'Arlene et elle était toujours vêtue de draperies noires qui, curieusement, avaient parfois l'air à la mode.
Sur une jeune fille, ce genre d'habillement aurait même eu un certain chic. Elle avait un nez crochu, un menton proéminent, de grands yeux noirs. Mais Wexford aurait été incapable de citer spontanément le nom d'une personne qui sembl‚t jouir si intensément de la vie que Mme Peterlee aînée. Une partie du plaisir qu'elle en tirait venait de son indifférence à ce que les gens pouvaient penser d'elle hormis, bien s˚r, son besoin de leur donner l'impression qu'elle était une sorcière ; une autre partie venait de son inattaquable bonne santé et de son entrain naturel. Jusqu'à présent, elle n'avait laissé paraître aucun chagrin consécutif à la mort de son fils.
" Vous êtes trop vieux pour elle, dit la vieille sorcière.
- Trop vieux pour quoi ? s'enquit Wexford, refusant de se laisser décontenancer.
- Oh, écoutez-moi ça ! En voilà une question à poser à une personne de mon ‚ge ! Prenez garde que je ne vous jette pas un sort. Pourquoi ne la laissez-vous pas tranquille, ce pauvre agneau ?
- Elle va me dire qui a tué votre fils Tom.
- Allons donc ! Elle n'en sait rien. C'est peut-être moi, d'ailleurs. "
Elle le fixa d'un air de défi.
" J'ai été à deux doigts de tuer son père autrefois. Je lui ai dit : "Arthur Peterlee, tu as levé la main sur moi une fois de trop." Puis j'ai pris le couteau de cuisine et je me suis avancée en le pointant sur lui. Je ne peux pas dire qu'il ne m'ait plus jamais touchée, c'aurait été contraire à
la nature humaine, mais il est tombé raide mort peu de temps après, pauvre vieux salaud. Le cúur a l‚ché. Et moi, j'étais si contente d'en être débarrassée que j'ai dansé sur sa tombe. Je sais que les gens disent souvent ça comme une façon de parler, mais moi je l'ai fait pour de bon. Je suis allée au cimetière avec une demi-bouteille de gin et j'ai bel et bien dansé sur sa tombe, à cette ordure ! "
Wexford l'imaginait sans peine, les cheveux volant dans le vent, ses draperies flottant autour d'elle, la bouteille dans une main, son vieux visage ridé inondé de gin, dansant sous les chênes verts et les ifs. Il haussa les sourcils. Avant qu'elle e˚t le temps de le prendre au dépourvu encore une fois, ou d'essayer, il lui demanda si elle avait de nouveau réfléchi à ce qu'elle avait fait pendant cette fameuse heure o˘ elle s'était montrée incapable de justifier son emploi du temps, le soir o˘ son fils avait été tué.
" Vous seriez surpris ! "
Elle avait prononcé ces mots non comme une expression toute faite, mais comme l'assurance qu'elle pourrait bel et bien le surprendre. Et il ne doutait pas qu'elle en f˚t capable. Elle sourit largement, montrant une rangée de dents blanches et régulières - ses dents véritables, pas une prothèse. L'idée le traversa soudain que si elle prenait un bon bain, coiffait soigneusement son abondante chevelure et s'habillait de manière plus adéquate pour une matrone campagnarde, elle aurait s˚rement une allure superbe. Il ne s'inquiétait guère de son alibi ou de son absence d'alibi, car il lui semblait très douteux qu'elle e˚t la force physique suffisante pour brandir l'" instrument contondant " qui avait tué Tom Peterlee.
Il était en revanche tout à fait certain de savoir ce qu'était cet instrument et ce qu'il était devenu. En arrivant à la ferme Feverel moins d'une heure après que l'alerte avait été donnée, il avait remarqué les échardes de bois sur la tête de Tom Peterlee avant même l'arrivée du médecin légiste. Avec un serrement de cúur, il avait tiré
les conclusions qui s'imposaient en voyant un grand panier plein de b˚ches juste à côté de la porte de derrière et un grand poêle à bois encastré dans une embrasure du mur en face de l'autre porte, celle qui donnait sur la rue.
On ne retrouverait jamais l'arme du crime. Sans avoir aucun moyen de le prouver, il avait su d'emblée que le meurtrier avait utilisé une b˚che de chêne dure comme du fer, d'une trentaine de centimètres de longueur et de huit ou dix de diamètre probablement, une b˚che dont il s'était servi pour frapper et frapper encore, avant de la jeter au milieu des braises flamboyantes du poêle.
Il avait même regardé. On avait laissé le poêle s'éteindre car, évidemment, personne ne s'était soucié
d'entretenir le feu en un moment pareil. Dans la cendre poudreuse et grise, quelque chose continuait à rougeoyer un peu, puis s'était éteint sous ses yeux. Plus tard, il avait fait analyser cette cendre. Pendant tout le temps o˘ il s'était trouvé sur les lieux, le chien n'avait cessé de hurler.
quelqu'un l'avait enfermé dans une pièce au fond de la maison, mais ses longs hurlements avaient poursuivi Wexford jusque sur la route qui le menait au domicile de Joseph et Monica Peterlee.
Il se souvenait de s'être demandé, sans que cela e˚t le moindre rapport avec l'affaire, si Monica restait habillée ainsi lorsqu'elle se mettait à table ou regardait la télévision. ¿ 21 heures, elle portait toujours sa vieille blouse croisée en toile cirée à fleurs et ses bottes de caoutchouc noires. Son mari était comme une autre version de son frère, en beaucoup plus lourd et plus volumineux. Il était plus ‚gé de trois ou quatre ans, ses cheveux étaient gris fer alors que ceux de Tom étaient ch‚tains, et son ventre gras et proéminent, tandis que Tom n'avait pas d'embonpoint.
Chacun des deux fournissait un alibi à l'autre, ce qui ne voulait rien dire, et Joe admettait n'en pas avoir pour l'heure du crime. Il était dans les champs en train de chasser les lapins, dit-il en exhibant sa carabine et son permis de chasse.
" On a tué Tom pour l'argent, dit-il à Wexford d'un air sagace, et comme si sans cette affirmation de sa part l'idée d'un tel mobile ne serait jamais venue aux policiers. Je le lui avais dit. Je le lui disais tout le temps : "Ne laisse pas ton argent traîner comme ça alors que les gens peuvent le voir, même pour une heure, même en plein jour. Pourquoi as-tu un coffre si tu ne t'en sers pas ?" Je le lui avais dit et répété. Pas vrai, Monica ? "
Sa femme confirma qu'en effet il l'avait dit. Dit et répété à maintes reprises. Wexford avait le sentiment qu'elle était prête à confirmer n'importe quoi du moment qu'il le disait. Pour avoir la paix, pour se simplifier la vie. C'est deux jours plus tard, lorsqu'il les questionna de nouveau, qu'il demanda comment étaient les relations entre Tom et Heather Peterlee.
" C'était un couple très heureux, dit Joe. Jamais une dispute en dix ans de mariage. "
Par la suite, Wexford s'était demandé comment Dora réagirait s'il avait dit la même chose à propos de tel ou tel membre de leur famille. Ou Jenny, la femme de Burden, si c'était lui qui avait prononcé ces mots. Assez sèchement, cela ne faisait guère de doute. L'une comme l'autre serait intervenue aussitôt en disant une phrase comme :
" Allons, qu'est-ce que tu peux en savoir ? ", ou : " Tu n'étais pas une souris cachée dans un coin pour tout voir. " Mais Monica n'avait rien dit. Elle s'était contentée de sourire nerveusement. Puis son mari l'avait regardée, et elle avait cessé de sourire.
On s'attendait que le gang des voitures-bélier se lance de nouveau à l'attaque le samedi soir suivant. Mais non : c'est le vendredi soir qu'ils passèrent à l'action, le jour o˘ les boutiques du Buyers'Heaven, le centre commercial de Stowerton Brook, ouvraient en nocturne.
Ils opérèrent moins d'une heure après la fermeture. Une autre Land Rover volée fracassa la double porte d'entrée, suivie par une Range Rover et une BMW, volées également. Cette fois, c'est au magasin de la chaîne Electronic World qu'ils s'en prirent, mais le butin était similaire à celui qu'ils avaient emporté la semaine précédente.
Ils étaient partis dans leurs trois véhicules avec une quantité de matériel dont la valeur s'élevait au chiffre astronomique de trente-cinq mille livres.
Cette fois, Burden n'était pas dans les parages, en train de rentrer chez lui, car la zone industrielle de Stowerton Brook o˘ se trouvait le centre commercial était totalement déserte le soir, bien plus encore que Kingsmarkham. Les deux molosses qui veillaient sur le matériel des ouvriers des chantiers voisins avaient été abattus le mois précédent, à la suite d'une campagne pour l'élimination des races de chiens dangereuses.
Burden, en fait, se trouvait à huit kilomètres de là, s'en-tretenant avec Carol Fox et son époux, Raymond. Aux yeux de Burden qui, en général, ne faisait guère attention à l'apparence physique d'aucune femme excepté la sienne, Carol était simplement un peu plus attirante que la moyenne. Elle avait dans les trente-cinq ans, soit dix de moins que Heather, s'habillait de couleurs vives et débor-dait de vivacité. C'était Wexford qui l'avait décrite comme appartenant à cette catégorie de femmes qui semblent avoir naturellement plus de couleurs que les autres, avec ses cheveux d'un beau roux, sa peau claire et lumineuse, dont la teinte changeait de l'ivoire au rose, et ses yeux bleus comme des gentianes. Il n'avait fait aucun commentaire sur les couleurs, nullement naturelles celles-ci, qui décoraient à l'excès les lèvres de Mme Fox, ses ongles et ses paupières. Burden estima qu'elle était tout bonnement une " banlieusarde endimanchée, avec une voix affreuse ". En son for intérieur, il la trouvait terriblement vulgaire. Tout en elle semblait criard et exubérant, et c'était assez étrange qu'elle f˚t l'amie de la silencieuse Heather, réservée et même effacée comme une souris grise.
Son mari, auprès duquel elle était retournée après six mois de séparation, était maigre, avec de grandes dents et un regard tourmenté. Son allure générale était celle d'un représentant de commerce tout à fait ordinaire. Il semblait fier d'elle et exagérément ravi qu'elle lui f˚t revenue.
Ce soir-là - moins d'une semaine après le meurtre -, il tenait visiblement à persuader Burden et quiconque voudrait l'entendre que les six mois de séparation d'avec sa femme n'avaient été qu'une sorte de " mise à
l'épreuve ", une expérience destinée à donner un second souffle à leur union. ¿ présent, ils étaient de nouveau ensemble et c'était définitif. Cette séparation n'avait fait que révéler à quel point ils étaient malheureux l'un sans l'autre.
Carol ne disait rien. Burden lui ayant demandé de lui raconter à nouveau la succession d'événements du 10 octobre, elle répéta que Heather et elle avaient quitté la maison à 18 h 20. Oui, elle avait vu un grand panier plein de b˚ches près de la porte de derrière. En revanche, elle n'avait pas remarqué s'il y avait de l'argent sur la table ou le buffet. Tom était en train d'essuyer la vaisselle quand elle était entrée, et au moment o˘ elles étaient sorties il était bien en vie, occupé à ranger les assiettes dans le placard.
" J'aimerais avoir autant de chance que certaines femmes, ajouta-t-elle, avec un coup d'úil en direction de son mari qui n'était pas particulièrement affectueux.
- Aviez-vous de la sympathie pour Tom Peterlee, madame Fox ? "
…tait-ce le produit de son imagination, ou l'expression sur le visage de Raymond Peterlee avait-elle presque imperceptiblement changé ? Dire qu'il s'était crispé
aurait été excessif. Burden répéta sa question.
" Il était toujours aimable, répondit Carol. Mais je ne le voyais pas très souvent. "
Les résultats du laboratoire arrivèrent, révélant que dans les cendres du poêle on avait retrouvé un fragment d'os appartenant à un animal. Burden avait pu découvrir dès le premier soir ce que les Peterlee avaient mangé pour leur dîner : des côtes d'agneau, avec des pommes de terre et du chou venant du potager que Tom cultivait lui-même.
Les restes des repas étaient toujours jetés à la poubelle en attendant d'être déversés sur le tas de fumier, jamais br˚lés dans le poêle. quant aux os, cuits ou non, ils étaient placés dans l'écuelle du chien sur le seuil de la porte de derrière.
qu'était-il advenu de l'argent ? Ce n'était pas une somme assez importante pour que l'on remarque la personne qui éventuellement la dépenserait. On fouilla la maison une deuxième fois. Les policiers scrutèrent le coffre-fort vide, notèrent que Heather ne possédait pas de bijoux, même de valeur modeste, ainsi que l'absence de livres ou même de journaux et de magazines, et de tout ce qu'on associe généralement aux petits plaisirs superflus.
Heather Peterlee vivait claquemurée chez elle et, quand on s'adressait à elle, ne répondait pas. Si on la question-nait, elle levait des yeux totalement inexpressifs et restait muette. Tout le monde estimait que ce mutisme était la conséquence du chagrin. Wexford, sans espérer en apprendre grand-chose, demanda à emporter la pellicule de l'appareil photo qui avait servi de presse-papiers pour les billets de banque. Elle haussa les épaules, marmonna qu'elle n'y voyait aucun inconvénient, et se tourna face au mur. Mais quand il examina l'appareil, il constata qu'il ne contenait aucune pellicule.
Burden estimait que les visites répétées de Wexford à
Arlene Heddon étaient une obsession, et le divisionnaire qu'elles étaient une perte de temps. Depuis sa deuxième visite, elle avait donné chaque fois très précisément les mêmes réponses à chacune des questions qu'il lui posait, et qui étaient les mêmes que lors de ce deuxième entretien. Il se demandait comment elle y parvenait. Ou bien c'était la vérité la plus limpide, ou bien ses souvenirs étaient d'une justesse absolue. Mais dans ce cas, comment expliquer que la deuxième fois ses réponses eussent différé de ce qu'elle avait dit la première fois qu'il l'avait interrogée ? Maintenant, la cohérence était parfaite.
Si elle avait fait à l'occasion un commentaire personnel, alors il y aurait peut-être eu du nouveau, mais cela n'arrivait presque jamais. Chaque fois qu'il parlait de Tom Peterlee en employant l'expression " votre beau-père ", elle le corrigeait en lui disant : " Je l'appelais Tom ", et s'il faisait allusion à Joseph et Monica comme son oncle et sa tante, elle lui faisait observer qu'ils n'étaient pas vraiment son oncle et sa tante. quant à Carol Fox, c'était peut-être une grande amie de sa mère, il y avait peut-être des années qu'elles se connaissaient, mais c'était à peine si elle, Arlene, avait jamais rencontré Carol.
" On ne m'a jamais dit si Carol accompagnait ma mère ou non pour promener le chien, mais ça n'a rien d'étonnant. Carol ne m'intéressait pas. "
quelquefois, Gary Wyatt était présent, mais quand Wexford arrivait il s'en allait aussitôt, en marmonnant à
chaque fois une excuse : il avait quelqu'un à voir au sujet de quelque chose et il était déjà en retard. Un lundi
- c'était en général le lundi et le jeudi que Wexford se rendait à la caravane -, il pria Gary de rester un moment.
Avait-il réfléchi aux détails qu'il pourrait lui fournir sur ce qu'il avait fait entre 18 h 45 et 19 h 30 ce soir-là ? Non, Gary n'y avait pas réfléchi. Il était au pub, The Red Rose, à Edenwick.
" Personne ne se rappelle vous y avoir vu.
- C'est leur problème.
- «a pourrait devenir le vôtre, Gary. Vous n'aimiez pas Tom Peterlee, n'est-ce pas ? N'est-il pas exact que Tom a refusé que vous et Arlene occupiez la caravane o˘
a ensuite vécu Mme Fox parce que vous aviez abandonné
votre femme et vos enfants ?
- C'est l'hôpital qui se fout de la charité !
