Un homme trapu, d'‚ge moyen, se joignit à la conversation. Il donnait l'impression d'avoir un caractère aimable et enjoué. - Permettez-moi de me présenter, dit-il. Je m'appelle Jacob Nile.
Waylock eut l'impression que le jeune homme au visage en lame de couteau se raidissait un peu. Je m'appelle Vincent Rodenave, dit-il.
Waylock ne dit rien; Biebursson regardait les trois avec un détachement tranquille.
Jacob Nile s'adressa à Biebursson. - Je n'avais encore jamais rencontré
d'astronaute; verriez-vous un inconvénient à ce que je vous pose quelques questions?
- Certes non.
- D'après ce que j'ai lu, il ressort qu'un nombre infini de mondes existent dans le vide.
Biebursson acquiesça. - Un nombre infini.
- Il existe s˚rement des mondes sur lesquels
l'homme peut marcher et vivre?
- J'en ai vu, oui.
- Explorez-vous ces mondes, quand vous en avez l'occasion?
Biebursson sourit. - Rarement. Je ne suis rien de plus qu'un chauffeur de taxi spatial, qui va o˘ son client le souhaite.
-
Voyons, protesta Nile, vous pouvez certaine
ment nous en dire davantage!
Biebursson hocha la tête. - II y a un monde dont je parle rarement. Frais et beau, un jardin des premiers ‚ges. Il est à moi. Personne d'autre ne le revendique. Cette terre vierge, avec ses calottes glaciaires, ses continents et ses océans, ses forêts, ses déserts, ses fleuves, ses plages et ses montagnes - tout cela est à moi. Je me tenais sur une savane descendant vers un fleuve. A gauche et à droite il y avait des forêts bleues; loin devant s'élevait une
155
immense chaîne de montagnes. Tout cela... à moi. Personne d'autre à quinze années-lumière.
-
Vous êtes un homme riche, observa Nile. On
peut vous envier.
Biebursson secoua la tête. - Ce monde, je l'ai découvert par hasard, comme un homme aperçoit dans la foule un visage bien-aimé. Je l'ai perdu. Peut-
être ne le retrouverai-je jamais.
-
Il y a d'autres mondes, dit Nile. Peut-être en existe-t-il un pour chacun de nous, si seulement nous pouvions aller à sa recherche.
Biebursson hocha la tête, indifférent.
-
C'est la vie que j'aurais d˚ choisir, dit Waylock.
Jacob Nile rit. - Nous autres de l'Aire ne sommes pas astronautes par instinct. Reinhold Biebursson n'est pas l'un de nous. C'est un homme du passé - ou bien du futur.
Biebursson examina Nile avec un intérêt mélancolique, et ne dit rien.
-
Nous vivons dans une forteresse, poursuivit
Nile. Nous repoussons les Nomades avec des barriè
res; nous sommes une île dans une mer déchaînée, et cette situation nous convient. La pente! La pente!
La pente! On n'entend que ça dans Clarges.
Nile leva les mains, avec une emphase sardonique, et s'en alla au milieu de la foule.
Rodevane s'éloigna lui aussi, le long de l'alignement d'aquafacts. Waylock attendit un moment ou deux, puis le rejoignit. Ils entamèrent un dialogue.
-
Ce qui me rend perplexe, dit Rodevane d'un
ton irrité, en désignant un des aquafacts, c'est comment, même en état d'apesanteur, on arrive à
maintenir les formes exactes. La tension superfi cielle de l'eau transformerait vite une forme comme celle-ci en sphère.
Waylock fronça les sourcils. - Peut-être emploie-t-il un détenseur, ou recouvre-t-il la surface d'une
156
pellicule mucilagineuse durcissant à l'air - ou des moules.
Vincent Rodenave acquiesça sans conviction. Ils passèrent près de La Jacinthe, toujours en compagnie des deux messieurs ‚gés distingués.
-
Voici La Jacinthe Martin, dit Waylock d'un ton détaché. La connaissez-vous?
Rodenave examina Waylock avec attention. - Seulement de réputation. Et vous?
- Vaguement, répondit Waylock.
- Personnellement, je suis ici sur l'invitation expresse de L'Anastasia de Fancourt, dit Rodenave avec un tremblement gêné dans la voix.
- Je ne la connais pas.
Voilà donc pourquoi la jeune femme brune avait un air familier. L'Anastasia de Fancourt, la célèbre mime!
Rodenave lança à Waylock un regard calculateur. - C'est une grande amie de La Jacinthe.
Waylock rit. - L'amitié n'existe pas chez les Amarante. Ils sont trop pleins d'eux-mêmes pour avoir besoin d'amis.
-
Vous avez manifestement étudié de près la
psychologie des Amarante, observa Rodenave, une trace de rancúur dans la voix.
Waylock haussa les épaules. - Pas en profondeur. - II désigna du regard le fond de la salle. - Reinhold Biebursson, il n'est pas d'un phyle élevé?
-
Seuil. Le voyage spatial, c'est de tout repos. Pas d'études, pas de surmenage...
-
Seulement un taux de mortalité très élevé.
Rodenave divulga peu après son propre statut, qui était Troisième. Il travaillait en qualité de directeur technique à
l'Actuaire. Waylock demanda en quoi consistaient ses fonctions.
-
Recherche générale et dépannage. L'année
dernière, j'ai mis en place un plan de simplification 157
du système télévecteur. Auparavant, l'opérateur devait interpréter un code, puis reporter les coordonnées sur une carte mère. A présent, l'information est imprimée directement sur un film qui est une section de la carte ellemême. Une amélioration qui m'a valu mon passage en Troisième, soit dit en passant.
-
Félicitations, dit Waylock. Un de mes amis va entrer à l'Actuaire; il sera content d'apprendre que des possibilités d'avancement existent encore.
Rodenave parut désapprobateur. - Dans quel secteur?
- Probablement quelque chose comme les rela
tions publiques.
- Ce n'est pas là-dedans qu'il grimpera la pente, dit Rodenave avec mépris.
- N'y a-t-il pas place pour des perfectionne
ments? J'ai moi-même envisagé un transfert à l'Ac tuaire.
Rodenave ne savait plus que penser. - Pourquoi cette migration en bloc vers l'Actuaire? Nous sommes des gens très prosaÔques; nous ignorons la remise en question, les difficultés personnelles, le changement - bref, on n'a guère l'occasion de faire monter sa courbe.
- Vous paraissez pourtant fort bien vous débrouiller.
- Le domaine technique est une chose à part.
Un homme doté d'un esprit logique, d'une mémoire précise, d'un penchant pour la perfec tion a une chance d'y réussir - mais je dois
reconnaître que je suis devenu Coin gr‚ce à une invention.
Waylock fouilla du regard la foule mouvante; La Jacinthe était toujours avec les deux hommes m˚rs.
- Intéressant. qu'avez-vous inventé?
- Rien d'important. Mais, commercialement, le 158
succès a été tel... ma foi, vous vous êtes probablement réchauffé vous-même devant un Atr'O'Matic.
-
Bien s˚r! fit Waylock. - L'Atr'O'Matic était un écran encastré dans le mur, généralement en des sous d'une tablette de cheminée. Un bouton de commande permettait de projeter sur l'écran l'image d'un feu, depuis des flammes crépitantes jusqu'à un lit de braises sombres, tandis que des rayons infra rouges dégageaient une chaleur d'un degré corres pondant. - Vos finances ont d˚ prospérer, en même temps que votre pente.
Rodenave renifla de dédain. - qui se soucie de l'argent quand le temps est si court? En ce moment même, je devrais être chez moi, à étudier des logarithmes.
Waylock fut surpris. - Pourquoi étudier des logarithmes.
-
J'aurais d˚ dire : mémoriser. Je suis en train d'apprendre par cúur les logarithmes de chaque constante naturelle, et tous les nombres entiers jusqu'à cent.
Waylock eut un sourire incrédule. - quel est le log de 42?
- Base e ou base 10? Je connais les deux.
- Base 10.
- 6325.
- 85?
Rodenave secoua la tête. - Je n'ai pas encore dépassé 71.
- 71, alors.
- 85126.
- Comment faites-vous?
Rodenave eut un geste désinvolte. - Naturellement, j'utilise un système mnémonique. Je considère chaque chiffre comme une partie du discours. 1 est un nom propre; 2, un nom d'animal; 3, un nom de végétal; 4, un nom de minéral; 5, un verbe; 6, un adjectif ou un adverbe exprimant l'émotion ou la
159
pensée; 7, la couleur; 8, la direction; 9, la dimension; zéro, c'est la négation.
"Je conçois pour chaque nombre une phrase-code. C'est aussi simple que ça.
"Prudent l'ours d'herbe et de poisson se nourrit. " Cela donne 62325, log de 42 base 10.
- Remarquable!
- Ce soir, soupira Rodenave avec irritation, j'au rais pu progresser jusqu'à 74 ou même 75. Si ce n'était pas pour L'Anastasia... - II s'arrêta court. -
La voici justement. Il parut tomber en transe.
L'Anastasia s'avançait presque au pas de gymnastique, ingénue comme un chaton.
-
Bonsoir, Vincent, lança-t-elle d'une fraîche
voix claire.
Elle gratifia Waylock d'un rapide regard oblique. Rodenave avait oublié
Waylock.
- J'ai ce que vous m'avez demandé; je me le suis procuré non sans risques.
- Excellent, Vincent! - L'Anastasia posa sa
main sur le bras de Rodenave, et se pencha vivement vers lui, d'une façon familière qui le fit se figer et p‚lir.
-
Venez dans ma loge après le spectacle.
Rodenave acquiesça en bégayant. L'Anastasia lui dédia un autre sourire bref, jaugea Waylock d'un nouveau regard oblique, et s'en fut. Les deux hommes suivirent des yeux sa souple silhouette qui s'éloignait. - Merveilleuse créature, murmura Rodenave.
L'Anastasia s'arrêta près de La Jacinthe, qui la questionna avec impatience. L'Anastasia eut un geste discret en direction de Vincent Rodenave. La Jacinthe tourna la tête, vit Rodenave et Waylock l'un près de l'autre.
Ses yeux s'agrandirent de perplexité. Elle fronça les sourcils, se détourna. Waylock se demanda si elle avait percé son déguisement.
160
Vincent Rodenave avait également remarqué sa réaction. Il regarda Waylock avec curiosité. - Vous ne m'avez pas dit votre nom.
-
Je suis Gavin Waylock, répliqua-t-il tout à
trac.
Les sourcils de Rodenave se haussèrent, sa bouche béa. - Avez-vous dit...
Gavin Waylock?
-
Oui.
Le regard de Rodenave courut dé-ci dé-là puis se fixa. - Voilà Jacob Nile.
Je crois que je vais filer.
-
que reprochez-vous à Nile?
Rodenave lui décocha un coup d'úil. - N'avez-vous pas entendu parler des quovadistes?
-
Je sais qu'ils tiennent des réunions dans le
Palais de la Révélation.
Rodenave hocha sèchement la tête. - Je n'ai aucun désir d'écouter les sornettes de Nile. Pardessus le marché, il est gluron!
Rodenave s'éloigna en h‚te. Waylock tourna les yeux vers La Jacinthe; elle était toujours occupée avec les deux vieux messieurs.
Jacob Nile approcha de Waylock et regarda avec un sourire railleur dans la direction de Rodenave. - On croirait que le jeune Rodenave souhaite m'éviter.
-
Il a l'air de redouter votre philosophie... quelle qu'elle soit.
Jacob Nile s'apprêta à répondre, mais Waylock s'excusa et se précipita à la suite de Rodenave, qui se tenait maintenant a côté d'un aquafact. Rodenave le vit arriver, et se dépêcha de lui tourner le dos.
Waylock lui toucha l'épaule; Rodenave tourna la tête avec un air revêche.
- Je désire vous parler, Rodenave.
- Je regrette, balbutia Rodenave. Mais pour le moment...
- Peut-être nous ferions-nous moins remarquer en allant dehors.
161
- Je n'ai aucune envie d'aller dehors.
- Alors venez dans cette pièce à côté; nous
pourrons peut-être régler la question.
Il prit le bras de Rodenave et le guida jusqu'à une alcôve sur le côté de la salle. Waylock tendit la main. - Donnez-moi ça.
- quoi?
- Vous avez sur vous une chose destinée à
L'Anastasia et qui me concerne. Je veux la voir.
- Vous vous trompez.
Rodenave fit mine de partir; Waylock l'empoigna rudement par le bras.
-
Donnez-moi ça, je vous dis.
Rodenave commença à protester. Waylock lui coupa la parole en ouvrant brusquement sa veste. Il y avait une enveloppe dans la poche de poitrine.
Waylock la prit; Rodenave esquissa un geste pour la rattraper sans y parvenir, puis recula avec une rage impuissante.
Waylock déchira l'enveloppe. Dedans, il y avait trois petits carrés de pellicule. Il en sortit un, le présenta à la lumière. Les détails étaient trop petits pour être discernables, mais une étiquette qui y était fixée annonçait : LE GRAYVEN WARLOCK.
-
Ah, dit Waylock, je commence à comprendre.
Vaincu et morose, Rodenave était l'image même de la culpabilité rageuse.
Le second morceau de pellicule était étiqueté: GAVIN WAYLOCK; le troisième : L'ANASTASIA.
- Cela ressemble à des films télévecteurs, dit Waylock, Et si vous me disiez le...
- Je ne vous dirai rien, interrompit Rodenave, les yeux luisants de colère.
Waylock le contempla avec curiosité. - Vous rendez-vous compte de ce qui peut vous arriver si je décide de porter plainte?
-
Une péripétie anodine, rien de plus! Une plai santerie, un geste de curiosité.
162
- Anodine? Une plaisanterie? Alors que vous
vous ingérez dans ma vie? Alors que les assassins eux-mêmes n'ont pas le droit de recourir à la télévection?
- Vous exagérez la gravité des faits, marmonna Rodenave.
- Et vous, vous exagérez la distance qui vous sépare de la Cage de la Honte.
Rodenave avança la main, d'un geste de défi. - Si vous avez terminé, rendez-les-moi.
Waylock le regarda avec incrédulité. - tes-vous fou?
Rodenave essaya de minimiser son rôle. - Après tout, je ne les ai pris que sur l'ordre de L'Anasta-sia.
- que voulait-elle en faire?
- Je ne sais pas.
- Je pense qu'elle avait l'intention de les remet tre à La Jacinthe.
Rodenave haussa les épaules d'un air morose. - Ce n'est pas mon affaire.
-
Avez-vous l'intention de lui en procurer d'au tres? questionna gentiment Waylock.
Rodenave croisa le regard de Waylock, détourna le sien. - Non.
-
Veillez-y, je vous prie.
Rodenave eut un coup d'úil vers l'enveloppe. - qu'allez-vous en.faire?
-
Rien dont vous ayez à vous préoccuper. Soyez
heureux de vous en tirer à si bon compte.
Rodenave vira sur les talons et quitta l'alcôve.
Waylock médita un moment. Il ôta l'Alter-Ego et sa veste moutarde, les fourra dans un coin et rentra dans la grande salle.
La Jacinthe le vit aussitôt. Leurs yeux se rencontrèrent et l'air se chargea d'électricité. Waylock se mit à traverser la salle. La Jacinthe l'attendit, avec un froid demi-sourire.
163
-
Haldeman a vu de ses yeux les ruines dans le
Golfe de Biscaye, disait l'un des compagnons de La Jacinthe. Un mur, une stèle de bronze, un peu de mosaÔque et, plus étonnant encore, un carreau de verre bleu!
L'autre homme battit des mains d'enthousiasme.
-
Savez-vous, il se passe tant de choses passion nantes! Si ce n'était mes fonctions, par le Soleil! je vous accompagnerais dans cette expédition!
La Jacinthe posa sa main sur le bras de Waylock. - Voici quelqu'un de prêt pour la grande aventure! Pour n'importe quelle audace! - Elle le présenta à
ses amis. - M. Sisdon Cam - un homme à la belle prestance, au visage basané
- et son Honneur, le Chancelier du Prytanée, Claude Imish - un homme d'‚ge bien nourri, aux cheveux blancs.
Waylock répondit selon l'usage. La Jacinthe, percevant peut-être le bouillonnement intérieur de Waylock, continua à papoter avec aisance. -
Nous discutions de la profession de M. Cam. Il pratique l'archéologie sous-marine.
Le Chancelier Imish gloussa, en .regardant autour de la salle les aquafacts de Biebursson. - II est venu au bon endroit ce soir! que sont ces pièces, sinon des morceaux de pierres marines originelles, les reliques de l'ère glaciaire?
- N'est-ce pas surprenant, Gavin Waylock? dit La Jacinthe. Des cités en ruine sous la mer!
- Formidablement excitant, déclara le Chance
lier Imish.
- quelle peut-être l'idendité de cette cité? s'en-
quit La Jacinthe.
164
Cam secoua la tête. - qui sait? Les prochaines plongées nous en apprendront davantage, et nous emploierons une drague aspirante.
-
N'avez-vous pas d'ennuis avec les pirates Nomades? demanda Imish.
-
quelques-uns. Mais ils ont appris la prudence.
Waylock fut incapable de refréner plus longtemps son impatience. Il s'adressa à La Jacinthe. - Puis-je échanger quelques mots avec vous?
- Certainement. - Elle s'excusa auprès de Cam et d'Imish, et s'écarta de quelques pas. - Eh bien, Gavin Waylock, comment cela va-t-il?
- Pourquoi m'avez-vous fait venir ici ce soir?
voulut savoir Waylock.
Elle feignit la surprise. - Ne désiriez-vous pas me parler?
- Voici ce que j'ai à vous dire : si vous vous mêlez de mes affaires, je me mêlerai des vôtres.
- Cela ressemble fort à une menace, Gavin.
- Non. Je me garderais bien de vous menacer...
avec l'úil et l'oreille de ça.
Il désigna d'un hochement de tête le bouton enregistreur qu'elle portait; les Amarante recouraient de temps en temps à cet appareil pour simplifier la transmission des sons et des images à leurs suppléants.
-
que ne l'avais-ie pas sur moi cette nuit-là, à
Carnevalle, quand jai été dévitalisée! soupira La Jacinthe. - Elle regarda au-delà de Waylock; il vit ses pupilles se dilater d'excitation. - Voilà quel qu'un que vous devez absolument rencontrer: 1 amoureux en titre de L'Anastasia; ou, du moins, l'un d'entre eux.
Waylock se retourna; derrière lui se tenait L'Abel Mandeville. Les deux hommes se dévisagèrent.
-
Le Grayven Warlock! s'exclama L'Abel.
Waylock s'exprima avec une froide civilité. -
Mon nom est Gavin Waylock.
165
- Gavin prétend être la survivance de Grayven, dit La Jacinthe.
- Ah bon, je suis désolé si... - Les yeux de L'Abel s'étrécirent. - Survivance? Pas suppléant?
- Survivance, dit Waylock.
L'Abel fixait Waylock, assimilant chaque mouvement, chaque frémissement d'expression.
