— Je le croirais volontiers, Madame, dit Bassompierre. À voir la façon dont les yeux du Chevalier s’attachent déjà à vous, on peut conjecturer que ses oreilles en feront autant et que son esprit suivra. Madame, puisque ma mission est remplie, voulez-vous me permettre de prendre congé de vous ?
— Monsieur, dit Madame de Lichtenberg, avec une bonne grâce qui n’allait pas sans froideur, je suis votre humble servante. Vous emporterez avec vous mes remerciements, mes amitiés et la recommandation de ne conter à personne, fût-ce à une personne qui vous est chère (faisant allusion sans doute à la Princesse de Conti), votre petite chatonie à l’égard du Chevalier.
— Vramy, Madame ! dit Bassompierre, cette petite chatonie, comme vous l’appelez, était tout à l’avantage du Chevalier, puisque la surprise qu’il a ressentie à vous voir, en place du peu ragoûtant vieillard qu’il attendait, l’a rendu si heureux. De reste, j’aime trop le Chevalier pour faire rire de lui. Et je ne donnerai à personne cette occasion, ajouta-t-il avec un sourire, fût-ce à une personne qui m’est chère.
Là-dessus, se tournant vers moi, il me bailla une forte brassée, salua la Comtesse et s’en alla, fort content de soi, sans que je le fusse de lui. Je trouvai, pour la première fois, à redire à sa conduite. Il se sembla que sa petite tromperie était moins innocente qu’il avait bien voulu le dire et qu’il se trouvait piqué de quelque jalousie à me voir innocemment reçu dans une place dont il avait été rejeté, même si mon inexpérience rendait fort peu probable que j’y remplisse jamais le rôle qu’il eût désiré y jouer.
Madame de Lichtenberg sentit bien que mes plumes étaient encore fort hérissées du ridicule que Bassompierre m’avait donné devant elle et, me faisant asseoir, elle me dit d’une voix douce et basse :
— À cette heure, je suis accoutumée à prendre une petite collation. Voulez-vous la partager avec moi sans façons ?
J’acceptai. Elle sonna, dit quelques mots en allemand au valet qui était accouru à son appel et qui, avec une rapidité qui me surprit, revint avec une petite table basse qu’il posa devant sa maîtresse et sur laquelle il y avait un carafon de vin, de petites galettes et un petit pot en porcelaine contenant de la confiture. Elle dit alors au valet d’approcher un tabouret pour m’accommoder, tant est que je me trouvais plus proche d’elle et quasiment à ses pieds, le nez à la hauteur de son vertugadin. Quand le valet se fut retiré, elle me dit qu’elle avait toujours une petite faim sur les trois heures, et avec une simplicité qui paraissait être un des traits les plus aimables de son caractère, elle me versa du vin et commença incontinent à puiser, avec un cuiller dans le pot de porcelaine un peu de confiture qu’elle étala sur une des galettes. Ce qu’elle fit en silence, avec le calme et le sérieux qu’elle mettait à tout. Je croyais que c’était pour elle qu’elle travaillait ainsi. Mais quand elle eut fini, elle mit la tartine sur une petite assiette et me la tendit, en me disant avec un sourire de prendre garde à ne pas émietter sur moi la galette en mordant dedans.
Je fus d’autant plus ravi de ces soins que Madame de Guise, malgré sa grande amour pour moi, n’aurait jamais songé à les prendre. Madame de Guise était bonne mère, mais elle était peu maternelle. Ses caprices, ses jalousies, ses colères, ses soucis d’argent, ses anxiétés continuelles au sujet de ses fils, l’agitation dans laquelle elle vivait, son orageuse amitié avec la Reine, la conscience qui ne la quittait jamais d’être une princesse du sang et sa conviction, selon son mot fameux, « de n’avoir qu’une maîtresse : la Vierge Marie », tout cela lui laissait fort peu le loisir de me manifester la tendresse qu’elle éprouvait pour moi.
Ces petites attentions chez Madame de Lichtenberg paraissaient naturelles. J’appris plus tard qu’elle était, dans son pays, une aussi haute dame que Madame de Guise, étant la cousine germaine de l’Électeur Palatin. Mais, pour sa part, elle avait été élevée dans la simplicité des mœurs que le calvinisme appelle, et surtout, elle était bonne, et à sa façon, elle tâcha d’effacer la petite blessure de vanité que j’avais reçue de Bassompierre.
Elle y réussit à merveille. Assis à ses genoux, mangeant et buvant avec elle (qui ne songeait pas à cacher le solide appétit que la nature lui avait donné) je me sentais charmé qu’elle eut créé, d’elle à moi, une intimité si charmante, rien qu’en me tartinant une galette.
Elle parla fort peu en cette première rencontre, et fort à la discrétion, d’une voix basse et musicale, ne me posant des questions que sur mes études, jamais sur ma famille, et surtout, elle fut si calme, si réfléchie, sans cette rage de montrer de l’esprit, fût-il médisant, qui possède nos beautés de cour, que je me sentis plus à l’aise avec elle que je ne le fus jamais en présence de Madame de Guise, ou même avec la Sobole, avec qui un entretien, fût-il badin, prenait souvent l’allure d’un duel verbal.
Quand ma première galette fut finie, elle m’en tartina une seconde, étant bien résolue, semblait-il, à ne pas me laisser mourir de faim, tant que je serais sous son toit. La vue de ses jolis doigts étendant au cuiller la confiture avec une grâce que j’admirais (mais je commençais déjà à l’admirer en tout) me remplissait d’un sentiment de bonheur et de sécurité d’autant plus surprenant que sa source était plus modeste.
Cette collation me parut trop brève et dès que le valet nous eut enlevé la table, je commençai à éprouver un peu d’anxiété car, sentant bien que l’étiquette exigeait de moi que je lui demandasse mon congé, je ne pouvais m’y décider et en reculai sans cesse le moment, tant j’étais heureux d’être là, si près de sa personne, mon genou touchant son vertugadin et l’oreille tout enchantée des propos paisibles que nous échangions.
Elle me tira de mon embarras en disant qu’ayant affaire en son domestique, elle ne pouvait me retenir davantage, que son carrosse allait me raccompagner chez moi, mais qu’elle m’attendait le mercredi trois décembre à la même heure, pour ma première leçon et qu’elle aurait alors plus de temps à me consacrer. Elle dit cela de la façon la plus obligeante, m’envisageant gravement de ses grands yeux noirs et sans que je pusse douter un instant de sa sincérité.
J’étais quasiment hors de mes sens quand son carrosse m’emporta. Que Madame de Lichtenberg eût le double de mon âge ne me bridait en aucune manière. Sa beauté, sa vertu, sa douceur m’avaient épris d’elle en un instant.
