1916

Je passai la salle 6, je tournai à droite, je dépassai la pharmacie, je tournai encore à droite, les chambres des officiers étaient là, je ralentis. La porte du Rittmeister[16] Günther était ouverte comme d’habitude, et je savais qu’il était assis sur ses oreillers, couvert de pansements de la tête aux pieds, l’œil fixé sur le couloir.

Je passai devant la porte, je lui jetai un coup d’œil, il cria d’une voix tonnante :

— Junge[17] !

Mon cœur battit.

— Viens !

Je déposai mon seau, ma serpillière et mes chiffons dans le couloir et je pénétrai dans sa chambre.

— Allume-moi une cigarette.

— Moi, Herr Rittmeister ?

— Toi, Dummkopf[18] ! Est-ce qu’il y a quelqu’un d’autre dans la pièce ?

Et en même temps il souleva ses deux bras et me montra les pansements qui entouraient ses mains. Je dis :

— Jawohl, Herr Rittmeister !

Je lui mis une cigarette entre les lèvres et l’allumai. Il aspira deux ou trois bouffées coup sur coup et dit brièvement :

— Raus[19] !

Je détachai délicatement la cigarette de ses lèvres, et j’attendis. Le Rittmeister souriait en regardant dans le vide. Autant que j’en pouvais juger avec tous les pansements qui l’entouraient, c’était un très bel homme, et il y avait dans son sourire et dans ses yeux quelque chose d’insolent qui me rappelait l’oncle Franz.

— ’Rein[20] ! commanda le Rittmeister.

Je lui remis la cigarette entre les lèvres. Il aspira.

— ’Raus !

Je lui retirai la cigarette de la bouche. Il me dévisagea un bon moment en silence, puis il dit : Comment t’appelles-tu ?

— Rudolf, Herr Rittmeister.

Eh bien, Rudolf, dit-il jovialement, je vois que tu n’es quand même pas aussi stupide que Paul. Ce cochon-là, quand il allume une cigarette, en flambe au moins la moitié. Et par-dessus le marché, il n’est jamais là quand je l’appelle.

Il me fit signe de lui mettre la cigarette entre les lèvres, tira une bouffée et dit :

— ’Raus !

Il me regarda.

— Et où t’ont-ils déniché, marmot ?

— à l’école, Herr Rittmeister.

— Tu sais écrire, alors ?

— Ja, Herr Rittmeister.

— Assieds-toi, je vais te dicter une lettre pour mes dragons.

Il reprit :

— Sais-tu où sont mes dragons ?

— Salle 8, Herr Rittmeister.

— Bien, dit-il d’un ton satisfait, assieds-toi.

Je m’assis à sa table, il commença à dicter, et j’écrivis. Quand il eut fini, je lui portai la lettre, il la relut en hochant la tête et m’ordonna de me rasseoir pour écrire un post-scriptum.

— Rudolf, dit la voix de l’Infirmière-Major derrière mon dos, qu’est-ce que tu fais là ?

Je me levai. Elle était sur le seuil de la chambre, grande et raide, les cheveux blonds bien tirés, les deux mains croisées devant sa taille, l’air sévère et distant.

— Rudolf, dit le Rittmeister Gunther en considérant l’Infirmière-Major d’un air insolent, travaille pour moi.

— Rudolf, dit l’Infirmière-Major sans le regarder, je t’ai donné l’ordre de nettoyer la salle 12. C’est moi qui te donne des ordres, ici, et personne d’autre.

Le Rittmeister Gunther sourit.

— Meine Gnädige[21], dit-il avec une politesse insolente, Rudolf ne nettoyera la salle 12 ni aujourd’hui, ni demain.

— So ! dit l’Infirmière-Major en se tournant vers lui d’un seul bloc, et puis-je demander pourquoi, Herr Rittmeister ?

— Parce qu’à partir d’aujourd’hui, il passe à mon service, et à celui des dragons. Quant à Paul, il peut nettoyer la salle 12, si vous le désirez, meine Gnädige.

L’Infirmière-Major se redressa et dit sèchement :

— Avez-vous à vous plaindre de Paul, Herr Rittmeister ?

— Certainement, meine Gnädige, j’ai à me plaindre de Paul. Paul a des mains de cochon, et Rudolf a les mains propres. Paul allume les cigarettes comme un cochon, et Rudolf les allume proprement. Paul écrit également comme un cochon, et Rudolf écrit très bien. Pour toutes ces raisons, meine Gnädige, et outre qu’il n’est jamais là, Paul peut aller se faire pendre, et Rudolf, à partir d’aujourd’hui, entre à mon service.

Les yeux de l’Infirmière-Major étincelèrent.

— Et puis-je vous demander, Herr Rittmeister, qui a décidé cela ?

— C’est moi.

— Herr Rittmeister ! s’écria l’Infirmière-Major, la poitrine haletante, je désire que vous compreniez une fois pour toutes qu’il n’y a que moi, ici, à décider de l’emploi du personnel !

— So ! dit le Rittmeister Günther.

Et il se mit à sourire avec une insolence incroyable en promenant lentement sur elle son regard comme s’il la déshabillait.

— Rudolf ! cria-t-elle d’une voix tremblante de rage, suis-moi ! Suis-moi immédiatement !

— Rudolf, dit le Rittmeister Günther d’une voix calme, assieds-toi.

Je les regardai l’un et l’autre, et pendant une pleine seconde, j’hésitai.

— Rudolf ! cria l’Infirmière-Major.

Le Rittmeister ne dit rien, il souriait. Il ressemblait à l’oncle Franz.

— Rudolf ! cria l’Infirmière-Major d’une voix furieuse.

Je me rassis. Elle pivota sur ses talons et quitta la pièce.

— Je me demande, cria le Rittmeister d’une voix tonnante, ce que cette grande garce blonde toute raide rendrait dans un lit ? Pas grand-chose, probablement ! Qu’est-ce que tu en penses, Rudolf ?…

Le lendemain, l’Infirmière-Major changeait de service, et je fus affecté au service du Rittmeister Gunther et de ses dragons.

Un matin, comme j’étais occupé à ranger sa chambre, il dit derrière mon dos :

— J’en ai appris de belles sur toi !

Je me retournai, il me regardait d’un air sévère, une boule se noua dans ma gorge.

— Viens ici.

Je m’approchai de son lit. Il se tourna sur ses oreillers pour me faire face.

— Il paraît que tu as profité de ton travail à la gare pour te faufiler deux fois dans des transports pour le front. C’est vrai ?

— Ja, Herr Rittmeister.

Il me dévisagea un instant en silence d’un air sévère.

— Assieds-toi.

Je ne m’étais jamais assis devant lui, sauf pour écrire les lettres des dragons et j’hésitai.

— Assieds-toi, Dummkopf !

Je pris une chaise, l’attirai près du lit, et m’assis, le cœur battant.

— Prends une cigarette.

Je pris une cigarette et la lui tendis. Il la refusa de la main.

— C’est pour toi.

Un flot de fierté m’inonda. Je portai la cigarette à mes lèvres, l’allumai, tirai plusieurs bouffées coup sur coup, et commençai aussitôt à tousser. Le Rittmeister se mit à rire en me regardant.

Rudolf ! dit-il en redevenant sérieux d’un seul coup, je t’ai observé : Tu es petit, tu n’as pas beaucoup d’allure, tu ne parles pas. Mais tu es intelligent, instruit, et tout ce que tu fais, tu le fais comme un bon Allemand doit le faire : à fond !

Il dit cela sur le même ton que Père, et presque, me sembla-t-il, avec sa voix.

— Avec cela, tu es courageux, et tu comprends ton devoir envers la patrie.

— Ja, Herr Rittmeister.

Et je me mis à tousser. Il me regarda et sourit.

— Tu peux poser la cigarette, si tu veux, Rudolf.

— Merci, Herr Rittmeister.

Je posai la cigarette sur le cendrier de la table de nuit, puis la repris entre le pouce et l’index, et méticuleusement, l’éteignis. Le Major me regarda faire en silence. Puis il souleva sa main pansée et dit :

— Rudolf !

— Ja, Herr Rittmeister.

— C’est bien d’avoir voulu te battre à quinze ans.

— Ja, Herr Rittmeister.

— Et c’est bien d’avoir recommencé après un échec.

— Ja, Herr Rittmeister.

— C’est bien de travailler ici.

— Ja, Herr Rittmeister.

— Mais se serait encore mieux d’être dragon !

Je me levai, éperdu.

— Moi, Herr Rittmeister ?

— Assieds-toi ! cria-t-il d’une voix tonnante. Personne ne t’a donné l’ordre de te lever.

Je me mis au garde à vous, je dis : « Jawohl, Herr Rittmeister », et me rassis.

— Eh bien ! dit-il au bout d’un moment, qu’en penses-tu ?