- Possible. Fort possible. Mais vous n'êtes pas une survivance. Vous êtes Le Grayven, et le fait que vous ayez échappé au sort que vous méritiez est une indignité. - II se tourna vers La Jacinthe. - Est-ce qu'on ne peut pas réagir, mettre aux abois un autre Monstre?
- Peut-être, répondit pensivement La Jacinthe.
- Pourquoi vous acoquinez-vous avec cet hom
me? s'emporta L'Abel.
- J'avoue qu'il... m'intéresse. Et peut-être est-il un suppléant...
L'Abel fendit l'air de sa grosse main rouge. - II y a une erreur à la base de tout ça; quand les assassins emmènent quelqu'un, ils devraient tout détruire de lui, effacer de l'Aire sa trace impure!
-
Abel, dit La Jacinthe avec un regard malicieux à Waylock, pourquoi déterrer les torts passés? N'y en a-t-il pas assez de présents?
L'Abel riposta d'une voix rauque. - On dirait que la Monstruosité est devenue respectable!
Il pivota sur ses talons et s'éloigna à grands pas.
La Jacinthe et Waylock le regardèrent traverser h‚tivement la salle. - II est plus irascible que d'habitude, aujourd'hui, dit La Jacinthe.
L'Anastasia est capricieuse; la jalousie la ronge comme un ulcère.
Waylock questionna : - M'avez-vous invité ici ce soir pour me faire rencontrer L'Abel?
-
Vous êtes perspicace, répliqua-t-elle. Oui, j'étais désireuse d'assister à cette rencontre. Je m'in terrogeais sur vos éventuelles raisons de me 166 ,
détruire. Je pensais reconnaître en vous Le Grayven.
-
Mais mon nom est Gavin Waylock.
Elle écarta cette remarque d'un geste. - Je n'avais aucune certitude. La proto-Jacinthe ne vous portait que peu d'intérêt; nous n'avons que de vagues notions sur l'affaire Waylock-Mandeville.
- Même si vous aviez vu juste, pourquoi cherche rais-je à vous nuire?
- Sept ans ont passé; Le Grayven Warlock est un nom légalement vacant. Un homme professant être sa survivance peut se montrer au grand jour sans danger. A Carnevalle, je vous ai reconnu; vous avez eu peur que je vous signale aux assassins.
- Et - à supposer que ces faits imaginaires
soient la vérité - m'auriez-vous signalé?
- Certainement! Vous étiez coupable d'un crime innommable, et vous avez récidivé à Carnevalle.
- Vous êtes obsédée, marmonna Waylock. La
fouille mentale a réfuté cette opinion, mais vous vous y accrochez encore.
- Je ne suis pas une imbécile, Gavin Waylock.
- Même si j'étais coupable - ce que je ne
reconnaîtrai jamais -, en quoi Je crime est-il si atroce? Ni vous ni L'Abel navez souffert d'autre chose que d'un léger inconvénient.
- Le crime, dit à mi-voix La Jacinthe, est abstrait et fondamental : la dépravation innée qui consiste à
supprimer la vie.
Waylock jeta autour de lui un regard gêné. Des hommes et des femmes bavardaient, déambulaient devant les aquafacts, prenaient des poses, gesticulaient, riaient. Sa conversation avec La Jacinthe semblait irréelle.
- Ce n'est guère le moment de discuter la question, dit-il. Cependant, je pourrais souligner que si détruire la vie est un crime, c'en est un dont tout le monde se rend coupable, excepté les glurons.
167
La Jacinthe chuchota, avec une horreur feinte :
-
Vous me terrifiez! Décrivez-moi mon crime -
donnez les détails macabres.
Waylock hocha la tête. - Amarante pour deux mille habitants, c'est la proportion établie. quand vous êtes entrée dans la Société des Amarante, une donnée a été transmise à l'Actuaire. Deux mille voitures noires sont parties en mission; deux mille portes se sont ouvertes; deux mille créatures désespérées ont quitté leur foyer, gravi les trois marches; à
deux mille reprises...
La voix de La Jacinthe était stridente comme le crissement d'un violon désaccordé.
- Ce n'est pas ma faute; chacun lutte de la même manière.
- C'est la loi de la jungle, tout simplement. La lutte primitive pour la survie, plus farouche et plus brutale qu'elle ne l'a jamais été dans toute l'histoire de l'homme. Vous vous êtes aveuglée; vous adhérez à de fausses théories; vous êtes imprégnée par votre obsession - et pas seulement vous mais nous tous.
Si nous regardions en face les réalités de la vie, il y aurait moins de monde dans les palliatoires.
- Bravo! s'exclama le Chancelier Imish, qui était arrivé derrière lui. Voici une vue peu orthodoxe, un sophisme défendu avec beaucoup de vigueur et de conviction!
Waylock s'inclina. - Merci. Il salua La Jacinthe d'un signe de tête et s'éloigna dans la foule.
Waylock s'assit dans un coin tranquille. La Jacinthe l'avait attiré ici pour établir son identité : sinon
168
par l'entremise de L'Abel Mandeville, du moins en comparant avec les pellicules du télévecteur qu'elle avait persuadé L'Anastasia d'obtenir par son admirateur, Vincent Rodenave.
Waylock sortit les pellicules, les examina aussi bien que possible sans visionneuse. Chacune était brouillée, comme si deux sections de la carte mère avaient été superposées. Il y avait deux croix rouges sur chaque pellicule, une nette et lointaine, l'autre plus diffuse. Celle du Gavin Waylock et celle du Grayven Warlock semblaient absolument conformes.
Waylock sourit et déchira les deux pellicules.
Il inspecta une nouvelle fois celle de L'Anastasia. Comme les siennes, elle présentait une évidente superposition. Pourquoi cela? se demanda Waylock.
Il n'y avait s˚rement pas de faille dans le mécanisme de télévection.
C'était presque comme si on avait imprimé simultanément les courbes de deux personnes différentes. Mais c'était peu probable, les empreintes alpha de chaque cerveau étaient uniques.
Une solution possible lui vint à l'esprit, et avec elle, presque en même temps, une idée formidable germa en lui - un concept si énorme qu'il le prit tout d'abord pour une convention comique de son inconscient...
Mais si ma conjecture en ce qui concerne les pellicules est exacte? o˘ est la faille?
L'excitation s'empara de lui. Des détails se présentèrent; en quelques minutes, le plan tout entier lui apparut clairement.
Une fanfare de cornets à pistons fit irruption dans ses pensées. Le murmure des conversations s'éteignit, les lumières se tamisèrent.
169
Un pan de mur coulissa, révélant une scène fermée par un rideau noir. Un jeune homme bien de sa personne apparut.
-
"*"*** "
- Amis de l'art, frères mécènes! Ce soir, le mime le plus délicieux de toute l'histoire a accepté de nous distraire. Je veux parler bien s˚r de L'Anastasia de Fancourt.
" Ce soir, elle nous entraîne derrière la façade de l'Apparent pour nous dévoiler le Réel. Le programme est bref, par nécessité, et elle m'a prié de l'excuser auprès de vous pour le caractère impromptu de la représentation; mais cela, je me refuse à le faire. Son assistant sera le novice appliqué
mais incurablement maladroit, Adrian Boss - c'est-à-dire moi-même.
Il fit une révérence et se retira; la salle fut plongée dans l'obscurité.
Le rideau frémit, un projecteur se centra. Mais personne ne s'avança.
Une fragile silhouette blanche, une pierrette, émergea des coulisses ténébreuses, cligna des yeux devant la lumière. Elle alla d'un pas hésitant jusqu'au rideau éclairé par le projecteur, l'écarta avec curiosité. quelque chose d'énorme et d'indéfinissable s'agita violemment; la pierrette l‚cha le rideau, recula d'un bond. Elle s'apprêta à quitter la scène. Le projecteur la suivit, la cerna de sa lumière crue. Elle se retourna face au public. Son visage était blanc comme craie, ses lèvres noires. Une calotte blanche aplatissait ses cheveux, avec un pompon noir qui dansait au bout d'un cordon souple. Elle portait un costume ample, une blouse et un pantalon blancs, avec de petits pompons noirs sur le devant. Ses yeux étaient immenses et noirs, ses sourcils, blanchis comme le reste de son visage, projetaient
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une ombre alarmée, interrogatrice. Elle était mi-clown, mi-spectre.
Elle partit vers l'extrême gauche de la scène, se tourna vers le rideau, attendit, et bientôt un pan se
la pantomime. Elle se continua
---
.
durant quinze minutes, en trois épi Va \\cto\re de \a lauta\s\e sut \a ptèMcrçauce, ainr mant la sagesse de la folie. Chaque épisode était d'une simplicité désarmante, une simplicité obscurcie par le charme insolite de la pierrette, sa bouche noire aux coins tombants, ses grands yeux noirs pareils à des palourdes pleines d'encre. Chaque épisode se déroulait à un rythme défini et était accompagné par une succession d'accords qui se résolvaient au dénouement.
Le premier épisode se passait dans un laboratoire de la Compagnie des Parfums du Mozambique. La pierrette passa un tablier de caoutchouc noir pour devenir une technicienne de laboratoire. Elle se mit au travail, mélangeant sirops, huiles et essences : bergamote, jasmin, myrrhe et laurier; mais elle n'obtenait que des vapeurs fétides qui se répandaient dans la salle. Elle leva les bras au ciel pour marquer sa contrariété et consulta un gros livre. Puis elle prit une cornue, y laissa d'abord tomber une tête de poisson, puis une poignée de pétales de rosés. Une flamme verte dansa dans la cornue. La pierrette était extasiée. Elle jeta judicieusement dedans son mouchoir. La cornue projeta une magnifique fontaine d'étincelles colorées, une merveille pyrotechnique, et ce fut la résolution de l'accord.
Dans le second épisode, la pierrette cultivait un jardin. Le sol était aride et rocailleux. Elle creusait des trous avec une pointe de métal, et dans chaque trou plantait tendrement une fleur: une rosé, un tournesol, un lis blanc. L'une après l'autre les fleurs se transformaient en mauvaises herbes: touffues,
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désordonnées, sans attrait. La pierrette dansa une gigue exprimant sa déception. Elle projeta au loin les fleurs d'un coup de pied et, comme dernier geste de mécontentement, enfonça dans le sol la pointe de métal -
qui produisit sur-le-champ des branches chargées de feuilles vertes, de pommes dorées et de grenades rouges.
Dans le troisième épisode, le décor était plongé dans l'obscurité. Seul était visible un cadran d'horloge avec deux aiguilles de servolumière verte et d'une marque rouge lumineuse sur midi. La pierrette entra en scène, contempla un instant le ciel, puis se mit à b‚tir une maison. Elle entassait les matériaux les plus invraisemblables : planches brisées, bouts de ferraille, fragments de verre. Par un quelconque miracle, ces débris s'agencèrent en une construction. La pierrette observa le ciel, se remit air travail avec une h‚te croissante, tandis que les aiguilles se rapprochaient de la marque rouge.
L'édifice était achevé; la pierrette était ravie. Elle s'empara d'une autre lance à eau, la pointa, et la lance aspira la peinture recouvrant le tas de débris, lesquels se redressèrent d'eux-mêmes sous leur forme première. La pierrette se prépara à entrer, n'y réussit pas. Elle regarda par la porte, la tira, fit sortir un vagabond, qui n'était autre qu'Adrian Boss, chassa ensuite une volée d'oiseaux et, pendant ce temps, les aiguilles atteignirent la marque rouge.
La pierrette se figea, puis se remit en mouvement avec raideur, comme si l'air s'était congelé. Elle leva les yeux vers le cadran; les aiguilles reculèrent, loin de la ligne rouge; la pierrette rit. Les aiguilles avancèrent de nouveau, irrévocablement. Il y eut une clarté pourpre éblouissante, un coup de tonnerre, l'image d'une éclatante vague blanche avançant sur le monde pour le submerger. Un rugissement, un grondement, un cri de triomphe. Et dans les échos la résolution de l'accord.
172
Les lumières se rallumèrent, le rideau noir était immobile. Le mur glissa lentement en plan.
L'Anastasia de Fancourt regagna sa loge, ferma la porte coulissante. Elle éprouvait une fatigue délicieuse, comme quelqu'un qui retrouve la plage ensoleillée après un plongeon dans des vagues déferlantes glacées. La représentation s'était bien passée, malgré quelques anicroches. Peut-être pourrait-elle introduire une quatrième séquence...
L'Anastasia se figea. Il y avait quelqu'un dans la pièce, un étranger. Elle glissa un regard de l'autre côté de l'angle du mur dans la petite pièce de réception. Un homme était assis là, un homme immense, les genoux remontés sous sa grande tête.
L'Anastasia s'avança, en retirant sa coiffe pour libérer ses boucles noires emmêlées. - M. Reinhold Biebursson. Je suis honorée.
Biebursson secoua lentement la tête. - Non. Tout l'honneur - peut-être devrais-je dire : la présomption - est pour moi. Je ne présenterai pas d'excuses. Un homme de l'espace se sent au-dessus des conventions.
L'Anastasia rit. - Je serais peut-être d'accord, si je savais à quelles conventions vous songez.
Biebursson détourna ses yeux graves. L'Anastasia alla jusqu'à la coiffeuse, prit une serviette. Tout en ôtant le fard blanc de son visage, elle revint vers l'endroit o˘ Biebursson était assis.
- Je ne suis pas un orateur, dit celui-ci. Mes pensées arrivent en images que je ne peux traduire. Pendant des jours, des semaines et des mois, je veille.
173
Je m'occupe du bon état du vaisseau tandis que les savants et les explorateurs stellaires dorment dans leurs cellules. C'est mieux ainsi.
L'Anastasia se laissa glisser dans un fauteuil. - Ce doit être bien solitaire.
- J'ai mon travail. J'ai ma sculpture. Et j'ai la musique. Ce soir, je vous regarde. Et je suis surpris.
Car je n'ai jamais rencontré ailleurs que dans la musique l'éloquence, la subtilité...
- Il faut s'y attendre. Mon art ressemble beau coup à la musique. Comme le musicien, je recours à
des symboles sans rapport avec la réalité.
Biebursson hocha la tête. - Je comprends fort bien.
L'Anastasia s'approcha de Biebursson, scruta son visage.
- Vous êtes un homme étrange, un homme
magnifique. Pourquoi êtes-vous ici?
- Je suis venu vous demander de partir avec moi, répondit Biebursson avec une auguste simplicité.
Dans l'espace. L'Entreprise Stettaire se ravitaille en carburant et en provisions de bouche, bientôt nous partirons pour Achernar; j'aimerais vous avoir près de moi, pour vivre dans le ciel noir coloré d'étoi les.
L'Anastasia sourit de son sourire sardonique. - Je suis aussi poltronne que les autres.
- Cela me paraît difficile à croire.
- C'est la vérité. - Elle se planta devant lui, posa les mains sur ses épaules. - Je ne puis abandonner mes suppléants; notre empathie ne s'établirait pas; nos ‚mes divergeraient, il n'y aurait pas d'identifi cation, pas de continuité. Je n'oserais pas les emme ner avec moi, il y a un trop grand risque d'anéan tissement total. Alors - elle eut un geste las -, je suis entravée par ma propre liberté.
Derrière eux retentit du bruit, un martèlement de pas, une voix ‚pre.
174
-
«a alors, joli spectacle.
L'Abel Mandeville planté sur le seuil examinait la pièce. Il avança.
-
Vous êtes au mieux avec cet épouvantai! à
barbe... vous l'étreignez!
L'Anastasia se vexa. - Abel, vous finissez par aller trop loin.
-
Bah! Ma franchise est moins écúurante que
votre nymphomanie.
Biebursson se leva. - Je crains d'avoir apporté dissension dans votre soirée, dit-il tristement.
Mandeville eut un rire bref qui ressemblait à un aboiement. - N'en soyez pas bouffi d'orgueil. Vous et tous les autres du genre masculin.
Une troisième voix d'homme s'éleva. Vincent Rodenave se montra dans l'encadrement de la porte. - Pourrais-je vous parler une minute, Anastasia?
L'Abel dit : - Encore un?
Vincent Rodenave se guinda; son visage aigu se crispa. - Vous êtes offensant, monsieur.
-
Aucune importance. que faites-vous ici?
-
Je ne vois pas en quoi cela vous concerne.
L'Abel marcha vers lui; Vincent Rodenave, moitié
moins grand, l'attendit fermement. L'Anastasia se jeta entre les deux hommes.
-
Espèces déjeunes coqs! Abel, voulez-vous par
tir?
L'Abel fut indigné. - Moi, partir! Moi?
- Oui.
- Dans ce cas, je m'en irai après eux. Je veux vous dire deux mots.
Il fit signe à Rodenave et Biebursson. - Partez, chat de gouttière; vous aussi, l'astronaute!
-
Partez tous! s'écria L'Anastasia. Laissez-moi!
Reinhold Biebursson s'inclina avec une sorte de gr‚ce farouche et quitta la pièce.
Vincent Rodenave fronça les sourcils. - Peut-être pourrais-je vous voir plus tard? Je dois vous expliquer...
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L'Anastasia vint vers lui, le visage contracté dans une expression sardonique. - Pas ce soir, Vincent. J'ai désespérément besoin de repos.
Rodenave hésita, puis se retira à contrecúur.
L'Anastasia se tourna vers L'Abel Mandeville.
-
Maintenant, Abel, s'il vous plaît. Je dois m'ha biller.
L'Abel était comme un taureau. - Je veux une explication avec vous.
-
Et moi je ne veux pas! - Sa voix prit soudain un ton de mépris. - Me comprenez-vous, Abel?
Tout est fini entre nous... définitivement, complète ment. A présent... laissez-moi!
L'Anastasia tourna les talons, alla à sa coiffeuse, commença à enlever le reste de son maquillage.
Derrière elle retentit le martèlement d'un pas lourd. La pièce résonna d'un cri étouffé, d'un gémissement, puis d'un gloup-gloup régulier qui s'arrêta bientôt.
XII
Le jour d'après l'exposition était un dimanche. Waylock s'éveilla d'humeur sombre et pessimiste. Il se vêtit lentement, descendit dans la rue, se dirigea vers le sud, à l'ombre des tours, jusqu'à la Place Esterhazy et le Pavillon des Perles, au bord du lac. Il choisit une table d'o˘ on voyait à
la fois le mail et l'eau et commanda du thé fort dans un verre noir, des croissants et de la gelée de coing.
La place était inondée de soleil et plus fréquentée que d'ordinaire. Non loin de lui, une douzaine d'enfants bruyants jouaient à " qui-est-le-gluron
". Sur un banc au-dessous de Waylock trois jeunes hommes tenaient un conclave sournois, échangeant des histoires osées - des anecdotes enfreignant le tabou premier : " Vous connaissez celle de l'entraîneur de chevaux qui s'était cassé la jambe? Les chevaux pensait qu'il valait mieux le tuer. " Et : "L'apprenti-assassin amène son corbillard à une mauvaise adresse. C'était la maison du Directeur Général Jarvis lui-même. Ils l'ont sorti de force et l'ont fait monter dedans... "
La morosité de Waylock s'accentua. Les trois jeunes gens ricanaient de leurs plaisanteries. Way-177
lock eut lui aussi un sourire aigre. Il aurait d˚ passer la tête par-dessus la balustrade et leur dire : " Regardez-moi! Je suis un Monstre. J'ai tué
non pas une fois mais deux. Et j'envisage de suivre une ligne d'action qui pourrait entraîner beaucoup d'autres morts. " Leurs yeux s'arrondiraient, leurs bouches béeraient et leur rire paillard s'étranglerait dans leur gorge.
