1929
Le Parti décida de « me mettre au vert » pendant un certain temps et il me trouva un emploi dans le haras du Colonel Baron von Jeseritz qui possédait un vaste domaine près de W., en Poméranie.
Mon nouveau travail m’enchanta. Les bêtes étaient belles, et bien tenues, les installations très modernes, et le Colonel Baron von Jeseritz – on l’appelait toujours « Herr Oberst » bien qu’il ne fût plus en service – faisait régner une discipline de fer. Il était grand et maigre, le visage tanné et plissé de rides, avec une mâchoire démesurément longue qui, chose bizarre, lui donnait l’air, lui aussi, d’un cheval. Les grooms, derrière son dos, l’appelaient « Gueule d’acier », et je n’ai jamais pu savoir si c’était à cause de sa mâchoire, ou de ses yeux. Ceux-ci, à première vue, n’avaient rien d’insolite. Ils étaient bleus, et c’était tout. Mais quand von Jeseritz les braquait brusquement sur vous, on aurait dit qu’il tournait un commutateur. Leur éclat était insoutenable.
J’étais à son service depuis trois mois déjà, il ne m’avait pas une seule fois adressé la parole, et je pensais, ayant été engagé par son homme de confiance, être tout à fait inconnu de lui, quand un après-midi, alors que j’étais seul dans une prairie en train de réparer une clôture, je reconnus, derrière moi, le trot si caractéristique de sa jument, il y eut un claquement de langue, et tout d’un coup, la jument fut devant moi, haute et fine, les muscles saillant doucement sous sa belle robe noire.
— Lang !
Je me redressai, et au brusque mouvement que je fis pour me mettre au garde à vous, la jument pointa les oreilles. Von Jeseritz la caressa et dit sans me regarder, et comme s’il se parlait à lui-même :
— J’ai une petite ferme à Marienthal… Elle est complètement à l’abandon…
Il se tut et j’attendis.
— J’ai pensé, reprit-il d’un air absent, et comme si, en effet, il pensait tout haut, que je pourrais peut-être y mettre quelques chevaux, si la terre peut encore les nourrir.
Il abaissa le bout de sa cravache, la posa entre les deux oreilles de la jument, et la caressa doucement.
— Du temps de mon père, il y avait des chevaux là-bas. Mais personne n’a jamais voulu rester… C’est un sale coin. De l’eau partout. Les locaux sont dans un triste état. Les terres, aussi. Il faut tout retaper, ravoir les terres…
Il releva le bout de sa cravache et son regard bleu insoutenable se posa sur moi.
— Tu comprends ?
— Jawohl, Herr Oberst.
Au bout d’un moment, il détourna les yeux, et je me sentis soulagé.
— J’ai pensé à toi.
Il se gratta derrière l’oreille avec le bout de sa cravache et dit sèchement :
— Voici les conditions : D’abord, je te donne deux hommes et tu essayes de tout retaper. Tu toucheras le salaire que tu touches maintenant. Si tu réussis, tu t’installes, et je mets quelques chevaux. En même temps, je te donne une truie, quelques poules et des semences. Il y a un labour. Tout ce que tu peux gratter sur le labour, le cochon, la volaille, et deux petits bois qui appartiennent à la ferme, c’est pour toi. La chasse aussi, c’est pour toi. Mais rappelle-toi, à partir du moment où tu t’installes, pas un Pfennig ! Tu entends ? Pas un Pfennig !
Il brandit sa cravache, son regard tranchant s’abattit sur moi, et il cria tout d’un coup d’une voix furieuse :
— Pas un Pfennig !
Je dis :
— Ja, Herr Oberst.
Il y eut un silence et il reprit d’une voix calme :
— Ne dis pas « Ja ». Prends un cheval et va voir. Quand tu auras vu, tu diras « Ja ».
— Maintenant, Herr Oberst ?
— Maintenant. Et dis à Georg de te donner des bottes. Tu en auras besoin.
Il tourna bride et enleva sa jument. Je retournai au baraquement, et je dis à Georg que von Jeseritz m’envoyait à Marienthal. Georg me regarda en plissant les yeux, et en hochant la tête plusieurs fois. Puis il dit d’un air mystérieux :
— Alors, c’est toi ?
Il sourit, les trous de sa dentition apparurent, et il eut l’air aussitôt plus âgé.
— Ach, il est malin, le Vieux ! Il a misé sur le bon bourrin.
Il alla chercher des bottes, me regarda les essayer et dit lentement :
— Te réjouis pas trop vite. C’est un sale coin. Et dis pas « Ja », si tu juges que tu peux pas le faire.
Je dis merci, il me désigna une bête et je partis. Il y avait dix kilomètres du haras à Marienthal. Le ciel n’avait pas un nuage, mais bien qu’on fût seulement en septembre, l’air était extrêmement vif.
Au village, je me fis indiquer la direction de la ferme, et je fis encore trois ou quatre kilomètres dans un chemin très boueux, à moitié envahi par les bruyères. Je ne vis pas une maison, pas un labour. Tout était inculte et sauvage. Le chemin s’arrêta devant une barrière de bois complètement pourrie, je descendis de cheval, et l’attachai à un peuplier. Bien qu’il n’eût pas plu depuis huit jours, le sol était mou et spongieux.
Je fis quelques pas et je découvris la maison. Son toit était en partie défoncé, elle n’avait plus ni porte, ni volets, et entre les dalles disjointes, l’herbe poussait. J’en fis le tour, et je gagnai l’écurie : le toit tenait encore, mais un des murs s’était écroulé.
Georg m’avait donné un plan des terres, et je commençais sans hâte à les parcourir. Le bois était un taillis humide et maigre. À part le bois de chauffe et la chasse, il n’y avait rien à en tirer. Je reconnus en passant ce qui avait dû être un labour : La terre était pauvre et sableuse. Puis il y eut un petit bois de pins, et je comptai avec plaisir une centaine d’assez beaux sujets et à peu près autant d’arbres jeunes. Après cela, commençaient les prairies. J’en comptai cinq en tout, séparées par des haies ou des clôtures. Trois d’entre elles étaient envahies par les joncs. Les deux autres, en contrebas d’un sentier boueux, étaient complètement pourries. Il n’était pas question de m’y aventurer, même avec mes bottes. Je remontai le sentier et au bout d’un quart d’heure de marche, j’atteignis un étang et je compris ce qui s’était passé : L’étang avait dû être contenu par une digue qu’une crue avait emportée. L’eau avait noyé les deux prairies les plus basses et s’était infiltrée dans les autres, mais beaucoup plus lentement, parce qu’à cet endroit, une légère ondulation de terrain avait fait obstacle à sa course.
Je me déshabillai et j’entrai dans l’étang. L’eau était glacée, je pris une forte inspiration et plongeai. Au bout d’un moment je trouvai la digue, je m’y hissai et j’eus de l’eau jusqu’aux genoux. En tâtonnant avec le pied, je repérai la direction de la digue, et je me mis à marcher très lentement. L’eau était noire et boueuse, et je m’attendais à perdre pied là où la digue s’était rompue. Et en effet, je n’étais pas parvenu au milieu de l’étang que je dus me mettre à la nage pour retrouver, trois ou quatre mètres plus loin, le second tronçon de la digue. Je repris pied sur ce tronçon et gagnai le bord. Il n’y avait pas d’autre faille.