Je répondis d’une voix tremblante :

— S’il vous plaît, Herr Rittmeister, je pense que ça serait tout simplement merveilleux.

Il me regarda avec des yeux étincelants de fierté, hocha la tête, et répéta « tout simplement merveilleux » deux ou trois fois d’un ton contenu. Puis sérieusement, doucement, et presque à voix basse, il dit :

— Bien, Rudolf, bien.

Mon cœur bondit dans ma poitrine. Il y eut un silence, et le Rittmeister dit :

— Rudolf, quand ces égratignures seront guéries, j’ai ordre d’organiser un détachement…

Il reprit :

— Pour un de nos fronts. Je te donnerai l’adresse de la caserne avant de partir d’ici, et tu te présenteras à moi. J’arrangerai tout.

— Ja, Herr Rittmeister ! dis-je en frémissant de la tête aux pieds.

Puis, aussitôt, une pensée affreuse me traversa l’esprit.

— Herr Rittmeister, dis-je en balbutiant, mais ils ne voudront pas de moi : Je n’ai même pas seize ans.

— Ach Was ! dit le Rittmeister en riant, ce n’est que cela ! À seize ans, on est bien assez vieux pour se battre ! Voilà bien leurs lois idiotes ! Mais tu n’as rien à craindre, Rudolf, j’arrangerai cela !

Il se redressa sur ses oreillers, ses yeux brillèrent, et il cria dans la direction de la porte :

— Bonjour, mon trésor !

Je me retournai. La petite infirmière blonde qui le soignait était là. J’allai me laver les mains au lavabo de la chambre, et je l’aidai à défaire les pansements du Rittmeister. L’opération dura un bon moment, et pendant tout ce temps, le Rittmeister qui paraissait vraiment insensible à la douleur, ne cessa de rire et de plaisanter. Finalement, l’infirmière se mit à l’enrouler de nouveau dans ses bandes comme une momie. Il lui releva le visage de sa main pansée, et il lui demanda d’un ton mi-sérieux, mi-plaisant, quand « elle allait se décider, Herrgott, à coucher enfin avec lui ? »

— Ach ! Mais je ne veux pas, Herr Rittmeister ! dit-elle.

— Comment cela ? dit-il en la regardant d’un air goguenard. Est-ce que je ne vous plais pas ?

— Doch, doch[22] ! Herr Rittmeister ! dit-elle en riant. Vous êtes un très bel homme !

Puis elle ajouta d’un air tout à fait sérieux :

— Mais c’est un péché.

— Ach was ! dit-il d’un air fâché, un péché ! Quelle bêtise !

Et il ne desserra plus les dents jusqu’à la fin. Quand elle fut sortie, il se tourna vers moi d’un air furieux.

— Tu l’as entendue, Rudolf ? Quelle petite sotte ! Avoir de si beaux nichons, et croire encore au péché ! Herrgott, les péchés, quelle sottise ! Voilà ce que tous ces Pfaffen[23] leur mettent dans la tête ! Des péchés ! Voilà comment on trompe nos bons Allemands ! Ces cochons-là leur collent des péchés, et nos bons Allemands leur collent leur argent ! Et plus ces poux leur sucent le sang, et plus nos Dummköpfe sont contents. Des poux, Rudolf, des poux ! Pires que des juifs ! Je voudrais les tenir tous dans ma main, Herrgott, ils passeraient un mauvais quart d’heure ! Les péchés ! Vous êtes à peine né, ça y est ! Vous en avez déjà un ! À genoux, dès la naissance ! Voilà comment ils vous abrutissent nos bons Allemands ! Par la peur ! Et ces pauvres idiots sont devenus si lâches qu’ils n’osent même plus baiser ! Au lieu de cela, ils se traînent à genoux, ces idiots, ils prient, ils se frappent la poitrine : « Pardon, Seigneur !… Pardon, Seigneur !… »

Et il donna une imitation si saisissante d’un fidèle battant sa coulpe que, pendant un quart de seconde, je crus avoir Père sous les yeux.

— Donnerwetter[24] ! Quelle bêtise ! Il n’y a qu’un péché, Rudolf, écoute-moi bien. C’est de ne pas être un bon Allemand. Voilà le péché ! Et moi, Rittmeister Gunther, je suis un bon Allemand. Ce que l’Allemagne me dit de faire, je le fais ! Ce que mes chefs allemands me disent de faire, je le fais ! Et c’est tout. Et je ne veux pas que ces poux, après cela, me sucent le sang !

Il était soulevé à demi sur ses oreillers, son torse puissant tourné vers moi, ses yeux lançaient des éclairs : Jamais il ne m’avait paru plus beau.

Au bout d’un moment, il voulut se lever, et faire quelques pas dans la chambre en s’appuyant sur mon épaule. Il était de nouveau d’une humeur charmante, et il se mettait à rire pour des riens.

— Dis-moi, Rudolf, qu’est-ce qu’ils disent de moi, ici ?

— Ici ? À l’hôpital ?

— Ja, Dummkopf ! À l’hôpital. Où crois-tu être ?

Je cherchai soigneusement dans ma mémoire.

— Ils disent que vous êtes un vrai héros allemand, Herr Rittmeister.

— Ah ! Ah ! Ils disent cela ? Et après ?

— Que vous êtes drôle, Herr Rittmeister.

— Et après ?

— Et les femmes disent que vous êtes…

— Quoi ?

— Dois-je le répéter, Herr Rittmeister ?

— Bien sûr, Dummkopf.

— Un fripon.

— Ah ! Ah ! Elles n’ont pas tort ! Je leur montrerai !

— Et puis, ils disent que vous êtes terrible.

— Et après ?

— Ils disent aussi que vous aimez bien vos hommes.

C’était exact qu’on le disait, et je croyais lui faire plaisir en le lui répétant, mais il se rembrunit aussitôt :

— Quatsch[25] ! Quelle bêtise ! J’aime mes hommes ! Voilà bien leur stupide sentimentalité ! Il faut qu’ils foutent l’amour partout ! Écoute, Rudolf, je n’aime pas mes hommes, je m’occupe d’eux, c’est différent. Je m’occupe d’eux, parce que ce sont des dragons, et je suis officier de dragons, et l’Allemagne a besoin de dragons, et c’est tout !

— Mais ils disent que lorsque le petit Erik est mort, vous avez envoyé la moitié de votre solde à sa femme.

— Ja, ja, dit le Rittmeister en clignant de l’œil, et de plus, une belle lettre où je chantais sur tous les tons l’éloge de ce petit salaud de tire-au-cul d’Erik qui n’était même pas foutu de se tenir à cheval ! Et pourquoi j’ai fait ça, Rudolf ? Parce que j’aimais Erik ? Ach ! Mais réfléchis donc, Rudolf ! Ce petit salaud était mort : Il n’était donc plus dragon. Non, si j’ai fait ça, c’est pour que tout le monde, au village, lise ma lettre et dise : « Notre Erik était un héros allemand, et son officier, un officier allemand. »

Il s’arrêta et me regarda dans les yeux.

— C’est pour l’exemple, tu comprends ? Si tu deviens officier, un jour, rappelle-toi : L’argent, la lettre, tout. C’est comme cela qu’il faut faire, exactement comme cela ! Pour l’exemple, Rudolf, pour l’Allemagne !

Il me fit face, posa brusquement ses deux mains pansées sur mes épaules et m’attira contre lui.

— Rudolf !

— Jawohl, Herr Rittmeister.

Du haut de sa haute taille, il plongea son regard dans le mien.

— Écoute bien !

— Ja, Herr Rittmeister.

Il me pressa contre lui et articula avec force :

— Fur mich gibt’s nur eine Kirche, und die heisst Deutschland[26] !

Un frisson me parcourut de la tête aux pieds. Je dis d’une voix vibrante :

— Jawohl, Herr Rittmeister !

Il se pencha sur moi et m’écrasa impitoyablement contre lui.

— Meine Kirche heisst Deutschland[27]. Répète !

— Meine Kirche heisst Deutschland !

— Plus fort !

Je répétai d’une voix tonnante :

— Meine Kirche heisst Deutschland !

— C’est bien, Rudolf.

Il me lâcha, et sans mon aide regagna son lit. Au bout d’un moment, il ferma les yeux et me fit signe de m’en aller. Avant de sortir, je saisis rapidement sur le cendrier la cigarette qu’il m’avait donnée, et une fois dans le couloir, je la serrai dans mon portefeuille.

Quand je rentrai ce soir-là à la maison, il était sept heures et demie passées. Mère et mes deux sœurs étaient déjà à table. Elles m’attendaient. Je m’arrêtai sur le seuil, et promenai lentement sur elles mon regard.

— Guten Abend.

