CHAPITRE V
Quand, à la prière de Madame de Guise, Bassompierre vint nous rejoindre dans sa chambre le soir de ce fameux bal et qu’il apprit de sa bouche ce qu’elle attendait de lui, il devint tout soudain plus prudent qu’un chat : l’œil aux aguets, la moustache en alerte et la patte précautionneuse.
Il mit les deux mains derrière le dos et, marchant de-ci de-là dans la chambre, il ne dit mot ni miette, le front penché, l’œil fixé sur les dessins du tapis turc qui étouffait ses pas, n’osant ni refuser ni accepter une mission aussi délicate : le beau matou craignait d’être échaudé.
Délicate, elle l’était assurément pour lui, gentilhomme de bon lieu, mais Allemand et qui devait tout à la faveur du Roi et de la Reine avec qui, ayant le bon goût de perdre, il jouait aux cartes et le jour et la nuit – raison pour quoi il lui était si aisé d’avoir accès à leurs appartements. Même Sully n’y était pas si facilement admis.
Devant Joinville, à qui le jarret démangeait tant de danser, Bassompierre avait énoncé sa règle d’or une heure plus tôt : il était « le paroissier de qui était le curé ». Mais en la circonstance, il n’était point si aisé de discerner lequel – du Roi ou de la Reine – était vraiment le « curé ». À supposer que Marie de Médicis résistât au message qu’il lui porterait, elle aggravait son cas, et si elle revenait un jour en faveur, elle ne saurait aucun gré au messager de cette aggravation. Mais d’un autre côté, si le Roi était déjà résolu en son for à la renvoyer en Toscane, ou à tout le moins à l’exiler en l’un de ses châteaux, l’arrivée même tardive de la Reine au bal, au cas où le billet de Madame de Guise la persuaderait, contrarierait beaucoup les desseins royaux. Et pour finir, comment opposer un refus à une aussi haute dame que la Duchesse de Guise, cousine germaine du Roi, fort bien en cour, et dont la fille inspirait à Bassompierre – je l’avais observé de mes yeux – des visées si tendres et peut-être des espoirs si proches, le Prince de Conti n’étant visiblement pas immortel ?
En sa perplexité, Bassompierre prit un parti qui, sur le moment, m’étonna mais que mon père, le lendemain, trouva le plus habile : il fut franc. Il exposa à Madame de Guise les raisons de ses hésitations et suggéra un aménagement de son projet. Elle chargerait son fils Joinville de remettre le billet, Bassompierre ne lui étant adjoint que pour lui ouvrir un chemin jusqu’à l’appartement de la Reine. En outre, dès leur départir de l’Hôtel de Grenelle pour le Louvre, Madame de Guise informerait le Roi de son manège.
Tant plus j’y pense ce jour d’hui en mes années plus mûres, tant plus je lui donne raison. Comme il était habile, alors, le beau Bassompierre ! Habile, circonspect et si ménager du pouvoir, de tous les pouvoirs, qu’il parvint à conduire son frêle esquif parmi tant d’écueils jusqu’au maréchalat ! Et comment comprendre que le même homme – fort coiffé, il est vrai, d’une grande intrigante – eut le malheur, quelques années plus tard, de déplaire à un « curé » dont il était le « paroissier », lequel « curé », qui était, de reste, cardinal, l’envoya épouser la Bastille où il resta dix ans ?
À son retour du Louvre, Joinville nous raconta, avec sa coutumière vivacité, que lorsque Bassompierre et lui-même parvinrent jusqu’à la chambre de la Reine, ils virent, debout auprès de Sa Majesté, et déversant sur elle des flots d’italien, « ce monstre de laideur, de ruse et de rapine » : Léonora Galigaï. À leur vue, la Florentine, « comme une araignée qui, surprise au sol, regagne au plafond sa toile », s’enfuit par un petit viret qui menait aux pièces qu’elle occupait au-dessus des appartements royaux et dont elle ne sortait jamais, à la différence de son mari, le beau Concino Concini, qui aimait parader à toutes les fêtes de la cour, y compris à celles où il n’était pas invité. Quant à la Reine, habillée, coiffée et « plus couverte de bijoux qu’une idole », elle était prête, mais point encore décidée à rejoindre, au bal de Madame de Guise, son royal époux. Pourtant, à en juger par les derniers mots en italien que Joinville avait surpris en entrant, la Galigaï avait poussé Sa Majesté de toutes ses forces dans cette voie, craignant, si le Roi allait au bout de ses menaces, qu’on la renvoyât en Toscane avec la maîtresse dont elle était la « sangsoue ». « Le fait est, dit Joinville, que si on la secouait la tête en bas en la tenant par les pieds, Dieu sait combien d’écus d’or tomberaient de sa bouche, et tous des Henricus ! » « Bref ! » dit Madame de Guise. « Bref ! dit Joinville, l’araignée avait réussi à habiller la Reine, mais non tout à fait à la décider à sortir. Madame, vous connaissez la Médicis ! Quand sa mâchoire a croché dans une décision, il est presque impossible de lui faire lâcher prise. Toutefois, je ne perdis pas espoir. Après avoir dévotement baisé le bas de sa robe, je lui tendis votre poulet, Madame, qu’elle prit de ses doigts boudinés ornés de diamants monstrueux, sans compter le fameux bracelet tout en diamants aussi… »
« Bref ! » dit Madame de Guise. « Bref, elle décacheta le billet. Elle le lut non sans mal, votre écriture, Madame, n’étant pas des plus lisibles, ni votre orthographe des meilleures, et le miracle opéra. Sur un signe d’elle, Madame de Guercheville emboucha l’oliphant et la troupe des filles d’honneur apparut, prête à sauter dans les carrosses. Savez-vous, Madame, que ces charmantes garcelettes portent une sorte d’uniforme, de reste fort magnifique, fait de toile d’or et d’argent ? Elles frétillèrent à nous voir, Bassompierre et moi-même, et l’une d’elles, Victoire de Cadaillac, d’un seul regard, me déroba mon cœur. – Monsieur, dit Madame de Guise, laissez donc votre cœur où il est. Voudriez-vous que le Roi vous force à épouser la pécore ? Et qu’est-ce donc encore que cet oliphant que la Guercheville embouche ? Je ne lui ai jamais rien vu de pareil ! »
Nous revînmes radieux, mais bouche cousue, en la grand’salle, où régnait la plus morne tristesse, les violons demeurant muets, le Roi sans sa Reine, la cour pleine d’interrogations et de déquiétude, comme dans l’attente d’un grand deuil. Et pour dire le vrai, on attendit encore si longtemps qu’on se demanda si Marie de Médicis ne s’était pas, au dernier moment, ravisée. J’ouïs Madame de Guise dire à mon père à voix basse qu’elle se félicitait de n’avoir pas, en violation de sa promesse à Bassompierre, informé le Roi de son manège, puisqu’elle le voyait bien, il avait échoué. Comme elle achevait, les tambours se mirent à battre dans la cour de l’hôtel et Monsieur de Réchignevoisin, ayant jeté un coup d’œil par la fenêtre, frappa le parquet de sa canne et cria d’une voix où perçaient un grand soulagement et une note de triomphe :
— Sire, la Reine !
Un cri de joie s’éleva dès que la Reine apparut dans la grand’salle, précédant ses filles d’honneur et une suite nombreuse, lequel – je parle du cri – se changea en acclamations, tandis que le Roi, souriant, descendait de l’estrade et s’avançait vivement, les deux mains tendues vers Sa Gracieuse Majesté. On eût pu croire que cet accueil si chaleureux du Roi et de la cour allait toucher celle qui en était l’objet et amener un sourire sur ses lèvres. Il n’en fut rien. N’ayant pas assez d’esprit pour entendre que, puisqu’elle cédait, il valait mieux céder de bonne grâce, elle ne salua personne. Le buste droit, haussant le bec, elle demeura altière et revêche, faisant au Roi une révérence des plus roides et lui tendant la main au bout de son bras tendu comme pour le maintenir à distance. Combien plus fin fut alors notre Henri ! Sans faire mine ni semblant de s’apercevoir de la froideur de Marie, il continua à lui sourire, la baisa sur les deux joues et s’inquiéta tout haut de sa santé, comme s’il eût voulu accréditer autour de lui l’idée que le retard de son épouse à le rejoindre était dû à une indisposition aussi soudaine que passagère.