- que voulez-vous dire ? "
Rien. Il ne voulait rien dire. Cela n'avait rien à voir avec Tom. Un sourire traversa le visage d'Arlene et disparut aussitôt. Gary partit parce qu'il avait quelqu'un à
voir au sujet de quelque chose et qu'il était déjà en retard, et Wexford commença à poser ses questions sur le comportement de Heather lorsqu'elle était revenue de sa promenade.
" Elle ne s'est pas jetée sur son corps, dit Arlene sans sourciller et, semblait-il, sans l'ombre d'une émotion.
Elle s'est agenouillée et elle a pris sa tête entre ses bras.
C'est pour ça qu'elle avait du sang sur elle. Carol et moi, nous l'avons relevée, et alors elle a commencé à se frapper la tête contre un des compteurs. "
C'était la même chose que la dernière fois, toujours exactement la même chose.
Aucun appel à témoins n'avait été lancé. Des témoins de quoi ? L'alibi de Heather Peterlee lui avait été fourni par Carol Fox, et Wexford ne voyait pas de raison pour laquelle elle aurait pu mentir, ou pour laquelle les deux femmes auraient pu être de connivence. Carol était peut-
être une grande amie de Heather, mais pas au point de se rendre coupable de faux témoignage pour sauver une femme qui avait sans motif assassiné un mari parfait.
Il s'interrogeait sur le fragment d'os trouvé dans le poêle. Mais les Peterlee avaient un chien, et il n'y avait rien d'invraisemblable à ce qu'un os destiné au chien e˚t abouti par hasard dans le panier de b˚ches. C'était un peu curieux, oui, mais il n'était pas rare que des choses non seulement curieuses mais à première vue inexplicables se produisent. Il avait, en revanche, toujours du mal à
admettre qu'Arlene avait immédiatement tenu pour acquis que sa mère était sortie promener le chien en compagnie de Carol Fox, alors que c'était à peine si elle semblait savoir que Carol vivait à la ferme. Et il n'avait jamais pu vraiment avaler toute cette histoire au sujet de Heather se cognant la figure contre le compteur. Carol avait seulement dit : " Oh, oui, c'est vrai ", et Heather elle-même avait mis la main devant sa bouche et tourné
son visage vers le mur.
Puis il se produisit quelque chose de surprenant, et tout commença à changer.
Un homme ‚gé, qui était un client régulier de la boutique de la ferme Feverel, demanda à parler à Wexford.
C'était un veuf qui faisait lui-même ses courses et sa cuisine et vivait d'une pension de l'…tat et d'une autre que lui versait la Compagnie des eaux du Mid-Sussex.
Frank Waterton - c'était son nom - commença par s'excuser longuement : il était s˚r que ce qu'il avait à dire était sans importance, qu'il avait très probablement tort de déranger Wexford, mais voilà : c'était une question qui le hantait depuis un certain temps. Cela faisait même des semaines qu'il se promettait de faire quelque chose à ce sujet, mais il ne savait pas vraiment quoi. C'était la raison pour laquelle il n'avait finalement rien fait du tout jusqu'à
aujourd'hui.
" De quoi s'agit-il, monsieur Waterton ? Le mieux serait de me le dire tout de suite et de me laisser juger par moi-même si c'est sans importance ou non. "
Le vieux monsieur le regarda d'un air presque craintif.
" Soyez tranquille. Même si cela n'a vraiment aucune importance, personne ne vous fera de reproches. De toute façon, vous aurez fait votre devoir dans un esprit de civisme. "
Jusque-là, Wexford ne savait même pas que ce qui avait poussé M. Waterton à venir était en rapport avec l'affaire Peterlee. Comme il avait l'intention de rendre une de ses visites bi-hebdomadaires à Arlene Heddon, il était impatient d'en finir et faisait de son mieux pour que son impatience ne f˚t pas perceptible.
" Il s'agit de ce que j'ai observé une ou deux fois lorsque je suis allé acheter des fruits et des légumes à la ferme Feverel ", dit-il.
Aussitôt, l'agacement de Wexford cessa et il ne se soucia plus de l'heure à laquelle il passerait voir Arlene.
" La première fois, ce devait être en juin. Je suis même s˚r que c'était en juin, parce qu'ils vendaient des fraises. Je la revois encore très clairement en train de chercher une jolie barquette bien pleine sur l'étal des fraises, et quand elle a relevé la tête... Eh bien, j'ai eu un choc. Vraiment un choc. Elle était pleine de bleus, comme si quelqu'un l'avait frappée. Elle avait un úil au beurre noir et une entaille à la joue. Je lui ai dit : "Vous revenez du front, madame Peterlee ?" Elle m'a répondu qu'elle était tombée et qu'elle s'était cogné le visage contre l'évier.
- Vous dites que c'était la première fois.
- Oui. Je l'ai plus ou moins crue quand elle m'a dit ça, mais pas la fois suivante. J'étais allé acheter des pommes Cox, on commençait à les récolter, donc ce devait être vers la fin septembre. Elle avait de nouveau le visage couvert de bleus. Et un bandage autour du poignet.
Je n'ai fait aucune remarque, cette fois-là. Je crois que c'aurait été... Comment dire ? Un manque de tact. Mais voyez-vous, il m'a semblé que je devais en parler à quelqu'un. Depuis le jour o˘ j'ai appris qu'on avait assassiné
Tom Peterlee, c'est une pensée qui me hante. J'ai beaucoup hésité, je me disais que je me mêlais peut-être de ce qui ne me regardait pas. Si c'avait été elle qu'on avait retrouvée assassinée, alors je serais venu vous voir en quatrième vitesse, croyez-moi. "
Il réussit à frapper à la porte d'Arlene avec seulement un quart d'heure de retard sur l'heure prévue. Comme il était véritablement fasciné de l'entendre lui faire toujours exactement les mêmes réponses, comme un perroquet
- à ceci près que la voix qu'imitait ce perroquet était la sienne -, il lui posa une fois de plus la même série de questions. Mais il garda pour la fin celle qui concernait les bleus sur le visage de sa mère, pour ménager un effet de totale surprise.
D'abord, elle lui ressortit la même rengaine que d'habitude.
" Elle s'est agenouillée et elle a pris sa tête entre ses bras. C'est pour ça qu'elle avait du sang sur elle. Carol et moi, nous l'avons relevée et alors elle a commencé à se frapper la tête contre un des compteurs.
- Est-ce qu'elle s'est aussi frappé la tête contre le compteur au mois de juin, mademoiselle Heddon ? Et aussi en septembre ? Savez-vous pourquoi elle avait un poignet bandé à cette époque-là ? "
Arlene Heddon n'en savait rien. Elle le regarda droit dans les yeux, le fixa sans ciller, et déclara qu'elle n'en savait rien.
" Je ne l'ai jamais vue avec un poignet bandé. "
Il détourna volontairement les yeux de son regard hypnotique et regarda autour de lui. Il y avait quelques nouveautés dans la caravane. Gary et elle s'étaient procuré un micro-ondes depuis sa dernière visite. Une bouilloire électrique flambant neuve avait remplacé la vieille bouilloire chromée. Des cadeaux de Mamie Peterlee ? La vieille sorcière avait la réputation d'avoir un bas de laine bien rempli. On disait que ses fils n'avaient jamais vu un sou des coquettes sommes qu'on lui avait versées lorsqu'elle avait vendu plusieurs hectares de ses terres à des promoteurs immobiliers. Il avait remarqué une nouvelle voiture garée devant le wagon transformé en cottage, et il n'aurait pas été surpris d'apprendre qu'elle en changeait au moins tous les deux ans.
" La semaine prochaine, je viendrai mardi et non pas lundi, mademoiselle Heddon, dit-il en partant.
- Comme vous voudrez.
- Est-ce que Gary a trouvé du travail ?
- Du travail ? quel travail ? Vous voulez rire.
- Peut-être. Peut-être qu'il y a quelque chose de parfaitement risible dans l'idée que l'un ou l'autre d'entre vous puisse travailler un jour. Y avez-vous jamais pensé ?
Je veux dire, à gagner votre vie ? "
Elle referma la porte, non sans une certaine violence.
Ensuite, des renseignements pris auprès des personnes qui connaissaient les Peterlee amenèrent de nombreuses descriptions de blessures visibles sur le corps et le visage de Mme Peterlee. Des clientes qui se fournissaient régulièrement à la boutique de la ferme se souvenaient de son poignet bandé. L'une d'entre elles mentionna un úil au beurre noir causé par un coup si violent que Heather avait l'úil complètement fermé, et le lendemain elle l'avait dissimulé sous un bandeau. Un autre jour, elle avait expliqué la présence d'une vilaine marque sur sa lèvre supérieure en prétendant que c'était la trace d'un bouton de fièvre, mais la femme à qui elle avait dit cela ne l'avait pas crue.
Le mythe du mari parfait commençait à s'effriter sérieusement. Seuls les Peterlee eux-mêmes continuaient à soutenir qu'il n'y avait rien de vrai dans ces soupçons.
Monica Peterlee, quand Burden aborda le sujet avec elle, parut saisie d'une frayeur qui la rendit muette. C'était comme s'il avait appuyé son doigt sur le point le plus douloureux d'une blessure et réveillé tout ce qui était à
son origine.
" Je ne veux pas parler de ça. Personne ne peut m'y obliger. Je ne sais rien et je ne veux rien savoir. "
Joseph réagit comme si les suppositions de la police n'étaient qu'une monstrueuse calomnie à l'égard de son frère défunt. Il tempêta :
" Je vous conseille de faire très attention à ce que vous insinuez. Mon frère est mort et il ne peut plus se défendre, alors vous vous imaginez que vous pouvez raconter n'importe quoi sur son compte. Mais les policiers ne sont plus des dieux, vous devriez le savoir. Il n'y a pas un soir o˘ on n'en ait pas la preuve en regardant la télé : une nouvelle bande de flics véreux inculpés parce qu'ils ont écrit eux-mêmes des dépositions o˘ tout était inventé ou qu'ils ont raconté un tas d'histoires sur des choses qui ne se sont jamais passées. "
Sa femme le regardait de la façon dont une souris recroquevillée dans un coin regarde un chat qui l'a tem-porairement perdue de vue. Burden n'avait pas l'intention de questionner Heather. On fit mine de ne pas du tout s'occuper d'elle, tout en commençant à rassembler les éléments pouvant l'accuser.
" que ferais-tu si ton mari te battait ? demanda Wexford à sa femme.
- Parles-tu de toi en particulier ou de n'importe quel mari ? "
Il sourit.
" Pas moi. Disons plutôt un homme que tu n'as pas épousé, mais que tu aurais pu épouser.
- Eh bien, je sais que la réponse spontanée de toutes les femmes à cette question est qu'elles ne le toléreraient à aucun prix. "S'il le faisait ne serait-ce qu'une seule fois, il n'aurait plus jamais l'occasion de le refaire une deuxième fois", ce genre de phrases. Mais c'est peut-être un peu simpliste. Sont-elles si s˚res de savoir ce qu'elles feraient s'il était torturé par le remords ensuite, par exemple, ou du moins s'il en avait l'air. Ou bien si elles n'avaient pas d'autres moyens de subsistance ou d'endroit o˘ se réfugier. S'il fallait songer aux enfants. Et même, si ça ne te paraît pas trop absurde, si elles l'ai-maient trop pour le quitter.
- Est-ce que tu pourrais, toi ? Continuer à aimer un homme qui te battrait ?
- «a, Dieu seul le sait ! Je ne peux pas te répondre.
Les femmes sont étranges. Les êtres humains en général sont étranges.
- Tu m'as dit : "Il n'aurait plus jamais l'occasion de le refaire une deuxième fois." Je me demande s'il n'arrive pas un jour o˘ la dernière goutte fait déborder le vase, si bien qu'il n'a plus l'occasion de le faire une vingt-deuxième ou une trente-deuxième fois. "
Jenny Burden se contenta de répondre qu'elle ne se serait jamais trouvée dans pareille situation. Elle aurait deviné le risque avant de se marier.
" Une manière dont elle aurait pu le deviner, remarqua Wexford quand son mari lui fit part de sa réaction, aurait été de se renseigner sur le comportement de son futur beau-père. Il y a beaucoup de vrai dans ce que disent les psychologues au sujet de l'enchaînement de la violence domestique entre les générations. Les enfants victimes de violences sexuelles ont tendance à exercer les mêmes violences sur leurs propres enfants. Mais est-il également vrai que les fils qui ont vu leur père battre leur mère battent ensuite leur propre femme ? Est-ce qu'ils adoptent le même comportement, en considérant que c'est la norme dans les relations conjugales ?
- Ne m'as-tu pas dit que la vieille Mme Peterlee t'avait raconté que son mari avait l'habitude de lui taper dessus jusqu'au jour o˘ elle l'a menacé avec un couteau de cuisine ? "
Wexford hocha la tête.
" Pour elle, c'est ce jour-là que la dernière goutte a fait déborder le vase, et elle s'est rebiffée. Plus tard, quand il est mort, elle est allée danser sur sa tombe, Mike. Je me demande si Heather a envie d'aller danser sur celle de Tom. "
Le jour qui suivit le troisième raid en voitures-bélier
- cette fois au Kingsbrook Centre, une arcade commerciale presque en plein centre de Kingsmarkham -, Wexford était de nouveau dans la caravane d'Arlene Heddon, et Arlene lui répétait :
" Je n'ai jamais vu ma mère avec un poignet bandé.
- Mademoiselle Heddon, vous savez parfaitement que votre beau-père battait régulièrement votre mère. Il la frappait violemment, la laissait avec un úil au beurre noir ou des contusions sur le visage. Son frère Joseph fait très certainement subir le même traitement à sa femme.
qu'avez-vous à gagner en prétendant que vous n'en saviez rien ?
- Elle s'est agenouillée par terre, elle a soulevé sa tête et elle l'a prise entre ses bras. C'est pour ça qu'elle avait du sang sur elle. Ensuite, Carol et moi nous l'avons relevée et elle a commencé à se frapper... "
Wexford l'arrêta.
" Non, mademoiselle Heddon. Elle avait ces bleus sur le visage parce que Tom l'avait frappée. Je ne sais pas pour quelle raison. Vous le savez ? C'était peut-être à
cause de l'argent, la recette de la journée qu'il avait posée sur le buffet. Ou peut-être avait-elle protesté parce qu'il avait décidé d'augmenter le loyer de son amie Carol.
quoi qu'il en soit, si votre mère n'était pas d'accord avec lui et le manifestait, il réagissait en la frappant. Pour lui, c'était une habitude.
- Puisque vous le dites.
- Non, mademoiselle Heddon. Ce n'est pas ce que je dis qui importe. C'est ce que vous dites. "
Il s'attendait qu'elle lui répondît en répétant : " Je n'ai jamais vu ma mère avec un poignet bandé ", mais elle leva brusquement les yeux et il aurait pu jurer qu'il y avait une lueur d'amusement dans son regard, comme une étincelle qui y était passée avant de disparaître. Ce qu'elle lui dit le stupéfia. C'était bien la dernière chose à laquelle il s'attendait. Elle tripota quelques secondes la télécommande sur la demi-cloison à côté d'eux, leva soudain les yeux et prononça lentement :
" Carol Fox était la petite amie de Tom. "
Il digéra ce qu'il venait d'entendre, perçut confusément une kyrielle d'implications possibles, et demanda :
" qu'entendez-vous précisément par cette expression, mademoiselle Heddon ? "
Son ton fut presque dédaigneux.
" Ce que tout le monde entend. Sa petite amie. Sa maîtresse. Ce que je suis pour Gary. "
" «a ne servirait pas à grand-chose de le nier, n'est-ce pas ? dit Carol Fox.
- Je suis surpris que vous n'ayez pas porté ce fait à
notre connaissance, monsieur Fox ", dit Wexford.
Voyant que son mari ne répondait rien, Carol reprit la parole impatiemment.
" Oh, c'est parce qu'il a honte. Il s'imagine que c'est un affront à sa virilité ou je ne sais quoi. Je lui ai pourtant dit : c'est impossible de garder secrète une chose comme ça, alors à quoi bon essayer de faire semblant de rien ?
- Devant nous, vous l'avez délibérément gardée secrète pendant un mois. "
Elle haussa les épaules, nullement repentante.