*
* *
Le mercredi trois décembre – j’ai toutes les raisons du monde de me rappeler cette date – me désommeillant comme à l’accoutumée par degrés insensibles, mes yeux embrumés hésitant à reconnaître pour ce qu’elle était la lumière que laissaient passer les rideaux mal joints de ma fenêtre, j’éprouvai soudain un sentiment si fort d’allégresse que j’en fus tout ébahi, ne pouvant d’abord m’en expliquer l’origine. Puis, peu à peu, tout se remit en place : les rideaux, la fente de lumière, ma chambre, le lit, moi-même, le jour de la semaine et je me ressouvins que, ce jour même, à quinze heures, j’allais prendre ma première leçon avec Madame de Lichtenberg.
Après le lavage et l’habillage – « ces deux mamelles du lever », disait La Surie, pour parodier Sully – je descendis en bondissant le viret, au risque de me rompre le col, rejoignis dans la salle où se prenait le déjeuner mon père et le Chevalier et leur donnant à chacun « brassée et poutounes » (pour parler leur vieux langage) je me mis fort joyeusement à mâcher mes viandes, la gorge avide et les dents aiguisées, ayant l’appétit, ce jour-là, à croquer le monde et trouvant un immense plaisir, levant les yeux de ma repue, à voir le beau soleil de décembre, point chaud, mais clair, entrer par les fenêtres.
— Vous voilà bien réjoui, mon fils ! dit mon père.
— Je le suis, en effet, Monsieur.
— Et pourtant, comme chaque jour, une longue matinée d’études vous attend.
— Il n’y a pas miracle ! dit La Surie. L’idée seule de l’étude saisit Pierre-Emmanuel de mille doux frissons. En outre, une bonne sieste refera ses forces, ne serait-ce qu’en les défaisant.
— Elle ne sera pas si bonne, ce jour d’hui, dit mon père, faisant allusion au fait que Toinon, depuis la veille, devait chambre garder, souffrant de fièvre et de vilaine toux.
— J’en suis bien marri, dis-je.
— Toutefois, dit mon père, je vous vois gai comme pinson à l’aurore.
— Mais Monsieur, dis-je, prenant le parti de la franchise, vous en savez comme moi la raison. Je prends ce jour ma première leçon d’allemand avec Madame de Lichtenberg.
À vrai dire, j’aurais pu ne parler que de ma leçon d’allemand. Nommer la dame était superflu. Mais son nom me fit plaisir à prononcer, tant il était plein de charme pour moi.
— As-tu ouï dire, Miroul, dit mon père, se peut pour mettre un terme à la petite picoterie qu’il voyait La Surie trop enclin à poursuivre, que ce Saint-Germain qui fut décapité en mai n’avait pas seulement attenté à la personne du Roi en transperçant une image de cire faite à sa ressemblance, mais que sa femme, laquelle réussit à s’ensauver et à gagner les Flandres, a été reconnue depuis pour une subtile empoisonneuse ?
— Je ne le savais pas, mais à la vérité, je crains plus pour le Roi le poison et la dague que la sorcellerie, dit La Surie et je suis fort effrayé quand je songe au nombre d’attentats auxquels Henri a déjà échappé. Ces ligueux ont la rage au cœur. Et quelle religion est-ce là qui leur conseille de tuer pour plaire à Dieu ?
— Il n’y a pas que les ligueux et les jésuites. Ce sont là graines de fanatiques qui, pour extirper l’hérésie, vous extermineraient tout un peuple. Il y a aussi les Grands. Ceux-là ne croient qu’en eux-mêmes et ne consultent que leurs intérêts. Ils vendraient la moitié de la France à l’Espagne, s’ils étaient assurés de régner sur l’autre moitié.
— Mais tous ne sont pas également à craindre, dit La Surie. Bouillon est un brouillon. Soissons, un sot imbu de préséances. Condé, un pauvre être perdu dans la bougrerie, et très incertain de sa naissance. Guise, un extravagant qui élève une lionne dans son hôtel.
— Vous oubliez le Duc d’Épernon, dit mon père. Et de tous, c’est le plus redoutable. Je l’ai bien connu, l’ayant soigné jadis pour un abcès à la gorge. Et je n’ai jamais aimé ce petit personnage sec et arrogant qui, parti de rien, a fait sa fortune dans la couchette d’Henri III. C’est un homme sans scrupule, sans droiture et sans humanité. Je ne gagerais pas qu’il ait une âme. C’est un Gascon, comme Henri, mais un Gascon froid, calculateur, secret. S’il s’est rallié à Henri après sa victoire, c’est qu’il désirait être rétabli dans sa fonction de colonel-général de l’infanterie française, laquelle lui donne un grand poids dans l’État. Trop grand, à la vérité ! Raison pour laquelle Henri lui rogne et grignote peu à peu ses prérogatives. Et raison pour laquelle d’Épernon le hait.
— Il le hait ?
— Assurément. Et c’est à peine s’il s’en cache. Pierre de l’Estoile a eu sur lui un très bon mot que je te cite de mémoire : « Les ambitieux en la paix sont comme des serpents engourdis de froid. Mais vienne une guerre qui les réchauffe : ils répandent partout leur venin. »
À ce moment, Mariette entra sans toquer, comme elle en avait le droit puisqu’elle servait à table, et se planta devant mon père, ses grands pieds à l’équerre, sa tête ronde rejetée en arrière et son énorme tétin quasi débordant de son corps de cotte, elle dit avec ce fort accent auvergnat que tant d’années à Paris n’avaient pas réussi à effacer :
— Meuchieu, il y a dans la cour une cheune poule laitée qui a requis l’entrant à Franz et d’après ce que ch’ai ouï, il demande à vous voir.
— Une poule laitée ? Juste Dieu, Mariette, qu’est-ce que tu entends par là ?
— Qu’il est tout en bouclettes et en rubans, n’a pas plus de trois poils au bec et se dandine en marchant. Toutefois, il est fort poli.
À ce moment, on frappa à l’huis, et sur l’entrée que lui cria mon père, Franz apparut et dit, sur un ton de révérencieuse cérémonie :
— Monsieur, il y a là un page du Roi qui demande à vous voir et à vous remettre un message de Sa Majesté.
— Fais entrer, Franz, dit mon père.
Étant ce matin d’humeur si joueuse et joyeuse, cela m’eût ébaudi de voir paraître Romorantin et d’écouter son affecté babil. Mais le nouveau venu était de moi tout à fait déconnu et je ne saurais dire s’il appartenait à l’espèce des « jeunes poules laitées », bien qu’il contrariât d’évidence l’idée que Mariette se faisait d’un homme. Il est vrai que son mari, le cuisinier Caboche, était une sorte de grand singe velu, presque aussi large que haut.
— Messieurs, dit le page, après nous avoir salués à profusion, les plumes de son chapeau balayant le sol – et Mariette demeurant sur le seuil, les bras croisés sur son ventre, ne perdant pas une miette de ces cérémonies –, je suis votre très humble serviteur. Lequel d’entre vous, Messieurs, est le Chevalier de Siorac ?
