— Alours, Monsieur, j’ai là pour vous une lettre-missive du Roi.
Et fouillant dans une poche pratiquée dans l’emmanchure de son pourpoint de soie, il en sortit un pli avec un grand geste en huit de la main qui fit danser les longues franges d’or attachées au poignet de son gant. Puis, non sans un certain air de pompe et de cérémonie, il me le remit. Après quoi, il fit une révérence à Mademoiselle de Saint-Hubert et une autre à moi-même en se déchapeautant deux fois. Il me montra alors ses talons, lesquels étaient hauts, incarnats et garnis d’éperons dorés et je crus en avoir fini avec lui quand tout soudain, tordant vers moi sa taille de guêpe, il s’immobilisa, et me dit du bout des lèvres, avec un sourire à la négligente :
— Moussieur, je suis dans l’enchantement d’avoir encountré en vous un houmme si ardent à se égroussir et peux-je vous dire aussi que vous m’avez tout à plein apprivésé à voutre personne par voutre courtésie.
— Et que diantre signifie ce charabia ? dis-je, quand il nous eut quittés.
— Que vous l’avez apprivoisé par votre courtoisie. Il remplace les « oi » par des « é », sans doute parce qu’ils sont honnis de son clan !
De cette extravagance, Mademoiselle de Saint-Hubert et moi nous fîmes de grands éclats de rire, non que je sentisse quelque piquant regret de cette gaîté qui ne nous rapprochait pas autant que les délicieuses tristesses que nous venions de partager. Il y avait eu là une douce et tendre pente dont aucun de nous n’avait voulu se demander jusqu’où elle nous pourrait mener. Toutefois, Mademoiselle de Saint-Hubert dut se faire, après coup, quelques petites réflexions, et sur son âge et sur le mien, et sur les contraintes de sa position dans notre maison, et sur le péché qu’elle avait encouru, car ce moment ne revint jamais. Et je n’eus jamais plus rien d’elle dans la suite que des regards affectionnés, et de temps à autre de légères pressions de main si légères que je me demandais toujours si je ne les avais pas rêvées.
— Ainsi, le Roi vous écrit, dit tout à coup Mademoiselle de Saint-Hubert. Comment vais-je encore oser vous enseigner quoi que ce soit ?
— Il écrit à mon père, mais comment l’expliquer à ce poupelet ? Il aurait remporté la missive !
Nous rimes de nouveau, mon père survint au milieu de ces éclats et, ayant paru surpris, je lui en expliquai la raison. Il haussa les épaules.
— De ces affectations de langage qu’on appelle aujourd’hui des turlupinades, il y en a eu dans toutes les cours, surtout aux époques de paix, quand les gentilshommes, ayant remis leur épée au fourreau, ne savent que faire de leur oisiveté. Sous Henri III, et Dieu sait pourtant s’ils étaient vaillants au combat, les muguets affectaient de zézayer et répétaient à tous propos : « En ma conscience ! » ou « Il en faudrait mourir ! », et autres billevesées. Parfois les femmes s’en mêlent et ce parler particulier devient alors un instrument de leur pouvoir. Qui ne s’y plie pas n’est pas digne d’être aimé. Où est cette lettre du Roi ?
— Sur le clavecin, Monsieur, dit Mademoiselle de Saint-Hubert qui, dès que mon père était entré, ne l’avait plus quitté des yeux : attention qui n’était pas sans me piquer de quelque jalousie.
Mais dès que mon père eut rompu le cachet royal, elle se souvint de ses manières, lui fit une belle révérence et s’en alla. Mon père s’approcha de la fenêtre pour mieux voir, lut le message et parut plongé dans les songes.
— Mon Pierre, dit-il au bout d’un moment, voilà du nouveau dans votre vie. Du très bon et, peut-être, au long terme, du moins bon. Qui le dira ?
Il tapa du bout de l’index sur le parchemin.
— Ce billet est du pur Henri : cordial et impérieux. Il vous caresse, mais il ferait beau voir ne lui obéir point ! Lisez-le, puisqu’au premier chef vous êtes concerné.
Je ne sais ce qu’est devenu le pli sur lequel le message était couché, mais j’en connais tous les mots par cœur et ne risque pas de les oublier jamais. Les voici :
« Barbu !
« Le premier au combat à Ivry ne doit pas être le dernier au bal. J’aimerais te voir le seize août chez ma bonne cousine de Guise et avec toi mon filleul, le Chevalier de Siorac, dont ceux que j’aime me disent grand bien.
Henri. »
— Mais, dis-je, pourquoi le Roi m’appelle-t-il le Chevalier de Siorac ?
— Il ne vous appelle pas. Il vous nomme. Pensez bien que le Roi a pesé ses mots. Jusqu’ici vous étiez un cadet noble, mais sans titre. Aujourd’hui, vous en avez un.
— Mais n’est-ce pas à mon âge une très grande faveur ?
— Grandissime ! J’étais moi aussi un cadet noble, mais ce n’est qu’après des années de périlleuses missions au service d’Henri III que Sa Majesté m’a fait Chevalier.
J’ouvris à cela de grands yeux et ressentis une certaine mésaise, car il m’avait semblé discerner dans la voix de mon père un soupçon d’amertume.
— Mais à qui, ou à quoi, dois-je un aussi prodigieux avancement ?
— Le Roi le dit dans sa lettre. Ceux qu’il aime lui ont dit grand bien de vous.
— Madame de Guise ?
— Madame de Guise et le Dauphin.
— Le Dauphin, Monsieur ?
— D’après Héroard, le Dauphin, parce qu’il parle peu et mal, n’a pas beaucoup de montre, mais il ne manque pas d’esprit. Il observe, il se tait, il juge. Et soyez assuré qu’il n’a pas oublié votre petite arbalète, qu’il a été touché de ce don et qu’il en a parlé au Roi.
— Pardonnez-moi, Monsieur mon père, mais je ne puis croire que j’ai été nommé Chevalier pour avoir baillé une petite arbalète au Dauphin.
— Vous avez raison. Il n’y a pas que cela. Le Roi est un Bourbon et vous en êtes un aussi.
