1922

À M. je fus successivement terrassier, manœuvre dans une usine, garçon-livreur, crieur de journaux. Mais ces métiers ne duraient jamais longtemps, et à intervalles de plus en plus fréquents, je retournais rejoindre la grande masse des chômeurs allemands. Je couchais dans les asiles, j’engageais ma montre, j’apprenais à avoir faim. Au printemps 1922, j’eus une chance inouïe : Je réussis à me faire embaucher comme manœuvre pour la construction d’un pont dont on prévoyait qu’il serait fini dans trois mois. Pendant ces trois mois par conséquent, j’étais à peu près sûr, si le Mark ne baissait pas davantage, de faire un repas sur deux.

Je déchargeai d’abord des wagons de sable, c’était un travail assez pénible, mais du moins pouvait-on souffler entre deux pelletées. Malheureusement, au bout de deux jours, on me transféra à l’une des bétonneuses, et dès la première heure, je me demandai avec angoisse si j’aurais la force de tenir. Un wagonnet nous amenait le sable, le déversait à l’arrière de la machine ; à quatre, il fallait, à coups de pelle, nourrir sans fin une énorme vis qui entraînait le sable dans le mélangeur en même temps que le ciment. La bétonneuse tournait implacablement, il fallait l’alimenter sans arrêt, il n’y avait pas une seconde à perdre, dès que le métal de la vis apparaissait, le Meister se mettait à hurler.

J’avais l’impression atroce d’être pris dans un engrenage. Le moteur électrique ronflait au-dessus de nos têtes, le camarade qui le surveillait – un nommé Siebert – prenait de temps en temps un sac de ciment, le déchirait, déversait son contenu dans l’entonnoir. Aussitôt, la poussière de ciment volait sur nous, se collait à nous, nous aveuglait. Je pelletais sans arrêt, les reins me faisaient mal, mes jambes tremblaient continuellement, et je n’arrivais pas à trouver mon souffle.

Le Meister donna un coup de sifflet, et quelqu’un dit à mi-voix :

— Midi cinq. Ce cochon-là nous a encore volé cinq minutes.

Je jetai ma pelle, fis quelques pas en trébuchant, et m’affalai sur un tas de gravier.

— Ça ne va pas, Kerl[56] ? dit Siebert.

— Ça va.

Je sortis mon déjeuner de ma serviette : Du pain et un peu de saindoux. Je commençai à mâchonner. J’avais faim et mal au cœur en même temps. Mes genoux tremblaient.

Siebert s’assit à côté de moi. Il était très grand et très maigre, avec un long nez pointu, des lèvres minces et des oreilles décollées.

— Siebert, dit une voix, faudra que tu dises au Meister que midi, c’est midi.

— Ja, ja, « Peau de citron », dit Siebert en ricanant.

Ils parlaient tout près de moi, mais leurs voix paraissaient très lointaines.

— Le cochon sortira sa montre, et il dira : « Midi tout juste, mein Herr ! »

Je levai les yeux. Le soleil sortait d’un nuage, il éclaira en plein la bétonneuse. Elle se dressait à quelques pas de moi. Elle était neuve, peinte en rouge vif. À côté d’elle un wagonnet était debout sur des rails. Puis, à terre, devant le wagonnet, il y avait des pelles plantées dans le sable. De l’autre côté de la bétonneuse s’élevait le tapis roulant qui amenait le béton frais juqu’au[L1]  pont. J’avais mal au cœur, mes oreilles bourdonnaient, et je regardais tout cela vaguement, distraitement, en mâchonnant mon pain. Tout d’un coup, je sentis monter la peur, je baissai les yeux, c’était trop tard, le wagon, la bétonneuse, les pelles, étaient devenus petits et dérisoires comme des jouets, ils se mirent à reculer dans l’espace à une vitesse folle ; un vide vertigineux se creusa ; devant moi, derrière moi, il n’y avait plus que du vide, et dans ce vide, une attente, comme si quelque chose d’atroce allait survenir, bien plus terrible que la mort.

Une voix frappa mon oreille, je vis mes mains. Elles étaient étroitement croisées, mon pouce gauche frottait mon pouce droit sur toute sa longueur, je le regardai, je me mis à compter à voix basse : « 1,2, 3,4… », il y eut comme un spasme, tout se dénoua. À côté de moi, sur ma droite, je vis la grande oreille décollée de Siebert, quelqu’un parla :

— Donnerwetter ! Tu sais ce qu’il fait ce cochon ? Avant midi, il retarde sa montre de cinq minutes. Pourquoi tu ne lui dis pas, toi ?

La voix passait à travers des épaisseurs de coton, mais c’était une voix, je comprenais ce qu’elle disait, j’écoutais avidement.

— Ach ! S’il n’y avait pas la femme, et la Mädchen[57] qui est malade !

Ils étaient assis, je les regardai, je fis effort pour me rappeler leurs noms. Siebert, « Peau de citron », Hugo, et le petit à côté de lui, pâle et brun, comment donc l’appelait-on ? Une nausée violente me prit, je m’allongeai de tout mon long sur le sol. Au bout d’un moment, j’entendis :

— Faut bien que tu manges, nicht wahr ?

— Ja, ja.

J’écoutai, je me raccrochai à leurs voix, j’avais peur qu’elles se taisent.

— Le Seigneur Dieu, il n’aurait pas dû nous faire un estomac à nous autres Allemands !

— Ou alors, un estomac à bouffer du sable comme cette sacrée machine !

Quelqu’un rit, je fermai les yeux et je pensai : « Le petit brun s’appelle Edmund. » Mes genoux tremblaient.

— Ça ne va pas, Kerl ?

J’ouvris les yeux. Un long nez pointu était penché sur moi. Siebert. C’était Siebert. Je fis effort pour sourire, et je sentis craquer la croûte que la poussière de ciment et la sueur avaient formée sur mes joues.

— Ça va.

Et j’ajoutai :

— Danke schön[58].

— C’est gratuit, dit Siebert.

« Peau de citron » rit. Je refermai les yeux, un coup de sifflet strident déchira l’air, quelques secondes coulèrent, il y eut un blanc, et je sentis quelqu’un me secouer par les épaules.

— Allons viens ! dit Siebert.

Je me levai en vacillant, repris ma pelle et dis à mi-voix :

— Je ne comprends pas. J’étais solide dans le temps.

— Ach was ! dit « Peau de citron », c’est pas la force, c’est la soupe ! Y a combien de temps que t’es chômeur ?

— Un mois.

— C’est bien ce que je disais, c’est la soupe. Regarde cette sacrée machine : Si tu lui donnes pas à manger, elle non plus, elle fonctionne pas. Mais elle, Mensch, elle ! On la soigne ! On la nourrit ! Elle vaut de l’argent !

Siebert abaissa le bras gauche, le moteur ronfla, l’énorme vis, à nos pieds, se mit à tourner doucement. « Peau de citron » jeta dessus sa pelletée.

— Tiens ! dit-il haineusement, bouffe !

— Tiens, putain ! dit Edmund.

— Tiens ! dit « Peau de citron », bouffe ! Bouffe !

— Bouffe et crève ! dit Edmund.

Les pelletées tombaient en pluie, furieusement. Je pensai : « Edmund, il s’appelle Edmund. » Il y eut un silence. Je jetai un coup d’œil à « Peau de citron ». Il passa le revers de son pouce au travers de son front et secoua sa main vers le sol.

— Ach was ! fit-il d’un ton amer, c’est nous qui crèverons, oui !

Mes bras étaient sans force. Chaque fois que je soulevais la pelle, je vacillais. Il y eut un trou, je n’entendis plus rien, je me demandais anxieusement s’ils continuaient à parler.

— Hugo, dit « Peau de citron »…

Et ce fut exactement comme si on reposait l’aiguille sur un disque. J’écoutais, je ne voulais plus lâcher la voix.

— Combien ça vaut, une bétonneuse ?

Hugo cracha.

— J’suis pas acheteur.

— 2 000 Marks ! cria Siebert en déchirant un sac de ciment.

La poussière de ciment vola, nous enveloppa, et je me mis à tousser.

— Et nous, dit « Peau de citron », combien on vaut ?

— La pièce ?

— Oui.

Il y eut un silence. Mais est-ce que c’était un vrai silence ? Est-ce que vraiment ils ne parlaient pas ?

— 20 Pfennigs.

— Et c’est bien payé, dit Edmund.

« Peau de citron » lança rageusement sa pelletée.

— C’est pour dire.

— C’est pour dire quoi ?

— L’homme, il est très bon marché.