— Moi, Monsieur.
— Alors, c’est à vous, Monsieur, en main propre et parlant à votre personne, que je dois remettre cette lettre-missive de Sa Majesté.
Là-dessus, il me fit un autre salut à moi seul destiné.
— Je vous remercie, Monsieur, dis-je, en recevant le pli.
— Monsieur, dit mon père, voulez-vous, sans tant de façons, partager notre collation ?
— Grand merci, dit le page, j’en eusse été furieusement charmé, mais cela ne se peut. J’ai un autre pli à porter et le temps m’éperonne.
Il sourit, l’œil en fleur, et parut si content de sa métaphore qu’il la répéta.
— Le temps, hélas, m’éperonne. Monsieur, je suis votre très humble serviteur.
— Eh quoi, mon fils ! dit mon père, dès que le page se fut envolé, un pli du Roi, derechef, à vous-même ! À votre âge ! Vramy, quel grandissime honneur ! M’avez-vous supplanté, poursuivit-il sur un ton de feinte jalousie qui, peut-être, n’était pas entièrement feinte, dans les bonnes grâces de Sa Majesté ? Dois-je envisager déjà de prendre retraite pour vous quitter la place ?
— Mon mignon, dit La Surie, je vous vois tout interdit et la main trémulante. Eh bien, ouvrez le pli, ouvrez-le, de grâce ! Ce ne peut être qu’une bonne nouvelle, puisque le Roi a pris la peine de vous écrire. S’il vous voulait embastiller, il vous eût envoyé Monsieur de Vitry. Rassurez-vous, ce n’est pas encore demain qu’on posera votre tête charmante sur le billot. Or sus ! n’hésitez plus ! N’avez-vous pas la conscience tranquille ? Rompez-moi ce cachet ! Que craignez-vous ? Serait-ce que vous avez commis, à la dérobée, quelque volerie, forcé fillette, ou bougeronné un enfant de chœur ?
— Miroul ! dit mon père.
Je rompis à la fin le cachet royal, dépliai la lettre, la lus, restai sans voix et dus perdre aussi quelque couleur car mon père emplit un verre de vin et, sans un mot, me le tendit. Je le bus d’un trait et m’assis. Mes jambes ne me portaient plus.
— Eh bien ! dit La Surie, que la curiosité quasi étouffait.
— Le Roi, dis-je d’une voix éteinte, part pour Saint-Germain-en-Laye. Il désire m’emmener avec lui et me commande de me trouver au Louvre ce jour d’hui sur le coup de onze heures.
— Et vous dit-il, poursuivit La Surie, combien de temps il y demeurera ?
— Quatre nuits.
— Jour de Dieu ! dit La Surie. Quatre nuits ! Cela veut dire que vous coucherez quatre nuits au château !
— Monsieur, dit mon père, il n’y a pas plus d’une vingtaine de personnes dans ce royaume que le Roi ait emmenées avec lui voir le Dauphin à Saint-Germain. Je ne sais si vous entendez bien quelle insigne faveur il vous fait ?
— Assurément, je l’entends, dis-je d’une voix qui s’étouffait dans ma gorge.
— Mais vous n’en paraissez pas autrement touché !
— Si fait, je le suis…
— Mon mignon, dit La Surie en ouvrant tout grands ses yeux vairons, seriez-vous indifférent à votre propre fortune ? Ne voyez-vous pas tous les avantages qui vous doivent échoir de ce que le Roi vous veuille si proche de lui ?
— Seriez-vous ingrat, mon fils ? dit mon père d’un ton fâché.
Cette remarque me piqua et sortant de cette sorte de mauvais vouloir où je m’engluais, je dis avec vivacité :
— Bien loin de là, Monsieur ! Je suis excessivement reconnaissant au Roi de ses bontés pour moi et dès le jour où il m’a fait chevalier, j’ai fait le serment de le servir ma vie durant. Toutefois…
— Toutefois ? dit mon père qui, tout maître de lui qu’il fût, laissa paraître quelque stupéfaction de cette réserve inattendue.
— Toutefois ? répéta La Surie.
Leur étonnement me parut si prodigieux que j’hésitai à l’accroître en leur disant le fond de ma pensée. Mais telle et si grande était la complète confiance qui régnait entre nous dans toutes les circonstances, grandes et petites, de notre vie, que je m’y décidai.
— Ce n’est pas, dis-je, que je sois insensible, ou indifférent, au grandissime honneur que je reçois de lui, mais c’est un fait qu’il tombe assez mal, puisque c’est aujourd’hui que je devais prendre ma première leçon d’allemand.
À cela, mon père sourit, mais La Surie s’esbouffa à s’en faire éclater le gosier.
— Miroul ! dit mon père.
— Mon mignon ! Pardonnez-moi ! dit La Surie en me jetant un bras autour de l’épaule et en me serrant à soi, ne prenez pas, de grâce, ombrage de ma gaîté, mais comment ne pas entendre que la langue allemande ait pour vous tant de charmes que vous l’adoriez avant même de l’apprendre ? Toutefois, réfléchissez, de grâce, qu’une semaine après votre retour de Saint-Germain, la langue allemande sera toujours là, fidèlement à vous, avec ses aimables « die », « der », « das », ses charmantes déclinaisons, ses composés suaves et son verbe rejeté si élégamment à la fin de la phrase ! Certes, ce lundi est pour vous à la fois faste et néfaste, je l’entends bien. Cependant, n’allez pas faire, de grâce, comme Gargantua qui, voyant que son épouse Badebec était morte en donnant naissance à Pantagruel, ne savait s’il devait s’affliger de la mort de sa femme ou se réjouir de la naissance de son fils et « tantôt pleurait comme une vache et tantôt riait comme un veau ».
— Allons, Miroul, dit mon père, mi-riant, mi-fâché, cela suffit ! Mon fils, allez écrire à Madame de Lichtenberg un billet bien tourné pour vous excuser de lui faire faux bond sur l’ordre du Roi et quérir d’elle, dès votre retour, une autre date. Notre petit vas-y-dire fera le reste.
Je n’en crus pas mes yeux quand, quelques heures plus tard, je me retrouvai dans le carrosse du Roi, assis à ses côtés, et nous faisant face, Vitry, Roquelaure et Angoulevent, lesquels j’avais déjà rencontrés avec Henri lors du bal de la Duchesse de Guise, dans la chambre des commodités, en des circonstances qui fâchèrent tant la Marquise de Rambouillet qu’elle eût voulu que, dans les présents Mémoires, je les supprimasse.