Toutefois, comme on le sut plus tard par Sully, dès qu’il eut mis quelque distance entre les courtisans et lui en gagnant l’estrade, le langage du Roi changea. Sully s’étant génuflexé devant la Reine pour baiser le bas de sa robe, la Reine refusa de lui donner sa main à baiser, arguant qu’il lui avait, deux heures plus tôt, rabattu si fort le bras qu’elle ne pouvait plus le bouger. Ce rappel malencontreux d’un incident qu’il eût voulu oublier irrita si fort le Roi qu’il lui dit à l’oreille d’une voix basse et furieuse : « Madame, à la minute où je vous parle, vous ne seriez plus ma femme, si Sully n’avait pas retenu votre main ! Et si vraiment vous ne pouvez bouger le bras, la faute en est, non à Sully, mais au poids de ce bracelet de diamants si ruineux pour mon État. Ventre Saint-Gris, Madame ! Si je vous laissais faire, vous êtes si grande dépensière qu’un royaume n’y suffirait pas ! Donnez votre main sur l’heure à Sully et souriez, Madame, souriez ! Et soyez bien assurée que si vous vous obstinez ce soir à me faire la mine, vous n’aurez plus de moi un seul sol vaillant jusqu’à la fin de l’année ! » La menace fit son effet. La Reine donna la main à Sully et posa ensuite sur son visage un sourire figé. Le Roi sourit à son tour et, abandonnant son trône, s’avança vivement jusqu’au bord de l’estrade, leva les deux bras pour réclamer le silence, et s’écria d’un air joyeux :
— Mes bons amis, Sa Gracieuse Majesté la Reine désirant danser une sarabande, je vais avoir l’honneur d’ouvrir le bal avec elle. De grâce, dès les premières mesures, joignez-vous à moi !
La danse étant, avec l’escrime, l’équitation et le tir, un des quatre talents requis d’un gentilhomme (cependant, il n’est pas de mauvais ton, Henrico régnante[17], de pousser un peu plus loin l’étude), je voudrais consigner ici pour l’édification de mes arrière-neveux quelques enseignements du maître à danser Raymond Lescot à qui ma bonne marraine m’avait confié pour me dégrossir. Ce Raymond Lescot (mais il préférait se nommer Raymond de Lescot) avait passé, disait-on, soixante-dix ans. Sa face maigre, plus fripée et ridée qu’une vieille pomme, confirmait cet âge. Mais son corps mince, vif et musculeux le niait avec véhémence : Lescot sautait comme une carpe, bondissait comme un tigre, tournait comme une toupie. Et là où nous faisions effort pour retrouver notre vent et haleine, il soufflait à peine. Quand il dansait la volte, il soulevait la dame comme plume dans les airs et dans ses bonds, il faisait plus de battements de pied que quiconque. Il avait la tête petite, les traits aigus et quant à ses yeux, ils étaient ronds, noirs, vifs et fureteurs comme ceux d’un écureuil. Il parlait d’une voix haut perchée, mais fort bien et toujours avec pertinence.
Il connaissait toutes les danses qui, depuis cent ans, avaient eu la faveur du monde chrétien, tant celles qui avaient disparu que celles qui avaient conquis la cour, venant d’une province française ou de l’étranger, sans compter celles qu’on avait crues mortes et qui revenaient tout soudain à la mode. En maître consciencieux, il prenait soin, avant de nous enseigner les pas, de nous en retracer l’histoire. J’appris ainsi que la sarabande – que ce soir-là je dansai pour la première fois en public et avec qui ? sinon avec Noémie de Sobole, qui courut à moi dès les premières notes arrachées aux violons – nous venait d’Espagne où elle était exécutée, non pas par un couple, mais toujours par une femme seule qui rythmait avec deux castagnettes ses déhanchements, ses cambrures et ses torsions de taille : danse vive et lascive dont le bon peuple espagnol tirait un innocent plaisir, jusqu’au jour où elle fut observée d’aventure par le théologien Juan de Mariana qui en fut profondément ému, la dénonça urbi et orbi comme une « danse pestiférée » et par ses clameurs amena son interdiction. Cependant, elle ne mourut pas tout à fait, puisqu’une version très édulcorée et beaucoup plus lente parvint jusqu’à la cour de France, où elle était exécutée par couples avec de sages pas, de faibles déplacements et chez les dames, des balancements latéraux du torse qui ne rappelaient que d’assez loin, disait Lescot, les tortillements voluptueux des femmes ibériques.
Dans sa version française, c’était une danse, à dire le vrai, peu fatigante pour le cavalier, puisqu’il n’avait ni à guider ni à faire tourner, ni surtout à soulever dans les airs sa cavalière, raison pour laquelle, à mon sens, le Roi l’avait choisie pour ouvrir le bal, la Reine étant si pesante. Tout ce que l’homme avait à faire, en l’occurrence, était de se placer en face de sa cavalière, d’imiter ses pas et de montrer, en l’envisageant œil à œil, qu’il était saisi de mille douces pensées à contempler les mouvements de son corps. Monsieur Lescot, qui avait l’art de dire les choses sans froisser l’honnêteté, appelait cela des « regards de courtoisie » et selon sa philosophie, ils étaient partie intégrante de la danse qui était, « dans les limites de la décence et de la distance, un art tout de caresses ».
Ma rousse cavalière eut d’autant moins à se plaindre de moi à cet égard qu’elle était fort décolletée, comme le lecteur ne peut manquer de s’en ressouvenir, tant est qu’au moindre balancement de son torse, les globes jumeaux de ses tétins saillaient, s’écartaient ou se rejoignaient d’une façon que je trouvais la plus ravissante du monde ; en particulier quand, se rejoignant, ils se blottissaient, pour ainsi parler, l’un contre l’autre, de façon si intime et si amicale qu’on avait envie de se joindre à eux.
La danse finie, Noémie de Sobole s’avisa de se plaindre de l’indiscrétion de mes œillades, mais je vis bien que ses paroles n’avaient pour fin que de prolonger, en en disputant, le plaisir que mes regards lui avaient donné. Loin de me montrer repentant, je pris alors le parti de renchérir sur l’éloquence de mes prunelles et de lui faire un éloge tout à plein déshonté des objets de mon admiration. Il fut prononcé à voix basse et elle ne songea à s’en indigner que lorsqu’il fut fini.
— Ah ! Monsieur le fripon ! dit-elle en rougissant, il faut que vous soyez déjà un grand ribaud pour oser parler ainsi à une fille de bon lieu ! Jour de Dieu ! Si vous en agissez de la sorte avec les dames à votre âge, que sera-ce quand vous aurez le mien ? Il faudra vous mettre un bandeau sur l’œil, un cadenas aux lèvres et des entraves aux mains !
— Aux mains ? dis-je, mais elles ne furent, dans l’affaire, point coupables du tout. Ce n’est pas assurément que l’envie ne les ait démangées de prendre le relais de l’œil…
— Chevalier ! dit-elle, mi-fâchée mi-chatouillée, voilà qui va véritablement dans l’excès ! Je n’en crois pas mes oreilles de vos turlupinades ! Avez-vous le front de m’avouer que, dansant avec une personne de qualité, il vous est venu dans l’esprit de lui caresser les tétins ?
— Où est le mal, puisque je ne l’ai pas fait ?
— Mais la pensée. Monsieur, la pensée seule !…
— Oh ! Pour la pensée, Madame, soyez bien assurée que plus d’un l’a eue ce soir rien qu’en vous voyant ! À commencer par mon père.
— Quoi ? Votre père ? Votre père aussi ?
Elle reprit souffle et ajouta avec une avidité qui me parut fort plaisante :
— Vous en a-t-il fait la confidence ?
— Il a loué devant moi les mérites qu’à vue de nez il avait discernés chez vous.
— Les mérites ! Sont-ce là des mérites ? Vous vous moquez ! La peste soit de votre impertinence ! Je ne danserai plus avec vous ce soir, cela est sûr !
— J’en serais bien marri. De grâce, Madame, ne prenez pas la chèvre sur une parole un peu hardie ! Qu’ai-je fait, sinon dire tout haut ce que le monde entier pense tout bas ? Et pourquoi faut-il que vous me tanciez de ma franchise ?
Voyant toutefois que, dans les sentiments mêlés qui l’agitaient, commençait à se faire jour un peu d’aigreur, je quittai le ton du badinage et j’ajoutai, la voyant prête à s’en aller :
— Est-ce ma faute si vous êtes si belle ?
Même la Marquise de Rambouillet n’aurait su dire, à cet instant, si je mentais ou si j’étais sincère, puisque moi-même je n’aurais su trancher. Tout ce que je savais, c’est que je ne voulais pas qu’elle me quittât fâchée, éprouvant quelque petit remords de lui avoir mordillé l’oreille comme un jeune chien, moitié par jeu et moitié par désir.
— Allez ! Allez ! dit-elle en me tournant le dos, vous êtes un méchant !
Tout béjaune que je fusse, je m’avisai que cette remarque n’était pas la moitié aussi dure qu’elle en avait l’air. Car je l’avais déjà ouï prononcer à mon endroit plus de cent fois par Greta, par Mariette, par Toinon et par ma bonne marraine. J’estimais donc, en ma jeune jugeote, que c’était là une de ces petites choses que les femmes disent aux hommes, justement quand elles ne sont pas trop fâchées contre eux, tout en désirant le paraître.
Toutefois, me sentant encore quelque peu déquiété, je cherchai dans la foule mon père et le trouvant au moment où il quittait Madame de Guise, avec qui il venait de danser la sarabande, je lui contai ma petite dispute avec Noémie de Sobole. Il en rit d’abord, puis s’étant un peu réfléchi, il ajouta :
— En paroles, sinon en regards, soyez, mon fils, plus ménager de ce doux sexe ! On l’élève dès l’enfance dans la plus parfaite hypocrisie et bien qu’il ait les mêmes désirs que nous, et la même volonté de les satisfaire, on exige de lui une pruderie qu’on n’exige pas des hommes. Et voilà les pauvrettes tiraillées toute leur vie entre ce que la nature attend d’elles et les grimaces de cette fausse pudeur !
