CHAPITRE IV

Ce jour d’hui, jour de mon trente-quatrième anniversaire, je mis la dernière main à ces chapitres de mes Mémoires où je décris le bal de la Duchesse de Guise. Les ayant purgés de quelques ingrates tournures que j’y trouvai à la relecture, je dépêchai un petit vas-y-dire à Madame de R. pour lui mander que je serais ravi de les lui lire, comme je m’y étais engagé de longue date. Toutefois, je désirais qu’elle fût assez bonne pour me recevoir au bec à bec et non en présence du brillant aréopage de ses fidèles, pour la raison que ces chapitres contenaient nombre de remarques dont certaines personnes vivantes se pourraient trouver offensées.

Par le truchement du même vas-y-dire, Madame de R. m’envoya incontinent, tracé de sa jolie écriture, le billet que voici :

 

« Mon ami,

 

« Je suis si dolente et languissante que j’ai ce jour d’hui commandé à mon Corydon de “bien fermer l’huis sur moi”, n’étant chez moi pour personne, pas même pour un prince du sang. Mais je suis trop affectionnée à vous et trop avide d’ouïr votre récit pour vous remettre à demain, si exorbitante et si menaçante pour ma sécurité que me paraisse votre prétention d’être reçu par moi en tête à tête.

« Néanmoins, j’y consens, non sans quelques conditions.

« La première, de ne me baiser la main qu’à l’entrant et au départir et les deux fois, point aussi gloutonnement que si vous vouliez l’avaler. La deuxième, de ne point m’assassiner ouvertement, ou en tapinois, de vos regards brûlants. La troisième, de poursuivre ce bec à bec de bout en bout à une distance d’une toise au moins. La quatrième, de me bien garnir en compliments sur ma beauté et ma jeunesse.

« Car, pour vous le confesser enfin, mon ami, je suis plus engluée que mouche dans la toile de la tristesse et me trouve incapable de lire, fût-ce même mon Virgile adoré. Je m’ennuie à périr. Pis même : je vieillis de minute en minute. Et à la vérité, mon petit corps est étrangement las de ce pauvre monde.

« Je vous recevrai à trois heures de l’après-midi en ma chambre bleue.

Catherine. »

 

Ce petit mot me fit grand plaisir. Estimant fort le discernement de Madame de R., je me sentais heureux de soumettre ce que je venais d’écrire à la finesse de son jugement. En même temps, son billet m’égaya car ayant rencontré Madame de R. pour la première fois à ce bal de Madame de Guise, il y avait près de vingt ans de cela, je ne l’avais jamais vue que « dolente et languissante », ce qui, à mon sentiment, était plutôt une façon de vivre qu’une invalidité, puisque trois ou quatre fois l’an, dès qu’il y avait un bal où elle désirait apparaître, elle ressuscitait de sa « langueur » pour y courir danser jusqu’à l’aube.

Quant à redouter la durée de mes baisemains, la brûlure de mes regards et une interprétation abusive du « bec à bec », c’était là jeu d’archicoquette qui se plaisait aux escarmouches, mais fuyait la bataille, se remparant, dès que l’attaque se faisait plus précise, derrière les bastions de sa vertu.

Je me suis souvent demandé, d’ailleurs, à son sujet, comme au sujet de certains prêtres, si « vertu » était bien le mot qui convenait. Car si Madame de R. était raffolée de la compagnie des hommes et de leurs attentions, elle abhorrait, en fait, les réalités de l’amour qu’elle trouvait « fort tristes et fort laides », se peut parce qu’elle avait été mariée à l’âge de douze ans à un mari qui connaissait mieux les chevaux et les chiens que la délicatesse des filles.

Elle me reçut, comme à l’accoutumée, à demi étendue dans son lit sur un nid de coussins, vêtue d’une robe de chambre de satin, laquelle était agrémentée au col par un flot de dentelles d’or. Bien qu’il fît grand jour, les lourds rideaux de damas étaient clos devant les fenêtres. Je baisai dévotement la main languissante qu’elle me tendit et après l’avoir couverte, comme elle me l’avait interdit dans sa lettre, de mes regards brûlants, je lui fis de grands compliments sur la « langueur » dont elle souffrait et dont le seul effet était de la rendre plus belle ; sur l’édifice savant d’une coiffure qui lui seyait à ravir ; sur l’eau de senteur enivrante dont elle se vaporisait ; sur les dentelles dont le nuage doré entourait son visage et dont le flou faisait valoir la grâce de ses traits. Et comme un de ses pieds nus dépassait à moitié du bas de sa robe de chambre, je ne craignis pas d’en faire aussi l’éloge, louant sa petitesse et et son élégance.

— Ah ! mon ami ! dit-elle en retirant incontinent hors de vue l’objet de mon admiration et montrant une confusion dont je crois bien qu’elle n’était pas jouée, vous dépassez les bornes ! De reste, je ne crois pas un traître mot de ces compliments outrés. Asseyez-vous là, sur cette chaire. Vous pourrez lire votre chapitre, éclairé par le chandelier posé sur la table d’ébène. Comme vous savez, quand je suis en mes humeurs noires, je ne peux supporter le jour. Il me blesse.

Je la regardai en silence. Le jour la blessait-il vraiment ou son visage préférait-il à la vérité du soleil la charité plus douce des chandelles ?

— Mon ami, poursuivit-elle d’une voix plaintive, comme je m’ennuyais avant votre venue ! Et maintenant, Dieu merci, vous êtes là et tant joliment vous me mentez que je me sens mieux déjà. Voyons, lisez-moi ce que vous avez écrit sur ce bal ! Quand m’avez-vous dit qu’il eut lieu ?

— Le 16 août 1607.