Le Roi m’avait accueilli d’une façon charmante au Louvre, m’appelant son « petit cousin » et me jetant un bras sur l’épaule ; il me semblait alors gai et enjoué, mais au bout d’un moment qu’il fut dans le carrosse avec nous, son humeur changea. Il tomba dans une sorte de mélancolie et, les yeux baissés, pensif, il tapotait son étui à lunettes, sans mot dire, et sans que personne dans le carrosse n’osât piper. Car s’il vivait en cordiale familiarité avec son entourage, aucun des présents n’eût osé passer les invisibles bornes que son rang mettait entre eux et lui, et qu’un mot, un regard, une fine repartie leur eussent aussitôt rappelées, s’ils y avaient failli. Toutefois, Angoulevent, le Prince des Sots, pouvait, en raison du rôle qui lui était dévolu, pousser un peu plus loin l’impertinence. Mais je ne fus pas sans remarquer, en ce voyage, qu’il mettait beaucoup de finesse à deviner le moment précis où il ne fallait rien dire et beaucoup de sagesse à n’être fol qu’à bon escient.
Comme il était assis entre Vitry et Roquelaure, je voyais bien que les deux compères l’incitaient, par de discrets regards et des coups de coude (qu’il recevait des deux côtés), à lancer quelque plaisante saillie pour distraire le Roi de sa tristesse. Mais Angoulevent n’en faisait rien. Il regardait Henri tapoter ses lunettes, se taisait, faisant même semblant d’être ensommeillé par les mouvements du carrosse.
Il faut dire qu’il cahotait fort, surtout quand on sortit de la capitale pour s’engager sur les routes cailloutées qui menaient à Saint-Germain, encore quelles fussent infiniment meilleures, selon mon père, depuis que Sully s’était chargé de la voirie.
— Sire, dit Roquelaure en poussant en avant sa grosse trogne cramoisie, êtes-vous encore tourmenté de votre goutte à l’orteil ?
— Tu n’y es plus, Roquelaure ! dit le Roi d’un air assez malengroin. La goutte m’a d’abord fait des galanteries à l’orteil. Mais de là, elle ne tarda pas à remonter au genou, où elle m’a fait tant de caresses qu’il y a trois ans, à Saint-Germain, en pleine chasse, j’ai dû me faire couper le haut de la botte, tant ses enchériments m’étaient insupportables. Mais quand le temps est doux, comme ce jour d’hui, la gueuse ne me relance plus. Et je souffre alors d’une autre pointillé. Pire peut-être : l’estomac me tord. Je n’ose plus manger, tant il me douloit. Ah ! Roquelaure ! Où est le temps où je pouvais ripailler sans souci de la digestion ! À Ivry, t’en souvient-il ? La veille de ma victoire d’Ivry ?
— C’est qu’alors, dit Roquelaure, sa large face fendue d’un sourire, vous étiez excommunié et par conséquent, vous mangiez comme un diable…
À cette plaisanterie que je ne trouvai pas d’un goût très sûr, Henri rit de bon cœur. « En quoi, dit mon père quand je lui répétai le propos de Roquelaure, le Roi eut bien tort de s’égayer. Il s’est montré là bien imprudent. Car ce genre de propos, aussitôt colporté, fait douter aussitôt de sa conversion et donne des armes aux dévots. – Mais, Monsieur mon père, sa conversion était-elle vraiment sincère ? – Elle était sincère politiquement et c’est tout ce qu’on peut exiger d’un grand homme d’État dont le but était de réconcilier ses sujets. »
Je vis qu’Angoulevent reprenait vie et espoir à cette gaîté du Roi sans cependant se lancer encore. À voir la face ronde et lunaire du « Prince des Sots », ses yeux sans sourcil, son nez retroussé et sa large bouche qui se relevait aux commissures, on eût pu penser que sa nature le portait à rire. Je m’aperçus, quand je le connus mieux, qu’il n’en était rien. Dès qu’Angoulevent n’était plus sur la corde raide, funambulant de gausserie en gausserie, il était plus triste qu’un jour de pluie.
Le rire d’Henri, toutefois, dura peu. Et il se referma sur ses pensées, morose et si obstinément silencieux que Vitry finit par lui dire :
— Sire, pâtissez-vous ? Êtes-vous ce matin taraudé par votre goutte ou par votre estomac ?
— Ni de l’un ni de l’autre, dit le Roi, mais par mon propre pensement.
Quoi disant, il se tapota le front que, voyant pour la première fois de si près, je trouvai fort beau, ainsi, de reste, que sa tête qui me parut fort bien faite. Je ne l’entends pas seulement au sens où l’entendait Montaigne, chez qui l’expression était synonyme d’intelligence et de jugeote, mais de façon littérale, les proportions de son crâne étant harmonieuses et laissant bien augurer de ses « mérangeoises », comme il disait, ou, comme nous disons ce jour d’hui, ses méninges. « Pensement, mérangeoises » : vieux mots qu’emploie aussi mon père et qui sont hors d’usage à ce jour, mais qui, je ne sais pourquoi, m’attendrissent.
À mon sens, son grand nez Bourbon (mais je serais mal venu d’en faire la critique) ne déparait pas son visage, non plus que ses fortes pommettes qui se relevaient, quand il riait, ni sa bouche dont les lèvres pleines et charnues étaient si expressives. Pour ne point parler ici de ses yeux « flammeux et brillants » qui m’avaient tant frappé la première fois que je le vis au bal de la Duchesse de Guise.
Il est vrai que pour l’instant, ils ne jetaient guère de flammes, ses paupières étant à demi fermées et son visage penché en avant. Quant à son pensement, je n’avais aucune peine à imaginer sa teneur : l’ennemi à l’est, au nord, au sud, acharné à lui nuire ; à l’intérieur, les dévots et leur haine mortelle ; les huguenots, toujours prompts à s’agiter ; les Grands, toujours prêts à brouiller ; et en son Louvre même, trahi par ses ministres, trompé par ses maîtresses, assailli par les scènes violentes d’une épouse fort peu affectionnée à lui et au Dauphin ; atteint par l’usure de l’âge et par les petites misères du corps, guetté quotidiennement par le poignard et le poison, sentant la mort rôder autour de lui et redoutant par-dessus tout de laisser derrière lui un roi mineur et une régente incapable, et qui pis est, fort peu faits pour s’entendre.
Cette mésentente, Henri la prévoyait et tout haut, tant il s’en faisait martel. Il l’avait dit à la Reine en présence de Bassompierre qui avait répété à mon père ce propos qui s’avéra prophétique : « Étant de l’humeur que je vous connais et prévoyant celle dont votre fils sera, vous entière, pour ne pas dire têtue, Madame, et lui, opiniâtre, vous aurez, assurément, maille à départir ensemble. »
Il y avait assurément de quoi se sentir la mort dans l’âme et le deuil au cœur et pourtant, me disais-je – belle lectrice, de grâce, ressouvenez-vous que je n’avais que seize ans –, si j’avais été le Roi, combien, à juste titre, je me serais paonné de la force de mes armées, de ma renommée dans le monde, de la pacification du royaume ? Je ne savais pas encore combien les années et les habitudes usent les joies qui ne nous viennent pas de nous-mêmes. Et comment aurais-je pu entendre, à mon âge, qu’Henri était un homme trop supérieur pour ne pas se sentir très au-dessus des vanités de la gloire et trop sensible pour ne pas éprouver davantage les épines du pouvoir que ses infinies commodités ?