Je rougis et restai coi, non certes de confusion, mais parce que c’était la première fois, en notre logis, que ma naissance était sans ambages évoquée. Je me sentis si ému que je mis les mains derrière le dos et les serrai l’une contre l’autre pour les empêcher de trembler. Je ne laissai pas alors d’apercevoir qu’il y avait un monde de différence entre une vérité qui est sue de tous sans qu’on en pipe mot et une vérité qui grandit tout soudain en force et prend un sens nouveau, du seul fait qu’on en parle.
— L’ignoriez-vous, Monsieur mon fils ?
Mon père s’exprimait comme toujours avec une certaine cérémonie, mais sa voix et ses yeux trahissaient tant de bonté et d’affection pour moi que le désir me prit de me jeter dans ses bras. Toutefois, je ne le fis point, craignant de l’embarrasser.
— Non, Monsieur mon père, dis-je, parlant d’une voix que je trouvai un peu sourde. Je l’ai su dès ma prime enfance. Mes nourrices en babillaient beaucoup devant moi, pensant que j’étais trop jeune pour entendre. Mais, une chose m’échappe. Comment le Roi peut-il tenir compte de ma naissance puisqu’elle n’est pas légitime ? L’Église nous enseigne que le mariage est un lien sacré.
— Mais le Roi, dit mon père avec un petit rire, a très peu le sentiment du sacré ! Et comment l’aurait-il, lui que les circonstances ont contraint de changer si souvent de religion ? En outre, pour un gentilhomme de vieille race comme Henri, le sang compte plus que le mariage. Pour lui, étant, par Madame de Guise, le petit-fils de Marguerite de Bourbon, vous êtes son petit cousin. Toutefois, en vous nommant, il ne fait pas qu’honorer son sang. Il honore aussi un Siorac. Au pire des guerres civiles, les Siorac n’ont jamais écouté les sirènes de la rébellion. Ils sont demeurés adamantinement fidèles à leur Roi, même quand celui-ci, et ce fut le cas pour Charles IX, persécutait les huguenots.
— Il reste, Monsieur mon père, que je n’ai pas mérité cet avancement.
— Vous avez l’avenir pour le mériter. Soyez bien assuré que le Roi escompte bien que cette distinction vous attachera à lui et au Dauphin.
Après cela, nous demeurâmes silencieux, nous regardant œil à œil, mais chacun plongé dans ses propres pensées, lesquelles étaient, chez mon père, teintées, me sembla-t-il, de quelque mélancolie alors que les miennes frémissaient d’un appétit impatient de l’avenir. Me souvenant tout soudain de ce que mon père m’avait dit sur le caractère « cordial et impérieux » du billet royal, je m’avisai que le souhait du Roi de nous voir le seize août chez Madame de Guise équivalait à un ordre. Cette pensée m’égaya.
— Vous souriez ? dit mon père en levant un sourcil.
— Oui, Monsieur mon père, dis-je aussitôt. Dois-je vous dire ce que je viens de me penser ?
— Vous n’y avez pas obligation. Dites-le, si vous le voulez.
— Je ne voudrais pas vous offenser.
— Mais vous ne m’offenserez pas.
— Eh bien, je pense que le seize août, nous irons à ce bal…
Mon père se prit à rire et venant à moi, il me donna une forte brassée et me baisa les deux joues.
— Vos talents me font parfois oublier que vous êtes encore un enfant ! Mais vous le serez de moins en moins. Je le vois bien clairement.
*
* *
Le seize août, Madame de Guise, sur le coup de midi, dépêcha un petit vas-y-dire porter un billet à mon père, lequel l’ayant lu me le tendit en disant :
— Aimez Madame de Guise, respectez-la, mais n’écrivez pas comme elle.
Voici le billet :
« Mon nami.
« Dépâiché-moi mon fiieul a huit eure an ma méson. Je lui anveré ma carose. Je le veu voire une eure avan mon bale.
Catherine. »
— Une heure avant, dis-je, que me veut-elle ?
— Vous donner ses instructions, je gage.
— Me baillerez-vous les vôtres, Monsieur mon père ?
— Une seule suffira, que vous connaissez déjà. Ne dardez pas trop longtemps, ni trop souvent, sur la même personne, homme ou femme, vos insatiables regards. Apprenez à regarder l’objet de votre intérêt en l’effleurant de l’œil, comme font si bien les femmes. Pour le reste, je me fie à votre discernement.
Il y eut une vive picoterie entre mes nourrices et Toinon pour savoir à qui reviendrait l’honneur de m’aider à me parer et à me vêtir pour le bal, les premières arguant qu’elles l’avaient toujours fait depuis mes maillots et enfances, et la seconde qu’elle le faisait (ainsi que mon lit, ma chambre et plus encore) depuis que j’avais atteint l’âge d’homme. On en était à se parler à l’office avec les grosses dents, quand Monsieur de La Surie, député par la justice seigneuriale du Marquis de Siorac pour ramener l’ordre dans notre domestique, trancha : à Toinon de me faire la barbe et de me boucler le cheveu, talent qu’elle avait appris au service de Monsieur de Bassompierre, et aux nourrices de m’attifurer.
Toinon se tira de sa tâche avec beaucoup d’art, mais d’un air rechigné et en me faisant la mine. Comme je lui voyais à la main un fer à friser, je lui dis :
— Toinon, vas-tu me frisotter ?
— Non, dit-elle d’un ton roide et docte. C’est le cheveu de la femme qui se frisotte en petites bouclettes, lesquelles pendent le long des joues. Le cheveu de l’homme, bien qu’il soit tout aussi long, se frise, lui, en larges vagues qui passent par-dessus l’oreille et vont finir sur l’encolure.
— Le mien va donc ainsi finir.
— Il le faut. C’est le bel air. Et c’est bien gâché sur vous, vu que l’un dans l’autre, vous n’êtes pas bien beau.
— Comment cela ? dis-je, piqué. Il n’y a pas huit jours, tu disais le contraire !
— C’est que je tâchai de vous consoler de ne pas aller à ce bal du diable.
— C’est donc que tu parles ce jour d’hui par dépit.
— Non, Monsieur. Je vous dis la vérité. Vous n’êtes pas fort laid, assurément. Outre que vous êtes grand et fort, vous avez le bel œil et bien regardant. Et le cheveu n’est point mal non plus, étant blond, épais et facile à travailler. Mais le nez !