— Guten Abend, Rudolf, dit Mère, et un quart de seconde après, mes deux sœurs firent écho.

Je m’assis. Mère servit la soupe. Je portai la cuiller à mes lèvres, et aussitôt tout le monde m’imita.

Quand la soupe fut finie, Mère apporta un grand plat de pommes de terre, et le posa sur la table.

— Encore des pommes de terre ! dit Bertha en repoussant son assiette d’un air boudeur.

Je la regardai :

— Bertha, dans les tranchées, ils n’ont même pas de pommes de terre tous les jours.

Bertha rougit, mais elle reprit :

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’y es pas allé.

Je posai ma fourchette sur la table et je la regardai :

— Bertha, dis-je, j’ai essayé deux fois d’aller au front. On n’a pas voulu de moi. En attendant, je passe deux heures par jour dans un hôpital…

Je fis une pause et j’articulai avec force :

— Voilà ce que je fais pour l’Allemagne. Et toi, Bertha, qu’est-ce que tu fais pour l’Allemagne ?

— Bertha, dit Mère, tu devrais avoir honte…

Je la coupai aussitôt :

— S’il te plaît, Mère.

Elle se tut. Je me retournai vers Bertha, la fixai dans les yeux et répétai sans élever la voix :

— Bertha, qu’est-ce que tu fais pour l’Allemagne ?

Bertha se mit à pleurer, et il n’y eut plus une parole jusqu’au dessert. Comme Mère allait se lever de table pour desservir, je dis :

— Mère…

Elle se rassit, et je la regardai.

— J’ai réfléchi. Peut-être vaudrait-il mieux supprimer la prière en commun le soir. Chacun prierait dans sa chambre.

Mère me regarda :

— C’est toi qui as dit « non », Rudolf.

— J’ai réfléchi.

Il y eut un silence et Mère dit :

— Ce sera comme tu voudras, Rudolf.

Elle parut sur le point d’ajouter quelque chose, puis se ravisa. Elle se mit à débarrasser la table avec mes sœurs.

Je restai assis sans bouger. Quand elle revint avec elles de la cuisine, je dis :

— Mère…

— Oui, Rudolf.

— Il y a autre chose.

— Oui, Rudolf.

— Désormais, je prendrai le petit déjeuner le matin avec vous.

Je sentis que mes sœurs me fixaient. Je me tournai vers elles : Elles baissèrent les yeux aussitôt Mère reposa sur la table machinalement le verre qu’elle venait de prendre. Elle aussi avait les yeux baissés.

Elle dit au bout d’un moment :

— Tu te levais à cinq heures jusqu’ici, Rudolf.

— Oui. Mère.

— Et tu ne veux plus… continuer ?

— Non, Mère.

J’ajoutai :

— Je me lèverai à sept heures désormais.

Mère ne bougeait pas, elle était seulement un peu pâle, et sa main déplaçait et replaçait le verre sur la table. Elle dit d’une voix hésitante :

— à sept heures, ce n’est pas trop tard, Rudolf ?

Je la regardai.

— Non, Mère. J’irai directement d’ici à l’école.

J’appuyai sur « directement ». Mère cilla, mais ne dit rien.

Je repris :

— Je me sens un peu fatigué.

Le visage de Mère s’éclaira.

— Naturellement, dit-elle précipitamment, et comme si cette remarque l’eût soulagée d’un grand poids, naturellement, avec tout le travail que tu fournis…

Je la coupai.

— C’est entendu ?

Elle fit signe que « oui » de la tête, je dis « Gute Nacht », attendis que tout le monde m’eût répondu, et je me retirai dans ma chambre.

J’ouvris mon livre de géométrie, et je me mis à parcourir ma leçon pour le lendemain. J’arrivai mal à fixer mon attention. Je reposai le livre sur la table, je pris mes chaussures, et je me mis à les cirer. Au bout d’un moment, elles se mirent à briller, et j’éprouvai du contentement. Je les reposai soigneusement au pied de mon lit, en veillant à bien aligner les talons sur une ligne du parquet. Puis je me plaçai devant l’armoire à glace, et comme si une voix m’en avait donné l’ordre, brusquement, je me mis au garde à vous. Pendant près d’une minute, j’étudiai et rectifiai patiemment ma position et quand elle fut vraiment parfaite, je fixai la glace, je me regardai dans les yeux, et lentement, distinctement, sans perdre une syllabe, exactement comme faisait Père quand il priait, j’articulai : « Meine Kirche heisst Deutschkmd ! »

Après cela, je me déshabillai, je me couchai, je pris le journal sur ma chaise, et je me mis à lire les nouvelles de guerre de la première ligne à la dernière. Neuf heures sonnèrent à la gare. Je repliai le journal, le posai sur ma chaise, et m’allongeai dans mon lit, les yeux ouverts, mais prêt à les fermer, dès que Mère entrerait dans ma chambre pour éteindre. J’entendis la porte de mes sœurs grincer légèrement, puis des pas feutrés passèrent devant ma porte, celle de Mère grinça à son tour, le pêne claqua, Mère, de l’autre côté de la cloison, se mit à tousser, et le silence se fit.

J’attendis encore une minute, immobile. Puis je repris le journal, l’ouvris, et me remis à lire. Au bout d’un moment, je regardai ma montre. Il était neuf heures et demie. Je posai le journal et je me levai pour éteindre.

Le 1er août 1916, après m’être enfui une troisième fois de chez moi, je m’engageai, grâce au Rittmeister Günther, au B. D. Regiment 23, à B. J’avais quinze ans et huit mois.

Les classes furent rapides. J’étais petit, mais assez robuste pour ma taille, et je résistai honorablement aux fatigues de l’instruction. J’avais un grand avantage sur les autres recrues : Je savais déjà monter, ayant passé plusieurs vacances dans une ferme du Mecklembourg. Et surtout, j’aimais les chevaux. Ce n’était pas seulement le plaisir de les monter. J’aimais les voir, les soigner, respirer leur odeur, être près d’eux. À la caserne, j’eus vite la réputation d’être serviable, parce que je prenais volontiers, à l’écurie, le tour de garde de mes voisins, en plus du mien. Mais il n’y avait là aucun mérite : J’aimais mieux être avec les bêtes.

La routine de la vie de caserne était également pour moi une grande source de plaisir. Je croyais savoir ce que c’était que la routine, parce qu’à la maison nous avions des heures très régulières. Mais j’étais encore loin du compte. À la maison, il y avait encore, de temps en temps, des périodes creuses, des moments vides. À la caserne, la règle était vraiment parfaite. Le maniement d’armes, surtout, m’enchantait. J’aurais voulu que toute la vie pût se décomposer ainsi, acte par acte. Le matin, dès qu’on avait sonné le réveil, j’avais inventé et mis au point un petit jeu, en prenant bien garde qu’aucun camarade, autour de moi, ne s’en aperçût. Pour me lever, pour me laver, et pour m’habiller, je décomposais mes mouvements ; 1, pour rejeter les couvertures, 2, pour soulever mes jambes, 3, pour les laisser retomber à terre, 4, pour me retrouver debout. Ce petit jeu me procurait un sentiment de contentement et de sécurité, et pendant toute la durée des classes, je n’y manquais pas une seule fois. Je crois même que je l’aurais étendu, dans le cours de la journée, à tous mes gestes, si je n’avais craint qu’à la longue, on ne le remarquât.

Le Rittmeister Gunther ne cessait de nous répéter, avec un air de jubilation, qu’on allait « ailleurs, Hergott, ailleurs », et les pessimistes disaient que sa gaieté n’était, au fond, qu’une « sale blague », et qu’on nous destinait sûrement au front russe. Mais un matin, on reçut l’ordre de se rendre au magasin pour toucher de nouvelles tenues. On se mit en rang devant la porte, et quand les premiers ressortirent avec le nouveau paquetage, on vit qu’il contenait des effets kaki et un casque colonial. Un mot, aussitôt, courut comme un frémissement, sur toute la ligne, et finalement, dans la joie et le soulagement, éclata comme une bombe : « Turkei[28] »

Là-dessus, le Rittmeister Gunther arriva en souriant, et la décoration « Pour le Mérite », qu’il venait de recevoir, étincelait autour de son cou. Il arrêta un dragon, et pièce par pièce, il nous montra le paquetage, en nous faisant remarquer « qu’il y en avait pour des Marks et des Marks là-dedans ». Quand il arriva au short, il le déplia, le fit danser au bout de ses doigts, comiquement, et nous dit que « l’Armée nous déguisait en petits garçons pour ne pas faire trop peur aux Anglais ». Les dragons se mirent à rire, et l’un d’eux dit que « les petits garçons sauraient bien les faire courir ». Le Rittmeister Gunther dit : « Jawohl, mein Herr ! » et ajouta que pour l’instant, « ces fainéants d’Anglais passaient leur temps, au bord du Nil, à boire du thé et à jouer au football, mais nous, bei Gott, on leur montrerait que l’Égypte n’était pas un salon de thé ni un terrain de football ! »

Arrivés à Constantinople, on nous dirigea, non, comme on nous avait dit, sur la Palestine, mais sur l’Irak. On laissa le train à Bagdad, le détachement se mit en selle, et par petites étapes, atteignit un petit hameau misérable, avec de longues maisons basses en torchis, qui s’appelait Fellalieh. Il y avait là quelques éléments de fortifications et à deux cents mètres environ du camp turc, on dressa le nôtre.