Le carrosse approchait de sa destination car, en jetant un œil par la portière, je reconnus la forêt du Vésinet, que j’avais franchie, mais en sens inverse, quand j’étais revenu de Saint-Germain, le jour où j’avais fait le voyage aller sur la gabarre de Bassompierre en compagnie de ses nièces, de La Surie et de mon père.
Cette forêt s’étend dans une boucle de la rivière de Seine (laquelle il faut franchir deux fois pour parvenir à Saint-Germain) et elle est, par endroits, si marécageuse et partant, réputée si malsaine, qu’aucune maison ne s’y élève, à part quelques cabanes de bûcherons. Mais le Roi s’y rend pour chasser, au moins autant qu’en la forêt de Saint-Germain, pour ce que le gibier y abonde.
Le Roi, à cet instant, leva la tête. La senteur de la forêt l’avait réveillé et le chasseur en lui dressa l’oreille. Puis son regard revenant à l’intérieur du carrosse, il regarda en face de lui ses vieux compagnons et dit :
— Vous voilà bien silencieux !
— Sire, dit le « Prince des Sots » qui sentait le moment venu de danser sur la corde, Vitry se tait parce qu’étant plus transparent que vitre, il n’a pas de pensée. Roquelaure se tait, parce qu’en son for, il compte ses écus. Mais moi, je me tais parce que j’ai retourné en ma tête un grave problème et l’ai tout à trac résolu.
— Lequel ? dit Henri qui voulut bien se prêter au jeu, mais sans grand entrain.
— Je me suis demandé pourquoi les grands valets de pied de la reine Marguerite avaient de si longs cheveux d’un blond filasse.
— Et tu sais pourquoi ?
— Oui, Sire. La Reine attend qu’ils aient la longueur voulue et quand cette longueur la satisfait, elle fait tondre lesdits valets, et de leurs tignasses, elle se fait des perruques.
Le Roi sourit.
— À ton avis, Roquelaure, le fol a-t-il dit vrai ?
— Non, Sire, dit Roquelaure.
— Et toi, Vitry, qu’en es-tu apensé ?
— C’est vrai, Sire, dit Vitry.
— C’est vrai, en effet, reprit le Roi. Eh bien, Prince des Sots, puisque tu as résolu cette énigme, peux-tu résoudre celle-ci ? Pourquoi le vertugadin de la reine Margot a-t-il des poches tout autour de sa circonférence ?
— Pour y mettre des petits oiseaux qu’elle aurait apprivoisés à soi, dit Angoulevent.
— Rien de si poétique, dit le Roi.
— Pour y mettre des tabatières, dit Vitry.
— Fi donc ! Elle ne prise ni ne chique !
— De petites boîtes pour y enfermer du musc et des aromates, dit Angoulevent.
— Vrai pour le contenant, faux pour le contenu. Or sus ! Que contiennent ces boîtes ? Siorac ? Roquelaure ? Vitry ? Mon fol ?
— Sire, dit Angoulevent. Je veux bien être pendu si je le sais.
— Pends-toi, Prince des Sots : ces boîtes contiennent les cœurs embaumés de ses amants défunts.
On se regarda, béants.
— Vrai, Sire ? osa dire à la fin Vitry.
— Vrai, dit le Roi.
Ayant dit, il se rencogna dans l’angle du carrosse, ferma les yeux et retomba dans ses songes. On n’osa ni rire ni piper après cela.
Au pied de la colline de Saint-Germain, quand il fallut passer le bac, le Roi préféra mettre pied à terre, ce qu’il n’avait fait pour aucun des bacs que nous avions empruntés jusque-là, mais celui-ci n’était pas tant facile d’accès.
Nous descendîmes à la suite du Roi sur la terre ferme. La manœuvre du cocher, accompagnée de jurements et de claquements de fouet, réussit, non sans l’aide de deux valets de malle qui, descendus de leur poste, tenaient les chevaux de tête par la bricole, ce qui les rassura, car ils aimaient fort peu mettre le sabot sur un élément aussi fluctuant. Le carrosse calé, le Roi gagna le bord et, pendant toute la traversée de la rivière de Seine, parla avec le passeur, aimant s’entretenir avec les petites gens, par sympathie naturelle, mais aussi pour ce qu’il était curieux de leurs vies.
N’ayant presque jamais d’argent sur lui, sauf quand il jouait, il appela Roquelaure pour acquitter le passage, ce que Roquelaure fit au juste prix, mais non royalement, sachant bien que le Roi ne lui remboursait jamais ces petits débours. Henri n’ignorait pas combien la charge de grand maître de sa garde-robe l’enrichissait. J’observai avec amusement qu’il y avait là deux abus qui ne s’annulaient pas tout à fait. Roquelaure volait le Roi que pourtant il adorait, et le Roi ne s’acquittait pas de ses dettes envers lui.
La rivière étant passée, le carrosse se mit au pas pour gravir la pente raide et fort malaisée qui devait nous conduire jusqu’à la falaise sur laquelle se dresse le château de Saint-Germain-en-Laye. Henri, que son entretien avec le passeur avait paru distraire, retomba dans son humeur noire dont au bout d’un bon quart d’heure il n’émergea que pour nous dire d’une voix sombre, comme s’il résumait d’une phrase ses longues méditations :
— J’aimerais mieux être mort.
Cette phrase tombant des lèvres d’un souverain connu pour son caractère gai et gaussant nous laissa béants et comme abasourdis et l’on s’entre-regarda un bon moment avec perplexité avant que Roquelaure osât prendre la parole. Ce qu’il fit avec beaucoup d’émotion.
— Comment cela, Sire ? dit-il d’une voix étranglée. N’êtes-vous pas heureux ?
— Je le suis moins qu’aucun de vous quatre, dit Henri en hochant la tête. Et beaucoup moins que ce passeur de bac. Je vous le dis à la franche marguerite : j’échangerais volontiers ma condition contre la sienne. Il vit dans une petite cabane au bord de l’eau avec droit de pêche à l’endroit où son bateau est amarré et droit de chasse jusqu’à un quart de lieue dans la forêt. Il gagne assez pour manger à sa faim. Il a la compagnie de son fils, un garcelet de dix ans et de temps à autre d’une bonne garce des champs qui lui porte le lait. Que rêver de mieux que cette solitude, cette insouciance et cette tranquillité d’esprit ?