" Je me sentais un peu gênée par rapport à Heather, pour vous parler franchement. Ce que Tom m'avait dit au départ, c'était que je pouvais occuper la caravane, mais il en avait parlé comme si elle était garée quelque part au milieu de ses champs. Il ne m'avait jamais dit qu'elle était à trois pas de la maison. Maintenant, je sais qu'il y a quatre ou cinq ans, il avait ramené une autre fille qui habitait carrément dans la maison. Il l'appelait la fille au pair.
La fille au pair ! Comme si la famille Peterlee n'était pas des gens qui vivaient comme des romanichels il n'y a pas plus d'une ou deux générations, quand on y regarde d'un peu près.
- Alors, je présume que la visite qu'il vous a rendue ce soir-là n'avait pas grand-chose à voir avec le montant du loyer ? "
Le mari se leva et quitta la pièce. Wexford n'essaya pas de le retenir. Sa présence n'avait pas rendu sa femme particulièrement pudique, mais son départ lui délia la langue encore davantage. Elle eut un petit sourire.
" Ce n'était pas ce que vous pensez. Nous avons seulement pris un verre.
- C'est tout de même un peu curieux qu'aussitôt après vous soyez sortie faire une promenade avec sa femme, vous ne trouvez pas ? Ou bien dois-je comprendre qu'elle ne savait rien ? Franchement, c'est difficile à croire, madame Fox.
- Bien s˚r, elle savait. Elle me détestait. Et je ne peux pas dire que je la portais spécialement dans mon cúur. Ce n'est pas vrai que nous sortions souvent nous promener ensemble. La promenade de ce soir-là, c'est moi qui avais insisté pour la faire, parce que je voulais lui parler. Je voulais lui dire que je partais, que c'était terminé entre Tom et moi, que je retournais vivre avec Ray. "
Elle respira profondément.
" Pour être tout à fait honnête avec vous, cette histoire entre Tom et moi, c'était purement physique. Le corps qu'il avait ! Entre vous et moi, je n'étais jamais rassasiée tellement j'avais envie de lui. Peut-être que, d'une certaine façon, tout s'est arrangé pour le mieux.
En fait, ça n'aurait pas du tout été la même chose si Tom avait dit qu'il voulait la quitter pour moi, mais il ne voulait pas et moi, j'en avais par-dessus la tête de cette vie. "
quand Burden et lui remontèrent en voiture, Wexford remarqua :
" Je commençais à penser que l'alibi de Heather prenait l'eau. Je me disais qu'au fond, c'était très possible que sa meilleure amie mente pour la couvrir. Mais plus maintenant. Je ne vois pas la maîtresse de Tom fournissant un alibi à la femme qui était justement en travers de son chemin.
- Non, s˚rement pas. Surtout si la femme en question venait d'assassiner l'homme qu'elle aimait, ou du moins qu'elle avait aimé. Apparemment, nous voilà revenus à la case départ.
- En fait, y a-t-il quelqu'un d'autre que Heather qui ait un mobile pour tuer Tom ? qu'est-ce qu'Arlene et Gary Wyatt avaient à y gagner ? Rien. …videmment, la propre mère de Tom me paraît capable de tout, mais uniquement dans la limite de ses forces physiques, et je ne crois pas qu'à son ‚ge elle aurait eu assez de force pour assommer un homme à coups de b˚che. Joseph ne tire aucun bénéfice de la mort de son frère, puisque c'est Heather qui hérite de la ferme, et il est clair que la seule chose que Monica désire, c'est une vie aussi tranquille que possible. Donc, nous voilà ramenés à l'hypothèse du vagabond qui rôde dans la campagne à la nuit tombée et assomme les fermiers pour trois cent soixante livres. "
Le matin suivant, une enveloppe lui fut adressée au commissariat. Elle ne contenait qu'un récépissé à l'entête d'un photographe du York Crest Centre, mentionnant le dépôt d'une pellicule à développer et le paiement d'une livre pour la caution réglementaire. Wexford avait deviné
d'o˘ provenait cette pellicule avant même d'envoyer le sergent Martin chercher les clichés développés chez le photographe. On était mardi et, dans sa caravane, Arlene recommença à jouer les perroquets.
" J'ai quitté la maison de ma mère quand j'avais dix-sept ans. Je ne connais pas toutes les amies qu'elle a. Et, bien s˚r, je ne savais pas s'il arrivait à Carol de sortir le chien toute seule, ou rien de ce genre. Je sais que ma mère le faisait et que Tom le faisait quelquefois aussi. On ne m'a jamais dit si Carol accompagnait ma mère ou non, mais ça n'a rien d'étonnant. Je ne m'intéressais pas à Carol.
- Voilà qui atteint les proportions d'une vraie psychose, mademoiselle Heddon. "
Elle savait ce qu'il voulait dire par cette phrase. Il n'avait pas besoin de le lui expliquer. Il voyait dans ses yeux qu'elle comprenait, et un petit sourire satisfait s'es-quissait sur ses lèvres. D'autres auraient demandé quand tout cela finirait, quand on les laisserait enfin tranquilles.
Pas elle. Elle ferait les mêmes réponses à ses questions indéfiniment, et toutes les trois ou quatre semaines laisserait tomber une bombe, comme lorsqu'elle lui avait révélé
la vraie place de Carol Fox dans la vie des Peterlee. ¿ supposer, bien s˚r, qu'elle e˚t d'autres bombes en réserve.
Il frappa à la porte de la vieille sorcière. Après un laps de temps assez long, elle vint lui ouvrir. Elle ne l'invita pas à entrer, et il vit qu'elle n'était pas seule. Un homme ‚gé, à barbe blanche mais portant un Jean et des bottes de cow-boy, se tenait près de la cheminée et versait le contenu d'une bouteille de vin à demi vide dans deux verres.
Elle fit un sourire qui fissura son visage d'un millier de petites rides et découvrit ses dents superbes.
" J'avais un peu de temps devant moi, madame Peterlee, et j'ai pensé que je pourrais l'utiliser à vous rendre visite et à vous redemander o˘ vous vous trouviez entre 18 heures et 19 h 30 le soir o˘ votre fils a été tué. "
Elle pencha la tête d'un côté.
" Je crois que je vous ai posé à tous une belle devinette, pas vrai ?
- Et maintenant, vous allez m'en donner la solution, dit-il patiemment.
- Pourquoi pas ? "
Elle regarda par-dessus son épaule et cria, d'une voix absurdement forte eu égard à la distance :
" Si celle-ci est finie, Eric, va donc en ouvrir une autre.
Il y en a une sur la table de la cuisine. "
Elle gratifia Wexford d'un clin d'úil.
" J'étais avec mon petit chéri. Lui. Dans sa maison. Je m'arrête toujours pour un petit coup en vitesse avant d'aller en ville. "
Il s'en fallut de peu qu'elle ne le fît rougir comme une jeune fille effarouchée.
" Un petit coup à boire, précisa-t-elle. Vous pouvez lui demander si ce n'est pas vrai quand il reviendra. Vous êtes des grossiers personnages, vous les flics. Je sais bien à
quoi vous pensez : c'est écrit en toutes lettres sur votre figure. Vous savez, il m'épouserait demain, si je voulais.
Seulement, j'ai été prise au piège une fois et ça m'a rendue prudente, croyez-moi. C'est un vrai petit ange maintenant, doux comme un agneau, mais ça n'empêche pas qu'une fois qu'ils vous ont passé la bague au doigt, le plus souvent c'est une tout autre histoire ! Un autre bonhomme qui me foutrait des torgnoles parce que le dîner est en retard de cinq minutes ? Non merci !
- Est-ce que c'est pour ça que Tom battait Heather ?
Parce qu'elle lui servait son dîner en retard ? "
Si ces mots l'avaient prise au dépourvu, elle n'en montra rien.
" Allons donc ! Ils n'ont pas besoin d'une raison, il suffit qu'ils aient bu un coup de trop ! Tout ce qui compte, c'est que vous êtes là, que vous êtes moins forte qu'eux et qu'en plus ils voient que vous avez peur. «a leur suffit.
Pas besoin de me regarder comme ça. Si ce que je dis ne vous plaît pas, c'est parce que vous êtes un homme. Il faudrait que vous ayez été du côté qui prend les baffes pour comprendre. Oui, oui, Eric, j'arrive ! "
Maintenant qu'il ne la soupçonnait plus et qu'il l'avait laissée tranquille pendant un mois, il se rendit à la ferme Feverel pour parler à Heather Peterlee. C'était le soir du quatrième raid en voitures-bélier, que la police avait prévu lorsqu'on lui avait rapporté le vol d'une Volvo Estate et d'une Land Rover pendant la journée. Mais ce n'était que trois ou quatre heures plus tard que les voleurs devaient se lancer à l'attaque.
Les femmes battues ont quelque chose en commun dans leur apparence. Wexford se reprocha de ne l'avoir pas remarqué chez Heather la première fois qu'il était venu à la ferme. Cette apparence commune n'a rien à voir avec les traces de coups ni avec une manière timide ou peureuse de réagir ou de se mouvoir. C'était plutôt, se dit-il, cet air accablé, sans force, exténué qui dévoilait tout, pour peu qu'on s˚t ce qu'on cherchait à dévoiler.
Elle était maigre, mais sans la juvénile et vigoureuse sveltesse de sa fille ou la robustesse de sa belle-mère.
Cette maigreur s'observait surtout dans les muscles ramollis de ses bras et de ses poignets tendineux. Ses joues étaient creusées sous ses pommettes saillantes et sa bouche déjà affaissée aux coins. Les bénéfices de quelques semaines sans les brutalités de Tom n'étaient pas encore apparus. Heather Peterlee s'était négligée et avait négligé sa maison, elle avait peut-être passé ces premiers temps de son veuvage à se morfondre en silence dans cette sombre et laide b‚tisse, avec seulement un épagneul pour compagnie.
Le chien gronda et se mit à aboyer quand Wexford entra. Pour le faire taire, elle le frappa sur le museau, inutilement fort. La violence engendre la violence, pensa-t-il.
On la subit, on l'emmagasine en soi, puis on s'en décharge sur toute personne ou toute créature plus faible que soi.
Mais même à présent, elle niait. Assise en face de lui dans une robe de coton sans couleur, avec un épais cardigan tricoté jeté sur ses épaules, elle se rebella énergi-quement contre toute suggestion que Tom avait pu être un mari au caractère moins doux qu'on avait cru. quant à
Carol, eh bien oui, il était exact que c'était Tom qui lui avait offert d'habiter dans la caravane et non pas elle. Un ami avait dit à Tom qu'elle cherchait un endroit o˘ se loger provisoirement. quel ami ? Elle ne savait pas son nom. Et la " demoiselle au pair " ?
" Vous avez parlé à ma fille. "
Wexford reconnut que c'était en effet le cas, mais sans préciser avec quel degré d'obstination il lui avait parlé.
" Arlene s'imagine des choses. Elle a trop d'imagi-nation. "
Une étincelle de vitalité provoquait en elle un léger changement quand elle parlait de sa fille. Sa voix devenait un rien plus animée.
" Elle est très intelligente, Arlene. Elle en a, dans la tête ! Elle voulait entrer dans la police, vous savez.
- Pardon ?
- Elle voulait devenir femme policier. Je ne sais pas comment on les appelle, maintenant.
- Officier de police, dit Wexford. Alors, votre fille voulait devenir officier de police ? qu'est-ce qui lui a fait changer d'avis ?
- Elle s'est mise en ménage avec ce Gary, vous savez bien. "
Ce n'était pas vraiment une réponse, mais Wexford n'insista pas. Il ne posa pas non plus de questions à
Heather sur la liaison de son mari avec Carol Fox. Il avait la preuve que cette histoire n'était pas une invention d'Arlene, non seulement parce que Carol avait elle-même reconnu que c'était la vérité mais aussi gr‚ce à la pellicule développée de l'appareil de Tom Peterlee. C'étaient toutes des photographies de Carol, dont trois nus pris dans la caravane de la ferme Feverel. Ces nus étaient d'ailleurs relativement bienséants, sans rien qui p˚t légitimement scandaliser le photographe chargé de les développer, car Carol avait adopté des poses assez pudiques, et elle faisait même preuve d'une certaine gr‚ce dans sa manière de se tenir de trois quarts en souriant à l'objectif par-dessus son épaule.
Dans la soirée, il examina de nouveau ces trois clichés.
C'était leur décor, non leur sujet voluptueux qui leur donnait quelque chose de minable. L'arrière-plan plutôt sordide - une fenêtre o˘ un rideau en nylon pendait d'un cordon mal tendu, un imperméable accroché à une patère, le rebord d'une casserole pas lavée sur une plaque chauf-fante - donnait l'impression qu'on avait tenté de faire de la pornographie dans un studio improvisé. Wexford estimait que l'art érotique, quelque forme qu'il prît, exigeait l'absence de tout élément de laideur, et Carol Fox n'avait abouti qu'à cet exploit en somme fort commun : être sexy sans beauté.
Non que l'espoir d'éprouver une quelconque excitation e˚t été la raison pour laquelle il avait regardé de si près ces clichés. Il les observait froidement, et même avec une certaine tristesse. L'identité de la personne qui lui avait envoyé le récépissé du photographe n'était pas mysté-rieuse. Il l'avait devinée, non pas peut-être à l'instant o˘
il avait reçu l'enveloppe, mais en tout cas longtemps avant que le laboratoire d'expertise n'e˚t étudié les empreintes sur le papier. Il savait très bien qui avait posé
la pellicule sur le comptoir et payé la caution d'une livre.
Et ce n'était même pas le sujet des photos qui l'intéressait particulièrement à présent. La tristesse qui l'avait brièvement envahi se dissipa et, tout à coup, il se sentit absolument dispos. Gr‚ce à ces clichés, il avait soudain compris qui avait tué Tom Peterlee et pourquoi.
La police attendait, encerclant presque le Kingsbrook Centre, quand les voitures-bélier arrivèrent. Cette fois, les voleurs n'étaient que quatre, tous à l'intérieur de la Land Rover volée. Si d'autres les avaient suivis dans les rues étroites du centre ville, un quelconque avertissement avait d˚ les mettre en alerte et leur faire rebrousser chemin. Il se pouvait que ce f˚t le même avertissement - rien de plus, peut-être, que l'instinct ou l'intuition - qui poussa le conducteur de la Land Rover à faire halte au milieu de la cour pavée au-delà de laquelle s'ouvraient les portes de l'arcade commerciale.
Tout d'abord, les hommes qui montaient la garde crurent seulement que le conducteur voulait reculer et prendre de l'élan avant d'aller fracasser les grandes portes vitrées. Il leur fallut quelques secondes avant de comprendre qu'il faisait un demi-tour en trois manúuvres : sans doute allait-il revenir vers le mur de briques autour de la cour et, de là, s'élancer vers les portes en reculant.
Mais, alors qu'ils se préparaient au fracas des portes volant en éclats, la Land Rover repartit et, en un instant, elle était presque au bout de l'étroite allée reliant le centre commercial à la Grand-Rue.
Elle ne l'atteignit pas. Elle s'arrêta net et ses occupants ouvrirent précipitamment les quatre portes, descendirent d'un bond et se dispersèrent, la laissant là pour bloquer le passage. La police, sur place en moins de trente secondes, ne trouva qu'un véhicule vide, o˘ nul n'avait laissé la moindre trace de sa présence hormis son propriétaire, et o˘ l'on ne découvrit aucune empreinte.
Il dit à Burden, avant de partir pour procéder à
l'arrestation :
" Tu vois, elle nous avait dit qu'elle ne possédait pas d'imperméable, et en effet nous n'en avons pas trouvé, mais sur cette photo on distingue très bien un imperméable accroché à une patère dans la caravane. "
Burden lui prit la loupe des mains et se pencha sur le cliché.
" Vert émeraude, avec des boutons en os en partie blancs et en partie bruns.
- Elle a d˚ entrer dans la cuisine à l'heure qu'elle nous a indiquée, ou peut-être cinq minutes plus tôt. Je pense que c'était vrai qu'elle avait décidé de mettre fin à
sa liaison avec Tom. En revanche, cette idée de sortir faire une grande promenade avec Heather pour le lui dire, c'est de l'invention. Elle portait son imperméable parce qu'il y avait déjà de la bruine, peut-être aussi parce qu'elle savait qu'il lui allait bien. Elle venait dire à Heather que tout était fini entre Tom et elle, qu'elle pouvait reprendre son mari, et bon débarras.
