CHAPITRE XII
— Ménélas, dit mon père, quand je lui eus fait le conte de ma soirée, pâtit devant l’Histoire du ridicule d’être cocu. Mais en revanche, la belle Hélène étant sa légitime épouse, il avait le droit et les Dieux pour lui. On n’en dira pas autant de notre Henri qui, comme l’a si bien remarqué Jacques Ier d’Angleterre, « tâchait de débaucher la femme d’autrui ». En poussant Condé à se réfugier aux Pays-Bas sous la garde des Archiducs, le roi d’Espagne a réussi un coup de maître, car le voilà qui peut aujourd’hui se poser à la face de la chrétienté non seulement comme le champion de l’Église catholique, mais comme le protecteur de l’opprimé et le défenseur des bonnes mœurs. Et qu’a-t-il, maintenant, face à lui, sinon, dira-t-il, un huguenot faussement converti, allié des hérétiques, cruel envers sa vertueuse épouse, tyran à l’égard de son neveu et, au surplus, infâme fornicateur et rendu fol par une passion sénile… C’est toujours fort mauvais, Monsieur mon fils, quand on commence une guerre, de voir se dresser contre soi dans l’autre camp, à la fois la morale et la religion.
— Et maintenant, Monsieur, qu’augurez-vous qui se va passer ?
— D’interminables négociations entre le Roi d’une part et d’autre part Pecquius, l’ambassadeur des Archiducs, Don Inigo de Cardenas, l’ambassadeur d’Espagne et Ubaldini, le nonce du Pape. Interminables et inutiles. Prières, pressions, adjurations, menaces et médiation papales, rien n’y fera.
L’Espagne ne lâchera pas ses otages et le Roi n’abandonnera pas la Princesse.
— C’est donc bien la guerre, cette fois ?
— Elle eût eu lieu de toute façon, le Roi s’y préparant depuis dix ans, mais cette fois-ci, elle va nous tomber sus plus vite.
De ces deux prédictions de mon père, la première seule s’accomplit car, avant que la guerre n’éclatât, ou fût sur le point d’éclater, cinq longs mois s’écoulèrent encore. Preuve que le Roi, point si fol qu’on voulait le croire, n’avait pas l’intention d’attaquer l’ennemi à la volée, ni de se départir de sa coutumière prudence. Preuve aussi que le désir de ravoir la Princesse n’était en lui qu’une raison supplémentaire d’en découdre et non point la principale, comme on l’a dit.
En attendant Noël où, comme on sait, les méchants huguenots allaient, selon la sacristaine rumeur, faire une Saint-Barthélemy des catholiques, les prêchaillons se déchaînèrent. Fogacer, soupant avec nous quelques jours avant la Nativité, nous offrit de retenir trois places pour nous en l’église de Saint-Gervais, laquelle serait pleine à craquer pour le jour de Noël, pour ce que le Roi et la cour y devaient ouïr un prêche du père Gontier, jésuite célèbre pour son éloquence, et qui se disait mandé par le Saint-Siège pour porter la bonne parole au Roi.
— Ce père Gontier, dit le Révérend abbé Fogacer qui, comme notre curé Courtil, abhorrait les jésuites, n’est que griffes, crocs et venin. C’est la face dure de la Compagnie de Jésus dont le père Cotton est la face douce et suave. Croyez bien qu’il ne va pas ménager le Roi, ni la guerre qu’il veut faire à l’Espagne et qu’ayant beaucoup d’esprit, il trouvera un bon biais pour l’attaquer. Après quoi, le père Cotton ira consoler le Roi de ces duretés, versera sur elles des larmes, s’en dira désolé et désapprobateur et, pour finir, fera ressouvenir au Roi qu’il a promis de longue date cent mille écus pour l’achèvement de la chapelle du collège des jésuites à La Flèche.
— Et le Roi les lui baillera ? dit mon père, béant : Alors qu’il racle à s’teure toutes les pécunes qu’il peut trouver ?
— Assurément. Le Roi croira par là désarmer les jésuites et le père Cotton, sachant bien que c’est là son calcul, en rira sous cape. Car il n’ignore pas, lui qui vit dans les entrailles du monstre, que ceux de la Compagnie ne désarment jamais et n’ont aucun scrupule à mordre la main qui les nourrit, pour peu que leurs intentions, ce faisant, demeurent pures. Et quelle intention peut-elle être plus pure que la leur, eux qui, obéissant perinde ac cadaver[62], servent aveuglément les visées du Saint-Siège.
Nous fûmes à ce prêche en Saint-Gervais, mon père, La Surie et moi, et nous en revînmes fort édifiés, mais point tout à fait comme le père Gontier l’eût souhaité.
Je le regardai fort curieusement, quand il apparut, dominant l’assistance du haut de la chaire et se disant de prime « envoyé ici – quoique indigne – par notre Saint-Père le Pape, les prélats et les dignitaires de son Église, afin, Sire, que je vous fasse voir et entendre les justes cris de votre peuple qui ne peut souffrir que l’ennemi lui présente la guerre lorsque l’Église lui chante la paix ».
À le voir, ses deux fortes mains empoignant la chaire, le père Gontier n’avait rien d’un moine étiolé par les jeûnes ou assoté par les macérations. C’était, bien le rebours, un vigoureux gaillard, la membrature carrée, la poitrine profonde, le cou épais et là-dessus, une tête lourde et violente, le poil dru et coupé court, des yeux de braise, le nez fort, la mâchoire carnassière.
Ses puissantes narines paraissaient humer l’odeur du combat. Sa voix était si sonore et son verbe si impérieux que vous lui auriez vu sur le dos davantage une cuirasse qu’un cilice, dans sa puissante main davantage une épée qu’un ciboire, et entre ses cuisses, que la chaire me dérobait, mais que je devinais musculeuses, un cheval de bataille qu’il eût poussé de l’éperon pour courir sus à l’ennemi, « quoique indigne ». Car d’évidence, bien qu’il fût parti au galop pour donner une bonne leçon au Roi du haut de la chaire sacrée, le père Gontier était humble, très humble, je dirais même humblissime – je ne mettrais jamais assez de « h » ni assez d’aspirés à « Humble » pour faire sentir à quel point il l’était.
Je fus tout d’abord en doute sur « l’ennemi » dont il parlait et qui « présentait la guerre au peuple de France lorsque l’Église lui chantait la paix ». Était-ce l’Archiduc Albert, alors cardinal, qui avait, en pleine paix, saisi la ville d’Amiens, laquelle notre Henri avait dû reprendre après un siège long et coûteux ? Ou l’Empereur, qui venait de mettre la main sur le duché de Clèves ? Ou l’Espagnol qui, du temps de la Ligue, avait entrepris sur Marseille, suscité ensuite contre la vie d’Henri les complots du Maréchal de Biron et du Comte d’Auvergne, et attiré ce jour d’hui le Prince de Condé sur ses territoires pour le dresser contre son oncle ?