— 1607 ! Mon Dieu ! J’avais dix-neuf ans ! Vous voyez que je vous parle à la franche marguerite : je vous dis mon âge. Et de reste, chattemite que je suis, je ne vous le dis que parce que vous le savez, vous ayant confié, à ce bal, que j’étais votre aînée de quatre ans. J’en étais, je crois, toute fiérote, sotte caillette que j’étais. Ah ! Le temps ! Le temps ! Comme il passe, le misérable !

— Ne l’insultez pas, Madame, il est passé sur vous sans vous toucher.

— Fi donc ! Quel effréné menteur vous faites ! Comme il faut que vous aimiez les femmes pour leur mentir si bien ! Or çà, lisez-moi votre chapitre ! Nous n’en finirions jamais, moi avec mes jérémiades et vous avec vos contes bleus.

— C’est que je n’y vois guère. Madame, peux-je avoir un deuxième chandelier ?

Elle tira la sonnette, Corydon apparut. C’était bien par amour pour Virgile et Ronsard qu’elle l’avait surnommé ainsi, car il apparaissait à tout un chacun comme le majordome le plus laid de la création, ayant, au lieu d’une face humaine, une sorte de hure de sanglier percée de petits yeux porcins. Qui pis est, il ne parlait pas, il grognait, soufflant l’air par ses naseaux.

— M’amie, dis-je, dès que Corydon et le laquais qui apporta le deuxième chandelier se furent retirés, pourquoi avoir choisi ce monstre comme majordome ?

— Ne devinez-vous pas ? dit-elle, l’air mutin. Pour peu qu’on l’ait regardé en entrant, on ne me trouve que plus belle ensuite…

De quel joli rire elle accompagna ces paroles – si musical, si bien filé ! À quel rare degré de perfection avait-elle porté tous les arts féminins de la séduction et cela, pour ne séduire personne !

Je commençai alors à lire mon chapitre et me ressouvenant que mon hôtesse voulait être divertie, je ne fis pas que le lire. Je le mimai. J’en fus tous les acteurs successivement : talent que je tenais de mon père, mais par où je le surpassais. Car il lui restait encore quelque raideur huguenote. Il ne faisait qu’indiquer le rôle. Pour moi, je le jouais.

Dès que j’eus fini, la Marquise me combla de tous les compliments que lui inspiraient les gentillesses et les délicatesses de son naturel. Toutefois, pressée par moi de me dire tout son sentiment, car je lui savais le goût le plus fin et l’esprit le plus délié, elle fit une remarque sur la conduite de ce chapitre qui m’étonna.

— Mon ami, me dit-elle, vous avez fait le pari de raconter ce bal comme vous l’avez vu et vécu à quinze ans, observant avec des yeux neufs cette cour royale où vous veniez d’entrer.

— Eh bien, dis-je un peu alarmé, c’était, en effet, mon pari. L’ai-je perdu ?

— Vous l’avez gagné et vous devriez le regretter.

— M’amie, vous parlez par énigmes. Comment pourrais-je regretter d’avoir fait ce que j’ai voulu faire ?

— Je vais éclairer votre lanterne. Vous parlez, dans ce récit, d’un certain nombre de dames et de seigneurs dont vous avez su, dans les vingt ans qui suivirent, beaucoup de choses, heureuses ou malheureuses. Ne croyez-vous pas que votre lecteur serait heureux d’apprendre ce qu’il advint de ces gens-là dans la suite ?

— Le lecteur l’apprendra dans la suite de mes Mémoires.

— Cela est vrai pour les principaux d’entre eux. Mais non pour ces personnages qui sont dans notre temps sans appartenir à l’Histoire. Les déprisez-vous, alors qu’ils sont souvent si charmants ?

— Point du tout. Mais comment, si je suis fidèle à mon pari, pourrais-je sortir de l’année 1607 et de mes quinze ans, pour parler prophétiquement de leur avenir ?

— Ah ! Monsieur ! Trouvez un moyen, de grâce ! C’est vous qui avez fait cette étrange gageure d’être la mémoire de votre époque. Ce n’est pas moi. Moi, je ne demande qu’à être placée hors du temps, sur un petit nuage pour y attendre l’éternité sans avoir à vieillir ni à mourir.

Et comme je me taisais, savourant ce souhait et le jetant dans la gibecière des chers souvenirs que j’avais déjà d’elle, elle reprit :

— Tenez ! Cette petite Baronne de Saint-Luc, si jeune et si touchante, sur les beaux yeux de qui vous vous extasiez à quinze ans, savez-vous ce qu’il advint d’elle deux ans plus tard ?

— Mais naturellement je le sais.

— Alors, dites-le à votre lecteur. Il vous en saura gré.

Ayant dit, elle se tut, le visage songeur.

— Je vous vois hésiter, Madame. Vous vouliez ajouter quelque chose ?

— Je n’ose. Vous savez que je passe pour prude à la cour et qu’on rit de moi, parce que je n’aime pas qu’on prononce des mots de trois lettres en ma présence.

— Ces rieurs, Madame, sont de très sottes gens.

— Et ils mentent, au surplus ! dit-elle avec une certaine vigueur. Je vous assure, mon ami, que s’il fallait à tout prix que je prononce le mot « cul », je prononcerais le mot « cul »…

Elle n’en rougit pas moins et de honte et de l’effort qu’elle avait fait.

— Madame, dis-je gravement, à partir de ce jour, je dirai partout à la cour que deux fois devant moi vous avez prononcé le mot « cul » et que je l’ai moi-même répété, sans vous offenser le moins du monde.

— Il n’était peut-être pas utile que vous le répétiez, dit-elle vivement. Et pour en revenir à votre chapitre, cette scène dans la chambre des commodités avec le Roi était-elle nécessaire[14] ?

— Oui, Madame, elle peignait le Roi.

— Mais cette peinture n’est pas très raffinée.