" Savait-elle que Tom battait sa femme ? Peut-être que oui, peut-être que non. Ce qui est s˚r, c'est qu'elle pensait que si jamais Tom et elle avaient vécu ensemble de façon permanente, il ne l'aurait pas battue, elle ! Mais ceci est hors de propos. Elle est entrée dans la cuisine et elle a vu Heather coincée contre le buffet pendant que Tom la frappait au visage.
" On dit qu'une femme ne peut pas vraiment se défendre contre un homme qui la bat, mais qu'une autre femme peut venir à sa rescousse. qu'est-ce qui s'est emparé de Carol Fox à ce moment-là, Mike ? La fureur à l'état pur ? La rage d'une désillusion totale à l'égard de Tom Peterlee ? Une montée de violence générée par la grande solidarité entre les femmes face à la brutalité
des hommes ? Nous le saurons peut-être un jour. Elle a pris une b˚che dans le panier, une grosse b˚che bien lourde et bien dure, et elle l'a frappé sur la tête avec ça.
Un premier coup, un deuxième... Une fois qu'elle avait commencé, elle n'a plus pu s'arrêter. Elle a continué avec une sorte de frénésie, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
- L'une des deux, observa Burden, et à mon avis c'est certainement Carol, tu ne crois pas ? l'une des deux a ensuite agi avec beaucoup de présence d'esprit. Elle a tout de suite planifié ce qu'il fallait faire. Carol a enlevé son imperméable qui était couvert de sang et l'a fourré avec la b˚che dans le poêle allumé. quand nous sommes arrivés, environ une heure plus tard, tout était réduit en cendres, excepté un fragment d'un des boutons.
- Carol s'est lavé les mains, a enfilé un imperméable appartenant à Heather, et elles sont sorties en descen-dant vers la rivière avec le chien. Nous avions toujours imaginé que peut-être Carol protégeait Heather en lui fournissant un alibi, mais en réalité c'était tout le contraire. C'était Heather qui fournissait un alibi à
Carol. Il était décidé qu'elles resteraient à distance de la ferme pendant trois quarts d'heure, puis qu'elles reviendraient et "découvriraient" le corps. Ou peut-être même comptaient-elles essayer de s'en débarrasser, de nettoyer la cuisine et de prétendre ensuite que Tom était parti. Ce qu'elles n'avaient pas prévu, c'était l'arrivée d'Arlene.
- Mais Arlene est arrivée une heure en avance, dit Burden.
- Arlene a aussitôt supposé que c'était sa mère qui avait commis le meurtre, et la raison pour laquelle elle l'avait fait a d˚ lui sembler évidente. La souris grise recroquevillée dans son coin était passée à l'attaque quand l'attention du chat était distraite. Brusquement, elle avait senti qu'elle n'en pouvait plus, comme Mamie Peterlee avait senti qu'elle n'en pouvait plus le jour o˘
son mari l'avait frappée une fois de trop et o˘ elle l'avait menacé avec le couteau de cuisine. "
Il tint, en substance, les mêmes propos à Arlene Heddon le lendemain, après que Carol Fox eut été
inculpée pour meurtre.
" Vous ne m'avez parlé de sa liaison avec Tom que lorsque vous avez pensé que les choses prenaient une mauvaise tournure pour votre mère. Votre raisonnement était que si la maîtresse d'un homme donnait à l'épouse de son amant un alibi, cet alibi ne risquait guère d'être mis en doute. Et dans le cas o˘ je ne vous aurais pas cru et o˘
Carol aurait nié les faits, vous m'avez fait parvenir le récépissé que vous avait donné le photographe lorsque vous lui avez apporté la pellicule que vous aviez prise dans l'appareil de Tom Peterlee pour la faire développer.
Je suppose que votre mère vous avait dit quel genre de photos il prenait. "
Elle haussa les épaules et dit d'un ton plutôt agacé :
" Vous n'êtes pas aussi malin que vous le pensiez. Vous m'avez dit et redit que je savais qui avait tué Tom. Je n'en savais rien du tout, je croyais que c'était ma mère. "
Il promena son regard autour de lui sur les divers objets dont la caravane était équipée. Ses yeux se posèrent succes-sivement sur le volumineux radiocassettes, le micro-ondes, le magnétoscope, et s'arrêtèrent enfin sur le petit rectangle de plastique noir qu'il avait pris jusque là, sans jamais l'examiner de près, pour une télécommande. Soudain, il songea à quel point il faudrait être paresseux, handicapé
même, pour éprouver le besoin de changer de chaînes de cette façon. Presque partout o˘ on se trouvait dans cette caravane, on n'avait qu'à tendre le bras pour toucher le téléviseur. Il prit le petit objet dans ses mains.
C'était un magnétophone miniaturisé, d'environ douze centimètres de long et deux d'épaisseur. Le côté o˘ était allumé le petit voyant rouge indiquant que l'appareil était en marche était et avait toujours été tourné du côté du coin cuisine, invisible de l'endroit o˘ il s'asseyait.
Elle avait eu une si grande confiance dans sa maîtrise des événements, et peut-être dans la supériorité de son intelligence, qu'elle n'avait même pas pris la peine de décoller la minuscule étiquette sur le côté. Nixon's, York Crest Centre, £ 54,99. Il était bien certain qu'Arlene n'avait pas déboursé cinquante-cinq livres pour l'acheter.
" Vous ne pouvez pas emporter ça ! "
Tout à coup, elle perdait son sang-froid.
" Je vous laisserai un reçu ", dit-il.
Puis :
" …videmment, Gary était avec ses complices en train d'organiser le premier raid en voitures-bélier ce soir-là.
Je ne sais pas o˘, mais en tout cas ce n'était pas au pub
"The Red Rose" à Edenwick. "
Elle restait silencieuse, le regardant droit dans les yeux.
Il se dit qu'elle aurait probablement bien voulu lui arracher le petit magnétophone des mains, mais qu'elle n'osait pas. Ce fut peut-être l'instinct, ou la longue expérience qui lui permettait de déchiffrer les expressions sur les visages et d'en tirer des conclusions, qui lui fit dire :
" …coutons un peu ce que vous avez enregistré, mademoiselle Heddon. "
Il entendit sa propre voix, puis sa voix à elle. Aussi clairement que s'ils parlaient au téléphone. C'était un magnétophone de très bonne qualité. Il pensa : oui, Gary a participé au premier raid, celui qui a eu lieu après le meurtre et après la première fois o˘ je suis venu la questionner. Et ensuite, à partir de la deuxième fois...
" Je ne connaissais pas très bien Carol.
- Mais c'était une amie intime de votre mère... "
Sa voix fut quelques instants couverte par des grésillements.
" J'ai quitté la maison de ma mère quand j'avais dix-sept ans. Je ne connais pas toutes les amies qu'elle a. Et bien s˚r, je ne savais pas s'il arrivait à Carol de promener le chien... "
Il éteignit le petit appareil.
" C'est donc ainsi que vous vous y preniez, dit-il. Vous enregistriez nos conversations et vous appreniez vos répliques par cúur. C'était le moyen d'être s˚re qu'aucun détail de votre histoire ne varierait jamais. "
D'une voix dure et crispée, elle répondit :
" Puisque vous le dites. "
Il se leva.
" Je doute que Gary continue à vivre très longtemps à
vos côtés, mademoiselle Heddon. Vous serez autorisée à
lui rendre visite une fois par semaine, si vous le désirez.
Certaines personnes affirment que la ligne de démarcation qui sépare le flic du criminel est très mince, parce qu'ils ont le même type d'intelligence. Votre mère m'a rapporté que vous aviez jadis nourri l'ambition de devenir officier de police. On ne peut pas dire que vous ayez d'emblée pris la bonne voie, mais il n'est peut-être pas trop tard. "
Le petit magnétophone dans sa poche, il se retourna après s'être plié en deux pour sortir de la caravane et lui lança :
" Si cette idée vous séduit toujours, passez-moi donc un coup de fil. "
Il referma la porte derrière lui et traversa le champ boueux par la petite piste cendrée.
L'amant de Porphyrie
" LA PLUIE a commencé à tomber tôt ce soir ", dit-elle.
Elle referma la porte derrière elle et entra dans le salon.
Elle était nu-tête et ses beaux cheveux blond cendré, qui lui descendaient presque jusqu'à la taille, étaient tout mouillés.
Il lui sourit.
" Sais-tu ce que tu viens de dire ?
- Pardon ?
- "La pluie a commencé à tomber tôt ce soir." C'est le premier vers de L'Amant de Porphyrie. "
Il la regarda dans les yeux, y cherchant une lueur de compréhension, mais n'en vit aucune.
" De Browning, précisa-t-il. C'est un poème, Lizzie.
Tu ne l'as jamais étudié au lycée ? "
Il la débarrassa de son manteau, qui était très humide, et, revenant sur son idée première qui avait été de l'accro-cher au portemanteau du vestibule, le tendit comme une draperie sur le large dossier d'une chaise devant la cheminée. La maison était petite et basse de plafond, c'était 1. Robert Browning (1812-1889), poète romantique anglais tardif. Le poème L'Amant de Porphyrie date de 1836. (N.d.T.) un joli petit cottage de brique faisant partie d'une rangée gracieusement incurvée de maisonnettes toutes pareilles, dans une banlieue lointaine du sud de Londres : un îlot victorien aux limites de la campagne dont personne n'avait entendu parler, à l'écart des lignes de métro et des arrêts d'autobus.
" Tu as dit "Porphyrie" ? demanda-t-elle.
- Oui.
- La porphyrie est une maladie, Michael. Je ne sais pas pourquoi ça s'appelle comme ça, mais je sais que c'est une maladie. On a l'urine qui devient pourpre.
- Browning a appelé la jeune fille de son poème Porphyrie avant que les médecins donnent ce nom à une maladie. Il y a aussi une qualité de marbre qu'on appelle le porphyre. «a veut dire pourpre. Du grec porphyra : la pourpre.
- Tu en sais des choses, dit-elle. Peux-tu monter me chercher ton sèche-cheveux ? Je me sentirais mieux si j'avais les cheveux secs. "
Michael ne pouvait supporter le bruit du sèche-cheveux.
" Il s'est cassé en tombant par terre et je l'ai jeté à la poubelle, mentit-il. Mais comme tu vois, j'ai fait du feu.
Prenons un verre de vin et tu pourras te sécher les cheveux devant la cheminée. "
Elle portait une longue jupe d'un bleu sombre tirant sur le mauve, un corsage en velours violet très échancré et une longue écharpe en soie de la même couleur. Le bas de la jupe était trempé. Il était vraiment absurde, pensa-t-il, qu'il e˚t fallu aux femmes des décennies d'émancipation progressive avant de parvenir à ne plus choquer personne si elles portaient des pantalons, tout cela pour qu'elles revinssent ensuite au genre de vêtements que portaient leurs grands-mères, et de leur propre gré de surcroît. Le feu était à demi éteint, il n'en restait plus que des braises fumantes o˘ couraient quelques flammèches. Pendant qu'il débouchait la bouteille de vin, elle se mit à genoux devant la cheminée et attisa les braises avec le curieux soufflet à poignées de cuivre ouvragé qu'il avait acheté
chez un brocanteur.
Il récita à mi-voix :
" "Elle mit à la porte la froidure et l'orage, et, s'age-nouillant, à l'‚tre morne elle rendit son flamboiement et à toute la maison sa douce chaleur."
- C'est beaucoup dire ! observa-t-elle en riant. C'est encore dans Porphyrie ?
- Oui. J'ai fait étudier le poème à mes élèves aujourd'hui et, bizarrement, on croirait que tu es en train de le mimer. Voilà ton vin. Porphyrie était venue retrouver cet homme dans sa maison un soir de pluie et elle avait les cheveux mouillés, comme toi. Des cheveux jaunes, dit Browning. Comme les tiens, je suppose.
- Des cheveux jaunes ? Pourquoi pas blonds ? Je ne trouve pas ça très joli. qu'est-ce qu'il raconte, ton poème ? Je sens que tu grilles d'envie de me le dire. "
Il la regarda renverser la tête en arrière, dos à la cheminée, et déployer ses cheveux comme un grand éventail doré. Les flammes renaissantes allumaient des reflets dans les longues mèches légèrement ondulées.
" Je ne le connais pas entièrement par cúur, dit-il.
Seulement des passages. ¿ un moment, il y est question d'un festin, ce qui me fait penser que je ferais bien de commencer à m'occuper du dîner. Ou bien préfères-tu que nous sortions manger quelque part ?
-Je n'ai pas très faim. "
Elle se mit à passer un grand peigne d'écaille dans ses cheveux, ce qui éveilla d'infimes grésillements électriques.
" Il est un peu tôt pour manger, tu ne crois pas ?
- Comme tu veux, dit-il. Viens donc t'asseoir à côté
de moi. "
Il y avait un sofa dans le petit salon, recouvert d'une tapisserie écarlate parcourue de motifs pourpres. Sur chacune des deux tables basses était posée une lampe dont la lumière était tamisée par un abat-jour rouge sombre. Il alluma le lustre mais ne les éteignit pas. La pièce devint plus chaleureuse et accueillante, mais parut en même temps plus exiguÎ. Michael s'assit sur le sofa et lui désigna le coussin à côté du sien. quand elle fut assise auprès de lui, il mit une main entre les siennes.
" "De mon bras, elle entoura sa taille", dit-il. Vas-y, entoure ta taille avec mon bras. "Et elle dénuda sa douce et blanche épaule." "
Très doucement, il fit glisser d'un côté le haut du corsage violacé et découvrit son épaule et le haut de son bras.
" La tienne n'est pas vraiment blanche. Tu es trop bronzée. Les jeunes filles de l'époque victorienne avaient soin d'éviter le soleil.
- Beaucoup de médecins diraient que c'était plus sage. Mais continue à réciter.
- Je t'ai dit que je ne me le rappelais pas en entier.
¿ un moment, elle se penche vers lui pour qu'il pose sa joue contre son épaule nue et fait tomber ses cheveux "qui partout se répandent", c'est-à-dire qui lui recouvrent le visage, je suppose.
- Comme ça ? "
Lizzie fit glisser sa chevelure d'un côté, lui recouvrant le visage et sa propre épaule nue comme d'un voile. Il secoua la tête et se redressa, car il n'aimait pas avoir des cheveux dans la bouche.
" Je te ressers du vin ?
- Oui, s'il te plaît. "
Il se leva pour remplir son verre. Au moment o˘ elle étendait la main pour le saisir, il la prit, la serra et l'éleva jusqu'à ses lèvres, puis, approchant sa bouche de la sienne, l'embrassa longuement. Il écarta les longs cheveux blonds qui lui tombaient encore sur le front, défit le núud de l'écharpe violine et posa un baiser au creux de sa gorge.
" C'est ce que l'amant de Porphyrie lui a fait quand il a vu son épaule nue ? lui demanda-t-elle avec un sourire tendre.
- Non, je ne crois pas. Dans le poème, il ne l'embrasse pas, en tout cas pas comme ça et pas à ce moment-là. Il est seulement très heureux qu'elle ait bravé la pluie et le vent pour venir le retrouver, et en même temps malheureux parce qu'elle ne veut pas se donner à lui pour toujours.
- S'il veut dire coucher avec lui, les jeunes filles victoriennes n'auraient jamais fait ça, il me semble.
C'était défendu.
- Oh, je suppose que certaines le faisaient quand même, dit Michael. En tout cas il dit que "la passion parfois prenait le dessus", et effectivement c'était la passion qui l'avait poussée à le rejoindre ce soir-là.
- «a doit être la même chose pour moi, dit Lizzie.
Sais-tu qu'il m'a fallu presque deux heures pour venir, avec les métros de la Victoria Line qui prenaient toutes les bifurcations sauf la bonne et les bus qui passaient tous au même moment, et puis rien pendant une demi-heure. Par un temps pareil, ça ne peut être qu'une sacrée dose de passion qui m'a fait tenir bon.