Le soleil réchauffa Waylock; il commença à se sentir plus gai. L'horrible événement de la nuit précédente, après tout, tendait à le justifier, comme La Jacinthe elle-même devrait l'admettre. Si seulement elle cessait de le persécuter, il oublierait peut-être le plan monstrueux qui s'était formé
dans son esprit. Et pourtant... l'idée l'enthousiasmait en raison même de son intérêt intrinsèque.
Il fouilla dans sa poche, sortit l'enveloppe de Rodenave. A l'aide d'une visionneuse, il examina la pellicule de L'Anastasia.
Séparer les deux images, se dit-il, ne devait pas être trop difficile. Il y avait seulement besoin d'identifier un repère connu, qui fournirait une clef pour lire un des deux graphiques. Celui-ci pourrait être effacé par des techniques photologiques ou une application d'analyse de phase, laissant le second graphique parfaitement lisible.
Il replaça la pellicule dans l'enveloppe, rangea celle-ci dans sa poche.
Rodenave avait couru d'énormes risques pour L'Anastasia. Si on l'arrêtait, il souffrirait cruellement - certainement l'expulsion de sa situation, et peut-être l'exposition dans la Cage de la Honte. Il avait osé une fois, sans en être récompensé. Restait à voir s'il oserait une seconde fois pour un enjeu plus important.
Il regarda la place ensoleillée, o˘ des enfants jouaient à des jeux présageant leur avenir; o˘ des nommes et des femmes marchaient d'un pas vif vers l'Actuaire et repartaient les jambes coupées par la dépression nerveuse. Il prit un journal, le portrait de
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L'Anastasia ouvrait de grands yeux dans un encadré, fin et fragile comme un visage de sylphide : sa disparition faisait grand bruit. Le journal était le Clairon, celui de L'Abel.
Il passa rapidement en revue les autres nouvelles du jour. Un gluron millionnaire avait tenté de troquer la moitié de sa fortune contre des inoculations qui feraient de lui un Amarante et avait été sévèrement réprimandé. Il y avait un article sur le Pallia-toire de Balliasse, soutenant le nouveau directeur, le Didacteur Léon Gradella. La Ligue pour la Moralité Publique s'élevait contre ce qu'elle nommait " des jeux et des divertissements indécents " à Carnevalle, o˘ des animaux vivants subissaient " des traitements répugnants " entre les mains de " pervers ".
Waylock b‚illa, reposa le journal. Un couple bizarre survint sur le mail : un grand jeune homme solennel et une jeune femme, grande elle aussi, avec des cheveux roux plats et un visage oblong comme un violon. Elle arborait une blouse vert arsenic, une jupe jaune soufre, et portait au bras une douzaine de bracelets de cuivre cliquetants.
Waylock reconnut la jeune femme : Pladge Caddi-gan. Elle rencontra son regard. - Gavin Waylock! s'écria-t-elle, en agitant son long bras tant et si bien que les bracelets s'entrechoquèrent. - Elle prit le bras du jeune homme et le pilota à travers le pavillon jusqu'à la table de Waylock. -
Roger Buisly, Gavin Waylock, dit-elle en guise de présentation. Pouvons-nous nous joindre à vous?
-
Bien s˚r, dit Waylock. - Pladge avait appa
remment surmonté tout ce qu'elle avait éprouvé de douleur à la perte de Seth.
Elle s'assit et le jeune homme l'imita.
- Roger, j'ai de grands espoirs, dit Pladge, de faire de Gavin Waylock l'un d entre nous.
- C'est-à-dire? interrogea Waylock.
- Un quovadiste, naturellement. Tous les gens bien sont quovadistes à présent.
179
-
Je n'ai jamais su de quoi il s'agissait : qu'est-ce au juste qu'un quovadiste?
Pladge leva au ciel un regard désespéré. - II y a autant de définitions que de quovadistes. Au fond, nous sommes des contestataires. Nous avons essayé
de former une coalition, de mettre en place un conseil central.
-
Pourquoi?
Pladge parut surprise. - Mais pour rendre notre groupe influent, pour agir vis-à-vis du gouvernement!
-
De quelle manière, précisément?
Pladge eut un de ses gestes extravagants. - Si nous étions d'accord, le reste serait simple. Les conditions présentes sont intolérables; nous désirons tous un changement - tous, c'est-à-dire excepté Roger Buisly.
Buisly sourit d'un air suffisant. - Ce monde est imparfait. Je crois que notre système actuel est aussi bon qu'on peut l'espérer. Il propose un modèle de vie, offre un but, exauce les plus chères espérances de la race humaine; et il ne pourrait être altéré qu'à notre désavantage.
Pladge eut une grimace. - Voyez à quel point notre Roger devient conservateur.
Waylock considéra Buisly. - Pourquoi est-il quovadiste, en ce cas?
Buisly répondit : - Pourquoi pas? Je suis un quovadiste des quovadistes.
Ils se demandent les uns aux autres : " O˘ ira le monde, si ces cinglés arrivent à leurs fins? "
-
Il n'a rien de constructif à proposer, dit Pladge à Waylock. Il chicane et fait de l'obstruction.
Buisly protesta. - Pas du tout! Ma position est solide, elle est tellement simple que Pladge et ses amis à l'esprit abscons en sont accablés. Mon raisonnement se fait en trois temps. Un : chacun veut la vie éternelle.
Deux : nous ne pouvons la donner à cha-
180
cun, sinon nous connaîtrions une nouvelle »re du Chaos. Trois: la réponse qui s'impose est celle-ci: accordons la vie à ceux qui l'ont gagnée. C'est notre système actuel.
-
Mais le co˚t humain? argua Pladge. Mais la
tension, le chagrin, la terreur, le tumulte? Mais les pauvres diables qui encombrent les palliatoires?
Vingt-cinq pour cent des participants!
Buisly haussa les épaules. - Ce monde est imparfait. Il y a toujours eu du chagrin et de la terreur. Nous voulons tous les réduire au minimum. Je crois que c'est ce qui a été fait.
- Oh, Roger! Vous ne pouvez pas vraiment pen
ser cela!
- Dans l'absence de toute preuve du contraire, si.
- Il se tourna vers Waylock. - Eh tout cas, c'est mon opinion. Je suis détesté, bien entendu, mais j'offre à ces gens une cible commode à leurs sarcas mes.
- C'est sans doute une fonction nécessaire, lui dit Waylock. J'ai rencontré un quovadiste hier soir. Il s'appelle Jacob Nile...
- Jacob Nile! - Pladge poussa Buisly du bout
des doigts. - Roger, appelez Jacob par le commu; il habite tellement près d'ici; voyez s'il peut nous rejoindre.
Roger Buisly fit des difficultés, et, devant l'insistance de Pladge, émit des sons plaintifs.
-
Très bien, dit Pladge avec hauteur, je l'appel lerai moi-même.
Elle se leva et se dirigea à grands pas vers le commu public.
- Une femme très volontaire, observa Buisly.
- Manifestement.
Pladge revint triomphante. - II s'apprêtait à sortir, et il arrive tout de suite.
quelques minutes plus tard, Jacob Nile apparut, et fut présenté à Waylock.
Il fronça les sourcils. Votre
181
visage me semble familier. Nous sommes-nous déjà rencontrés?
- Je crois vous avoir vu à l'Union Pan-artistique hier soir.
- Oh? - Nile fronça les sourcils. - Peut-être. Je ne me rappelle pas votre visage... quelle terrible affaire.
- Terrible, en effet.
- Eh? De quoi parlez-vous? questionna Pladge, et elle n'eut de cesse qu'elle n'apprenne tous les détails. Puis la conversation revint aux quovadistes.
Nile s'étendit sur la déchéance et la dégénérescence qui attaquent une société statique. Waylock s'agita sur son siège, regarda le lac.
Roger Buisly le sermonna : - Jacob, vous parlez avec la tête dans les nuages! Pour aller quelque part, il nous faut quelque part o˘ aller!
- Si nous relevions la gageure, nous trouverions peut-être ce quelque part!
- quelle gageure?
- La vie! L'humanité a vaincu son ennemie
suprême; nous avons conquis le secret de la vie éternelle; il devrait être à la disposition de tous.
- Ha, ha! s'esclaffa Buisly. Sous prétexte de bonté, vous prêchez la doctrine la plus cruelle qui soit. Clarges, peuplée d'Amarante croissant et multi pliant. Alors, oh! monde, sauve qui peut M
Waylock dit pensivement : - La progression semble inévitable. Nous surpeuplons l'Aire, nous cherchons à élargir nos frontières. Les Nomades déclarent le djihad2; nous prenons leurs vies, les repoussons. Notre population grandit. Nous irriguons les déserts, construisons des digues contre l'océan, défrichons la taÔga, sans cesser de livrer des guerres et de résister aux guérillas.
1. En français dans le texte.
2. Le djihad : la guerre sainte.
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- Un empire, murmura Roger Buisly, un édifice d'ossements humains cimentés par le sang, dans un paysage d'‚mes humaines.
- Et pour finir, quoi? poursuivit Waylock. L'Aire comprend le monde entier. Au bout d'un siècle, les hommes éternels se pressent au coude à coude, partout o˘ le sol peut les porter, tandis que des millions d'autres flottent sur des radeaux.
Jacob Nile soupira : - Voilà ce que j'entends par stagnation. Nous reconnaissons le problème, nous débitons une série de solutions ineptes, puis nous levons les bras au ciel et continuons à nous accommoder de la situation, réconfortés par la pensée que, du moins, nous avons parlé. - Sa voix était amère.
-
Carnevalle procure une catharsis plus saine.
Il y eut une pause.
- Je crois que je vais devenir une Déviante, dit Pladge.
- Ce n'est pas moins à la mode que le quovadisme, dit Waylock.
Jacob Nile prit la parole. - Même si j'en avais le pouvoir, je ne modèlerais pas le futur sur mes idées. Le besoin de changement doit être ressenti par chacun; il doit s'emparer irrésistiblement de la population; nous devons agir par un sentiment spontané.
-
Mais, Jacob, protesta Pladge, voilà le hic! Tout le monde est inquiet, tout le monde est m˚r pour l'action, tout le monde cherche un lieu o˘ aller!
Jacob Nile rétorqua, avec un haussement d'épaules :
-
Je sais dans quelle direction j'irais - mais les autres me suivraient-ils? C'est ce que je n'ai pas la présomption de leur dicter.
Roger Buisly suggéra courtoisement : - Peut-être nous indiquerez-vous cette direction?
Nile sourit, et agita la main vers le ciel. - C'est là-haut que se trouve la gageure, parmi les étoiles. L'univers nous attend.
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Il y eut un silence, presque gêné. Jacob Nile scruta les visages tout à
tour, en souriant. - Vous me prenez pour un visionnaire? Peut-être le suis-je. Pardonnez-moi de vous avoir imposé mes obsessions.
- Non, non! se récria Pladge.
- Ce que vous proposez pourrait bien être une solution, dit Buisly avec gravité. Mais pas pour Clarges. Nous avons nos carrières, nos coutumes; nous sommes en sécurité dans l'Aire...
- Le complexe de la citadelle, dit Nile avec
lassitude. - II désigna la longue façade de l'Ac tuaire. - Et là-bas... l'ultime citadelle, le cúur de Clarges.
Pladge soupira. - A propos, il faut que je voie o˘ en est ma pente. Voilà
deux semaines que je n'ai pas vérifié. Il y a quelqu'un pour les rapporteurs?
Buisly accepta de l'accompagner; le groupe se leva, quitta le pavillon et se sépara. Waylock acheta un journal du soir. Il y avait une nouvelle qui le fit se figer sur place.
L'Abel Mandeville avait commis une autre abomination - l'auto-extinction.
On laissait entendre que la disparition de la précédente Anastasia pouvait être une des raisons de son départ. L'Assassin en Chef Aubrey Hervat avait été témoin de l'acte et avait tenté de l'empêcher, désirant interroger L'Abel, mais en vain.
Nous espérons, poursuivait le texte d'un encadré, que ceux qui peuvent avoir à entrer en relation avec le nouvel Abel Mandeville se montreront généreux, tolérants et indulgents, et nous les exhortons à le faire.
Maintenir le nouvel Aire dans l'ignorance de l'acte de son prototype est naturellement impossible, mais ce n'est pas nécessaire pour autant de considérer le nouvel Abel comme un homme potentiellement dépravé. Donnons-lui une chance de reconstruire sa vie, et
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essayons de le traiter comme une personne semblable aux autres.
Le lendemain, de bonne heure, Waylock se présenta au Service du Personnel de l'Actuaire, et posa sa candidature pour un emploi.
La vive jeune femme qui le reçut n'était pas
disposée à être encourageante. - Bien s˚r, c'est votre droit, mais je vous suggère de revenir sur votre décision. Dans chacune des branches permettant une ascension rapide, une douzaine d'hommes de valeur se trouvent en compétition. quelqu'un d'am-bitieux réussira mieux ailleurs.
m
Waylock refusa de se laisser décourager; la jeune
"
femme procéda aux formalités d'inscription, puis l'envoya dans une pièce voisine, o˘ il subit une série de tests d'aptitude. En retournant au Service du Personnel, il trouva la jeune femme déjà occupée à examiner et codifier les résultats de l'examen.
Elle l'observa avec un intérêt nouveau. - Votre score total est Fourchette A Code D - très bon. Mais je n'ai quand même pas grand-chose à vous offrir.
Votre formation technique n'est pas suffisante pour un emploi de laboratoire, ou un de dessinateur... Je crois que nous pourrions vous mettre aux Relations Publiques; il me semble qu'un des Inspecteurs est sur le point d'être... mis à la retraite. Je vais me renseigner.
Waylock s'assit sur un banc; la jeune femme sortit du bureau.
Les minutes s'écoulèrent - dix, vingt, trente minutes. Waylock commença à
s'impatienter. Dix minutes encore passèrent et la jeune femme revint.
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Elle marchait lentement, et elle évitait de regarder Waylock en face.
Il avança vers le comptoir, -r- Eh bien?
Elle dit avec précipitation : - Je suis navrée, monsieur Waylock; mais je m'aperçois que je me suis trompée. La place à laquelle je pensais n'est pas vacante. Je puis vous en proposer trois autres au choix: apprenti-technicien de maintenance, pointeur-assistant au département de la récupération et gardien stagiaire. Les rémunérations sont approximativement équivalentes.
En voyant l'expression de Waylock, elle ajouta avec une gaieté forcée : -
Et peut-être qu'au bout d'un certain temps vous pourrez postuler un emploi de plus grande envergure.
Waylock la dévisagea. - C'est une étrange situation, finit-il par dire. A qui avez-vous parlé?
- La situation est telle que je vous l'ai expliqué, monsieur.
- qui vous a dit de l'expliquer?
Elle se détourna. - Vous m'excuserez; j'ai d'autre travail.
Waylock se pencha vers elle. Elle ne put éviter son regard et s'arrêta, fascinée. - Répondez-moi... qui avez-vous consulté?
- J'ai effectué les vérifications habituelles au près du directeur.
- Et alors?
- Il a estimé que vous ne conveniez pas au poste que j'avais mentionné en premier lieu.
- Conduisez-moi à votre directeur.
- Comme vous voudrez, monsieur, dit-elle avec soulagement.
Le d;~ecteur était Cleran Tiswold Coin, un petit hoir* -apu, au visage rouge et vulgaire, avec des r*
^ brosse blond-roux. En apercevant Way-
\x se réduisirent à deux fentes, 'on dura un quart d'heure. Du début jusqu'à la fin, Tiswold nia toute influence extérieure, mais sa voix était trop claironnante; il rejeta le défi de fouille mentale lancé par Waylock avec un amusement dédaigneux. Il dut convenir que Waylock avait obtenu d'excellents résultats aux tests d'aptitude et que, normalement, un tel score permettait au candidat d'accéder à un poste de responsabilité. -
Cependant, dit Tiswold, c'est moi qui interprète ces tests, et je compare le score avec mon estimation personnelle du postulant.
-
Comment avez-vous pu me juger sans me
voir?
Tiswold fit : - Je n'ai pas de temps à perdre. Acceptez-vous l'emploi qui vous a été proposé, ou non?
-
Oui... je l'accepte. - Waylock se leva. - Je me présenterai au travail demain. Je vais maintenant déposer une plainte contre vous auprès des tribuns.
Je vous souhaite un bon après-midi. Ce sera peut-
être le dernier.
Waylock sortit de l'Actuaire d'un pas traînant. Le ciel était triste et hostile. Une rafale de vent charriant une pluie froide le gifla, et il retourna se réfugier dans l'Actuaire.
Durant vingt minutes, il resta derrière les grands panneaux vitrés, les pensées aussi noires que les nuages de pluie.
L'issue de l'affaire était devenue simple et inquiétante. Si La Jacinthe Martin et d'autres membres de la Société Amarante ne renonçaient pas à le persécuter, Waylock serait obligé de contre-attaquer éner-giquement.
Il devait expliquer à La Jacinthe o˘ menait la tactique vindicative.
Waylock alla au commu public et forma le numéro du domicile de La Jacinthe.
Son blason apparut sur l'écran; elle parla, mais sans se montrer.
-
Gavin Waylock! Comme vous avez l'air sévère!
Sa voix était moqueuse.
- Il faut que je vous parle.
- Il n'y a rien que je désire entendre. Si vous voulez parler, allez voir Caspar Jarvis, confessez-lui de quelle manière vous avez profané ma vie, et comment vous avez réussi à neutraliser la fouille mentale. Voilà ce que vous devez faire.
- Vous êtes frivole; vous refusez de tenir compte...
Il s'interrompit; le blason avait palpité et disparu. La Jacinthe avait coupé la communication.
Il se sentit triste et déprimé. qui intercéderait en sa faveur? qui avait de 1 influence sur La Jacinthe? Sans doute Le Roland Zygmont, Président de la Société Amarante. Il chercha dans l'annuaire; appela le domicile du Roland.
Le blason du Roland apparut. Une voix parla. - Ici la résidence du Roland Zygmont; qui le demande, et que désirez-vous?
- Ici Gavin Waylock; je désirerais entretenir Le Roland d'une question concernant La Jacinthe Mar tin.
- Un moment, s'il vous plaît.
L'écran ne tarda pas à se mettre au point; Le Roland regardait Waylock - un homme aux traits maigres et acérés, au regard pensif, à l'expression dénuée d'émotion. - Je reconnais un visage du passé, déclara Le Roland. Celui du Grayven War-fock!
-
quoi qu'il en soit, répliqua Waylock, cela n'a rien à voir avec ce que j'ai à vous dire.
Le Roland leva la main. - Je suis au courant.
