CHAPITRE 37
R
ETOUR DE FLAMME

 

 

James avait déjà accompli ses cinquante tours de stade et six des vingt heures de travaux de rénovation que lui avait coûtées son implication dans l'agression injustifiée sur la personne de Danny Bach. Kerry, elle, ne pouvait espérer purger sa peine en moins de cinq à six semaines.

Le bloc junior était une ancienne école de style victorien qui avait abrité le quartier général de CHERUB jusqu'à la construction du bâtiment principal, dans les années 1970.

Les vieilles fenêtres à guillotine avaient été fraîchement remplacées par des baies en PVC à double vitrage. Les trous avaient été rebouchés à l'enduit, mais les façades exigeaient un ravalement général et les murs intérieurs un papier peint tout neuf.

Zara avait profité de cette opportunité pour rénover l'ensemble du bâtiment. Réticente à faire entrer des artisans dans le campus, elle avait préféré confier ces travaux à des agents dans le cadre de punitions à caractère disciplinaire, sous la houlette des trois employés chargés de la maintenance. Les résidents les plus âgés travaillaient à l'extérieur ou se chargeaient de tâches minutieuses, comme la pose du papier peint ; les plus petits, armés de rouleaux, se contentaient de repeindre les murs intérieurs.

Le mardi, en fin d'après-midi, une douzaine d'agents en bleu de travail s'affairaient sur le chantier.

- Fais gaffe, tu débordes sur le cadre, dit James à Kerry.

La jeune fille était assise au bord d'une planche, au deuxième étage de l'échafaudage dressé devant la façade du bloc junior, jambes ballantes et pinceau à la main.

- Je n'en ai rien à foutre, gronda-t-elle. Franchement, me condamner à deux mois de corvée pour avoir donné une bonne leçon à cette ordure, c'est un peu fort... Pourquoi tu ne travailles pas, toi ? Ça fait une heure que je ne t'ai pas vu.

- J'étais en train de poser du papier peint à l'intérieur quand un T-shirt rouge a fait tomber un rouleau du haut de son échelle. Il a mis de la peinture plein la bâche, et j'ai dû l'aider à nettoyer.

- Les T-shirts rouges sont des boulets. On passe notre temps à rattraper leurs bêtises. Ils nous font perdre notre temps.

- J'avoue que je préfère bosser ici, dit James. C'est plutôt sympa, les travaux de peinture. Tu es seul avec ton pinceau, ça laisse le temps de réfléchir, et on voit tout de suite le résultat.

- Facile à dire, pour toi. Tu n'as récolté que vingt heures. Tu en es presque à la moitié.

- Tu me connais, je serai bientôt de retour.

- Tu sais qui vient nous tenir compagnie, dès demain?

- Je donne ma langue au chat.

- Shakeel. Il a donné un coup de boule à son partenaire, au dojo, alors que Takada avait sifflé la fin de l'exercice.

- C'est l'heure de la pause ! lança une femme à l'intérieur du bâtiment.

Kerry ouvrit la fenêtre située face à elle, vérifia que la semelle de ses baskets était propre, avant de se suspendre à une barre de l'échafaudage et de se laisser glisser jusqu'à une chambre double typique du bloc junior qui, à l'évidence, était occupée par des petites filles.

- C'est vraiment très rosé, dit James en découvrant les vêtements et les jouets qui jonchaient la moquette. Je crois que je vais vomir.

Ils enjambèrent une maison de poupée et une voiture décapotable Barbie puis ouvrirent la porte donnant sur le couloir. L'une des éducatrices du bloc leur remit des Twix et deux mugs de thé, puis s'éloigna en poussant un chariot métallique.

Craignant de tacher les couvre-lits, ils restèrent debout dans le petit paradis rosé, se réchauffant les mains au contact de leur mug de thé fumant.

- J'ai entendu dire que Bruce serait bientôt de retour au campus, dit James.

Kerry mordit dans son Twix.

- Son avion doit se poser à Heathrow demain matin.

- Tu n'as pas l'air folle de joie à l'idée de le revoir.

- Je ne sais pas trop. Il est sympa mais...

- Mais quoi ?

- Il n'y a pas cette étincelle, entre nous.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Avec toi, c'était plus fun. Oh, bien sûr, tu me traînais plus bas que terre et tu me trompais dès que tu en avais l'occasion. Quand tu m'as plaquée, ça m'a brisé le cœur. Pourtant, si on me proposait de passer un week-end loin du campus avec la personne de mon choix, c'est toi que je choisirais, pas Bruce.

James se sentait extrêmement flatté. Il envisagea calmement la situation.

- Moi aussi, j'aimerais bien passer du temps avec toi, dit-il. Avant qu'il n'ait pu esquisser un geste, Kerry posa son mug au sommet du donjon d'un château en plastique, le prit dans ses bras et l'embrassa passionnément. Enivré par son parfum familier, James avait le sentiment étrange de voyager dans le passé. En transe, il baissa la fermeture Eclair de la combinaison de son ex et posa une main sur sa poitrine. Kerry le plaqua contre le mur.

- Tu me rends folle, gémit-elle.

Soudain, le visage de Dana s'imposa dans l'esprit de James.

- Non, je ne peux pas, dit-il avant de se dérober à l'étreinte.