Je n’y étais point du tout. « L’ennemi », c’était les huguenots français et il convenait « de châtier ces mutins » et « d’extirper toute cette race de mutins de votre cour, Sire, et de les exiler ». Le père Gontier prononçait ces paroles avec une superbe assurance, non seulement devant le Roi à qui il paraissait donner des instructions venues du ciel, envoyé qu’il était, quoique indigne, par le Saint-Siège, mais aussi devant Sully, le Duc de Bouillon, le Maréchal de Lesdiguières et bien d’autres seigneurs grands et petits de la cour, tous protestants.
Le prétexte de ces propos témoignait, chez le père Gontier, d’une certaine astuce, puisqu’il retournait contre les huguenots une arme qu’un d’entre eux bien imprudemment lui avait fournie. Celui-là était un ministre de la religion réformée nommé Vignier. Il avait écrit un plaisant pamphlet sur l’excommunication des Vénitiens, puis une Histoire de l’Église qui n’était point fort tendre pour la papauté et venait juste de publier Le Théâtre de l’Antéchrist où, emporté par sa verve et l’esprit de parti, il disait du Pape qu’il était l’Antéchrist.
D’après L’Apocalypse, dernier livre du Nouveau Testament, dû à saint Jean et qui traite des destinées ultimes de notre monde, l’Antéchrist est un personnage maléfique et fabuleux qui, apparaissant peu avant la fin du monde, remplira la terre de ses crimes et de ses impiétés, avant d’être vaincu par le Christ, lequel, une deuxième fois, sauvera l’Humanité.
De la part de Vignier, m’expliqua plus tard Fogacer, coudre Paul V dans la peau de ce prince du mal était aussi injuste qu’inconsidéré. Vignier eût mieux fait de résister à la tentation de rendre coup pour coup, car le Saint-Siège, par malheur, n’avait pas hésité, pour sa part, à flétrir du nom d’Antéchrist absolument tous les réformateurs qui, depuis deux siècles, avaient tâché de rhabiller les abus et les scandales de l’Église catholique : Jan Hus, en Bohême, Luther en Allemagne, Calvin en France. Mais « l’œil pour œil » de Vignier tombait fort mal car, à la différence de certains de ses prédécesseurs, Paul V édifiait toute la chrétienté par l’odeur de ses vertus. « À part la tolérance, dit Fogacer, il les possède toutes. – C’est toutefois la principale », fit remarquer mon père. Mais Fogacer n’en voulut pas tomber d’accord. Il avait pourtant, quant à lui, une fort bonne raison de souhaiter qu’on vit régner sur terre un peu plus de cette vertu-là.
Pour en revenir au père Gontier, il aimait, comme souvent les jésuites, démontrer sa thèse par le moyen du syllogisme. Et celui-là était d’or : les huguenots prétendent que le Pape est l’Antéchrist. Si le Pape est l’Antéchrist, les légats et les évêques mandatés pour célébrer le mariage du Roi sont des faussaires. Donc, ce mariage est nul et le Dauphin est bâtard. Donc, « l’ennemi s’en prenant, Sire, à votre famille et succession royale, choque sur votre sceptre et foudroie votre couronne ».
Que ce discours fût captieux, cela sautait aux yeux. Vignier avait parlé en son nom seul et son opinion ne pouvait être imputée à l’ensemble des huguenots. Ceux-ci, de reste, n’avaient jamais attaqué la légitimité des mariages catholiques pour la raison que, s’ils l’avaient fait, la plupart des Français eussent été des bâtards, proposition aussi absurde qu’injurieuse. En réalité, la cible de ce discours n’osait pas se nommer. L’ennemi, c’était le Roi, puisqu’il « présentait, selon Gontier, la guerre au peuple de France lorsque l’Église lui chantait la paix… Que s’il chantait avec elle cette paix, le Roi conserverait ses sujets sains et sauvés, tant qu’il plaira à la divine bonté de le maintenir en heureuse santé et vie ».
N’était-ce pas suggérer là et suggérer fortement, que si le Roi s’obstinait en ses alliances protestantes et sa politique de guerre, Dieu pourrait peut-être cesser de le garder en vie…
Quelques jours plus tard, nous sûmes, par Fogacer, qu’un autre père jésuite, le père Hardy, avait articulé, contre Sa Majesté, une menace encore moins voilée. Faisant allusion aux millions de la Bastille, il avait dit que « les rois amassaient des trésors pour se rendre redoutables, mais il ne fallait qu’un pion pour mater un roi ».
Mon père, à ouïr ce damnable propos, fut atterré.
— Mais c’est bel et bien, dit-il, un appel à l’assassinat ! Et cela me ramentoit sinistrement tout ce qui s’est crié en chaire et murmuré dans les sacristies contre Henri III au moment du siège de Paris : autant d’hameçons pour accrocher çà et là un quidam de faible et déréglée cervelle et lui mettre le couteau à la main.
— Ah certes ! dit La Surie, ces gens-là s’entendent à pousser les pions sur l’échiquier. Notre reine leur est déjà acquise.
— Et les deux chevaliers, dis-je.
— Qu’entendez-vous par là ? dit mon père.
— Condé et d’Épernon.
— Le Roi, dit mon père, a commis une erreur en n’embastillant pas Condé, dès lors qu’il avait parlé de quitter le royaume. Et il n’a que trop attendu pour abattre d’Épernon. C’est le plus dangereux de tous.
*
* *
Au début janvier, le Roi me manda au Louvre et, de but en blanc, me demanda si je me sentais maintenant capable de traduire une lettre du français en allemand. Je lui répondis « oui », d’une voix assez assurée, mais tremblais toutefois en mon for, car bien que j’eusse été diligent à étudier la langue d’Ulrike et que je lui eusse écrit deux longues lettres par mois, je craignais de rencontrer, dans cette lettre qu’il allait me dicter, deux ou trois mots français du langage diplomatique ou militaire dont je ne connaîtrais pas la traduction. Mais comme cette lettre était adressée à l’Électeur du Palatinat, dont je savais, par Ulrike, qu’il parlait fort bien le français, je ne laissais de me rassurer, me disant que si une expression me faillait en allemand, je pourrais toujours l’écrire dans ma langue.
Je jouai de bonheur. Le seul mot dans cette longue lettre qui me prit de court fut « contrat ». Après avoir hésité, je décidai de le germaniser, du moins par l’orthographe, en l’écrivant « Kontrat ». Revenu en mon logis, je me ruai sur mon dictionnaire : il ne s’en fallait que d’une lettre : le mot s’écrivait « Kontrakt », ce que j’eusse dû deviner, puisque le latin dont il était dérivé était « contractes ». Et pourquoi diantre a-t-il fallu que les Français, par négligence, aient laissé tomber le second « k » qui, à mon sentiment, donnait quelque chose de plus sérieux, de plus austère et de plus contraignant au mot « Kontrakt » ?
Je n’en étais encore qu’au milieu de la dictée française quand on frappa à la porte du petit cabinet où Sa Majesté et moi étions occupés et Beringhen (apparemment le seul au Louvre qui sût où le Roi s’était retiré) vint lui dire que le nonce Ubaldini, répondant à sa convocation, était arrivé dans nos murs.