— Le Roi n’était pas lui-même très raffiné. C’était un soldat. Pendant trente ans il avait été cousu, comme dit mon père, « comme tortue dans sa cuirasse », il se lavait peu, il sentait fort, il parlait cru et quand il n’était pas bridé par la présence des dames, ses manières sentaient le corps de garde. Ce qui n’enlevait rien à ses grands talents, ni à ses qualités de cœur dont la clémence à l’égard de ses ennemis était assurément la plus belle.

— N’empêche, mon ami, vous devriez supprimer cette scène. À mon sentiment, elle blesse l’honnêteté.

— J’y vais rêver. Madame, dis-je en m’inclinant, mais tout à fait résolu, en mon for, à n’en rien faire.

 

*

* *

 

Ma bonne marraine ayant tiré sa flèche du Parthe contre son gendre, le Prince de Conti, coupable d’être arrivé à l’heure à son bal, courut l’accueillir dans la grand’salle aussi vite que le lui permettaient ses pieds martyrisés, entraînant dans son sillage Noémie de Sobole qui la suivit de son propre chef, sachant qu’elle lui était indispensable, puisqu’elle portait son éventail et son flacon de sels. Mais Madame de Guise ne me commandant pas de la suivre, je restai planté là, assez embarrassé de ma personne et très dévisagé par les quatre chambrières qui faisaient mine, et mine seulement, de ranger les affaires éparses de leur maîtresse pour justifier leur présence. Elles y mettaient une lenteur pénélopienne, chacune défaisant ce que l’autre avait fait, avec des rires étouffés, des regards en dessous et d’infinis chuchotements.

Ce manège dura bien cinq minutes et fut à la fin interrompu par l’apparition circonspecte des trois filles d’honneur que Madame de Guise avait oubliées (elles aussi !) dans le petit cabinet et qui, n’entendant plus résonner sa voix impérieuse, se hasardaient dans la chambre. N’y trouvant que moi, et n’ayant pas de raison de me craindre, elles entrèrent tout à fait, me firent une belle révérence et s’assirent chacune sur une chaire à vertugadin. Je les saluai à mon tour et, bien aise de faire comme elles, je pris place sur un tabouret. Les chambrières reprirent leur fallacieux rangement, sans plus rire ni chuchoter, mais le regard en éveil et l’oreille aux aguets, se régalant à l’avance du dialogue qui allait s’engager entre les filles d’honneur et moi. Je les déçus, car me ressouvenant des rires dont les moqueuses avaient accueilli ma question sur l’absurde étroitesse du corps de cotte et du vertugadin, je ne pipai pas mot et considérai le plafond. Les garcelettes m’imitèrent mais à ce que je constatai par de brefs regards, elles jouèrent les dédaigneuses beaucoup mieux que moi, car mes yeux, dans leurs furtifs coups de sonde, ne rencontrèrent jamais les leurs, alors que je suis bien assuré qu’ils parvenaient à m’épier sans du tout m’envisager.

Je ne sais combien de temps nous restâmes ainsi, face à face, plus graves que juges siégeant en Parlement, moi, les yeux au ciel, et elles si muettes, si aveugles – et si affriolantes dans leurs robes pastel.

— Chevalier ! dit Noémie de Sobole, en pénétrant à la volée dans la chambre en un grand froissement et tournoiement de son cotillon, que faites-vous céans quand Son Altesse vous attend dans la grand’salle pour vous présenter à ses fils ? Et vous, Mesdemoiselles, qu’avez-vous à faire à monter la garde dans une chambre vide ? Boudez-vous le bal ? Seriez-vous les seules à n’y pas chercher un mari ?

Quoi disant, elle me saisit par la main et le bras tendu car son vertugadin était fort large et occupait plus de la moitié du couloir, elle me conduisit jusqu’au seuil de la grand’salle et là, me lâchant, elle me fit passer devant elle et, de la main, me donna dans le dos une forte poussée. De ce fait, j’entrai moins dignement que je n’aurais voulu dans la grand’salle, laquelle était encore aux trois quarts vide, car Madame de Guise, comme je l’appris plus tard, avait commandé à ses enfants d’être là à l’heure, considérant que ce qui était péché chez le Prince de Conti était chez eux vertu.

Plus obéissants à ses désirs que mon père, tous les princes de la puissante maison de Lorraine se trouvaient là, debout, à l’exception de leur oncle, le Duc de Mayenne, lequel avait pris place dans une chaire à vertugadin, presque trop étroite pour les dimensions de sa croupe.

Ils me dévisageaient, tandis que je traversais en allant vers eux toute la longueur de la salle. Je la trouvais, en effet, fort longue sous le feu de leurs regards et n’avais pas de mal à m’imaginer comment ils me voyaient, moi, leur demi-frère bâtard, fils, au surplus, d’un père qui avait si ardemment combattu leur félonne maison sous Henri III et Henri IV. Toutefois, d’avoir pensé à mon père me remit du cœur au ventre et j’avançai vers eux, le pas plus ferme et le regard assuré, mais sans morgue non plus, tâchant même de donner à ma physionomie un air de riante sérénité. J’étais à une dizaine de pas de ce groupe imposant quand Madame de Guise – la plus petite de sa famille mais, à l’exception de Mayenne, la plus respectée – s’avança vers moi, ses yeux bleus fichés dans les miens avec cette expression affectionnée que j’aurais tant voulu lui voir quelques minutes plus tôt dans son petit cabinet quand la frisure de ses cheveux accaparait son attention. Elle me prit par la main puis, se virevoltant avec vivacité, elle se mit à mon côté et à mon pas (ce qui m’obligea à ralentir le mien) et je fus ainsi amené par elle jusqu’au Duc de Mayenne.