— Mais, Sire, dit Roquelaure, que deviendrions-nous sans vous ? Et que deviendrait le royaume ?
— Ventre Saint-Gris ! dit Henri. Je le sais bien. Cette sorte de vie n’est pas faite pour les princes. Ils sont nés pour les peuples sur lesquels ils régnent. Leurs mains sont attachées au gouvernail et en cette mer qui est la leur, ils n’ont d’autre port que le tombeau et il faut qu’ils meurent dans l’action.
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* *
— Belle lectrice, je vous vois froncer le nez, quelle mouche vous pique ?
— Ce que vous venez de conter me laisse perplexe. N’avez-vous pas un tantinet forcé le trait ? Ou pris des libertés avec vos souvenirs, ne serait-ce que pour me tirer quelques larmelettes ? Henri IV a-t-il vraiment dit, quelque temps avant qu’on l’assassinât : « J’aimerais mieux être mort » ? Comment expliquer qu’Henri en soit arrivé à tenir un discours aussi désolant ?
— Le grand politique, Madame, si habile et si clairvoyant, vous cache l’homme qu’il fut : ému, passionné, amoureux souvent, et, comme on disait alors, « romanzesco ». Il aimait jusqu’à la folie, jusqu’à l’enfantillage et, se trouvant fait d’une étoffe tendre, il voulait aussi être aimé.
— C’est là, j’imagine, où le bât le blessait.
— Oui, Madame, à l’écorcher. Ni ses deux épouses, ni ses maîtresses n’eurent la moindre affection pour lui. Et quand il rompit enfin avec la Verneuil – la pire de toutes, Madame, un vrai succube –, va-t-il, à votre avis, lui reprocher d’avoir comploté sa mort ? Pas du tout. Voici ce qu’il lui dit : « Cinq années m’ont, comme par force, imprimé la créance que vous ne m’aimez pas. Votre ingratitude a accablé ma passion. »
— Fallait-il qu’il soit naïf pour ne pas s’en être avisé plus tôt !
— En effet. Mais comment aimer sans confiance ?
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Que j’ai regret pendant ces quatre jours que j’ai passés à Saint-Germain de n’avoir pas pris de notes, comme fit chaque jour pendant tant d’années le docteur Héroard et, quant à la ville et à la cour, Pierre de l’Estoile. Vingt ans se sont écoulés depuis mon séjour au château et si bien que je me ressouvienne de ce que j’ai vu et ouï moi-même, j’ai parfois peine à démêler ce que j’ai appris sur place de ce que j’ai glané par la suite au cours de mes rencontres ultérieures avec le docteur Héroard, grand ami de mon père et qui devint aussi le mien, en dépit de mon âge et du sien.
Il me semble ce jour d’hui que la date de cette visite fut fort heureuse, car le dauphin Louis, qui avait franchi le seuil des sept ans le vingt et un septembre, entrait dans sa huitième année et il était prévu que dans le cours du mois de janvier 1609, il quitterait pour toujours Saint-Germain-en-Laye pour le Louvre et passerait alors, pour son éducation, des mains des femmes aux mains des hommes. Les mots eux-mêmes dont il se servait allaient illustrer ce passage de la puérilité à l’âge de raison. Désormais, il aurait à dire – ce qui ne lui serrerait pas le cœur – « Madame ma mère » et non « Maman » ; et ce qui lui serait, à coup sûr, beaucoup plus à peine : « Monsieur mon père » et non « Papa ».
Louis vivait donc, quand à cette occasion je le revis, ses dernières semaines à Saint-Germain-en-Laye, et encore qu’il aimât le château et surtout les bosquets, les grottes et les fontaines de son merveilleux jardin, il le quitta, à ce qu’on me dit, l’œil sec. L’important, pour lui, c’était que le docteur Héroard l’allât suivre au Louvre et surtout qu’il y pût voir Henri, son idole et son modèle, tous les jours que Dieu faisait.
L’absence et l’insensibilité de sa mère l’avaient pourtant beaucoup attaché à Doundoun, sa nourrice, à qui il disait, à cinq ans : « Je vous aime bien, ma folle Doundoun. Je t’aime tant, ma folle Doundoun, qu’il faut que je te tue ! »
Mais c’était une femme fruste qui se parfumait au safran et quand Louis recherchait la chaleur du baiser, cette odeur le faisait fuir du lit de sa nourrice à celui de Madame de Montglat pour qui pourtant ses sentiments étaient beaucoup plus mêlés.
Certes, il l’affectionnait pour ce qu’il sentait bien qu’elle s’occupait de lui avec dévouement, mais il la redoutait aussi, parce qu’elle avait « la puissance du fouet » – la seule chose dont elle n’usait pas avec chicheté : tant est qu’il ne se passait pas de semaine sans qu’elle lui dît, les deux mains armées de verges : « Or çà, Monsieur ! Troussons ce cul ! »
Même en son domestique, avec le Baron de Montglat, la dame portait le haut-de-chausses. Là où le docteur Héroard circonvenait les résistances de Louis par la douceur, elle les heurtait de front, cornes contre cornes, étant aussi opiniâtre dans ses corrections qu’il l’était dans ses refus. Il en résultait, chez son pupille, des colères trépignantes, des hurlades, des grincements de dents, des grafignements, des injures, des menaces de mort (mais celles-ci point dictées par l’amour) et après le châtiment, des pleurs, non point de repentir, mais de rage.
Le sept décembre, le Roi l’ayant quitté pour retourner au Louvre, scène que je conterai plus loin, Louis se prend de querelle avec le Baron de Montglat et d’un petit bâton le frappe sur les doigts. Madame de Montglat s’en fâche. Louis s’en fâche aussi. Il la bat. Il l’appelle « chienne » et « vilaine » et sort de la pièce à la furie. On le suit, on tâche de l’apaiser. Il craint d’être fouetté le lendemain par Madame de Montglat. Une bonne âme lui assure qu’il n’en sera rien, ajoutant :
— Monsieur, il faut que vous ne soyez pas fâché contre elle, n’ayant pas à être long céans avec elle.
— Oh ! dit-il, j’en voudrais déjà ête dehors !
Et appelant à son côté Mademoiselle de Vendôme[36], il lui dit, parlant bas à son oreille :
— J’aurai un bâton qui sera creux. Je le emplirai tout de poude, puis je le mettrai sous sa cote et puis ave un chabon, j’allumeai la poude qui li bulera tout le cul.
Quand je contai la chose à La Surie, il s’en esclaffa comme fol et dit :
— Il m’en vient deux vers que je vais vous dire :
Ainsi se vengera
Sur le derrière adulte un derrière enfantin.
— Il manque un hémistiche au premier vers, dit mon père, et la rime fait défaut.