Il reprit :
— Je viens de danser avec votre marraine. Elle est dans ses fureurs.
— Contre vous ?
— Non, non ! Contre Concino Concini ! Se disant de la suite de la Reine, il vient de s’introduire dans son bal sans y avoir été invité.
— Madame de Guise ne peut-elle le faire éconduire ?
— Elle ne le peut. Ce serait se fâcher avec la Léonora Galigaï, laquelle est toute-puissante sur l’esprit de la Reine.
— D’où vient ce sortilège ? Le sait-on ?
— Elles ont été élevées ensemble.
Il ajouta :
— La Galigaï est née dans la roture et, comme dit la Princesse de Conti, elle est si laide qu’elle n’est pas « regardable ». En revanche, elle a de l’esprit à revendre. En tout cas, s’agissant de la Reine, elle a de l’esprit pour deux.
— Et Concino Concini ?
— Concini est un gentilhomme des meilleures maisons de Florence, mais en sa patrie, perdu de vices et de dettes, sans le moindre scrupule, du reste emprisonné plus d’une fois, tant est que son oncle, le ministre du Grand-Duc de Toscane, fut fort aisé de se débarrasser de lui en l’expédiant en France dans les bagages de Marie de Médicis. Pendant le voyage, Concini ne manqua pas d’observer l’emprise de la Galigaï sur la future Reine de France, et sans égard à sa naissance ni à sa laideur, mais fort résolu à pousser, grâce à elle, sa fortune, il la séduisit et l’épousa.
— Joinville le dit fort beau.
— Jugez-en vous-même. Vous le voyez, sur votre gauche, dans une encoignure de fenêtre en train de parler à Vitry. Vous connaissez le Marquis de Vitry. Il est capitaine aux gardes françaises et il a dîné chez nous plus d’une fois.
La physionomie lourde et violente de Vitry m’était, en effet, familière. La face large, le nez gros, la mâchoire forte, le front petit, c’était un soldat robuste, rugueux, vaillant, fidèle au Roi. Sans manifester impatience ni ennui, il écoutait Concini discourir, tandis que son œil s’attachait à Charlotte des Essarts. À vrai dire, il ne l’envisageait pas continûment, mais en tapinois par une série de regards fort brefs, mais répétés.
Concini, lui, ne s’intéressait qu’à lui-même. À le comparer à Vitry, à peine dégrossi, il paraissait raffiné. Grand, mince, richement vêtu, le port noble, le geste élégant, il avait le front large et haut, le nez busqué et sous les sourcils arqués, des yeux verts fendus en amande, grands, brillants, liquides et que j’aurais été tenté de trouver fascinants, si leur expression m’avait plu.
— Eh bien, dit mon père, le trouvez-vous beau ?
— Oui et non. Il y a quelque chose de faux et d’impudent dans toute sa personne.
Sans répondre, mon père me quitta, peut-être appelé par un coup d’œil de Madame de Guise. Le manège de Vitry ayant attiré mon attention sur elle, je détaillai davantage Charlotte des Essarts et mon examen fini, je me demandai si, à la place du Roi, j’en aurais fait ma favorite. J’examinai la question avec beaucoup de sérieux, bien qu’assurément elle ne se posât pas. J’opinai que non. Elle était petite, brune, bien faite, le visage mignard et l’œil ingénu. C’est cette ingénuité qui ne me plaisait pas.
De reste, elle n’était pas seule. Mon demi-frère, le sémillant archevêque de Guise, qui ne pouvait danser en raison de sa robe violette, s’en revanchait en parlant de fort près à la dame : attitude qui, à ce que je vis en regardant à la ronde, déplaisait fort à trois personnes : au Roi ; à Madame de Guise qui ne pouvait toutefois intervenir, un gentilhomme fort chamarré lui tenant des discours ; et enfin au capitaine de Vitry, trop bon soldat pour oser conter fleurette à une personne aimée du Roi, mais trop épris d’elle pour ne pas laisser à ses regards la liberté de se repaître – très à la prudence – de sa beauté piquante.
Comme nos souvenirs changent avec les années ! Lorsqu’ils sortent de la nuit du passé, le présent leur donne une signification bien différente de celle qu’ils avaient au moment où nous les avons vécus. Sur l’instant, ce qui retint surtout mon attention, ce n’est point tant que Concini s’entretînt avec Vitry, quoiqu’ils fussent si différents, mais bien les regards dérobés que Vitry lançait à Charlotte des Essarts, l’indifférence avec laquelle elle les recevait, l’empressement auprès d’elle de l’archevêque et le déplaisir qu’il provoquait chez les personnes qui, à des titres divers, s’intéressaient à elle.
Cependant, à l’heure où j’écris ces lignes, après avoir essayé de rétablir dans ses couleurs de l’époque ce petit manège de l’amour et de la jalousie – comme il y en eut beaucoup, assurément, dans cette nuit de bal – ce qui me frappe, c’est ce que j’ai négligé alors : cet entretien de Concini avec Vitry, ce contraste entre l’honnête centurion et le courtisan corrompu, cette rencontre qui ne prit toute sa signification dramatique que dix ans plus tard – quand le fils de l’un tua l’autre.
Mon père m’avait quitté sur un signe de Madame de Guise qui l’appelait à sa rescousse – sans doute pour qu’il la débarrassât du personnage vieil et chamarré qui l’accaparait et l’empêchait d’aller retirer l’archevêque du piège de chair où il s’engluait. Mais mon père ne put lui-même atteindre tout aussitôt ma bonne marraine, parce qu’une dame fort richement vêtue le happa au passage et se mit à lui faire mille grâces : spectacle qui ne manqua pas d’ajouter aux angoisses de la Duchesse. Toutefois, mon père réussissant, après quelques minutes, à se retirer des hameçons de la belle, louvoya dans la foule jusqu’à ce qu’il parvînt à se mettre au bord à bord de ma marraine. Prenant alors le relais, il fit tant de civilités au barbon chamarré que la Duchesse put doucement se retirer de son grappin et courir tancer l’archevêque. Mon père me fit alors signe des yeux de le venir rejoindre, ce que, à mon tour, je ne pus faire aussitôt car, me mettant en branle, je vis se dresser devant moi Joinville et Bassompierre qui, tout sourires, me mirent chacun une main sur l’épaule.
— Or çà, mon mignon ! dit Bassompierre. Où courez-vous si vite ? Nous avons grand besoin de vous pour arbitre, car nous allons gager.
— Quoi ? Encore ! Et quelle est la gageure ?
— Laquelle des deux favorites, la Comtesse de Moret ou Charlotte des Essarts, le Roi va-t-il inviter pour la volte que Réchignevoisin va annoncer ?
— Et comment savez-vous que ce sera une volte ?
— Le capitaine de Praslin, dit Bassompierre, vient tout juste de me dire à l’oreille de la part du Roi d’avoir à inviter la Reine pour la volte, vu qu’à moi elle n’osera refuser cet honneur.
— Et pourquoi donc ? dis-je, béant.
— Pour la raison, dit le Prince de Joinville, que ce rusé Allemand a la bonne grâce de perdre au jeu, quand il joue à la prime avec elle.
— J’y ai quelque mérite, dit Bassompierre en baissant la voix. Ce n’est pas facile de perdre avec Sa Gracieuse Majesté : elle joue si mal. Et plus difficile encore de la soulever dans les airs, quand on danse avec elle la volte.
— Toutefois, vous le ferez, dit Joinville.
— Toutefois, je le ferai, étant bon paroissien.
— Si j’entends bien, dis-je, vous pensez tous deux que Bassompierre dansant la volte avec la Reine, le Roi va inviter une des deux favorites ?
— Cela ne saurait manquer, dit Joinville, et je gage que ce sera la Comtesse de Moret.
— Je gage que ce sera Charlotte des Essarts, dit Bassompierre, imperturbable.
— Quel est l’enjeu ?
— Cent livres, dit Bassompierre.
— Messieurs, dis-je en les saluant, topez, je suis votre arbitre. L’enjeu sera payé au gagnant en ma présence après la volte.
Et m’excusant de ce que mon père m’appelait, je les saluai derechef et les quittai sans tant languir, bien convaincu que des deux Bassompierre avait le nez le plus fin et qu’il gagnerait sa gageure, la fleurette que contait l’archevêque à Charlotte inquiétant moins le Roi que le siège de la Moret par Joinville. L’archevêque se trouvait retenu par sa robe et bridé par sa mère. Mais d’après ce que j’avais pu entendre des propos de Bassompierre, il n’était même pas sûr que Joinville ne fût déjà dans la place. En ce cas, Henri ne pouvait que garder une fort mauvaise dent à la Moret de s’être laissé investir et la voudrait punir en dansant d’abord avec Charlotte. Je me ressouviens que dans ma juvénile gloriole, je me paonnais fort du savant résultat de mes observations. Le mérite, pourtant, était mince. J’avais bien écouté ce qu’on avait dit devant moi mais, perché sur mon petit savoir, je me croyais déjà tout chargé d’expérience.