-
'"ors vous devez la retenir.
T ^and eut l'air surpris. - Un Monstre a
>é La Jacinthe. Nous ne tolérons pas qu'on ie des Amarante, il faut que ce soit bien
- La persécution dont je suis l'objet est donc la politique officielle de la Société Amarante?
- Nullement. Notre seule politique, c'est la recherche d'une justice rigoureuse. Je vous conseille de vous soumettre aux lois de ce pays. Sinon vous n'avez aucune chance de faire carrière.
- Vous réfutez les preuves fournies par la fouille mentale?
- Ce n'était pas une fouille régulière. J'ai entendu la transcription de votre cas. Il est clair que vous avez découvert un moyen quelconque de blo quer votre mémoire. Cette connaissance est une menace pour notre société: une raison de plus de vous traduire devant la justice.
Sans ajouter un mot, Waylock coupa la communication. Indifférent à la pluie qui sifflait sur la place, il traversa la Place Esterhazy jusqu'au glissoir, retourna à son appartement.
Il se débarrassa de ses vêtements trempés, prit une douche, se sécha sous l'air chaud, s'effondra sur le divan. Il s'assoupit, s'enfonça dans un sommeil agité, o˘ il grimaçait et murmurait en dormant.
quand il s'éveilla, l'après-midi touchait à sa fin. La pluie avait cessé; les nuages s'étaient déchirés en une immense masse confuse noir, gris et or.
Waylock se fit du café et le but sans plaisir. Il fallait qu'il parle à La Jacinthe, qu'il s'explique; il y avait s˚rement moyen d'aplanir la difficulté.
Il s'habilla d'un costume neuf bleu foncé, et partit dans le soir.
1
La Jacinthe vivait sur un promontoire rocheux des Hauts de Vandoon, d'o˘
l'on embrassait tout Clar-
189
ges. Sa maison était petite mais élégante. Derrière, de hauts cyprès dessinaient un ornement classique; devant, il y avait quelques plates-bandes soigneusement entretenues.
Waylock effleura la plaque sur la porte; La Jacinthe en personne la fit coulisser. Son expression de bienvenue se transforma en surprise. -
Pourquoi êtes-vous ici?
Waylock avança. - Puis-je entrer?
Elle resta plantée devant fui un moment. Puis elle dit brusquement : -
D'accord, et l'introduisit dans un salon au mobilier tout en moulures dorées, décoré d'objets exotiques en provenance des terres étrangères; poteries des Nomades de l'Atlamir, fétiches en plumes de paon de Khotan, verre sculpté du Dodécanèse.
La Jacinthe était en beauté. Elle portait une robe fragile; ses cheveux blonds comme le soleil flottaient librement; ses yeux brillaient d'intelligence. Elle le considéra avec une attention pensive. - Eh bien, quelle est la raison de votre venue?
Waylock éprouvait une certaine peine à ne pas se laisser distraire par son charme. Elle eut un sourire glacé. - Mes invités ne vont pas tarder à
arriver. Si vous projetez une détemporisation par la violence, vous pourrez difficilement vous enfuir sans être vu; et il n'y a guère le temps de pratiquer le badinage amoureux que votre expression suggère.
- Je n'ai pensé ni à l'un ni à l'autre, dit Waylock calmement. Bien que votre conduite incite autant l'une que votre apparence engage à l'autre.
La Jacinthe rit. - Voulez-vous vous asseoir, puisque vous êtes disposé à
être amusant?
Waylock prit place sur le divan bas près de la fenêtre. - Je suis venu vous parler,., insister... plaider, si nécessaire.
Il marqua une pause, mais La Jacinthe se contenta de rester debout devant lui, attentive et sur ses gardes.
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Waylock reprit. - Par trois fois au moins durant les deux dernières semaines, vous m'avez frustré de mon droit fondamental à une carrière.
La Jacinthe s'apprêta à parler, puis s'arrêta.
Waylock ne tint pas compte de cette quasi-interruption. - Vous me suspectez de dépravation. Si vous vous trompez, vous commettez envers moi une grave injustice. Si vous avez vu juste, alors je suis un homme de ressources poussé à bout qui n'acceptera pas passivement vos agissements.
- Ah, dit La Jacinthe à voix basse. Vous me
menacez?
- Je ne profère pas de menaces. Si vous renoncez à vos tentatives pour me nuire, chacun de nous trouvera satisfaction dans sa vie future. Mais, si vous persistez, il y aura antagonisme déplaisant pour moi, déplaisant et pis encore pour vous.
La Jacinthe jeta un coup d'úil par la fenêtre à un Célestin bleu paon qui se posait sur le replat d'atterrissage au-dessus de la maison. - Voici mes amis.
Deux hommes et une femme descendirent de l'aérocar et se dirigèrent vers l'entrée. Waylock se leva; La Jacinthe déclara tout à coup: - Restez donc avec nous, pendant une heure ou deux nous observerons une trêve.
- Je rendrais volontiers cette trêve définitive.
Une relation plus intime encore serait préférable aussi.
- Par exemple! s'exclama La Jacinthe. Il est
aussi expert en libertinage qu'en Monstruosité. Les victimes doivent se garder de tous côtés!
Avant que Waylock ait pu répliquer, la sonnerie de la porte d'entrée retentit et La Jacinthe s'en fut accueillir ses premiers invités.
Il s'agissait du compositeur Rory McClachern, de Mahlon Kermanetz, réparateur et restaurateur d'instruments de musique anciens, et d'une elfe aux cheveux roux qui était une jeune gluronne appelée 191
l
simplement Fimfinella. Bientôt arrivèrent d'autres invités, parmi lesquels le Chancelier Claude Imish et son secrétaire, un jeune homme à la mine sombre et revêche nommé Rolf Aversham.
La Jacinthe servit un agréable dîner. La conversation était légère et gaie.
Pourquoi, se demanda Waylock, ne pouvait-il toujours en être ainsi? Il leva les yeux pour croiser ceux de La Jacinthe qui le regardait. Le moral de Waylock remonta; il but davantage qu'il ne l'aurait fait en d'autres circonstances et prit part à la conversation avec brio.
Au cours de la soirée, Rory McClachern leur donna à écouter sa nouvelle composition : une suite en sept parties, inspirée par les fabuleux temps antiques. C'était la première audition de cette úuvre; la copie que McClachern inséra dans le reproducteur laissait encore apparaître des corrections et des ratures parmi les lignes colorées qui régissaient l'orchestration. Il rit nerveusement tandis que le sonophone sifflait et bourdonnait. - Poussière et empreintes de doigts. Cela ne fait pas partie de la composition.
Le Chancelier Imish se lassa bientôt de la musique. Lui et Waylock étaient assis un peu à l'écart des autres; la voix sourde du Chancelier s'entendait à peine par-dessus la musique. - Nous nous sommes rencontrés récemment, mais en quelle occasion, cela m'échappe.
Waylock lui remit les circonstances en mémoire.
- Ah oui, dit Imish. J'ai du mal à reconnaître tous les gens que je vois; il y en a tellement.
- Naturellement; c'est une haute situation que la vôtre, commenta Waylock.
Le Chancelier se mit à rire. - Je pose les premières pierres, félicite les nouveaux Amarante, prononce des allocutions devant le Prytanée. - II agita la maiiLavec dédain. - Autant de futilités. Pourtant, mon pouvoir dans toute l'étendue d'autorité qui
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m'est imposée par la constitution, si je veux l'exercer, est au fond assez remarquable.
Waylock acquiesça poliment, sachant que, vingt-quatre heures après que le Chancelier aurait fait valoir la moindre de ses prérogatives, le Prytanée le mettrait en accusation par un vote unanime. Sa fonction était un anachronisme, rien de plus que le symbole de la potentialité de l'exécutif, survivance des temps ou les situations critiques se présentaient journellement.
- Lisez attentivement la Grande Charte. Le Chancelier était destiné à être un super-tribun, un chien de garde public. J'ai le pouvoir - en fait, le devoir - de surveiller les biens et institutions publics. Je convoque le Prytanée à des assemblées exceptionnelles et ordonne les vacances; je suis le chef suprême des assassins. - Imish émit un petit rire enroué. - Le poste ne présente qu'un inconvé
nient, il n'y a pas de pente. - Son regard tomba sur le jeune homme basané, un peu vo˚té, qui était arrivé avec lui. Imish se renfrogna. - Ce jeune freluquet est le deuxième désavantage de ma posi tion. Une épine au pied.
- qui est-ce?
- Mon secrétaire, subalterne, serveur et bouc émissaire. Son titre est Vice-Chancelier et son poste est plus encore une sinécure que le mien. - Imish contempla son assistant avec une aversion manifes te. - Rolf, cependant, veut absolument se croire indispensable. - II haussa les épaules. - quelle est votre profession, Waylock?
- Je travaille à l'Actuaire.
- Ah oui? - Imish parut intéressé. - Un endroit remarquable. Peut-être irai-je en tournée d'inspec tion, un de ces jours.
La musique cessa; l'auditoire éclata en commentaires élogieux. McClachern essaya de dissimuler sa joie par des petits mouvements de tête désabusés 193
exprimant le mécontentement. La conversation devint générale.
A minuit les premiers invités commencèrent à se retirer. Waylock s'installa discrètement sur un canapé, et, enfin, La Jacinthe et lui se retrouvèrent seuls.
La Jacinthe le rejoignit sur le canapé, face à lui, une jambe repliée sous elle, les bras par-dessus le dossier.
Elle regarda Waylock d'un air railleur. - Alors... vous devez insister et plaider votre cause, vous vous rappelez.
- Je me demande si je parviendrai à quoi que ce soit?
- J'en doute.
- Pourquoi êtes-vous si impitoyable?
La Jacinthe changea brusquement de position. - Vous n'avez jamais vu ce que moi j'ai vu, sinon vous éprouveriez la même chose que moi. - Elle lui jeta un vif regard de côté, comme pour vérifier une image mentale. - Parfois, je suis de retour à Tonpengh, dans le Gondwana. Chaque jour devant le Grand Stupa on fait un grand feu clair et les prêtres dansent... Chaque jour on commet un acte épouvantable...
La Jacinthe tressaillit à ce souvenir.
- Ah, dit Waylock, ceci pourrait expliquer l'ar deur avec laquelle vous me persécutez.
- Si les démons existent, murmura La Jacinthe, ils sont tous rassemblés à Tonpengh... - Elle con centra son regard sur Waylock - à l'exception d'un seul.
194
Waylock préféra laisser tomber l'allusion personnelle. - Vous exagérez le caractère malfaisant de ces hommes; vous les jugez trop durement. Souvenez-vous qu'ils vivent dans leur contexte culturel, pas le nôtre. Ils se livrent à des sacrifices indécents - mais l'histoire de l'homme est un recueil d'actes semblables. Nous sommes le produit d'une évolution, les descendants de prédateurs. A part quelques aliments synthétiques, tout ce que l'homme mange provient de quelque chose de vivant. Nous sommes faits pour le meurtre; nous tuons pour exister!
La Jacinthe p‚lit en entendant ces mots terribles mais il n'y prêta pas attention. - Nous n'éprouvons pas pour ces actes une aversion instinctive; elle est le produit de notre époque.
- Exactement! s'écria La Jacinthe. Ne compre
nez-vous pas que c'est là la fonction transcendante de l'Aire? Nous devons nous perfectionner. Chaque fois que nous tolérons un Monstre, nous commettons un péché contre les enfants de demain.
- Et vous m'avez désigné comme un Monstre
dont il faut purger la race.
Elle tourna vers lui. un regard exalté mais ne répondit pas.
Au bout d'un instant, Waylock demanda : - Et les Déviants? Et L'Abel Mande ville? Il a non seulement détemporisé L'Anastasia mais aussi lui-même.
- Si on me laissait faire, dit-elle entre ses dents serrées, tous les Monstres, de quelque phyle qu'ils soient, seraient définitivement supprimés.
- Puisque ce n'est pas en votre pouvoir, pourquoi me harceler?
Elle se pencha vers lui, soudain avide d'être comprise. - Je ne peux m'arrêter et ne peux pas me laisser fléchir, je ne peux être infidèle à mon idéal.
Leurs regards se rencontrèrent, restèrent soudés par une fascination mutuelle.
195
-
Gavin Waylock, dit-elle d'une voix enrouée, si seulement vous vous étiez fié à moi à Carnevalle! A présent, vous êtes mon .Monstre personnel, et je ne puis faire abstraction de cela.
Waylock lui prit la main. - Combien l'amour est préférable à la haine, dit-il doucement.
- Et combien la vie est préférable à la non-vie, répliqua-t-elle sèchement.
- Je veux que vous compreniez parfaitement ma position, dit-il la voix tendue. Je vais combattre, je vais survivre. Je vais me montrer impitoyable à un point qui dépasse votre imagination.
La main de la jeune femme se raidit. - Vous voulez dire que vous ne vous soumettrez jamais à la justice! - Elle arracha sa main de la sienne. - Vous êtes un loup solitaire - votre engeance doit être effacée, avant qu'elle ne corrompe des milliers d'autres!
- Reconsidérez la question, je vous en prie. Je ne souhaite pas ce combat.
- qu'y a-t-il à reconsidérer? interrogea-t-elle d'une voix glaciale. Je ne suis pas le juge; j'ai exposé
votre cas au Conseil des Amarante et c'est lui qui a pris la décision.
Waylock se leva. - Ainsi, vous êtes résolue? Elle se leva et son beau visage irradiait la vitalité.
-
Bien s˚r.
Waylock reprit, d'une voix émue. - Ce qui arrivera risque d'influer sur votre destin, autant que sur le mien.
Le regard de La Jacinthe vacilla. Puis elle répliqua :
-
Gavin Waylock, quittez ma maison. Je n'ai rien d'autre à dire.
XIII
Le lundi matin, Waylock alla prendre son travail à l'Actuaire. Il reçut une empreinte sous-cutanée d'identification, et fut ensuite présenté à son supérieur, le Technicien Ben Reeve, un petit homme au teint foncé, au regard placide de ruminant. Reeve accueillit Waylock distraitement, puis recula et réfléchit.
-
Je vais être obligé de vous faire débuter en bas de l'échelle. Mais naturellement, vous ne vous atten diez pas à mieux pour commencer.
Waylock répondit par la formule habituelle : - Je suis ici pour gravir la pente. Tout ce que je veux, c'est une chance de donner mon maximum.
-
A la bonne heure, dit Reeve paisiblement. Vous aurez votre chance. Eh bien, voyons ce que nous pouvons faire pour vous.
Il promena Waylock à travers une succession de pièces et de couloirs, ils montèrent et descendirent par des rampes et des ascenseurs. Surpris et impressionné, Waylock observa les rangées de machines bourdonnantes, les pupitres de verre, les ordinateurs et les banques de mémoire. Ils traversèrent des salles rugissantes du passage de l'énergie, o˘ les relais 197
cliquetaient et babillaient telles des commères; ils contournèrent des citernes de cent mètres de long, pleines d'air liquide dans lequel flottaient des bandes de silicone. Ils suivirent un chemin tracé par une ligne blanche entre les pylônes-témoins, o˘ de longs serpents de servolumière fascinaient par leur mouvement perpétuel, pénétrèrent dans l'immense salle o˘ seize sphères corrélatives bosselaient le sol, chantant chacune son étrange chanson '.
A trois reprises, les gardes en uniforme noir les interpellèrent, contrôlèrent leurs badges, leur firent signe de continuer après un mot d'explication de Reeve. Ces précautions impressionnèrent Waylock; il ne s'était attendu à rien d'aussi rigoureux.
- Comme vous le voyez, la sécurité est totale, lui dit Reeve. Ne vous aventurez pas hors de votre secteur, ou vous vous attirerez des ennuis.
Leur destination se trouvait loin sur le devant du b‚timent : une coursive juste au-dessus des rapporteurs. Reeve expliqua à Waylock la nature de sa t
‚che. Il devait regarnir de fiches vierges les magasins des cinquante-six printogrammes. Deux fois dans la journée, il devait vérifier certains cadrans, lubrifier une demi-douzaine de roulements non rattachés au système central de lubrification. Il devait entretenir le couloir, balayer la poussière et les détritus. C'était un travail, bon pour un garçon tout juste sorti de l'école professionnelle.
Waylock ravala sa contrariété et se mit à l'úuvre. Reeve l'observa un moment, et Waylock crut détecter un secret amusement sur son visage. - Je sais que je ne suis pas très efficace, dit-il, mais avec un peu de pratique, je suis s˚r que je m'en sortirai.
Reeve sourit ouvertement. - Chacun de nous doit 1. Un grand nombre d'oeuvres musicales empruntaient leur thème à la polyphonie plaintive des seize sphères corrélatives - un si grand nombre en fait que ces compositions étaient considérées à l'époque comme banales et mécanistes.
198
débuter, et c'est ce que vous faites. Si vous voulez progresser vous devriez étudier... - et il nomma une série de cours techniques donnés dans des classes de perfectionnement. Puis il laissa Waylock à son travail.
Waylock l'accomplit sans enthousiasme, et, la journée finie, rentra chez lui à pas lents. Son entrevue avec La Jacinthe semblait à présent irréelle et grotesque.,. Il jeta un vif coup d'úil derrière lui. S˚rement quelqu'un le filait - à moins qu'une lume-espionne ne le suive en l'air? Il devait être prudent durant ses transactions; le mieux serait de les mener à
l'intérieur même de l'Actuaire o˘ les systèmes d'espionnage ne pouvaient pénétrer.
Le jour suivant, il essaya de rencontrer Vincent Rodenave, mais celui-ci était en congé; à la place, il déjeuna avec Basil Thinkoup dans le restaurant en sous-sol.
- Comment ça marche dans ta nouvelle niche?
demanda Waylock.
- A merveille. - Les yeux de Basil brillèrent. -
On m'a déjà promis une promotion, et nous mettrons à l'essai une de mes idées la semaine prochaine.
- quelle est-elle?
- J'ai toujours eu le sentiment que les courbes de vie délivrées au public étaient froides et, ma foi, déshumanisées. Je pense qu'il est possible d'y remé
dier. Il y a largement la place, sur chaque diagram me, pour un message quelconque, une devise inspi ratrice, un conseil approprié, peut-être quelques vers amusants.
- Chaque message pourrait être adapté à l'indi vidu, suggéra Waylock. Encouragement, jubilation ou consolation, selon le cas.
- Judicieux raffinement! s'écria Basil. Nous vou lons faire savoir au public que l'Actuaire est une institution humaine, vouée au bien-être de tous. Ces petits messages seront un bon début. - II contempla affecteusement Waylock. - Je suis ravi...
199
Soudain, l'air s'emplit d'un bruit de gongs et de trompes. Tous dans la cafétéria se figèrent sur place, le visage blême et défait, comme si l'alarme avait réveillé en eux un sentiment de culpabilité.
Waylock posa une question à Basil; elle se perdit dans le vacarme. Un homme se faufila dans la cafétéria. Il était mince, les joues creuses avec des cheveux comme de la p‚te à berlingots; sa respiration avait la rapidité de celle d'un oiseau effrayé. Tout le monde le vit, et tout le monde détourna les yeux.