Je sortis de l’eau et je contournai l’étang en courant pour aller retrouver mes vêtements de l’autre côté. Je claquais des dents et à plusieurs reprises, j’enfonçai dans la vase jusqu’aux chevilles. Mais le vent de la course me sécha, et j’étais à peine humide quand je me rhabillai.
Je m’assis sur une grosse pierre en face de l’étang, le soleil baissait déjà, je frissonnai et je sentis la fatigue et la faim. Je tirai mon casse-croûte de ma poche et je me mis à mastiquer lentement en regardant l’étang. Il était ceinturé par une armée de joncs, et de derrière les joncs, à l’ouest, un gros nuage noir émergea et voilà le soleil. L’obscurité tomba d’un seul coup, une odeur d’humidité pourrie sortit de terre, et tout devint d’une tristesse affreuse. Puis un rayon de soleil perça à travers le nuage, rasa l’eau noire, et une brume blanche commença à se rassembler dans les creux des prairies. La pierre sur laquelle j’étais assis plongeait à demi dans la vase, tout, autour de moi, était froid et visqueux, et j’eus l’impression d’être perdu dans un océan de boue.
Quand je revins au domaine, Georg prit ma bête par la bride et dit :
— Le Vieux t’attend dans son bureau. Va vite.
Puis il me regarda, et dit à mi-voix : « Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? L’hiver là-dedans, hein ?… »
Dans le bureau il y avait un grand feu de bois, et devant le feu, von Jeseritz, une longue pipe à la main, était assis, ou plutôt couché sur un petit fauteuil, ses fesses maigres sur le bord du siège, et ses deux longues jambes bottées étendues devant lui. Il tourna la tête, ses yeux bleus me fixèrent et il cria :
— Alors ?
Je me mis au garde à vous et je dis :
— Ja !
Il se leva, se campa solidement sur ses jambes, et je me sentis étonné : Jusque-là je ne l’avais jamais vu qu’à cheval.
— Tu as bien réfléchi ?
— Jawohl, Herr Oberst.
Il se mit à marcher de long en large en tirant sur sa pipe.
— Crois-tu réussir ? dit-il d’un ton contenu.
— Jawohl, Herr Oberst, si j’arrive à réparer la digue. Elle a une brèche de quatre mètres de long.
Il s’arrêta net et me dévisagea.
— Comment sais-tu qu’elle a quatre mètres de long ?
— Je suis entré dans l’eau.
— Et il n’y a pas d’autre brèche ?
— Nein, Herr Oberst.
Il reprit sa marche.
— Ça n’est pas si mauvais que je croyais.
Il s’arrêta et se gratta derrière l’oreille avec le tuyau de sa pipe.
— Ainsi, tu t’es mis à l’eau ?
— Ja, Herr Oberst.
Il me regarda d’un air satisfait :
— Eh bien, tu es le premier qui a eu l’idée de faire ça !
Il s’assit, réunit ses deux jambes, et les étendit devant lui.
— Et après ?
— Après, Herr Oberst, il faudrait drainer les deux prairies en contrebas. Pour les trois autres, il suffirait de les nettoyer et de combler les creux.
— Pour l’écurie et la maison, est-ce que tu peux réparer toi-même ?
— Jawohl, Herr Oberst.
Il y eut un silence. Il se leva, s’adossa à la cheminée et dit :
— Écoute-moi bien maintenant.
— Jawohl, Herr Oberst.
— Pour moi, quelques chevaux, là-bas, c’est une bricole. Ça n’entre pas en ligne de compte. Ce qui est important…
Il fit une pause, se campa sur ses deux jambes, et dit solennellement :
— … C’est qu’une parcelle de sol allemand soit rendu à la culture et qu’une famille allemande en vive. Tu comprends ?
Je ne répondis pas tout de suite. J’étais interloqué de l’entendre dire « famille », alors que c’était à moi qu’il devait confier la ferme.
Il répéta avec impatience :
— Tu comprends ?
Je dis :
— Jawohl, Herr Oberst.
— C’est bien. Tu commenceras demain. Georg te donnera les hommes et ce qu’il te faut. Ainsi, c’est entendu ?
— Jawohl, Herr Oberst.
— C’est bien. Mais rappelle-toi ! Dès que tu seras installé dans ton marais, pas un Pfennig ! Même si tu crèves de faim, pas un Pfennig ! Quoi qu’il arrive, pas un Pfennig !
Il me fallut un an pour mener à bien le travail que j’avais accepté. Même dans l’armée je n’avais rien connu de plus dur. Les conditions de vie étaient incroyables, et je me confirmai ce que j’avais déjà remarqué en Courlande : On se fait à la chaleur, et on se fait au froid, mais on ne s’habitue jamais à la boue.
La digue nous donna beaucoup de mal. Nous finissions à peine de la réparer qu’elle était emportée à un autre endroit. Avec cela, dès octobre, les orages se succédèrent sans arrêt, et toute la journée, on travaillait, les pieds dans l’étang et le corps fouetté par la pluie. Nous n’étions secs que le soir. Nous couchions sur les dalles de la maison dans des couvertures de cheval. Nous avions réparé la toiture, mais la cheminée tirait si mal que nous avions le choix entre grelotter de froid, ou être asphyxiés par la fumée. La digue, cependant, devenait plus solide, mais je compris que cette solidité ne serait jamais qu’apparente, et qu’il faudrait, dans la suite, y veiller constamment.
J’eus aussi quelques difficultés avec mes aides. Ils se plaignaient d’être menés trop rudement. Je demandai à von Jeseritz de renvoyer l’un d’eux pour l’exemple, et après cela, je n’eus plus aucun ennui. Cependant, l’homme qu’on me donna en remplacement attrapa une pneumonie et dut à son tour s’en aller. Moi-même j’eus un assez fort accès de malaria qui me terrassa quelques jours, et je faillis deux fois m’enliser.
Finalement, le jour arriva où je pus aller dire à von Jeseritz que la ferme était de nouveau en état. En entrant dans son bureau, je rencontrai le vieux Wilhelm. Il me fit un petit signe amical de la main, et je fus si étonné que je ne lui répondis pas. Le vieux Wilhelm était un fermier de von Jeseritz, et généralement les fermiers s’estimaient si au-dessus des grooms que l’idée ne leur serait même pas venue de leur adresser la parole.
Je trouvai von Jeseritz couché dans son petit fauteuil, sa longue pipe à la main, et ses deux jambes bottées étendues devant lui. À sa main droite, sur une petite table basse en bois sombre, s’alignaient six chopes de bière et six petits verres remplis de Schnaps.
— C’est fini, Herr Oberst.
— Gut ! dit von Jeserizt en prenant un verre de Schnaps dans la main droite.