— Mon frère, dit-elle (il n’était, en fait, que son beau-frère et le seul survivant des Guise de son époque, ses deux frères ayant été assassinés par Henri III à Blois, et sa sœur, la boiteuse Montpensier étant morte, la paix revenue), j’aimerais recommander à votre bienveillance mon beau filleul, le Chevalier de Siorac…

Grand mangeur, grand dormeur, fort gros de l’arrière-train et de la bedondaine, quelque peu podagre aussi et goutteux, mais l’œil plus malin que celui d’un éléphant, le Duc de Mayenne devant qui je me génuflexai me fit un petit signe de tête puis, fermant à demi les paupières, il me considéra en silence pendant une longue minute. Après quoi, les deux mains posées sur ses énormes cuisses, il dit d’une voix lente, mais bien articulée :

— J’ai connu le Marquis de Siorac au siège d’Amiens, quelque temps après que j’eus abandonné la Ligue pour rallier le camp d’Henri IV.

— Mon père me l’a dit, Monseigneur.

— Et vous a-t-il conté comment, assiégeant Amiens occupé par les Espagnols, nous avons été, à notre tour, attaqués par le Prince Albert ?

— Oui, Monseigneur.

— Vous a-t-il instruit de la part que j’ai prise à cette bataille ?

— Oui, Monseigneur.

— Laquelle ?

— Vous avez. Monseigneur, défendu le flanc sud des assiégeants contre l’attaque du Prince Albert, lequel tenta vainement de jeter un pont de bateau sur la rivière de Somme pour y faire passer ses canons. En outre, vous aviez prévenu Henri que ce côté que vous commandiez étant fort peu fortifié, il se pouvait que l’attaque vînt par là.

— Et qui me contredisait hautement sur ce point ?

— Le Maréchal de Biron.

— Savez-vous quand j’ai quitté la Ligue pour rallier Henri IV ?

— Quand le Roi s’est converti au catholicisme, vous avez estimé que la Ligue avait perdu sa raison d’être.

— Avez-vous ouï cela, Sommerive ? dit le Duc de Mayenne.

Ce disant, il tourna la tête, ou plutôt il voulut la tourner, car son cou ayant perdu toute mobilité et paraissant soudé à son tronc, il fallut que celui-ci se déplaçât pour qu’il pût voir celui auquel il s’adressait : un beau cavalier d’une vingtaine d’années qui se tenait debout à la droite de sa chaire.

— Oui, Monsieur mon père, dit Sommerive, en penchant vers lui sa face claire. Et j’en suis ébahi assez. Je ne savais pas tout ce détail sur le siège d’Amiens. Le Chevalier est fort savant.

— Et je le crois aussi très avisé pour son âge, dit Mayenne.

Et se tournant à nouveau vers moi, avec cette même rotation lente et massive de tout le tronc qui me paraissait donner tant de poids à son propos, il dit :

— À votre sentiment, que serait-il arrivé si moi, devenu le chef de la maison de Lorraine après la mort de mes frères, je n’avais pas fait alors ma soumission à Henri ?

Je jetai un coup d’œil à Madame de Guise, un autre à Sommerive et un autre encore aux quatre princes lorrains qui écoutaient, béants, cet entretien. Comme j’hésitais, Mayenne me dit d’un ton ferme, mais sans élever la voix :

— Dites sans crainte votre sentiment.

Je regardai de nouveau ma marraine, puis les princes lorrains et je dis :

— La maison de Lorraine aurait beaucoup pâti.

— Avez-vous ouï cela, Sommerive ? dit Mayenne.

— Oui, Monsieur mon père.

— Qu’en pensez-vous ?

— Que c’est le bon sens même.

— Et qu’en pensent mes beaux neveux ? dit Mayenne en relevant les paupières et en jetant un regard perçant à Charles de Lorraine dont il pensait qu’étant l’aîné des princes lorrains, et le duc régnant, il devait répondre en son nom et en celui de ses frères.

— J’opine comme Sommerive, dit le Duc, non sans quelque sécheresse dans la voix. Et d’autant que j’ai suivi votre exemple, mon oncle, et ai fait moi aussi ma soumission à Henri.

— Charles, dit Mayenne avec une ironie voilée, je suis heureux de votre accord. Il m’a paru parfois qu’il y avait comme un doute là-dessus dans la maison de Lorraine et que d’aucuns, dans leur infinie légèreté, songeaient à réveiller de vieilles querelles.

— Mon oncle, dit Charles avec gêne, je n’ai pas ouï parler de cela.

— Derechef, j’en suis heureux. Rappelez-vous que je ne veux plus de riote entre la maison de Guise et la maison de Bourbon. Sommerive, poursuivit-il, est-ce que le Chevalier de Siorac vous plaît ?

— Beaucoup. Bassompierre qui le prise fort m’en avait déjà parlé et je tiens que sous le rapport du savoir, comme de l’apparence, ce coquelet fera un fameux coq, si Dieu lui prête vie.

— Alors, prenez ce coquelet sous votre aile et, avant que son parrain le Roi n’arrive, parrainez-le auprès d’un chacun, afin que personne ne s’avise, ici, de lui donner du bec dans la plume.

— Avec joie, Monsieur mon père, dit Sommerive.

Et venant à moi le visage riant, Sommerive me prit dans ses bras, me donna une forte brassée et me baisa sur les deux joues.

— Votre poing, mon filleul, dit Madame de Guise.

Dès que j’eus obéi, elle posa dessus la main droite et m’imprimant la direction qu’elle voulait, elle me tira à l’écart et me dit à voix basse :

— Dieu merci, vous avez plu au Duc.

— Lui ai-je plu vraiment ?

— Vous n’avez pas fait que lui plaire. C’est un habile homme, il favorise quiconque a la faveur du Roi. Toutefois, je m’en réjouis fort. Mes fils n’oseront pas piper.