Je répétai à voix basse : « L’homme, il est très bon marché », puis brusquement, je n’entendis plus rien.

J’enfonçai la pelle, elle buta, le manche m’échappa, je m’affalai de tout mon long, ma tête partit en arrière, et le soleil s’éteignit.

Quelqu’un dit :

— Lève-toi, Hergott noch mal[59] !

J’ouvris les yeux, tout était trouble, le visage jaune et flétri de « Peau de citron » dansait devant moi. Voilà le Meister ! Lève-toi !

Une voix dit :

— Il va te saquer.

Ils pelletaient tous comme des fous. Je les regardais, je n’arrivais pas à bouger.

Le moteur cessa de ronfler, et « Peau de citron » s’assit tranquillement à côté de moi. Le gravier cria derrière lui, et je vis dans une brume, au niveau de mon visage, les bottes noires et luisantes du Meister.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Panne, dit la voix de Siebert.

Edmund s’assit et dit tout bas. « Tourne-lui le dos. Tu es tout blanc. »

— Encore ?

— Mauvais contact.

— Schnell, Mensch, schnell[60] !

— Deux minutes.

Il y eut un silence, le gravier cria, et Hugo dit à mi-voix :

— Au revoir, salaud.

— Tiens, dit la voix de Siebert, avale ça. Le Schnaps coula dans ma gorge.

— Siebert, dit Hugo, moi aussi, je me sens faible.

— Bouffe du sable.

Je réussis à me lever.

— Ça va ? dit « Peau de citron ».

Je fis « oui » de la tête et je dis :

— C’est quand même heureux qu’il y ait eu une panne.

Ils se mirent à rire aux éclats, et je les regardais, l’un après l’autre, interloqué.

— Junge ! cria « Peau de citron », t’es encore plus bête que le Meister !

Je regardai Siebert.

— Tu as fait ça ?

« Peau de citron » se tourna vers Siebert et répéta avec un étonnement comique :

— Tu as fait ça ?

Les rires redoublèrent. Siebert sourit de ses lèvres minces et hocha la tête. Je dis sèchement :

— Tu as eu tort.

Les rires cessèrent. Hugo, Edmund, et « Peau de citron » me regardaient.

« Peau de citron » dit avec une fureur contenue :

— Et si je te foutais ma pelle à travers la gueule, j’aurais tort ?

— Petit salaud, dit Edmund.

Il y eut un silence et Siebert dit :

— Ça va. Il a raison. Si on avait le régime qu’il faut, il n’y aurait pas à faire ça.

— Ton régime, dit « Peau de citron », tu sais où je me le mets.

Siebert se mit à rire en me regardant.

— Panne réparée ?

— Vas-y ! dit « Peau de citron » d’un air rageur, vas-y ! Ne perdons surtout pas une minute ! On pourrait faire tort au patron !

— Ça va, Kerl ? dit Siebert en me regardant.

Je hochai la tête, il abaissa le bras gauche, le moteur ronfla, et la vis, à nos pieds, se remit à tourner avec une lenteur implacable.

Dans les jours qui suivirent, mes crises se multiplièrent. Mais il y eut en elles un changement notable. Les choses restaient ce qu’elles étaient. Il n’y avait plus de vide, mais seulement une attente. Quand on écoute un orchestre, et que le tambour se fait entendre, il y a dans ce coup net et sourd, quelque chose de mystérieux, de menaçant, de solennel. Voilà ce que j’éprouvais. La journée était pleine pour moi de ces coups de tambour. Quelque chose d’atroce s’annonçait, une boule se nouait dans ma gorge, et j’attendais, j’attendais, avec une angoisse folle, quelque chose qui ne venait pas. Les coups de tambour cessaient, j’avais l’impression de sortir d’un cauchemar, et tout d’un coup, c’était comme si le monde n’était plus vrai. On avait changé les choses derrière mon dos, elles portaient toutes un masque. Je regardai autour de moi, j’étais plein de méfiance et de peur. Le soleil qui brillait sur ma pelle mentait. Le sable mentait. La bétonneuse rouge mentait. Et derrière ces mensonges il y avait un sens cruel. Tout se liguait contre moi. Un silence lourd tombait. Je regardais les camarades, leurs lèvres remuaient, je n’entendais pas un seul mot, mais je comprenais bien qu’ils faisaient exprès de remuer leurs lèvres sans parler pour me faire croire que j’étais fou. J’avais envie de leur crier : « Je comprends votre jeu, salauds ! » J’ouvrais la bouche, et tout d’un coup, une voix me parlait à l’oreille, elle était sourde et hachée, c’était la voix de Père.

Je maniais la pelle huit heures par jour. Même la nuit dans mon sommeil, je la maniais. Souvent, je rêvais que je ne pelletais pas assez vite, le métal blanc et brillant de la vis apparaissait, le Meister se mettait à hurler, je me réveillais trempé de sueur, les mains crispées sur un manche invisible. Quelquefois, je me disais : « Voilà ce que tu es devenu, maintenant : une pelle ! Tu es une pelle ! »

Quelquefois je réfléchissais que si j’avais pu, étant chômeur, manger le peu que je mangeais maintenant, cela m’eût suffi. Malheureusement, il me fallait travailler huit heures par jour pour avoir ce peu, et en travaillant, j’usais mes forces, et j’avais davantage d’appétit. Ainsi, je pelletais toute la journée dans l’espoir d’assouvir ma faim, et cela ne servait qu’à l’augmenter.

Quelques jours se passèrent ainsi, et je résolus de me tuer. Je décidai d’attendre le samedi, car, pour manger, j’avais emprunté à Siebert sur ma paye future, et je désirais rembourser mes dettes avant de mourir.

Le samedi vint, et je payai mes dettes. Il me restait de quoi manger trois jours en me modérant beaucoup. Je décidai de tout dépenser le jour même, et une dernière fois au moins avant de mourir, de manger à ma faim. Je pris le tram, et avant de monter dans ma chambre, j’achetai du lard, du pain et un paquet de cigarettes.

Je montai mes cinq étages, j’ouvris ma porte, je me souvins qu’on était au printemps. Le soleil entrait de biais par la petite fenêtre grande ouverte, et pour la première fois depuis un mois, je regardai ma chambre : une paillasse jetée sur un cadre en bois, une table de bois blanc, une cuvette, une armoire. Les murs étaient noirs de crasse. Je les avais lavés, mais cela n’avait servi à rien. Il aurait fallu les gratter. J’avais fait une tentative dans ce sens, mais je n’avais pas eu la force de continuer.

Je posai mon paquet sur la table, je balayai ma chambre, puis je sortis sur le palier prendre de l’eau au robinet d’étage, je rentrai, je me lavai la figure et les mains. Je sortis de nouveau vider mon eau sale, et quand je revins dans la chambre, je défis la couture de ma paillasse sur dix centimètres, plongeai la main dans l’ouverture et ramenai mon revolver.

Je défis les chiffons qui entouraient le Mauser, je vérifiai le magasin, je retirai le cran de sûreté, puis je posai l’arme sur la table. Je poussai la table en face de la fenêtre afin d’être en plein soleil, et je m’assis.

Je découpai huit tranches de pain assez minces et sur chacune d’elles, je plaçai une tranche de lard beaucoup plus épaisse. Je mastiquai sans hâte, méthodiquement. Tout en mangeant, je regardais les tranches de pain et de lard alignées sur la table, et chaque fois que j’en prenais une, je comptais celles qui restaient. Le soleil brillait sur mes mains, et je sentais sa chaleur sur mon visage. J’étais en bras de chemise, je ne pensais à rien, j’étais heureux de manger.

Quand j’eus fini, je ramassai les miettes sur ma table et je les jetai dans un vieux seau à confiture qui me servait de boite à ordures. Puis je me lavai les mains. Comme je n’avais pas de savon, je les frottai longuement dans l’espoir de faire partir la graisse. Je pensai : « Tu as bien graissé la pelle, et maintenant tu vas la casser. » Et je ne sais pourquoi, j’eus envie de rire. Je m’essuyai les mains à une vieille chemise en loques que j’avais pendue à un clou, et que j’employais comme serviette de toilette. Puis je retournai à ma table, j’allumai une cigarette et j’allai me planter devant la fenêtre.

Le soleil brillait sur les toits d’ardoise. J’aspirai une bouffée, j’en rejetai une partie, et j’en respirai avidement l’odeur. Je me redressai, je me campai sur mes jambes, pour une fois je les sentais fermes et solides sous moi, et tout d’un coup, je me vis dans un film : J’étais debout devant la fenêtre, je fumais, je regardais les toits. Puis quand la cigarette serait finie, je prendrais le revolver, je l’appliquerais contre ma tempe, tout serait fini.