— Introduis-le céans, dit le Roi d’un air peu amène.
— Céans, Sire ? dit Beringhen qui pensait sans doute qu’une audience au nonce du Pape ne se devait pas donner dans un petit cabinet aussi dénué de meubles.
— Tu m’as ouï !
— Sire, à part le tabouret sur lequel votre truchement a pris place, il n’est rien céans où s’asseoir.
— Fais apporter une chaire à bras avant d’introduire le nonce.
— Et vous, Sire ?
— Je resterai debout.
Beringhen me jeta un œil et regarda le Roi.
— Qu’est cela qui te soucie, Beringhen ? dit Henri d’une voix sèche.
— D’ordinaire, Sire, vous recevez le nonce assisté de vos conseillers.
— Je m’en passerai ce jour d’hui.
— Et le nonce, Sire, est lui-même venu avec ses clercs.
— Qu’il vienne seul !
— Oui, Sire.
Beringhen, après un dernier coup d’œil dans ma direction, fit une profonde révérence et se retira. Son regard avait été si éloquent que je crus bon de dire :
— Sire, dois-je me retirer ?
— Te l’ai-je demandé ? dit le Roi avec brusquerie.
Il se mit à marcher qui-ci qui-là d’un pas rageur, les mains derrière le dos. Il paraissait avoir du mal à maîtriser la colère que l’arrivée de son visiteur avait fait naître en lui.
— Siorac, dit-il d’une voix brève, tourne le dos, le nez sur la fenêtre. Et sur une autre feuille que celle-ci, écris tout ce que tu vas ouïr.
— Oui, Sire.
Deux valets apportèrent une chaire à bras, et à mon grand contentement, je m’aperçus qu’en déplaçant quelque peu mon tabouret, je pourrais avoir des vues sur elle grâce à un miroir florentin qui pendait au mur. Toutefois, comme j’allais avoir à tâche de transcrire les propos du visiteur, je n’aurais guère le temps de jeter un œil sur lui.
J’ouïs sa voix avant de l’apercevoir, car le Roi ne lui ayant pas encore dit de s’asseoir, il n’était pas encore dans le champ de ma vision. Il présentait ses compliments, et les compliments de Sa Sainteté au Roi et ni son naturel ni son emploi ne le portant à les abréger, il prit tout son temps. Son timbre de voix qui demeurait dans les notes basses me parut des plus plaisants, et son accent italien ajoutait encore à son agrément. Je ne saurais mieux décrire sa voix qu’en disant qu’elle évoquait l’idée de boules de billard qui eussent roulé dans l’huile d’une poêle à frire. Quand elles s’entrechoquaient, on sentait bien qu’elles étaient dures, mais cette dureté même, en raison de l’huile dans laquelle elles baignaient, avait quelque chose de suave.
Quand enfin le cardinal-nonce s’assit, comme je ne transcrivais pas encore ses propos, ses compliments étant tout de cérémonie, je lui jetai plus d’un regard dans le miroir. Il me parut plus petit que le souvenir qu’il m’avait laissé de lui au mariage du Duc de Vendôme, entouré qu’il était de tout un parterre brillant de robes pourpres et violettes. Mais ce qui surtout me frappa, c’est que tout chez lui était rond, ou à tout le moins arrondi : son crâne, son visage, ses yeux, son nez, son menton, ses épaules et son ventre. On aurait dit un galet de granit rose qui se serait poli à force de se frotter à d’autres galets au Vatican. Je dis rose à cause de son teint, qui était éclatant de fraîcheur et aussi en raison de l’expression enjouée de ses traits, alors même qu’en face des difficultés qu’il rencontrait dans sa tâche, il allait se dire, comme je n’allais pas tarder à m’en apercevoir, le plus souvent « attristé, chagriné et désolé ». Mais c’était là des désolations ecclésiastiques : elles n’entamaient en rien, ce me semble, le plaisir douillet qu’il prenait à vivre.
Henri, quant à lui, abrégea le compliment et, se campant devant le nonce, vint droit au fait.
— Monsieur le nonce, dit-il, je suis fort mécontent touchant l’édit que Sa Sainteté a pris au sujet de l’Histoire Universelle du Président De Thou.
— Pourtant, Sire, la condamnation de ce livre par Sa Sainteté ne devrait point vous étonner. Car, bien qu’il soit plein d’esprit, exquisement rédigé en latin, et qu’on y voie partout une érudition merveilleuse, sa relation des événements, surtout de ceux qui se sont passés en France depuis 1543, n’est pas de nature à contenter le Saint-Siège. En outre, comment le Saint-Office pourrait-il oublier que Monsieur le Président De Thou fut de ceux qui rédigèrent l’Édit de Nantes que, pour notre part, nous abhorrons, puisqu’il établit en ce royaume cette chose néfaste : la liberté de conscience.
— Sans laquelle, dit le Roi, mes sujets catholiques et mes sujets huguenots seraient encore en train de se trancher la gorge… Mais passe encore pour l’Histoire du Président De Thou. Comment pourrais-je attendre du Saint-Père qu’il renonçât à ses principes ? Plus surprenante me paraît, en revanche, la condamnation du réquisitoire prononcé par Antoine Arnauld dans le procès des jésuites qui suivit la tentative de meurtre de Jean Châtel sur ma personne.
— Ah ! Sire ! dit le nonce que le nom de Jean Châtel parut quelque peu troubler, le souhait du Saint-Père, c’est que le passé enterre le passé. Vous avez vous-même pardonné aux imprudences des jésuites puisque, après les avoir bannis de France, vous les y avez rappelés. On peut même dire que vous êtes, ce jour d’hui, leur bienfaiteur puisque sans votre aide ils n’eussent pu reprendre en main l’enseignement de la jeunesse, ni installer le magnifique collège de La Flèche. Ils vous en ont, soyez-en assuré, Sire, une infinie gratitude.
— Je ne m’en aperçois pas à leurs prêches, dit Henri d’un ton amer. Mais passons encore là-dessus, s’il vous plaît. Il y a pis ! L’Édit de Sa Sainteté ne se contente pas de condamner le discours d’Arnauld. Il condamne aussi ses pièces annexes, parmi lesquelles se trouve la sentence de mort prononcée par le Parlement de Paris contre Jean Châtel, reconnu coupable de tentative de meurtre sur ma personne.