— Auraient-ils pipé sans cela ?

— Ce sont des écervelés. On ne sait jamais ce qu’ils vont dire ou faire. En outre, vous pouvez bien imaginer qu’ils ne sont pas fort contents de voir surgir parmi eux ce demi-frère, reconnu tout soudain par moi et promu par le Roi.

— Madame, dis-je, je pense qu’en me reconnaissant ce soir comme vous le faites, vous montrez un grand courage.

— C’est que je vous aime, dit-elle en serrant avec force mon poing. Je vous aime plus qu’aucun autre de mes fils. Puisse le ciel me pardonner cette parole impie !

Je ne pus répondre à cela, les larmes me montant aux yeux.

— Et pouvez-vous me dire, reprit-elle d’un ton badin, pourquoi vous m’avez si laidement boudée dans mon petit cabinet ?

— J’enrageais ! Vous n’en aviez que pour vos frisettes ! Vous ne me regardiez pas !

— Béjaune que vous êtes ! Vous avez encore beaucoup à apprendre sur les femmes ! Sachez que je regardais quand et quand votre reflet dans mes deux miroirs et que je m’égayais fort de votre maussaderie.

— Vous vous en égayiez !

— Et je m’en inquiétais aussi. Vous devriez cuirasser votre trop tendre cœur, mon Pierre. Sans cela, plus d’une s’y fera les griffes. Mais assez clabaudé ! Or sus ! Venez affronter mes petits monstres !

Se peut parce que Mayenne leur avait donné le « la », se peut parce que me voyant une langue si bien émoulue, ils craignirent de ne pas avoir le dessus avec moi dans une picoterie, les « monstres » ne furent pas tant picaniers avec moi que leur mère avait craint. Charles, « le petit duc sans nez » comme on l’appelait à la cour, n’était pas sans manières. Il s’exprimait fort bien, tout ignare qu’il fût, et s’arrangea pour mettre quelque hauteur dans son amabilité. Toutefois, il voulut bien rappeler que mon père à Reims lui avait été de « bon secours et service » mais sans aller jusqu’à dire qu’il lui devait la vie quand, ayant passé par surprise son épée à travers le corps de Monsieur de Saint-Paul, il la lâcha et se trouvant sans arme eût été, sans mon père, infailliblement occis par le Baron de La Tour.

Cette chicheté du Duc dans la gratitude, jointe au soupçon de hauteur qu’il mettait dans ses façons, me refroidit à son égard et je fis peu d’efforts pour lui plaire.

Je n’en fis pas davantage avec François, Chevalier de Malte, alors âgé de dix-neuf ans et à coup sûr, le plus écervelé de tous, puisque sur la foi d’une clabauderie de cour, il avait osé dire que mon père avait mis la main à l’exécution du Duc Henri de Guise, propos qui lui valut d’être tancé et par sa mère, et par Sully, et par le Roi. Je lui trouvai une physionomie violente où la matière avait plus de place que l’esprit.

— Mais où donc est passé Louis ? dit Madame de Guise en jetant ses regards de tous côtés dans l’immense salle et sans beaucoup de succès, car elle avait la vue basse, sans vouloir consentir à l’avouer ni à porter lunettes.

— Il était là, à l’instant, poursuivit-elle, et il s’est comme évaporé. Il est vrai qu’il est si léger ! A-t-on jamais vu archevêque plus volatile ?

— Madame, dis-je, si c’est une robe violette que vous cherchez, elle est là sur votre droite dans cette encoignure de fenêtre en train de dérober des baisers à une dame fort jeune et fort belle.

— Qu’est cela ? Qu’est cela ? dit ma marraine en marchant vers le couple à pas précipités, ce qui lui arracha de petits gémissements, ses souliers la martyrisant. Mais c’est ma fille ! s’écria-t-elle quand elle eut le nez sur la robe violette et sa compagne. Louis, vous lutinez votre propre sœur ! À mon bal ! Voudriez-vous qu’on parle de vous comme de l’archevêque de Lyon qui coqueliqua pendant vingt ans avec sa propre sœur au vu et au su de tous !

— Ma mère, j’en suis bien loin ! dit Louis en riant.

Pourquoi faut-il que cette petite pimbêche fasse la renchérie, parce que je la veux baiser dans le cou ? Je l’ai picotée là plus de mille fois en ses jeunesses ! Et ce jour d’hui, sous prétexte qu’elle est mariée à un idiot, elle y met des façons !

— Je ne suis ni pimbêche, ni petite, dit la Princesse de Conti avec feu. Petite, je ne le suis que par l’âge, ayant cinq ans de moins que vous, barbon !

Tout en s’adressant à son frère, elle ne laissait pas de me donner le bel œil et de me faire des sourires enchanteurs qu’elle tâchait de dérober à sa mère. Que voilà, me pensai-je, une archicoquette qui ne peut voir un homme sans lui vouloir tourner la tête.

— Barbon ! dit Louis, avec une indignation puérile, moi, barbon ! Ma mère, je vous prends à témoin ! Est-on barbon à trente ans ?

— Trente-deux, dit la Princesse de Conti.

— Louis, écoutez-moi, dit Madame de Guise avec sévérité, je ne veux pas ici de vos enfantillages. Vous allez vous tenir à mon bal comme il convient à votre robe. Et dès demain, vous regagnerez votre archevêché de Reims où je veux, Louis, je veux que vous demeuriez rigoureusement à l’écart des pucelles et des femmes mariées.

— Il ne me reste donc plus que les veuves ! dit Louis en riant derechef. Mais toutes les veuves ne sont pas aussi belles et allantes que vous, ma mère !