- "j'ai plongé mon regard dans le sien, reprit Michael.
Heureux et fier : car enfin je savais que Porphyrie m'adorait."
- Est-ce qu'elle était mariée ? Comme moi ?
- Browning ne le dit pas. Mais il la décrit comme
"parfaitement bonne et pure", donc on a tout lieu de supposer que non. Les femmes infidèles étaient considérées comme des criminelles en ce temps-là. "
Lizie détourna le regard et but une gorgée de vin. Puis elle prit le poignet de Michael et lui tapota doucement la paume de la main. Elle demanda rêveusement :
" Et qu'arrive-t-il ensuite ?
- Ensuite, il l'étrangle. "
Elle laissa tomber sa main comme si elle br˚lait et recula vivement tout au bout du sofa.
" quoi ?
- Il l'étrangle avec ses cheveux. Pour la garder pour lui tout seul, à jamais fidèle. "Alors je vis la seule issue qui devant moi s'ouvrait, dit-il. Et de toute sa chevelure entre mes mains serrées, je fis une longue corde jaune.
Trois fois j'en entourai son cou gracile..."
- C'est horrible ! Et tu fais étudier ce poème à des gosses ?
- Ils ont seize ans, Lizzie. Ce ne sont plus des bébés. "
De nouveau, elle se rapprocha de lui.
" «a ne marcherait pas, de toute façon. On ne peut pas étrangler quelqu'un avec ses propres cheveux.
- Pourquoi pas, s'ils sont assez longs ? "
Pour toute réponse, elle tordit ses cheveux en une épaisse tige douce, flexible et dorée, dont elle posa l'extrémité sur la paume de sa main, la lui tendant comme si elle lui proposait un objet à vendre. Il la prit entre ses deux mains, la tordit plus fort, la fit passer sous l'oreille droite de sa maîtresse en la pressant un peu contre sa gorge. Il l'enroula d'abord tout doucement, puis, tirant plus fort, parvint à faire presque deux tours autour de son cou lisse et h‚lé.
" "Et sa joue, une dernière fois, s'empourpra sous mon baiser br˚lant", dit-il.
- Il l'embrasse sur la joue ? s'étonna Lizzie.
- Avec les poètes victoriens, j'ai souvent l'impression que c'est un euphémisme pour dire la bouche. "
Michael se pencha pour l'embrasser, mais, au moment o˘ leurs lèvres allaient se toucher, détourna la tête de quelques centimètres et baisa longuement l'endroit précis o˘ le coin de la bouche rencontrait la peau de la joue.
Tandis qu'il pressait ses lèvres sur cette peau douce et chaude, il serra plus fermement la corde de cheveux dans sa main et exerça une brusque traction.
" Michael ! "
Ce fut presque un cri.
Il tirait tant qu'il pouvait sur le long écheveau blond.
Puis, tout aussi soudainement, il rel‚cha sa prise. D'un geste vif, elle ramena ses cheveux en arrière.
" Ce que tu peux être bête quelquefois !
- Tu avais raison. Ce n'est pas possible. Tes cheveux ne sont pas assez longs.
- Encore heureux ! Tu m'as presque fait peur pendant une seconde.
- Vraiment ? dit-il. Je ne te crois pas. "
Il fit glisser doucement ses deux mains dans sa chevelure et la laissa retomber sur ses épaules. Puis il lui passa les doigts sous le menton et l'obligea à lever la tête. Elle le considérait avec une expression perplexe. Il plongea son regard dans le sien.
" C'était une façon de la garder pour lui à tout jamais, vois-tu. Plus de retours sous le toit conjugal une fois la soirée terminée, plus de réactions d'orgueil et de "vaines attaches" trop difficiles à rompre. Je le comprends très bien. "
Ses mains étaient maintenant posées sur ses épaules et son regard était devenu hypnotique. Celui de Lizzie se troubla et ses lèvres tremblèrent soudain. Il saisit les deux extrémités de l'écharpe en soie pourpre, les croisa et, dans un mouvement rapide comme l'éclair, tira de toutes ses forces. Elle voulut crier, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Porphyrie n'avait opposé aucune résistance à son amant meurtrier mais Lizzie, elle, se débattit furieusement, se tordant de côté et d'autre, donnant des coups de pieds et de poings, agitant les bras avec violence, toussant, s'étouffant, poussant des hoquets et des r‚les. Mais quand la lutte eut pris fin, elle aussi gisait immobile, la tête mollement penchée d'un côté.
Il caressa les cheveux blond cendré qui n'avaient pas été assez longs. Puis il récita d'une voix très douce :
" "Ainsi en cet instant, nous sommes encore assis côte à côte. Tout le long de la nuit nous n'avons pas bougé, et jusqu'ici Dieu n'a pas dit une parole." "
Grandes espérances
IL N'EST PAS de vernis qui puisse cacher le grain du bois, comme avait coutume de dire mon cousin Matthew au sujet de mon défunt époux, ajoutant qu'un individu qui n'était point dans l'‚me un vrai gentleman ne saurait se montrer un vrai gentleman dans sa façon d'être ni d'agir.
George, cependant, était parvenu à passer pour un homme bien né et le pur produit d'une haute éducation, avec tant d'habileté que jusqu'en ses dernières années, seules sa femme et sa fille connaissaient ce qu'il était véritablement derrière ses sourires gracieux, ses irréprochables habits noirs et ses mouchoirs plus blancs que la neige. Estella et moi étions les seules à savoir que sous la conversation raffinée émaillée de citations en vers que scandait sa voix mélodieuse, et sous l'apparence tellement avenante et distinguée, se cachait le cúur vil d'un criminel.
Toutefois, un gentleman admirable pour ses principes, sa haute moralité et sa droiture ne se retrouve pas lardé de coups de couteau près d'un champ de courses, f˚t-il celui d'Epsom, ainsi qu'il advint de George voilà maintenant trois semaines. Un homme aussi vertueux que nombre de ses connaissances avaient pu croire qu'il l'était ne laisse pas en mourant une épouse contentée et une fille réjouie.
Car la vérité, si bouleversée que je fusse en apprenant la nouvelle de son assassinat, est que par-dessus tout je me sentis immensément soulagée. Les vingt années qui viennent de s'écouler ont fort souvent outrepassé les limites du tolérable (mais est-il d'autre voie pour une femme que de tolérer ?), et la mort de George, pour atroces qu'en eussent été les circonstances, ôta de mes épaules un terrible fardeau en une fraction de seconde.
Sa tombe est dans le cimetière de notre village. Tout le temps que j'avais vécu à Londres, la campagne m'avait manqué et il me languissait d'y retourner. La brasserie et tous les biens de la famille étaient naturellement devenus la propriété de George à notre mariage. Au reste, si je niais que George ne m'avait épousée que dans le but d'en avoir la possession, je ne ferais que me leurrer moi-même ; mais je suis heureuse qu'il n'ait pas vendu Satis House, bien qu'il e˚t toujours tenu notre vieille demeure familiale pour une lugubre b‚tisse dépourvue du moindre agrément. J'y suis revenue, et je m'apprête à prendre la place qui me revient dans la bonne société du comté, avec ma fille qui sera en ‚ge de faire ses débuts dans le monde d'ici une année. Alors le temps sera venu pour moi o˘
je pourrai quitter le deuil, et je donnerai un bal en son honneur. Au vrai, je gage qu'il y aura quelques cúurs brisés lorsque les jeunes galants des alentours poseront les yeux sur Estella. Son prénom veut dire " étoile ", et une étoile elle sera. Je m'étais toujours promis que si je mettais au monde une fille, elle s'appellerait Estella, et pour une fois George ne s'est point opposé à mon désir.
Il a consenti, même si lui, bien s˚r, e˚t préféré un fils.
Estella est bien plus belle que je ne le fus jamais. Elle est grande, comme son père, et a hérité de lui sa belle chevelure sombre et bouclée. Je ne puis plus songer aujourd'hui à l'effet que son apparition produisit sur moi lorsque Arthur l'amena à la maison pour me le présenter, il y a tant d'années, sans éprouver rétrospectivement une sorte de stupeur. J'en fus amoureuse dès ce premier soir.
Mais même dans le trouble extrême qui fut alors le mien, même dans mon fol aveuglement pour tout ce qui n'était pas la beauté de George et les gr‚ces de George, je gardai assez de sens pour me demander pourquoi l'ultime représentant de ma parentèle (je me refuse à accorder à Arthur le digne et tendre nom de frère) était si désireux que son ami me trouv‚t aimable, et qu'en retour j'éprouvasse à
son endroit le même sentiment.
Arthur m'enviait parce que notre père m'avait légué en mourant la plus grande partie de ses biens, arguant que j'étais l'aînée de ses deux enfants. Peut-être eusse-je d˚ lui faire observer plus souvent que la vie déréglée et tapageuse qui était la sienne, aggravée par ses insolences coutumières à l'égard de notre père, rendaient inévitable son déshéritement. Et de fait, ce ne fut que sur son lit de mort que Père décida de se montrer moins sévère et de lui laisser des parts dans la brasserie. Ce legs, et les revenus qu'il lui assurait, étaient tout à fait insuffisants pour Arthur, et il ne me fallut pas longtemps pour le comprendre ; au demeurant, ce ne fut qu'à la veille de mon mariage que je découvris le complot qu'il avait ourdi avec George.
Aurais-je d˚ opposer à George un refus lorsqu'il me demanda de l'argent ? Une jeune personne sage et prudente e˚t-elle refusé ? J'avais si peur de le perdre ! Assurément je ne manquais pas de soupirants, mais je ne voulais d'aucun d'entre eux. Je voulais George. Et de surcroît, ce qu'il me fit observer était, indéniablement, la stricte vérité :
" Pourquoi ne me laisseriez-vous pas disposer de mille livres dès maintenant, mon cher amour, puisque c'est à moi que tout appartiendra sitôt que nous serons mariés ? ¿ moi, pour qu'en bon époux je veille diligemment sur votre fortune lorsque vous serez devenue ma femme. "
Aussi acceptai-je. Cette fois-là, de même que maintes autres fois par la suite.
Il advint que trois semaines avant notre mariage, George séjournait à Satis House pour quelques jours et qu'une nuit, ne pouvant dormir, je décidai de descendre chercher un livre dans la bibliothèque. Arthur et lui se trouvaient dans la pièce, assis devant l'‚tre à demi éteint, et, à n'en pas douter, achevant de vider la bouteille de brandy. La porte était entrouverte, aussi les propos qu'ils échangeaient me parvenaient-ils clairement.
Il était très tard et au moment o˘ je m'étais relevée, j'étais si s˚re qu'ils s'étaient retirés dans leurs chambres que j'étais descendue en chemise de nuit, avec seulement un ch‚le jeté sur mes épaules. Je m'arrêtai donc devant la porte, hésitant sur la conduite à tenir maintenant.
C'est alors que j'entendis Arthur prononcer ces mots :
" Je lui céderai mes parts dans la brasserie, Compeyson, mais à condition d'en tirer une belle somme. Alors, mon vieux, tu ferais bien de lui conseiller de ne pas rechigner sur le prix. "
George se mit à rire et répondit :
" qu'est-ce que tu crois ? Je sais o˘ est mon intérêt !
Dès qu'elle aura payé, nous divisons le magot en deux, alors... "
L'homme que j'avais été accoutumée à appeler mon frère dit :
" Et ensuite, tu disparais de la circulation, comme convenu ?
- Ne parle pas si fort. "
La voix de George était presque trop basse pour que je pusse distinguer ses paroles. Je tendis l'oreille.
" En un mot comme en cent, je ne l'épouse que si elle refuse de racheter tes parts. Mais elle ne refusera pas, sois tranquille. Tu le vois bien toi-même : elle est tellement amoureuse qu'elle me suivrait jusqu'au bout du monde comme une esclave ! "
C'était vrai. Mais, debout derrière cette porte et serrant mon ch‚le autour de mes épaules, je tremblais de tous mes membres. Lentement, je remontai me coucher, me dépla-
çant telle une somnambule. Je restai éveillée jusqu'au matin. Je n'avais personne pour me conseiller, même si je devinais facilement, pour ignorante et naÔve que je fusse, quel conseil me donneraient les gens sages. Mais je l'aimais. En dépit de sa duplicité, de sa traîtrise, je l'aimais.
Certes, je voyais à présent le grain du bois à travers le vernis, mais je ne l'en aimais pas moins...
Le lendemain, le surlendemain, tous les jours qui suivirent, George m'entreprit sur le sujet des parts détenues par Arthur, d'un ton toujours plus pressant et presque suppliant. quand il serait mon mari, arguait-il, quoi de plus normal qu'il posséd‚t la brasserie intégralement ?
Ainsi, il serait mieux à même de veiller à sa prospérité.
Cela relevait du plus simple bon sens. Pendant quelque temps, je jouai le même jeu que lui. Je m'enquis du prix qu'Arthur demandait pour ses parts et feignis d'être effrayée par l'énormité de la somme. En même temps, je comptais les jours qui nous séparaient de la date prévue pour notre mariage. Dix-neuf jours, dix-huit jours, dix-sept... Mon trousseau était prêt, il y avait eu déjà
trois essayages pour ma robe de mariée. George me dit que le rachat des parts d'Arthur n'exigeait qu'une for-malité, ma signature au bas d'un document qu'il m'ap-porterait.
Sur le premier exemplaire dudit document, je m'arran-geai pour renverser de l'encre. quinze jours, quatorze.
Je fis discrètement appel à un notaire en ville. Il vint, examina le document et l'emporta. Cependant les jours passaient, treize, douze, onze, puis le notaire revint, pour m'assurer que le document était légal et qu'il n'y avait donc aucun obstacle à ce que j'y apposasse ma signature.
Hormis moi-même, et ce que je savais des conséquences de mon consentement. Je pris mon courage à deux mains, et déclarai à George que je préférais de beaucoup que ce f˚t lui qui se charge‚t de racheter ses parts à Arthur, que je n'étais qu'une femme et que tout ce qui relevait des affaires m'était incompréhensible. Dès que nous serions mariés, il disposerait de capitaux très suffisants pour régler cette question lui-même.
Cet entretien eut lieu six jours avant le mariage. George partit, et je n'eus plus aucune nouvelle de lui. J'en perdis le sommeil ; c'était à peine si je parvenais à prendre un peu de repos pendant la journée tant mon angoisse était atroce. Mais ma robe de mariée était prête, le g‚teau de noces aussi, et le grand jour arriva enfin. C'était Arthur qui devait me conduire à l'autel, mais il ne se manifestait pas. quant à George, à l'homme qui devait ce jour-là
devenir mon époux, il n'avait pas donné signe de vie depuis presque une semaine.
Il était neuf heures moins un quart, et j'étais assise devant ma coiffeuse, face à une psyché au cadre doré. Ma femme de chambre m'avait habillée de soie et de dentelle blanches, elle avait parsemé de fleurs d'oranger mes cheveux et attaché les diamants de maman autour de mon cou. Des malles à demi remplies gisaient aux quatre coins de la pièce. Je me souviens parfaitement de l'instant o˘
la petite lettre arriva. Mon voile n'était que partiellement en place sur ma tête et je n'avais encore enfilé qu'un de mes souliers ; l'autre était sur le dessus de la coiffeuse, à côté de divers bijoux, de mon livre de prières et de mon bouquet nuptial, tout cela posé pêle-mêle devant la psyché.
Ma femme de chambre entra et me mit l'enveloppe entre les mains. Alors, le temps et ses révolutions, le monde et ses rotations, tout cela sembla s'arrêter, rester en suspens, et je pensai : si cette lettre me dit qu'il est parti et ne reviendra pas, le temps s'arrêtera définitivement et je demeurerai à tout jamais telle que je suis en cet instant. Je porterai cette robe jusqu'à mon dernier jour, je resterai avec un pied chaussé et l'autre non, jusqu'à ce que j'aie les cheveux blancs et que ma peau soit flétrie et ridée. La porcelaine et l'argent resteront disposés pour le banquet de noces jusqu'à ce que la poussière les recouvre et que le g‚teau de mariage devienne un repaire pour les araignées qui le voileront de leurs toiles.