Dès que mon père me vit à ses côtés, il demanda à son interlocuteur chamarré la permission de me présenter à lui et, sur son gracieux assentiment, il lui fit un salut et dit avec beaucoup de respect :
— Monsieur le Connétable, je me tiens pour heureux de pouvoir vous présenter mon fils, le Chevalier de Siorac.
« Eh quoi ! pensai-je en me génuflexant, est-ce là ce fameux Duc de Montmorency à qui ses hautes fonctions donnent tant de pouvoir dans l’État que le Roi en est jaloux et n’attend que la mort de l’intéressé pour supprimer sa charge ? »
Par une curieuse coïncidence, j’avais lu, le matin même dans le sixième tome des Mémoires de mon père, le passage où il parle du bal que le Maréchal de Biron donna en 1597 en l’honneur de l’enfantelet qui était né deux ans plus tôt à la Duchesse de Montmorency et que le Roi avait tenu, quelques jours auparavant, sur les fonts baptismaux.
Ce sixième tome dont je parle était bien loin, alors, d’être achevé et mon père n’en écrivit la dernière page que le 4 mai 1610. Mais, ayant décidé, de longue date, que ses souvenirs ne seraient publiés que cinquante ans après sa mort – à une époque où tous les personnages qui y étaient nommés auraient, en toute probabilité, disparu de cette terre –, il avait pris l’habitude d’en communiquer les chapitres manuscrits au fur et à mesure qu’il les écrivait, à deux personnes : au Chevalier de La Surie, pour qu’il en corrigeât, le cas échéant, quelques détails, et à moi-même, pour me préparer à vivre un jour à la cour, n’ignorant rien des mœurs de notre temps.
De la jeune Duchesse de Montmorency, née Louise de Budos, mon père écrit dans ces pages qu’elle était une des plus belles dames de la cour. Et il ajoute que, si Biron donna ce bal en l’honneur d’un enfantelet dont il se souciait comme d’une guigne, c’est qu’il guignait la mère, étant fort épris d’elle, jugeant ses chances grandes, vu l’âge du Connétable qui avait passé soixante ans, mais toutefois robuste et vert assez pour faire deux enfants à sa jeune épouse : Charlotte, en 1593 et Henri, en 1595.
« Je ne sais, me dit mon père de vive voix, si Biron faillit ou non dans son entreprise, mais s’il n’y faillit pas, il jouit peu de son succès, car au lendemain du bal, il partit avec Henri reconquérir Amiens, et la jeune duchesse mourut un an plus tard en la fleur de son âge, d’une étrange et subite maladie qui la laissa défigurée comme si l’ange de la mort, en lui ôtant la vie, avait résolu de la priver d’abord de sa beauté. »
Au moment du bal de Madame de Guise, le Connétable de Montmorency comptait soixante-treize années, lesquelles, malgré leur nombre, ne pesaient guère sur ses larges épaules. Il était grand, avec un visage carré et coloré et des yeux qui n’exprimaient rien. Mon père à qui je demandai, des années plus tard, si le Connétable avait de l’esprit, me répondit en souriant : « C’est ce qu’on n’a jamais pu savoir. C’était assurément un bon soldat et, sous les murs d’Amiens, la veille de l’attaque du cardinal Albert, je lui ai entendu tenir des propos sensés sur son métier. Il était aussi fort vaillant. Il n’avait peur que d’une chose, mais de celle-là excessivement : déplaire au Roi. Et cette crainte l’a égaré sur le tard hors des droits chemins, quoiqu’il eût été, jusque-là, plein d’honneur.
— Comment cela ? – Je dirai, pour abréger, dit mon père évasivement, qu’il n’a pas agi, au regard de sa fille Charlotte, comme moi j’aurais fait, si j’avais été à sa place. »
— Voilà donc le nouveau chevalier ! dit le Connétable d’une voix aimable et tonitruante dès que mon père m’eut présenté à lui. Chevalier à quinze ans ! Testebleu ! Faut-il que le Roi vous aime ! Et non sans de bonnes raisons, ajouta-t-il avec quelque lourdeur. Sans compter qu’on vous dit fort savant déjà ! Jour de Dieu ! Comme j’aimerais que mon Henri morde davantage à l’étude ! Mais autant Charlotte ressemble à sa défunte mère, autant mon fils est ma portraiture toute crachée ! Rien qu’à voir un livre, il bâille ! S’il prend la plume, elle pèse plus lourd à sa main qu’une épée ! Voilà le mauvais de la paix ! Les gens ne pensent plus qu’à lire et à barbouiller du papier. De mon temps, Marquis, on n’en exigeait point tant d’un gentilhomme ! Vous et moi dit-il, oubliant que mon père était docteur-médecin, pourvu qu’on sût lire une lettre-missive que vous envoyait le Roi, et signer son nom au bas d’une réponse qu’on avait dictée à un clerc, on en savait bien assez ! Mais ce jour d’hui, c’est une vraie rage ! Même les femmes y tâtent et se mêlent de raisonner. Mais grâce à Dieu, Chevalier, poursuivit-il en se tournant vers moi, vous n’avez rien d’un poupelet, tout savant que vous êtes. Vous êtes grand et fort. Vous montez bien, je gage, vous tirez l’épée. Vous dansez aussi, testebleu !
— Passablement, Monseigneur, dis-je en m’inclinant.
— Comment cela, passablement ? dit le Connétable. Je vous ai vu danser la sarabande, et mieux que passablement, avec cette fille qui se dépoitraillé ! Tudieu, Marquis ! poursuivit-il en se tournant vers mon père, vous me connaissez ! Je ne suis pas de ces vieux baveux, cracheux et toussoteux qui, par fausse vergogne, cachent leurs sentiments. À voir se déhancher et se trémousser cette déshontée garcelette, mon sang se bouillait dans mes veines. Le Diable emporte la pécore ! Je perdais, à la voir, le peu de religion qu’il me reste. Quoique j’en eusse, je ne regardais qu’elle et pour tout avouer, ses tétins m’ont donné furieusement dans la vue !…
Le Connétable avait la voix aussi haute que s’il commandait sur un champ de bataille et comme les gens, autour de nous, commençaient à prêter l’oreille, mon père décida de couper court et dit :
— Et comment vont vos beaux enfants, Monseigneur ?
— Bien, bien, bien, dit le Connétable qui, n’entendant pas pourquoi mon père avait changé de sujet, jeta autour de lui un regard soupçonneux, comme s’il se demandait si le père ou le frère de Noémie de Sobole se trouvait dans les alentours.
— Mais venez, poursuivit-il, je vais présenter le Chevalier à mes enfants. Henri n’a que douze ans, mais Charlotte en a quatorze et sera ravie de danser avec le Chevalier, d’autant que c’est son premier bal et qu’elle ne sera officiellement présentée à la cour que l’an prochain.
Je ne sais si Charlotte de Montmorency fut tant ravie de me voir. Peut-être avait-elle rêvé, pour sa première danse, d’un cavalier un peu moins béjaune. Mais, quant à moi, je restai bouche bée. Ce n’est pas qu’elle eût le grand air de la Princesse de Conti ou le piquant de Charlotte des Essarts, mais c’était le plus joli bijou de femme que je vis jamais, le plus finement ciselé, le plus parfait en toutes ses facettes, et si j’osais le dire sans offenser personne, le plus féminin. Ses cheveux dorés, ses yeux azuréens, son nez, ses lèvres, ses fossettes, la peau si fine et si blonde de son visage, composaient une physionomie si parfaite qu’on ne se lassait ni de l’admirer en son ensemble, ni de la détailler en toutes ses parties. Il en était de la jeune Charlotte comme d’une belle œuvre d’art. Elle vous arrêtait d’abord. Elle vous transportait ensuite. Et plus on l’envisageait, plus on découvrait en elle des raisons de s’émerveiller.
À vue de nez et bien qu’elle fût déjà, en stature et rondeurs, tout à plein achevée, on croyait distinguer en elle un charme puéril. Mais dès qu’elle ouvrait la bouche et vous regardait, tout l’art féminin de la séduction était là, jusqu’à jouer de sa fraîcheur même et à contrefaire l’enfant qu’elle n’était plus. Je ne me fis que plus tard la réflexion qu’on vient de lire. Sur l’instant, ma cervelle était paralysée. Je n’étais que regards.
En présence de son père et du mien, Charlotte s’enveloppa, sous mes yeux, de la plus couventine pudeur, l’œil baissé et la joue rosissante. Mais dès que Monsieur de Réchignevoisin eut annoncé une volte et que nos pères se furent éloignés, un petit démon se mit à danser dans ses yeux bleus.
— Chevalier, chuchota-t-elle, savez-vous bien danser la volte ?
— Passablement bien.
— Et pourrez-vous bien me soulever dans les airs ?
— Assurément.
— Haut assez ?
— Mais point trop, dis-je, afin que la pudeur n’en soit pas offensée.
— Comment cela ? dit-elle en ouvrant de grands yeux.
— Mon maître à danser tient qu’on ne doit point tant faire sauter la dame qu’on puisse voir son genou et sa cuisse. Cela, dit-il, convient peut-être aux chambrières, mais non aux personnes de bon et pudique jugement.
— Sans doute a-t-il raison, dit Charlotte de l’air le plus chattemite. Toutefois…
— Toutefois, Madame ?