— Monsieur mon fils, dit Madame de Guise qui, à mon sens, contenait sa colère pour ne pas gâter son fard, ni déranger sa coiffure, ne croyez pas me désarmer avec un compliment de quatre sols. Si votre mémoire se trouble, je m’en vais l’éclaircir. Rappelez-vous, je vous prie, qu’entre autres exorbitantes demandes de votre aîné le Duc, il réclamait au Roi, pour prix de son ralliement, les bénéfices de l’archevêché de Reims, lesquels revenaient, de son vivant, à votre oncle, le cardinal de Guise. Cela ne se fit pas, le Roi les ayant baillés à un parent de la belle Gabrielle. Là-dessus, la Gabrielle meurt et je me suis battue, Monsieur, dois-je vous le rappeler ? Je me suis battue bec et ongles, pour que le Roi vous nomme, vous, archevêque de Reims et que vous ayez, vous, ces bénéfices ! Je n’ai pas voulu que votre aîné ait tout et que vous n’ayez rien. Vous seriez donc un ingrat, Monsieur, et un grand fol, si vous deviez gâcher les chances que je vous ai données. Avec les revenus de votre archevêché, vous êtes le plus riche de mes fils. Vous portez une robe violette qui vous va à ravir et qui vous fait respecter partout. On vous donne du Monseigneur, on vous baise la main, les princesses se génuflexent devant vous – vous, un cadet ! Et si vous êtes sage, Monsieur, mais il faudra être sage, le Pape, d’ici quatre ou cinq ans, vous donnera, comme autrefois à votre oncle, le chapeau de cardinal et vous aurez alors préséance à la cour sur les princes du sang. Est-ce rien, dites-moi, de monter si haut dans l’État ? Avec votre peu de mérite !

Je regardai l’archevêque tandis que Madame de Guise lui tenait ce discours. Il était bien vrai que la robe violette allait à ravir à Louis de Lorraine qui était blond, rose, l’œil pervenche comme sa mère, la taille bien prise et eût été fort joli, si son menton n’avait été un peu court. Il écouta la semonce maternelle avec une certaine confusion et quand elle eut fini, lui prenant les deux mains avec élan, il les baisa à plusieurs reprises et lui dit avec effusion :

— Madame, vous êtes la meilleure des mères ! Et il en sera fait selon vos volontés. Je repartirai demain pour Reims. Toutefois, ajouta-t-il avec une humilité qui ne me parut pas feinte, ce n’est pas ma main que l’on baise, c’est mon anneau…

Son ton, son geste et ses paroles me touchèrent et je me dis que si l’archevêque était à ranger parmi les écervelés, du moins avait-il un bon naturel. Ce qu’il montra derechef en m’accueillant chaleureusement, quoique très à l’étourdie.

— Ah ! Monsieur mon cousin ! me dit-il, que je suis aise de vous connaître ! Ma mère me dit que vous savez le latin ! Et que vous écrivez le français comme un ange ! De grâce, demandez au Roi de vous nommer évêque, et je n’aurai de cesse que je ne vous aie comme coadjuteur. J’ai grand besoin de quelqu’un pour écrire mes homélies, célébrer les messes les plus longues, chevaucher sous un dais dans nos interminables processions, et veiller à la bonne marche de mon diocèse : toutes choses, qu’ayant tant d’esprit, vous feriez infiniment mieux que moi.

— Monseigneur, dis-je, si je vous entends bien, nous serions, dans cette affaire, à égalité. J’administrerais votre archevêché et vous en toucheriez les revenus.

À quoi Madame de Guise et la Princesse de Conti rirent à chaudes gorges. Hilarité à laquelle l’archevêque, après un temps de retard, se joignit, étant si bon garçon et ne songeant même pas à me garder mauvaise dent de ma petite pique.

À ce moment, Monsieur de Réchignevoisin, que je n’aurais jamais pensé être capable de donner à sa voix suave un tel volume, annonça l’entrée du Duc de Montpensier, du Duc de Bellegarde et de Madame Charlotte des Essarts. Et tout soudain, je me retrouvai seul. Madame de Guise dirigea ses pas vers le Duc de Montpensier. La Princesse de Conti courut accueillir Bellegarde et l’archevêque, Charlotte des Essarts.

— Vous voilà intrigué, Chevalier, dit Sommerive dont je m’aperçus, en me retournant, qu’il était venu se placer à ma droite comme mon ange gardien. Vous auriez pensé, sans doute, que Madame de Guise suffisait à souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants, et en premier lieu, bien sûr, au Duc de Montpensier, puisqu’il est prince du sang et son cousin germain. Mais outre que ses enfants peuvent se sentir quelque obligation à l’assister en cette occasion, l’inclination prend ici le relais du devoir. Nul n’ignore, et vous devez le savoir, car une ignorance à la cour pourrait vous être fatale, que la Princesse de Conti, avant son mariage, a eu quelques amabilités un peu vives pour le Duc de Bellegarde. Et quant à notre sémillant archevêque, pourquoi un cœur ne battrait-il pas sous une robe violette ?

— Pour Charlotte des Essarts ? Pour la favorite ? Est-ce possible ? Et qu’en pense le Roi ?

— Le Roi ne s’en soucie guère. Il pense que l’archevêque obéit à sa mère et qu’il n’aura qu’un mot à dire à sa bonne cousine pour qu’elle le renvoie à Reims.

— C’est fait. Elle vient de le lui commander.

— Ma bonne tante est la sagesse même.

— Et comment Charlotte des Essarts prend-elle les hommages de l’archevêque ?

— Un archevêque, assurément, ne vaut pas un roi. Mais la charmante Charlotte pense à son avenir, lequel est fort incertain, le Roi étant si volage. Comment la trouvez-vous ?

— Blonde et ronde.