J'ouvris la lettre de George. Mon cher amour, commen-
çait-il, et il continuait en me disant qu'il m'aimait infiniment, qu'il s'était trouvé dans la pénible obligation de s'absenter pendant ces quelques jours, mais qu'il m'atten-drait à l'église. Je laissai ma femme de chambre finir d'arranger mon voile, chaussai mon second soulier, glissai mes bagues à mes doigts, puis enfilai mes gants de satin blanc. Je pris dans mes mains mon bouquet et mon livre de prières, et descendis l'escalier, en bas duquel Arthur m'attendait pour m'accompagner à l'église et me donner le bras jusqu'à l'autel.
¿ peine une année avait-elle passé que mon amour s'était éteint. Le vernis avait entièrement disparu, et je ne voyais plus que le grain du bois ; mais à présent j'étais mariée, j'étais Mme George Compeyson, avec la dignité
d'une épouse. Mon enfant était née, et les années à venir me la feraient voir croître en force et en beauté. Satis House, dont le nom signifie " suffisance ", m'attendait pour mon veuvage, et l'on avait coutume de dire dans le pays, depuis le temps o˘ la maison avait été b‚tie, que quiconque la possédait ne pouvait désirer davantage.
quoique George ait dilapidé une grande part de ma fortune, il m'en reste assez pour vivre dans le confort et l'aisance et donner à Estella une dot de vingt mille livres lorsqu'elle se mariera.
Et si quelquefois je me sens un peu triste et abattue, si je découvre sur mon visage les premiers signes de la vieillesse et que je pense à ma vie g‚chée, alors je monte dans cette pièce qui fut autrefois ma chambre de jeune fille. Là, je m'approche de la coiffeuse qui n'a pas changé
de place depuis toutes ces années, je me regarde dans la psyché, et je me dis que je dois être reconnaissante envers le sort et m'estimer heureuse de ce que j'ai fait, ou renoncé à faire, pour une année d'amour et une merveilleuse enfant. M'estimer heureuse, surtout, de ne plus être assise devant cette glace en robe et voile blancs, avec un pied chaussé et l'autre non, et condamnée à
demeurer pour toujours Mlle Havisham.
En toute honnêteté
DEPUIS que Beatrix Cooper-Gibson s'était fait couronner les dents, elle était obsédée par la crainte qu'une ou plusieurs des couronnes se décroch‚t pendant son sommeil, vînt se coincer dans sa gorge et la fît périr étouffée. C'était en vain que son dentiste lui avait dit et répété qu'un tel accident était impossible. Il arrivait parfois que les couronnes dentaires se détachassent, c'était un fait bien connu, alors pourquoi pas les siennes ?
Et pourquoi pas pendant la nuit ?
Le résultat fut qu'elle se mit à mal dormir. ¿ supposer qu'elle réussît à trouver le sommeil, elle se réveillait au bout d'une heure ou deux et passait ses doigts le long de sa dentition pour s'assurer qu'aucune des couronnes n'avait bougé. Il lui fallait ensuite un bon moment pour se rendormir, puis elle se réveillait de nouveau une heure après et recommençait à explorer sa bouche.
Plus elle vieillissait et plus ses craintes augmentaient.
Car elle en avait d'autres. Si elle s'asseyait sur un siège trop près d'un mur, elle avait peur qu'un tableau lui tomb‚t sur la tête. Même si elle déplaçait le siège de dix centimètres, de trente centimètres, rien ne lui garantissait que le tableau tomberait verticalement, il pourrait très bien se renverser dans sa chute et tomber à plat. Progressivement, elle avait donc fait déplacer tous les meubles de sa maison vers le centre de chacune des pièces. Elle avait les mouches en abomination et comme elle savait que les araignées attrapaient les mouches, elle avait interdit qu'on détruisît les toiles d'araignée. Mais ce qui l'effrayait le plus était sans doute l'électricité ; aussi exigeait-elle que toutes les prises fussent débranchées avant que la maisonnée se retir‚t pour la nuit. Elle débranchait elle-même la prise de sa lampe de chevet avant de dormir. En conséquence, si elle avait besoin d'allumer la lumière pendant la nuit, il lui fallait d'abord se lever et rebrancher la prise. Pour ce faire, elle gardait toujours sur sa table de chevet une petite torche, ainsi qu'une bougie dans son bougeoir pour le cas o˘ la pile de la torche serait défaillante.
Si elle avait vécu avec des gens peu compréhensifs ou peu conciliants, ils auraient pu lui rendre la vie difficile, voire la rendre malheureuse (ou peut-être, au contraire, l'auraient-ils guérie de ces compulsions névrotiques), mais Gwenda et Clive, le couple qui s'occupait de tout dans la maison, jugeaient ces anxiétés parfaitement raisonnables. Ou du moins était-ce l'opinion de Gwenda, et Clive se conformait toujours aux opinions de Gwenda, car ils vivaient depuis vingt-cinq ans une union exceptionnellement harmonieuse. Or, Gwenda estimait que Beatrix Cooper-Gibson était une femme admirable de prudence et de sagesse.
" Le fait est que la maison n'a jamais br˚lé à cause d'un court-circuit, n'est-ce pas ? disait-elle. Et en toute honnêteté (elle employait très souvent cette expression, même quand aucune considération de sincérité ou de probité
n'entrait dans ses propos), en toute honnêteté, personne ici n'a jamais reçu un tableau sur la tête.
- Et on peut dire ce qu'on veut, ajoutait le loyal Clive, mais chez Madame on ne sait pas ce que c'est qu'une intoxication alimentaire. "
Ils avaient formulé ce genre d'arguments à plusieurs reprises, et chaque fois pour commenter les protestations du fils de Beatrix Cooper-Gibson, Alexander, qui s'exas-pérait de ce qu'il appelait la " dinguerie " de sa mère. Les choses allaient de mal en pis, disait-il. Elle avait soixante-quinze ans, se portait comme un charme et avait par conséquent toutes les chances de vivre encore au moins dix ans. quelles nouvelles excentricités inventerait-elle dans les années à venir ?
que Beatrix demeur‚t en vie le plus longtemps possible était assurément dans l'intérêt de Gwenda et Clive. quatre-vingt-cinq ans, ce n'était rien. Pourquoi pas quatre-vingt-quinze ? Alors, eux-mêmes auraient atteint l'‚ge de la retraite et recevraient une pension de l'Etat.
L'emploi qu'ils occupaient était une véritable sinécure : ils avaient leur propre appartement séparé au deuxième étage, avec télévision et magnétoscope, salle de bains agrémentée d'un jacuzzi, cuisine parfaitement équipée, et si Beatrix insistait pour qu'ils rassemblassent tous les meubles au centre de chaque pièce ou débranchassent les prises avant de monter dormir, on ne pouvait vraiment pas dire que cela leur caus‚t un grave désagrément. Au contraire : c'était le signe du souci qu'elle avait de leur sécurité autant que de la sienne, de l'affection qu'elle leur portait et que tous deux lui rendaient bien. De surcroît, la chère femme n'avait pas besoin qu'on s'occup‚t beaucoup d'elle : elle avait une santé de fer, une vigueur et une énergie à toute épreuve, presque miraculeuses pour son ‚ge.
" En toute honnêteté, disait Gwenda, c'est comme vivre en ayant sa vieille maman adorée sous son toit. " .
Si ce genre de remarques n'étaient pas du go˚t d'Alexander - après tout, c'étaient eux qui vivaient sous le toit de Beatrix et non l'inverse -, il ne le montrait pas.
En revanche, il insistait fréquemment sur le fait que l'installation électrique avait été entièrement remise à neuf dans toute la maison deux ans plus tôt, et que le dentiste de sa mère lui avait assuré que le ciment qu'il avait utilisé
pour fixer ses couronnes résisterait à la traction d'un moteur de cinq cents chevaux-vapeur.
" N'empêche qu'un accident peut toujours arriver ", observa un jour Clive - et ce commentaire lui valut de la part de sa femme un grand sourire d'encouragement.
Alexander leva les yeux au ciel. La dernière lubie de sa mère était de faire poser dans toute la maison une épaisse moquette dans le genre angora, à poils très longs, de différentes nuances pastel selon les pièces. Elle avait lu quelque part, ou entendu dire (ou peut-être était-ce un pur produit de son imagination, pensait Alexander), qu'une moquette de couleur sombre provoquait par un effet d'absorption une déperdition de chaleur et même de lumière, alors qu'une épaisse moquette claire à très longues fibres retenait dans un premier temps la chaleur, puis la renvoyait, garantissant ainsi une température à
la fois tiède et stable dans toute la maison. C'était une horreur, disait-elle, de penser que toute cette bonne chaleur qui co˚tait si cher était aspirée par la mince couche foncée de sa moquette, laissant les pièces froides et même, très certainement, chargées d'humidité, ce qui faisait naturellement de sa maison un terrain d'élection pour les rhumes, angines, rhino-pharyngites, bronchites, hémoptysies, grippes, allergies, pneumonies, pleurésies et autres crises d'hypothermie. Devant son fils, elle pei-gnit le sinistre tableau d'une sombre et dense masse tex-tile brun verd‚tre, fongique et marécageuse, qui attirait en elle à la manière d'une plante carnivore engloutissant des insectes toute la saine chaleur diffusée par le chauffage central et la radieuse lumière du soleil.
" «a va vous co˚ter une fortune, fit observer Alexander.
- Et alors ? Je ne t'ai pas demandé de payer. "
quand bien même elle l'aurait fait, ce n'était pas cela qui e˚t spécialement gêné Alexander. Pour lui, l'argent n'était pas un problème. Il en avait largement autant que sa mère, et même si le sien était le produit de son travail et de ses qualités d'homme d'affaires alors que celui de Beatrix lui venait pour l'essentiel de son défunt mari, dans les deux cas il s'agissait à ses yeux d'argent destiné
à être dépensé raisonnablement, c'est-à-dire pour pour-voir à une meilleure qualité de vie. Mais le jeter par les fenêtres pour faire poser de hideuses moquettes velues aux tons anémiques, après avoir arraché des dizaines et des dizaines de mètres carrés de vieux Wilton* 1 de toute première qualité...!
" Je suis absolument décidée à le faire, Alexander. Je perds complètement le sommeil à force de me tourmenter en pensant à toute cette bonne chaleur qui s'échappe par le sol.
- Dans ce cas, vous feriez mieux de prendre les somnifères que vous a prescrits le docteur, dit Alexander.
1. Marque ancienne de moquettes et tapis de qualité exceptionnelle et très co˚teux, traditionnellement appréciés dans les demeures des vieilles familles de la haute bourgeoisie ou de l'aristocratie britanniques. (N.d.T.)
- Compte sur moi ! répliqua sa mère d'un ton de sarcasme appuyé. Comme ça, je dormirai si bien que je m'étoufferai en avalant mes dents. "
Les poseurs de moquette vinrent un mois plus tard, et commencèrent par enlever le splendide Wilton à motifs d'entrelacs vert amande et cramoisi sur fond brun. Beatrix leur dit qu'il avait absorbé non seulement douze ans de bonne chaleur, mais aussi des milliards de milliards de microbes, et que donc le mieux à faire était de l'emporter et de le détruire. Le chef d'équipe l'emporta en effet, mais chez lui. Il le fit nettoyer et en recouvrit le sol de tout son appartement.
Ensuite, on déroula les rouleaux d'angora rose crevette, coquille d'úuf et vert gazon, qui tous ensemble donnaient l'impression d'imiter une assiette de crudités. Beatrix mesura les fibres avec une règle, et fut satisfaite de constater qu'elles faisaient environ un pouce et demi de longueur. Le chef d'équipe disait quatre centimètres, mais il était hors de question pour elle de reconnaître ne f˚t-ce que l'existence du système métrique. Il fallut deux jours pour poser les nouvelles moquettes dans toutes les pièces de la maison puis replacer le mobilier, et Beatrix ralen-tissait souvent le déroulement des opérations en rappe-lant aux ouvriers que surtout, surtout, elle ne voulait pas qu'ils rapprochassent le moindre meuble des murs ou détruisissent les toiles d'araignée.
" Comme c'est joli ! dit Gwenda en applaudissant.
C'est si frais, si délicat, toutes ces teintes pastel ! On croirait un dessin d'enfant. "
Alexander se borna à dire que ce n'était pas exactement son go˚t, et sa súur Julia fit remarquer que tout cela serait beaucoup plus salissant.
" En toute honnêteté, dit Gwenda, et si vous me per-mettez de parler librement, mademoiselle Julia, c'est à
moi de m'occuper de ces questions. Pour être franche, j'ai beaucoup encouragé Mme Cooper-Gibson à faire poser ces ravissantes moquettes et je ne le regrette pas un instant. De la lumière et de la couleur : voilà de quoi on a besoin quand on est jeune par le cúur et par l'esprit, même si on ne l'est plus par l'‚ge. "
Alexander préférait ne pas faire d'autres commentaires, maintenant que le mal était fait. Après tout, si les nouvelles moquettes de sa mère auraient assurément mieux convenu à du mobilier high-tech ou dans le genre Bauhaus, à des parois de verre et à des plafonds de marbre qu'à une vieille et belle demeure typiquement victorienne avec ses tables recouvertes de dentelle et ses méridiennes en bois sombre, ses portraits de famille et ses aquarelles un peu mièvres, c'était sa maison et elle avait le droit d'en modifier l'aspect conformément à ses désirs. Mais Julia avait considérablement plus de mal à contenir ses sentiments. C'était d'ailleurs en raison de ce manque de maîtrise de soi qu'elle venait beaucoup moins souvent que son frère voir Beatrix.
" Je regrette, mais je trouve que tout ça est non seulement d'une laideur effroyable, mais qu'on n'aurait rien pu trouver de pire pour défigurer une maison comme celle-ci. "
Comme elle était un peu snob, elle ajouta :
" En fait, c'est exactement ce que les ouvriers ou les petits employés choisissent pour leurs living-rooms dans leurs HLM. "
C'avait effectivement été le cas du chef d'équipe des poseurs de moquette, et il n'avait pas manqué de rectifier ce choix aussitôt qu'il avait eu quelque chose de mieux à
sa disposition.
" ¿ mon avis, c'est une honte d'avoir fait un tel massacre dans cette magnifique vieille maison. "
Gwenda n'avait guère aimé l'allusion aux ouvriers et aux petits employés, qui étaient la catégorie de gens à
laquelle elle appartenait. Elle estimait qu'elle n'avait
" pas de temps à perdre à écouter mademoiselle la Maligne ", comme elle disait (mais seulement en s'adres-sant à Clive). Pourtant, elle resta debout o˘ elle était, comme elle faisait toujours quand " la famille " était rassemblée, en adoptant une expression soumise et parfaitement ancillaire, mains jointes et tête baissée. Ses lèvres dessinaient un petit sourire doux et résigné, et ses yeux se promenaient sur la moquette angora qui lui plaisait décidément beaucoup, et qui dans cette pièce était couleur corn-flakes. Elle ne jeta même pas un coup d'úil du côté
de Beatrix. Elle n'en avait pas besoin pour prévoir ce qui allait se passer. Elle savait que Beatrix n'était pas femme à accepter des critiques et des reproches sans réagir ou en se contentant de hausser les épaules.
" qu'est-ce que tu viens de dire ? "
Ce fut par ces mots qu'elle commença sa contre-attaque.
" Oh, maman, vous avez très bien entendu ce que j'ai dit, et il est absolument inutile que je vous le répète.
- J'ai surtout entendu que tu t'érigeais en arbitre du bon go˚t et en experte des distinctions sociales ", dit Beatrix avec un sourire, laissant voir ses couronnes solidement arrimées.
Il n'était pas dans sa nature d'amortir les coups qu'elle portait, ni d'adoucir ses sarcasmes.
" Si l'on pense à l'immonde pavillon de banlieue o˘ tu vis avec ton employé de banque, poursuivit-elle, alors il ne fait aucun doute que personne n'est mieux qualifié que toi pour juger !
- Bertie n'est pas employé de banque, il est directeur administratif chez Barclays, rectifia Julia.