Ayant dit, elle se tut d’un ton de profonde commisération.
— Le nez ? dis-je, en saisissant sur la toilette un petit miroir de Venise et en me regardant, perplexe. J’ai le nez de mon père.
— Point du tout. Celui de votre père est court et droit. Le vôtre est long et qui pis est, un peu courbe du bout. À peu qu’on soit tenté de dire qu’il est juif.
— Juif, mon nez !
Je posai le miroir sur la commode et, la mine froide, je ne dis mot, attendant que Toinon vint à résipiscence. Ce qu’elle fit, non par crainte de moi, mais par crainte d’être tancée par mon père, si je lui répétais son propos.
— Enfin, dit-elle, chez un homme, cela peut aller ! Mieux vaut un nez point trop joli comme le vôtre que pas de nez du tout, comme le Duc de Guise. Pas de nez, point de vit. Voilà ce que je dis.
— Billevesées que cela ! Le Duc de Guise court le cotillon.
— Bonne Vierge, je me demande bien avec quoi !
— Toinon ! Invoquer la Vierge en parlant de nez et de vit !
— C’est vrai, dit Toinon en rougissant fort en sa vergogne. Ah ! pardon mille fois, bonne Vierge !
Et passant le fer à friser de la main droite à sa main gauche, elle se signa de sa dextre.
— Crois-tu, dis-je d’un air de dérision, qu’un signe de croix va suffire à apaiser la Sainte Vierge, vu que tu l’as si fort offensée ?
Et non sans user à son endroit d’une contreperfidie, je repris, la sachant très ménagère de ses deniers :
— À mon avis, tu ne t’en tireras pas à moins d’une grande et forte chandelle devant l’autel de la Vierge.
— Une grande et forte chandelle ! cria-t-elle, effrayée. Ma fé ! Me voulez-vous ruiner ?
Et de ruminer sa ruine, cela lui ferma le bec. De mon côté, je restai clos comme huître, lui gardant une fort mauvaise dent d’avoir tâché d’ébranler les espoirs que je fondais sur ma bonne mine pour conquérir les belles de ce bal. Le lecteur se ressouvient sans doute que j’étais alors si jeune et si niais que toute femme me paraissait aussi docile à mes désirs que l’avait été ma soubrette.
Ce fut avec mes nourrices, quand elles m’aidèrent à m’habiller, une tout autre chanson mais, chose bizarre, les grandes louanges dont elles me caressèrent ne réussirent pas tout à fait à guérir la blessure que m’avait laissée la griffe de Toinon. À ce jour encore, je m’en souviens avec déplaisir, quoique sans aigreur, entendant bien que ma soubrette aimait le bal autant qu’une autre et qu’elle n’était pas fort contente de demeurer au logis dans le temps que j’allais m’ébattre avec des garcelettes dont, n’étant pas née, elle n’aurait jamais la vêture, les bijoux, les grâces et les façons.
J’étais prêt depuis une demi-heure à peine quand le carrosse de Madame de Guise, rutilant d’or, armorié sur les portes, tiré par quatre superbes chevaux alezans, conduit par un cocher en non moins superbe livrée aux couleurs des Guise et portant sur le marchepied deux Suisses géantins et chamarrés, demanda l’entrant dans notre cour. Cela ne se fit pas sans quelque vacarme et aux fenêtres de notre logis apparurent les visages de nos fraîches chambrières, lesquelles s’ébaudirent fort à contempler cet équipage, tirant grande fierté du fait qu’il vînt pour moi et les joues déjà gonflées des contes qu’elles allaient en faire chez les bons becs de notre rue. La porte du carrosse m’étant ouverte par un des Suisses, et tandis qu’il abaissait le marchepied, je levai la tête vers elles et leur fis un grand salut de mon chapeau dont les plumes parme et vert amande rappelaient les couleurs de mon pourpoint. Elles furent ravies de cette bonnetade et, riant, frétillant, claquant des mains, elles me firent une grande ovation, comme si elles avaient assisté à la comédie.
« Et c’en était une, en effet, me dit mon père plus tard. Que seraient les fastes de nos Grands sans le bon peuple qui, bouche bée, les regarde et les applaudit ? »
*
* *
Ce n’est qu’une fois assis dans le carrosse de Madame de Guise que je m’avisai n’avoir point vu Toinon parmi celles qui étaient postées aux fenêtres. J’aurais été enclin à m’attrister de la savoir seule au logis, si elle ne m’avait point lancé cette méchante remarque sur mon nez, laquelle je ne pouvais oublier sans oublier aussi celle qui l’avait faite. C’est ainsi que je fus un peu méchant à mon tour en la chassant de mes pensées, tâchant d’amuser mes regards à détailler l’intérieur du carrosse où j’avais pris place quasi voluptueusement, tant son luxe me plaisait.
Il est de fait qu’il n’avait rien de la simplicité spartiate du nôtre, dont les banquettes avaient reçu un cuir grossier (matière choisie par mon père pour sa durabilité) et dont une serge grise revêtait les parois : « Je n’ai jamais rien vu de plus conventuel ! » dit Bassompierre qui se hasarda un jour à y monter avec mon père. Le siège sur lequel je me prélassais, tandis que le cocher de Madame de Guise me conduisait à l’Hôtel de Grenelle, ne laissait rien, pour sa part, à désirer quant au moelleux, étant recouvert, ainsi que les côtés des deux portes, d’un capiton de velours bleu pâle, souligné aux quatre encoignures par des galons d’or, le tout mettant très en valeur les rideaux des fenêtres taillés dans un damas bleu de nuit orné de grands feuillages noirs. Décoration fort belle, mais deux fois coûteuse, opinai-je (le fils du huguenot reprenant le dessus), d’abord pour l’agencer, aussi pour la refaire quand elle fanera.