Louis n’était pas « grand parleur », comme il disait lui-même, n’arrivait pas toujours à prononcer les « r » et n’était pas guéri de son bégaiement : défaut qu’avec fort peu de jugeote, on pensa d’abord traiter par le fouet. Mais il fallut y renoncer : on eût dû trousser le pauvret du matin au soir.
Mais parlant peu, Louis observait beaucoup, écoutait ce qui se disait autour de lui et sa mémoire retenait tout. Un jour, étant fâché contre ses petits gentilshommes, il eût voulu qu’on les fouettât. Et Madame de Montglat lui ayant dit qu’il lui fallait leur pardonner, et que le Roi pardonnait à tout le monde, il répliqua :
— À tout le monde ? Il n’a pas padonné au Maéchal de Bion.
Ayant un an à l’époque, c’était par ouï-dire qu’il avait appris la décollation de Biron, mais il ne l’avait pas oubliée. Pas plus qu’il n’avait failli à déceler, comme on va voir, le défaut mignon de Madame de Montglat.
Peu avant le premier janvier, ayant fait casser un petit bloc de glace en plusieurs morceaux, il les vend un sol la pièce à son entourage afin d’avoir de l’argent pour donner à ses pauvres. Il serre ce trésor (sept sols) dans la pochette de ses chausses, mais le lendemain, rencontrant lesdits pauvres, il ne trouve plus les monnaies dans ses chausses. Il en est fort dépité et pleure à chaudes larmes. Le docteur Héroard, pour le consoler, lui parle des étrennes que son épouse lui va donner. Il veut les voir sur l’heure. C’est une boîte de très beaux abricots, mais Madame de Montglat les lui ôte aussitôt des mains en disant :
— Monsieur, ce sera pour vous. Je m’en vais les serrer.
— Oh ! Oh ! dit le Dauphin. Vela[37] ! Je ne les verrai jamais ! Elle serre tout ce qu’on me donne ! Elle dit que c’est tout pour moi, mais vela ! je ne vois jamais rien !
Il lui dit ainsi son fait, non pas à elle, mais devant elle, non sans finesse ni sans circonspection. Il n’affirmait pas qu’elle lui avait pris aussi les sept sols dans ses chausses : il le laissait entendre. De reste, il se pût bien que ce fût vrai. La Baronne de Montglat était une vraie fourmi. Elle ramassait tout ce que ses pattes pouvaient saisir et, à pas menus, courait les cacher dans son trou. Tout généreux que le Roi fût avec elle et si comblée par lui qu’elle fût de dons, de pensions et de gratifications, ce ne fut pas encore assez : en quittant Saint-Germain-en-Laye, elle lui réclama – au grand scandale de l’intéressé – la vaisselle d’argent du Dauphin.
La dame avait de grandes jambes, mais faisait de petits pas. Elle économisait tout, même son souffle, et vécut longtemps. À sa mort, on trouva, en son hôtel, où, quoique fort riche, elle vivait à petits frais avec une seule servante, un prodigieux amas d’objets précieux : le butin de toute une vie.
Je ne sais si l’on doit incriminer la rigueur d’une gouvernante fouettarde et avaricieuse, ou le peu d’affection que lui montrait une mère distante et dure, ou encore les mises en garde d’un confesseur trop zélé, mais Louis, à ce que me dit Héroard, se trouvait loin de ressentir pour le « gentil sesso[38] » le puissant attrait que son père avait éprouvé toute sa vie. À quatre ans, il leva un jour la main sur sa petite sœur et Héroard, aussitôt s’interposant, lui dit :
— Monsieur, pourquoi avez-vous voulu frapper Madame ?
— Pour ce qu’elle a voulu manger ma poire.
— Monsieur, cela n’est pas. Pourquoi l’avez-vous voulu frapper ?
— Parce que j’ai peur d’elle.
— Monsieur, pourquoi ?
— Parce que c’est une fille.
Le lecteur sera tenté de hausser les épaules à cet enfantin propos. Pourtant, cette peur des filles n’était que trop réelle en lui et n’explique que trop bien la faillite, quelques années plus tard, de son mariage. Le philosophe observera ici que deux causes différentes peuvent produire le même effet. Le ménage de son père fut mauvais, parce qu’il aimait trop les femmes et le sien fut malheureux, parce qu’il ne les aimait pas assez.
Quand, au début de notre séjour à Saint-Germain, Henri m’emmena dans sa chambre, il me présenta à lui à la façon concise et cordiale qui était la sienne.
— Mon fils, voici le Chevalier de Siorac. Son père m’a bien servi et, le moment venu, vous ne saurez avoir meilleur serviteur que lui.
— Oh ! Sioac ! s’exclama Louis. Oh ! Je me essouviens bien de lui !
Et me prenant tout de gob par la main, il me mena à un petit coffre dont il tira la petite arbalète que je lui avais donnée à notre première rencontre. Et tant cette gratitude me toucha, surtout quand on pense à la quantité et la beauté des cadeaux qu’il recevait de toutes parts – et en particulier de la reine Margot – que j’en eus les larmes aux yeux. Louis ne faillit pas à déceler cette émotion, car si son esprit possédait moins de force que celui de son père, il montrait, en revanche, la même rapide perspicacité dans les rapports humains. Et se tournant vers Henri, il lui demanda tout de gob de me donner à lui.
— Nenni, mon fils, dit le Roi, pour l’instant, le Chevalier me sert. Mais après moi, il sera à vous.
Cet « après moi » fit pâlir le Dauphin et, se détournant pour me dérober son visage, il fit mine de fouiller dans son coffre. C’était bien plus que de l’amour, et à peine moins que de l’adoration qu’il ressentait pour son père et, sachant les maux dont le Roi souffrait, et les dangers qu’il encourait, il tremblait de le perdre.
Je tiens d’Héroard qu’un mois plus tard, en janvier, il trahit cette appréhension par ce qui pouvait passer, à première vue, pour un caprice puéril. Comme on parlait devant lui de tirer les rois, il dit tout soudain :
— Je veux pas ête roi.
— Pourquoi ? demanda Doundoun.
Comment eût-il pu expliquer que, dans sa logique enfantine, il ne pouvait être roi sans que son père mourût. Il se borna à répéter :
— Je veux pas l’ête.
C’était là le genre de réponse qui faisait croire qu’il était buté, alors qu’il n’était que pudique. Ce qui me confirma qu’il prenait la chose très à cœur, c’est qu’appelant Monsieur de Ventelet, il lui dit à l’oreille, sur le ton le plus pressant :
— N’y faites pas mette de fève, afin qu’il n’y ait pas de roi…
Les fenêtres de la chambre, que j’occupais au château et qui était celle de Monsieur le Connétable, donnaient sur le jardin. Ce qui présentait à la fois un avantage et une incommodité. Car si, même en décembre, les parterres, les bosquets et les fontaines ne laissaient pas de flatter l’œil, en revanche les maçons et les charpentiers, qui travaillaient de ce côté à construire le château neuf, faisaient, le jour, la plus infernale noise que vous puissiez rêver. Il est vrai que j’étais assez peu dans ma chambre, étant appelé, soit par le Roi, soit le plus souvent par le Dauphin qui, ayant appris de la bouche de son père que j’étais « fort savant », me consultait sur tout, y compris sur des sujets où j’étais fort conscient de mon insuffisance.