- Il y a une différence ? La seule chose qui m'étonne à son sujet, c'est pourquoi un homme aussi ennuyeux et conformiste ne peut pas se décider à suivre jusqu'au bout les bonnes vieilles traditions et t'épouser.
- Allez-vous vous taire, vieille langue de vipère ?
- Excusez-moi, dit Gwenda. Je crois que je vous dérange. Je vous laisse, j'ai du repassage a faire.
- Au contraire, restez exactement o˘ vous êtes, Gwenda ! Il est indispensable que quelqu'un puisse porter témoignage d'un tel comportement. Et toi, Alexander, est-ce que tu vas rester planté là et laisser ta súur me parler de cette façon ?
- Si vous ne m'aimez pas telle que je suis, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-même, dit Julia. Vous êtes ma mère.
- Effectivement, je suis ta mère, et te mettre au monde a été la plus grande sottise que j'aie jamais faite.
Le plus triste jour de ma vie ! Maintenant, j'attends tes excuses. Je ne supporterai pas d'entendre à nouveau ce genre de langage dans mon propre salon. Je me demande quelle tête tu feras quand je ne serai plus de ce monde et que tu découvriras que j'ai légué cette "magnifique vieille maison" à quelqu'un d'autre ! "
C'était une conclusion classique. Beatrix menaçait de modifier son testament chaque fois que Julia lui rendait visite. Jusqu'à présent, elle n'avait jamais mis cette menace à exécution, pas plus que Julia n'avait jamais présenté ses excuses à sa mère ou changé sa manière de s'exprimer : elle se bornait à quitter la maison en maugréant entre ses dents, et revenait deux ou trois mois plus tard comme s'il ne s'était rien passé. Les choses ne furent pas différentes ce jour-là, et n'eussent peut-être pas eu plus de conséquences concrètes que d'habitude si Julia n'était revenue avec Alexander une semaine plus tard.
Gwenda leur ouvrit la porte. Donner un double de ses clefs à son fils était une idée qui ne serait jamais venue à
Beatrix, et qui lui aurait fortement déplu si quelqu'un s'était hasardé à la lui suggérer. L'expression sur le visage de Gwenda trahissait ses sentiments, sa stupeur de voir
" mademoiselle la Maligne " réapparaître si vite après la scène de la semaine précédente, et peut-être aussi sa secrète satisfaction à la perspective d'assister à un nouveau crêpage de chignons. Beatrix prit le parti de faire comme si sa fille n'était pas là. Elle s'adressa uniquement à Alexander, pour lui parler d'un nouveau péril. Celui-ci venait des rayons toxiques émanant du magnétoscope si les cassettes vidéo étaient effacées et réutilisées plus de dix fois. Dix était le chiffre crucial. Au bout de dix enregistrements sur une même cassette, de dangereuses réactions chimiques se produisaient non sur la bande elle-même, mais à l'intérieur de la boîte en plastique noir qui la contenait : alors, une radiation invisible mais extrêmement nocive, une sorte de gaz s'en échappait et était projeté par l'intermédiaire de l'écran du téléviseur. Elle avait envoyé Clive acheter une provision de cassettes neuves et lui avait ordonné de br˚ler soigneusement toutes les anciennes.
Alexander répondit que tout cela lui semblait vraiment tiré par les cheveux. Sa súur fronça le nez comme font beaucoup de gens lorsqu'ils respirent une odeur désagréable. Elle s'abstint cependant de tout commentaire sur la prétendue toxicité des cassettes vidéo, mais déclara qu'elle avait parlé de la névrose de Beatrix (ce fut le terme qu'elle employa) à une de ses amies, une physicienne distinguée. L'idée que les moquettes sombres pussent absorber la chaleur, lui avait dit cette femme, relevait de la plus totale absurdité, c'était un mythe stupide.
" Il ne devrait pas y avoir de femmes physiciennes, répliqua Beatrix. Le rôle d'une femme est de rester à la maison et de s'occuper de ses enfants. J'estime que si le monde est dans un tel chaos de nos jours, c'est principalement parce que les femmes se sont mis en tête de travailler et d'imiter les hommes.
- Elle n'a pas d'enfants.
- «a ne m'étonne pas. Ses fonctions reproductrices ont s˚rement été détraquées par le travail qu'elle fait. Ou qu'elle prétend faire.
- ¿ vous entendre parler, dit Julia, on pourrait croire que vous ne vous êtes pas arrêtée à deux enfants, mais que vous en avez eu une bonne douzaine. qu'est-il arrivé à
vos fonctions reproductrices ? ¿ moins, bien s˚r, que vous n'ayez été trop égoÔste pour avoir envie d'en élever d'autres.
- Il faut que j'aille surveiller ma blanquette à la cuisine, dit Gwenda, sans pour autant faire le moindre mouvement pour quitter la pièce.
- Restez ici, Gwenda, s'il vous plaît, dit Beatrix.
Cette fois, la coupe est pleine ! Avez-vous jamais, de toute votre vie, entendu une jeune femme parler de cette façon à sa mère ? Répondez-moi, Gwenda.
- Oh, je ne veux pas m'immiscer dans vos affaires de famille, madame Cooper-Gibson, dit Gwenda. Je ne suis qu'une domestique. Ce n'est pas à moi de juger.
- Mais le ton même de votre voix trahit votre pensée, Gwenda. C'est la voix de la loyauté et du dévouement qui parle en vous. Je perçois très bien que vous êtes scandalisée, et quoi de plus naturel ? "
Beatrix avait une voix extraordinairement sonore pour une femme de soixante-quinze ans. Elle lui fit émettre un maximum de décibels.
" Sors de cette maison immédiatement !
- Si je sors, prévint Julia, je n'y remettrai jamais les pieds.
- C'est bien ce que j'espère. Ce serait un vrai soulagement pour moi d'être s˚re que je suis enfin délivrée de ta présence et de tes insultes. quant à toi, Alexander, je te verrai mardi. "
De fait, elle le vit le mardi suivant. Mais entre-temps, elle avait refait son testament. quand son fils et sa fille furent partis, elle demanda à Gwenda de lui apporter le téléphone mobile, appela Me Webley, son notaire, et l'invita à déjeuner. Il vint le lundi. Clive, qui se chargeait de la cuisine lorsqu'il y avait des invités, avait préparé
de la " mozzarella tricolore ", un caneton farci et une charlotte russe, car tant Beatrix que le notaire étaient amateurs de mets délicats. Alors qu'ils buvaient leur café
et que Beatrix (mais non Me Webley, car il devait conduire ensuite) sirotait un petit verre de Drambuie, l'homme de loi sortit de sa mallette un grand cahier et nota sous sa dictée les volontés de sa cliente : pas un clou (ce furent ses propres mots) pour Julia, une somme symbolique pour Alexander, et tout le reste pour Gwenda et Clive.
Me Webley se permit quelques paroles de protestation sur un ton déférent.
" quand vous aurez fini, dit Beatrix, vous aurez peut-
être l'amabilité de vous souvenir qu'il s'agit de MON
argent et que j'en fais ce que je veux. "
Le testament fut établi en bonne et due forme et envoyé
à Beatrix pour qu'elle le rel˚t attentivement, puis, si elle en approuvait la formulation, le renvoy‚t après l'avoir signé. Ce n'était pas la première fois que pareille chose se produisait, à ceci près que dans le passé les nouveaux bénéficiaires avaient été d'autres personnes ou des úuvres de charité, et chaque fois Beatrix avait fini par déchirer le nouveau testament, ou à tout le moins ne l'avait pas renvoyé à Me Webley, en sorte que l'ancien, celui qui laissait tout à Alexander et Julia, demeurait valide. Mais cette fois, Beatrix était bien décidée à aller jusqu'au bout.
Elle lut et relut le document, et quand Gwenda entra dans la pièce elle lui dit qu'elle avait besoin de deux témoins.
" Clive et moi, nous serons enchantés de vous servir de témoins ", dit Gwenda - ce qui n'était pas vraiment sincère, car elle était sur des charbons ardents.
Beatrix posa sur elle un long regard chargé de sens.
" Non, ça ne ferait pas du tout l'affaire, dit-elle. Peut-être pourriez-vous aller sonner chez Lady Huntly et lui demander si elle me ferait le plaisir de venir prendre un verre de sherry. Et pour le second témoin, eh bien ! Si Brian n'a pas encore fini de tailler la haie, faites-le venir aussi.
Mais assurez-vous qu'il se lave les mains avant d'entrer. "
Lady Huntly était la veuve d'un conseiller régional et Lord-Lieutenant qui avait été anobli pour avoir profusément subventionné le Parti conservateur. C'était une petite vieille dame pleine d'entrain, qui arborait un rouge à lèvres vermillon et une perruque de boucles bleutées.
Son mari lui avait laissé suffisamment d'argent pour qu'elle p˚t continuer à habiter la grande maison edwar-dienne à tourelles et créneaux néogothiques de l'autre côté de la rue, à conduire sa grosse BMW et passer une partie de l'hiver dans une élégante station balnéaire en Floride. Son passe-temps favori était la danse de salon, qu'elle pratiquait trois fois par semaine à l'heure du thé
avec toujours le même partenaire, un monsieur qui avait été son petit ami cinquante ans auparavant. Beatrix l'aimait bien, parce qu'elle était toujours disposée à l'écouter avec sympathie quand elle lui parlait de toutes ses frayeurs et partageait même dans une certaine mesure son anxiété face aux périls que représentaient les vidéos toxiques et les prothèses dentaires qu'on risquait d'avaler
- dans le cas de Lady Huntly, trois couronnes et deux bridges.
Le jardinier, Brian Gospel, était le chanteur d'un groupe de musique country qui se produisait dans des bars et des boîtes de nuit, et son véritable nom était Gossett. Il tondait les pelouses de Beatrix et taillait ses arbres et ses haies entre deux engagements. Julia disait que sa mère devrait faire attention et qu'elle espérait que son assurance couvrait tous les types d'accidents, car il était visible que Brian souffrait d'un dérangement neuro-moteur : il suffisait de voir ses tics et ses gestes saccadés, et sans doute n'était-il guère prudent de lui laisser entre les mains un taille-haies électrique. Beatrix n'en croyait rien, et disait qu'il mimait seulement des solos au banjo, ce qui ne convainquait nullement Julia. Il avait vingt-trois ans, c'était un grand type brun et maigre, plutôt laid, mais d'une laideur qui avait quelque chose de sexy.
Telles étaient les deux personnes que Gwenda fit entrer au salon pour apposer leurs signatures au bas du testament, à côté de celle de Beatrix.
" Il faut écrire : en présence de la testatrice et du cotémoin ", dit Gwenda, qui avait consulté une brochure sur les testaments au Citizen's Advice Bureau* 1.
Elle continuait à penser que Beatrix risquait de changer d'avis. Elle resta près de la porte, les bras croisés et la tête baissée, retenant son souffle. Beatrix signa. Lady Huntly signa à son tour, avec son propre stylo-plume Mont-Blanc, puis ce fut le tour de Brian. Celui-ci dit ensuite que ces dames pourraient être intéressées par l'idée de passer une soirée nostalgique à écouter et chanter en chúur les vieux " tubes " de Merle Haggard. Faisant papillonner ses faux cils teints en bleu, Lady Huntly dit qu'en effet elle était assez tentée, mais qu'elle allait y réfléchir. quand Brian fut retourné à sa haie, Beatrix et elle s'installèrent confortablement dans le profond sofa et savourèrent leur sherry en papotant.
Dans la cuisine, une Gwenda au comble de la jubilation était en train d'annoncer à Clive que cette fois, c'était 1. Peut se traduire littéralement par " Bureau de conseils aux citoyens ". Il s'agit de bureaux qu'on trouve en Grande-Bretagne dans la plupart des villes et des quartiers et o˘ les citoyens peuvent recevoir des conseils d'ordre juridique, social, administratif, etc.
(N.d.T.)
gagné. Comme Mme Cooper-Gibson le lui avait ordonné, elle s'apprêtait à aller poster le testament d˚ment signé, en courant pour être s˚re de ne pas manquer la levée de 17 h 30.
" Ou alors, je pourrais prendre la voiture et le mettre moi-même dans la boîte aux lettres de Webley, proposa Clive.
- Non, ne faisons rien qui puisse attirer l'attention sur nous ", dit Gwenda.
Elle se suspendit à son cou, l'embrassa passionnément, puis courut jusqu'au bout de la rue avec l'enveloppe contenant le testament et la glissa dans la boîte à 17 h 12
exactement.
Mais le lendemain, elle se dit qu'elle aurait mieux fait de laisser Clive suivre son idée. Elle ne s'était jamais sentie aussi nerveuse de sa vie. Et s'il y avait eu un vol de sacs postaux ? C'étaient des choses qui arrivaient. Ou bien un postier malhonnête et irrespectueux de ses devoirs envers les citoyens et l'administration qui l'employait avait peut-être subtilisé une série de plis dans la boîte aux lettres, dans l'espoir d'y trouver des billets de banque glissés entre les feuillets des lettres ?
Elle résista pendant deux heures, puis téléphona à
Me Webley. Mme Cooper-Gibson, dit-elle, était très anxieuse de savoir s'il avait bien reçu le testament. Oui, il l'avait bien reçu, il l'avait sous les yeux en cet instant précis, répondit Me Webley, d'une voix assez agacée et même un rien soupçonneuse.
Gwenda regretta d'avoir téléphoné. que se passerait-il s'il parlait de cette communication à Beatrix ? Peut-être déciderait-elle de refaire son testament ! Mon Dieu, quelle catastrophe, et quelle honte...
Alexander passa dans le courant de l'après-midi, comme prévu. Il eut un long entretien avec sa mère, et lui dit d'un ton plutôt larmoyant combien il était désolé
qu'elle et sa súur ne s'entendissent pas mieux. Si seulement chacune des deux voulait bien y mettre du sien ! En fait, il sous-entendait que ces disputes répétées étaient principalement de la faute de Beatrix. N'avait-elle jamais songé à consulter un psychothérapeute, ou du moins une personne compétente pour la conseiller ? Beatrix le pria de partir : elle était fatiguée et n'appréciait pas du tout qu'on vînt lui faire la leçon dans sa propre maison. Elle l'accompagna jusqu'à la porte, le poussa presque dehors, puis, en revenant au salon, elle s'appuya au mur et se mit à trépigner d'énervement. Lourdement chaussée, elle donna un grand coup de pied par terre, puis un autre, et un imposant portrait de famille dans son cadre doré tomba du mur et, dans sa chute, rencontra la nuque de Beatrix, puis ses épaules.
Ses pires appréhensions s'étaient réalisées. Elle hurla pour appeler Gwenda. Sa nuque et ses épaules ne lui faisaient pas très mal, mais elle était remplie d'effroi.
Jusque-là, ses peurs avaient été réelles et irréelles à la fois : des obsessions qui la réveillaient la nuit et la met-taient dans un état d'inquiétude confuse, mais n'étaient guère plus que des lubies pendant la journée, des injonctions plus ou moins superstitieuses qui pouvaient provoquer des désastres si l'on ne s'y conformait pas, et dans ce cas, pourquoi ne pas s'y conformer ? Mais ce qui venait de se produire était la preuve qu'elle avait raison, qu'elle avait toujours eu raison, que ses craintes étaient bel et bien fondées !
Gwenda proposa d'appeler le médecin.
" Je ne veux pas le voir ", dit Beatrix.
Lors de sa précédente visite, elle l'avait entendu dire à
Gwenda que ses angoisses n'étaient que " le produit d'une imagination rendue délirante par la vieillesse ".
" Voulez-vous que je regarde votre dos, Mme Cooper-Gibson ?
- Non, laissez-moi. Maintenant que c'est arrivé, je ne pourrai plus jamais fermer l'úil. Ou alors, je revivrai toutes les nuits le cauchemar de ce tableau en train de me tomber dessus. "
Le tableau représentait le grand-père de Beatrix, en habit noir et portant une chaîne autour du cou qui était l'emblème d'on ne savait trop quelle fonction honori-fique. Clive l'examina soigneusement, et ne tarda pas à
constater que le cordon par lequel il était suspendu à son clou était très effiloché. Il devait y avoir dans la maison trente ou quarante tableaux d'une taille et d'un poids similaires (même si certains avaient des sujets un peu moins rébarbatifs), et Beatrix déclara qu'elle serait incapable de trouver le sommeil tant qu'elle ne saurait pas que tous les cordons sans exception avaient été remplacés.