Une semaine, jour pour jour, après notre arrivée, par un temps merveilleusement clair, les Anglais, après un bombardement très violent, attaquèrent avec leurs troupes hindoues.

Vers midi, l’Unteroffizier prit trois hommes, Schmitz, Becker et moi, et une mitrailleuse. Il nous porta très en avant, et à l’aile droite de nos troupes, dans un élément de tranchée isolé, peu profond et creusé dans le sable. Devant nous il y avait une immense étendue avec de petits bouquets de palmiers çà et là. Les lignes d’assaut hindoues couraient presque parallèlement à nous. Elles étaient parfaitement visibles.

On mit la mitrailleuse en batterie, et l’Unteroffizier dit d’un ton sec :

— S’il y a un survivant, il ramènera la mitrailleuse. Schmitz se tourna vers moi, ses grosses joues étaient pâles, et il dit entre ses dents : « Tu entends ça ? »

— Becker ! dit l’Unteroffizier.

Becker s’assit derrière la mitrailleuse, serra les lèvres et l’Unteroffizier dit :

— Feu à volonté.

Au bout de quelques secondes, de petits obus se mirent à éclater autour de nous, et Becker s’affala en arrière de tout son long. Il n’avait plus de visage.

— Schmitz ! dit l’Unteroffizier en faisant un petit geste de la main.

Schmitz tira le corps de Becker en arrière. Ses joues tremblaient.

— Los, Mensch[29] ! cria l’Unteroffizier.

Schmitz s’installa derrière la mitrailleuse et commença à tirer. La sueur ruisselait de chaque côté de sa bouche. L’Unteroffizier s’éloigna de deux ou trois mètres sur notre droite sans même prendre la peine de se mettre à couvert. Schmitz jurait entre ses dents. Il y eut un claquement sec, une pluie de sable s’abattit sur nous, et quand on releva la tête, l’Unteroffizier avait disparu.

Schmitz dit :

— Je vais voir.

Il partit en rampant. Je remarquai qu’il manquait plusieurs clous à ses semelles.

Il se passa quelques secondes. Schmitz reparut, son visage était gris, et il dit d’une voix sans timbre :

— Coupé en deux.

Puis il reprit à voix basse, et comme si l’Unteroffizier avait encore pu l’entendre :

— Ce fou ! Debout comme ça sous les obus ! Qu’est-ce qu’il croyait ? Qu’ils allaient le contourner ?

Il se rassit derrière la mitrailleuse, et resta là sans tirer, et sans bouger. On entendait le bruit de la canonnade assez loin sur notre gauche, mais depuis que notre mitrailleuse s’était tue, l’ennemi ne nous arrosait plus. C’était bizarre d’être si tranquille dans ce coin, quand tout le reste du front était en feu.

Schmitz prit une poignée de sable dans sa main, la laissa couler entre ses doigts, et dit d’un air dégoûté :

— Dire qu’on se bat pour ça !

Il appliqua lentement sa joue contre la mitrailleuse, mais au lieu de tirer, il me jeta un regard de côté et dit :

— Et maintenant, si on…

Je le regardai. Il était penché en avant, sa grosse joue ronde contre la mitrailleuse, son visage poupin à demi tourné vers moi.

— Après tout, dit-il, on a fait tout notre devoir.

Il reprit :

— Nous n’avons pas d’ordre.

Puis, comme je me taisais toujours, il ajouta :

— L’Unteroffizier a dit de ramener la mitrailleuse, s’il y avait des survivants.

Je dis sèchement :

L’Unteroffizier a dit : « un survivant ».

Schmitz me fixa, et ses yeux de porcelaine s’arrondirent.

— Junge ! dit-il, mais tu es fou ! Il n’y a aucune raison d’attendre que l’un de nous deux y passe !

Je le regardai sans répondre.

— Mais c’est de la folie ! reprit-il. Nous pouvons retourner au camp. Personne ne nous en voudra ! Personne ne sait ce que l’Unteroffizier nous a dit !

Il avança sa grosse tête ronde et posa sa main sur mon bras. Je retirai mon bras aussitôt.

— Herrgott ! reprit-il, mais j’ai une femme, moi ! J’ai trois enfants !

Il y eut un silence et il reprit d’un air résolu :

— Allons, viens ! J’ai pas envie d’être coupé en deux, moi ! Ça va bien à un Unteroffizier de faire du zèle. Mais pas à nous !

Il posa la main sur la mitrailleuse comme s’il allait la soulever. Je plaçai aussitôt ma main à côté de la sienne, et je dis :

— Tu peux t’en aller, si tu veux. Moi, je reste. La mitrailleuse, aussi.

Il retira sa main et me regarda d’un air hagard.

— Aber Mensch ! dit-il d’une voix rauque, mais tu es tout à fait fou ! Si je retourne sans la mitrailleuse, ils me fusilleront ! C’est clair !

Brusquement, ses yeux rougirent et brillèrent, il poussa un juron, et m’envoya son poing en pleine poitrine. Je basculai en arrière, il saisit la mitrailleuse à deux mains et la souleva.

Je pris rapidement mon mousqueton, l’armai, et le braquai sur lui. Il me fixa, stupéfait.

— Mais dis donc, dis donc, dis donc… balbutia-t-il.

Je restai silencieux, immobile, le canon de l’arme braqué sur lui. Il reposa lentement la mitrailleuse, se rassit devant elle, et détourna son regard.

Je posai mon mousqueton sur mes genoux, le canon braqué sur lui, et j’engageai une nouvelle bande dans la mitrailleuse. Schmitz me regarda, ouvrit la bouche, ses yeux de porcelaine cillèrent plusieurs fois, puis sans dire un mot, il appliqua sa joue ronde contre l’arme et recommença à tirer. Quelques secondes plus tard, les obus se remirent à pleuvoir autour de nous, nous arrosant de sable à chaque fois.

La mitrailleuse se mit à fumer, et je dis :

— Arrête !

Schmitz cessa le tir et me regarda. Je gardai la main droite sur mon mousqueton, je pris mon bidon de la main gauche, le dévissai avec mes dents, et en versai le contenu sur le canon. Au fur et à mesure que l’eau tombait sur le métal, elle s’évaporait en grésillant. L’ennemi ne tirait plus sur nous.

Schmitz était tassé sur lui-même. Il me regardait faire sans rien dire. La sueur ruisselait lentement de chaque côté de ses lèvres.

Il dit d’une voix timide :

— Laisse-moi partir.

Je fis « non » de la tête. Il s’humecta les lèvres avec sa langue, détourna les yeux, et dit d’une voix sans timbre :

— Je te laisserai la mitrailleuse. Laisse-moi partir.

— Tu peux partir, si tu veux. Sans ton mousqueton.

Il ouvrit la bouche et me regarda.

— Tu es fou ! C’est pour le coup qu’ils me fusilleraient !

Comme je me taisais, il reprit :

— Pourquoi sans mon mousqueton ?

— Je n’ai pas envie que tu me tires dans le dos pour venir reprendre la mitrailleuse.

Il me regarda :

— Je te jure que je ne pensais pas à ça.

Il détourna les yeux et dit d’une voix d’enfant, basse et suppliante :

— Laisse-moi partir.

J’engageai une nouvelle bande, il y eut un déclic, il leva la tête et me regarda. Puis, sans dire un mot, il posa sa joue ronde contre l’arme et tira. Les obus recommencèrent à pleuvoir. Ils tombaient derrière nous avec des claquements secs, et les pelletées de sable nous frappaient le dos à chaque fois.

Schmitz dit d’une voix tout à fait normale :

— Je suis mal assis.

Il releva la tête, se souleva légèrement sur son siège, puis brusquement, il jeta ses deux bras en l’air comme un guignol, et s’affala sur moi. Je le retournai. Il avait un grand trou noir en pleine poitrine, et j’étais couvert de son sang.

Schmitz était grand et lourd, et j’eus beaucoup de mal à le tirer en arrière. Quand j’eus fini, je pris son bidon, je pris également celui de Becker, j’arrosai la mitrailleuse, et j’attendis. La mitrailleuse était trop chaude pour tirer. Je regardai Schmitz. Il était étendu sur le dos de tout son long. Ses paupières, à demi fermées sur l’iris, lui donnaient l’air d’une de ces poupées qui ouvrent les yeux quand on les assoit.