— Je vous adresserais bien une petite prière, si vous me juriez le secret sur ma requête.
— Je l’agrée, quelle qu’elle soit.
— Et me promettez-vous, sur votre honneur de gentilhomme, de la tenir secrète ?
— Je le jure.
— Et de m’obéir ? dit-elle de l’air le plus caressant.
— Je le jure, dis-je, déjà tout à elle.
— Eh bien, je voudrais que vous me fassiez sauter dans les airs aussi haut que vous pourrez.
— Mais Madame, dis-je, béant, cela serait braver l’honnêteté ! J’en serais fort blâmé au nom des convenances et d’abord par Madame de Guise !
— Ne pouvez-vous pas souffrir d’être un peu blâmé pour l’amour de moi ? dit-elle avec un sourire enchanteur, et posant sa main sur la mienne, elle y promena ses doigts légers.
Je frémis à ce contact.
— De reste, reprit-elle, on mettra cette imprudence sur le compte de vos jeunes ans et des miens. Deux enfants ne peuvent-ils s’ébaudir ensemble plus folâtrement que de grandes personnes ? Est-ce que cela tire à conséquence quand on a quatorze ans ? Ne peut-on être un peu bien fripon à notre âge ?
Comment aurais-je pu résister à cette sirène qui, tout en me caressant la main et en m’assassinant des plus douces œillades, fiançait si joliment nos âges et m’invitait, en toute innocence, à des jeux espiègles.
Pourtant, un je ne sais quel bastion dans mon esprit résistait encore. Il n’était ni tout à fait dupe, ni tout à fait convaincu, mais cette garcelette me troublait trop pour que je puisse lui résister. En outre, en me faisant jurer d’avance, et le secret et l’obéissance, elle avait mobilisé contre moi mon honneur et utilisé ma force pour me rendre plus faible. Vramy ! Quand je pense qu’elle n’avait alors que quatorze ans ! Je m’en rends bien compte à ce jour, à me comparer à elle je n’étais alors, malgré mes livres, qu’un nouveau-né à la mamelle.
Pour l’édification de mes arrière-neveux – car il est possible qu’en leur siècle, on ne dansera plus la volte, les dévots qui la tiennent pour « lascive et déshontée » ayant réussi d’ici-là, peut-être, à la faire interdire – je voudrais expliquer que le « scandaleux » de cette danse aux yeux de la bigoterie présente trois aspects dont un seul serait déjà damnable.
D’abord, on tient sa cavalière non pas par la main, mais par la taille, les deux mains appliquées sur ses flancs : geste quasi possessif, on en conviendra et d’autant plus que la cavalière, loin de s’en défendre, pose nonchalamment sa main droite sur l’épaule gauche de son vis-à-vis. Ensuite, on la fait tourner sans arrêt, tantôt de gauche à droite et tantôt de droite à gauche en l’emportant dans un tourbillon qui, en produisant en elle un état vertigineux, ne fait qu’affaiblir plus avant ses défenses. Sa complicité tacite étant enfin acquise par le moyen de ce tournoiement effréné, on la soulève dans les airs : simulacre d’enlèvement et de rapt, auquel elle n’est pas sans se prêter car, pour aider à ce saut, sa main droite, jusque-là inerte, s’appuie avec force sur celle de son partenaire. Il est vrai que lorsque la dame est dans les airs, la règle commande qu’elle applique sa main gauche sur sa cuisse pour éviter que son cotillon ne s’envole. Mais c’est là pure hypocrisie, disent les dévots, car ce geste a pour seul effet d’attirer l’attention des spectateurs sur cette partie alléchante de l’anatomie féminine. En outre, la danse lui ordonnant d’effectuer quand elle est dans les airs un ou deux battements de pied, c’est alors que, main ou pas, son vertugadin largement se retrousse et offense l’honnêteté.
Dès que Monsieur de Réchignevoisin eut annoncé la volte, Bassompierre monta sur l’estrade royale et, se mettant à genoux devant la Reine, il l’invita. Elle le releva, lui donna sa main à baiser, se dressa d’assez bon gré et entra en lice avec lui, fort applaudie. Mais tandis que les mains battaient, tous les regards, les miens compris, s’attachaient au visage du Roi pour savoir quel serait son choix. On n’eut pas à attendre longtemps. Il se dirigea à longues enjambées vers Charlotte des Essarts. Elle avait donc gagné la première danse et Bassompierre, sa gageure.
L’attention se fixa alors sur la Comtesse de Moret qui, pour cacher son dépit, souriait de toutes ses dents et, s’il se pouvait, sourit davantage, quand Joinville se hâta vers elle malgré un coup d’œil furieux de Madame de Guise, laquelle, dans son ire, eût peut-être fait pire si mon père, agissant avec son à-propos coutumier, ne l’avait invitée.
Les violons attaquèrent la volte et chacun s’occupa de sa chacunière : Bassompierre se demandant sans doute comment il allait s’y prendre pour soulever la Reine, le Roi souriant avec bonté à la petite Des Essarts qui, à ce qu’on disait, portait en elle, depuis trois mois, le fruit de son royal amant et Joinville, sans se soucier des regards maternels, faisant le faraud avec la Moret, l’œil fixé sur ces tétins que sa mère désapprouvait.
Quant à moi, fol que j’étais, je me croyais au paradis. Charlotte de Montmorency était plus gracieuse et légère que biche, observait la mesure, changeait prestement de pied quand le tournoiement changeait de sens et, quand on en vint au saut, s’envola – avec mon aide – plus haut que n’importe qui, battant l’air non point une, mais deux ou trois fois, et montrant beaucoup plus que son genou sans toutefois paraître y prendre garde, son souris étant si enfantin et son œil ingénu semblant ne rien voir des regards qu’elle attirait.
Je me paonnais à l’infini à faire danser cette merveille. Toutefois, je ne laissais pas de me sentir quelque peu déquiété qu’elle ne m’envisageât pas une seule fois de toute la durée de la danse, ses regards aiguisés glissant de-ci de-là sous le cillement rapide de ses paupières et en particulier, quand le Roi passait à sa portée. Si bien qu’avant même que la danse fût finie, je commençai à penser que je n’avais été pour elle que le naïf outil de sa gloire : ce qu’elle confirma, hélas, avec la dernière brutalité quand, les violons se taisant, elle prit congé de moi. Elle me fit, sourcilleuse et les lèvres froncées, une brève inclinaison de tête et me dit d’une voix assez haute pour être entendue aux alentours :
— Je vous remercie de cette danse, Monsieur. Mais n’y revenez pas !
Et elle me tourna les talons dans un tournoiement apparemment irrité de son vertugadin, me laissant béant, blessé, mortifié et, dès que j’eus repris mes esprits, bouillant d’indignation. La chose n’était que trop claire. Elle me mettait sur le dos le blâme et le reproche du petit manège qu’elle avait machiné.
C’est alors que j’aperçus, à une petite distance de moi, Madame de Guise qui me jetait de loin des regards encolérés et qui se fût jetée sur moi toutes griffes dehors, si mon père ne lui eût pas tenu très fortement la main, quoique très à la discrétion, la maintenant le long de son corps dans les plis de son vertugadin. Je pris ma décision en un clin d’œil. Je marchai vers ma marraine le front haut et, après y être allé de ma révérence, je lui dis d’un ton ferme :
— Madame, je vous fais mille excuses pour une inconvenance à laquelle j’ai été partie sans le vouloir. Mon seul crime est d’avoir manqué de jugement. Je suis tombé dans un piège. Je ne puis en dire davantage.
Je me rendis bien compte, en prononçant ces derniers mots, qu’ils annulaient mon plaidoyer mais, nigaud que j’étais, je m’en tenais encore au secret que j’avais promis à la traîtresse.
— Monsieur, dit Madame de Guise très à la fureur, mais parlant fort bas et les dents serrées, du diantre si j’entends ce que vous voulez dire par cette argutie-là ! J’ai vu ce que j’ai vu. Et je suis hors de moi ! Dans ma maison, à mon bal, le soir de mon anniversaire ! Je ne puis croire que vous soyez de mon sang. Vous le déshonorez.
— Allons, allons, Madame ! dit mon père, cela va dans l’excès !
Et tout en parlant, il se mettait entre nous, craignant sans doute qu’elle attentât de me frapper, tant la rage la secouait.
— Jour de Dieu ! poursuivit-elle, comment avez-vous pu avoir le front, Monsieur, de commettre devant toute la cour une si grossière ribauderie et de traiter une fille de grande maison comme la dernière des « nièces » de Monsieur de Bassompierre.
Cette petite perfidie visait si visiblement Toinon que je ne pus m’empêcher de sourciller.
— Et par-dessus le marché, reprit-elle, secouée d’un nouvel accès de fureur, vous me faites la mine, rustre que vous êtes ! Allez ! Allez ! J’ai eu bien tort de vous inviter à mon bal ! Vous ne méritez pas mes bontés ! Vous êtes un rustre et un ribaud, Monsieur ! Et n’était mon amitié pour votre père, je vous chasserais sur l’heure de ma maison et de ma vue.
— Vous me chasseriez aussi par voie de conséquence, dit mon père d’un ton fort sec, mais à voix très basse.