Son interlocuteur persistant à se taire, le Roi reprit d’un ton mordant :
— Monseigneur, puis-je vous ramentevoir qu’à mon retour de Picardie Jean Châtel se glissa parmi la foule des courtisans au Louvre et, me croyant revêtu d’une cotte de mailles, me voulut frapper au cou avec son couteau. Fort heureusement, la Providence voulut que, juste au moment où il me frappa, je me baissai pour relever Monsieur de Montigny qui s’était agenouillé devant moi et la lame, n’atteignant que ma lèvre supérieure, s’arrêta sur une de mes dents qu’elle coupa à moitié. Vous imaginez le dommage que ladite lame eût fait dans mon cou si elle l’eût pénétré. Or sus ! Que se passa-t-il ? Le Parlement de Paris jugea Châtel et le condamna à mort. Qu’eût voulu le Saint-Siège que nous fissions ? Que Châtel fût innocenté ? Et libéré, pour qu’il pût recommencer, avec plus de succès cette fois, à me bailler de son couteau ? Que veut dire cette suppression de l’arrêt de mort contre Châtel ? Le Saint-Siège regrette-t-il la mansuétude à mon endroit dont avait fait preuve alors la Providence, quand Elle me fit me baisser pour échapper au couteau de l’assassin ?
Comme le nonce fut un moment avant de répondre à cette question irritée, je lui jetai un œil dans le miroir. Son teint rose, en rougissant, s’était rapproché quelque peu de la teinte de sa soutane pourpre, son visage avait pris un air plaintif et douloureux et quand il parla, on eût dit qu’une viole sanglotait dans sa voix.
— Sire, dit-il, je serais infiniment désolé que vous puissiez penser que le Saint-Père ait pu faillir un seul instant à l’affection qu’il vous porte. Il se peut, bien entendu, que les prélats du Saint-Office qui lui ont conseillé cette condamnation, aient pensé que, puisqu’on supprimait le discours d’Arnauld, il y avait quelque logique à supprimer ses annexes.
— Le procès de Jean Châtel, dit le Roi et le procès des jésuites sont deux choses différentes. On peut déplorer l’éviction des jésuites sans pour cela regretter la condamnation de l’homme qui a voulu m’assassiner. J’honore et vénère le pape Paul V et me réjouis grandement que vous me disiez qu’il a de l’affection pour moi, mais j’aimerais mieux qu’il m’affectionne vivant plutôt que mort !
— Ah ! Sire ! dit le nonce, je serais dans le plus grand chagrin si cette idée vous pouvait traverser la cervelle. Je puis vous assurer que Sa Sainteté prie tous les jours pour votre conservation.
— Je lui en sais le plus grand gré. Considérez, cependant, le désordre que l’édit pontifical a introduit dans mon royaume. Le Parlement, excessivement indigné qu’on ait pu supprimer la juste sentence qu’il a prononcée et qui punissait de mort un régicide, a déclaré l’édit pontifical entaché d’abus et a ordonné qu’on le brûle.
— Ah ! Sire ! Cela va dans l’excès !
— Ni plus ni moins que l’édit qui est ainsi sanctionné ! Mais Monseigneur, ne craignez pas : j’ai interdit au Parlement d’exécuter sa sentence, non seulement en raison du scandale qui en rejaillirait sur toute la chrétienté, mais aussi parce que commencerait aussitôt en Paris une guerre de libelles, les uns opinant pour, les autres contre et qui sait si quelques fols n’iraient pas conclure que, puisque l’édit pontifical a absous Jean Châtel, il est devenu à s’teure loisible de me tuer…
— Ah ! Sire ! Ce propos me déchire le cœur ! J’en suis meurtri jusqu’au tréfonds. Je pâmerais, je crois, si je devais en ouïr davantage. Sire, je vous supplie de me permettre de me retirer.
— Monsieur le nonce, dit le Roi non sans quelque sarcasme, de grâce, ne pâmez point, avant d’avoir ouï la conclusion que je tire de l’examen de l’édit pontifical. Je n’ai rien à redire à la condamnation de l’Histoire Universelle du Président De Thou. C’est l’affaire du Saint-Office. En revanche, je sourcille à la condamnation d’Arnauld contre les jésuites qui, à l’époque, ne se justifiait que trop. Et quant à la suppression du jugement condamnant Châtel, poursuivit le Roi en haussant la voix, je la considère non seulement comme entachée d’abus, mais comme une attaque contre mes sûretés et un affront contre ma personne !… En conséquence, je prie instamment Sa Sainteté de me libérer de cette écorne en révoquant ledit édit.
— Le Pape révoquer son édit ! s’écria le nonce dans la voix duquel des pleureuses se mirent à gémir toutes ensemble. Le Pape révoquer son édit ! Mais le Pape, Sire, parle au nom de Dieu ! Et comment, Sire, pourrions-nous admettre urbi et orbi que le Pape, inspiré qu’il est par le Saint-Esprit, puisse jamais s’être trompé ? Ce serait infiniment préjudiciable à la dignité du Saint-Siège !
— Vous trouverez bien le moyen de révoquer cet édit, Monsieur le nonce, sans attenter à la dignité du Pape : le Saint-Siège est si subtil. Jusque-là, Monseigneur, je serais, pour parler comme vous, dans une affliction telle et si grande qu’à cause de cet édit, je ne pourrais vous donner audience, si fort que soit mon désir de m’entretenir avec vous et le plaisir que je prends à vous voir.
— Ah ! Sire ! Je ne manquerai pas de dire à Sa Sainteté la mésaise où vous jette cet édit et je suis bien assuré que Sa Sainteté ne faillira pas à consoler Votre Majesté.
— Le mot « consoler » me paraît étrange, dit le Roi, mais, si consolation il y a, je l’attendrai avec impatience.
Et il lui donna son congé. La « consolation » que le nonce avait promise au Roi se fit attendre quelques semaines et quand elle vint, elle ne manqua pas de finesse, comme Henri l’avait prévu. La cour de Rome ne révoqua pas l’édit inqualifiable, elle se borna à publier une nouvelle liste d’ouvrages condamnés sur laquelle fut maintenue l’Histoire Universelle du Président De Thou, mais de laquelle disparut la condamnation de l’arrêt de mort contre Châtel.
— Peu leur chaut ! dit mon père, quand je lui contai l’affaire, le mal est fait ! Le message est passé ! Et croyez bien qu’il sera relayé de clocher en clocher, de sacristie en sacristie et de couvent en couvent. Seul le premier mouvement du Saint-Siège sera réputé le bon. Son « repentir » sera mis sur le compte de l’opportunité. Et c’est ainsi que, de nos jours, on suscite un assassin tout en gardant les mains blanches et une soutane immaculée.
*
* *
Comme mon père l’avait prévu, les négociations pour ravoir la Princesse n’aboutirent pas et une tentative pour l’enlever en plein cœur de Bruxelles et la ramener en France échoua tout du même, en grande partie par la faute du Roi lui-même, qui cria victoire trop tôt. Quant au Prince de Condé, cette tentative l’effraya tant que, confiant la Princesse à la garde des vertueux Archiducs, il gagna Milan par des chemins détournés et il se mit dans les mains du Comte de Fuentes, l’ennemi juré de la France. Il faut dire que le Premier prince du sang était, pour l’Espagne et Fuentes, un atout d’autant plus merveilleux que le Prince n’avait pas un seul sol vaillant et dépendait, pour vivre, de l’argent étranger. Il fut donc facile à Fuentes de lui faire rédiger une proclamation dans laquelle il dénonçait la « tyrannie » d’Henri IV à son endroit (ce mot « tyrannie », je le souligne encore, était de la dernière conséquence puisque, selon la casuistique des jésuites, s’il était défendu de tuer un roi, il devenait, au contraire, licite de tuer un tyran). Le Prince contestait, en outre, comme étant illégitime, le divorce du Roi et de la reine Margot, considérait, en conséquence, que Marie de Médicis n’était point légitimement mariée avec Henri et que le dauphin Louis était un bâtard.