Je portai la mitrailleuse deux cents mètres plus haut dans un trou plus étroit et un peu plus profond, l’installai, et couchai ma joue sur elle. Je me sentais seul, la mitrailleuse luisait entre mes jambes, et un sentiment de contentement m’envahit.

À 800 mètres de moi environ, je vis tout d’un coup des Hindous se lever du sol avec une lenteur qui me parut comique, et s’avancer au petit pas de course, en longue file, presque parallèlement à moi. Je voyais distinctement leurs longues jambes grêles s’agiter. Une seconde file surgit derrière eux, puis une troisième. Je les avais tous en enfilade. Je plaçai le canon un peu en avant de la première file, et j’appuyai sur la détente. Tout en tirant, je déplaçai lentement le canon d’avant en arrière, puis le ramenai en avant, et encore une fois en arrière. Après cela, je cessai le tir.

Juste au même moment, je sentis comme un violent coup de poing au niveau de l’épaule gauche. Je tombai en arrière, mais me rassis aussitôt. Je regardai mon épaule, elle était couverte de sang, je ne ressentais aucune douleur, mais je ne pouvais pas bouger le bras. Je pris un paquet de pansement de ma main droite, le déchirai avec mes dents, et glissai la gaze entre la vareuse et l’épaule. Même au toucher, je ne sentis rien. Je réfléchis, et je pensai que c’était le moment de me replier pour ramener la mitrailleuse.

Au cours du repli, j’aperçus, immobiles sur une éminence, devant un bouquet de palmiers, 4 ou 5 cavaliers hindous. Leurs lances se détachaient, minces et droites, sur le ciel. Je mis posément mon arme en batterie, et je les fauchai.

Après cela, je fis encore quelques centaines de mètres dans la direction de nos lignes, mais peu avant d’arriver, je pense que je m’évanouis, car je ne me souviens plus de rien.

Après ma guérison, on me décora de la Croix de fer, et on m’envoya sur le front de Palestine, à Birseba. Mais je n’y restai pas longtemps, car j’attrapai la malaria et fus aussitôt évacué sur Damas.

À l’hôpital de Damas, pendant un certain temps, je n’eus pas toute ma tête, et mon premier souvenir distinct est un visage blond penché sur moi.

— Ça va, junge ? dit une voix rieuse.

— Ja, Fräulein.

— Pas Fräulein, dit la voix. Vera. Pour les soldats allemands, Vera. Et maintenant, attention !

Deux mains fraîches et fortes se glissèrent sous moi et m’enlevèrent.

Tout était trouble, une femme me portait, j’entendais sa respiration sifflante, et tout près de mes yeux, je voyais de grosses gouttes de sueur perler sur son cou. Je sentis qu’on me déposait sur un lit.

— Et voilà ! dit la voix rieuse, et on va profiter de ce que le bébé a moins de fièvre pour le laver !…

Je me sentis dévêtir, une main de toilette parcourut mon corps, un tissu rugueux me frictionna, je reposai, rafraîchi et les yeux à demi ouverts, sur des oreillers. Je tournai lentement la tête, la nuque me fit mal, et je vis que j’étais dans une petite chambre.

— Na, Junge ? On se sent bien ?

— Ja, Fräulein.

— Vera. Pour les soldats allemands, Vera.

Une main rouge me souleva la nuque, tapota mes oreillers et reposa doucement ma tête sur la taie fraîche.

— Ça ne te fait rien d’être tout seul dans une chambre ? Tu sais pourquoi on t’a mis ici ?

— Non, Vera.

— Parce que la nuit, quand tu délires, tu fais tellement de potin que tu empêches tes voisins de dormir.

Elle se mit à rire et se pencha pour me border. La peau de son cou était rouge comme si elle sortait d’un bain, ses cheveux blonds étaient tirés et tressés, et elle sentait bon le savon de toilette.

— Comment t’appelles-tu ?

— Rudolf Lang.

— C’est bien. Je t’appellerai Rudolf. Monsieur le Dragon permet ?

— S’il vous plaît, Vera.

— Comme tu es poli pour un dragon, Rudolf ! Quel âge as-tu ?

— Seize ans et demi.

— Gott im Hîmmel[30] ! Seize ans !

— Et demi.

Elle se mit à rire.

— N’oublions pas le demi, Rudolf. C’est le demi qui est important, nicht wahr ?

Elle me regarda en souriant.

— D’où es-tu ?

— De Bavière.

— De Bavière ? Ach ! Ils ont la tête dure en Bavière ! Tu as la tête dure, Rudolf ?

— Je ne sais pas.

Elle rit encore et me passa le dos de la main contre la joue. Puis elle me regarda d’un air sérieux et dit avec un soupir :

— Seize ans, trois blessures et la malaria !

Puis elle ajouta :

— Tu es sûr que tu n’as pas la tête dure, Rudolf ?

— Je ne sais pas, Vera.

Elle rit.

— C’est bien. C’est très bien de répondre ainsi : « Je ne sais pas, Vera. » Tu ne sais pas, alors, tu réponds : « Je ne sais pas, Vera. » Si tu savais, tu répondrais : « Oui, Vera » ou « Non, Vera », n’est-ce pas ?

— Oui, Vera.

Elle se mit à rire.

— « Oui, Vera ! » Allons, il ne faut pas trop parler. On dirait que la fièvre monte. Tu es tout rouge de nouveau, Rudolf. À ce soir, bébé.

Elle fit quelques pas vers la porte, puis se retourna en souriant.

— Dis-moi, Rudolf, à qui donc as-tu cassé la jambe ?

Je me dressai. Mon cœur cognait contre mes côtes, je la regardai, affolé.

— Mais qu’est-ce qui te prend ? dit-elle d’un air effrayé en revenant vivement vers mon lit. Allons, recouche-toi ! Qu’est-ce que ça signifie ? C’est toi qui racontes ça tout le temps dans ton délire. Allons, recouche-toi, Rudolf !

Elle me saisit par les épaules et me força de nouveau à m’étendre. Puis quelqu’un s’assit sur mon lit et me mit la main sur mon front.

— Na ! dit une voix, ça va mieux ? Qu’est-ce que ça peut me faire que tu casses la jambe à dix mille personnes ?

La pièce cessa de tourner autour de moi et je vis que c’était bien Vera assise à mon chevet Vera avec sa peau rouge, ses cheveux tirés et son parfum de savon de toilette. Je tournai la tête pour mieux la voir, et brusquement elle se perdit dans une brume rougeâtre.

— Vera !

— Oui ?

— C’est vous ?

— C’est moi. Allons, c’est moi, sale gosse. C’est moi, c’est Vera. Recouche-toi.

— Pour la jambe cassée, ce n’est pas moi, Vera, c’est la neige.

— Je sais, je sais, tu l’as assez répété. Allons, calme-toi. Je sentis deux grandes mains fraîches me saisir les poignets.

— Assez là-dessus ! Tu vas faire monter la fièvre.

— Ce n’est pas ma faute, Vera.

— Je sais, je sais.

Je sentis des lèvres fraîches tout près de mon oreille.

— Ce n’est pas ta faute, dit une voix, tu entends ?

— Oui.

Quelqu’un posa sa main sur mon front et la maintint un long moment.

— Dors maintenant, Rudolf.

Il me sembla qu’une main prenait le montant de mon lit et le secouait.

— Na ! dit une voix et j’ouvris les yeux.

— C’est vous, Vera ?

— Oui, oui. Allons, tais-toi maintenant.

— Quelqu’un fait trembler le lit.

— Ce n’est rien.

— Pourquoi est-ce qu’on fait trembler le lit ?

Un visage blond se pencha sur moi et je sentis un parfum de savon de toilette.

— C’est vous, Vera ?

— C’est moi, bébé.

— Restez un peu, je vous prie, Vera.

J’entendis un rire clair, puis le noir s’ouvrit, un souffle glacé m’enveloppa et je tombai vertigineusement.

— Vera ! Vera ! Vera !

J’entendis une voix de très loin.

— Ja, Junge ?

— Ce n’est pas ma faute.

— Non, non, mein Schäfchen[31] ! Ce n’est pas ta faute. Et maintenant, assez là-dessus !

Une voix sonna très fort à mon oreille comme un ordre :

— Assez là-dessus !

Et je pensai avec un contentement indicible :

— C’est un ordre.

Il y eut une ombre devant moi, puis un murmure confus de voix, et quand j’ouvris les yeux, la pièce était plongée dans une obscurité totale, et quelqu’un, que je n’arrivais pas à voir, remuait continuellement le pied de mon lit. Je criai d’une voix forte :

— Ne remuez donc pas mon lit !