Je pris le parti de lui avouer qu’en ce qui concernait par exemple l’oisellerie, ou la vénerie, j’en savais moins que lui et que j’eusse été incapable, comme lui, de remplacer un carreau de terre cuite sur le sol d’une chambre. Cette franchise, au moins autant que l’éloge implicite de ses talents manuels – qui étaient nombreux et fort étonnants pour son âge –, lui plut, et entendant, à la parfin, que j’avais été nourri aux Lettres, il ne me posa plus de question qui sortît de ma compétence. Toutefois, sur le chapitre de la fortification et de la mathématique où, grâce à Monsieur Martial, j’avais quelques lumières, je pus répondre à son attente.
Je dois dire que je fus assez émerveillé de le voir au jardin interroger sans relâche les maçons et charpentiers ; aux écuries, les cochers et palefreniers ; et aux cuisines, les chefs et gâte-sauce, tant il était avide d’apprendre comment « se faisaient les choses ». Il ne se contentait pas, de reste, de recettes. Il fallait qu’il mît la main à la pâte. Madame de Guise, qui le vint voir pendant que j’étais à Saint-Germain – faisant d’une pierre deux coups –, s’étant plainte devant lui d’avoir faim, il lui cuisit en un tournemain une omelette qu’elle trouva fort réussie.
Le samedi six décembre, à sept heures du matin, alors que je finissais de m’habiller, un valet vint toquer à ma chambre, m’apporta un bouillon et du beurre frais étendu sur deux tranches de pain, ralluma mon feu, sortit, revint avec une écritoire qu’il posa sur un petit secrétaire et, me disant que Sa Majesté m’allait venir trouver, me salua jusqu’à terre à plusieurs reprises, comme si j’avais été un prince du sang.
Je trouvais que c’était presque trop d’honneur que le Roi me faisait en me venant voir en ma chambre au lieu de m’appeler à lui, mais ce mystère s’éclaircit dès que, pénétrant chez moi, fermant l’huis derrière lui et poussant le verrou, il me dit qu’il m’allait dicter pour le roi d’Angleterre une lettre confidentielle, laquelle je devrai traduire dans la langue de ce souverain, garder quasiment contre ma peau tant que je serai céans. Monsieur Déagéan, dès mon retour à Paris, venant chez moi pour m’apprendre à la chiffrer. Après quoi, Déagéan l’emporterait et tous brouillons brûlés, je devrais même en effacer le souvenir de ma remembrance.
Cette dernière clause paraissait la plus malaisée à respecter, mais il faut croire que j’y parvins, car ce jour d’hui, tandis que j’écris ces lignes, je serais bien incapable de satisfaire la curiosité du lecteur et de répéter un traître mot de cette missive. Il est vrai qu’en politique, les secrets de la veille deviennent au fil des jours, et parfois même dès le lendemain, des sujets rebattus.
Quand j’eus fini ma tâche, à peine eussé-je mis dans le feu de ma cheminée la version française de la lettre et serré, non pas tout à fait contre ma peau, mais dans ma poche de chemise, la version anglaise, qu’on vint m’appeler de la part du Dauphin. Je me hâtai de le rejoindre dans sa chambre où je le vis occupé à copier avec la plume et l’encre un grand portrait de son père. Il voulait connaître mon avis sur son œuvre. Je lui dis que c’était bien, mais qu’il fallait changer la prunelle droite du Roi et la pousser un peu vers la gauche, sans quoi il loucherait. Ce qui le fit rire. Après quoi, il me dit, le ton sérieux, mais l’œil animé et comme se moquant de lui-même :
— Savez-vous, Sioac, que je suis aussi poète ? Vela que je fais des vers !
— Vraiment, Monsieur ?
— Les vela. Je les ai faits cet été, en août :
Allons au jardin des gazelles
Cueillir des groseilles.
N’est-ce pas bien rimé, Sioac ?
— Monsieur, ce n’est pas une rime. C’est une assonance. Pour rimer avec « groseille », il faudrait mettre « abeille ».
Il n’en fit que rire, sans m’en vouloir du tout de ma franchise. Je l’avais déjà observé : il savait flairer la flatterie et ne l’aimait pas. En outre, la poésie n’était pas un talent dont il se piquait. Il eût été bien plus marri, si Madame de Guise avait trouvé à redire à son omelette.
Pendant les quatre jours que le Roi passa à Saint-Germain-en-Laye, Louis le vit plusieurs fois par jour. Il se promenait avec lui dans le jardin, oyait la messe à ses côtés, suivait ses chasses en carrosse, dînait avec lui souvent et, quand ce n’était pas le cas, trouvait avec un soupir que « Papa était bien long à table », ayant soif de le revoir, même s’il n’y avait pas deux heures qu’il l’avait vu. En toutes ces rencontres, il n’y avait pas faute de mains tenues, de tendres regards, d’accolades et de baisers. Toutefois, Henri avait aussi le souci de son instruction. Le voyant reculer devant un chien qui montrait les dents, je l’ouïs lui dire d’un ton sévère :
— Il ne faut pas avoir peur.
Le dimanche vint, le Roi s’en devait retourner à Paris sur le coup de midi. Le carrosse l’attendait déjà devant la grande porte et, sur les marches de l’escalier, toute la petite cour de Saint-Germain se trouvait là, rassemblée pour lui faire honneur et lui dire adieu. Louis accompagna son père au bas des marches, le visage pâle, triste et fermé. Au moment de le quitter il parut interdit, les lèvres tremblantes et comme incapable de parler.
— Eh quoi ! Mon fils ! dit Henri. Vous ne dites mot ! Vous ne m’embrassez pas quand je m’en vais ?
Louis se prend alors à pleurer sans éclater, tâchant de cacher ses larmes devant si grande compagnie.
Le Roi change de couleur et, à peu près pleurant lui aussi, le prend, le baise, l’embrasse et lui dit : « Je vous dirai comme Dieu dit dans l’Écriture Sainte : mon fils, je suis bien aise de voir ces larmes. J’y aurai égard. »
Ce fut une scène fort brève quant à sa durée, mais d’une grande intensité. Parmi tous ceux qui étaient là, pas un mot. Vous eussiez ouï tomber une épingle. Sans se retourner, le Roi entra d’un pas vif dans le carrosse et Louis remonta l’escalier en courant tant il craignait qu’on vît ses larmes.