Il s'assit et parut fondre, se retirer en lui-même comme un escargot dans sa coquille. Il appuya ses avant-bras sur la table et pencha la tête, les yeux clos, la bouche s'ouvrant et se fermant.
Trois hommes en uniforme noir firent irruption dans la cafétéria. Ils regardèrent à droite et à gauche, puis traversèrent la salle à grands pas et empoignèrent le fugitif. Ils le mirent debout et le poussèrent dehors.
La sonnerie d'alarme s'interrompit. Le silence était paralysant. Il n'y avait aucun murmure, aucun mouvement dans la salle. Puis quelques gestes s'esquissèrent, les conversations reprirent à voix basse.
- Pauvre diable, fit Basil.
- Vont-ils l'emmener directement dans la cage?
interrogea Waylock.
Basil haussa les épaules. - Peut-être vont-ils le battre avant. qui sait?
L'homme n'est pas traité en criminel, mais en blasphémateur.
- Oui, dit pensivement Waylock; l'Actuaire est le lieu sacré de Clarges.
- C'est une grande erreur, s'emporta Basil, de personnaliser, ou plutôt, de déifier, une machine!
Vingt minutes plus tard, Alvar Witherspoke, qui travaillait dans le bureau de Basil, s'arrêta devant leur table. Son visage palpitait d'excitation.
200
- que pensez-vous de la témérité de cette canail le? - II regarda alternativement Waylock et Basil.
- Chaque jour nous devons être plus vigilants.
- Nous ne savons rien de l'affaire, dit Basil.
- Il travaillait ici, au mixage. Sa supercherie était simple, ingénieuse. Il s'est emparé de sa fiche de travail avant qu'elle ne parte dans la citerne et a essayé de laisser tomber un point de magnetiscon derrière la décimale.
- Astucieux, dit Basil, songeur.
- Cela avait déjà été tenté. Tout a déjà été tenté.
Mais rien ne marche. La sonnerie d'alarme se déclenche, et après, vlan! dans la cage!
- La sonnerie ne se déclenche que si l'on commet une maladresse, fit remarquer Waylock. Les escrocs habiles ne se font pas prendre.
Witherspoke regarda Waylock avec hauteur, puis se tourna vers Basil. - En tout cas, les assassins de la maison sont en train de le questionner, et après il aura droit à la Cage de la Honte et à la promenade de minuit. Ce ne sera pas très amusant. Il est trop apeuré, trop efflanqué et maigre pour courir vite.
- Je n'y assisterai pas, dit Basil d'un ton neutre.
- Moi non plus, bien s˚r, fit Witherspoke, en se levant pour s'en aller.
Ils le virent s'arrêter à une autre table avec la nouvelle.
Tard dans l'après-midi, juste avant la fin de la journée de travail, Waylock rappela Vincent Rode-nave, et put le toucher cette fois. Rodenave le salua sans enthousiasme et essaya de se défiler quand Waylock lui demanda un rendez-vous. - Je crains fort de ne pas avoir le temps ce soir.
- Ce que j'ai à vous dire est urgent, insista Waylock.
- Je regrette, mais...
- Convoquez-moi à votre bureau pour un entre
tien.
201
-
Non, c'est impossible.
Waylock dit : - Vous rappelez-vous un objet que vous vous étiez procuré
pour la défunte Anasta-sia?
Rodenave le regarda, le visage crispé, et se tassa lentement sur son siège.
- Très bien, dit-il d'une voix tendue. Je vais envoyer quelqu'un vous chercher.
Waylock attendit devant la cabine de commu; une commissionnaire au regard pétillant vint bientôt le trouver.
- Gavin Waylock, Apprenti Technicien?
- Exact.
- Voulez-vous me suivre, je vous prie?
Elle le conduisit au bureau de Rodenave. Celui-ci toucha la plaque qu'elle lui tendit, prenant ainsi sur lui la responsabilité de la présence de Waylock dans la Zone Pourpre.
Waylock s'assit. - Pouvons-nous parler en toute sécurité dans cette pièce?
- Oui. - Rodenave le regardait comme une
ménagère contemplerait un rat mort sur son tapis.
- Je me suis assuré personnellement qu'elle était à
l'épreuve de l'espionnage : vous pouvez la considérer comme hermétique.
- Et vous n'êtes pas en train d'enregistrer notre conversation?
- Non.
- Parce que, poursuivit Waylock, je n'ai pas
l'intention de dire autre chose que la vérité : que vous m'avez contacté parce que vous aviez des vues sur L'Anastasia, que vous avez proposé de manquer une nouvelle fois à vos devoirs...
- «a suffit, coupa Rodenave d'une voix métalli que. - II appuya sur un bouton. - II n'y a pas d'enregistrement en cours.
Waylock sourit, et Rodenave eut la gr‚ce de répondre par un sourire penaud.
202
- Je présume, reprit Waylock, que votre attache ment envers L'Anastasia n'a pas diminué?
- Je ne suis plus l'idiot téméraire auquel vous pensez. Je n'ai pas envie de me faire lapider par les Déviants. - II dévisagea d'un úil visiblement inter rogateur Waylock. - Ma folie ne vous concerne pas.
que me voulez-vous?
- J'ai besoin de quelque chose. Pour l'obtenir, je dois vous donner ce que vous souhaitez.
Rodenave eut un gloussement sceptique. - Et qu'est donc cette chose que je souhaite et que vous pourriez m'apporter?
-
L'Anastasia de Fancourt.
Le regard de Rodenave devint méfiant. - Absurde.
-
Disons, une des Anastasia, car après tout, il y en a plusieurs. Une semaine est passée depuis la transition. Bientôt, la cellule s'ouvre; la nouvelle Anastasia surgit. Il en reste plusieurs autres.
Les yeux de Rodenave étaient durs et hostiles. - Et alors?
-
Une de ces suppléantes, voilà ce que j'ai à vous offrir.
Rodenave haussa les épaules. - Personne ne sait o˘ se trouve sa cellule.
- Si, moi, dit Waylock.
- Mais vous ne m offrez rien, en réalité. Chacune des suppléantes est L'Anastasia. Si l'une d'elles me repousse, comme vous dites, elle le feront toutes.
- A moins que vous ne recouriez à une drogue
provoquant l'amnésie.
Rodenave écarquilla les yeux. - C'est impossible.
- Vous ne m'avez toujours pas demandé ce que, moi, je veux.
- Eh bien, que voulez-vous?
- Vous avez pu subtiliser une pellicule du télé
vecteur. Il m'en faut d'autres.
203
Rodenave eut un faible rire. - A présent, je sais que vous êtes fou. Vous rendez-vous compte de ce que vous me demandez? De ce que cela causerait à
ma carrière?
- Voulez-vous L'Anastasia? Peut-être devrais-je dire, l'une des Anastasia?
- Je ne saurais aspirer à rien de cette sorte.
-
Vous le pouviez la semaine dernière.
Rodenave se leva. - Non. Absolument et définiti vement, non.
Waylock dit d'un ton menaçant : - Souvenez-vous que ce n'est pas une mais trois pellicules que vous avez prises ici. En agissant ainsi, vous m'avez nui gravement. Jusqu'ici, je n'ai pas porté plainte.
Rodenave retomba sur son siège. Une heure s'écoula, durant laquelle il se débattit, transpira, argu'menta et proféra des menaces pour essayer de se dégager de cette situation. A la fin, il en était réduit à critiquer les détails du plan de Waylock.
Waylock refusa de se laisser écarter du sujet essentiel. - -Je ne vous demande rien que vous n'ayez déjà fait. Si vous coopérez avec moi, vous gagnerez ce que vous avez perdu l'autre fois. Si vous refusez de coopérer, vous paierez simplement pour votre précédent larcin.
Rodenave finit pas s'affaler sur son siège, vaincu. - Il faut que j'y réfléchisse.
-
Je n'y vois pas d'objection. Je vais attendre.
Rodenave lui jeta un regard furieux, et le silence régna dans la pièce pendant cinq bonnes minutes. Enfin Rodenave se trémoussa sur sa chaise et marmonna : - Je n'ai pas le choix en l'occurrence.
- quand pourrez-vous me fournir ces pellicu
les?
- Vous désirez seulement celles des membres de la Société des Amarante?
- Exact.
204
- Il faut que je les examine une fois, que je les '
pèse. Je le ferai au cours d'une journée de travail. Le lendemain, j'apporterai un paquet de films ayant le même poids, la même densité, la même taille. Et je pourrai passer les écrans de contrôle avec les pelli cules.
- Aujourd'hui, nous sommes lundi. Mardi, mer
credi. Mercredi soir, alors?
- Peut-être pas mercredi. Nous recevons la visite d'un personnage de marque : le Chancelier Imish et sa suite.
- Vraiment? - Waylock se rappela sa conversa
tion avec Imish; il avait visiblement suscité l'intérêt du Chancelier. - Parfait. Jeudi. Je passerai les prendre à votre appartement.
Un spasme de colère crispa le visage de Rode-nave. - Je vous les remettrai au Café Dalmatie. Et j'espère que ce sera la dernière fois que je vous verrai!
Waylock sourit, se leva. - Vous aurez besoin de moi pour obtenir votre récompense.
En traversant la place, alors qu'il rentrait chez lui, Waylock passa sous la Cage de la Honte. Le réprouvé était assis, tout abattu, jetant de temps à autre un regard désespéré aux gens qui passaient au-dessous. Waylock subissait le contrecoup de sa discussion avec Rodenave, et l'image du misérable lui resta dans l'esprit.
L'emploi du temps de Waylock n'était pas encore établi et demeurait irrégulier; le mercredi, il fut libéré à midi.
Il traversa la place jusqu'au Café Dalmatie, 205
déjeuna sans se presser et lut la dernière édition du Clairon.
Un terrible événement s'était produit la veille dans la ville de Cobeck, dans la vallée supérieure du Chant, non loin de la frontière de l'Aire. Les habitants s'employaient principalement à tailler et polir un beau marbre rosé, et avaient vécu de la façon la plus paisible -jusqu'à ce mardi après-
midi, o˘ ils furent pris de folie collective. Ils avaient jailli en masse hors de la ville, gagné sous les clameurs le poste-frontière. Ils avaient forcé la porte, mis le feu au b‚timent, causant la mort de l'agent de service et des gardes-frontière qui s'étaient barricadés au premier étage.
La barrière électrique s'était trouvée privée de courant pour la première fois depuis des siècles. La populace avait foncé en territoire Nomade, o˘
les émeutiers avaient été encerclés et attaqués. Une épouvantable bataille avait eu lieu dans la forêt, et les villageois furent exterminés. Les Nomades avaient traversé en nombre la frontière de l'Aire et descendu la Vallée du Chant, semant l'horreur sur leur passage. On avait fini par les repousser, mais les dég‚ts et Tes pertes en vies humaines étaient fort importants.
que s'était-il passé, pour amener les hommes et les femmes de Cobeck à la folie? La pente était longue à gravir; le travail lent et monotone; il n'y avait pas de Carnevalle, et la tension s'était accumulée depuis des années: telles étaient les hypothèses... Waylock releva les yeux de son journal.
Sur la place, normalement interdite à la circulation, s avançait une longue voiture officielle gris et or.
Le Chancelier Claude Imish en sortit, suivi de son secrétaire basané. Ils furent accueillis par des fonctionnaires de l'Actuaire; après un bref échange de Plaisanteries, le groupe disparut à l'intérieur de immeuble.
Waylock retourna à sa lecture.
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Le Chancelier Imish se tenait sur une mezzanine surplombant la Salle des Archives, en compagnie de Hemet Gaffens, l'imposant Directeur Adjoint, de deux ou trois fonctionnaires de moindre rang, et de Rolf Aversham, le secrétaire d'Imish. Au-dessous d'eux, la salle bourdonnait d'un chant aigu irritant, tantôt au-dessus tantôt au-dessous du seuil de la perception, montant et descendant au rythme o˘ le mécanisme assimilait des quanta d'information. Gaffens contempla les tubes lisses comme des baleines, les globes de métal vibrant, les piezostats de verre suspendus. - Ils se transmettent en sifflant des messages que nul ne peut comprendre.
Le Chancelier Imish secoua la tête. - Je n'avais pas idée de la magnifique complexité de cet endroit.
L'un des fonctionnaires subalternes prit la parole d'une voix sentencieuse.
- C'est en miniature la complexité magnifique de notre civilisation.
-
Ma foi, oui, je pense que c'est vrai, fit Imish.
Hemet Gaffens renifla de dédain en sourdine. -
Si nous poursuivions la visite?
Il se détourna rapidement et effleura la plaque de la porte qui constituait la division entre deux zones de couleur. Leurs laissez-passer furent examinés par des assassins attachés à la maison.
-
Vous êtes prudents, ici, s'émerveilla Imish.
-
C'est une vigilance nécessaire, dit sèchement Gaffens.
Il franchirent un autre portail revêtu de l'inscription.
207
LABORATOIRE D'EXOPISTAGE Télévection
Gaf f ens appela Normand Nef f, le chef de laboratoire, et Vincent Rodenave, son assistant; les présentations furent faites.
- Votre visage ne m'est pas inconnu, dit Imish à
Rodenave. Bien s˚r, je rencontre tellement de gens...
- Je crois que je vous ai vu à l'Exposition Biebursson.
- Ah oui. Vous êtes un ami de cette chère
Anastasia.
-
C'est cela, dit Rodenave avec raideur.
Normand Neff commença à prendre du champ,
impatient de retourner à son travail. Il s'adressa à Rodenave : - Peut-être pourriez-vous montrer au Chancelier quelques-uns des projets en cours de réalisation.
-
J'en serais enchanté, dit Rodenave. - II se
tapota le menton, comme absorbé par une pensée soudaine. - Peut-être... eh bien, le système télévec teur.
Devant la porte donnant accès à la salle du télévecteur, ils furent une fois de plus arrêtés par des gardiens, puis pénétrèrent dans l'antichambre o˘ les divers écrans, champs magnétiques et vérificateurs examinèrent leurs personnes.
-
Pourquoi de telles précautions? interrogea Imish avec un étonnement candide. Personne ne tente de s'introduire ici, j'imagine?
Gaffens eut un sourire glacial. - Dans le cas présent. Chancelier, c'est la vie privée de nos citoyens que nous protégeons. Même le Directeur Général des assassins, Jarvis, ne peut sortir un renseignement de cette pièce, à
moins que le citoyen en question n'ait dépassé sa durée de vie.
Le Chancelier Imish hocha la tête. - Voilà qui est 208
fort louable! J'aimerais savoir... auriez-vous l'obligeance de m'expliquer le fonctionnement de l'appareil?
-
Rodenave pourrait peut-être vous faire une
démonstration.
-
Mais oui, murmura Rodenave. Bien entendu.
Ils traversèrent la salle carrelée de blanc jusqu'à la machine. Les techniciens leur jetèrent un coup d'úil, se remirent à leur travail. Le chef d'atelier s'approcha; Gaffens lui glissa quelques mots à
l'oreille; ils restèrent en retrait, tandis que Rodenave emmenait Imish et Aversham devant l'énorme machine.
-
Toute personne en ce monde émet des schémas
d'ondes cérébrales aussi distinctifs que les emprein tes digitales. quand quelqu'un s'inscrit en Couvée, ces schémas sont enregistrés et mis en fiche.
Imish hocha la tête. - Continuez.
- Pour localiser cette personne, la station princi pale et deux stations auxiliaires se syntonisent à son schéma, diffusent des ondes d'interférence. Il se produit un choc, une légère perturbation, un effet de réflexion. Les directions sont tracées en vecteurs, et apparaissent comme un point noir sur une carte mère. D'o˘... - il parcourut un répertoire, appuya sur des boutons. - Voici votre index personnel, Chancelier. Ce trait rouge sur la coordonnée bleue représente l'Actuaire. Le point noir est vous-même, naturellement.
- Ingénieux!
Rodenave continua à parler, tout en jetant des coups d'úil nerveux en direction de Gaffens et du chef d'atelier. Le nom de L'Anastasia revint dans la conversation; d'un geste qui se voulait négligent, Rodenave composa son code qui délivra la pellicule correspondante; puis, conformément au plan, il fit en sorte de retirer toutes les pellicules de la classe des Amarante. Elles tombèrent dans le réceptacle, petit bloc de film gris.
209
Les mains de Rodenave tremblaient comme des frondes de palmier.
-
«a, bégaya-t-il, vous comprenez, ce sont des
télévecteurs d Amarante - mais bien s˚r ils sont brouillés...
Le paquet lui glissa des doigts et s'éparpilla sur le sol.
Gaffens eut une exclamation de contrariété. - Rodenave, quel maladroit vous faites!
Le Chancelier Imish dit avec bonne humeur :
-
Aucune importance, ramassons-les.
Il s'agenouilla et entreprit de recueillir les petits carrés de pellicule brillante.
Rodenave dit: - C'est inutile, Chancelier; nous balaierons tout ça et le jetterons à la corbeille.
-
Oh, dans ce cas...
Imish se releva.
""
-
Si vous avez vu tout ce qui vous intéressait, Chancelier, nous allons continuer, dit Gaffens.
Le groupe s'apprêta à retourner dans l'antichambre de contrôle. Rolf Aversham s'attarda derrière. Il ramassa l'une des pellicules, la présenta à
la lumière, fronça les sourcils. Il se tourna vers Gaffens, qui sortait de la salle. - Oh, monsieur Gaffens, appela Aversham.
Waylock était assis à la terrasse du Dalmatie, buvant du bout des lèvres un verre de thé. Il ressentait le besoin de dépenser son énergie, mais était incapable de trouver un endroit o˘ aller, et rien d'urgent ne semblait requérir d'être fait.
De l'intérieur de l'Actuaire parvint le charivari assourdi d'une alerte.
Waylock se retourna dans
210
son fauteuil, regarda de l'autre côté de la place.
La grande façade ne lui apprit rien. La sonnerie d'alarme s'interrompit.
Les gens sur la place, qui s'étaient arrêtés pour tourner vers l'Actuaire des visages curieux, reprirent leur chemin; quelques-uns, toutefois, se déplacèrent afin d'observer la Cage de la Honte.
Une demi-heure s'écoula. Un grincement de poulies résonna; la Cage se balança au-dessus de la place.
Waylock ouvrit des yeux stupéfaits, se leva à demi de son siège. A l'intérieur de la Cage était assis Vincent Rodenave, et son regard paraissait flamboyer par-dessus la place presque dans la pénombre du Café
Dalmatie, dans le cerveau de Waylock.
XIV
A minuit, les rues de Clarges étaient silencieuses, à part une vague rumeur en bruit de fond. Il n'y avait pas grand monde dehors. Les étudiants des cours de perfectionnement professionnel étaient rentrés chez eux pour se courber sur leurs cahiers et perfectionner par la pratique leurs nouvelles connaissances. La vie noctune était réduite aux cabarets et aux thé‚tres que fréquentaient les glurons. Ceux qui désiraient se libérer de leurs tensiorfs allaient à Carnevalle, de l'autre côté du fleuve.