C’était la première fois que je mettais les pieds dans ce merveilleux carrosse et la première fois aussi que j’étais invité à l’Hôtel de Grenelle. Preuve, me disais-je, que les temps ont changé, que je suis maintenant, sinon tout à fait reconnu, du moins reçu comme si je l’étais. Je discernais la différence, mais ne m’en désolais pas, mon ambition ne me portant pas du côté des honneurs hérités. On pensera que c’était bien outrecuidant, à l’âge que j’avais alors, de parler d’ambition. Pourtant, si ces buts étaient encore peu précis, l’aspiration et l’énergie qui me permettraient un jour de les atteindre se trouvaient déjà en moi et je les y sentais frémir.
Fort différent de l’Hôtel de Nevers où habitait son beau-frère le Duc de Mayenne et qui, étant récent, se trouvait construit en appareillage de pierres et de briques (nouveauté damnable ! disait mon père) l’Hôtel de Madame de Guise était fait de belles et bonnes pierres, avec des fenêtres à meneaux et précédé d’une cour au moins le double de la nôtre. Un corpulent et majestueux gentilhomme m’accueillit dès qu’un des Suisses m’eut ouvert la portière et déplié le marchepied.
— Monsieur le Chevalier, dit-il avec un profond salut, je suis votre humble serviteur. Plaise à vous de me permettre de me nommer : je suis Monsieur de Réchignevoisin, maggiordomo de Son Altesse. Toutefois, elle préfère m’appeler son chambellan.
— Monsieur le chambellan, dis-je, je suis votre serviteur.
Après m’avoir enveloppé d’un regard doux et bienveillant, Monsieur de Réchignevoisin parut content de moi et voulut bien me sourire. Je lui contresouris, ce qui me fut facile, son nom m’ayant quelque peu amusé, tant il s’accordait mal avec son apparence. Il se pouvait, assurément, qu’un de ses ancêtres eût mérité ce patronyme par son humeur hérissée. Mais le Réchignevoisin que je voyais devant moi portait sur son visage et dans toute sa personne une telle suavité qu’il était impossible même de supposer qu’il pût un jour se quereller, fût-ce avec le diable. Il avait une tête ronde, des yeux ronds à fleur de tête, un nez arrondi du bout, des lèvres épaisses et ourlées, une bedondaine qui paraissait être là pour amortir les chocs et de grosses jambes sur lesquelles, en marchant, il paraissait rebondir. Sa voix se maintenait si constamment dans les notes basses et chuchotées qu’elle ne pouvait manquer d’avoir, sur son interlocuteur, une influence apaisante et, à l’ouïr, je ne laissais pas d’imaginer combien son inaltérable douceur devait être utile dans ses rapports avec Madame de Guise – à elle autant qu’à lui.
— Monsieur le Chevalier, dit-il. Son Altesse désire que je vous montre notre grand’salle avant de vous mener à elle. Ce qui sera facile, ajouta-t-il avec un sourire qui fit refluer ses grosses joues rondes vers ses oreilles, et je dirais même inévitable puisque, pour atteindre la chambre de Son Altesse, il faut passer par la grand’salle.
Il se peut que le lecteur, enfant, ait jeté un ballon du haut d’un escalier et l’ait regardé avec ébaudissement rebondir de marche en marche jusqu’en bas. Qu’il imagine – violant en son esprit les lois naturelles – que le ballon remonte jusqu’à lui de degré en degré, et il se fera une juste idée de la façon dont Monsieur de Réchignevoisin gravit devant moi le perron qui menait au premier étage, me laissant ébahi par la légèreté de ce gros homme et l’élasticité de son pas. Et bien que ce perron fût haut assez, étant élevé au-dessus d’un rez-de-chaussée où se logeaient sans doute les services et le nombreux domestique de l’hôtel, mon agile chambellan, parvenu au palier, ne souffla même pas pour reprendre son souffle.
— Voilà notre grand’salle. On prétend qu’au Louvre même, il n’y en a pas de plus belle, dit-il avec un geste rond et ample de la main, tandis qu’il distillait aimablement dans mon oreille les syllabes de ses mots, lesquels, en passant par sa bouche, devenaient lisses comme la peau d’un enfant et doux comme du miel.
Je n’avais encore jamais vu l’intérieur du Louvre, ni aucune de ses nobles galeries, mais celle-ci m’éblouit par ses dimensions et son luxe. Elle n’avait pas moins de quinze toises[12] de long sur six toises de large et ne comptait pas moins de trois lustres portant chacun une centaine de chandelles. Elles n’étaient pas allumées encore, pas plus que les bras d’argent qui, à intervalles réguliers, paraissaient sortir des murs pour porter infatigablement des bouquets… j’allais dire de chandelles, mais Monsieur de Réchignevoisin, courtoisement, précisa : il s’agissait de bougies parfumées fabriquées en Afrique. Le jour que dispensaient des deux parts les grandes fenêtres à meneaux était en cette soirée de la mi-août suffisant encore pour permettre au domestique de l’hôtel de se livrer aux derniers apprêts. Comme j’entrais, de robustes laquais vêtus de la livrée de Guise, laquelle comportait dans le dos une grande croix de Lorraine, étaient occupés à rouler (et non comme on aurait pu croire, à dérouler pour moi) deux fastueux tapis de Turquie qui furent emportés incontinent et dévoilèrent un parquet marqueté assurément plus propre à la danse.
— Au mur, à votre dextre, dit Monsieur de Réchignevoisin sur le ton de la plus intime confidence, vous voyez des tapisseries des Flandres, à bêtes et bocages. Et à votre senestre, des tapisseries des Flandres encore, mais à verdures et personnages. Et aussi, symétriquement disposés, quatre grands portraits représentant à droite Monsieur de Clèves et Mademoiselle Marguerite de Bourbon, les parents de Son Altesse, et en face son époux, Henri de Guise, assassiné à Blois et son beau-père, François de Guise, lui aussi, hélas, assassiné quelques années plus tôt.
Cet « hélas » me parut des plus opportuns, car on aurait pu croire, à ouïr Monsieur de Réchignevoisin prononcer si suavement le mot « assassiné », qu’il s’était agi là d’événements tout à fait anodins. Cependant, Monsieur de Réchignevoisin se tut, paraissant attendre de moi un commentaire. Mais on pense bien qu’étant fils de huguenot et ennemi juré des ligueux, je n’avais pas à me prononcer sur l’opportunité de ces attentats, et je tins fermement ma langue dans la prison de mes dents.