Ayant ainsi fait sentir le mors à son indomptable cavale, il lâcha doucement la bride.
— Et j’en serais au désespoir. Madame, car je vous aime et mon fils aussi.
Madame de Guise fut tant surprise, et par le mors et par la caresse, qu’elle resta coite. Et mon père profita de cette accalmie pour tâcher d’introduire une once de raison dans cet océan de folies.
— Madame, reprit-il, je vais vous surprendre, mais je tiens la donzelle pour aussi coupable dans l’affaire que votre filleul, sinon davantage. Je vous le demande : à qui ferait-on croire qu’elle ne fut pas connivente à ces bonds prodigieux ?
« Et qui l’obligeait, dites-moi, une fois en l’air, à donner tous ces battements de pied dont le seul effet était de trousser davantage son cotillon ! Ne savons-nous pas, en outre, qu’il est difficile d’arracher du sol une cavalière qui, de soi, ne saute pas en même temps qu’on l’élève ? Et si la pécore était si pudiquement opposée à monter si haut, que ne s’est-elle faite inerte et lourde comme font les prudes en votre bal ? Si légère que soit la Marquise de Rambouillet, qui pourra jamais se vanter de l’avoir soulevée plus de quelques pouces au-dessus du sol ? Et qui a jamais vu ses chevilles ?
— Mais, pourquoi Pierre ne se défend-il lui-même au lieu de rester planté là et de me faire la tête ? dit Madame de Guise d’un ton plus plaintif que furieux, les arguments de mon père ne l’ayant pas laissée insensible.
— Madame, dis-je en saisissant sa main et en la baisant à coups redoublés, je ne suis ni un rustre ni un ribaud et je vous aime moi aussi. Mais qu’ajouterais-je ? Mon père a tout dit, tout deviné, y compris ce que je ne pouvais que taire, ayant promis le secret. Cette fille s’est servie de moi et, son petit jeu fini, elle m’a rejeté dans les ténèbres extérieures. À en juger par les regards qu’elle jetait de-ci de-là, quand elle était dans les airs, cette petite Diane chasse un bien plus gros gibier que moi…
— Quel gibier ? dit Madame de Guise, béante.
Et comme je me taisais, ne voulant pas me muer en accusateur, mon père reprit le dé :
— Madame, dit-il, vous avez le cœur trop bon. Vous vous êtes laissé prendre à son air ingénu. Mais en fait, la friponne, en tapinois, a donné le bel œil à plus d’un. Au Roi, à Bassompierre, à Bellegarde, au Duc d’Épernon…
— Et peut-être bien à vous-même, dit la Duchesse, le bleu de son œil pervenche noircissant à cette seule pensée.
— Oh ! Madame ! dit mon père, je ne suis pas assez haut dans l’État pour mériter une œillade de cette mijaurée. Elle ne descendra pas au-dessous d’un prince ou d’un duc, vous pouvez en être sûre.
— Tout cela est bel et bon, dit Madame de Guise, mais il y a eu scandale, et à mon bal ! C’est un fait avéré ! Et les langues vont marcher !
— Laissez-les aller leur train ! Il ne va jamais bien loin et soyez bien assurée qu’on parlera à peine de Pierre. Sa cavalière est une bien autre cible : les prudes lui chanteront pouilles, les belles la mettront plus bas que terre. Et quant aux hommes, ce ne seront que clins d’œil, coups de coude et remarques proférées dans la moustache, du genre : « Testebleu, Marquis ! Si la donzelle veut que je lui mette les jambes en l’air, je suis son homme ! » Et avant même que la prochaine danse soit finie, on aura trouvé quelqu’un d’autre sur qui dauber.
*
* *
Sur ces mots, mon père me quitta, un petit page venant lui dire que le Roi l’appelait auprès de lui et Madame de Guise, se trouvant quelque peu déconcertée encore, m’embrassa (quoique fort légèrement à cause de son fard) et me conseilla de laisser passer la danse qui allait suivre afin qu’on oubliât un peu cette folle volte.
— Quant à moi, dit-elle, je vais, de ce pas, gourmander la Princesse de Conti.
— Mais qu’a-t-elle fait ?
— Je ne veux point qu’elle danse avec Bellegarde. Ce serait offenser son mari. Le pauvre est sourd, mais il n’est pas aveugle. Mon Dieu, mon Dieu, quels enfants vous m’avez donnés !
Je rougis en entendant cette plainte, ce que voyant ma bonne marraine, elle me passa la main sur la joue et murmura :
— Je ne dis pas cela pour vous. Vous êtes bien le meilleur de tous.
Et elle m’envisagea avec des yeux si doux que je fus saisi d’une furieuse envie de la serrer dans mes bras. Je l’avais toujours aimée malgré ses riotes, ses brusquettes et ses mélancolies et avec une tendresse à quoi se mêlait quelque amusement, je regardais s’éloigner à pas vifs cette haute dame qui, comme une mère poule, courait sans cesse après ses poussins pour tâcher de les ramener dans le droit chemin.
Je gagnai mon petit repère entre l’estrade des musiciens et la plante verte et eus la satisfaction de retrouver vacant mon tabouret. Mais je n’eus pas longtemps le loisir d’y faire l’ours et de lécher mes blessures. La Princesse de Conti surgit devant moi.
— De grâce, mon cousin, dit-elle, laissez-moi votre siège et mettez-vous devant moi pour me cacher. Ma mère me cherche.
— Pour vous tancer, Madame ? dis-je en me levant.
— Comment le savez-vous ? dit-elle en s’asseyant avec une grâce que je ne laissai pas d’admirer.
— J’ai été le premier sur la liste. Vous serez la deuxième et le Prince de Joinville le troisième, pour avoir osé inviter à la volte la Comtesse de Moret.
— Mon cousin, dit-elle avec un sourire ravissant, vous êtes fin comme l’ambre, mais vous finirez par regretter d’être entré en cette famille de fous…
— C’est que la chose, Madame, s’est faite à mon insu : je n’ai pas été consulté…
Elle rit. La Princesse de Conti avait deux rires, je m’en aperçus peu après. L’un, irréfléchi et tout à trac qui lui venait de son naturel enjoué. Et l’autre – qu’elle réservait à ses amants – étudié et musical. Je n’avais droit qu’au premier. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne me caressât pas en passant. Même un évêque prend plaisir à voir un chien béer devant lui.
— Mon cousin, dit-elle, je commence à vous aimer. Vous êtes, dit-on, un puits de science. Mais tout ce que vous dites a l’air cavalier. On n’y sent pas le pédant.
— Compliment pour compliment. Madame, je dirais que les plus jolies dames à ce bal me paraissent communes, quand je les compare à vous.
C’est vrai qu’elle avait grande allure. Le compliment était à peine un peu poussé et elle le lapa comme petit-lait.
— Voilà une fleurette qui sent un peu bien l’inceste ! dit-elle avec un nouveau rire, mais cette fois pour cacher le plaisir quelle avait pris à ma louange.
— Pas tout à fait.
— Comment cela pas tout à fait ?
— À demi-frère, demi-inceste.
À cela elle fit un peu la hautaine en se gaussant.
— Dieu merci, j’ai assez d’un archevêque pour me piquer des baisers dans le cou.
— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. J’admire, Madame, votre long col et rien ne me tire l’œil davantage que la façon élégante dont vous tournez la tête.
— Jour de Dieu, comme vous y allez ! Savez-vous, vous qui savez tout, ce que me reproche ma mère ?
— Le Duc de Bellegarde.
— Mon Dieu ! Elle est en retard d’une amourette ! Celle-là est défunte…
— Peut-être craint-elle qu’elle ne revive ?
— Babillebabou ! Mon cousin, jetez un œil et dites-moi si vous voyez ma mère.
— Je ne vois que les lustres qui scintillent et les couples qui tournoient.
— Regardez encore !
— Ah si ! J’aperçois deux gentilshommes qui se dirigent de mon côté. L’un vous est proche par le sang, et l’autre…
— Et l’autre ?
— Est celui que vous avez couru accueillir, quand il est arrivé céans.
Je lui jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et je la vis rosir.
— Monsieur, « couru » est de trop. Vous êtes un impertinent. Votre langue devrait oublier ce que votre œil a pu voir.
— En fait, ce que mon œil a vu, c’est une démarche – la vôtre, Madame – qui alliait la grâce à la majesté. Devrais-je dire à ces gentilshommes que vous êtes tapie derrière mon dos ?
— Laissez-moi en décider.
— Mon mignon, dit Bassompierre, faites-vous encore la violette sous ces feuillages ? Nous vous cherchons, Joinville et moi. Avez-vous vu le Roi danser avec la Charlotte ?
— Quelle Charlotte ? dis-je. Celle qui le guigne ou celle qui l’aguiche ?
— Voilà qui est méchant, dit Joinville. Il s’agit, bien sûr, de Charlotte des Essarts.
— Ce misérable, dit Bassompierre, en prenant Joinville affectueusement par le bras, soutient contre l’évidence qu’il n’a pas vu le Roi danser avec Charlotte des Essarts. Mon mignon, que dites-vous ?