On frappa deux coups à ma porte, je regardai le revolver sur la table, mais avant que j’aie eu le temps de le cacher, la porte s’ouvrit : C’était Siebert.

Il s’arrêta sur le seuil et me fit un petit salut de la paume de la main. Je m’avançai rapidement et je me plaçai devant la table. Il dit :

— Je ne te dérange pas ?

— Non.

— Je suis venu te dire un petit bonjour.

Je ne répondis rien, il attendit une seconde, puis ferma la porte et s’avança d’un pas dans la pièce.

— Ta logeuse a eu l’air surpris quand je t’ai demandé.

— Je ne reçois jamais de visite.

— So ! dit-il.

Il sourit, son nez pointu s’allongea, et ses grandes oreilles eurent l’air de se décoller davantage. Il fit un second pas en avant, promena son regard dans la pièce, et grimaça. Puis il me jeta un coup d’œil et se dirigea vers la fenêtre.

Je contournai la table et je me plaçai entre la table et lui. Il mit les mains dans ses poches et regarda les toits.

— Tu as de l’air, au moins.

— Oui.

Il était beaucoup plus grand que moi et mes yeux étaient au niveau de sa nuque.

— Un peu froid l’hiver, nicht wahr ?

— Je ne sais pas. Il n’y a que deux mois que je suis ici.

Il pivota sur ses talons et me fit face : Son regard passa au-dessus de ma tête et il cessa de sourire.

— Hallo ! dit-il.

Je fis un mouvement, il m’écarta doucement du plat de la main, et saisit le revolver. Je dis vivement :

— Fais attention. Il est chargé.

Il me jeta un coup d’œil vif, saisit l’arme et vérifia le magasin. Il me regarda fixement :

— Et le cran de sûreté n’est pas mis.

Il y eut un silence, et il reprit :

— C’est ton habitude d’avoir un revolver chargé sut ta table ?

Je ne répondis rien, il reposa l’arme, et s’assit sur la table. Je m’assis à mon tour.

— Je suis venu te voir, parce qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas.

Je me tus, et au bout d’un moment, il reprit :

— Pourquoi as-tu voulu me payer tes dettes d’un seul coup ?

— Je n’aime pas avoir des dettes.

— Tu aurais pu m’en payer la moitié. Et l’autre moitié, la semaine prochaine. Je te l’ai dit, ça ne me dérangeait pas du tout.

— Je n’aime pas traîner des dettes.

Il me regarda.

— So ! dit-il en souriant, tu n’aimes pas traîner des dettes, et maintenant, tu as de quoi manger trois jours, et la semaine a sept jours, mein Herr !

Je ne répondis rien, son regard se promena sur la table, tout d’un coup il haussa les sourcils et ses lèvres s’amincirent.

— Deux jours avec les cigarettes.

Il prit le paquet, le regarda attentivement, et siffla :

— Tu ne te refuses rien.

Je ne répondis pas, et il reprit d’un ton sarcastique :

— Ton tuteur t’a peut-être envoyé un mandat ?

Je détournai la tête, je regardai dans le vide, et je dis sèchement et très vite :

— Tout cela ne te regarde pas.

— Gewiss[61], mein Herr, ça ne me regarde pas.

Je tournai la tête vers lui. Il me fixait :

— Bien entendu, ça ne me regarde pas. Tu veux à tout prix me payer tout ce que tu me dois : Ça ne me regarde pas. Tu n’as plus que de quoi manger trois jours : Ça ne me regarde pas. Tu achètes des cigarettes de millionnaire : Ça ne me regarde pas. Tu as un revolver chargé sur ta table : Und auch das[62], ça ne me regarde pas !

Il me fixait. Je détournai la tête, mais je sentais son regard sur moi. C’était comme si Père m’eût regardé. Je ramenai mes deux mains sous ma chaise, je serrai mes genoux l’un contre l’autre, et je me demandai avec angoisse si je n’allais pas me mettre à trembler.

Le silence dura un long moment, et Siebert articula avec une fureur contenue :

— Tu vas te tuer.

Je fis un violent effort, et je dis :

— C’est mon affaire.

Il bondit sur ses pieds, me prit des deux mains par le devant de ma chemise, me souleva de ma chaise, et me secoua.

— Espèce de petit salaud ! siffla-t-il entre ses dents, tu vas te tuer !

Ses yeux me brûlaient, je détournai la tête, je me mis à trembler, et je répétai à voix basse :

— C’est mon affaire.

— Nein ! hurla-t-il en me secouant, ça n’est pas ton affaire, salaud ! Et l’Allemagne ?

Je baissai la tête et je dis :

— L’Allemagne est foutue.

Je sentis les doigts de Siebert lâcher ma chemise, et je sus ce qui allait se passer. Je levai le bras droit, c’était trop tard. Sa main claqua sur ma joue à toute volée. Le coup fut si fort que je chancelai, la main gauche de Siebert me rattrapa par ma chemise, et de nouveau, il me gifla. Puis il me poussa en arrière et je retombai sur ma chaise.

Mes joues étaient brûlantes, ma tête tournait, je me demandais si je n’allais pas me lever de ma chaise et me ruer sur lui. Je ne bougeai pas, une pleine seconde s’écoula, Siebert était debout devant moi, une torpeur heureuse m’envahit.

Siebert me regardait, ses yeux étincelaient, et je vis battre les muscles de sa mâchoire.

— Espèce de petit salaud, gronda-t-il.

Il fourra ses deux mains dans ses poches, et se mit à marcher dans la pièce en criant : « Nein ! Nein ! Nein ! » à tue-tête. Puis il me regarda de ses yeux flamboyants :

— Toi ! cria-t-il, toi ! Toi, un ancien des Corps francs !

Il se retourna si furieusement que je crus qu’il allait se ruer sur moi.

— Écoute voir ! L’Allemagne n’est pas foutue ! Il n’y a qu’un salaud de juif pour dire qu’elle est foutue. La guerre continue, tu comprends ! Même après cette cochonnerie de Diktat de Versailles, elle continue !

Il se mit de nouveau à marcher dans la pièce comme un fou.

— Herrgott ! cria-t-il, c’est pourtant clair !

Il cherchait ses mots, les muscles de sa mâchoire battaient sans arrêt, il ferma les poings, et tout d’un coup, il se mit à crier : « C’est clair ! C’est clair ! »

— Tiens ! dit-il en sortant un journal de sa poche, moi, je ne suis pas un orateur, mais c’est écrit là-dessus, noir sur blanc !

Il me fourra le journal sous le nez.

— « L’Allemagne paiera ! » voilà ce qu’ils ont trouvé ! Ils vont nous prendre tout notre charbon ! Voilà ce qu’ils ont trouvé, maintenant ! Regarde donc, c’est écrit là-dessus, noir sur blanc ! Ils veulent anéantir l’Allemagne !

Il se mit à rugir tout d’un coup :

— Et toi, espèce de petit salaud, tu veux te tuer !

Il brandit le journal dans sa main droite et m’en fouetta le visage.

— Tiens ! cria-t-il, lis ! lis ! Lis tout haut !

Il pointa son index tremblant au milieu d’un article et je me mis à lire :

— « Non, l’Allemagne n’est pas vaincue… »

— Debout, salaud ! cria Siebert, debout quand tu parles de l’Allemagne !

Je me levai.

— « L’Allemagne n’est pas vaincue. L’Allemagne vaincra. La guerre n’est pas finie. Elle a pris seulement d’autres formes. L’Armée est réduite à rien, et les Corps francs, dissous. Mais tout homme allemand, avec ou sans uniforme, doit encore se considérer comme un soldat. Il doit plus que jamais faire appel à son courage, à sa résolution inflexible. Quiconque se désintéresse du destin de la patrie la trahit. Quiconque s’abandonne au désespoir, déserte devant l’ennemi. Le devoir de tout homme allemand est de lutter et de mourir, là où il se trouve, pour le peuple et pour le sang allemands ! »

— Donnerwetter ! cria Siebert, on dirait que c’est écrit pour toi !

Je regardai le journal, anéanti. C’était vrai : C’était écrit pour moi.

— C’est clair ! dit Siebert, tu es soldat ! Tu es encore soldat ! Qu’importe l’uniforme ? Tu es soldat !

Mon cœur se mit à battre à grands coups dans ma poitrine, et je restai debout, immobile, cloué sur place. Siebert me regarda attentivement, puis il sourit, la joie envahit son visage, il entoura mes épaules de son bras, une onde chaude me parcourut les reins, et il cria comme un fou : « C’est clair ! »

Je dis à voix basse :

— Laisse-moi un peu.