Tant mon père fut troublé qu’il consulta, là-dessus, Fogacer, quand il vint souper avec nous. Le Révérend abbé eut son long, lent et sinueux sourire que je n’ose plus dire sodomite, ne sachant où il en est de ses mœurs. Mais il dit ceci :
— C’est peu sérieux. Il est infiniment peu probable que Paul V accepte un jour d’annuler le divorce d’Henri et de la reine Margot. D’abord, l’intéressée y était consentante ; ensuite, elle n’a jamais eu d’enfant et fut si notoirement légère de la cuisse que, si elle n’eût pas été princesse, on l’eût appelée putain. Et pourquoi diable Paul V ferait-il cette écorne à Marie, au risque de se brouiller mortellement avec les Médicis ? La proclamation du Prince n’a d’autre intérêt que d’opposer le Premier prince du sang à Henri IV comme successeur au trône de France, au cas où le Roi viendrait à disparaître… Mais même alors je ne sais si le Prince lui-même aimerait poursuivre ce périlleux petit jeu jusqu’au bout. Il serait trop facile de lui jeter au nez sa propre naissance dont la légitimité est elle-même plus que douteuse. Il n’empêche que, pour l’instant, le Prince fait un excellent pion aux mains des Espagnols et qu’ils vont s’en servir comme Philippe II s’est servi du Duc de Guise contre Henri III : comme d’un fanion pour rallier les ligueux, les mécontents et les traîtres.
— Oui, vous avez raison, Fogacer, dit mon père, et la guerre, alors même qu’elle n’a pas encore éclaté, commence fort bien pour les Espagnols. Ils détiennent un gage précieux à Milan dans la personne du Prince et un autre gage encore plus précieux dans la personne de la Princesse à Bruxelles. Celle-là, vous pouvez être assuré qu’ils en demanderont un bon prix – en place forte, en territoire, en honneur, en prestige – quand le moment sera venu pour eux de la monnayer.
L’échec de l’enlèvement de la Princesse à Bruxelles et la proclamation du Prince à Milan eurent lieu, si je ne me trompe, fin mars 1610 et c’est au début avril que je fus mandé au Louvre par Henri pour écrire et traduire une lettre à un prince allemand. Je trouvai le Roi bien plus calme et résolu que je ne l’avais jamais vu depuis cette soirée fatale où il perdit sa bien-aimée. Il expédia sa lettre avec une rapidité exemplaire, les mots coulant de source comme s’il les avait déjà médités. Et quant à moi, à mon humblissime échelle, je me sentis aussi bien plus sûr de moi pour la raison que j’avais emporté, dans l’emmanchure de mon pourpoint, un petit dictionnaire d’allemand dont je comptais me servir, si besoin en était. Bref, dictée et traduction, tout se fit dans un battement de cil et, ma tâche terminée, Henri me parla avec entrain de ses préparatifs de guerre, mais sans mentionner la Princesse, comme il l’avait fait si souvent à ceux de son entourage, depuis qu’elle avait passé les frontières, en se plaignant de la douleur qu’il éprouvait de se voir ainsi privé d’elle, en termes touchants et quasi naïfs.
Ma tâche de truchement achevée, je demandai au Roi la permission d’aller voir le Dauphin. Il acquiesça, étant content de l’attachement que je montrais à son fils aîné, lequel était sincère, assurément. Toutefois, sachant que Mademoiselle de Fonlebon, sur les six heures, allait dire bonsoir au Dauphin, et se faire baiser par lui sur les deux joues, j’espérais la trouver chez lui. Le hasard fit les choses autrement. J’appris du page que le Dauphin se trouvait chez la Reine, mais comme je m’en retournais, je rencontrai sur le seuil de son appartement Mademoiselle de Fonlebon qui, comme moi-même, le venait visiter. Je fus d’abord enchanté de lui parler au bec à bec sans que la Marquise de Guercheville projetât son ombre sur nous. Mais quand je la vis pâle, tremblante et les yeux rougis, je m’en émus fort et lui demandai la cause de son chagrin. Elle ne voulut pas me la confier de prime, mais à force de la presser avec toute la tendresse que je pus mettre dans mon propos, elle finit par tout me dire.
— Ah ! Monsieur mon cousin ! dit-elle en me prenant les deux mains, que j’eusse mille fois préféré être laide et que pareil prédicament ne me fût jamais tombé sus ! Hélas ! Le peu de beauté qu’on me trouve aura causé ma perte !
— Votre peu de beauté ? dis-je en me saisissant à mon tour de ses mains et en les portant à mes lèvres. Ma cousine, c’est blasphémer !
— Mais le pis, dit-elle en m’abandonnant ses mains, le pis, ce fut ma fatale ressemblance avec la Princesse de Condé ! Ah ! que j’eusse préféré ressembler à force forcée à la Galigaï plutôt que d’être exposée, comme ce fut le cas depuis plus d’un mois, aux assiduités du Roi ! Encore, si c’eût été de sa part un doigt de cour discret mais, vramy ! on n’aurait pas dit qu’il admirait tant L’Astrée ! Car, en fait d’amour courtois, il y allait à la soldate ! Enfin, n’y pouvant plus, je me suis jetée aux pieds de la Reine et je lui ai tout dit, n’ayant que ce seul moyen de remparer ma vertu contre de tels assauts. La Reine fut fort bonne. Elle me releva, me baisa sur les deux joues, me promit une dot quand je me marierai, mais son commandement fut sans appel ; dès demain, il me faudra partir, sous bonne escorte, pour le Périgord et la maison de mes parents. Assurément, je les aime, mais, Monsieur mon cousin, après les fastes de la cour, après cette belle Paris, c’est un désert que le Périgord ! Qui, je vous le demande, qui me viendra voir, quand je serai si loin ?
— Mais moi, ma cousine, moi ! Je passe tous mes étés à Mespech. Et Mespech n’est pas si loin du Castelnau des Caumont que je ne puisse, en quelques heures de cheval, galoper jusqu’à vous !
Elle s’est alors jetée à mon cou, m’a embrassé sur les deux joues, puis, d’une façon charmante, a rougi et s’est excusée de sa vivacité.
— Chevalier, dit-elle d’une voix pétulante, est-ce vrai ? Est-ce vrai ? Me viendrez-vous voir ? Vous le jurez ?
— Tant promis, tant tenu ! dis-je en levant la main.
Quand le soir je contai la rencontre à mon père, il se rembrunit.