— Et petite. La Comtesse de Moret est petite, elle aussi. Raison pourquoi la Princesse de Conti, commentant la demi-disgrâce de la Marquise de Verneuil, a beaucoup ébaudi la cour en disant : « Le Roi ne monte plus ses grands chevaux. Il trouve à cette heure les petites montures meilleures et plus propres pour lui. » Chevalier, qu’est cela ? Vous faites la mine ?

— La plaisanterie est un peu bien vilaine.

— Ah ! Chevalier ! Il faudra vous y faire ! La plupart des plaisanteries de cour sont de cette farine qui n’est pas, il est vrai, des plus raffinées. La seule personne raffinée ici est la jeune Marquise de Rambouillet. Et je vous présenterai à elle : vous ne faillirez pas de l’aimer. Elle lit les poètes, elle apprend le latin, elle discourt à ravir. En outre, elle est belle à damner le saint le plus racorni. Chevalier, ne frétillez pas d’avance. La vertu de la Marquise se fâche de la moindre œillade et sa pudibonderie est des plus farouches.

À ce moment, Noémie de Sobole, du fond de la salle, se dirigea vers nous, ce que voyant Sommerive, il me dit à voix basse :

— Cette pécore va fondre sur nous. Pardonnez-moi, je vous laisserai dès qu’elle sera là. J’irai converser avec le Prince de Conti et le Duc de Montpensier qu’on a fait asseoir, à ce que je vois, côte à côte.

— Converser ? Mais le premier est sourd !

— Et le second, idiot. Toutefois, ils sont tous deux princes du sang et j’ai envers eux quelque obligation de courtoisie, puisqu’ils sont Bourbons et moi Guise. Vous avez ouï mon père là-dessus.

Le cheveu flamboyant, le visage animé, et le téton houleux, Noémie de Sobole glissait rapidement vers nous tel un navire sous voiles, le vent de sa course gonflant son vertugadin. Dès qu’elle nous atteignit, elle lança sur Sommerive son petit grappin.

— Ah ! Comte ! dit-elle d’une voix frémissante, que je suis donc aise de vous voir !

— Nul à vous contempler ne pourrait être plus ravi que moi, Madame, dit Sommerive, en s’inclinant. Vous êtes l’épitomé de tous les agréments que l’on voit dans cette maison et il n’est rien au monde que je préfère à votre gracieuse présence. Voulez-vous, de grâce, me pardonner, et le Chevalier aussi, mais je dois aller présenter mes devoirs aux princes du sang. Plaise à vous de me réserver une danse. Si vous me l’accordez, je serai dans les délices.

Sommerive, sur ces mots qu’il avait débités d’un ton affecté et d’une traite, sans du tout regarder la pauvre Noémie, ses yeux demeurant fixés sur un point situé au-dessus de sa tête, s’inclina. Et, tournant le dos, gagna le coin où le Prince de Conti et le Duc de Montpensier étaient assis côte à côte comme deux navires échoués dans le sable et à demi démantelés.

— Le méchant se moque, dit Noémie de Sobole, avec plus de tristesse que de ressentiment. Voilà bien nos muguets ! Ils trouvent le moyen de vous offenser en vous disant des choses aimables.

— Il vous a cependant retenu une danse.

— Et croyez-vous qu’il tiendra parole ? Tous ces beaux cavaliers qui gravitent autour de Bassompierre : Bellegarde, Sommerive, Joinville, Schomberg, fuient comme peste les pucelles : ils voient en elles des pièges à mariage. Ils préfèrent conter fleurette à des vertus écornées, comme la Moret ou la Charlotte et pour le quotidien, ils se contentent des « nièces » de Monsieur de Bassompierre.

Ce mot « nièce », qui me fit songer à Toinon, me déplut et je changeai de sujet.

— Mais que peut conter Sommerive au Prince de Conti, puisque le Prince ne peut l’ouïr ?

— Il ne peut ni l’ouïr ni, s’il l’oyait, lui répondre, car le pauvre prince est bègue à ne pouvoir articuler deux phrases de suite. Quant au Duc de Montpensier, il est très atténué. Vous avez remarqué son effrayante maigreur ?

— Oui, dis-je, il me fait penser aux vers de Ronsard :

 

Un squelette séché, une carcasse étique.

Un fantôme de corps fiévreux et pulmonique.

 

— Il n’est pas pulmonique. Il souffre depuis quatorze ans d’une affreuse blessure à la mâchoire qu’il reçut à la bataille de Dreux, aux côtés d’Henri IV. S’il n’avait pas un emplâtre sur le menton, vous verriez le pus. Il coule depuis quatorze ans ! Le malheureux ne pouvant plus mâcher, on le nourrit au lait de femme.

— Pourquoi au lait de femme ? dis-je, béant.

— Il ne supporte pas le lait de vache.

— Est-il idiot, comme le prétend Sommerive ?

— Si j’en crois Son Altesse, dit Noémie de Sobole, j’entends votre marraine, le Duc, quoique fort vaillant au combat, n’a jamais eu beaucoup d’esprit. Et ses continuelles souffrances lui ont fait perdre le peu qu’il avait.

— Souffrant comme il est, pourquoi vient-il à ce bal ?

— Le Roi est son cousin.

— Le Roi l’aime-t-il ?

— Il aime surtout sa fille.

— Quel âge a-t-elle ?

— Quelques mois : le Roi veut à force forcée la marier à son deuxième fils pour la raison qu’elle sera, à la mort du Duc, la plus riche héritière du royaume.

— Je trouve tout cela un peu triste, dis-je au bout d’un moment.

— Moi aussi, dit Noémie de Sobole. Danserez-vous avec moi, Chevalier ?

— Oui.

— Ce « oui » serait bien nu, si le regard n’y ajoutait des volumes. Vous me trouvez belle, je crois ? Quel dommage que vous soyez si jeune ! Je vous eusse volontiers épousé.

— Madame, ne pouvez-vous penser à autre chose qu’au mariage ?