— Bon Dieu ! dit-il, tu ne vas pas t’évanouir ?

— Laisse-moi un peu.

Je m’assis, je mis ma tête dans mes mains, et je dis :

— J’ai honte, Siebert.

Et un soulagement délicieux m’envahit.

— Ach was ! dit Siebert d’un air gêné.

Il me tourna le dos, prit une cigarette, l’alluma et alla se planter devant la fenêtre ; il y eut un long silence, puis je me levai, m’assis à la table, et saisis le journal d’une main tremblante. Je cherchai le titre : C’était le Vœlkischer Beobachter.

En première page, une caricature me sauta aux yeux. Elle représentait « Le Juif international en train d’étrangler l’Allemagne ». Je détaillais presque distraitement la physionomie du juif, et tout d’un coup, ce fut comme un choc d’une violence inouïe : Je la reconnus. Je reconnus ces yeux bulbeux, ce long nez crochu, ces joues molles, ces traits haïs et repoussants. Je les avais assez souvent contemplés, jadis, sur la gravure que Père avait fixée à la porte des cabinets. Une lumière éblouissante se fit dans mon esprit. Je compris tout : C’était lui. L’instinct de mon enfance ne m’avait pas trompé. J’avais eu raison de le haïr. Ma seule erreur avait été de croire, sur la foi des prêtres, que c’était un fantôme invisible, et qu’on ne pouvait le vaincre que par des prières, des jérémiades ou par l’impôt du culte. Mais je le comprenais maintenant, il était bien réel, bien vivant, on le croisait dans la rue. Le diable, ce n’était pas le diable. C’était le juif.

Je me levai, un frémissement me parcourait de la tête aux pieds. Ma cigarette me brûlait les doigts. Je la jetai. Puis j’enfonçai mes mains tremblantes dans mes poches, je me plaçai devant la fenêtre et je respirai à pleins poumons. Je sentais le bras de Siebert contre le mien, et sa force me pénétrait. Siebert avait les deux mains sur la barre d’appui. Il ne me regardait pas, ne bougeait pas. Le soleil, sur ma droite, se couchait dans une orgie de sang. Je me retournai, je saisis le Mauser, puis je l’élevai lentement jusqu’à l’horizontale, et je visai le soleil.

— C’est une bonne arme, dit Siebert, et sa voix était tendre et contenue.

Je dis « Ja, ja » à voix basse, et je reposai le Mauser sur la table. L’instant d’après, je le reprenais. Sa crosse était lourde et familière au creux de ma main, il avait un air dur et réel, son poids pénétrait dans ma paume, et je pensais : « Je suis soldat. Qu’importe l’uniforme ? Je suis soldat. »

Le lendemain était un dimanche et je dus attendre le lundi pour me rendre, après la sortie du travail, au bureau de l’état civil.

Derrière le comptoir, un employé avec une petite barbiche et des lunettes de fer était en conversation avec un homme aux cheveux blancs. J’attendis qu’il eût fini, et je dis :

— Bitte, pour une modification d’état civil ?

L’employé aux lunettes de fer dit sans me regarder :

— De quoi s’agit-il ?

— Sortie d’Église.

Les deux hommes levèrent les yeux en même temps. Au bout d’un moment, l’employé aux lunettes se tourna vers son collègue, et secoua légèrement la tête. Puis il me regarda de nouveau.

— Sous quelle confession étiez-vous déclaré ?

— Catholique.

— Et vous n’êtes plus catholique ?

— Non.

— Quelle religion voulez-vous déclarer ?

— Aucune.

L’employé regarda l’homme aux cheveux blancs, et hocha la tête.

— Pourquoi n’avez-vous pas fait une déclaration en ce sens lors du dernier recensement ?

— Je n’ai pas été recensé.

— Pourquoi ?

— J’étais en Courlande, dans les Corps francs.

L’homme aux cheveux blancs prit une règle et s’en donna de petits coups sur la paume de la main gauche. L’employé dit :

— C’est tout à fait irrégulier. Vous auriez dû faire une déclaration. Et maintenant, vous êtes en faute.

— On n’a pas procédé au recensement dans les Corps francs.

L’employé secoua la tête d’un air fâché :

— Je signalerai le fait. C’est inadmissible. Le recensement est universel. Même les messieurs des Corps francs n’en étaient pas exempts.

Il y eut un silence et je dis :

— J’ai été recensé en 16.

L’employé me regarda et ses lunettes jetèrent des éclairs.

— Eh bien alors, pourquoi vous êtes-vous déclaré comme catholique ?

— Ce sont mes parents qui m’ont déclaré.

— Quel âge aviez-vous ?

— Seize ans.

Il me regarda.

— Vous avez donc vingt-deux ans.

Il poussa un soupir, se tourna vers son collègue et tous deux hochèrent la tête.

— Et maintenant, reprit l’employé, vous n’êtes plus catholique ?

— Non.

Il releva ses lunettes sur son front.

— Pourquoi ?

J’eus le sentiment qu’il sortait de son rôle en posant cette question, et je dis vite et sèchement :

— Mes convictions philosophiques ont changé.

L’employé regarda son collègue, et dit entre ses dents : « Ses convictions philosophiques ont changé ! » L’homme aux cheveux blancs haussa les sourcils, ouvrit à demi la bouche, et secoua la tête de droite à gauche. L’employé se tourna vers moi.

— Eh bien, attendez le prochain recensement pour faire votre sortie d’Église.

— Je ne désire pas attendre deux ans.

— Pourquoi ?

Comme je ne répondais pas, il reprit comme s’il mettait fin à l’entretien :

— Vous voyez, ce n’est pas tellement pressé.

Je compris que je devais donner à ma hâte un motif administratif et je dis :

— Il n’y a aucune raison que je paye encore l’impôt confessionnel pendant deux ans, puisque je n’appartiens plus à aucun culte.

L’employé se redressa sur sa chaise, regarda son collègue, et ses yeux, derrière ses lunettes, se mirent à briller.

— Sicher, sicher, mein Herr[63] vous ne paierez pas l’impôt confessionnel pendant deux ans, mais le règlement est formel…

Il fit une pause et pointa vers moi son index.

— Vous paierez un impôt de compensation supérieur à l’impôt confessionnel.

Il se recula sur sa chaise et me considéra d’un air triomphant. L’homme aux cheveux blancs sourit.

Je dis sèchement :

— Ça m’est tout à fait égal.

Les lunettes de l’employé jetèrent un éclair, il pinça les lèvres et regarda son collègue. Puis il se pencha, ouvrit un tiroir, y prit trois formulaires, et les posa, ou plutôt les jeta, sur le comptoir.

Je pris les formulaires et je les remplis soigneusement. Quand j’eus fini, je les tendis à l’employé. Il y jeta un coup d’œil, fit une pause, et lut tout haut en grimaçant :

— Konfessionslos aber Gottgläubig[64]. C’est bien ce que vous êtes ?

— Oui.

Il jeta un coup d’œil à son collègue.

— Ce sont… vos nouvelles convictions philosophiques ?

— Oui.

— C’est bien, dit-il en pliant les feuilles.

Je le saluai de la tête. Il ne daigna pas me voir. Il regardait son collègue. Je pivotai sur mes talons et me dirigeai vers la sortie. Derrière mon dos, je l’entendis qui murmurait : « Encore un de la nouvelle engeance ! »

Dans la rue, je sortis le Vœlkischer Beobachter de ma poche, et je vérifiai l’adresse. C’était assez loin, mais il n’était pas question de prendre le tram.

Je marchai trois quarts d’heure environ. J’étais très essoufflé. La veille, j’avais dû me passer de repas. À midi, Siebert m’avait donné la moitié de son casse-croûte et prêté quelques Marks. En quittant le chantier, je m’étais acheté un morceau de pain. Mais la faim recommençait à poindre, et mes jambes étaient faibles.

La permanence du Parti était située au premier étage. Je sonnai, la porte s’entrouvrit, et un jeune homme brun se montra dans l’ouverture. Ses yeux noirs étaient brillants et attentifs.

— Vous désirez ?

— M’inscrire au Parti.

La porte ne s’ouvrit pas davantage. Derrière le jeune homme brun, je vis le dos d’un autre jeune homme, debout devant une fenêtre. Le soleil faisait une auréole rousse autour de sa tête. Il se passa quelques secondes, puis le jeune homme roux pivota, fit un petit signe avec son pouce et dit :

— Ça va.