— Ne vous avancez donc pas tant avec Mademoiselle de Fonlebon ! Sa famille est fort haute, et si après vos avances, vous décidez de vous retirer, ses parents pourraient s’en piquer.
— C’est que je l’ai trouvée si charmante et si primesautière quand dans son désarroi elle s’est jetée à mon cou…
— Primesautière ? Ces manières chez les filles sont toujours un peu calculées, mais le calcul est si rapide que le mouvement a toutes les apparences de la spontanéité.
— Je trouve comique chez le Roi, dit La Surie, cette passion subite née d’une simple ressemblance.
— Je ne la trouve pas comique, dit mon père. Elle m’inspire, au contraire, quelque pitié pour cet amant quasi sexagénaire qui, au désespoir d’avoir perdu sa maîtresse, se jette sur son sosie, lequel aussitôt le rebute.
Mon père, comme j’ai dit, je crois, allait fort peu au Louvre, et seulement pour faire service au Roi qui l’employait aux missions que l’on sait. Toutefois, il aimait être informé de tout et dit devant moi un jour à La Surie que Monsieur de La Force, huguenot et vieux serviteur d’Henri, venait de faire nommer lieutenant dans la compagnie des gardes qu’il commandait son fils, Monsieur de Castelnau. Comme peut-être bien mon père y comptait (si sobre de détails que j’eusse été sur ma rencontre avec Mademoiselle de Fonlebon), je dressai fort l’oreille à ce nom de Castelnau et dis :
— Monsieur, est-ce un Castelnau du Périgord ?
— Assurément, dit mon père.
— Ce serait donc un Caumont ?
— Comme son père, Monsieur de La Force.
— Nous serions donc quelque peu parents ?
— Nous sommes cousins, en effet, dit mon père en jetant un œil à La Surie.
— Et comment est ce Monsieur de Castelnau ?
— Il a votre âge et aurait assez votre tournure, sauf qu’il est fort brun avec des yeux noirs. Vous le pourrez voir au guichet du Louvre où il est souvent de garde en remplacement de son père, en vertu de l’adage militaire qui veut que le lieutenant fasse le travail du capitaine.
— Passe-t-il l’été à Castelnau ?
— Je ne sais, dit mon père avec un sourire. Vous pourriez peut-être le lui demander en vous nommant à lui ? À ce que j’ai ouï dire, c’est un jeune homme fort aimable.
— Est-il lui aussi huguenot ?
— Oui-da, comme son père. Monsieur de La Force échappa par miracle à la Saint-Barthélemy. Il était alors fort jeune lorsque son frère et son père furent dagués le 24 août, en Paris, par de bons chrétiens. Et il eut l’émerveillable présence d’esprit de se laisser choir entre son père et son frère en criant : « Je suis mort ! » La nuit venue, il fut sauvé par un naquet[63] qui le mena à l’Arsenal, chez Biron.
Quelques jours plus tard, mon père étant mandé au Louvre, je lui demandai, non sans arrière-pensée, de l’accompagner, ce qui ne laissa pas de l’étonner quelque peu, car il devait s’y rendre à l’heure de ma sieste, ce qui voulait dire que je l’allais sacrifier. Néanmoins, sans dire mot ni sourire le moindre, il acquiesça.
Je jouai de bonheur car, arrivé au guichet du Louvre, mon père me dit sans y toucher :
— Voilà justement Monsieur de Castelnau de garde. Je vais vous présenter à lui, puisque tel est votre désir.
À jeter l’œil sur Monsieur de Castelnau, je conçus quelque envie de son habit bleu à parements rouges de lieutenant des gardes françaises, lequel, pensai-je toutefois, me serait allé tout aussi bien qu’à lui. Mais c’était une envie qui me passa comme elle était venue, car je savais bien que je n’aurais trouvé que routine et oisiveté dans le métier des armes, encore qu’aucun métier ne soit sot, s’il est fait avec conscience. Et il n’y avait qu’à voir Monsieur de Castelnau et l’air de rigueur huguenote que portait son beau visage pour deviner qu’il ne prenait pas sa garde à la légère, comme ces fats arrogants qui plastronnent devant le guichet du Louvre en prenant des airs de mangeurs de charrettes ferrées.
Monsieur de Castelnau, d’évidence, n’était pas de ces façonniers. Le sérieux de sa physionomie ne l’empêchait pas d’être avenante et ouverte. Il est vrai que je ne connaissais pour ainsi dire pas de garçon de mon âge, n’ayant pour amis que les amis de mon père qui, à part Bassompierre, étaient ses contemporains. Et pour tout dire, dès que je vis le lieutenant des gardes, j’oubliai sur l’heure qu’il n’avait été de prime dans mon esprit qu’un chaînon commode pour rattacher Mespech à Castelnau : je me pris à lui d’une amitié singulière et lui à moi, au premier coup d’œil.
Notre degré de cousinage fut notre premier sujet d’entretien et, en énumérant les Caumont du côté de ma grand-mère et les Caumont du côté de son père, j’appris que nous étions cousins au troisième degré et aussi que Mademoiselle de Fonlebon était sa cousine germaine. Cela ne laissa pas que de me donner des ombrages, car je ne pouvais concevoir qu’un gentilhomme aussi beau et bien fait que Castelnau pût résister aux charmes de sa cousine, et elle aux siens. Mais la minute d’après, et sans que je lui eusse question posée, il me retira de dessus le cœur un grand poids. Il raffolait, me dit-il, du Périgord et y passait tous ses étés, étant furieusement épris de Mademoiselle de Puymartin. Tout me parut alors se mettre en place par une sorte de miracle, car mon grand-père était fort ami des Puymartin dont la châtellenie se trouvait voisine de Mespech. Le cœur me battit que mon nouvel ami fût si proche de moi par le sang et le lieu, sans être pour autant mon rival.
— Comment ? dis-je, vous passez tous vos étés en Périgord ! Mais moi aussi ! (Oh ! ma franche marguerite, que devenait ton orient ?)
Il en fut fort joyeux. Et que pensez-vous que nous fîmes, sinon nous projeter dans ces juillets futurs, joignant nos escortes sous le clair soleil, trottant au botte à botte sur les chemins fleuris de France, festoyant à dents aiguës aux fraîches auberges des étapes, et oubliant tout à plein que nous étions debout devant le guichet du Louvre, battant le pavé qui, en ce torride début de mai, était poussiéreux et brûlant.
— Ah certes ! dit-il, (ce « certes » trahissait le huguenot) j’aimerais mieux, ce jour d’hui, tant il fait chaud, m’ébattre à Castelnau que transpirer céans.
— Castelnau est-il à vous ?
— Non point. Mon père m’a conféré le titre, le nom et les revenus. Mais je n’ai que l’usance de la maison.
Ce mot « maison » me toucha fort, appliqué à cette belle et formidable forteresse qui domine la Dordogne. Nos grandes familles des provinces ont la pudeur de ne se paonner point de leurs merveilleux châteaux, sinon dans le clos de leur cœur, et c’est alors davantage de l’amour que de la vanité.