Il y eut un grand silence, puis Père se dressa à mon chevet, tout en noir, et il me fixait de ses yeux creux et brillants.

— Rudolf ! dit-il de sa voix saccadée, lève-toi et viens – comme tu es.

Puis tout d’un coup, il se mit à reculer dans l’espace à une vitesse folle, mais sans paraître faire un mouvement, et bientôt, il ne fut plus qu’une haute silhouette parmi d’autres, ses jambes devinrent longues et grêles, c’était un Hindou, il se mettait à courir avec eux, j’étais assis sur mon lit, une mitrailleuse entre mes jambes, je tirais sur les files d’Hindous qui couraient, la mitrailleuse sautait sur le matelas, et je pensais : « Ce n’est pas étonnant que le lit remue. »

J’ouvris les yeux, je vis Vera devant moi, le soleil inondait ma chambre et je dis :

— J’ai dû dormir un peu.

— Un peu ! dit Vera.

Puis elle ajouta :

— Tu as faim ?

— Oui, Vera.

— Bien, bien, la fièvre est tombée. Tu as encore braillé toute la nuit, bébé.

— La nuit est passée ?

Elle rit.

— Mais non, elle n’est pas passée. Qu’est-ce que tu crois ? C’est le soleil qui se trompe.

Elle me regarda manger, puis quand j’eus fini, die débarrassa, et se pencha sur moi pour me border. Je vis ses cheveux blonds bien tirés, son cou un peu rouge, et je respirai son odeur de savon. Quand sa tête fut assez proche, je mis mes bras autour de son cou.

Elle n’essaya pas de se dégager. Elle tourna son visage vers moi et me regarda.

— En voilà des manières de dragon !

Je ne faisais pas un mouvement. Elle me regarda encore, puis cessa de sourire, et dit à voix basse et avec reproche :

— Toi aussi, bébé ?

Et tout d’un coup elle eut l’air triste et fatigué. Je sentis qu’elle allait parler, qu’il me faudrait répondre, et aussitôt, je dénouai mes bras.

Elle me caressa la joue du dos de la main et dit en hochant la tête :

— Naturellement.

Puis elle ajouta à voix basse : « Plus tard », sourit d’un air triste et s’en alla. Je la regardai partir. J’étais étonné d’avoir eu ce geste. Et maintenant, les jeux étaient faits, je ne pouvais plus revenir en arrière. Je n’arrivais pas à savoir si cela me faisait plaisir ou non.

Dans l’après-midi, Vera m’apporta des journaux et des lettres d’Allemagne. L’une d’elles était du docteur Vogel. Elle avait mis trois mois à me trouver. Elle m’annonçait la mort de Mère. Il y avait aussi, sur le même sujet, deux petites lettres de Bertha et Gerda. Elles étaient mal écrites et pleines de fautes.

Le docteur Vogel m’annonçait aussi qu’il était désormais notre tuteur, qu’il avait confié mes deux sœurs à la femme de l’oncle Franz, et qu’il mettait notre magasin en gérance. Quant à moi, il comprenait, certes, les mobiles patriotiques auxquels j’avais obéi en m’engageant, mais il me faisait observer, cependant, que ma fuite précipitée avait donné beaucoup de souci à ma pauvre mère, et que certainement, cette fuite, ou pour mieux dire, cette désertion avait aggravé son état, et peut-être même hâté sa fin. Il espérait, du moins, que je faisais, sur le front, tout mon devoir, mais il me rappelait aussi que j’aurais, la guerre finie, d’autres devoirs à accomplir.

Je pliai les lettres soigneusement et je les mis dans mon portefeuille. Puis j’ouvris les journaux et je lus tout ce qu’on y disait de la guerre en France. Quand j’eus fini, je les repliai, je les remis dans les bandes et les posai sur la chaise à côté de mon lit. Puis je croisai les bras et je regardai, par la fenêtre, le soleil s’allonger sur les toits plats.

Le soir vint, et je couchai avec Vera.

Je retournai sur le front de Palestine, je fus de nouveau blessé, cité et décoré, et à mon retour en ligne, on me nomma, malgré mon âge, sous-officier. Peu après, le détachement Gunther fut rattaché à la 3e division de cavalerie commandée par le colonel turc Essad bey, et prit part à la contre-attaque contre le bourg d’Es Salt que des complicités arabes avaient livré aux Anglais.

La lutte fut épuisante, on démonta, on s’accrocha au terrain, et après quarante-huit heures de combats corps à corps, on pénétra enfin dans le bourg.

Je fus réveillé le lendemain par de grands coups mats. Je sortis du cantonnement, le soleil m’aveugla, je m’accotai contre un mur, et je laissai s’ouvrir une fente entre mes paupières. Je vis une masse blanche, éblouissante, une fouie compacte d’Arabes, immobiles, silencieux, la tête levée. Je levai la tête à mon tour, et j’aperçus, dans le soleil qui les éclairait par-derrière, une quarantaine d’Arabes, le cou tordu sur l’épaule, se trémousser bizarrement dans l’air, comme s’ils dansaient, de leurs pieds nus, sur les têtes des spectateurs. Puis peu à peu, leurs mouvements faiblirent, mais sans cesser complètement, et ils continuèrent à se dandiner et à virevolter sur place, en se présentant tantôt de face, tantôt de profil. Je fis quelques pas, l’ombre d’une maison découpa un carré noir sur le sol éblouissant, j’entrai dans le carré, une fraîcheur délicieuse m’envahit, j’ouvris les yeux tout à fait, et c’est alors seulement que j’aperçus les cordes.

L’interprète turc Suleïman était debout, un peu à l’écart, les bras croisés sur sa poitrine, l’air dédaigneux et mécontent.

Je m’approchai et je lui désignai les pendus.

— Oh ça ! dit-il en fronçant ses sourcils sur son nez courbe, ce sont les rebelles de l’Émir Fayçal.

Je le regardai.

— … Les notables qui livrèrent Es Salt aux Anglais. Modeste échantillon, mein Freund[32] ! Son Excellence Djemal Pacha est vraiment trop miséricordieuse ! Pour bien faire, il faudrait les pendre tous !

— Tous ?

Il me regarda et découvrit sans bruit ses dents blanches :

— Tous les Arabes.

J’avais vu bien des morts depuis que j’étais en Turquie. Mais ces pendus produisaient sur moi une impression bizarre, désagréable. Je leur tournai le dos et m’en allai.

Le soir, le Rittmeister Gunther me fit appeler. Il était assis dans sa tente sur un petit pliant. Je me mis au garde à vous et saluai. Il me fit signe de me mettre au repos, et sans mot dire, continua à jouer avec un magnifique poignard arabe à manche d’argent qu’il tournait et retournait dans ses mains.

Au bout de quelques instants, le sous-lieutenant von Ritterbach arriva. Il était très grand et très maigre, avec des sourcils noirs qui se relevaient vers les tempes. Le Rittmeister lui serra la main et dit sans le regarder :

— Sacrée corvée pour vous cette nuit, Leutnant. Les Turcs font une expédition punitive contre un village arabe près d’ici. C’est un village qui s’est mal conduit quand les Anglais ont chassé les Turcs d’Es Salt.

Le Rittmeister jeta un coup d’œil de côté à von Ritterbach.

— à mon avis, reprit le Rittmeister d’une voix bourrue, c’est une histoire qui ne regarde que les Turcs. Mais ils veulent une participation allemande.

Von Ritterbach leva ses sourcils d’un air hautain. Le Rittmeister se dressa avec impatience, lui tourna le dos et fit deux pas dans la tente.

— Herrgott ! dit-il en se retournant, je ne suis quand même pas ici pour me battre contre les Arabes !

Von Ritterbach ne dit rien. Le Rittmeister fit deux ou trois pas dans la tente, puis fit volte-face, et reprit presque jovialement :

— Écoutez, Leutnant, vous prendrez une trentaine d’hommes avec notre petit Rudolf que voilà, et tout ce que vous ferez, c’est encercler le village.

Von Ritterbach dit :

— Zu Befehl[33], Herr Rittmeister.

Le Rittmeister prit le poignard arabe, le fit jouer dans sa gaine, et jeta à von Ritterbach un regard de côté.

— Vos ordres sont d’établir un barrage et d’empêcher les villageois rebelles de passer au travers. Et c’est tout.

Les sourcils noirs de von Ritterbach se relevèrent vers les tempes.

— Herr Rittmeister…

— Ja ?

— Les femmes qui voudront passer notre barrage ?

Le Rittmeister le regarda d’un air mécontent, resta silencieux une seconde, et dit sèchement :

— L’ordre ne précise pas.

Von Ritterbach leva le menton et je vis sa pomme d’Adam monter et descendre dans son cou maigre.