Il se leva, me le tendit, je dis « Danke schôn, Herr Oberst », il en prit un à son tour, le vida d’un trait, prit une chope de bière et la vida également. Quand j’eus fini mon Schnaps, je reposai le verre sur la petite table, mais von Jeseritz ne m’offrit pas de bière.
— Ainsi, dit-il en passant sa manche sur ses lèvres, tu as fini ?
— Ja, Herr Oberst.
Il me regarda, son visage se plissa et il eut un air malicieux.
— Nein, nein, dit-il enfin, en promenant le dos de sa main gauche sous son énorme mâchoire, tu n’as pas fini, il te reste encore quelque chose à faire.
— Quoi donc, Herr Oberst ?
Ses yeux pétillèrent :
— Ainsi, tu as fini, nicht wahr ? La maison est prête, tu peux t’installer ?
— Ja, Herr Oberst.
— Ainsi, tu n’as pas de meubles, pas de draps, pas de vaisselle, mais tu veux quand même t’installer ? Tu n’as pas pensé à cela, je parie ?
— Nein, Herr Oberst.
— Ainsi, tu vois, tu n’as pas fini.
Il caressa le dessous de sa mâchoire et se mit à rire.
— Il va falloir que tu achètes tout cela. Mais certainement, tu as de l’argent, nicht wahr ?
— Nein, Herr Oberst.
— Was ? Was ? dit-il d’un air étonné, pas d’argent ? Pas d’argent ? Mais ça ne va pas, mein Freund, ça ne ne[L3] va pas du tout. Il faut de l’argent pour acheter des meubles.
— Je n’ai pas d’argent, Herr Oberst.
— Pas d’argent, reprit-il en secouant la tête. Schade ! Schade[69] ! Pas d’argent, pas de meubles, c’est clair ! Et pas de meubles, pas de ferme !
Il me regarda, ses yeux durcirent un quart de seconde, puis ils se remirent à pétiller, et je me sentis mal à l’aise.
— Je pourrais peut-être coucher dans une couverture de cheval, Herr Oberst.
— Quoi ? dit-il d’un air moqueur, moi, Colonel Baron von Jeseritz, je laisserais mon fermier coucher sur la dure ! Nein, nein, mein Freund[70] ! Pas de meubles, pas de ferme, c’est clair !
Il me regarda d’un air malin et reprit :
— Ainsi, tu vois, tu n’as pas fini. Il te reste encore quelque chose à faire.
— Quoi donc, Herr Oberst ?
Il se pencha, saisit un verre de Schnaps, le vida d’un trait, le reposa sur la table, prit une chope de bière et la vida. Après cela, il fit claquer sa langue, ses yeux pétillèrent, et il dit :
— Te marier.
Je balbutiai d’une voix tremblante :
— Mais, Herr Oberst, je ne désire pas me marier.
Son visage durcit aussitôt.
— Was ? cria-t-il, tu ne veux pas te marier ! Qu’est-ce que c’est cette satanée insolence ? Tu veux être fermier, et tu ne veux pas te marier ! Pour qui te prends-tu ?
— Verzeihung[71], Herr Oberst, je ne désire pas me marier…
— Was ! cria-t-il.
Et il leva les bras au ciel.
— Me dire « Non ! » à moi ! À moi, un officier ! À moi, qui t’ai tiré de la merde, pour ainsi dire.
Il fixa sur moi ses yeux perçants.
— Tu ne serais pas malade, au moins ?
— Nein, Herr Oberst.
— Herrgott, tu ne serais pas par hasard un de ces…
Je dis vivement :
— Nein, Herr Oberst.
Il se mit tout d’un coup à hurler :
— Alors, pourquoi ?
Je ne dis rien, il me considéra un long moment, puis il se gratta derrière l’oreille avec le tuyau de sa pipe.
— Enfin, tu es normal, non ?
Je le regardai.
— Enfin, je veux dire, tu n’es pas un hongre, j’espère ? tu es entier ?
— Certainement, Herr Oberst, je suis entier.
— Et tu peux avoir des enfants, nicht wahr ?
— Je suppose, Herr Oberst.
Il éclata de rire subitement.
— Comment « tu supposes » ?
Je me sentis horriblement gêné et je dis :
— Je veux dire que je n’ai jamais essayé d’avoir des enfants, Herr Oberst.
Il rit, pointa sa pipe vers moi, et je remarquai fugitivement que le devant du fourneau représentait une tête de cheval.
— Mais tu as quand même « franchi le pas », j’espère ?
— Ja, Herr Oberst.
Il rit encore aux éclats et reprit :
— Combien de fois ?
Et comme je ne répondais rien, il répéta en hurlant :
— Combien de fois ?
— Deux fois, Herr Oberst.
— WAS ? cria-t-il.
Et il se mit à rire une bonne minute. Quand il eut fini, il vida coup sur coup un verre de Schnaps et une chope de bière, son teint hâlé rougit, et il me regarda avec des yeux pétillants.
— Attends voir ! cria-t-il, il faut tirer cela au clair ! Combien de fois, dis-tu ?
— Deux fois, Herr Oberst.
— Avec la même ?
— Nein, Herr Oberst.
Il leva sa pipe au ciel avec un effarement feint :
— Mais tu es un vrai… Comment dit-on cela ?… Peu importe !… Un vrai… « Don Juan », je crois ? Ainsi, une fois avec chaque ! Une fois ! Ha ! Ha ! Les pauvres ! Qu’est-ce qu’elles t’avaient fait ?
Je dis très vite en bredouillant :
— Eh bien, la première, elle parlait vraiment beaucoup, et la seconde, c’était ma logeuse.
— Comment cela ! cria von Jeseritz en vidant de nouveau à toute vitesse un verre de Schnaps et une chope de bière, c’est très bien cela, une logeuse ! Pas de dérangement au moins. Elle est sur place !
— Eh bien, dis-je d’une voix tremblante, c’est justement pour cela. J’avais peur… que cela devînt une habitude.
Il se mit à rire comme s’il n’allait jamais s’arrêter.
— Herr Oberst, dis-je d’une voix ferme, ce n’est pas ma faute, mais je ne suis pas sensuel.
Il me regarda. L’idée eut l’air de le frapper, et il s’arrêta de rire.
— Voilà ! dit-il d’un air satisfait. J’allais le dire. Tu n’es pas sensuel. Voilà l’explication. Tu refuses la femelle. J’ai connu des chevaux comme ça.
Il s’adossa à la cheminée, ralluma sa pipe et me regarda d’un air satisfait.
— Mais tout ça, reprit-il au bout d’un moment, ne me dit pas pourquoi tu ne veux pas te marier.
Je le regardai, béant.
— Mais, Herr Oberst, il me semble…
— Ta, ta, ta, il ne te semble rien du tout. Quand tu seras marié, je n’irai pas compter tes saillies, nicht wahr ? Et si tu fais l’amour une fois l’an pendant cinq ans, tu peux très bien avoir cinq enfants, et c’est tout ce que la patrie te demande ! Nein, nein, tout ça ne me dit pas pourquoi tu ne veux pas te marier.