La porte s’ouvrit complètement et j’entrai. Une dizaine de jeunes gens en chemise brune me regardaient. Le jeune homme brun me prit par le bras et me dit d’une voix extraordinairement douce et polie :

— Venez, je vous prie.

Il me conduisit à une petite table, je m’assis, il me donna un formulaire, et je commençai à le remplir. Quand j’eus fini, je tendis le formulaire au jeune homme brun, il s’en saisit, et partit vers le fond de la pièce en zigzaguant entre les tables. Ses mouvement[L2]  étaient vifs et gracieux. Il atteignit une porte grise et disparut.

Je regardai autour de moi. La salle était grande et claire. Avec ses fichiers, ses tables de secrétaire et ses deux machines à écrire, elle évoquait à première vue un bureau commercial quelconque. Mais l’atmosphère n’était pas celle d’un bureau.

Les jeunes gens portaient tous une chemise brune, un baudrier et des bottes. Ils fumaient et parlaient entre eux. L’un d’eux lisait un journal. Les autres ne faisaient rien de particulier, et pourtant, ils ne paraissaient pas désœuvrés. Ils avaient l’air d’attendre.

Je me levai, et il y eut comme une tension dans l’air. Je regardai les jeunes gens en chemise brune. Aucun d’eux ne parut faire attention à moi, et pourtant, j’avais l’impression que pas un de mes gestes ne leur échappait. Je me dirigeai vers la fenêtre, je posai mon front contre la vitre, et pendant une seconde mon estomac se creusa vertigineusement.

— Beau temps, nicht wahr ?

Je tournai la tête, le jeune homme roux se tenait tout près de moi, si près que son bras touchait ma hanche. Il souriait d’une oreille à l’autre, d’un air cordial, mais ses yeux étaient sérieux et attentifs. Je dis « Ja » et je regardai dans la rue. En bas, sur le trottoir, un jeune homme mince en chemise brune, le visage coupé d’une cicatrice, faisait les cent pas. Je ne l’avais pas remarqué en entrant. Sur l’autre trottoir, deux jeunes gens étaient arrêtés devant une vitrine. De temps en temps, ils se retournaient et jetaient un coup d’œil à leur camarade d’en face. Au bout d’un moment mon estomac se contracta et je me sentis la tête vide. Je pensai que je serais mieux assis, et je pivotai sur mes talons. Aussitôt, il y eut, dans l’air, cette même tension. Je regardai les jeunes gens tour à tour. Aucun n’avait les yeux fixés sur moi.

Je n’eus pas le temps de m’asseoir. La petite porte grise au fond de la pièce s’ouvrit brusquement, le jeune homme brun apparut, s’effaça d’un mouvement rapide et gracieux, et un homme d’une quarantaine d’années surgit. Il était court, trapu, apoplectique. Les jeunes gens claquèrent les talons et levèrent le bras droit. L’homme trapu leva le bras droit à son tour, le laissa retomber, et s’immobilisa sur le seuil de la porte en m’enveloppant d’un regard aigu et rapide comme s’il cherchait dans sa mémoire s’il m’avait déjà vu. Sa poitrine puissante gonflait sa chemise brune, il avait les cheveux coupés très court, et ses yeux disparaissaient dans les boursouflures de ses paupières.

Il s’approcha. Il marchait d’un pas lourd, presque en tanguant. Quand il fut à deux mètres de moi, deux jeunes gens se détachèrent du groupe, et sans dire un mot, m’encadrèrent.

— Freddie ? dit l’homme trapu.

Le jeune homme brun claqua les talons.

— Jawohi, Herr Obersturmführer[65] ?

— Formulaire.

Freddie lui tendit le formulaire. L’Obersturmführer le saisit dans son énorme poing, et posa dessus l’index de l’autre main.

— Lang ?

Je me mis au garde à vous et je dis :

— Jawohl, Herr Obersturmführer.

Son doigt court, boudiné, carré du bout, parcourut les lignes du formulaire. Puis il leva la tête et me regarda. Les boursouflures de ses yeux ne laissaient qu’une mince fente à ses yeux. Il avait l’air lourd et endormi.

— Où travaillez-vous ?

— Chantier Lingenfelser.

— Un de vos camarades du chantier est-il inscrit au Parti ?

— Un, je crois.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Non. Cependant, il lit le Vœlkischer Beobachter.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Siebert.

L’Obersturmführer se tourna vers Freddie. Il ne tourna pas le cou, mais tout le buste, comme si son cou avait été soudé à ses épaules.

— Vérifie.

Freddie s’assit à une table et consulta un fichier. L’Obersturmführer reposa son index boudiné sur le formulaire.

— Turquie ?

— Ja, Herr Obersturmführer.

— Avec qui ?

— Herr Rittmeister Gunther.

Freddie se leva.

— Siebert est inscrit.

L’index boudiné sauta plusieurs lignes.

— Ah ! Les Corps francs !

Et tout d’un coup il n’eut plus l’air endormi.

— Avec qui ?

— Oberleutnant Rossbach.

L’Obersturmführer sourit, ses yeux se mirent à briller dans leurs fentes, et il avança sa lèvre d’un air gourmand :

— Baltique ? Ruhr ? Haute-Silésie ?

— Tous les trois.

— Gut !

Et il me tapa sur l’épaule. Les deux jeunes gens qui m’encadraient s’écartèrent, et retournèrent s’asseoir. L’Obersturmführer se tourna d’un seul bloc vers Freddie.

— Prépare sa carte temporaire.

Les fentes de ses yeux s’amincirent. Il avait l’air de nouveau endormi.

— Vous serez d’abord aspirant S.A., puis, quand nous le jugerons utile, vous prêterez le serment au Führer, et vous serez reçu S.A. Avez-vous de quoi payer l’uniforme ?

— Malheureusement non.

— Pourquoi ?

— Il y a une semaine j’étais encore chômeur.

L’Obersturmführer se tourna d’un bloc vers la fenêtre.

— Otto !

Le jeune roux pivota sur lui-même, accourut en boitant légèrement et claqua les talons. Son visage maigre, semé de taches de rousseur, était fendu d’un sourire.

— Tu lui donneras l’uniforme de Heinrich.

Otto cessa de sourire, son visage devint grave et triste, et il dit :

— L’uniforme de Heinrich sera trop grand.

L’Obersturmführer haussa les épaules.

— Il le raccourcira.

Un silence tomba dans la pièce. L’Obersturmführer promena son regard sur les jeunes gens et dit d’une voix forte :

— Un Corps franc a le droit de porter l’uniforme de Heinrich.

Freddie lui tendit une carte pliée. Il rouvrit, y jeta un coup d’œil, la ferma et me la tendit.

— Pour le moment, tu as l’ordre de rester au chantier. Je remarquai avec bonheur qu’il me disait « tu ».

— Donne ton adresse à Otto. Il te portera l’uniforme de Heinrich.

L’Obersturmführer pivota sur ses talons, puis se ravisa, et me fit face de nouveau.

— Un Corps franc a sûrement une arme ?

— Revolver Mauser.

— Où l’as-tu caché ?

— Dans ma paillasse.

Il haussa ses épaules puissantes.

— Enfantin.

Il se tourna d’un bloc vers le groupe des jeunes gens, cligna de l’œil et dit :

— Les paillasses n’ont pas de secret pour les Schupos.

Les jeunes gens se mirent à rire, et il resta impassible. Quand les rires eurent cessé, il reprit :

— Otto te montrera comment le cacher.

Freddie me toucha le bras.

— Tu peux te fier à Otto. Son revolver, il l’a si bien caché que lui-même n’arrive plus à le retrouver.

Les jeunes gens rirent de nouveau, et cette fois, l’Obersturmführer fit écho. Puis il saisit la nuque de Freddie dans sa main puissante et la plia plusieurs fois en avant en répétant en français :

— « Petite canaille ! Petite canaille ! »

Freddie se mit à se tortiller, mais sans faire beaucoup d’effort pour se dégager.

— Petite canaille ! Petite canaille ! dit l’Obersturmführer, et son visage devint apoplectique.

Finalement, d’une poussée, il lança Freddie dans les bras d’Otto qui, sous le choc, faillit tomber. Les jeunes gens se mirent à rire aux éclats.

— Achtung[66] ! cria l’Obersturmführer.

Et tout le monde s’immobilisa. L’Obersturmführer posa la main sur mon épaule, son visage devint grave, et il dit :

— Aspirant S.A. !

Il fit une pause et je raidis mon garde à vous.

— Le Führer attend de toi un dévouement sans limites !