Nous en étions à deviser ainsi quand un géantin quidam dont le chapeau vert laissait échapper des touffes de cheveux rouge sang, lesquelles se mêlaient à une barbe hirsute de la même couleur, traversa la place du Louvre en tirant dans notre direction mais, s’arrêtant à mi-chemin, mit les poings sur les hanches et nous dévisagea de loin, Castelnau et moi. Non qu’il parût hésitant le moindre. Ses yeux bleus étaient fixés sur nous avec une expression qui n’avait rien de rassurant. Outre sa taille élevée et ses larges épaules, ce qui achevait de rendre ce personnage singulier, c’est qu’en contraste avec sa chevelure et sa barbe rousses, mais d’un roux très foncé, il était vêtu de vert, son habit, par surcroît d’originalité, étant taillé à la mode flamande.
— Dalbavie, dit Castelnau à un sergent des gardes, sais-tu ce que nous veut ce faquin ?
— Ah ! celui-là ! dit Dalbavie avec un fort accent périgourdin, c’est la troisième fois qu’il se présente au guichet du Louvre, et deux fois je l’ai déjà rebuté. Je n’aime ni son poil, ni ses yeux. Et je le cuide fol coma la luna de mars[64].
— Vramy, dit un petit garde qui avait l’œil pétillant et futé, n’a-t-il pas déjà sur la tête un chapeau vert ? Quand même, c’est pitié que sa cervelle trébuche ! Autrement, fort qu’il est comme un bœuf, on en ferait un beau soldat.
— Vous a-t-il parlé ? dit Castelnau.
— Oui-da, dit Dalbavie. Il a la parladure facile. M’est avis que si vous le mettiez dans une soutane, il vous dégoiserait un prêche tout aussi bien qu’un autre.
— Que vous a-t-il dit ?
— À moi rien, dit Dalbavie, mais il a parlé à Cadejac.
C’était le garde aux yeux rieurs et dès que Castelnau lui adressa la parole, ses yeux rirent de plus belle.
— Il m’a demandé s’il était constant que le Roi allait faire la guerre au Pape.
— Et que lui as-tu répondu ?
— Qu’il y avait longtemps que le Roi ne m’avait convié à sa table pour me confier ses projets, mais que s’il avait le projet qu’il disait, je lui donnerais bien volontiers un coup de main.
Cadejac rit le premier au souvenir de cette petite gausserie et les gardes l’imitèrent.
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Jour de Dieu ! Il n’a pas pris l’affaire en riant ! Il m’a jeté un regard à geler la Seine en été et a grondé entre ses dents : « Blasphème ! Blasphème ! Faire la guerre au Pape, c’est la faire à Dieu ! Car le Pape est Dieu et Dieu est le Pape ! »
— Et à cela qu’as-tu répliqué ?
— Ma fé, que j’ai dit, si c’est la même personne, pourquoi sont-ils deux ?
Mais je vis bien que cette gausserie-là ne plaisait qu’à demi à Castelnau, pour ce qu’elle ne témoignait pas assez de révérence à l’égard du Créateur. Dalbavie le sentit aussi car il dit, croyant arranger les choses :
— Justement, Monsieur le lieutenant, c’est bien ce qui m’a fait penser que le drole était fol coma la luna de mars, vu que confondre le Pape et Dieu, c’est quasiment confondre Monsieur votre père et vous-même.
Cela me fit sourire, mais non Castelnau qui, fichant ses yeux noirs sur le rouquin géantin qui le considérait de loin, les deux poings sur les hanches, lui fit signe d’approcher. Le rouquin se mit en branle d’un pas résolu et sans la moindre appréhension.
— Demeurez devant le guichet, dit Castelnau aux gardes.
Quand l’homme fut à cinq pas de lui, Castelnau l’interpella d’une voix forte :
— Halte ! Que voulez-vous ? Pourquoi demandez-vous l’entrant ?
— Pour voir le Roi, Monsieur. J’ai à lui parler.
— Que lui direz-vous ?
— Je ne le dirai qu’à lui, dit l’homme.
Il s’était exprimé avec assez de calme et sa façon de parler n’était pas celle d’un ignare.
— Vous devez entendre, dit Castelnau d’un ton poli, que le Roi ne peut donner audience à tous ses sujets. Il en a trop.
— Monsieur, dit l’homme en s’exaltant tout soudain et ses yeux bleus jetant des flammes, je vous supplie au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de la Vierge Marie, que je voie le Roi !
Je me fis cette réflexion que supplier un huguenot au nom de la Vierge Marie n’était peut-être pas la meilleure façon de faire aboutir la supplique. Toutefois, Castelnau ne se départit pas de son ton calme et poli.
— Je vais quérir le capitaine. Lui seul peut vous mener au Roi, s’il le juge bon.
Et s’adressant aux gardes gascons, il leur dit à mi-voix :
— Mefia-te. Diu te garde d’aquel qu’a lo pial roje[65].
Je ne pense pas que Castelnau eût une quelconque aversion envers les rouquins : c’était là une façon indirecte de mettre les gardes en alerte. De reste, dès qu’ayant franchi le guichet du Louvre d’un pas rapide, il fut entré dans le Louvre, Dalbavie fit signe aux soldats qui se trouvaient là au nombre d’une demi-douzaine, lesquels sans piper, ni faire mine ni semblant, entourèrent le quidam. Le sergent pensait sans doute que l’homme pourrait tenter de forcer l’entrant et que, dans ce cas, ils ne seraient pas trop de six pour se saisir de lui.
Celui-ci me parut ne craindre point, et se soucier moins encore, d’être ainsi entouré. Dominant d’une bonne tête les gardes gascons, il se tenait campé sur ses deux jambes, la tête haute et les bras ballants. Sa carrure annonçait beaucoup de vigueur. Fort brillants dans le poil rouge qui couvrait son visage, ses yeux bleus avaient une façon de se ficher dans les vôtres sans ciller qui vous mettait mal à l’aise. Il ne me parut pas à proprement parler atteint de folie, mais farouche, exalté et excessivement sûr de lui et de ses opinions. Comme Castelnau tardait à revenir avec Monsieur de La Force, je lui dis :
— Que pensez-vous de la guerre qui se prépare ?
Il me répondit sans hésitation et sur le ton de la plus absolue certitude :
— C’est à faire la guerre aux huguenots que le cœur du Roi doit être porté.
Voilà un gautier, pensai-je, qu’on a bien catéchisé. Et s’il n’a pas ouï le père Gontier à Saint-Gervais le jour de Noël, du moins a-t-il eu les oreilles rebattues par le même son de cloche. Mais qui diantre lui a enseigné que « Dieu était le Pape et le Pape était Dieu » ? A-t-il sorti seul de son chapeau vert cette étrange théologie ? Et s’il veut voir le Roi, est-ce pour « porter son cœur » à faire la guerre aux huguenots, comme Jeanne d’Arc, jadis, a incité le Dauphin à « bouter les Anglais hors de France » ?