— Bien forcée. Que croyez-vous que soit une fille d’honneur ? Une servante bien née à qui on ne donne pas de gages. Assurément je ne fais pas les lits, mais je porte l’éventail et le flacon de sels. Votre marraine est assurément la bonté même, mais…

— Mais, dis-je en riant, c’est une soupe au lait qui bouillonne et déborde…

— Et me fait réveiller au milieu de la nuit pour partager sa couche et soulager ses insomnies en écoutant ses confidences. Croyez-moi, Chevalier, si j’avais été assez bien née pour cela – mais ces Grands ne se marient qu’entre cousins –, moi aussi, j’aurais épousé le Prince de Conti.

— Fi donc ! Cette épave !

— Mieux vaut s’accrocher à une épave que sombrer dans l’enfer d’un couvent.

— Madame, votre métaphore est incongrue : on ne sombre pas dans un enfer. On y brûle.

Elle rit à cela comme nonnain et aurait ri plus longtemps, si un tout petit page, habillé aux couleurs des Guise, n’était venu à nous trottinant pour lui dire que Son Altesse réclamait sa présence à ses côtés pour l’éventer. À quoi Noémie de Sobole, levant les yeux au ciel, soupira et après m’avoir lancé une dernière œillade suivit le galapian.

Après son départ, je me sentis quelque peu perdu et déplacé dans cette grand’salle où maintenant affluait un courant continu et coloré de seigneurs et de dames richement vêtus qui tous se connaissaient entre eux et parmi lesquels je ne connaissais personne. Comme des tabourets, des chaires à bras et des chaires à vertugadins étaient alignés le long des murs, je décidai de ne pas rester planté au beau milieu de la pièce comme un îlot battu par des flots inconnus et je fis retraite vers un des murs contre lequel je m’assis, ayant pris possession d’un tabouret, beaucoup de ceux-là, Dieu merci, étant libres encore, la danse n’ayant pas commencé et personne ne souffrant encore du jarret. J’avais bien choisi mon bastion, me trouvant flanqué sur ma gauche par une estrade sur laquelle une bonne douzaine de violonistes debout accordaient leurs instruments sans me prêter la moindre attention et sur ma droite, par une grande plante verte, grâce à laquelle je pouvais voir à mon aise, sans être vu, la plus grande partie de la salle.

Je m’aperçus alors qu’à mon entrant dans ladite salle, fasciné par la maison de Lorraine qui, au grand complet, me regardait venir à elle de tous ses yeux (lesquels montraient toutes les nuances possibles du bleu), je n’avais même pas remarqué que les centaines de chandelles portées par les trois grands lustres au plafond étaient allumées, produisant une lumière à la fois très vive et très douce qui retenait d’autant plus les regards que les petites flammes en haut des mèches vacillaient toutes en même temps quand une brise légère soufflait des grandes fenêtres laissées grandes ouvertes sur le jardin en raison de la touffeur de l’air.

En prêtant l’oreille, on discernait, malgré le bruit grandissant des conversations, un petit grésillement continu causé par les insectes qui avec une attristante régularité venaient se brûler aux lustres. Et je remarquai aussi pour la première fois que la douzaine de bras de lumières, qui sortaient des murs pour éclairer les tableaux de l’illustre famille, avaient bel et bien la forme de bras humains, comme si des esclaves, de l’autre côté de la maçonnerie, les maintenaient immobiles pour éclairer les visages pleins de hauteur des ducs assassinés.

Je n’aurais pas été fils de huguenot, élevé dans la stricte économie de notre logis du Champ Fleuri, si mon cœur ne s’était pas serré à la pensée de la folle dépense de chandelles et de bougies (celles-ci sans nul doute particulièrement onéreuses) que Madame de Guise allait devoir supporter en cette seule nuit du seize août. Sans compter, supputai-je, le buffet qui, du coin opposé à ma plante verte, me faisait face et qu’une telle quantité de boissons, de mets, d’entremets, de fruits encombrait qu’une compagnie entière de gardes françaises eût pu y étancher soif et faim avant de s’aller coucher dans ses quartiers. Mais à la vérité, pour ceux des gardes qu’en gagnant ma place j’avais pu voir par les fenêtres donnant sur la cour, et qui assuraient pour la durée de la nuit la sécurité de tant de Grands, il n’était question ni de dormir, ni de se garnir en viandes, ni de boire, mais de suer dans leurs uniformes, aussi immobiles que les bras de lumière qui, à l’intérieur de l’hôtel, portaient leurs bouquets de bougies.

À l’autre bout de la grand’salle se dressait une autre estrade, non point nue comme celle des violonistes, mais richement décorée d’un grand tapis de Turquie, égayée par trois grosses corbeilles en bronze remplies de roses blanches et meublée de deux grands fauteuils dorés qui, côte à côte, faisaient face à la salle. Je les avais vus quand Monsieur de Réchignevoisin m’avait fait les premiers honneurs de l’Hôtel de Grenelle, mais le bois doré, qui laissait voir alors sur leur dossier les armes des Guise, avait été depuis pudiquement revêtu de housses de velours gansées d’or afin que la vue du Roi ne fût pas offensée par des armes qui avaient si longtemps combattu les siennes et celles de son prédécesseur sur le trône de France.

 

*

* *

 

— Mon mignon, dit Bassompierre, en se dressant tout soudain devant moi, je vous déniche enfin. Vous cachiez-vous sous les feuilles ? Je ne peux croire qu’étant si savant, vous soyez à ce point modeste. Voici le Prince de Joinville à qui sa mère pensait vous présenter, quand ses devoirs l’ont appelée ailleurs. Il brûle de vous connaître.

La Volte des vertugadins
titlepage.xhtml
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Merle,Robert-[Fortune de France-07]La Volte des vertugadins(1991).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html