Je dis :

— Jawohl, Herr Obersturmfûhrer !

L’Obersturmführer me lâcha, recula d’un pas, se mit au garde à vous, leva le bras droit et cria d’une voix forte :

— Heil Hitler !

Les jeunes gens se figèrent, le bras tendu. Puis ils crièrent à l’unisson, d’une voix rauque et forte, en scandant les syllabes :

— Heil Hitler !

Leurs voix résonnèrent puissamment dans ma poitrine. J’éprouvai un profond sentiment de paix. J’avais trouvé ma route. Elle s’étendait devant moi, droite et claire. Le devoir, à chaque minute de ma vie, m’attendait.

Les semaines passèrent, puis les mois, et malgré le dur travail à la bétonneuse, la chute du Mark et la faim, j’étais heureux. Le soir, dès que j’avais quitté le chantier, je me hâtais de revêtir mon uniforme, je gagnais la permanence du Sturm[67] et ma vraie vie commençait.

Les combats contre les communistes étaient incessants. Nous sabotions leurs réunions et ils sabotaient les nôtres. Nous prenions leurs locaux d’assaut et ils nous attaquaient à leur tour. Il ne se passait guère de semaines sans engagement. Bien qu’en principe, nous fussions, de part et d’autre, sans armes, il n’était pas rare, au cours de la mêlée, d’entendre un revolver claquer. Heinrich, dont je portais l’uniforme, avait été tué d’un coup en plein cœur, et j’avais dû repriser, sur ma chemise brune, les deux déchirures que la balle avait faites.

Le 11 janvier fut pour les combattants du Parti une date décisive. Le gouvernement du Président Poincaré fit occuper la Ruhr. Il y expédia « une simple mission d’ingénieurs » – mission accompagnée de 60 000 soldats – mais dont les buts, selon une expression qui fit fortune parmi nous, étaient « purement pacifiques ». L’indignation, dans toute l’Allemagne, flamba comme une torche. Le Führer avait de tout temps proclamé que le Diktat de Versailles ne suffisait pas aux Alliés, et qu’ils voudraient, tôt ou tard, porter le coup de grâce à l’Allemagne. L’événement lui donnait raison, les adhésions au Parti se multiplièrent, elles atteignirent, au bout d’un mois, un chiffre sans précédent, et la catastrophe financière qui s’abattit ensuite sur notre malheureux pays ne fit qu’accélérer encore l’essor prodigieux du Mouvement. L’Obersturmführer disait souvent, en riant, qu’à regarder les choses en face, le Parti devrait élever une statue au Président Poincaré.

Bientôt, nous apprîmes que l’occupant français avait à faire front, dans la Ruhr, à une résistance beaucoup moins passive que celle proclamée par le Chancelier Cuno. Le sabotage des trains de marchandises qui emmenaient le charbon allemand vers la France s’organisait sur une vaste échelle. Les ponts sautaient, les locomotives sortaient des rails, les aiguillages étaient détruits. En comparaison de ces exploits, et des dangers qu’ils supposaient, nos combats quasi quotidiens avec les communistes perdaient de leur éclat. Nous savions que le Parti, parallèlement à d’autres groupements patriotiques, participait à la Résistance allemande dans la Ruhr, et nous fumes trois – Siebert, Otto et moi – à demander, dès les premiers jours, une mission secrète pour la zone d’occupation française. La réponse vint sous la forme d’un ordre : Nous étions utiles à M., et c’est à M. qu’il nous fallait rester. De nouveau, comme à W. avec les Corps francs, j’eus l’impression de moisir dans une garnison paisible, quand d’autres se battaient pour moi.

Ce qui ajouta encore à mon impatience fut d’apprendre que beaucoup des camarades et des chefs des Corps francs s’illustraient dans la résistance, notamment le Lieutenant Léo Albert Schlageter.

Le nom de Schlageter était un nom magique pour un ancien des Corps francs. C’était le héros de Riga. Son audace ne connaissait pas de limites, il s’était battu partout où l’on pouvait se battre. En Haute-Silésie, il avait été cerné trois fois par des groupes polonais, et trois fois, il avait réussi à s’échapper. Dans la Ruhr, nous apprîmes que, dédaignant de s’attaquer aux aiguillages, qu’il jugeait trop faciles, il détruisait les ponts de chemin de fer au nez des sentinelles françaises qui les surveillaient. Il agissait ainsi, disait-il avec humour, dans un but « purement pacifique ».

Le 23 mai, une terrible nouvelle jeta parmi nous la consternation. À la suite de la destruction d’un pont sur la ligne de chemin de fer de Duisburg à Dusseldorf, les Français avaient arrêté et fusillé Schlageter. Quelques jours plus tard, un groupement patriotique qui travaillait en liaison avec le Parti, et qui rassemblait les anciens du Détachement Rossbach, me fit savoir que Schlageter avait été dénoncé aux Français par un nommé Walter Kadow, maître d’école, et que j’avais été désigné, ainsi que deux de mes camarades, pour l’exécuter.

L’exécution eut lieu dans un bois près de P… On assomma Kadow à coups de gourdin et on enterra le corps. Celui-ci, cependant, fut retrouvé, peu après, par la police, on nous arrêta, on nous fit un procès, et je fus condamné, ainsi que mes compagnons, à dix ans de détention.

Je subis ma peine à la prison de D… La nourriture y était mauvaise, mais j’avais connu pis quand j’étais chômeur, et avec les colis du Parti, je mangeais à peu près à ma faim. Quant au travail – qui, la plupart du temps, consistait à coudre à la machine des effets militaires – il était infiniment moins dur que tout ce que j’avais connu jusque-là. Il s’effectuait, en outre, à l’intérieur de la cellule, et c’était un soulagement pour moi que de pouvoir travailler seul.

J’entendais quelquefois, à l’heure de l’exercice, des codétenus se plaindre à voix basse des gardiens, mais je pense qu’ils ne devaient pas y mettre assez du leur, car mes rapports avec eux étaient excellents. Il n’y avait pas grand mérite à cela : J’étais poli et déférent, je ne posais pas de question, je ne réclamais rien, et je faisais toujours instantanément tout ce qu’on me disait de faire.

Dans le formulaire que j’avais rempli en entrant en prison, j’avais indiqué que j’étais « Konfessionslos aber Gottgläubig ». Je fus donc étonné de recevoir la visite de l’aumônier protestant. Il déplora d’abord que j’eusse abandonné toute pratique. Puis il voulut savoir dans quel culte j’avais été élevé, et il parut assez satisfait d’apprendre que c’était la religion catholique. Là-dessus, il me demanda si je voulais lire la Bible. Je répondis affirmativement, il me donna un exemplaire et partit. Un mois après, la clef tourna dans la serrure, et le pasteur apparut. Il va sans dire que je me levai aussitôt. Il me demanda si j’avais commencé à lire la Bible et si j’avais trouvé cette lecture intéressante. Je lui répondis que oui. Il me demanda alors si je me repentais de mon crime. Je lui dis que je n’avais pas à m’en repentir, car ce Kadow était un traître, et c’était par amour de la patrie que nous l’avions exécuté. Il me fit remarquer que seul l’État avait le droit d’exécuter les traîtres. Je restai silencieux, car j’estimai que, là où je me trouvais, je n’avais pas à lui dire ce que je pensais de la République de Weimar. Mais il comprit mon silence, car il hocha tristement la tête, récita quelques versets et s’en alla.

Je ne mentais pas en répondant au pasteur que la Bible m’avait intéressé : Elle me confirmait tout ce que Père, le Rittmeister Gunther et le Parti m’avaient appris à penser des Juifs : C’était un peuple qui ne faisait rien sans intérêt, qui employait systématiquement les ruses les plus déloyales, et qui témoignait, dans le cours ordinaire de la vie, d’une lubricité répugnante. En fait, ce n’était pas sans malaise que je lisais certains de ces récits, où il était sans cesse question, souvent dans les termes les plus crus, de concubines et d’incestes.

La troisième année, il y eut, dans ma vie de prisonnier, un événement extraordinaire : Je reçus une lettre. Je la retirai de l’enveloppe fébrilement. Elle était signée : Docteur Vogel, et elle disait :

« Mon cher Rudolf,

« Bien que je puisse légitimement me considérer comme délié de toute obligation à ton égard par ton abominable conduite, j’estime que je dois à la mémoire de ton père de ne pas t’abandonner au déshonneur qui est maintenant ton lot, mais te tendre, dans l’oubli des injures, une main secourable.