Enfin, Monsieur de La Force apparut, suivi de son fils. Si je rencontrai ce jour-là Castelnau pour la première fois – sans doute parce qu’il ne fut présenté au Roi et à la cour que lorsque son père obtint pour lui la lieutenance de la troisième compagnie des gardes –, en revanche, je connaissais fort bien Monsieur de La Force qui, avec mon père, d’Ornano, Roquelaure, Bellegarde et Vitry, était un des plus vieux serviteurs d’Henri IV et, s’étant illustré à ses côtés dans toutes les dures batailles que le roi de Navarre avait dû livrer pour conquérir le trône de France, était couvert de titres, de gloire et de possessions. Né Caumont, il était gouverneur et lieutenant général de Navarre et Béarn, Duc de La Force, Marquis de Castelnau et des Milandes, sans compter d’autres biens dans le Sarladais. Son titre de Duc n’était point babiole, ayant été accompagné d’un don de deux cent mille écus grâce auquel il put reconstruire le manoir de La Force qui, cependant, était une petite chose, comparé à Castelnau. Lecteur, si un jour vous passez par le Périgord, de grâce, allez jeter un œil à ce rocher construit par la main de l’homme sur une roche naturelle et vous aurez une idée de la solidité tant morale que physique du Duc de La Force.
Aucun nom ne lui eût mieux convenu que celui-là. C’était un roc, inébranlable en sa santé, en ses entreprises, en sa foi protestante. Depuis cette nuit de la Saint-Barthélemy où, couvert du sang de son père et de son frère aîné, il feignit d’avoir été lui aussi poignardé, il eut cent fois l’occasion d’être tué et échappa à toutes. Et ne croyez surtout pas, lecteur, que ce roc huguenot ne savait pas, à l’occasion, avoir quelque tendresse pour le gentil sesso. Il se maria trois fois et la troisième fois, à quatre-vingt-neuf ans.
Dès qu’il me vit, Monsieur de La Force prit le temps de me bailler une forte brassée et de s’enquérir de la santé de mon père et de celle de La Surie, mais tout en me parlant, son œil gris pénétrant s’attachait à l’herculéen rouquin vêtu de vert. Il ne me sembla pas qu’il aimait beaucoup ce qu’il voyait. Toutefois, quand il lui adressa la parole, ce fut lui aussi d’un ton poli.
— Est-ce vous qui quérez de voir Sa Majesté ?
— Oui, Monsieur le capitaine.
— Comment vous nomme-t-on ?
— Jean-François Ravaillac.
— Quel âge avez-vous ?
— Trente et un ans.
— Quel est votre état ?
— J’ai été maître d’école et valet de chambre. J’ai aussi sollicité des procès à Paris pour un juge.
— Et à s’teure, quel est votre métier ?
— Je suis désoccupé.
— De quoi vivez-vous ?
— D’aumônes que de bonnes gens me font.
— N’avez-vous pas vergogne, à votre âge et bâti comme vous l’êtes, de ne travailler point ?
— Je ne perds pas mon temps.
— Que faites-vous ?
Ravaillac se redressa et dit avec emphase, et sur un ton quasi prophétique :
— Je m’attache à la contemplation des secrets de la Providence éternelle.
— N’est-ce pas bien outrecuidant ? Espérez-vous pouvoir les percer ?
— Je lis de bons livres pour m’éclairer.
— Écrits par qui ?
— Le curé Jean Boucher, le père Mariana, le père Emmanuel Sâ.
Lectures inquiétantes : deux jésuites et un curé qui avait été banni de Paris en raison de l’extrême violence de ses prêches. Toutefois, Monsieur de La Force ne broncha pas.
— Où demeurez-vous à Paris ?
— Je demeure en Angoulême.
Quelle que fût son impassibilité, Monsieur de La Force trahit ici un peu d’émotion. Angoulême, ville archiligueuse, était au Duc d’Épernon et il ne s’y passait rien qu’il ne sût.
— Connaissez-vous le Duc d’Épernon ?
— Oui.
Et il ajouta :
— C’est un catholique à gros grain.
Ce commentaire et l’air révérenciel avec lequel Ravaillac l’articula finirent d’édifier Monsieur de La Force sur le genre d’acharné papiste auquel il avait affaire.
— Que voulez-vous dire au Roi ?
— Je ne peux le dire qu’à lui.
Monsieur de La Force se tut un instant, l’œil fixé sur le quidam et reprit, sur le même ton de politesse scrupuleuse :
— Avant de vous mener à Sa Majesté, je dois vous faire fouiller.
— Je m’y attendais, dit Ravaillac.
Sur un signe de Castelnau, Dalbavie s’approcha du rouquin et, des deux mains, tâta successivement sa poitrine, son dos, ses bras, ses hanches et ses cuisses, puis se tournant vers Monsieur de La Force, il dit :
— Il est sans arme, Monsieur le capitaine, pas même un couteau.
Ce qui amena au centre du visage hirsute de Ravaillac une sorte de remous qui eût pu passer pour un sourire, s’il avait en quoi que ce soit modifié la fixité de son regard.
— Je vais trouver Sa Majesté, dit Monsieur de La Force. En m’attendant, gardez l’œil sur lui.
Ce qui se dit entre lui et le Roi, je ne le sus que plus tard et par ce que Monsieur de La Force en dit à mon père.
— Fouillez-le encore une fois, dit le Roi, et si vous ne trouvez rien sur lui, chassez-le ! Et défendez-lui, sous peine d’étrivières, d’approcher du Louvre et de ma personne.
— C’est un fanatique et un furieux, dit La Force. Il connaît d’Épernon. C’est gibier de jésuite et d’archiligueux ! Et, vu sa force, je le crois très dangereux ! M’est avis de le serrer en geôle.
— Faites ce que je dis, dit le Roi.
Quand Monsieur de La Force revint nous rejoindre devant le guichet, je lui trouvai la crête assez rabattue.
— Fouillez-le, dit-il plutôt sèchement à Dalbavie.
— Mais, Monsieur le capitaine, je l’ai déjà fouillé ! dit Dalbavie qui laissa paraître une certaine pique d’être ainsi repris devant ses hommes.
— Fouillez-le de nouveau, dit Monsieur de La Force en sourcillant.
Dalbavie s’approcha de Ravaillac et obéit d’un air assez malengroin. De nouveau, il tâta la poitrine, le dos, les bras, les hanches et les cuisses du quidam, mais par routine et comme négligemment, comme s’il était convaincu par avance que cette deuxième fouille était inutile.
— Il n’a rien sur lui, dit-il.
— C’est bien, laissez-le partir, dit La Force avec mauvaise humeur. Et s’il revient rôder autour du guichet, donnez-lui les étrivières.
Cette fouille fut mal conduite : on ne le sut que plus tard. Si les mains de Dalbavie étaient descendues plus bas que les genoux, elles auraient trouvé, le long du mollet gauche, et la jarretière en dissimulant le manche, le couteau de Ravaillac.