Clive se mit aussitôt à l'ouvrage, bien qu'il f˚t déjà
21 h 30.
Au moment de se coucher, Beatrix déclara :
" Ce que je vais faire est peut-être très imprudent, Gwenda, mais je crois que pour une fois, je vais prendre un somnifère.
- Vous avez raison, dit Gwenda. Après tout, il doit y avoir tout au plus une chance sur dix mille pour qu'une de vos couronnes se détache et se coince dans votre gorge.
- Je n'en sais rien. Je ne me risquerais pas à prendre des paris comme un bookmaker. En fait, j'incline à penser qu'habituellement le risque est beaucoup plus élevé, comme vous le savez, mais pas ce soir. Pas après que ce tableau m'est tombé dessus.
- Pardon ?
- La foudre ne tombe pas deux fois de suite sur la même personne, n'est-ce pas ? Ce n'est pas dans l'ordre des choses qu'un tableau tombe sur moi et que la nuit suivante j'aie une dent qui se coince dans ma gorge. De la même façon, on pourrait dire que cette nuit il y a autant de chances que n'importe quelle autre nuit pour que je sois br˚lée vive à cause d'un court-circuit, du moins mathé-matiquement, mais en réalité ce n'est pas vrai.
- Puisque vous le dites ", répondit Gwenda, peu convaincue.
Elle prit le tube de somnifères dans l'armoire à pharmacie et apporta un comprimé à Beatrix avec une boisson chaude.
¿ 23 h 15, Clive avait changé les cordons de vingt-deux tableaux.
" «a ira pour aujourd'hui, dit-il à sa femme. Assez, c'est assez.
- N'oublie pas de vérifier si toutes les prises sont débranchées. "
Clive s'exécuta. Il monta dans leur appartement indépendant, à Gwenda et à lui, et se mit au lit quelques minutes avant minuit. Gwenda l'entoura de ses bras en dormant. ¿ l'étage en dessous, dans la grande chambre de maître au sol nouvellement recouvert de sa moquette à longs poils rose saumon, Beatrix Cooper-Gibson était étendue périlleusement sur le bord de son lit et dormait d'un lourd sommeil. Le somnifère avait produit sur elle un effet particulièrement puissant, car de toute sa vie il ne lui était arrivé que deux fois d'avoir recours à ce genre de substances. Totalement relaxée, elle gisait immobile comme une morte. Toutefois, elle avait d˚ faire quelques mouvements imperceptibles malgré la profondeur de son sommeil, car un observateur à l'úil aigu, s'il s'en était trouvé un qui l'aurait regardée depuis une heure, n'aurait pas manqué de remarquer que par rapport au milieu de son lit à baldaquin, elle s'était déplacée pendant ce laps de temps d'environ quinze centimètres vers le bord. ¿
minuit et demi, ce déplacement avait continué, et sa progression augmenté de huit centimètres. ¿ 1 h 15, elle était en équilibre à l'extrême bord du lit.
Le lit n'était pas bordé. Il ne l'était jamais, car Beatrix avait une autre phobie à ce sujet. Elle soutenait que si son lit était bordé, elle était inévitablement tourmentée par un cauchemar o˘ elle rêvait qu'elle était enfermée dans un sac hermétiquement cousu, avec un serpent et un singe, et qu'ainsi ensachée en si peu plaisante compagnie elle était jetée dans le Bosphore. Aussi les draps et les couvertures pendaient-ils librement, cependant que la courtepointe en satin avait, elle, glissé de l'autre côté. Le bras gauche de Beatrix pendait mollement de sa couche. Puis ce fut sa jambe gauche qui se mit à pendre à son tour, bientôt rejointe par sa jambe droite. Bien qu'elle dormît d'un sommeil presque comateux, elle eut le réflexe d'agiter son bras droit pour se retenir, mais tout son corps glissa d'un coup et elle tomba sur le sol.
Elle dormait si profondément que même cette chute ne suffit pas à la réveiller. Elle resta étendue au pied du lit, face contre terre, le visage enfoui dans les longs poils de la moquette rose. Si elle s'était rapprochée du bord du lit en tournant le dos au vide, elle serait selon toute vraisemblance tombée les quatre fers en l'air et l'incident n'aurait pas eu de conséquences tragiques. Mais, toujours profondément endormie, elle gisait le visage pressé contre une épaisseur de longues fibres duveteuses qui lui rentraient dans la bouche et lui obstruaient les narines, et cela l'étouffa. Moins d'une demi-heure après sa chute, Beatrix était morte. Il n'était pas tout à fait 2 heures.
En entrant dans sa chambre à 9 heures comme tous les matins, Gwenda lança son habituel et joyeux : " Bonjour, madame Cooper-Gibson ", mais ses mots se transformèrent en un cri de terreur. Sa première pensée fut que le malheur le plus redouté de sa patronne était arrivé, qu'elle avait avalé une de ses couronnes dentaires. Ce fut ce qu'elle dit au docteur, et la réaction de celui-ci sembla chargée de suspicion, pour ne pas dire d'indignation. Il avait remarqué la large ecchymose violette sur la nuque de Beatrix.
Le médecin légiste qui vint avec les policiers découvrit d'autres ecchymoses sur les épaules de Beatrix. On interrogea Gwenda. Elle raconta à l'inspecteur l'incident du tableau tombé du mur et heurtant sa patronne dans sa chute, en précisant que le cordon par lequel il était suspendu s'était tout effiloché avec le temps. Lorsque l'inspecteur eut constaté que le cordon dudit tableau était en excellent état, Clive expliqua qu'il avait remplacé la veille au soir non seulement le cordon du portrait du grand-père de Beatrix, mais ceux de vingt et un autres tableaux dans la maison. L'inspecteur sembla trouver toute cette histoire très bizarre, d'autant plus qu'Alexander lui déclara ne rien savoir d'un tableau qui serait tombé sur sa mère, alors qu'il l'avait pourtant quittée hier en début de soirée. La crainte qu'une telle chose se produisît n'avait jamais été qu'un des éléments de sa névrose, sans aucun rapport avec la réalité.
Les soupçons ne firent évidemment que s'accroître lorsque le contenu du testament fut dévoilé. Le document lui-même portait la date du lundi précédent - autrement dit deux jours plus tôt seulement. Tout ce que Beatrix laissait en héritage, sa maison, son portefeuille d'actions, ses diverses propriétés ainsi qu'un énorme capital, allait à ses " fidèles et dévoués serviteurs et amis, Clive et Gwenda Harrington ". L'enquête judiciaire sur la mort de Beatrix fut ajournée dans l'attente d'un complément d'informations, et la police continua ses investigations.
Lady Huntly déclara à l'inspecteur qu'elle avait été très surprise que Mme Cooper-Gibson lui e˚t demandé d'être témoin de la signature de son testament. De sa fenêtre, elle avait vu Gwenda traverser la rue en toute h‚te, et elle avait sonné à sa porte avec une insistance aux limites de l'impolitesse, comme s'il s'agissait d'une question de vie ou de mort. Aucun doute, c'était bien le cas. Elle avait naturellement deviné de quel côté le vent s'était mis à
souffler dès qu'elle avait compris que ni Clive ni Gwenda ne serait le second témoin. L'inspecteur eut aussi un entretien avec Brian, qui lui dit que jusqu'à ce fameux lundi il n'était jamais entré dans la maison plus loin que le vestibule, pour y recevoir son salaire, et qu'il aurait refusé
de se mêler de cette affaire de testament si Gwenda ne l'avait supplié de lui " rendre exceptionnellement ce tout petit service, avant que la vieille toquée n'ait le temps de changer d'avis ".
Me Webley déclara à quel point il avait été stupéfait de recevoir un coup de téléphone de Gwenda moins de dix minutes après que le testament lui fut parvenu par la poste et qu'il en eut pris connaissance. En fait, il venait à
peine de le retirer de l'enveloppe. Mme Cooper-Gibson avait souvent parlé de changer son testament dans le passé, il était arrivé plusieurs fois qu'il en not‚t au brouil-lon les nouvelles dispositions et même qu'il envoy‚t à sa cliente le document tout prêt à être signé, mais les choses n'étaient jamais allées plus loin.
Julia était décidée à contester le testament. Du moins, elle l'affirmait. Ces moquettes angora avaient été posées sur les conseils de Gwenda, dit-elle à l'inspecteur. Sa mère n'aurait jamais défiguré sa maison en remplaçant ses superbes Wilton par de pareilles horreurs si elle n'avait cédé aux efforts de persuasion de Gwenda et Clive, qui étaient parvenus à exercer sur Beatrix une influence aussi dangereuse que malsaine. Il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer combien il avait pu leur être facile de convaincre Beatrix de faire une entorse à ses habitudes et de prendre un somnifère, puis de profiter de son lourd sommeil pour la tirer de son lit, l'étendre sur le sol et l'étouffer en lui pressant le visage contre les poils de la moquette. Les ecchymoses étaient la preuve qu'on l'avait portée comme un paquet. Tout cela n'était-il pas suffisant aux yeux de la police ? que voulait-elle de plus ?
Jour après jour, Gwenda et Clive étaient questionnés interminablement, quelquefois chez eux mais plus souvent au commissariat. Ils continuaient d'habiter la maison de Beatrix, leur maison à présent. Leur appartement fut fouillé de fond en comble à plusieurs reprises, leurs objets personnels examinés à la loupe et même analysés scientifiquement dans les laboratoires de la police, on préleva des échantillons de leurs vêtements et du reste pour repérer la présence de fibres de moquette rose qui auraient pu provenir de la chambre de Beatrix et aboutir dans la leur. Personne ne leur dit jamais si l'on avait effectivement trouvé de ces fibres roses chez eux. Ils avaient commencé de se sentir mal à l'aise en présence l'un de l'autre : ils se montraient plus polis et prévenants qu'à l'accoutumée, mais avaient moins de choses à se dire.
Julia téléphonait ou écrivait à la police tous les jours, citant telle ou telle remarque que Gwenda avait prétendument faite au sujet de la santé de Beatrix, de l'étendue de sa fortune et des multiples possibilités qu'elle trouv‚t la mort accidentellement. Après avoir écrit trente-cinq de ces lettres, elle sombra dans la dépression nerveuse, dut se faire admettre dans une clinique psychiatrique et renonça à contester le testament.
Alexander se maria. Il n'avait jamais pensé qu'avoir une épouse f˚t envisageable tant que sa mère serait en vie.
Parfois, il arrivait que Clive pass‚t la nuit en garde à
vue dans une cellule du commissariat. Les agents de police commençaient d'ailleurs à s'habituer à le voir, et se montraient gentils avec lui comme avec une vieille connaissance, versant une petite rasade de whisky dans la tasse de chocolat réglementaire qu'ils lui apportaient avant d'éteindre la lumière, et lui apportant une couverture supplémentaire s'il faisait froid. Mais la loi interdi-sait que sa garde à vue dur‚t plus de vingt-quatre heures en l'absence d'éléments nouveaux, et il n'y avait jamais d'éléments nouveaux. quand à Gwenda, très souvent elle ne pouvait se retenir d'éclater en sanglots lorsqu'ils lui demandaient pour la énième fois pourquoi elle ne passait pas aux aveux sans attendre davantage, ce qui éviterait de faire perdre du temps à tout le monde et de l'argent au contribuable.
" Nous ne classerons jamais cette affaire, disait l'inspecteur, même s'il nous faut vingt ans pour avoir la preuve de ce qui s'est vraiment passé. "
Lady Huntly refusait d'adresser la parole à Gwenda et Clive. Elle et le vieux monsieur qui l'accompagnait à ses thés dansants les ignoraient ostensiblement, levant le nez et regardant de l'autre côté lorsqu'ils les croisaient.
Bientôt, tout le voisinage les imita. On invitait Me Webley à dîner rien que pour l'entendre raconter avec un luxe de détails le déjeuner o˘ il avait mangé de la
" mozzarella tricolore ", du caneton farci et de la charlotte russe préparés et servis par les célèbres assassins à la moquette.
Tout cela dura environ un an. Gwenda et Clive en vinrent à faire chambre à part. Gwenda disait qu'elle ne pouvait pas dormir si son mari à côté d'elle avait des cauchemars tellement affreux qu'il la réveillait deux ou trois fois par nuit en poussant un hurlement de terreur.
" Tes rêves à toi ne sont pas spécialement jolis non plus ", dit Clive avant de transporter ses affaires dans la petite chambre au bout du couloir.
Avec son groupe de musiciens, Brian se rendit à
Nashville, berceau de la musique country. C'était en fait un voyage organisé dont les étapes incluaient Graceland et Disneyland, mais bien s˚r ses compagnons et lui espé-raient que leur talent serait remarqué. Tandis qu'il se trouvait aux …tats-Unis, il tomba sur un bref article dans un journal et décida de le rapporter pour le montrer à la police lorsqu'il serait de retour en Angleterre. L'article en question parlait d'une riche veuve texane de Beach City qui était morte étouffée. Elle aussi était tombée de son lit, le visage enfoui dans les poils de sa moquette angora. Après dix mois d'enquête, disait le journal, la mort a été attri-buée à un accident un peu insolite, mais tout à fait plau-sible, et la police de Beach City vient de classer l'affaire.
La procédure judiciaire concernant la mort de Beatrix fut rouverte, et le verdict prononcé fut : mort accidentelle.
Les voisins n'en continuèrent pas moins à ignorer Clive et Gwenda. La femme d'Alexander mit au monde une petite fille. Julia, enfin rétablie, sortit de sa clinique et écrivit une longue lettre à Gwenda, o˘ elle lui présentait humblement ses excuses pour ses insinuations et lui demandait si elle pouvait, en échange d'un loyer modique, emménager dans l'appartement indépendant qui avait jadis été le leur. Bertie, le directeur administratif chez Barclays, l'avait quittée et était parti pour Hong Kong o˘
on lui avait offert une meilleure situation. L'associé de Me Webley le prévint que s'il continuait à répandre des histoires de charlotte russe empoisonnée et d'intoxications alimentaires chaque fois qu'il avait déjeuné chez Mme Cooper-Gibson, il finirait par se faire traîner devant les tribunaux pour diffamation.
Clive et Gwenda vendirent la maison et partirent. Ils vendirent aussi presque tout le mobilier, mais Clive conserva le portrait du grand-père de Beatrix dans son habit noir avec sa chaîne autour du cou, en souvenir.
Gwenda, elle, garda le magnétoscope et les vidéos pour se rappeler les jours heureux o˘ ils avaient vécu tous les deux dans une parfaite harmonie, et sous le toit d'une femme qui avait eu pour eux les bontés d'une mère. Car ils étaient séparés à présent : leur couple, si solide et si uni pendant un quart de siècle, s'était brisé.
" En toute honnêteté, dit Gwenda, utilisant pour une fois cette expression à bon escient, en toute honnêteté, réponds-moi : est-ce que tu l'as tuée ?
- Tu sais très bien que non, dit Clive. J'étais endormi à côté de toi et tu étais endormie à côté de moi. "
Il réfléchit à ces derniers mots.
" Seulement, est-ce bien s˚r que tu étais endormie à
côté de moi ?
- Tu sais bien que oui, Clive.
- Tu étais tout aussi capable de la tuer que moi.
- Mais je ne l'ai pas tuée.
- Même si tu l'avais fait, tu ne le dirais pas, dit Clive.
- Toi non plus. "
Clive acheta une villa de sept pièces sur l'île de Wight et Gwenda une grande ferme restaurée du xviie siècle dans le Shropshire. Leur réputation les avait précédés, et l'un comme l'autre furent rejetés par les gens du pays.
Mais enfin, comme l'écrivit Gwenda dans sa réponse aux vúux de NoÎl de Julia, si on était malheureux, en toute honnêteté, on trouvait un peu de consolation à l'être dans le luxe plutôt que dans la pauvreté.
FIN