Il me fixa, je détournai la tête et je dis :
— C’est une idée, Herr Oberst.
— Was ! cria-t-il en levant sa pipe au ciel, une idée ! Voilà que tu as des idées à présent !
— Écoute donc, reprit-il, puisque tu aimes les idées, moi, je vais en fourrer deux dans ta sacrée caboche de Bavarois. Primo : Un bon Allemand doit faire souche. Secondo : Dans une ferme, il faut une femme ! Stimrat’s[72] ?
Et comme je ne répondais rien, il rugit :
— Stimrat’s ?
— Jawohl, Herr Oberst.
Et en effet, d’une manière générale, il avait certainement raison.
— Eh bien, dit-il comme si la discussion était close, voilà qui est entendu.
Il y eut un silence et je dis :
— Mais, Herr Oberst, même si je voulais me marier, vous savez bien que je ne connais personne ici.
Il se coucha sur son petit fauteuil et allongea ses longues jambes bottées devant lui.
— Ne t’en fais pas pour ça. J’ai tout arrangé.
Je le regardai, bouche bée.
— Certainement, dit-il en braquant sur moi ses yeux durs, tu ne crois pas que je vais te laisser installer n’importe quelle putain dans ma ferme ? Pour qu’elle te fasse cocu, que tu te mettes à boire, et que tu laisses crever mes chevaux ? Jamais de la vie.
Il secoua les cendres de sa pipe dans le feu, releva la tête et dit :
— C’est Elsie que je t’ai choisie.
Je balbutiai :
— Elsie ! La fille du vieux Wilhelm ?
— Tu connais une autre Elsie dans le coin ?
— Mais elle ne voudra pas de moi, Herr Oberst !
— Certainement elle voudra de toi.
Il me regarda en plissant les yeux :
— Après tout, tu es un peu petit, c’est vrai, mais tu n’es pas si vilain. Et puis tu es robuste. Évidemment, elle serait plutôt un peu grande pour toi. Mais tant mieux, ça compensera. Avec ton poitrail et ses longues pattes, vous ferez des enfants convenables. Remarque bien…
Il passa la main sous son énorme mâchoire.
— … avec les croisements, on ne sait jamais. Peut-être les enfants tireront-ils tous de ton côté, finalement : Un bon poitrail mais les pattes courtes.
— Mais la question n’est pas là, reprit-il en se levant, et puis d’ailleurs, pour travailler la terre, il vaut mieux avoir les pattes courtes. Non, ce qui compte, c’est la race. Vous êtes de bons Allemands tous les deux et vous ferez de bons Allemands, voilà ce qui compte ! Il y a bien assez de ces sales Slaves comme ça en Poméranie !
Il y eut un silence, je raidis mon garde à vous, j’avalai ma salive et je dis :
— Wirklich[73], Herr Oberst, je ne désire pas me marier.
Il me regarda, la bouche ouverte, puis les veines de son front se gonflèrent, et il resta quelques secondes sans pouvoir parler, ses yeux bleus, insoutenables, fixés sur moi.
— Du gottverdammtes Arschloch[74] ! hurla-t-il.
Il marcha sur moi, me saisit par les revers de ma veste, et me secoua comme un fou.
— Les meubles ! hurla-t-il, les meubles ! Le vieux Wilhelm te donne les meubles !
Il me lâcha, jeta sa pipe sur le bureau et se mit à marcher vers la porte en serrant ses mains derrière son dos.
— Du Lump[75] ! cria-t-il en se retournant vers moi, je te donne une ferme impeccable ! Je te donne une fille ! Et toi… !
Il marcha sur moi et je crus qu’il allait me battre.
— Du Schwein ! cria-t-il, tu ne veux pas te marier ! Après tout ce que j’ai fait pour toi !
— Certainement, Herr Oberst, je vous suis très reconnaissant.
— Tais-toi ! hurla-t-il.
Puis une nouvelle crise de fureur le secoua, et il se mit à bégayer en marchant de long en large, et en se frappant sur la poitrine :
— Il a… o… sé… en pré… sence… d’un of… ficier !…
Il atteignit le fond de la pièce, fit volte-face et rugit :
— les meubles !
Il marcha sur moi et brandit le poing sous mon nez :
— Une chambre à coucher en chêne, une table de cuisine, un buffet en bois blanc, six chaises en paille, quatre paires de draps, tu entends, des draps ! Toi qui n’as jamais possédé qu’un mouchoir sale dans ta vie ! Le tout d’une valeur totale de… de… de 600 Marks au moins ! Et une jolie fille par-dessus le marché ! Et toi !… Mais je vais te flanquer à la porte, moi, S.A. ou pas S.A. ! Tu iras pourrir dans les asiles de nuit ! Tu mangeras à la roulante comme un clochard ! Tu entends, je te saquerai !
Il me jeta un regard terrible, j’eus dans un éclair la certitude qu’il le ferait, et mes jambes se mirent à trembler sous moi.
— Da schlag doch einer… [76] ! reprit-il en me transperçant de ses yeux, ce petit Monsieur refuse Elsie ! Une pouliche impeccable, souple à la main, franche du collier, et qui te ferait le travail de deux hommes ! Et en plus, je te donne les meubles ! Enfin, c’est son père, mais c’est tout comme, vu que pour le décider, il a fallu que je lui botte les fesses jusqu’à ce que l’eau de son cul se mette à bouillir ! Herrgott ! Je te fais mettre une excellente ferme en état, ça me coûte le salaire de trois grooms pendant un an, sans compter les matériaux, mais ne parlons pas de mes sacrifices, Schweinhund ! Je te donne la ferme ! Je te donne les meubles ! Et tu refuses !
Il se calma d’un seul coup.
— Et puis, d’ailleurs, dit-il d’une voix sèche, je ne vois pas pourquoi je discute !
Il se recula de deux pas, se redressa de toute sa taille, et sa voix claqua comme un fouet :
— Unteroffizier !
Je me raidis.
— Jawohl, Herr Oberst.
— Vous n’ignorez pas qu’un soldat doit demander à son chef la permission de se marier.
— Ja, Herr Oberst.
Il reprit en scandant les syllabes :
— Unteroffizier, je vous donne la permission d’épouser Elsie Brücker.
Il ajouta d’une voix tonnante :
— Et c’est un ordre !
Là-dessus, il me tourna le dos, ouvrit une petite porte à la droite de la cheminée, et cria « Elsie ! Elsie ! »
Je dis :
— Mais, Herr Oberst…
Il me regarda : C’étaient les yeux de Père. Une boule se noua dans ma gorge, je ne pouvais plus parler.
Elsie entra. Von Jeseritz pivota sur ses talons, lui donna une petite tape sur les fesses, et sortit sans se retourner.
Elsie me fit bonjour de la tête, mais ne me tendit pas la main. Elle resta à côté de la cheminée, droite, immobile, les yeux baissés. Au bout d’un moment, elle leva les yeux, son regard se posa sur moi, et je me sentis petit et ridicule.
Il y eut un long silence et je dis :
— Elsie…
Je lui jetai un coup d’œil.