— Vous observerez, poursuivit-il, que les bras d’argent saillent du mur de part et d’autre des portraits afin qu’ils soient la nuit parfaitement éclairés.
— Si j’en crois son portrait, dis-je, pour rompre un silence qui, en se prolongeant, aurait pu paraître hostile à la maison de Lorraine, le Duc Henri de Guise avait fort grande mine.
— Assurément. Son Altesse est accoutumée de dire que s’il avait été aussi avisé qu’il était beau, elle serait ce jour d’hui reine de France.
Je souris à ouïr ce propos, tant il me parut s’accorder au caractère primesautier de ma bonne marraine. Ce que voyant, Monsieur de Réchignevoisin sourit aussi, non peut-être parce qu’il avait capté ma pensée, mais parce qu’il avait compris combien j’étais affectionné à Madame de Guise.
Cependant, je remarquai que les laquais, étant revenus dans la grand’salle, cette fois sous la conduite d’une sorte d’intendant portant un registre et une écritoire, entreprenaient d’ôter des guéridons et des consoles une quantité d’objets de valeur qui s’y trouvaient : coffrets d’argent, porcelaines, figurines d’albâtre, vases de Chine, horloges et autres coûteux bibelots, lesquels, après avoir été inscrits sur le registre par l’intendant, étaient rangés dans un placard mural dont la porte en chêne massif ne comportait pas moins de trois serrures.
— Monsieur le chambellan, dis-je béant, qu’est cela ? Pourquoi dépouille-t-on la salle de ses plus jolis ornements ?
— Après le dernier bal de Son Altesse, dit Monsieur de Réchignevoisin en baissant avec pudeur ses paupières sur ses yeux ronds, nous avons constaté d’inexplicables disparitions…
— Des vols ! dis-je.
— À Dieu ne plaise ! dit-il en poussant un pieux soupir.
— C’est donc que des intrus se sont glissés parmi les invités.
— C’est impossible. Tous ceux qui se trouvaient là étaient gens de bon lieu et de bonne maison et, en outre, de moi personnellement connus.
— Pouvait-on soupçonner les laquais ?
— Jamais ! jamais ! dit Monsieur de Réchignevoisin en s’animant. Ils sont tous lorrains et à Son Altesse fanatiquement dévoués.
Je le regardai et me tus, trouvant peu sage de le questionner plus avant. Au bout d’un moment, il releva ses paupières, me regarda, et de nouveau soupira avec componction, puis hocha la tête à trois reprises comme s’il jugeait de haut, mais malgré tout avec mansuétude, les faiblesses de la nature humaine.
*
* *
M’ayant fait traverser la grand’salle, Monsieur de Réchignevoisin me conduisit par un couloir assez obscur à la porte de Son Altesse à laquelle il toqua d’un doigt circonspect. Une demoiselle ayant, au bout d’un long moment, montré son frais minois dans l’entrebâillement de l’huis. Monsieur de Réchignevoisin lui dit en un aimable chuchotis qu’il y avait là Monsieur le Chevalier de Siorac que Son Altesse avait mandé.
— Qu’il entre ! dit la demoiselle d’une voix jeune et gaie. En attendant que Son Altesse le reçoive, je prendrai soin de lui.
— Monsieur le Chevalier, Noémie de Sobole va prendre soin de vous, répéta gravement Monsieur de Réchignevoisin qui, après m’avoir fait un profond salut, se fondit en un tournemain dans la nuit du couloir.
— Entrez ! entrez ! dit Noémie de Sobole d’une voix rieuse.
Et me prenant familièrement par la main, elle m’attira dans une chambre qui, après l’obscurité et l’étroitesse du couloir, me parut vaste, claire et fort parée.
Comme Mademoiselle de Sobole se taisait, je jetai un coup d’œil aux alentours. Les plafonds étaient faits de caissons dorés peints de sujets mythologiques, les murs tapissés de satin gansé d’or, le même satin se retrouvant sur la courtepointe du lit à baldaquin et les courtines qui le fermaient. Le tout dans les nuances de bleu qui répondaient à l’iris pervenche de Madame de Guise. L’ensemble eût été lumineux, mais un peu froid, sans la diversité de couleurs apportée par un tapis de Turquie et par deux grands portraits pendus au mur, l’un représentant la Duchesse de Guise en sa maturité et, chose surprenante, vêtue de rose, et l’autre qui me sembla fort attirant.
— C’est la Duchesse de Nemours, dit Noémie de Sobole qui avait observé la direction de mon regard. Comme vous savez, Chevalier, elle avait épousé en premières noces François de Guise et le fils qu’elle eut de lui, Henri, épousa Son Altesse.
— Il est beaucoup question de Madame de Nemours, dis-je, dans les Mémoires de mon père. Il l’envitailla pendant tout le siège de Paris. Il semble aussi qu’il en fut platoniquement amoureux.
— Mais je le sais ! dit Mademoiselle de Sobole triomphalement, je sais aussi, ajouta-t-elle, en me regardant d’un air entendu, que ce fut le seul amour de ce genre que connut le Marquis.
Cette parole ne me plut pas davantage que le coup d’œil qui l’accompagnait et je dis :
— Vous qui en savez tant, Madame, pouvez-vous me dire pourquoi Son Altesse a placé le portrait de sa mère dans sa grand’salle, et le portrait de sa belle-mère dans sa chambre, à côté du sien ?
— C’est qu’elle aimait la seconde plus que la première. Le monde entier, d’ailleurs, adorait la Duchesse de Nemours. Et quand elle est morte, il y a à peine trois mois, à l’âge de quatre-vingts ans, même la cour l’a pleurée.
— Je comprends ce sentiment, dis-je, elle est peinte là en son vieil âge, le cheveu blanc et les traits du visage quelque peu affaissés, mais l’œil est si jeune, si vif, si bon…
— Monsieur, dit Noémie de Sobole d’un ton badin, n’admirez-vous en ce monde que les dames âgées et les mortes ?