« Trois ans ont passé depuis que Dieu a appesanti sa main sur toi, afin que tu n’abuses pas plus longtemps de ta liberté pour commettre le mal. Ces trois années, j’en suis sûr, t’ont été salutaires. Tu as été la proie de tes remords. Tu as porté le poids de tes fautes.

« Je ne sais rien de ces fautes. Tu as pris soin de m’en dérober la connaissance en rompant tout contact avec moi. Mais quelle a dû être ta vie pour que, finalement, elle aboutisse au meurtre, quel horrible exemple de paresse et de sensualité débridée elle a dû donner autour d’elle, je ne l’imagine pas sans tristesse. C’est toujours le plaisir – et le plaisir de l’espèce la plus basse – qui détourne le jeune homme du dur chemin du devoir et de l’obéissance.

« Mais maintenant, mon cher Rudolf, l’inexorable châtiment s’est enfin abattu sur toi. Il est juste, et tu le sens. Mais Dieu, dans son indulgence infinie, est prêt à te pardonner.

« Il n’est plus possible, certes, d’exécuter maintenant, à la lettre, la volonté sacrée d’un mourant, et ton déshonneur exclut la grâce d’exercer jamais l’auguste ministère que ton père avait désiré pour toi. Mais il est des vocations plus humbles où tu pourras ensevelir ta faute, et pour lesquelles on ne demande rien qu’un cœur repentant et la ferme volonté de servir Dieu. Là est pour toi maintenant le salut, et ton père, qui du haut du ciel te regarde, n’en aurait pas décidé autrement.

« Si ton repentir, comme je l’espère, a dessillé tes yeux, si tu es prêt à plier ton orgueil, à renoncer à l’anarchie et aux désordres de ta vie, il me sera sans doute possible d’obtenir uns réduction de ta peine. Je ne suis pas sans disposer de quelques appuis, et je viens d’apprendre que les parents du jeune W. – ton complice dans le crime – ont réussi, il y a quelques mois, à le faire amnistier. C’est là, pour toi, un précédent heureux, et dont il me sera sans doute possible de jouer, dans la mesure où je serais assuré que le châtiment a brisé ton cœur endurci, et te ramènera, repentant et docile, dans nos bras.

« Ta tante et tes sœurs ne m’ont chargé d’aucun message pour toi. Tu comprendras que ces femmes parfaitement honorables ne désirent pas, pour l’instant, avoir affaire à un détenu de droit commun. Mais elles savent que je t’écris, et prient sans cesse pour que ton cœur soit touché par le repentir. C’est aussi ce que, du plus profond de mon âme, je te souhaite.

« Docteur Vogel. »

Trois mois après avoir reçu cette lettre, la porte de ma cellule s’ouvrit, et le gardien chef entra, suivi d’un gardien, jeta un coup d’œil circulaire, et cria d’une voix de stentor : « Chez le directeur ! Schnell[68] ! » Il me fit passer devant lui, le gardien referma la porte, et le gardien chef cria : « Schnell, Mensch, schnell ! » Je pressai le pas, on suivit d’interminables couloirs, mes jambes tremblaient.

Le gardien chef était un ancien sous-officier d’activé. Il marchait d’un pas raide, en se tenant très droit, sa moustache à la Wilhelm toute blanche et bien cirée. Il me dominait de toute la tête, et je devais faire deux enjambées quand il n’en faisait qu’une. Il ralentit un peu, et dit à mi-voix : « Tu as peur, dragon ? » Je dis : « Non, monsieur le gardien chef. » On fit encore quelques pas, je sentais qu’il me regardait, et au bout d’un instant il reprit : « Tu n’as pas à avoir peur. Tu n’as rien fait de mal. Si tu avais fait quelque chose de mal, je le saurais. » Je dis : « Merci, monsieur le gardien chef. » Il ralentit encore et ajouta à mi-voix : « Écoute voir, dragon. Fais bien attention à ce que tu diras au Herr Direktor. C’est un homme très savant, mais… » Il baissa encore la voix : « … Il est un peu… » Il leva la main droite à la hauteur de sa ceinture et en présenta alternativement la paume et le dessus. « Et en plus de cela, reprit-il, il est un peu… » Il porta son index vers son front et me fit un clin d’œil. Il y eut un silence, il ralentit encore et il dit plus haut : « Alors, fais bien attention à lui faire les réponses qu’il faut. » Je le regardai, il me fit encore un clin d’œil et reprit : « … Parce qu’avec lui, écoute voir, on ne sait jamais les réponses qu’il faut faire. » Je le regardai, il hocha la tête d’un air sage et entendu, s’arrêta, et me mit la main sur le bras : « Ainsi, tiens, un exemple Tu crois avoir dit une bêtise. Eh bien, pas du tout. Il est content. » Il ajouta : « Et inversement. » Il reprit sa marche, tira longuement sur sa moustache, et dit : « Alors, fais bien attention à tes réponses, dragon ! » Il me donna une petite tape sur l’épaule et je dis : « Merci beaucoup, monsieur le gardien chef. »

Il y eut encore un long couloir, puis le carrelage fut remplacé par un plancher de chêne bien ciré, on passa une double porte, et j’entendis le cliquetis d’une machine à écrire. Le gardien chef passa devant moi, tira sur sa veste, frappa à une porte peinte en rouge, entra, se mit au garde à vous et cria d’une voix forte : « Le détenu Lang est là, Herr Direktor ! » Une voix dit : « Faites entrer ! » Le gardien chef me poussa devant lui. La pièce était très claire, et l’intense lumière des murs blancs m’éblouit.

Au bout d’un moment, j’aperçus le Directeur. Il était debout devant une grande fenêtre, un livre vert à la main. Il était petit, maigre, très pâle, avec un grand front et un regard très perçant derrière ses lunettes d’or.

Il me regarda, il dit « Lang ? » et son visage fut parcouru de tics.

Le gardien chef me poussa légèrement dans le dos du plat de la main. Puis il relâcha sa pression. Je me trouvai à un mètre environ du bureau, le gardien chef à ma droite. Derrière le bureau, le mur était garni de livres du plancher jusqu’au plafond.

— Ah ! Ah ! dit le Directeur d’une voix aiguë et criarde.

Puis, d’où il était, il lança le livre vert sur son bureau. Mais il rata son coup. Le livre n’atteignit que le coin de la table, et tomba sur le parquet. Le gardien chef fit un mouvement.

— Halte ! cria le Directeur d’une voix aiguë.

Ses yeux, son nez, son front, sa bouche, tout bougeait. Avec une vivacité incroyable, il pointa son index dans la direction du gardien chef et dit :

— C’est moi qui l’ai fait tomber. Donc, c’est à moi de le ramasser. Est-ce clair ?

— C’est clair, Herr Direktor, dit le gardien chef.

Le Directeur sautilla rapidement jusqu’au bureau, ramassa le livre et le posa à côté d’un cendrier rempli de cigarettes à demi fumées. Puis il leva son épaule droite, me regarda, prit une règle sur la table, me tourna le dos, et se mit à sautiller autour de la pièce à une vitesse folle.

— Donc, c’est Lang ! dit-il.

Il y eut un silence, et le gardien chef cria, assez inutilement à mon sens : « Jawohl, Herr Direktor. »

— Lang, dit le Directeur derrière mon dos, j’ai ici une plainte contre vous du Herr docteur Vogel.

Je l’entendis, derrière mon dos, qui frappait un objet mou avec sa règle.

— Il se plaint que vous n’ayez pas répondu à une lettre de lui dont il me joint la copie.

J’avalai ma salive et je dis :

— Herr Direktor, le docteur Vogel n’est plus mon tuteur. Je suis majeur.

Il était devant moi, sa règle brandie, grimaçant.

— Est-ce là la raison pour laquelle vous n’avez pas répondu à sa lettre ?

— Nein, Herr Direktor. La raison, c’est que je ne veux pas faire ce qu’il veut.

— Si je comprends bien (coup de règle sur le bureau), la lettre que le docteur Vogel vous a écrite (coup de règle sur le dossier du fauteuil), une lettre, si je puis dire, très intéressante (coup de règle dans la paume de la main), la volonté de votre père était que vous deveniez prêtre ?

— Ja, Herr Direktor.

— Pourquoi ?

— Il eu avait fait le vœu à la Sainte Vierge à ma naissance.

Il y eut plusieurs coups de règle, une cascade de « Ah ! Ah ! » très aigus, et il se remit à sautiller.

— Et vous n’étiez pas d’accord ?

— Nein, Herr Direktor.

Derrière mon dos :

— L’avez-vous dit à votre père ?

— Mon père ne me demandait pas mon avis.