Il recula d'un pas et écrasa accidentellement un poney rose à la crinière constellée de paillettes.

- C'est n'importe quoi, ajouta-t-il.

- Il y a encore quelque chose entre nous, plaida Kerry. J'ai tout fait pour me persuader que je te détestais, mais c'est plus fort que moi.

- On ne devrait pas faire ça. Ça ne nous mènera nulle part.

- Je vois bien la façon dont tu me regardes, James. Je sais que je te plais toujours. Et je ne suis plus une gamine, main tenant. Tout serait différent. On pourrait aller jusqu'au bout, comme tu le fais avec Dana...

- Tout le monde s'imagine qu'on en est là, Dana et moi, mais c'est faux. Je n'ai pas rompu avec toi pour cette raison- là. On était trop différents, c'est tout.

Kerry réalisa qu'elle venait de perdre la face.

- Alors, ce qui vient de se passer, ce n'est rien pour toi ? demanda-t-elle sur un ton aigre.

- Kerry, tu me plairas toujours, répondit James en se tordant nerveusement les mains. Mais notre histoire était une catastrophe. Le Titanic pris dans l'ouragan Katrina, quelque chose comme ça...

- On se disputait souvent, mais on a aussi eu de bons moments. Ce sont les meilleurs de ma vie, James.

- Moi aussi, j'ai de bons souvenirs. Tu te souviens de la fois où on s'est retrouvés en pleine nuit pour se baigner dans le lac ?

- Et la mission GKM, quand on est sortis ensemble pour la première fois...

Mais James refusa de se laisser gagner par la nostalgie.

- C'est du passé, dit-il fermement. Il y a deux semaines, quand on s'est reparlé dans le bus, je me suis mis à repenser à toi sans arrêt. Mais on a rompu deux fois, et pour être honnête, je ne veux pas revivre toute cette tension. Ce n'est pas parce que deux personnes se plaisent qu'ils forment un couple harmonieux. Et je suis désolé de t'avoir fait du mal lorsque je t'ai quittée, mais ça fonctionne vraiment bien, entre Dana et moi.

- Et merde ! lança Kerry en donnant un coup de pied dans le château, envoyant son mug, une foule de Playmobil et des fées en plastique valser sur la moquette. Pourquoi les choses sont-elles toujours si compliquées ?

Lorsqu'il vit des larmes briller dans ses yeux, James sentit sa gorge se serrer.

- Tu l'as dit toi-même : je te traînais plus bas que terre. Tôt ou tard, tu rencontreras un garçon qui te convient. Et ce jour-là, je resterai ton ami.

- Tu as raison, bredouilla Kerry d'une voix étranglée. Tu es bien mieux avec Dana. Je ne suis qu'une paumée.

- Bien sûr que non. Tu es la personne la plus équilibrée et rationnelle que je connaisse. Mais la logique n'a rien à voir avec les sentiments.

- À ce propos, j'ai reçu un appel de Gemma, dit Kerry.

-  Comment va-t-elle?

- Pas trop mal, si je m'en tiens à ce qu'elle dit. Danny est sorti de l'hôpital. Elle s'occupe de lui, mais il menace de la corriger dès qu'il sera rétabli.

- Tu crois qu'elle aura le courage de le plaquer ?

- Croisons les doigts. Elle nous propose d'aller boire un verre ensemble vendredi, toi, moi et Dana. Je lui ai dit que Bruce serait de retour. Je pense qu'il se joindra à nous.

James se tortilla nerveusement.

- Tu vas le quitter ? Il n'a pas beaucoup d'expérience avec les filles, alors vas-y doucement.

- Je ne sais pas encore. Je ne l'ai pas vu depuis deux mois, tu sais.

- Je croyais que ça marchait bien entre vous.

- On passe de bons moments, sourit Kerry. Beaucoup de bons moments, en fait.

Une fille juchée sur l'échafaudage frappa à la vitre de la chambre.

- Eh, les amoureux ! lança-t-elle. La pause est terminée. Bougez-vous les fesses.

Sachant que les employés de maintenance chargés de superviser les travaux avaient reçu l'ordre de sanctionner impitoyablement les tire-au-flanc, James enjamba le rebord de la fenêtre.

- Il faut que j'aille reboucher une fissure de l'autre côté du bâtiment, dit-il.

- James ?

- Quoi ?

- Je ne t'ai pas fait peur, j'espère ? J'aimerais qu'on reste amis, Dana, toi et moi, qu'on mette de côté toutes ces vieilles histoires.

- Bien sûr qu'on reste amis, sourit James. Qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?

Ce n'est que lorsqu'il se retrouva seul sur l'échafaudage qu'il réalisa la portée de ce qui venait de se produire : Kerry s'était offerte à lui, et il l'avait repoussée par amour pour Dana. Son propre comportement lui semblait inconcevable. Hébété, il posa accidentellement le pied dans un pot de peinture.

Le récipient bascula sur le côté puis roula le long d'une traverse en déversant son contenu sur un mur de brique, douchant au passage le T-shirt gris qui s'affairait au pied du bâtiment.

- Eh ! fais un peu attention, Adams ! protesta le garçon en martelant la planche de l'échafaudage située au-dessus de sa tête. T'as pas les yeux en face des trous, ou quoi ?