La place devant l'Actuaire était vide. La Place Esterhazy s'étendait sombre comme un désert. A cette heure, le Café Dalmatie n'avait habituellement presque pas de clients, juste quelques silhouettes indistinctes aux tables
- un travailleur de nuit à l'Actuaire, un assassin revenant d'une mission, une personne tourmentée par l'angle de sa pente et incapable de dormir, parfois un couple d'amoureux. Ce soir, les tables étaient toutes occupées par des gens qui tenaient leur visage dans l'ombre.
Un léger brouillard venu du fleuve ternissait les lumières. La Cage de la Honte ressemblait à quelque antique objet rouillé, et l'homme à l'intérieur était
212
assis rigide et morose comme une vieille girouette en fer.
Minuit fut signalé par un lointain ululement lugubre en provenance du fleuve. La Cage de la Honte descendit dans un bruit de ferraille; la trappe s'ouvrit, Vincent Rodenave se retrouva libre sur la chaussée.
Il fit face aux ombres de la Plage Esterhazy, et écouta. Elles semblaient bruire. Il avança d'un pas lent vers la droite. Un caillou jaillit des ténèbres, le frappa au flanc. Il recula, écartant les jambes et les bras.
Un cri rauque et bas monta du parc; fait sans précédent, car les Déviants gardaient traditionnellement un profond silence.
Rodenave perçut la passion nouvelle; il décida de fuir en h‚te. Il courut vers le café. Une volée de grosses pierres fusa du noir, tels des météores.
Les Déviants étaient d'humeur féroce et résolue ce soir.
Une forme apparut dans le ciel, un objet sombre qui tombait : un aérocar, tous feux éteints. Il se posa; la porte s'ouvrit brusquement; Rodenave s'engouffra dans la cabine, l'engin décolla. Des cailloux crépitèrent contre la coque; des formes obscures sortirent de l'ombre en courant, s'immobilisèrent et scrutèrent le ciel. Puis elles se détournèrent, et, d'un úil méfiant, s'examinèrent mutuellement, car jamais encore des Déviants ne s'étaient aventurés à découvert. Elles grommelèrent et murmurèrent, se fondirent à nouveau dans les ténèbres, et la place redevint déserte.
Rodenave était ramassé sur lui-même, les yeux pareils à des morceaux de verre fuligineux. Il avait
213
prononcé d'une voix enrouée quelques mots, puis avait sombré dans le silence.
Waylock gara l'aérocar et conduisit Rodenave à son appartement. Rodenave hésita sur le seuil, fit du regard le tour de la pièce, puis alla s'asseoir sur une chaise. - Eh bien, s'exclama-t-il d'une voix croassante, me voilà.
Déshonoré. Exclu. Marqué à jamais. - Il se tourna vers Waylock. - Je remarque que vous ne dites rien. Est-ce la honte qui vous ferme la bouche?
, Waylock ne répliqua pas.
- Vous m'avez sauvé, continua Rodenave d'un
ton pensif, mais vous ne m'avez pas rendu service.
quel métier puis-je trouver? Je rencontrerai la terminatrice en Troisième. Pour moi, c'est un désas tre.
- Pour moi aussi, dit Waylock.
Rodenave grogna: - quel préjudice subissez-vous? Vos pellicules sont en sécurité.
- quoi!
- Temporairement, peut-être.
- que s'est-il passé? O˘ sont les pellicules?
L'expression de Rodenave devint sournoise. -
Maintenant, c'est moi qui tiens le fouet.
Waylock le considéra un moment. - Si vous remplissez votre part du contrat, et me livrez les pellicules, je remplirai la mienne.
-
Je suis proscrit! De quelle utilité me sont les jolies femmes?
Waylock sourit. - Les soins de L'Anastasia pourraient apaiser votre souffrance. Et tout n'est pas perdu. Vous êtes expérimenté et talentueux; le monde vous appartient. Il y a d'autres professions, o˘ la pente pourrait bien être plus rapide.
Rodenave renifla dédaigneusement.
-
O˘ sont les pellicules? questionna Waylock
avec douceur.
Les deux hommes se regardèrent, les yeux dans les 214
yeux; puis Rodenave détourna les siens. - Ils sont sous le revers de la manche de veste du Chancelier.
- quoi!
- Ce maudit secrétaire a déclenché l'alarme. Il a traversé le poste de contrôle avec un bout de film vierge. La sonnerie a retenti et j'ai d˚ me débarras ser des pellicules, j'ai agrippé le bras d'Imish et j'ai glissé les pellicules sous son revers.
- Et ensuite?
- Gaffens a vu la pellicule. Elle était vierge. Il m'a soupçonné tout de suite. Il est allé dans la salle du télévecteur et a regardé les autres pellicules.
Toutes étaient vierges. Un certain nombre portaient mes empreintes. La déduction était évidente, même pour Gaffens. Les assassins m'ont questionné; jeté
dans la Cage.
- Et Imish?
- Il est parti avec les pellicules.
Waylock se leva d'un bond. Il était une heure. Il alla au commu, appela la résidence du Chancelier, dans la banlieue sud de Trianwood.
Au bout d'un long moment, le visage de Rolf Aversham apparut sur l'écran. -
Oui?
- Il faut que je parle au Chancelier.
- Le Chancelier se repose; il ne peut voir per sonne.
- Je n'en aurais que pour un instant.
- Je suis navré, monsieur Waylock; peut-être
seriez-vous disposé à prendre rendez-vous?
-
Pour dix heures demain matin, alors.
Aversham consulta un agenda. - Le Chancelier
est pris à cette heure-là.
-
Très bien, n'importe quelle heure me convien
dra.
Aversham fronça les sourcils. - Je peux vous donner dix minutes, à dix heures quarante.
-
Parfait, dit Waylock.
215
I
*
- Désirez-vous m'expliquer de quoi il s'agit?- Non.
- Comme vous voudrez, dit Aversham. L'écran
s'éteignit.
Waylock se retourna, et rencontra le regard de Rodenave.
- Vous ne m'avez jamais dit pourquoi vous teniez à avoir ces pellicules.
- Je ne crois pas que vous aimeriez le savoir, dit Waylock.
Dans sa maison des Hauts de Vandoon, La Jacinthe Martin ne trouvait pas le sommeil. La nuit était douce; elle sortit sur sa terrasse. La cité
s'étendait devant elle; elle trembla, ses yeux se mouillèrent d'un chagrin indéfinissable. Il ne fallait pas que Clarges la magnifique tombe dans la décadence; il fallait mobiliser le génie humain qui l'avait construite pour qu'il la sauve. Contre ces vagues d'agitation un barrage devait être dressé : un rempart de foi dans les grandes traditions de Clarges.
Demain, elle irait voir Le Roland Zygmont, président de la Société des Amarante. C'était un homme sensible; il partageait son inquiétude, et avait déjà agi avec elle contre Gavin Waylock.
Elle réclamerait un conclave. La Société des Amarante au complet devait se réunir, discuter, décider et agir, afin que soit apaisée l'étrange effervescence qui s'était emparée de Clarges, et réaffirmée la continuité
de l'Age d'Or.
XV
La demeure du Chancelier était b‚tie sur une immense pelouse, au milieu de jardins tirés au cordeau et de statues antiques. Elle était du style vieux Bijoux, encore plus surchargé que le Contemporain. Six tours se dressaient au-dessus du toit, ornées chacune d'une crête tarabiscotée en verre coloré.
Des balcons couraient entre les coupoles, la large véranda était soulignée d'arabesques en fer forgé. Une grille barrait l'unique passage entre la maison et le plan d'atterrissage, et un garde était assis devant elle.
Waylock descendit de son véhicule, et le garde se leva. Il examina Waylock avec une hostilité machinale. - Oui, monsieur?
Waylock donna son nom; le portier compulsa une liste, et laissa Waylock continuer jusqu'au manoir.
Waylock traversa la terrasse; un valet de pied ouvrit la porte, haute de près de quatre mètres, et Waylock pénétra dans un vestibule solennel.
Exactement au centre, juste en dessous d'un immense vieux lustre en étoile, se tenait Rolf Aversham.
- Bonjour, monsieur Waylock.
217
Waylock formula un salut poli, auquel Aversham répondit par une sèche inclinaison de la tête. - Je dois vous informer que le Chancelier est non seulement très occupé mais aussi souffrant.
- Dommage. Je n'oublierai pas de lui offrir ma sympathie.
- Comme vous le savez peut-être, je suis Vice-Chancelier. Peut-être pourriez-vous traiter votre affaire avec moi.
- Je sais que je vous trouverais efficient et capable. Mais je désire de toute façon voir mon ami le Chancelier Imish.
Aversham pinça les lèvres. - Par ici, s'il vous plaît. Il conduisit Waylock par une porte ornementée le long d'un couloir silencieux. Un ascenseur les transporta à l'étage supérieur. Aversham introduisit Waylock dans une petite antichambre. Il consulta sa montre, attendit trente impressionnantes secondes, puis frappa à la porte.
La voix d'Imish résonna sourdement : - Entrez.
Aversham fit coulisser la porte, s'effaça sur le côté. Waylock entra dans la pièce. Le Chancelier Imish était assis à un bureau, feuilletant distraitement un vieil in-folio.
-
Ah, dit Waylock, comment allez-vous?
-
Assez bien, merci, répondit Imish.
Aversham s'assit à l'autre bout de la pièce. Way lock feignit de ne pas s'en apercevoir.
Refermant le livre, le. Chancelier se carra dans son fauteuil et attendit que Waylock aborde le sujet de sa visite. Il portait une ample veste de toile jaune canari - manifestement pas celle dans laquelle étaient cachées les pellicules.
Waylock commença : - Chancelier, je suis venu aujourd'hui non en tant que relation personnelle mais en tant que citoyen... un homme ordinaire suffisamment préoccupé pour prendre sur son temps de travail.
218
Imish se redressa dans son fauteuil, fronçant les sourcils d'un air inquiet. - quel est le problème?
-
C'est une affaire sur laquelle je ne suis pas entièrement informé. On peut éventuellement la considérer comme une menace.
-
que voulez-vous dire exactement?
Waylock hésita. - Je présume que vous avez une confiance absolue en vos employés? Ils sont d'une discrétion totale? - II évita soigneusement de regarder en direction d'Aversham. - Une éventualité
risque de se présenter, o˘ un mot, un regard, même un silence significatif auraient de graves conséquences.
Imish dit : - Cela m'a l'air absurde.
Waylock haussa les épaules. - Vous avez probablement raison. - Puis il rit.
- Je n'en dirai pas plus... à moins que ne survienne quelque chose qui renforce mes soupçons.
-
Cela vaut sans doute mieux.
Waylock se détendit, s'enfonça dans son fauteuil. - Je suis désolé que votre visite à l'Actuaire ait si mal tourné. D'une certaine façon, je me sens responsable.
-
Comment cela?
Dans le coin, le regard d'Aversham flamboya d'un feu plus vif.
-
En ce sens que c'est moi qui vous ai suggéré
cette visite.
Imish s'agita nerveusement. - N'y pensez plus. Une situation embarrassante.
- Cette demeure est extrêmement intéressante.
Mais ne la trouvez-vous pas... ma foi, déprimante?
- Très. Je n'y habiterais pas si je n'y étais pas obligé.
- De quand date-t-elle?
- Elle est antérieure de plusieurs siècles au Chaos.
- Un monument magnifique.
219
-
Oui, je pense. - Le Chancelier Imish se tourna soudain vers Aversham. - Rolf, peut-être feriez-vous bien d'envoyer ces invitations pour le dîner officiel.
Aversham se leva et sortit à grands pas. Imish dit:
-
Maintenant, Waylock, qu'est-ce que c'est que
cette histoire?
Waylock jeta un coup d'oeil aux murs. - Vous êtes à l'abri des cellules espionnes?
Le visage du Chancelier refléta un mélange comique de doute et d'indignation. - Pourquoi m'espionnerait-on? Après tout - il eut un petit rire fragile, -, je ne suis que le Chancelier - autant dire, une nullité!
- Vous êtes le chef nominal du Prytanée.
- Bah! Je ne peux pas même voter pour dépar
tager les voix. Si j'invoquais le moindre de mes soi-disant pouvoirs, on m'enverrait soit dans un pénitencier, soit dans un palliatoire.
- Possible. Mais...
- Mais quoi?
- Eh bien, le mécontentement public a pris de grandes proportions, ces derniers temps.
- Cela passera.
- Vous est-il jamais venu à l'esprit que derrière cette agitation, il pouvait y avoir une organisation?
Imish eut l'air intéressé. - A quoi voulez-vous en venir?
- Avez-vous entendu parler des quovadistes?
- Naturellement. Une bande de cinglés.
- En surface. Mais ils sont inspirés et menés par une intelligence pratique.
- Dans quelle direction?
- qui sait? On m'a dit que le poste de Chancelier était un but immédiat.
- Ridicule. Je suis solidement en place. Mon
mandat dure encore six ans.
220
- Et si on avait recours à une transition?
- Ce langage est du plus mauvais go˚t.
- Considérez ma question comme purement hypothétique : que se passerait-il en pareil cas?
J
- Aversham est Vice-Chancelier. Alors com- !
ment...
- Précisément, dit Waylock.
Le Chancelier le regarda avec des yeux arrondis. - Vous ne voulez pas insinuer que Rolf...
- Je n'insinue rien. J'énonce des faits d'o˘ vous tirez des déductions.
- Pourquoi me racontez-vous tout cela? s'ex
clama Imish.
Waylock s'enfonça dans son fauteuil. - J'ai des intérêts dans l'avenir. Je crois en la stabilité. Je peux contribuer à maintenir cette stabilité et en même temps gravir la pente.
- Ah, dit Imish, doucement ironique. Nous y
voilà.
- La propagande quovadiste vous désigne comme le symbole de la vie luxueuse et de l'ascen sion automatique.
- Ascension automatique! - Le Chancelier eut
un rire incrédule. - S'ils savaient!
- Ce serait une bonne idée de les mettre au
courant; de détruire ce symbole.
- De quelle façon?
- Je crois que la contre-propagande la plus
efficace serait visio-séquence - un exposé histori que sur la fonction, et un compte rendu biographi que, sur votre carrière et votre personnalité.
- Je doute que cela intéresse quiconque. Le
Chancelier n'est qu'un fonctionnaire de second ordre.
- Sauf quand l'heure est grave et qu'il doit se montrer à la hauteur de la situation.
Imish sourit. - A Clarges, nous n'avons pas de situations critiques. Nous sommes trop civilisés.
221
-
Les temps changent, et il y a du malaise dans l'air. L'agitation quovadiste en est une manifesta tion. Cette visio-séquence dont je parlais... elle pour rait démolir quelques arguments sans fondement. Si nous parvenions à rehausser votre prestige, cela nous aiderait tous les deux à conquérir la pente.
Imish réfléchit une minute ou deux. - Je n'ai pas d'objection contre cette visio-séquence, mais naturellement...
- J'insisterais pour que vous la supervisiez.
- Elle ne pourrait certainement pas nuire, accorda Imish.
- Dans ce cas, je vais commencer dès aujourd'hui à prendre des notes.
- Je veux réfléchir, en discuter, avant de me décider.
- Naturellement.
- Je suis s˚r que vous exagérez. Surtout l'idée que Rolf... Je ne puis le croire.
- Réservons notre jugement, concéda Waylock.
Mais mieux vaut peut-être ne pas se confier à lui.
- Je suppose que non. - Imish se redressa sur son siège. - Comment concevez-vous cette séquen ce?
- Mon but primordial est de vous dépeindre
comme un homme de la vieille école, conscient de vos responsabilités, et cependant modeste et simple dans vos habitudes.
Imish eut un petit rire. - Ce sera difficile à faire admettre. J'ai une réputation de bon vivant.
-
Un sujet intéressant, poursuivit Waylock d'un ton pensif, serait votre garde-robe : les costumes de cérémonie, les insignes divers.
Imish fut déconcerté. - Je n'aurais jamais cru...
-
Ce serait une bonne introduction à notre sujet, dit Waylock. La note d'intérêt humain.
Imish haussa les épaules. - Vous avez peut-être raison.
222
Waylock se leva. - Si vous le permettez, j'aimerais visiter votre garde-robe, et peut-être prendre quelques notes pour cette séquence d'introduction.
-
Comme vous voudrez. - Imish étendit la
main. - Je vais appeler Rolf.
Waylock lui retint le bras. - Je préférerais travailler sans M. Aversham.
Donnez-moi seulement des indications; je trouverais bien.
Imish souriait. - quelle idée incongrue d'utiliser ma garde-robe à des fins de contre-propagande!... Enfin, pour ce qu'elle vaut...
Il esquissa un mouvement pour quitter son siège derrière son bureau.
-
Non, non, insista Waylock. Je préfère ne pas
déranger vos habitudes plus que nécessaire. Et je travaille mieux seul.
Imish se laissa retomber. - Comme vous voudrez. Il indiqua le chemin à
Waylock.
-
Je reviens tout de suite, dit Waylock.
Waylock suivit le couloir. A la porte qu'Imish lui avait désignée, il s'arrêta. Personne en vue. Il fit coulisser le panneau et entra dans le cabinet de toilette.
Ainsi qu'il l'avait lui-même reconnu, le mode de vie d'Imish n'était guère austère. Les murs étaient de marbre noir, incrustés de malachite et de cinabre. Le sol était de mousse blanc irisé; des rideaux de soie flottaient et ondulaient devant les hautes fenêtres ouvertes. Des armoires en bois de cirier avec des Eanneaux de nacre occupaient un mur entier; en ice s'ouvrait la porte de la garde-robe.
223
Waylock n'hésita qu'un instant avant d'y pénétrer.
Il se trouvait au milieu de porte-habits, de mannequins, de coffres, de meubles à tiroirs et d'étagères. Autour de lui, il y avait des capes, des robes, des tuniques, des écharpes et des manteaux, des culottes et des pantalons. Sur les rayonnages étaient disposées une centaine de paires de chaussures, d'escarpins, de bottes et de sandales. Il y avait des uniformes de vingt ordres différents, des costumes pour Carnevalle; des équipements de sport... Le regard de Waylock erra dé-ci dé-là, cherchant la tache écarlate qui signalerait la veste brodée de la veille.
Il avança entre les portants, palpant, examinant, scrutant... Il découvrit la veste sur le deuxième porte-habits. Il la décrocha... et s'arrêta net. A l'autre bout de l'alignement se tenait Rolf Aversham, lequel avança lentement, le regard flamboyant.
- Je n'arrivais pas à comprendre l'intérêt que vous portiez à la garde-robe du Chancelier, jusqu'à
ce que... - il montra la veste du menton - j'aie vu ce que vous cherchiez.
- Apparemment, dit Waylock, vous avez compris le but de ma venue ici.
- Je comprends seulement que vous tenez la
veste que le Chancelier Imish portait pour sa visite de l'Actuaire. Puis-je l'avoir?
- Et pourquoi la voulez-vous, s'il vous plaît?
- Par curiosité.