Cet assaut me surprit au point que j’aurais perdu contenance, si je ne m’étais avisé d’une méthode que m’avait enseignée La Surie. Je considérai en silence mon interlocutrice comme si j’inventoriais avec soin les qualités qu’elle pouvait avoir et l’effet qu’elles produisaient sur moi. À y réfléchir ce jour d’hui, je ne crois pas que Noémie de Sobole fût aussi belle qu’elle me parut alors dans le chaud du moment. Néanmoins, elle dut avoir pour moi quelque attrait, ne serait-ce que celui de la nouveauté, ayant les yeux verts, des taches de son sur le visage, un air d’impertinence et une de ces chevelures de feu qui paraissent trahir au-dehors les flammes du dedans.
Ayant fini à loisir mon inspection, je lui dis tout uniment et du ton sur lequel j’aurais parlé à Toinon :
— Si vous voulez mon sentiment sur vous, je dirais que je vous trouve fort belle et tout à fait désirable.
Ce coup la prit sans vert et elle rougit, mais trop glorieuse pour avouer son embarras, elle se rempara derrière un grand éclat de rire.
— Mon Dieu, Monsieur ! dit-elle. Est-ce là comme vous pensez qu’on parle à une fille de bon lieu ? Vous me donnez du bel œil ! Vous y allez d’un gros compliment ! Voilà qui montre peu d’usage ! Et moi qui me préparais, pour vous faire prendre patience, à vous donner des confitures et à vous baisoter comme un enfant !
— Madame, dis-je en la saluant avec froideur, je ne regrette pas tant les confitures que les baisers, et si j’avais su qu’il fallait faire le marmot pour les avoir, je serais venu céans tout emmailloté.
Elle redoubla de rire à ouïr ce propos, mais d’une façon outrée et outrageante, comme si elle avait affaire à quelque turlupin et, s’esbouffant comme folle, elle se laissa choir dans une chaire à vertugadin, la main devant la bouche et me regardant de son œil vert, comme si elle se moquait de mes extravagances.
Pour moi, devant elle, mon chapeau à la main, je la considérai sans mot dire, trouvant que pour une fille d’honneur de la Duchesse, elle ne me traitait pas avec la moitié du respect qu’elle devait au fils de sa protectrice. Mais me souvenant d’un axiome paternel, à savoir qu’il ne faut jamais avouer une piqûre, si l’on n’est pas en situation d’en châtier sur l’heure le piquant, je pris le parti de sourire comme si j’étais connivent à la plaisanterie. Mais en même temps, je me mis à l’envisager des pieds à la tête avec la dernière effronterie, attachant mes regards sur ce qu’elle cachait et sur ce qu’elle ne cachait pas, car assurément elle en montrait beaucoup pour une pucelle, son corps de cotte en satin feuille morte étant ouvert de l’épaule à l’épigastre et offrant quasiment à la vue ses tétins bondissants.
Noémie de Sobole finit par se sentir fort mal à l’aise sous mes dévergognés regards, cessa de rire, rougit, se leva et debout, les mains croisées sur son vertugadin, comme pour en défendre l’entrant, elle me dit, la crête quelque peu rabattue, mais tâchant encore de faire la fière et la renchérie :
— Ma fé, Chevalier, il faut que vous ayez plus d’expérience qu’on en a d’ordinaire à votre âge pour avoir le front de regarder les femmes ainsi. Toutefois, il y faudrait mettre un peu plus de finesse. Oubliez-vous que je suis fille et fille de bonne maison ?
— Comment, dis-je, le pourrais-je oublier, vous trouvant à me recevoir céans plus douce qu’une agnelle et plus timide que biche ? Aussi bien, Madame, si mes regards vous offensent, je les ficherai à terre au moins tout le temps que vous prendrez soin de moi comme vous l’avez promis, soit en me donnant des confitures, soit en me baisotant, car enfin. Madame, qui de nous deux a parlé le premier de baiser l’autre ? Et qui, de nous deux, a accusé l’autre de n’aimer que les vieilles et les mortes ?
Mademoiselle de Sobole dut penser que si je répétais ce propos à Madame de Guise, il pourrait lui en coûter sa protection, car elle changea de visage, d’air et de chanson, rentrant ses griffes et se faisant douce comme velours. À mon sentiment, de reste, elle n’était point tant méchante que malavisée et disant les choses à la volée sans trop y réfléchir.
— Ah ! Chevalier ! dit-elle avec assez de bonne grâce, il faut vous rendre les armes à la fin. Vous avez trop d’esprit. Votre cervelle est plus vieille que vos ans, encore que vous soyez grandelet déjà et la langue si bien affûtée que c’est merveille. Mon Dieu, comme vous tournez les choses ! On se sent toute perdue avec vous ! Tenez ! Soyons amis ! Faisons la paix ! Oubliez mes sottises ! Et moi vos déshabillants regards ! Et pour gage de mon bon vouloir, je vous donnerai un baiser sur la joue.
J’y consentis et avançant vers moi ses yeux verts et ses cheveux flamboyants, elle se haussa sur la pointe des pieds et fit comme elle avait dit. Ce petit baiser me fit grand plaisir. Il me sembla que je l’avais bien gagné et que j’avais montré au surplus que, tout bâtard que je fusse, je ne me laisserais pas morguer, fût-ce par une fille.
Comme Mademoiselle de Sobole achevait de sceller avec moi ce traité de paix, une petite porte en tapisserie s’ouvrit à la gauche du grand lit à baldaquin de Madame de Guise. Une chambrière apparut et, s’adressant à la fille d’honneur mais m’envisageant du coin de l’œil avec une avide curiosité (ce qui me donna à penser que tout le domestique savait déjà qui j’étais), elle dit, en fronçant les lèvres sur le ton de la minauderie :
— Madame, plaise à vous d’introduire le Chevalier de Siorac. Son Altesse le veut maintenant recevoir en son petit cabinet.
Petit, le cabinet ne l’était pas, ayant les dimensions de ma chambrette, et agrémenté, en outre, d’une grande fenêtre à meneaux qui donnait sur des chênes. Le jour finissant luisait encore sur leurs feuilles, mais il s’en fallait que sa lumière pût suffire aux subtils travaux auxquels on s’adonnait là, car sur une toilette enrobée de velours bleu et encombrée d’une multitude de pots, d’onguents, de poudres, de pâtes, de brosses, de peignes, d’épingles, de ciseaux, d’eaux de senteur et de fers à friser, deux grands chandeliers d’argent étoilés de bougies se dressaient et éclairaient un grand miroir de Venise devant lequel, me tournant le dos. Madame de Guise était assise.