— Faut-il considérer les femmes et les enfants comme des rebelles, Herr Rittmeister ?

Le Major se leva.

— Herrgott, Leutnant ! dit-il d’une voix tonnante, je vous ai déjà dit que l’ordre ne précise pas !

Von Ritterbach pâlit un peu, rectifia la position et dit avec une politesse glacée :

— Encore une question, Herr Rittmeister : Si les rebelles veulent passer ?

— Ordonnez-leur de reculer.

— S’ils ne veulent pas reculer ?

— Leutnant ! cria le Rittmeister, êtes-vous un soldat, oui ou non ?

Von Ritterbach fit quelque chose d’inattendu : Il sourit.

— Je suis certainement un soldat, dit-il, d’un ton amer.

Le Rittmeister agita sa main. Von Ritterbach salua avec une raideur incroyable et sortit. Pas une seule fois au cours de l’entretien et même pas quand le Rittmeister avait parlé de « unsern kleinem Rudolf[34] » il n’avait daigné me regarder.

— Ach ! Rudolf ! grommela le Rittmeister en le suivant des yeux, ces hobereaux ! Avec leurs airs ! Avec leur morgue ! Et leur sacrée conscience chrétienne ! Un de ces jours, nous balayerons tous ces « Von » !

J’expliquai la mission à mes hommes, et vers onze heures du soir, le Lieutenant von Ritterbach donna le signal du départ. La nuit était extrêmement claire.

Au bout d’un quart d’heure de trot, Suleïman, qui assurait la liaison avec le détachement turc, nous rattrapa pour nous dire que nous approchions, et qu’il était détaché pour nous guider. Et en effet, quelques minutes après, des taches blanches brillèrent au clair de lune, et les premières maisons du hameau apparurent. Von Ritterbach me commanda de prendre avec mes hommes par l’est, il fit partir un autre groupe par l’ouest, et en quelques secondes je rejoignais ce deuxième groupe de l’autre côté du village, après avoir échelonné mes hommes. Pas un chien n’aboya. On attendit quelques minutes, le trot des cavaliers turcs qui arrivaient par le sud ébranla le sol, il y eut un silence, un commandement rauque déchira l’air, le martèlement des sabots reprit, une clameur sauvage s’éleva, deux coups de feu furent tirés, et un dragon sur ma gauche dit d’une voix sourde :

— Ça commence.

Les cris cessèrent, on entendit encore un coup de feu isolé, et tout rentra dans le silence.

Un dragon arriva jusqu’à moi. Il cria :

— Herr Unteroffizier[35], ordre du Lieutenant : Rassemblement côté sud.

Il ajouta :

— Les Turcs se sont trompés de village.

Je refis le chemin en sens inverse en recueillant mes hommes. À l’entrée du village, von Ritterbach était engagé dans une conversation très vive avec Suleïman. Je m’arrêtai à quelques mètres. Von Ritterbach était tout raide sur son cheval, son visage mat était éclairé en plein par la lune, il toisait Suleïman avec mépris. À un moment sa voix s’éleva et j’entendis distinctement :

— Nein !… Nein !Nein !

Suleïman partit comme une flèche. Il revint, quelques secondes après, avec un Commandant turc si grand et si gros que son cheval, visiblement, avait du mal à le porter. Le Commandant turc tira son sabre, et tint un long discours en turc en agitant son sabre devant lui. Von Ritterbach ne bougeait pas plus qu’une statue. Quand le Commandant turc eut fini, la voix de Suleïman s’éleva en allemand, volubile, solennelle, stridente. J’entendis : « Commandant… parole d’honneur… sur son sabre… pas le bon village… »

Là-dessus, von Ritterbach salua sèchement et vint vers nous. Il s’approcha de moi et dit d’une voix glacée :

— Il y a erreur. Nous repartons.

Son cheval était tout proche du mien, et je vis ses longues mains brunes trembler sur les rênes. Au bout d’un instant, il reprit :

— Vous prendrez la tête. Ce Suleïman vous indiquera le chemin.

Je dis :

— Zu Befehl, Herr Leutnant[36] !

Il fixa le vide droit devant lui, et tout d’un coup il se mit à crier d’une voix furieuse :

— Est-ce que vous ne savez pas dire autre chose que « Zu Befehl, Herr Leutnant » ?

Au bout d’une demi-heure de trot, Suleïman étendit le bras à la hauteur de ma poitrine. Je m’arrêtai.

— Écoutez ! On entend les chiens.

Il ajouta :

— Cette fois, c’est bien le village rebelle.

J’envoyai un dragon prévenir le Lieutenant, et la même manœuvre que précédemment se déroula, mais cette fois-ci, ponctuée par des aboiements furieux. Les hommes se mirent en place d’eux-mêmes. Ils étaient maussades et silencieux.

Une forme blanche très petite apparut entre les maisons. Les dragons ne bougèrent pas, mais je sentis comme une tension traverser leur ligne. La forme approcha de nous avec un bruit étrange, et finalement s’arrêta. C’était un chien. Il se mit à japper plaintivement, en reculant devant nous pas à pas, l’arrière-train à ras du sol.

Au même instant, il y eut un martèlement de sabots, une salve de mousqueterie, et dans le bref silence qui suivit, un cri de femme s’éleva, un « Ha ! Ha ! Ha ! » aigu, déchirant, interminable. L’instant d’après, des coups de feu éclatèrent de tous les coins à la fois, puis une vive lueur éclaira le ciel, on entendit des coups sourds, des piétinements, des plaintes, et nos chevaux commencèrent à s’agiter.

Trois chiens sortirent en trombe du village, déboulèrent sur nous à toute vitesse, et s’arrêtèrent net, presque sous les pieds des chevaux. L’un d’eux portait une large entaille sanglante au creux de l’épaule. Ils se mirent à japper et à pousser de petites plaintes comme des enfants. Puis l’un d’eux, brusquement s’enhardit, fila comme une flèche entre le cheval de Bürkel et le mien. Les deux autres, aussitôt, se précipitèrent à sa suite, je me retournai sur ma selle pour les suivre du regard, ils firent quelques bonds, puis tout d’un coup, ils s’arrêtèrent, s’assirent sur leur arrière-train, et se mirent à hurler à la mort.

Un « Ha ! Ha ! Ha ! » strident s’éleva, je me retournai, les coups sourds, dans le village, résonnaient violemment, et à deux reprises, des balles sifflèrent au-dessus de nos têtes. Les chiens, derrière nous, hurlaient à la mort, les chevaux s’agitaient, je tournai la tête à droite, et je dis :

— Bürkel, tirez un coup de feu pour éloigner ces bêtes.

— Sur elles, Herr Unteroffizier ?

Je dis vivement :

— Mais non, pauvres bêtes, tirez donc en l’air.

Bürkel tira. Un groupe de formes blanches sortit du village en courant, dévala la pente vers nous, une voix de femme très aiguë s’éleva, je me dressai sur ma selle et je criai en arabe :

— Va-t’en !

Les formes blanches s’arrêtèrent, refluèrent et comme elles hésitaient, des formes sombres fondirent sur elles, des éclairs de sabre brillèrent, et ce fut tout. Il y avait maintenant, à trente mètres en avant de nous, se détachant nettement sur le sol, un petit amas blanc, immobile, et qui tenait vraiment peu de place.

Sur ma droite, une petite flamme bleue éclaira les mains et le visage d’un dragon, je compris qu’il regardait l’heure, et comme cela n’avait vraiment pas d’importance, je criai :

— Vous pouvez fumer.

Une voix répondit joyeusement : « schönen Dank[37] ! » des petits points rouges brillèrent sur toute la ligne, et la tension se relâcha. Les cris et les hurlements reprirent avec tant de force qu’ils couvraient les hurlements des chiens. Il était impossible de distinguer les voix d’hommes des voix de femmes, c’était des « Ha ! Ha ! Ha ! » aigus et rauques à la fois, psalmodiés comme un chant.

Il y eut une accalmie, et Bürkel dit :

— Herr Unteroffizier, regardez !

Une petite forme blanche descendait la pente vers nous en hésitant curieusement, une voix dit avec indifférence : « Un chien. » La petite forme jappait doucement comme un enfant qui pleurniche, elle avançait avec une lenteur exaspérante, elle trébuchait sur les pierres. À un moment donné, elle parut tomber et rouler plusieurs mètres, puis se remit sur pied. Elle passa dans l’ombre d’une maison, on la perdit de vue complètement, puis brusquement, elle déboucha dans le clair de lune, elle fut sur nous. C’était un petit garçon de cinq à six ans, en chemise, pieds nus, une balafre sanglante au cou. Il était debout, chancelant un peu sur ses pieds, il nous regardait de ses yeux sombres, et tout d’un coup, il se mit à crier d’une voix extraordinairement forte : « Baba ! Baba ! » Puis il tomba de tout son long, le visage contre le sol.