— Est-ce que je peux vous appeler Elsie ?
— Certainement.
Je vis que sa poitrine se soulevait un peu, cela me gêna, et je regardai le feu.
— Elsie… Je voudrais vous dire… Si vous aimez quelqu’un d’autre, il vaudrait mieux dire non.
Elle dit :
— Il n’y a personne d’autre.
Puis, comme je me taisais, elle ajouta :
— C’est seulement que je suis un peu étonnée.
Elle bougea un peu et je repris :
— Je voudrais vous dire aussi… Si je vous déplais, il faut dire non.
— Vous ne me déplaisez pas.
Je levai les yeux. Il n’y avait rien à lire sur son visage, je regardai de nouveau le feu et j’ajoutai avec honte :
— Je suis un peu petit.
Elle dit vivement :
— Je ne regarde pas à ça.
Elle reprit :
— J’estime que ce que vous avez fait là-bas, à la ferme, c’est très bien.
Un flot de fierté m’envahit. C’était une Allemande, une vraie Allemande.
Elle était droite, immobile, déférente. Elle attendait que je dise de nouveau quelque chose pour parler.
— Vous êtes sûre que je ne vous déplais pas ?
— Non, dit-elle d’une voix nette, pas du tout. Vous ne me déplaisez pas du tout.
Je regardai le feu, je ne savais plus quoi dire. Et tout d’un coup, je pensai avec surprise : « Elle est à moi, si je veux. » Je ne pouvais pas arriver à savoir si cela me faisait plaisir ou non.
Je levai les yeux sur elle. Elle me regardait d’un air calme, sans ciller. Un engourdissement m’envahit, je n’arrivais plus à penser. Au bout d’un moment, je levai machinalement la main, je remis en place une mèche blonde à l’endroit où elle se détachait de l’oreille, elle sourit, pencha son visage sur ma main, et je compris que tout était décidé.
La première année à la ferme fut très dure. Elsie avait reçu une petite somme qui lui venait de l’héritage de sa tante, et sans laquelle nous n’aurions pu nous installer. Malgré cela, six mois ne s’étaient pas écoulés que je dus sacrifier le bois de pins. Ce fut un crève-cœur pour nous d’avoir à le couper si vite, car avec lui, notre unique réserve s’en allait.
Notre grand souci, pourtant, ce n’était même pas l’argent, c’était la digue. C’était d’elle que la ferme et par conséquent notre vie à tous deux, dépendait, et ce fut une lutte de tous les instants pour la préserver. Dès qu’il pleuvait un peu longtemps, nous nous regardions avec angoisse, et si un orage violent éclatait au milieu de la nuit, je me levais, enfilais mes bottes, prenais ma lanterne, et allais voir ce qui se passait. Quelquefois, j’arrivais juste à temps et je pataugeais dans l’eau deux ou trois heures à tenter de contenir la crue avec des moyens de fortune. Une fois ou deux, incapable d’arriver seul à boucher une faille qui menaçait de s’élargir, je dus retourner à la ferme chercher Elsie, qui, bien qu’elle fût alors enceinte, sortit de son lit sans une plainte, et travailla avec moi jusqu’au matin. Le jour se leva enfin, la pluie cessa, et c’est à peine si nous eûmes la force de nous traîner dans la boue jusqu’à la maison, et d’allumer du feu pour nous sécher.
Au printemps, von Jeseritz vint nous voir, il ne trouva rien à redire à l’état des chevaux et de la ferme, et après avoir accepté de boire un verre de bière avec nous, il me demanda si je désirais adhérer au Bund der Artamanen. Il m’expliqua que c’était un mouvement politique dont il s’occupait et qui se proposait la rénovation de la paysannerie allemande. J’avais, en fait, déjà entendu parler du Bund, et sa devise – Blut, Boden und Schwert[77] – m’avait frappé comme un résumé excellent des doctrines auxquelles le salut de l’Allemagne était attaché. Je répondis, cependant, à von Jeseritz, qu’étant membre du Parti national-socialiste, je ne savais pas si je pouvais également adhérer au Bund. Là-dessus, il se mit à rire. Il connaissait tous les chefs S.A. de la région, et il pouvait m’assurer que la double appartenance était autorisée par le Parti. D’ailleurs, lui-même, je ne l’ignorais pas, était aussi membre du Parti, mais il ne voyait que des avantages à travailler sous l’égide du Bund plutôt que sous l’étiquette nationale-socialiste, parce que les paysans se méfiaient toujours un peu d’un Parti, tandis qu’ils étaient sensibles aux associations historiques que le Bund comportait.
Là-dessus, je donnai mon adhésion, et von Jeseritz me demanda aussitôt d’accepter le secrétariat de l’Association paysanne du village, car il était important que ce poste fût occupé par un membre du Bund. Je ne crus pas devoir refuser, car il m’assura qu’il comptait beaucoup sur moi pour agir politiquement sur les jeunes, auprès de qui ma qualité d’ancien sous-officier des Corps francs ferait plus que tous les discours.
L’été vint, le baromètre se mit au beau fixe, la digue cessa de me tracasser et je pus consacrer plus de temps à mes tâches nouvelles. Il y avait, au village, un petit groupe d’opposants qui me donna d’abord du fil à retordre, mais quand j’eus rassemblé autour de moi une poignée de jeunes gens résolus, j’appliquai contre eux la tactique de choc que le Parti avait lui-même héritée des Corps francs, et après quelques raclées exemplaires, l’opposition disparut. Je pus alors mener de front, tout à mon aise, l’instruction politique et militaire de mes jeunes. Les résultats furent excellents, et au bout de quelque temps, je pris l’initiative de former parmi eux un élément de milice montée qui me permit d’intervenir rapidement dans les villages voisins, quand le Bund local, ou le Parti, se trouvait en difficulté. En fait, ce peloton devint rapidement si aguerri que, pour être une vraie troupe, il ne lui manquait que des armes. Cependant, j’étais sûr que ces armes existaient quelque part, et que lorsque « le jour » se lèverait pour l’Allemagne, nous n’aurions rien à désirer de ce côté-là.
Sa grossesse fatiguait beaucoup Elsie. Elle se traînait à son travail, les traits tirés, le souffle court. Un soir, après dîner, j’étais assis devant le poêle de la cuisine, occupé à bourrer ma pipe (je m’y étais mis depuis peu) et elle tricotait, à côté de moi, sur une chaise basse, quand subitement, elle cacha sa tête dans les mains, et éclata en sanglots.
Je dis doucement :
— Eh bien, Elsie ?
Ses sanglots redoublèrent. Je me levai, pris les pincettes, cueillis un petit morceau de braise dans le poêle et le posai sur mon tabac. Quand il fut allumé, je secouai légèrement la pipe au-dessus du feu pour faire tomber la braise.
Les sanglots cessèrent, je me rassis, et je jetai un coup d’œil à Elsie. Elle se tamponnait les joues avec son mouchoir. Quand elle eut fini, elle le roula en boule, le mit dans la poche de son tablier, et reprit son tricot.