— J’ai vu le Roi danser avec cette Charlotte-là tout en jetant des coups d’œil charmés à cette Charlotte-ci.
— Tu as perdu cent livres, Joinville, dit Bassompierre.
— Hélas ! Hélas ! dit Joinville avec une petite grimace, je n’ai pas en bourse un seul sol vaillant. Pauvre bourse ! Il est si facile d’en sortir et si difficile d’y entrer ! Prends patience, Bassompierre, j’emprunterai ces pécunes à la Princesse de Conti.
— Mon cousin, dit la Princesse de Conti derrière mon dos, écartez-vous, de grâce, que je puisse voir œil à œil cet écervelé de frère.
J’obéis. Joinville, en apercevant sa sœur, tomba à ses genoux et Bassompierre aussi. Avec un temps de retard, me sentant un peu sot de demeurer debout, je l’imitai. Mais il y avait des nuances dans ces génuflexions. Joinville avait agi par calcul, Bassompierre par amour et moi par jeu.
— Voilà, dit-elle, comment je voudrais que fussent tous les gentilshommes de ce royaume : à mes pieds.
Elle riait en disant cela, mais elle disait vrai, étant femme et au surplus altière. Le Roi avait songé, jadis, à faire d’elle sa reine, fort attiré par sa beauté et sa gaîté. Mais, outre que la belle était fière, avec de l’adresse, de l’intrigue et beaucoup d’esprit, le Roi avait craint, en l’épousant, d’épouser les Guise et d’être en proie aux ambitions et à la voracité de cette terrible famille. Il est vrai qu’avec Marie de Médicis et la Verneuil, notre pauvre Henri n’était pas mieux tombé.
— Eh bien ! Monsieur mon frère, reprit la Princesse de Conti. Apprenez-moi comment vous allez vous y prendre pour m’emprunter cent livres.
— À vrai dire, dit Joinville, avec un mélange d’humilité et de gentillesse que je trouvai assez touchant, je ne sais. Il me semble que cela commence mal.
— En effet, dit-elle. Je suis prête, Monsieur mon frère, à faire beaucoup de choses pour Monsieur de Bassompierre, hormis payer vos dettes.
Enfermer dans la même phrase un sec refus pour l’un et une tendre promesse pour l’autre me parut fort habile. Et je vis bien que Bassompierre, tout circonspect qu’il fût, mordait fort à l’hameçon.
— Mais ce n’est là que bagatelle ! dit-il. Un mot de vous, Madame, et j’efface cette petite dette de ma mémoire.
— Je ne dirai pas ce mot, dit la Princesse de Conti, se remparant tout soudain derrière une féminine réserve à laquelle elle venait si effrontément de manquer, car je ne voudrais pour rien au monde, Monsieur, abuser des sentiments généreux où je vous vois à mon endroit. Et d’un autre côté, je rendrais un bien mauvais service à mon frère en me chargeant de ses petits péchés – ayant bien assez des miens ! acheva-t-elle avec un petit rire très joliment filé et adressant à Bassompierre en tournant la tête élégamment sur son long cou, un regard de côté des plus connivents.
— Madame, dit la voix de mon père derrière moi, je suis au désespoir de vous enlever un de vos adorateurs, alors que je n’aurais rien de plus cher que de me joindre à eux, mais la chose ne souffre pas délai. Le Roi l’ordonne.
Je me relevai plus mort que vif à cette annonce et une fois debout, je m’aperçus que Joinville m’avait imité, pâle, défait et regardant mon père avec des yeux où se lisait la plus vive anxiété.
— Est-ce à moi, balbutia-t-il, que le Roi a affaire ?
— Non point, Monsieur. À mon fils.
Joinville poussa un grand soupir de soulagement et Bassompierre, se relevant à son tour, passa la main par-dessus son épaule et le serra contre lui. La Princesse de Conti se mit alors debout et bien que je fusse tremblant et Joinville, encore fort troublé, je crois bien me ressouvenir qu’elle marqua quelque dépit à avoir perdu d’un seul coup ses fidèles agenouillés et dit non sans aigreur à son frère :
— Vous ne perdez rien pour attendre. Qui sème le vent récolte la tempête.
Cette remarque, qui était pour le moins inutile, dut déplaire à mon père car lui, qui était d’ordinaire si louangeur avec les dames, salua avec respect la Princesse, mais sans un mot, et m’entraîna par le bras, longeant les murs pour ne pas gêner la danse.
— Le Roi va-t-il me gourmander pour cette volte ? dis-je à son oreille.
— Mais non, rassurez-vous, il n’a fait qu’en rire. « Bon sang ne saurait mentir », a-t-il remarqué en gaussant. « Et des deux côtés. »
— Que voulait-il dire par ces « deux côtés » ?
— Que vous êtes Siorac et Bourbon, et par conséquent deux fois ami des femmes.
— C’est fort gracieux de sa part. Mais alors, que me veut-il ?
— Que je vous présente à lui et à la Reine.
— Est-ce à dire qu’il m’admet à sa cour ?
— Oui. Ce jour d’hui, vous allez entrer dans l’arène. Vous y trouverez des gladiateurs, des ours, des lions, des chacals et aussi de doux monstres à tête de femme qui ne sont pas les moins terribles. Vous devrez vivre avec adresse : vos erreurs seront punies et parfois aussi vos qualités.
Bien qu’elles fussent dites avec un sourire, il y avait dans ces paroles tout ensemble un défi et une invitation à le relever. Mon trouble disparut, je regardai mon père et je lui souris avec confiance.
— Nous devons attendre, dit-il en s’arrêtant, que la musique se taise.
— Je ne vois pas le Roi.
— Il danse avec votre marraine.
— Quoi ? Avant d’inviter la Moret ?
— C’est qu’il est furieux contre elle, dit-il à mon oreille. Elle aurait cédé à Joinville contre une promesse écrite de mariage.
— Une promesse écrite ? dis-je sur le même ton. Joinville est un grand fol.
— Mon Pierre, dit mon père, ne jugez pas du haut de votre jeune sagesse. Oui sait quelles sottises les belles vous feront commettre ! Il y a plus d’une Charlotte dans ce monde-ci.
Il accompagna ces mots d’un petit sourire qui en émoussait la pointe. Et pour moi je les rangeai dans la gibecière de ma mémoire pour les méditer à l’occasion et ne plus, à l’avenir, engager trop facilement ma parole. Pauvre Joinville ! J’eus des remords de l’avoir traité de fou, lui que le Roi allait sans doute envoyer en exil en son governorat de Saint-Dizier, ce qui, disait-il, serait « sa mort ».
Les violons se turent, les couples se défirent à l’exception du Roi et de Madame de Guise qui restèrent à s’entretenir au milieu de la grand’salle, attirant sur eux tous les yeux. Cette curiosité fut plus que satisfaite car, à défaut d’ouïr ce que disait Henri, on le vit tirer de l’emmanchure de son pourpoint un petit sac de velours qu’il tendit à la Duchesse comme s’il lui en faisait présent. Elle ouvrit le sac avec empressement et en tira un objet clair et brillant de la grosseur d’un grain de raisin qu’elle tint entre le pouce et l’index de la main droite. Riant aux anges, elle éleva sa dextre haut dans les airs et pivotant deux fois sur elle-même, elle le montra à l’assistance qui se mit à applaudir et à bruire d’exclamations. Madame de Guise, rouge d’émotion, remit la pierre dans le sac et le sac dans une poche de son vertugadin, puis avec sa pétulance habituelle, elle sauta au cou d’Henri qui, sous le choc, recula d’un pas, ce qui fit rire. Il rit aussi et donna à sa cousine une forte brassée. Après quoi, elle parut se souvenir qu’il n’était pas seulement son parent, mais son Roi et, se mettant à ses genoux, elle lui prit les mains et les baisa. Il la releva aussitôt, et lui offrant le poing, il la ramena jusqu’à sa chaire et après lui avoir fait un grand et souriant salut, il regagna vivement son estrade. Il n’avait pas les jambes longues, mais il faisait de grandes enjambées comme un montagnard. On l’applaudit derechef et il me sembla que ce ne fut pas par courtisanerie, mais bien parce que l’assemblée avait été sensible au naturel et à la bonhomie de cette petite scène. Je me fis quant à moi cette réflexion qu’Henri n’était pas si chiche-face qu’on le disait, puisqu’il avait pensé à l’anniversaire de sa cousine.
— Venez, dit mon père, ne perdons pas une minute. Il faut le saisir au vol.
Je me tins fort soigneusement dans son sillage pour éviter d’être séparé de lui par tous les courtisans qui, maintenant que la danse était finie et le Roi assis sur son trône, sillonnaient la grand’salle en tous sens pour retrouver tel ou tel, l’ambition de chacun paraissant être de s’entretenir avec le maximum de gens en un minimum de temps. Toutefois, d’aucuns personnages, agissant comme de puissants aimants, attiraient davantage les saluts et l’attention, soit par leur beauté ou leur esprit (s’agissant surtout de femmes), soit par leur rang, soit encore en vertu d’une position qui leur permettait d’approcher quotidiennement le Roi et la Reine, et laissait, par conséquent, supposer qu’ils pouvaient détenir sur eux une once d’influence. J’observais, par exemple, que Concino Concini, en dépit de sa peu reluisante réputation, était presque toujours entouré d’une grappe imposante de personnes des deux sexes, au milieu desquelles, le front superbe, le buste droit, et haussant le bec, il pérorait avec la plus parfaite impudence en un français baragouiné d’italien.