Burkel sauta au bas de son cheval, courut vers lui et s’agenouilla. Son cheval fit un écart. Je réussis à saisir les rênes, et je dis d’une voix nette :

— Burkel !

Il n’y eut pas de réponse, et au bout d’un moment, je répétai sans élever la voix :

— Burkel !

Il se releva lentement et vint vers moi. Il se tint debout près de mon cheval, sa tête carrée brillait dans le clair de lune, je le regardai et je dis :

— Qu’est-ce qui vous a permis de démonter ?

— Personne, Herr Unteroffizier.

— Est-ce que je vous ai donné l’ordre de démonter ?

— Nein, Herr Unteroffizier.

— Pourquoi l’avez-vous fait ?

Il y eut un silence et il dit :

— J’ai cru bien faire, Herr Unteroffizier.

— Il ne faut pas croire, Burkel. Il faut obéir.

Il serra les lèvres et je vis la sueur couler sur sa mâchoire contractée. Il dit avec effort :

— Ja, Herr Unteroffizier.

— Vous serez puni, Burkel.

Il y eut un silence. Je sentais les hommes tendus vers ce silence et je dis :

— Remontez à cheval.

Burkel me regarda une pleine seconde. La sueur coulait sur sa mâchoire. Il avait l’air hébété.

— Herr Unteroffizier[38], j’ai un petit garçon du même âge.

— Remontez à cheval, Bürkel.

Il prit les rênes de mes mains et se mit en selle. Au bout d’un moment, je vis une cigarette allumée tracer un sillage lumineux dans la nuit et tomber sur le sol avec de petites étincelles. La seconde d’après, une autre suivit, puis une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, sur toute la ligne. Et je compris que mes hommes me haïssaient.

— Après la guerre, dit Suleïman à l’heure de la sieste, nous éliminerons les Arabes exactement comme nous avons éliminé nos sujets arméniens. Et pour la même raison.

Même sous la tente, l’éclat du soleil était insoutenable. Je me soulevai sur mon coude et aussitôt les paumes de mes mains devinrent moites.

— Pour quelle raison ?

Suleïman dit très vite et d’un ton doctoral :

— Il n’y a pas place en Turquie pour les Arabes et les Turcs.

Il s’assit en tailleur et se mit tout d’un coup à sourire.

— C’est ce que notre gros commandant essayait de faire comprendre, hier soir, à votre Lieutenant von Ritterbach. Heureusement, votre Lieutenant ne comprend pas le turc…

Il fit une pause.

— … car il n’aurait absolument pas compris que le village rebelle s’étant prudemment évanoui, on liquidât tout bonnement le village arabe le plus proche…

Je le regardai, béant. Il se mit à rire, d’un rire aigu, féminin. Ses épaules sautaient convulsivement, il balançait son torse d’avant en arrière, et quand il revenait en avant, il frappait le sol de ses deux mains.

Il se calma peu à peu, alluma une cigarette, souffla la fumée longuement par le nez et dit :

— Voilà à quoi ça sert d’être un bon interprète.

Je repris au bout d’un moment :

— Mais ce village était innocent !

Il secoua la tête.

— Mein Lieber[39]vous ne comprenez pas ! Ce village était arabe. Il n’était donc pas innocent…

Il découvrit ses dents blanches.

— Savez-vous, c’est intéressant, mais votre objection, on l’a faite autrefois, dans des circonstances similaires, à notre prophète Mohammed…

Il enleva la cigarette de ses lèvres, son visage changea, et il dit d’un ton grave et dévot :

— La paix d’Allah soit avec lui !

Puis il reprit :

— Et notre prophète Mohammed a répondu : « Si tu es piqué par une puce, est-ce que tu ne les tues pas toutes ? »

Comme c’était mon devoir, je rapportai, le soir même au Rittmeister Gunther ce que Suleïman m’avait appris. Il se mit à s’esclaffer pendant une bonne minute, répéta plusieurs fois d’un air ravi la phrase du Prophète sur les puces, et je compris qu’il considérait l’affaire comme un bon tour joué par les Turcs à « cet idiot de von Ritterbach ».

Je ne sais s’il se donna ensuite le plaisir de tout raconter au Lieutenant, mais de toute façon, cela n’eut pas d’importance, car celui-ci, deux jours après, se fit bêtement et inutilement tuer sous mes yeux, et on aurait dit vraiment qu’il l’avait fait exprès, car ce jour-là précisément, il avait mis toutes ses décorations et son uniforme le plus élégant.

Je le fis transporter sous sa tente, envoyai chercher le Rittmeister Gunther, et restai avec le sous-officier Schrader au chevet du corps. Le Rittmeister arriva au bout d’un moment, il se mit au garde à vous au pied du lit de camp, salua, fit sortir Schrader, et me demanda comment la chose s’était passée. Je lui racontai tout en détail. Il fronçait les sourcils et quand j’eus fini, il se mit à marcher de long en large dans la tente, fermant et ouvrant les mains derrière son dos. Puis il s’arrêta, regarda le corps d’un air mécontent, et grommela entre ses dents : « Qui aurait pensé que cet idiot… » Puis il me jeta un coup d’œil rapide et se tut.

Le lendemain, il y eut une prise d’armes, et après la prise d’armes, le Rittmeister nous fit un petit discours, et je trouvai que c’était un beau discours, et certainement utile au moral des hommes, mais que le Major y faisait peut-être de von Ritterbach plus d’éloges qu’il ne méritait.

Le 19 septembre 1918, les Anglais attaquèrent en force et le front s’écroula. Les Turcs se mirent à fuir vers le nord, on s’arrêta à Damas, mais ce fut un court répit, et il fallut de nouveau reculer jusqu’à Alep. Au début d’octobre, le détachement fut transporté à Adana, près du golfe d’Alexandrette, on y passa quelques jours sans rien faire, et Suleïman reçut la Croix de fer pour sa bravoure pendant la retraite.

Vers la fin octobre, le choléra éclata dans les villages autour d’Adana, puis peu à peu, gagna le bourg, et le 28 octobre, le Rittmeister Gunther fut emporté en quelques heures.

C’était une triste fin pour un héros. J’admirais le Rittmeister Gunther, c’était grâce à lui que j’étais entré dans l’armée, et ce jour-là et les jours suivants, je fus étonné que sa mort ne me fît pas plus d’effet. En y réfléchissant, je compris que la question de savoir si je l’aimais ou non, ne s’était pas davantage posée à son sujet que, par exemple, pour Vera.

Le soir du 31 octobre, on apprit que la Turquie avait signé un armistice avec l’Entente. « La Turquie a capitulé ! » me dit Suleïman d’un air de honte, « et pourtant, l’Allemagne se bat encore ! »

Le Capitaine Comte von Reckow reçut le commandement du Détachement Gunther, et le rapatriement commença. On s’achemina lentement vers l’Allemagne en passant par les Balkans. La route fut très pénible, parce que nous n’étions vêtus que de nos légères tenues coloniales, et le froid, extrêmement vif pour la saison, causa de grands ravages parmi nous.

En Macédoine, le 12 novembre, par une matinée grise et pluvieuse, et comme nous sortions d’un misérable village où nous avions passé la nuit, le Capitaine Comte von Reckow nous donna l’ordre d’arrêter la colonne et de faire face au côté gauche de la route. Il se porta lui-même dans un champ labouré et recula jusqu’à ce qu’il pût voir les deux extrémités de la colonne. Il resta un long moment sans rien dire. Il était immobile, tassé sur lui-même, et son cheval blanc et son uniforme en loques faisaient une tache claire sur la terre noire. Finalement, il leva la tête, fit un petit signe de la main droite, et dit d’une voix extraordinairement fluette et sans timbre : « L’Allemagne a capitulé. » Une bonne partie des hommes ne l’entendit pas, il y eut un flottement et des chuchotements d’un bout à l’autre de la colonne, et von Reckow, de sa voix habituelle, cria « Ruhe[40] ! ». Le silence se fit, et il répéta, à peine plus fort que la première fois : « L’Allemagne a capitulé. » Après cela, il éperonna son cheval, reprit la tête de la colonne, et on n’entendit plus que les sabots des chevaux.

Je regardai droit devant moi, et ce fut comme si un grand trou noir s’était ouvert brusquement sous mes pieds. Au bout de quelques minutes, une voix entonna : « Nous battrons, nous vaincrons la France », quelques dragons se mirent à chanter en chœur sauvagement, la pluie tomba plus fort, les sabots des chevaux donnaient un rythme à contretemps, et il y eut tout d’un coup tant de vent et tant de pluie que le chant devint plus faible, s’éparpilla, et mourut. Après cela, ce fut pire que si on n’avait pas chanté.