Je dis doucement :
— Elsie.
Elle leva les yeux et je repris :
— Peux-tu m’expliquer ?
Elle dit :
— Oh, c’est rien.
Je la regardai sans rien dire, et elle répéta :
— C’est rien.
Et je crus qu’elle allait se remettre à pleurer. Je la regardai. Elle dut comprendre que je désirais vraiment une explication, car, au bout d’un moment, elle dit sans lever les yeux et sans cesser de tricoter :
— C’est seulement que j’ai l’impression que tu n’es pas content de moi.
Je dis vivement :
— Mais quelle idée, Elsie ! Je n’ai rien à te reprocher, tu le sais bien !
Elle renifla comme une petite fille, puis sortit de nouveau son mouchoir de la poche de son tablier, et se moucha.
— Oh ! je sais bien que pour le travail, je fais tout ce que je peux. Mais ce n’est pas ça que je veux dire.
J’attendis, et au bout d’un moment, elle dit sans lever les yeux :
— Tu es si loin.
Je la regardai, et finalement, elle leva la tête et nos regards se croisèrent.
— Qu’est-ce que tu veux dire, Elsie ?
— Tu es tellement silencieux, Rudolf.
Je réfléchis à cela et je dis :
— Mais toi non plus, tu n’es pas bavarde, Elsie.
Elle posa son tricot sur ses genoux, et se renversa sur le dossier de sa chaise en avançant son corps en avant comme si son ventre la gênait.
— Moi, ce n’est pas la même chose. Je me tais parce que j’attends que tu parles.
Je dis doucement :
— Je ne suis pas bavard, voilà tout.
Il y eut un silence et elle reprit :
— Ach ! Rudolf, ne crois surtout pas que je veuille tt faire des reproches. J’essaye seulement d’expliquer.
Je me sentis gêné par son regard, je baissai les yeux, et je fixai ma pipe.
— Eh bien, explique, Elsie.
— Ce n’est pas tant que tu ne parles pas, Rudolf…
Elle s’arrêta, j’entendis sa respiration siffler, et elle dit avec passion :
— Tu es si loin, Rudolf ! Quelquefois, quand tu es à table, et que tu regardes dans le vide avec tes yeux froids, j’ai l’impression que je ne compte pas du tout.
« Mes yeux froids », Schrader aussi parlait de mes yeux froids. Je dis avec effort :
— C’est ma nature.
— Ach, Rudolf ! dit-elle sans paraître entendre, si tu savais comme c’est terrible pour moi d’avoir l’impression d’être à l’écart. Pour toi, il y a la digue, les chevaux, le Bund. Et quelquefois, quand tu t’attardes dans l’écurie à soigner tes chevaux, tu les regardes si gentiment que j’ai l’impression que c’est eux que tu aimes…
Je me forçai à rire.
— Oh voyons, quelle bêtise, Elsie ! Naturellement, je t’aime. Tu es ma femme.
Elle me regarda et ses yeux étaient pleins de larmes.
— Tu m’aimes vraiment ?
— Mais oui, Elsie, naturellement.
Elle me regarda une pleine seconde, puis brusquement elle se jeta à mon cou et me couvrit le visage de baisers. Je la laissai faire patiemment, puis je lui pris la tête, la posai sur ma poitrine, et me mis à lui caresser les cheveux. Elle resta ainsi sans bouger, pelotonnée contre moi, et au bout d’un moment, je m’aperçus que je ne pensais déjà plus à elle.
Peu après la naissance de mon fils, un groom de von Jeseritz vint à cheval me prévenir que son maître me réclamait d’urgence. Je sellai ma jument et je partis. La jument avait un bon trot et je fis rapidement les dix kilomètres qui me séparaient du domaine. Je frappai à la porte du bureau, la voix de von Jeseritz cria « Entrez ! » et je pénétrai dans la pièce.
Une âcre fumée de cigare me prit à la gorge, et c’est à peine si je pus distinguer, autour du bureau de von Jeseritz, une demi-douzaine de messieurs encadrant un homme en uniforme SS.
Je fermai la porte, je me mis au garde à vous et saluai.
— Assieds-toi là, dit von Jeseritz.
Et il me montra une chaise derrière lui. Je m’assis, la conversation reprit et je m’aperçus que je connaissais tous les messieurs qui étaient là. C’étaient de grands propriétaires des environs, tous membres du Bund. Quant au SS, le dos de von Jeseritz me le cachait, et je n’osais me pencher de côté pour regarder son visage. Je ne voyais que ses mains : C’étaient des mains petites et grasses, qu’il croisait et décroisait sans cesse sur la table dans un geste machinal.
L’un des propriétaires présentait un rapport des progrès du Bund dans la région, et citait le chiffre des adhérents. Quand il eut fini, il y eut plusieurs interventions assez animées, puis les petites mains grasses frappèrent sur la table, le silence se fit, et je compris que c’était le SS qui parlait. Sa voix était terne et sans timbre, mais il parlait d’abondance, sans une hésitation, sans un arrêt, absolument comme s’il lisait dans un livre. Il brossa un portrait de la situation politique du pays, analysa les chances du Parti de s’emparer du pouvoir, cita lui aussi des chiffres d’adhérents, et invita les membres du Bund à oublier les particularismes locaux et les questions de personnes pour travailler davantage en liaison avec les chefs nationaux-socialistes de la région. Après cela, il y eut une courte discussion, puis ces messieurs levèrent la séance, et il parut tout d’un coup y avoir beaucoup de monde et de bruit dans la pièce.
Von Jeseritz me dit :
— Reste là. J’ai besoin de toi.
Je cherchai le SS des yeux. Il marchait vers la porte, entouré par un groupe de propriétaires. À un moment donné, il tourna la tête et je vis qu’il portait un pince-nez.
Von Jeseritz me dit de mettre une bûche dans le feu et j’obéis. La porte claqua, le silence tomba dans la pièce, et comme je relevais la tête, l’homme en uniforme SS revenait vers nous. Je vis les feuilles de chêne sur son col et je reconnus ses traits : C’était Himmler.
Je claquai les talons et levai le bras droit. Mon cœur battait.
— Voici Lang, dit von Jeseritz.
Himmler me rendit mon salut. Puis il prit un manteau de cuir noir sur le dossier d’une chaise, l’enfila, boutonna méthodiquement tous les boutons, ajusta la ceinture, et enfila des gants noirs. Quand il eut fini, il se tourna vers moi, pencha légèrement la tête de mon côté, et me fixa. Son visage était sans expression.
— Vous avez participé à l’exécution de Kadow, n’est-ce pas ?
— Jawohl, Herr…
Il dit vivement :
— Ne me donnez pas mon titre.
Puis il reprit :
— Vous avez servi cinq ans à la prison de Dachau ?
— Et avant cela, en Turquie ?
— En qualité de sous-officier de dragons ?
— Vous êtes orphelin ?
— Et vous avez deux sœurs mariées ?
J’hésitai un quart de seconde et je dis :
— Je ne savais pas que mes sœurs fussent mariées.