Je dus, pour parvenir jusqu’à elle traverser une abondance tout à fait délicieuse de personnes du sexe : outre les quatre chambrières fort accortes qui s’affairaient autour d’elle, l’une pour lui frisotter le cheveu, l’autre pour chauffer les fers, la troisième pour passer les épingles, et la quatrième pour lui masser les pieds, il y avait là pas moins de trois personnes de condition, jeunes et fort jolies, dont je pensai qu’elles devaient être, comme Mademoiselle de Sobole, des filles d’honneur de la Duchesse. Debout le long du mur, habillées de teintes pastel, souriantes et désœuvrées, elles ne paraissaient être là que pour la décoration, ou pour honorer leur protectrice, ou peut-être pour répondre, toutes ensemble, à ses propos, comme le chœur des tragédies grecques.
— Or çà, Monsieur mon filleul, dit Madame de Guise, dès qu’elle aperçut mon reflet dans le miroir de Venise, que veulent dire ces grands éclats de gaité que je viens d’ouïr ? Êtes-vous venu céans pour détourner mes filles ?
— Nullement, Madame. Mademoiselle de Sobole me taquinait sur mon âge et je lui disais que j’étais prêt à faire le marmot, si elle me donnait des confitures.
Les filles d’honneur rirent à cela comme nonnains à la récréation. Mademoiselle de Sobole me remercia d’un battement de cils pour cette version ad usum dominae[13] de notre entretien. Et Madame de Guise sourit en hochant la tête.
— Dieu merci, vous n’êtes encore qu’un enfant ! dit-elle d’un air satisfait, comme si le fait de me trouver jeune allait la rajeunir. Allons, mon filleul, approchez, poursuivit-elle, ne restez pas à des lieues !
J’obéis, elle pivota sur son tabouret et quand j’eus mis un genou à terre, elle me donna sa main gauche à baiser, la main droite tenant par sa poignée de nacre un petit miroir en forme de losange dont elle conjuguait le reflet avec celui du grand miroir en face d’elle afin d’observer l’ouvrage de la friseuse sur ses cheveux. Ce qui fait qu’elle ne me regarda pas non plus, ses yeux étant fort occupés à cette surveillance. Je m’en trouvai un peu marri, car j’étais fort charmé de la voir, non comme je la voyais toujours en notre logis de la rue du Champ Fleuri, armée de pied en cap et pour ainsi dire cuirassée dans son corps de cotte, sa basquine et son vertugadin, mais n’ayant sur elle qu’une robe de chambre, laquelle, outre la liberté qu’elle donnait à son corps, me parut, à dire le vrai, fort belle, étant de soie bleu pâle avec des passements d’or et des boutons de soie bleu de nuit. Je la regardais de tous mes yeux et éprouvais quelque émeuvement à la voir pour la première fois en sa maison, dans son intimité, et vêtue de ce simple appareil, par où elle me paraissait plus féminine, plus maternelle et plus proche de moi. Comme j’eusse aimé alors que, par un simple regard, elle comprît la joie que j’y goûtais et qu’elle la partageât ! Mais cela ne fut pas possible : le temps la pressait sans doute. Elle avait fort à faire à surveiller la confection de ses bouclettes et comment l’en blâmer ? J’étais trop jeune alors pour comprendre qu’être une femme est un métier dont les tâches ne laissent pas toujours le loisir d’être émue. Le nœud de ma gorge se serra et je m’aperçus, non sans vergogne, que j’avais envie de pleurer.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Madame de Guise en jetant un œil à une montre-horloge dressée à une courte distance sur sa toilette, je ne serai jamais prête ! Et vous verrez qu’un de ces fâcheux va se mettre dans la tête d’arriver à l’heure ! Et qui pis est, ce sera mon gendre ! Mon filleul, ajouta-t-elle, son œil inquiet passant sur moi sans s’arrêter, ne restez pas planté là ! Perrette, un tabouret ! Vite, pour le Chevalier ! Là contre le mur !
Perrette qui était, des quatre chambrières, la moins occupée, car sa tâche consistait à passer, sur sa demande, à la friseuse, des épingles à cheveux, me vint porter un tabouret (que mon père, en ses Mémoires, appelle une escabelle, mais le mot, bien que joli, n’est plus guère employé). Elle en profita pour me dévisager, comme elle avait fait déjà en venant m’appeler dans la chambre, avec une curiosité plus que naïve. Ce fut tout justement comme si elle avait dit à haute voix : « Je connais la mère et maintenant, voyons comme est fait ce fils qu’on nous a caché si longtemps. » Après quoi, satisfaite de sa rapide inspection, elle me donna le bel œil, que je lui rendis aussitôt, me sentant un peu triste et quasi tenu à l’écart. Ce qui fit qu’elle revint à sa peu fatigante occupation, toute glorieuse de sa conquête, l’œil en fleur et me lançant, quand et quand, d’assassines œillades.
Toutefois, je ne poursuivis pas trop longtemps le jeu, craignant que Madame de Guise s’en aperçût, bien que tout se passât très au-dessus de sa tête, mais non pas, comme je m’en avisais, à l’abri des vues de ses miroirs. Je m’attachai alors à sa coiffure dont je suivis le progrès jusqu’à sa terminaison et qui me parut plus élaborée que véritablement seyante. Mais tant la mode était tyrannique, que presque toutes les dames, comme je le constatai à ce bal, portaient alors la même, à l’exception de la reine Margot qui appartenait à une autre époque, et de la reine Marie qui se faisait coiffer par Léonora Galigaï dans le style florentin.
On pouvait, à la rigueur, accepter les bouclettes fines, en rangs serrés et d’inégales longueurs, qui caressaient les joues et allaient moutonner sur la nuque, mais je n’aimais guère la frange clairsemée de très petites boucles qui venait mourir à mi-front et moins encore la fuite, derrière ces pauvres petits éclaireurs, du gros des cheveux qui, tournant brusquement casaque, se rabattaient en arrière, raides et plats, jusqu’aux boucles de la nuque. Et à quoi servait la couronne de perles que la friseuse fixa sur l’arrière de la tête, si ce n’est à signaler ce désert au lieu de l’agrémenter ?