Assis sur un coin de l’estrade royale, mais les pieds sur le parquet de la salle, nonchalant en sa pose, mais l’œil attentif, Monsieur de Praslin, capitaine, comme Vitry, aux gardes françaises, et comme lui, plus tard, maréchal de France, leva la main pour arrêter mon père et, sans un mot, le regarda d’un air interrogatif, comme pour lui demander l’affaire qui l’amenait là : « Je vais, dit mon père, sur l’ordre de Sa Majesté, lui présenter mon fils que voilà, le Chevalier de Siorac. »
Semblable au chien de garde à qui son maître explique que l’intrus est un ami, et qui vient le flairer avec soin pour le reconnaître à l’occasion, Praslin, substituant à la manière des hommes la vue à l’odorat, me dévisagea d’un œil aigu, comme s’il eût voulu, une fois pour toutes, graver mes traits en sa mémoire. Je le contreregardais pendant ce temps. C’était un homme d’une quarantaine d’années, dru, solide, le poil grison, la mâchoire forte, l’œil petit et perçant ; d’après mon père, fidèle soldat, vaillant, point sot, mais ladre à n’y pas croire, et épargnant tout, même ses paroles. Et de fait, après qu’il m’eut de pied en cap répertorié, il inclina la tête pour signifier que nous pouvions passer, mais sans desserrer les dents davantage, ni même sourire.
Une fois sur l’estrade, mon père me laissant sur place alla faire ses révérences à Sa Majesté, puis revenant à moi il me dit : « Venez, le moment est venu. »
À vrai dire, j’étais assez tremblant. J’avançai avec peine, mes jambes me paraissant de laine et me portant si peu que je fus aise de me mettre à genoux. Mes oreilles me bourdonnaient tant que c’est à peine si j’entendis la phrase de présentation de mon père. Cependant, ma vue demeurait claire et je regardai Henri. Je ne sais pas pourquoi, sur les médailles, on représente toujours les rois de profil, peut-être parce qu’ils sont ainsi plus faciles à graver. C’est de face qu’il faudrait les montrer, ne serait-ce que pour s’assurer qu’ils ne louchent pas.
Il est vrai que, de profil, Henri paraissait plus majestueux, en raison de son nez Bourbon, de sa mâchoire bien dessinée et du dessin vigoureux de son crâne. Mais, de face, on voyait ses yeux et on ne voyait qu’eux. J’ai déjà tâché de les décrire à son arrivée à l’Hôtel de Guise, sans que ma description me satisfasse vraiment. Je ne sais qui a dit qu’ils étaient « flammeux et brillants ». J’aimerais mieux dire qu’ils étaient lumineux et que cette lumière était celle de l’esprit pénétrant qui se trouvait derrière eux et qui permettait à Henri de juger si vite et si bien des hommes et des situations. Mais cette lumière était aussi celle de sa bonté, de sa bénignité, de sa clémence. Et enfin, ces yeux-là, bien qu’ils fussent flanqués de pattes-d’oie qui allaient jusqu’aux tempes et entourés de paupières fripées dans un visage maigri, tanné et ridé, ils me frappaient aussi par leur jeunesse, étant traversés tout à la fois de lueurs de gaîté et de flammes sensuelles. Oui, ici, il faut bien parler de flammes et Dieu sait si elles le brûlaient, mais bien loin de le consumer, elles l’aidaient à vivre. J’écris ceci en mon âge mûr avec le regret poignant – toujours vif en moi – de cette grande force dont le couteau stupide d’un fanatique, moins de trois ans plus tard, interrompit le cours.
Avec moi Henri fut comme avec tous vif et expéditif. Il me regarda avec une grande attention, comme Praslin avait fait, mais le regard de Praslin ne visait qu’à me reconnaître, comme un soldat en campagne « reconnaît » un terrain. Celui d’Henri me jaugeait. Après quoi il fut, dans son accueil, aussi prompt que cordial.
— Chevalier, dit-il de sa voix gasconne et enjouée, vous êtes le bienvenu à ma cour. Votre père m’a bien servi, tant dans les affaires du dedans de mon royaume que dans les affaires du dehors. Je compte bien que vous ferez de même, y ayant de plus, ajouta-t-il avec un sourire, quelque obligation de sang…
Il se tourna vers la Reine.
— Madame, le Chevalier de Siorac va se présenter à vous.
Il me donna la main et comme je la prenais pour la baiser il la referma sur la mienne, me fit lever et m’ayant dirigé sur sa droite, il la laissa aller. Je reculai alors de quelques pas pour rendre mes devoirs à la Reine et j’entamai le cérémonial compliqué de révérences et de génuflexions que Madame de Guise m’avait appris, sans que Sa Gracieuse Majesté, de tout ce temps, daignât regarder autre chose que le bracelet de diamants qui ornait son poignet gauche. Quand enfin je fus à ses genoux, baisant le bas de sa robe, elle me laissa le nez dans les broderies de son ourlet sans me tendre la main, ce qui m’eût donné le signal de me remettre sur pied. Tant est que, les secondes passant, Henri s’impatienta et, se penchant, lui dit d’un ton vif, mais à voix basse :
— Madame, je vous prie de faire bon accueil à mon petit cousin le Chevalier de Siorac.
Sa Gracieuse Majesté me tendit alors deux doigts d’un air fort malengroin et en affichant autant de répugnance que si elle allait toucher la patte d’un crapaud. Et comme je baisais lesdits doigts, fort béant de son incivilité, elle dit entre ses dents, traduisant en italien une expression française :
— Un cugino de la mano sinistra[18].
Cette phrase était si offensante pour moi et pour Madame de Guise que je n’en crus pas mes oreilles. Mais j’empochai mon indignation sans rien laisser paraître et sentant bien qu’il me fallait réagir avec promptitude, je me redressai après le baisemain, lui fis derechef une belle révérence et lui dis avec un air de profond respect :
— La mano sinistra, Signora, la servira cosi bene come la mano destra[19].
— Bene trovato[20] ! dit le Roi en me considérant avec un œil pétillant.
La Reine, m’entendant parler sa langue natale, voulut bien abaisser ses yeux sur son serviteur et m’envisagea pour la première fois comme si j’étais un être humain. Je me réjouis de cette promotion et m’attendis que son langage changeât à mon endroit. Il n’en fut rien. Et je discernai bien alors chez Marie de Médicis cet infortuné comportement qui devait lui attirer, au fil des ans, tant de déboires et l’amener, par degrés, à une fin de vie si misérable : dès lors qu’elle avait adopté une attitude – fût-elle la plus mal avisée du monde – elle devenait incapable de la modifier. Quoi qu’elle en eût, elle y persévérait. On eût dit qu’une pente fatale l’entraînait et qu’elle était impuissante à vaincre sa propre opiniâtreté.
Je vis bien, quand elle daigna jeter un œil sur ma personne, quelle ne nourrissait pour moi aucune hostilité réelle et qu’elle n’avait été aussi désobligeante à mon égard que pour contrarier son époux. Mais odieuse elle avait été et odieuse elle continua à être, simplement parce qu’elle avait commencé.
— Mi servire ! dit-elle, son lutte chiacchiere[21].
— Il se peut, dit le Roi sèchement, mais avant d’en décider, laissez au moins au Chevalier de Siorac le temps de prouver que les actes suivent les paroles.
Ayant dit, il se tourna vers moi et me dit sur le ton le plus enjoué :
— Mon cousin, allez dire, je vous prie, à Monsieur de Réchignevoisin que je désire danser un passe-pied, si du moins ma Reine y consent.
Mais « sa Reine » qui, dans l’instant où il lui parlait, méritait si peu ce tendre possessif, ne pipa mot. Du fait de son menton prognathe et de sa lèvre inférieure protubérante, hérités tous deux de ses ancêtres autrichiens, la dame avait naturellement l’air hautain. C’était bien pis quand elle boudait. Je n’ai jamais vu physionomie plus rebéquée ou qui exsudât davantage la mauvaise humeur et le ressentiment. On sentait que tous les fleuves du royaume pourraient passer sur cette aigreur-là sans la laver jamais.
Comme Socrate à qui on demandait pourquoi il ne répudiait pas une épouse aussi acariâtre que la sienne, notre pauvre Henri aurait pu répondre qu’il la gardait « pour exercer sa patience ». Mais en fait, sa patience n’était qu’une apparence. Mon père savait, par Sully, que le Roi ne pouvait plus souffrir que « “sa Reine” lui grognât et rechignât quasi toujours ». Mais d’un autre côté, il ne voulait pas que ses différends avec elle « allassent plus loin que l’huis de sa chambre » et devinssent publics.
— Qui ne dit mot consent ! dit le Roi en souriant avec entrain. Or çà, mon petit cousin, courez porter mon message à Réchignevoisin, et dites-lui que nous voulons, la Reine et moi, qu’on danse le passe-pied et point n’importe lequel : celui de Metz est celui dont nous avons fait choix.