Waylock passa de l'autre côté de la rangée de porte-habits au bout de laquelle il se trouvait et t‚ta pour reti. er les pellicules. Il les sentit mais ne réussit pas à les déloger. Les pas d'Aversham résonnèrent derrière lui; la main d'Aversham s'allongea, imprima une secousse à la veste.
Waylock tira avec violence pour la lui arracher, mais Aversham plongea en avant et l'empoigna solidement. Waylock frappa Aversham au visage; Aversham lui donna un coup de pied dans l'aine du même côté. Waylock 224
saisit la jambe et la souleva avec une force irrésistible; Aversham partit en arrière à cloche-pied, titubant vers les fenêtres. Avec un geste pour se raccrocher à la soie luisante, il poussa un hurlement rauque et tomba à la renverse dans le vide. Waylock regarda avec une stupeur horrifiée le rectangle de lumière vide. D'en bas monta un bruit de métal heurté, un nouveau cri terrible, un étrange cliquetis.
Waylock s'élança, regarda en bas et vit le corps de Rolf Aversham qui, dans sa chute, s'était empalé sur les piques d'une grille. Ses jambes, en se débattant et ruant, faisaient sonner les barreaux de fer, un bruit qui cessa bientôt.
Waylock rentra dans la pièce, tira fiévreusement sur la veste, extirpa les pellicules, puis replaça le vêtement sur son cintre.
Un instant après, il entrait en trombe dans le bureau. Le Chancelier Imish éteignit précipitamment un écran sur lequel des hommes et des femmes nus se livraient à de grotesques galipettes. - que se passe-t-il?
- J'avais raison, dit Waylock d'une voix hale tante. Aversham est entré dans la garde-robe et m'a attaqué! Il avait écouté notre conversation!
- Mais... Mais... - Imish se dressa sur son siège.
- O˘ est-il?
Waylock le lui dit.
La Chancelier Imish, les joues frémissantes, la peau couleur de lait tourné, dictait un rapport au sous-chef des assassins de Trianwood.
- Il n'effectuait plus correctement son travail.
225
Puis j'ai découvert qu'il m'espionnait systématiquement. Je l'ai renvoyé et j'ai engagé à sa place mon ami Gavin Waylock. Il m'a surpris dans ma garde-robe et m'a attaqué. Heureusement, Gavin Waylock était à proximité. Dans la bagarre, Aversham est tombé par la fenêtre. C'était un accident - un pur accident.
L'assassin s'en alla. Imish se rendit d'une démarche lasse dans la pièce o˘
Waylock l'attendait. - C'est fait, dit le Chancelier. Il dévisagea Waylock.
- J'espère que vous avez raison.
-
C'était le seul moyen, dit Waylock. Toute autre histoire risquait de vous entraîner dans un scandale sordide.
Imish secoua la tête, encore étourdi par ce qui s'était passé.
-
A propos, reprit Waylock, quand désirez-vous
que je commence mon travail?
Imish eut l'air interloqué! - Vous avez vraiment l'intention de prendre la place de Rplf ?
- Ma foi, mon travail à l'Actuaire ne me pas
sionne pas, et je suis prêt à n'importe quoi qui vous rende service.
- Ce n'est pas le bon moyen pour gravir la pente
-
cette façon de sauter d'un travail à l'autre.
-
Je m'en satisfais, dit Waylock.
Imish secoua la tête. - tre secrétaire du Chancelier, cela revient à être secrétaire d'une non-valeur
-
ce qui est pire que d'être la non-valeur.
-
J ai toujours rêvé de porter un titre. En tant que votre secrétaire, je deviens Vice-Chancelier. Par ailleurs, vous avez dit aux assassins que vous m'avez engagé à la place d'Aversham.
Imish serra les lèvres. - Là n'est pas le problème. Vous pourriez refuser la place.
-
Je crains que ce ne soit une piètre publicité.
Après tout, nous devons songer aux quovadistes...
Imish alla jusqu'à son fauteuil, s'y laissa tomber. Il 226
lança à Waylock un poignant regard accusateur.
- quel terrible g‚chis!
- Je m'efforcerai de mon mieux pour vous en
sortir.
Waylock s'adossa à son fauteuil. Pendant de longues secondes, les deux hommes se dévisagèrent.
-
Autant que j'aille débarrasser les affaires d'Aversham, dit Waylock.
XVI
Un mois passa. L'automne vint à Clarges. Les arbres rougirent et jaunirent, les aubes devinrent grises, les vents apportèrent les prémices du froid qui approchait.
Clarges célébra une des grandes fêtes annuelles. Les gens sortirent se promener dans les rues. Sur la Place Esterhazy, un homme fut pris d'une soudaine frénésie et, montant sur un banc, se lança dans une diatribe, en brandissant le poing vers l'Actuaire. Hommes et femmes s'arrêtèrent pour l'écouter, et sa colère ne tarda pas à trouver un écho. Passèrent deux apprentis assassins dans leur uniforme noir et le dément leur décocha des imprécations. La foule se retourna pour les regarder; les assassins tournèrent les talons, et commirent l'erreur de h‚ter le pas. La foule rugit et se rua à leur poursuite. Les assassins, courant d'un pied léger, réussirent à s'échapper. L'orateur, terrassé par l'excitation, s'effondra sur le sol, le visage enfoui entre les mains.
Privée de but, la foule perdit sa cohésion et se dispersa en composants au visage sans expression. Mais l'espace d un instant, ils avaient connu la 228
colère de masse; ils avaient agi de concert contre l'ordre statique. Les journaux, décrivant l'événement, titrèrent : Les Déviants au Grand Jour?
Waylock passa la journée dans son appartement de la Voie Phariot, o˘
Vincent Rodenave s'était installé. Rodenave avait maigri ; ses yeux regardaient de dessous ses sourcils avec une intensité démoniaque.
quand Waylock arriva, Rodenave avait dépouillé à moitié la série de pellicules du télévecteur. Une carte à grande échelle était accrochée au mur, parsemée de punaises à tête écarlate représentant chacune une cellule o˘ un Amarante gardait ses suppléants. Waylock l'étudia avec une sombre satisfaction.
- Ceci, dit-il à Rodenave, est peut-être la feuille de papier la plus dangereuse au monde.
- J'en ai conscience, dit Rodenave. - II tendit la main vers la fenêtre. - II y a toujours un assassin dans la rue. L'appartement est sous surveillance.
Supposons qu'ils s'avisent de perquisitionner?
Waylock fronça les sourcils, plia la carte, la fourra dans sa poche.
- Continuez avec les autres. Si je peux m'échap per cette semaine...
- Si vous pouvez vous échapper? Vous travail
lez?
Waylock eut un' rire amer. Je travaille comme trois. Aversham avait réduit sa t‚che au minimum. Moi, je me rends indispensable.
- Comment?
- D'abord, en rehaussant la propre situation
d'Imish. Il avait renoncé, il attendait son assassin en.
Troisième. A présent, il espère passer en Seuil. Nous allons partout. Il exploite autant qu'il le peut son titre officiel. Il prononce des discours, se pose en champion des bonnes causes, accorde des interviews à la presse et, d'une manière générale, se comporte comme un personnage important. - Au bout de
229
quelques secondes, Waylock reprit d'une voix pensive : - II pourrait bien nous surprendre tous.
En regagnant Trianwood, Waylock se rendit directement dans l'appartement du Chancelier. Imish était allongé sur le canapé, endormi. Waylock se laissa choir dans un fauteuil.
Imish se réveilla, se redressa en clignant des yeux. - Ah, Gavin. La fête, comment se déroule-t-elle à Clarges?
Waylock réfléchit. - Assez mal, je dois dire.
- Comment cela?
- Il y a de la tension dans l'air. Personne ne reste tranquille. Un fleuve qui suit son cours dépense son énergie mais, quand le fleuve est endigué, le poids s'accumule et devient oppressant.
Imish se gratta la tête et b‚illa.
- Il y a foule dans la cité, poursuivit Waylock.
M. Tout-le-Monde est sorti, il se promène dans la rue. Nul ne sait pourquoi il se promène, mais il le fait.
- Peut-être pour se donner du mouvement, dit
Imish dans un b‚illement. Pour prendre l'air, pour voir la ville.
- Non. Il a l'air triste et tendu. Il ne s'intéresse pas à la ville, il regarde les autres. Et il est déçu parce qu'eux le regardent avec son propre visage.
Imish fronça les sourcils. - Vous donnez fim-pression qu'il est bien sombre, bien las.
- Telle est mon intention.
- Oh, allons donc! dit Imish d'un ton bourru.
Clarges n'a jamais été b‚tie par des hommes comme ça.
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- Je suis d'accord avec vous. Notre grande épo que est passée.
- Comment ! s'exclama Imish, notre organisation n'a jamais fonctionné aussi bien, notre production n'a jamais été aussi satisfaisante, ni le gaspillage aussi réduit.
- Et les palliatoires n'ont jamais été aussi pleins, ajouta Waylock.
- Vous êtes l'optimisme même, aujourd'hui.
Waylock reprit : - Parfois, je me demande pourquoi je lutte pour gravir la pente. A quoi bon devenir Amarante dans un monde qui décline sous nos yeux?
Imish était mi-amusé, mi-alarme. - Vous avez décidément le moral bien bas!
-
Un grand homme, un grand chancelier, pour
rait changer notre avenir. Il pourrait sauver Clarges.
Imish se hissa sur ses pieds, trotta jusqu'au bureau. - Vous bouillonnez d'idées intéressantes. Je comprends enfin, dit-il en souriant, l'origine des discours que l'on m'a tenus sur vous.
Waylock haussa les sourcils. - Sur moi?
- Exact. - Imish était debout devant le bureau, et le regardait de son haut. - J'ai entendu des choses remarquables.
- Comment cela?
- On raconte que vous traînez une ombre noire derrière vous; que partout o˘ vous allez, l'horreur vous suit de près.
Waylock eut un reniflement de mépris. - qui est l'auteur de cette ineptie?
- Le Directeur Général Caspar Jarvis, des assas sins.
- Le Directeur Général passe sa vie à calomnier.
Pendant ce temps, les Déviants et les quovadistes planent au-dessus de notre culture comme la hache du bourreau.
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Imish sourit. - Voyons, ce n'est pas aussi grave que cela, non?
Waylock avait transformé les quovadistes en épouvantai!, uniquement pour le prétexte que cela lui donnait d'accéder à la garde-robe du Chancelier, mais maintenant il était obligé d'entretenir sa fable.
Imish poursuivit : - Les Déviants sont des voyous inorganisés, des psychotiques; les quovadistes sont des songe-creux, des romantiques. Les marginaux vraiment dangereux se sont tous réfugiés dans le quartier des Mille Voleurs, à Carnevalle.
Waylock secoua la tête. - Nous les connaissons; ils sont isolés. Ceux-ci sont parmi nous, ici, là, partout. Les quovadistes, par exemple, úuvrent sans se presser. S'ils réussissent à communiquer leur idée essentielle -
que Clarges est malade, que Clarges doit être soignée - ils sont satisfaits. Parce qu'ils ont conquis un nouveau quovadiste.
Imish se frotta le front, dérouté. - Mais c'est exactement ce que vous me disiez il y a cinq minutes! Vous êtes vous-même un quovadiste achevé!
-
Peut-être est-ce vrai, répliqua Waylock, non
sans amusement, mais ma solution n'est pas aussi révolutionnaire que certaines que j'ai entendues.
Imish resta de marbre. - Tout le monde sait que nous vivons l'Age d'Or. Le Directeur Général me dit...
- Demain soir, coupa Waylock, les quovadistes se réunissent. Je vous emmènerai a cette assemblée et vous verrez par vous-même.
- O˘ se réunissent-ils?
- A Carnevalle. Au Palais de la Révélation.
- Cet asile de fous? Et vous les prenez quand même au sérieux?
Waylock sourit. - Venez et vous verrez.
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Carnevalle était bondé, les avenues grouillaient de costumes scintillants.
Des visages masqués, et à demi entrevus, passaient et disparaissaient, comme les étincelles d'une forge.
Waylock arborait un nouveau costume, fait de langues et de plumes de servolumière orange. Un masque de métal écarlate couvrait son visage, reflétant lueurs et scintillements; il marchait comme une flamme vivante.
Imish portait un vêtement non moins frappant : le costume de cérémonie d'un guerrier Mataghan. Il était tout tintinnabulant de clochettes, luisant de bossettes brillantes, palpitant de piquants noirs et de plumes vertes. Son couvre-chef était une énorme composition de verre lumineux rouge, vert et bleu, o˘ chatoyaient des rubans de servolumière blanche.
L'effervescence gagna Imish et Waylock; ils riaient et bavardaient avec animation. Imish se montrait disposé à oublier l'affaire qui les avait amenés à Carnevalle, mais Waylock fut inflexible et l'entraîna loin des temples de tentation. Ils passèrent sous le Pont des Murmures, un pont émaillé avec un toit pareil à celui d'une pagode et des fenêtres à deux battants en forme de cúur. Devant eux se dressait le Palais de la Révélation. Des colonnes bleues soutenaient une architrave vert foncé; une inscription en forme de rouleau de parchemin demandait : qU'EST-CE qUE LA V…RIT…? Des copies jumelles d'une statue antique - un homme méditant sur un mystère, le coude sur le genou et le menton dans la main - flanquaient l'entrée. Waylock et Imish jetèrent des florins dans le tronc, et entrèrent.
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Ils furent accueillis par une confusion de sons et d'images. Le long des murs, des déesses aux yeux vides, de style archaÔque, brandissaient des torches flamboyantes; le plafond était dans l'ombre et restait invisible.
Sous chaque torche on avait construit une estrade ; sur chaque estrade se tenait un homme ou une femme, plus ou moins fiévreux, haranguant une foule plus ou moins nombreuse. Sur une estrade, deux hommes rivalisaient pour retenir l'attention de la foule, jusqu'à ce que, mutuellement frustrés, ils se tournent l'un contre l'autre, pour se battre à coups de poing et de genou.
-
qui prendra la mer avec moi? criait un hom
me, sur une autre estrade. J'ai le bateau; il me manque l'argent. L'île, je jure qu'elle est à moi; il y a des fruits en abondance.
Waylock dit à Imish : - C'est Kisim, le Primiti-viste. Cela fait dix ans qu'il cherche à organiser une colonie sur cette île.
- Nous nagerons dans l'eau tiède, dormirons sur la plage br˚lante... c'est la vie naturelle, facile, libre...
- Et les barbares, les barbares cannibales? lança un adversaire. Les mangerons-nous avant qu'ils ne nous mangent?
La foule rit.
Kisim protesta avec fureur : - Ils sont inoffensifs; ils ne se battent qu'entre eux! De toute façon, l'île est à moi; les barbares doivent partir!
-
Avec une nouvelle centaine de cr‚nes comme
trophées!
La foule rugit à cette quasi-obscénité; Imish grimaça de dégo˚t. Lui et Waylock passèrent à l'estrade suivante.
- La Ligue du Crépuscule, annonça Waylock à
son compagnon. Des glurons pour la plupart.
- ... et à la fin - oh, frères et súurs, ne vous détournez pas car je vous le dis, la fin est le 234
commencement! Nous retournerons dans le sein de la grande Amie; nous vivrons pour toujours dans une gloire surpassant celle des Amarante! Mais nous devons avoir la foi, nous devons nous écarter de l'arrogance terrestre; nous devons croire!
-
... dix mille hommes forts, c'est ce dont nous avons besoin, c'est ce que nous visons! retentissait sur l'estrade voisine. Inutile de vous éreinter à
gagner chèrement votre vie à Clarges. Je te condui rai, Légion de Lumière! Nous serons dix mille, cuirassés d'argent, avec nos machines de guerre.
Nous marcherons sur Tappany, nous libérerons Mercia, Livergne, Escobar. Ht nous nous ferons Amarante. Rien que nous autres dix mille, la Légion de Lumière-Sur l'estrade opposée se tenait une femme frêle au visage blême. Une chevelure noire flottait autour de sa tête. Ses yeux, immenses et doux, regardaient bien plus loin que ne le savaient ceux qui étaient au-dessous d'elle.
-
La crainte et la jalousie, elles sont avec nous, et avec quelle justice? Aucune. L'Immortalité est éga lement accessible au gluron et à l'Amarante; per sonne ne meurt! Comment survit l'Amarante? Il établit une empathie avec des suppléants, il s'identi fie à eux complètement. Comment survivra le glu ron? Exactement par les mêmes moyens, ou pres que. Il ne s'identifie pas à ses suppléants mais tous les êtres de l'avenir sont ses suppléants. Il s'identifie à l'humanité, et quand arrive l'ultime ultime, il se transfère, s'amalgame à une nouvelle vie. Il vit éternellement!
Imish questionna : - Et elle, qui est-ce?
-
Je ne sais pas. Je ne l'avais jamais vue... Voici les quovadistes. Venez. …coutez.
Une femme à la frappante beauté m˚re était debout sur l'estrade.
-
... à toute éventualité, disait-elle. Il est difficile 235
de déterminer une tendance, si tendance il y a. Le public qui participe est admirablement conditionné. C'est difficile de produire une impression décisive. Mais les palliaîoires disent toute l'histoire. quelques malades en sortent, mais un homme est pareil à une corde : les deux craquent à un point de tension défini. Les "guéris" quittent le Palliatoire; ils retournent au combat, ils éprouvent une tension identique à celle qui les avait déjà rompus et les voilà de retour au Palliatoire.
" La solution n'est pas d'épisser la corde; c'est de diminuer la tension.
Mais elle augmente au lieu de diminuer. Aussi, comme nous l'étions convenus lors de notre dernière réunion, nous devons nous préparer à tout. Voici Morcas Marr, qui va vous donner davantage de renseignements.
Elle descendit de l'estrade. Imish donna un coup de coude à Waylock. - J'ai déjà vu cette femme... C'est Yolanda Benn! - II était stupéfait. - Yolanda Benn, vous vous rendez compte!
Morcas Marr prit place sur l'estrade, petit homme noueux au visage rigide.
Il parla d'une voix monocorde, en consultant un calepin.
-
Voici les recommandations du Comité Direc
teur. Pour simplifier l'administration, nous conser verons les secteurs administratifs actuels. J'ai ici -
il brandit son calepin - la liste des affectations pour chaque secteur, que je vais énumérer. Ces nomina tions sont naturellement sujettes à révision, mais, face à l'humeur populaire, nous pensons préférable de donner à notre organisation le maximum d'effi cacité le plus rapidement possible.
Imish chuchota à l'oreille de Waylock : - De quoi diable parle-t-il?
- …coutez!
- Chaque chef -organisera son propre secteur, nommera ses propres groupes exécutifs, dressera le plan de ses manúuvres. Je vais maintenant vous lire 236
cette liste. - II leva son-carnet. - Agent de coordination : Jacob Nile.
Il y eut un petit mouvement dans la foule. Way-lock vit Nile. Près de lui se tenait une femme au visage long et nerveux, aux pommettes saillantes, aux cheveux indisciplinés roux parsemés de blanc : Pladge Caddigan.
Morcas Marr termina la lecture de ses nominations et demanda : -
Maintenant, y a-t-il des questions?
-
Ah, oui, il y en a!