— Ha ! Ha ! dit von Jeseritz en riant, le Parti est bien renseigné !
Sans l’ombre d’un sourire, sans bouger la tête d’un millimètre, Himmler reprit :
— Je suis heureux de vous apprendre que vos deux sœurs sont mariées.
Puis il dit :
— Vous avez organisé dans votre secteur un peloton de miliciens du Bund ?
— Jawohl.
— C’est…
Il fit une pause, sans raison apparente.
— C’est une excellente idée. Je vous recommande de pousser votre activité dans ce domaine, et je vous charge, dès à présent, en liaison avec les chefs du Bund et du Parti, de former un escadron.
Tout en parlant, il fixait, au-dessus de ma tête, un point déterminé de l’espace, et j’eus l’impression bizarre qu’il y lisait ce qu’il avait à me dire.
Il fit une pause, je dis « Jawohl ! » et il reprit aussitôt :
— Il conviendra de préparer l’esprit de vos miliciens à l’idée d’être transformés, le cas échéant, en cavaliers SS. Cependant, vous vous abstiendrez de leur parler de ma visite. Elle ne doit être connue que des chefs du Bund et de vous-même.
Il posa ses deux mains à plat sur son manteau de cuir et glissa ses deux pouces dans sa ceinture.
— Il importe de trier vos cavaliers sur le volet Vous me ferez parvenir un rapport sur leurs capacités physiques, leur pureté raciale et leurs convictions religieuses. Il est indiqué de barrer à priori ceux qui prennent leur religion trop au sérieux. Nous ne voulons pas de SS avec des conflits de conscience.
Von Jeseritz se mit à rire aux éclats. Himmler resta impassible. Sa tête était légèrement penchée sur le côté droit, son regard fixé sur le même point de l’espace. Il avait l’air d’attendre patiemment que von Jeseritz eût fini de rire pour reprendre son discours exactement où il l’avait laissé.
— Nein ! Nein ! rugit von Jeseritz en riant, nous ne voulons pas de SS avec des conflits de conscience !
Puis il se tut.
— Il importe, reprit aussitôt Himmler, que vous preniez aussi le plus grand soin de la formation morale de vos hommes. Il faut qu’ils comprennent qu’un SS doit être prêt à exécuter sa propre mère, si l’ordre lui en est donné.
Il fit une pause et boutonna ses gants noirs. Il y avait trois boutons à chaque gant, et il les boutonna tous les trois. Puis il releva la tête et son binocle jeta un éclair :
— Je vous rappelle que tout ceci est secret.
Il fit encore une pause et dit :
— C’est tout.
Je saluai, il me rendit impeccablement mon salut, et je sortis.
Après le garçon, deux filles naquirent, et je sentis s’accroître mes responsabilités. Elsie et moi travaillions très dur, mais finalement, je compris que le marais nous permettait à la rigueur de vivre, mais qu’il ne comportait d’avenir, ni pour nous, ni pour nos enfants. Si les chevaux avaient été à nous, ou si von Jeseritz nous avait intéressés, si peu que ce fût, à l’élevage, nous aurions pu nous en tirer. Mais ce n’est pas ce que les cochons, la volaille et le labour rapportaient, qui pourrait, plus tard, quand les enfants grandiraient, nous permettre de les élever honorablement.
Cependant, je n’envisageais pas pour autant de renoncer au travail de la terre. Bien au contraire, il y avait pour moi, dans le fait d’être fermier, quelque chose de vraiment merveilleux : J’avais la certitude de manger toujours à ma faim.
C’était un sentiment qu’Elsie ne pouvait pas comprendre, parce qu’elle avait toujours vécu dans une ferme. Mais moi, j’avais connu une autre vie, et la nuit, je rêvais parfois avec terreur que von Jeseritz me renvoyait (comme il m’en avait menacé quand j’avais refusé de me marier) et que je marchais de nouveau dans les rues de M., sans travail et sans abri, les jambes faibles, et l’estomac torturé par les crampes. Je me réveillais, tremblant, baigné de sueur, et même alors, il me fallait un bon moment pour me rendre compte que j’étais dans ma chambre du Marais et qu’Elsie était à mes côtés. Le jour venait, je soignais mes bêtes, mais ces rêves me laissaient un souvenir pénible. Je réfléchissais alors que von Jeseritz avait refusé de m’accorder un bail, et qu’il pouvait, par conséquent, nous mettre à la porte du jour au lendemain. J’en parlais souvent à Elsie, et au début, elle me rassurait en disant qu’il était peu probable que von Jeseritz nous renvoyât, car il ne trouverait certainement personne pour s’occuper des chevaux comme je faisais, et accepter, en même temps, les dures conditions qu’il nous avait faites. Mais finalement, je revins si souvent à la charge que ma peur la gagna, elle aussi, et il fut décidé qu’on mettrait de l’argent de côté afin de pouvoir, un jour, acheter une petite ferme, et être ainsi tout à fait tranquille pour l’avenir.
« Mettre de côté » avec le peu que nous gagnions, cela voulait dire regarder au moindre Pfennig, et nous priver du nécessaire. C’est, pourtant, ce qu’on résolut de faire, et à partir de ce jour, commença, pour tous deux et pour nos enfants, un régime de restriction d’une sévérité inouïe. Pendant trois ans, nous n’y fîmes pas une seule entorse.
Certainement, nous menions une vie très austère, mais pourtant, à chaque privation nouvelle (même quand il me fallut, par exemple, renoncer au tabac) j’éprouvais un vif plaisir à penser que nous nous rapprochions peu à peu du but, et qu’un jour viendrait où j’aurais une terre qui serait bien à moi, et pourrais enfin me dire, avec une certitude absolue, que jamais plus je ne souffrirais de la faim.
Elsie trouvait que l’Association paysanne et le Bund me prenaient beaucoup de temps, et finalement, comme je ne voulais pas non plus négliger la ferme, elle se plaignait de me voir me surmener d’un bout de l’année à l’autre. Moi-même, d’ailleurs, je sentais, par moments, tout le poids de mes tâches, et je m’avouais à moi-même, non sans honte, que je ne trouvais pas à mon activité de militant autant de plaisir qu’autrefois. Ce n’est pas que mon zèle patriotique, ou ma fidélité au Führer, se fût le moins du monde relâché. Mais le désir d’acheter une petite ferme, de m’y enraciner, et d’y établir ma famille, était devenu si fort en moi que, parfois, je regrettais presque l’engrenage où mon activité politique passée avait engagé ma vie. Il me paraissait évident, par exemple, que si je n’avais pas combattu dans les Corps francs, ni milité dans la S.A., ni exécuté Kadow, jamais von Jeserizt, ou Himmler, n’aurait pensé à me recruter pour le Bund, ou la formation d’un escadron SS. Et l’idée me venait quelquefois que plus j’avais donné à ma foi politique dans le passé, et plus je devrais lui donner dans l’avenir ; qu’il n’y avait plus moyen d’en sortir, et qu’ainsi je compromettais peut-être, pour moi-même et les miens, les chances d’une vie paisible.