Coup de règle sur le loquet de la fenêtre.

— Ah ! Ah !

Devant moi :

— Est-ce la raison pour laquelle vous êtes devenu konfessionslos ?

— Nein, Herr Direktor.

— Quelle est la vraie raison ?

— J’avais l’impression que mon confesseur avait trahi le secret de ma confession.

Coup de règle sur le bureau, grimace, sautillement :

— à qui – dans cette hypothèse – (coup de règle sur le rayonnage des livres) l’avait-il révélé ?

— à mon père.

Derrière mon dos :

— Et c’était vrai ?

— Nein, Herr Direktor, ce n’était pas vrai. Mais je ne l’ai su que plus tard.

Toujours derrière mon dos :

— Mais vous n’avez pas retrouvé la foi ?

— Nein, Herr Direktor.

Roulement de règle sur du bois. « Ah ! Ah ! » très aigus, et tout d’un coup, en criant très fort :

— Intéressant !

Grand coup de régle derrière mon dos sur un objet en bois.

— Gardien chef !

Le gardien chef dit sans se retourner :

— Jawohl, Herr Direktor ?

— Intéressant !

— Jawohi, Herr Direktor !

Devant moi :

— J’ai lu dans la lettre du docteur Vogel…

Il souleva le papier du bout des doigts et le tint très loin de lui d’un air dégoûté.

— … qu’il se faisait fort d’obtenir votre amnistie (coup de règle sur la lettre) si vous entriez dans ses vues. Pensez-vous qu’il le pourrait ?

— Certainement, Herr Direktor. Le docteur Vogel est un savant, et il a beaucoup de…

Sourire, coups de règle sur la lettre, sautillement.

— So ! Le Herr docteur Vogel est un savant ? Et en quoi le Herr docteur Vogel est-il donc si savant ?

— En médecine, Herr Direktor.

— So !

Derrière mon dos :

— Est-ce qu’il ne vous est pas venu à l’idée que vous pourriez feindre de vous soumettre au docteur Vogel, et une fois amnistié, de reprendre votre liberté ?

— Nein, Herr Direktor, cela ne m’est pas venu à l’idée.

— Et maintenant, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je ne le ferai pas.

— Ah ! Ah !

Devant moi, un bout de la régie appuyé sur la table, et les deux mains pesant à l’autre bout :

— Pourquoi ?

Je me tus un long moment, et le gardien chef dit d’un ton sévère : « Répondez donc au Herr Direktor ! » Le Directeur leva la règle et dit vivement : « Laissez-lui tout le temps ! » Il y eut encore un silence et je dis :

— Je ne sais pas.

Le Directeur grimaça, plissa les lèvres, jeta un regard furieux au gardien chef, donna un coup de règle à une petite statuette en bronze sur son bureau, puis se remit à sautiller autour de moi à toute vitesse.

— à part le docteur Vogel, connaissez-vous quelqu’un qui puisse faire des démarches pour obtenir votre amnistie ?

— Nein, Herr Direktor.

Derrière mon dos :

— Savez-vous que, dans votre cas, l’amnistie peut porter sur la moitié de la peine ? Vous feriez donc cinq ans au lieu de dix.

— Je ne le savais pas, Herr Direktor.

— Et maintenant que vous le savez, avez-vous l’intention de répondre à la lettre du docteur Vogel ?

— Nein, Herr Direktor.

— Vous préférez donc faire cinq ans de plus, plutôt que de faire semblant de vous soumettre au docteur Vogel ?

— Ja, Herr Direktor.

— Pourquoi ?

— Ce serait le tromper.

Devant moi, l’air grave, la règle pointée sur moi, et ses yeux perçants rivés sur les miens :

— Considérez-vous le Herr docteur Vogel comme un ami ?

— Nein, Herr Direktor.

— Avez-vous pour lui de l’affection et du respect ?

— Certainement pas, Herr Direktor.

J’ajoutai :

— Cependant, c’est un grand savant.

— Laissons le grand savant de côté.

Il reprit :

— Lang, est-il licite de tuer l’ennemi de la patrie ?

— Certainement, Herr Direktor.

— Et d’employer contre lui le mensonge ?

— Certainement, Herr Direktor.

— Et la ruse la plus déloyale ?

— Certainement, Herr Direktor.

— Cependant, vous ne voulez pas employer la ruse envers le docteur Vogel ?

— Nein, Herr Direktor.

— Pourquoi ?

— Ce n’est pas la même chose.

— Pourquoi ce n’est pas la même chose ?

Je réfléchis et je dis :

— Parce qu’il ne s’agit que de moi.

Il fit « Ah ! Ah ! » d’un ton aigu et triomphant, ses yeux brillèrent derrière ses lunettes d’or, il jeta la règle sur la table, il croisa les bras et il eut l’air profondément satisfait.

— Lang, dit-il, vous êtes un homme dangereux.

Le gardien chef tourna la tête et me dévisagea d’un air sévère.

— Et savez-vous pourquoi vous êtes un homme dangereux ?

— Nein, Herr Direktor.

— Parce que vous êtes honnête.

Ses lunettes d’or étincelèrent et il reprit :

— Tous les hommes honnêtes sont dangereux. Seules, les canailles sont inoffensives. Et savez-vous pourquoi, gardien chef ?

— Nein, Herr Direktor.

— Désirez-vous le savoir, gardien chef ?

— Certainement, Herr Direktor, je désire le savoir.

— Parce que les canailles n’agissent que par intérêt, c’est-à-dire petitement.

Il s’assit, posa les bras sur les accoudoirs de son fauteuil, et il eut l’air de nouveau profondément satisfait.

— Lang, reprit-il, je suis heureux que cette lettre du savant docteur Vogel (il la souleva du bout des doigts) ait attiré mon attention sur votre cas. Il est peu probable que le savant docteur Vogel fasse maintenant (sourire) quelque chose pour vous. Mais moi, par contre…

Il se leva, sautilla vivement jusqu’aux rayonnages de livres, en prit un au hasard, et dit, le dos tourné :

— Par exemple, je peux demander, vu votre bonne conduite, une réduction de votre peine.

Il se tourna avec la vivacité d’un singe, pointa sa règle vers moi comme un escrimeur, ses yeux brillèrent, et subitement il cria d’une voix aiguë :

— Et je le ferai !

Il remit le livre en place, sautilla jusqu’à son bureau, s’assit, leva les yeux, et il eut l’air tout d’un coup très étonné de nous voir là. Il fit un petit geste impatient de la main.

— Emmenez le détenu !

Et sans transition, il se mit à crier :

— Schnell ! schnell ! schnell !

— Los ! cria le gardien chef.

Et on sortit presque en courant.

Le directeur tint parole, bien qu’il me fallût encore attendre deux ans pour que l’effet s’en fit sentir. En 1929, j’appris que ma peine était réduite de moitié, et je sortis de prison, cinq ans presque jour pour jour après y être entré.

J’avais beaucoup grossi, et mes vêtements civils étaient de nouveau trop petits. Je me sentis toutefois satisfait qu’on fût presque en été déjà, et que la température fût douce, car de cette façon, je n’avais pas à porter le manteau de l’oncle Franz.

En plus de mon pécule, je reçus un ordre de transport pour M. Dans le train, je me surpris à penser à ma cellule, et chose curieuse, à y penser avec regret. Je me tenais dans le couloir du wagon, je regardais par la vitre, les moissons défilaient, elles ondulaient légèrement sous le soleil, et je pensais : « Je suis libre. » C’était étrange de penser cela, et que c’était à la lettre du docteur Vogel, finalement, que je devais ma liberté.

Au bout d’un moment, je retournai m’asseoir. Mes mains vides pendaient à mes côtés, les minutes coulèrent une à une, il n’y avait plus personne pour me dire ce qu’il fallait faire, je m’ennuyais. Je retournai de nouveau dans le couloir et je regardai par la vitre. Les champs de blé étaient très beaux. Le vent faisait passer sur eux de petits frissons comme sur un lac.

À la prison, on m’avait donné cinq cigarettes, mais rien pour les allumer. J’entrai dans mon compartiment, je demandai du feu à un voyageur, et je sortis de nouveau dans le couloir. La cigarette n’avait aucun goût, et après quelques bouffées, je fis descendre la vitre, et la jetai le plus loin possible. Le vent la rabattit sur le wagon et une gerbe d’étincelles vola. Après cela, je refermai la vitre, et je regardai de nouveau les moissons. Après les moissons, je vis des prés en assez bon état, mais je ne vis pas de chevaux.

Au bout d’un moment, je pensai au Parti, et je me sentis heureux.