Bref, on ne s’était pas assez occupé de moi et je me sentais rebéqué et rebelle jusqu’à critiquer aigrement en mon for le nœud de velours que la friseuse noua sur le côté droit en haut de l’échafaudage des boucles. Et pourquoi pas aussi bien sur le côté gauche ? Et pourquoi pas, tant qu’on y était, sur le sommet du crâne ?
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Madame de Guise, mais il est l’heure !
Et jugeant sans doute que sa robe de chambre n’était pas un vêtement, elle ajouta :
— Et je suis nue !
Elle passa à pas pressés dans sa chambre, suivie des chambrières et de Mademoiselle de Sobole, me laissant seul au bec à bec avec les trois filles d’honneur. Je me levai incontinent de mon tabouret et je leur fis un grand salut auquel elles répondirent par une belle révérence. Là s’arrêta notre entretien car si elles me dévisageaient à m’user la peau de la face, elles paraissaient résolues à ne piper mot.
Comme je m’interrogeais sur les raisons de ce silence, un cri de douleur s’éleva, venant de la chambre voisine.
— Mais qu’est cela ? dis-je.
— C’est Son Altesse, dit une des filles d’honneur. On lui lace sa basquine et elle étouffe.
— Mais pourquoi la lacer si serré ?
— Pour qu’elle puisse passer son corps de cotte et agrafer son vertugadin.
— Mais pourquoi le corps de cotte et le vertugadin sont-ils si étroits ?
Elles me considérèrent, étonnées. Après quoi, elles s’entre-regardèrent et échangèrent des sourires, mais sans me répondre mot ni miette, tant peut-être ma question leur paraissait saugrenue.
Perrette passa la tête par la porte en tapisserie et dit en fronçant les lèvres, très à la minaudière :
— Son Altesse demande Monsieur le Chevalier de Siorac.
On achevait de mettre ses bijoux à Madame de Guise, laquelle, si je la compare à la Reine et aux autres princesses de la cour que je vis à ce bal, faisait preuve, en ce domaine, d’une remarquable sobriété. À part la petite couronne qu’on lui avait fixée sur le plat des cheveux, elle ne portait qu’un collier à trois rangs de perles au cou, des perles encore à ses oreilles (entr’aperçues à travers le pendouiller des bouclettes), un anneau d’or à la main gauche et un gros rubis entouré de diamants au majeur de sa dextre. Mes belles lectrices voudront bien admettre que c’était assez peu pour une princesse du sang et qu’Henri avait raison, comme je sus plus tard, de donner Madame de Guise en exemple à la Reine, laquelle apparut précisément à ce bal avec un bracelet tout entier de diamants d’une valeur de 360 000 livres, soit à peu près l’équivalent du budget annuel qu’elle recevait du Roi pour l’entretien de sa maison. Dette énorme qu’Henri refusait de payer, la réduisant au désespoir.
— Ah ! Monsieur mon filleul ! dit Madame de Guise, comme si je venais d’arriver, vous voilà enfin ! Pendant qu’on me chausse, j’ai deux mots à vous dire touchant la Reine. Si le Roi, à ce que je crois, vous présente à elle, voici ce que veut l’étiquette : vous lui faites une première révérence à trois ou quatre pas puis, vous approchant d’elle, vous mettez un genou à terre, vous prenez le bas de sa robe et vous le portez à vos lèvres. Sa Majesté, alors, vous relève en vous donnant sa main à baiser et elle dit : « Vous soyez le bienvenu ! »
— Pourquoi le « vous » ? dis-je. Ce « vous » est de trop. « Soyez le bienvenu » suffirait.
— Mon filleul, dit-elle en grinçant des dents, dites-le à la Reine et soyez bien assuré que votre fortune est faite ! N’était que je suis déjà pimplochée et que je craindrais de gâter mon fard, je me mettrais contre vous dans une épouvantable colère ! Mais à la vérité, j’enrage, sans compter que ma basquine m’étouffe et que ces chaussures me serrent. Du diable si je sais pourquoi je les ai commandées si petites ! Et pourquoi, puisqu’on ne les voit même pas sous mon vertugadin ? Mon filleul, qu’ai-je ouï ? On vous présente à la reine de France et vous corrigez sa grammaire ! Mais c’est à mourir ! Où prenez-vous cela ? Avez-vous perdu le sens à force de picorer dans vos livres ? Votre père et vous, vous me rendrez folle avec vos arguties ! (Ici les chambrières, derrière son dos, échangèrent des sourires.) Or çà, mon filleul, ne cherchez donc pas midi à l’ombre ! Je vais bander et régler votre horloge. La Reine dit : « Vous soyez le bienvenu », parce qu’elle parle mal le français. Est-ce que cette raison vous suffit, Monsieur le raisonneur ? Elle le parle mal et elle le prononce mal. En fait, ce que vous allez ouïr, c’est ceci : « Vous soïez le biennevenou ! » (Noémie de Sobole pouffa derrière sa main.) Après quoi, dès que vous aurez baisé ses doigts boudinés, chargés de plus de diamants que vous n’en verrez jamais, elle sera avec vous particulièrement altière, revêche et rebéquée.
— Avec moi ! Mais que lui ai-je fait ?
— Le Roi vous aime. Cela suffit.
Un coup discret à la porte interrompit ce véhément discours.
— Qu’est-ce encore ? dit la Duchesse, exaspérée. Entrez ! Entrez ! Sobole, évente-moi ! Je vais pâmer, je pense.
— Madame, chuchota Monsieur de Réchignevoisin en montrant sa suave face, Madame votre fille et Son Altesse le Prince de Conti viennent d’arriver.
— C’est le comble ! s’écria Madame de Guise en levant au ciel ses bras courts, ce bal sera un désastre ! Je le sens ! Je l’avais prédit : mon gendre serait là à l’heure ! Et il l’est ! Le premier arrivé ! Lui, un prince du sang ! Il ne lui suffit pas d’être sourd, bègue et stupide : en plus, il est exact !