Cependant, je luttais contre ces idées, je comprenais clairement qu’elles m’étaient dictées par l’égoïsme, et que mon rêve d’améliorer ma condition n’était qu’une ambition mesquine eu égard au destin de l’Allemagne. Chose curieuse, c’est dans l’exemple de Père que je puisais alors la force de mater ces défaillances. Je me disais, en effet, que si Père avait trouvé le courage de faire, quotidiennement, d’incroyables sacrifices à un Dieu qui n’existait pas, moi qui croyais à un idéal visible, incarné dans un homme de chair et d’os, je devais, à plus forte raison, me donner tout entier à ma foi, sans ménager mon intérêt, ni, s’il le fallait, ma vie.
Malgré cela, il me resta dans l’esprit une impression pénible, et qui fut renforcée encore par un accident stupide qui survint en avril 1932.
Depuis quelque temps, le Bund d’un village voisin du nôtre, voyait ses progrès arrêtés par la propagande d’un maréchal-ferrant nommé Herzfeld qui jouissait d’une grande autorité auprès des paysans, tant à cause de sa force physique que de ses plaisanteries et de sa facilité de parole. Il avait pris le Bund pour cible, se moquait ouvertement de ses chefs, et en général, se répandait en propos subversifs et antipatriotiques. Le Bund local, impuissant à le réduire au silence, m’appela à l’aide. J’en référai à mes chefs et ils me donnèrent carte blanche. Je tendis donc un guet-apens à Herzfeld, il y tomba, et une douzaine de mes jeunes, armés de gourdins, se jetèrent sur lui. Il se battit comme un lion, mit à mal deux d’entre eux, et les autres, furieux de voir tomber les leurs, frappèrent alors comme des fous. Quand j’intervins, c’était trop tard : Herzfeld était à terre, le crâne fracassé.
Il fut impossible, dans ces conditions, d’éviter l’enquête. Mais les chefs du Parti et du Bund se démenèrent, la police poussa sa tâche très mollement, on trouva des témoins pour affirmer qu’il s’agissait d’une rixe, en état d’ivresse, au sujet d’une fille, et l’affaire fut classée.
La police, deux mois plus tôt, avait fait preuve de rigueur à l’égard d’un camarade S.A. compromis dans des circonstances similaires, et son attitude plus conciliante à notre égard n’était évidemment pas sans rapport avec le succès triomphal du Führer qui, quinze jours plus tôt, aux élections présidentielles, s’était placé immédiatement après le Maréchal Hindenburg, avec le magnifique total de 14 millions de voix. Je réfléchis, à cet égard, que si la mort de Herzfeld s’était produite avant les élections, il est probable que la police aurait alors poussé les choses plus loin, auquel cas il y aurait eu un procès, et j’aurais été en prison. En ce qui me concernait, j’étais prêt à affronter de nouveau n’importe quelle épreuve pour une cause juste, mais je me demandais avec angoisse ce que ma femme aurait fait dans ce cas-là, seule dans une ferme avec trois enfants en bas âge. Elle n’aurait certainement rien pu attendre du vieux Wilhelm, et quant à von Jeseritz, je le connaissais trop pour espérer qu’il serait revenu sur sa détermination de ne pas nous aider d’un Pfennig « quoi qu’il arrivât ».
Elsie sentait bien qu’il se passait quelque chose en moi, et me posait sans cesse des questions auxquelles je me gardais bien de répondre. Mais en réalité, tout cela entraînait pour moi de gros soucis. Quelquefois, j’avais même la faiblesse d’imaginer quel soulagement ce serait pour moi que de trouver un emploi dans une région où mon activité politique passée n’aurait pas été connue, et où les chefs du Parti, par conséquent, m’auraient laissé tranquille. Mais je me rendais bien compte que c’était là, de ma part, un pur enfantillage. Il était presque impossible, dans l’Allemagne d’alors, de trouver du travail, et je savais bien que si je n’avais pas été un militant connu pour sa fidélité, jamais le Parti ne m’aurait recommandé à von Jeseritz, et jamais von Jeseritz ne m’aurait engagé, ni, dans la suite, confié une ferme.
Je réussis, non sans mal, à mettre sur pied l’escadron de miliciens que Himmler m’avait ordonné de former. Avec le plein assentiment de mes hommes, j’adressai, pour chacun, à Himmler, un dossier de candidature SS. Ces dossiers m’avaient pris du temps et je m’étais donné beaucoup de peine, notamment dans l’établissement de la généalogie des candidats, que j’avais minutieusement étudiée moi-même dans les bureaux d’état civil, et pour laquelle j’étais remonté le plus loin possible, sachant quelle importance le Parti attachait, pour le recrutement des SS, à la pureté raciale. Cependant, j’avais noté, en appendice à mon rapport, que je n’avais pas cru bon d’ajouter mon dossier à ceux de mes hommes, car je savais que je ne remplissais malheureusement pas les conditions physiques demandées : La SS exigeait, en effet, que les candidats eussent au moins une taille de 1,80m et de ce côté-là du moins, j’étais bien loin du compte.
C’est exactement le 12 décembre que je reçus la réponse de Himmler. Il acceptait les candidats que j’avais proposés, me félicitait du soin que j’avais mis à la constitution des dossiers – et m’annonçait qu’en considération des services rendus, il avait décidé de faire exception, en ma faveur, aux normes physiques requises, et qu’en conséquence, il m’admettait dans la troupe d’élite du Führer avec le grade d’Oberscharführer[78].
J’étais debout devant la table de la cuisine, les lignes de la lettre de Himmler dansaient devant mes yeux, ma vie entière prenait un sens nouveau.
J’eus beaucoup de mal à faire comprendre à Elsie quel bonheur inespéré c’était pour moi que d’être admis dans la SS. Et nous eûmes, pour la première fois dans notre vie commune, quelques discussions assez vives, surtout quand je dus puiser dans l’argent si péniblement économisé pour la ferme, afin de me faire faire un uniforme. J’expliquai patiemment à Elsie que l’idée d’acheter une terre était maintenant dépassée, que je n’avais jamais eu, à bien voir, d’autre vocation que le métier des armes, et que je devais saisir l’occasion qui m’était offerte de le reprendre. Elle m’objectait que la SS n’était pas l’armée, que d’ailleurs je ne recevrais pas de solde, que personne, surtout, ne pouvait assurer que la victoire du Parti était chose certaine, et qu’en fait, j’avais moi-même reconnu qu’aux élections qui avaient suivi les élections présidentielles, le Parti avait perdu beaucoup de voix. Mais là-dessus, je la fis taire sévèrement, ne pouvant tolérer qu’elle pût mettre en doute, un seul instant, le succès du Mouvement.
Ce succès, que j’appelais alors avec plus de foi que de conviction, vint plus tôt que je n’aurais osé l’espérer. Un mois ne s’était pas écoulé depuis cette discussion que le Führer devenait Chancelier du Reich, et quelques semaines plus tard le Parti, brisant ou bousculant toute opposition, s’installait en maître au pouvoir.