La voix retentit, proche de Waylock. Amusé et embarrassé, il constata qu'elle sortait de la bouche du Chancelier Imish.
- Je veux connaître le but de cette organisation de masse, qui ressemble fort à une conspiration.
- Votre question est la bienvenue, qui que vous soyez. Nous espérons protéger nos personnes ainsi que la civilisation de l'Aire lors du cataclysme qui manifestement se rapproche.
- Le cataclysme? - Imish était abasourdi.
- Existe-t-il un mot plus juste pour l'anarchie absolue? - Marr porta ailleurs son attention. -
D'autres questions?
- Monsieur Marr, dit Nile, en s'avançant, je crois reconnaître un éminent personnage public. - Son ton était malicieux. - II s'agit du Chancelier du Prytanée, Claude Imish. Peut-être réussirons-nous à
le convaincre de rejoindre nos rangs.
Imish se montra à la hauteur de la circonstance :
- Je le ferais peut-être si je savais ce que vous défendez.
- Ah ah! s'exclama Nile. C'est une question à
laquelle nul ne peut répondre car nul ne le sait. Nous nous refusons à définir notre position. Et c'est là ce qui fait notre grande force. Tous sont des fanatiques car chacun croit que la conviction générale est la 237
sienne. Nous ne sommes liés que par la question commune : " O˘ allons-nous?
"
Imish se f‚cha. - Au lieu de parler de cataclysme et de bêler " O˘ allons-nous? " vous devriez vous demander : " quelle est la meilleure façon de réduire les problèmes qui assaillent notre pays? "
II y eut un silence, puis une explosion de ripostes fougueuses. Waylock s'écarta discrètement d'Imish pour aller rejoindre Pladge Caddigan et Jacob Nile.
- Je vous trouve en noble compagnie, lui dit
Pladge.
- Ma chère jeune dame, répliqua Waylock, je suis de noble compagnie. Je suis Vice-Chancelier.
Jacob Nile jugea la situation amusante. - Et vous deux, nos chefs en nom du gouvernement... pourquoi êtes-vous ici, en si douteuse compagnie?
-
Nous espérons gravir notre pente en démas
quant les quovadistes comme conspirateurs subver sifs.
Nile éclata de rire. - Vous pouvez compter sur ma coopération.
Des cris de colère les interrompirent; Imish avait créé un imbroglio. La soirée répondait aux espérances de Waylock.
- …coutez cet ‚ne b‚té! marmonna Nile.
- Si vous n'êtes pas un groupe de syndicalistes criminels, tonnait Imish, pourquoi montez-vous cette organisation traîtresse?
Une douzaine de voix lui répondirent; Imish ne prêta attention à aucune. -
Vous pouvez être assurés d'une chose. J'ai l'intention de l‚cher les assassins à vos trousses; j'ai l'intention de mettre fin à cette usurpation insolente!
-
Ha! s'écria Morcas Marr avec un mépris cin
glant. Allez-y! qui vous écoutera? Vous n'avez pas le pouvoir que j'ai, estomac à pattes, fort en gueule, 238
pue-du-bec! Imish battit l'air de ses mains. Il n'arrivait pas à trouver ses mots; il bredouillait. Waylock lui prit le bras. - Venez.
Aveuglé de rage, Imish se laissa emmener. Au Pomador, au quatrième étage du fantastique Jardin de Circé, ils s'assirent et prirent des boissons rafraîchissantes.
Imish était abattu, mortifié d'avoir battu en retraite; Waylock gardait un silence plein de tact. Ensemble, ils contemplèrent la palette lumineuse de Carne-valle qui s'étalait devant eux. Il était minuit; Carne-valle était à
son apogée; l'air soupirait et vibrait.
Imish avala son verre d'un trait - Venez, croassa-t-il, partons d'ici.
Ils parcoururent les avenues. Waylock, à une ou deux reprises, suggéra un divertissement, mais Imish refusa sèchement.
Ils descendirent jusqu'au quai. A l'Argonaute, ils burent encore. Imish se sentit un peu mal, et décida de rentrer. Ils se mirent en route le long du quai vers la gare aérienne.
Carnevalle semblait fou, irréel. Les lumières et les couleurs étaient absorbées par l'eau, des silhouettes difformes se mouvaient dan's l'obscurité. Certaines étaient celles de noceurs, aussi anonymes que des bouts de papier flottant au fil des eaux noires du Chant. Les autres étaient celles de Berbères qui, comme les Déviants, prenaient plaisir à une sombre violence. Un groupe dentre eux sortit de l'ombre. Ils se faufilèrent jusqu'à Imish et Waylock, attaquèrent soudain, à coups de pied et de poing.
Imish piailla, tomba à genoux, essaya de se sauver en se traînant à quatre pattes. Waylock trébucha en arrière, étourdi. Les silhouettes donnèrent des coups de pied à Imish qui gisait à terre, cognèrent Waylock au visage avec des poings comme des marteaux: Waylock se défendit. Les agresseurs reculèrent, puis revinrent à la charge. Waylock tomba; son masque se détacha.
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- C'est Waylock! dit un chuchotement plein de respect craintif. Gavin Waylock.
Waylock saisit un couteau dans un fourreau dissimulé sur lui. La lame sortit avec un claquement sec; il l'enfonça dans une jambe, entendit un cri. Il se releva lourdement, s'élança, frappant d'estoc et de taille. Les Berbères reculèrent, tournèrent les talons, s'enfuirent.
Waylock alla rejoindre Imish, qui se redressait avec peine. Ils boitillèrent le long du quai, échevelés, les vêtements déchirés. A la gare aérienne, ils montèrent dans un taxi qui les ramena à vive allure de l'autre côté du fleuve, à Trianwood.
Le Chancelier Imish fut brusque et morose pendant plusieurs jours. Waylock s'acquitta de ses t‚ches aussi discrètement que possible.
Par un triste matin de fin novembre o˘ des voiles noirs de pluie enveloppaient Glade County, Imish entra dans le bureau de Waylock. Il s'installa avec précaution dans un fauteuil. Ses côtes étaient encore douloureuses, son visage meurtri et sensible. Il y avait eu aussi des dég
‚ts psychologiques: il avait perdu du poids; des rides s'étaient creusées autour de sa bouche.
Waylock écouta, tandis qu'Imish rassemblait péniblement ses idées et choisissait ses mots.
- Comme vous le savez, Gavin, je suis un peu un anachronisme. L'Age d'Or n'a pas besoin d'un chef énergique. Mais cependant... - II s'interrompit et réfléchit. - Nous chérissons la sécurité, une force sur quoi nous appuyer en cas de nécessité. D'o˘ la fonction de Chancelier. - Imish alla à la fenêtre,
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scruta le ciel orageux. - II se passe des choses bizarres à Clarges... mais personne ne semble s'en soucier. J'ai l'intention d'y remédier. Donc - il se retourna vivement, fit face à Waylock - appelez le Directeur Général Caspar Jarvis des assassins et demandez-lui de venir ici à onze heures.
Waylock hocha la tête. - Très bien, Chancelier.
XVII
Waylock appela la Cellule Centrale à Garstang, et demanda à entrer en communication avec le Directeur Général Caspar Jarvis. L'opération demanda beaucoup de temps et d'énergie ; il argumenta tour à tour avec la standardiste, un fonctionnaire des relations publiques, l'Administrateur de la Cellule, l'Adjoint du Directeur Général, et joignit enfin Jarvis lui-même - un homme aux sourcils noirs et touffus, courbé sur son bureau comme un chien sur un os. - que diable voulez-vous encore?
Waylock l'expliqua, et Jarvis se montra singulièrement coopératif. - Le Chancelier désire me voir à onze heures?
- Parfaitement exact.
- Et vous êtes le Vice-Chancelier Waylock?
- Oui.
- Intéressant! J'espère que nous ferons plus
ample connaissance, Vice-Chancelier!
Il ouvrit la bouche et rit, par petites rafales silencieuses.
-
A onze heures, donc, dit Waylock.
Jarvis apparut à onze heures moins dix en compagnie de deux assistants. Il entra dans la salle de réception à la décoration surchargée, s'arrêta devant
242
le bureau d'accueil, contempla Waylock de haut en bas, en souriant comme à
une plaisanterie personnelle. - Ainsi, nous voici face à face. Waylock se leva et inclina la tête.
- Pas pour la dernière fois, j'espère, poursuivit Jarvis. O˘ est le Chancelier?
- Je vais vous mener jusqu'à lui.
Waylock le précéda jusqu'à la solennelle salle du conseil, à la porte de laquelle Jarvis posta ses assistants.
A l'intérieur, Imish attendait. Dans l'antique fauteuil massif, avec derrière lui les armoiries des précédents chanceliers, il n'était pas dépourvu d'une certaine et sombre dignité. Il salua Jarvis, puis fit signe à Waylock.
-
Je n'aurai pas besoin de vous, Gavin. Vous
pouvez disposer.
Waylock se retira. Jarvis dit avec une sorte de sèche amabilité :
-
Je suis un homme occupé, Chancelier. Je pré
sume que vous avez quelque chose d'important à me dire.
Imish hocha la tête. - Je le considère comme tel. J'ai été récemment informé d'une situation...
Jarvis leva la main. - Un moment, monsieur. Si Waylock est impliqué en quoi que ce soit dans cette affaire, vous pouvez aussi bien l'avoir ici, parce que cette canaille nous écoute de toute façon par une cellule-espionne.
Imish sourit. - C'est peut-être une canaille, mais il ne nous écoute pas; il n'y a ici aucune cellule1 espionne. J'ai fait inspecter la salle minutieusement.
Jarvis jeta autour de lui un regard sceptique. - Puis-je prendre la liberté
de procéder à une vérification personnelle?
-
Je vous en prie.
Jarvis sortit de son sac un instrument tabulaire, se 243
promena dans la pièce en pointant le détecteur de tous côtés, sans quitter des yeux un cadran. Il fronça les sourcils, effectua une seconde inspection.
-
Il n'y a pas de système d'écoute dans cette
pièce.
Il alla jusqu'à la porte coulissante, l'ouvrit. Ses assistants se tenaient toujours ensemble là o˘ il les avait laissés.
Jarvis regagna son siège. - A présent nous pouvons parler.
Waylock, qui se trouvait dans la pièce voisine avec l'oreille collée à un trou pratiqué dans la paroi insonorisante, sourit.
- En un sens, Waylock est mêlé à cette affaire, dit la voix d'Imish. Pour des raisons qui lui sont propres, il m'a révélé un danger subtil que vous pouvez ou non connaître.
- Anticiper le danger n'est pas dans mes attribu tions.
Imish hocha la tête. - Peut-être est-ce dans les miennes. Je veux parler d'une organisation particulière, les quovadistes...
Jarvis eut un geste d'impatience. - II n'y a rien là-dedans qui puisse nous intéresser.
- Vous avez donc des agents parmi eux?
- Aucun. Pas plus que dans la Ligue du Crépus cule, ni chez les Abracadabristes, ni dans la Guilde des Maçons, ni au Globe Unifié, ni chez les Védanti-cistes, ou les Thionistes d'Argent...
- Je veux que vous enquêtiez sur les quovadistes immédiatement, déclara Imish.
Il y eut une discussion. Imish se montra tranquillement inflexible. Jarvis finit par lever les bras au ciel. - Très bien. Je ferai ce que vous me demandez. Les temps sont bel et bien troublés; peut-être avons-nous été
trop insouciants.
Imish hocha la tête, se renfonça dans son fauteuil. Jarvis avança son visage lourd. - A présent... J'ai
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une suggestion de la plus grande instance à vous présenter. Laissez tomber Waylock. Débarrassez-vous de lui. Cet homme est un fléau, il porte malheur.
qui plus est, c'est un Monstre. Si vous tenez le moins du monde à la réputation de votre charge, vous le renverrez avant que nous ne venions le chercher.
La dignitié d'Imish chancela. - Est-ce une allusion à... euh... la transition de mon précédent secrétaire, Rolf Aversham?
- Non. - Jarvis examina Imish avec une froide concentration. Imish se crispa. - D'après votre témoignage, Waylock n'aurait pu être coupable.
- Non, dit Imish. Bien s˚r que non.
- Je parle d'un crime qui s'est produit il y a plusieurs mois à Carnevalle, quand Waylock a orga nisé la détemporisation de La Jacinthe Martin.
- quoi!
- Nous avons contacté son complice : un Berbère notoire, connu sous le nom de Carleon. Carleon fournira des preuves suffisantes pour condamner Waylock... moyennant finances.
- Pourquoi me racontez-vous tout cela?
demanda Imish avec raideur.
- Parce que vous pouvez nous aider.
- De quelle manière?
- Carleon veut être gracié. Il désire quitter les Mille Voleurs et revenir à Clarges. Vous avez le pouvoir légal de le lui accorder.
Imish cligna des paupières. - Mon pouvoir n'est que nominal, vous le savez aussi bien que moi.
- Il n'en est pas moins valable. Je pourrais
demander cette amnistie au Collège des Tribuns ou au Prytanée, mais cela donnerait lieu à de la publi cité, à des questions gênantes.
- Mais ce Carleon, sa faute n'est-elle pas égale à
celle de Waylock? Pourquoi en absoudre un pour condamner l'autre?
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Jarvis demeura silencieux. Imish n'était pas tout à fait l'aimable imbécile accommodant qu'il s'attendait à rencontrer.
- C'est une question de politique, dit-il enfin.
Waylock est en quelque sorte un cas spécial; j'ai reçu l'ordre de l'appréhender par tous les moyens.
- La Société des Amarante exerce sans doute une pression.
Jarvis acquiesça : - Considérez la chose sous cet angle. Deux scélérats, Waylock et Carleon, sont en liberté. En accordant l'amnistie à Carleon, nous piégeons Waylock. Le gain est évident.
-
Je vois... Avez-vous ici les papiers nécessai res?
Jarvis sortit de sa poche un document. - Vous n'avez qu'à signer ici.
Imish lut la liste des crimes dont sa signature absoudrait Carleon. Il fut indigné. - Cet homme est dépravé! Vous défendez une créature de cette espèce à seule fin de piéger Waylock qui est un saint en comparaison?
Il rejeta le document.
Jarvis, avec une patience flegmatique, récapitula de nouveau la situation.
-
Je vous ai expliqué, monsieur, que cette créa ture vit libre et sans tracasserie à Carnevalle. Nous ne perdons rien en lui pardonnant ces crimes; nous gagnons en traduisant Waylock en justice... et de plus, il faut prendre en considération les souhaits de personnes haut placées.
Imish saisit une plume, gribouilla rageusement sa signature.
-
Très bien, en ce cas. Voilà.
Jarvis prit le document, le plia, se leva. - Merci pour votre aide.
Chancelier.
- J'espère que je n'aurai pas d'ennuis avec le Prytanée, marmonna Imish.
- Je peux vous rassurer sur ce point. Ils n'en sauront jamais rien.
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Jarvis retourna à la Cellule Centrale de Garstang. A peine était-il arrivé
qu'on lui transmit un appel d'Imish.
- Directeur, je crois devoir vous signaler que Waylock est parti.
- Parti? Parti o˘?
- Je ne sais pas. Il s'en est allé sans me préve nir.
- Très bien, dit Jarvis. Merci de m'avoir appelé.
L'écran s'éteignit. Jarvis demeura un moment plongé dans ses réflexions.
Puis il appuya sur un bouton et parla dans un microphone. - La gr‚ce de Carleon est signée. Allez le trouver, arrangez une rencontre - le plus tôt sera le mieux.
Un homme portant un masque de cuivre avançait rapidement dans un étroit passage à ciel ouvert. Devant une petite porte d'acier, il s'arrêta, regarda en avant et en arrière, entra, avança rapidement de trois pas, s'arrêta net. Il attendit deux secondes, tandis qu'un piège de jets> de flamme s'abattait devant et derrière lui. Ils s'interrompirent; il traversa le piège et continua sa marche.
Il descendit prestement un escalier qui l'amena dans une pièce sinistre, meublée de bancs et d'une table. Devant la table était assis un petit homme au visage pincé et aux grands yeux lumineux.
- O˘ est Carleon? questionna l'homme au masque.
Le petit homme désigna de la tête un porte. - Dans son Musée.
L'homme au masque alla vivement jusqu'à la
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porte, l'ouvrit, se retrouva dans un long couloir aux murs de béton.
Il se déplaça dans ce couloir d'une façon étrange, marchant sur une certaine distance à l'extrême gauche, puis passant d'un bond à l'extrême droite. Dans un pan de mur qui semblait nu, il fit coulisser une porte, entra dans une pièce tout en longueur, meublée avec une opulence écrasante et éclairée d'une lumière verte.
Un gros homme au visage rond, tout blanc, leva la tête d'un air interrogateur. Il gardait un bras derrière son dos. Ses yeux brillèrent quand il vit l'homme au masque de cuivre. - Eh bien?
Son visiteur ôta son masque.
-
Waylock!
Carleon ramena son bras devant lui; il tenait un revolver énergétique.
Waylock s'y attendait ; sa propre arme était prête. Elle crépita; le corps inanimé de Carleon tomba brusquement en arrière, comme happé par un crochet invisible.
Waylock parcourut du regard les allées du " musée". Carleon était un nécrologue; les pièces exposées représentaient la mort dans toutes ses phases et à tous ses stades. Waylock regarda avec surprise le corps effondré de Carleon. C'était là l'homme qui devait être laissé en terre afin que Waylock soit capturé. Il avait sous-estime la détermination de ses adversaires...
Il regagna l'antichambre sinistre. Le petit homme noir était toujours à la même place. Waylock lui dit :
-
Je viens de tuer Carleon.
L'homme noir ne manifesta pas grand intérêt.
-
Carleon voulait franchir le fleuve, dit Waylock.
Il avait conclu un arrangement avec les assassins pour obtenir sa gr‚ce.
L'homme noir leva au-dessus de la table ses yeux lumineux pour regarder Waylock. Ce dernier reprit :
-
J'ai besoin d'une centaine d'hommes, Rubel. J'ai 248
en tête un projet formidable, et j'ai besoin d'aide. Je paierai cinq cents florins pour une nuit de travail. Rubel hocha solennellement la tête. - Y
a-t-il du danger?
- Un peu.
- L'argent est versé d'avance?
- La moitié payée d'avance.
- Vous avez cet argent?
- Oui, Rubel. - Le Grayven Warlock, éditeur de la Ligne de Clarges, avait été un homme riche. -
Vous serez le trésorier.
- quand vous faut-il ces hommes?
- Je vous préviendrai quatre heures à l'avance.
Ils doivent être forts, rapides, intelligents; ils doivent être capables de déjouer les pièges mortels classi ques. Ils doivent suivre les instructions à la lettre.
Rubel dit : - Je doute qu'il y ait cent hommes de cette sorte dans tout Carnevalle.
-
Alors, trouvez des femmes. Elles feront l'af
faire tout aussi bien, et peut-être même mieux, dans certains cas.
Rubel hocha la tête.
-
Un dernier avertissement. Les assassins opè
rent généralement par votre intermédiaire, Rubel.
Vous êtes leur agent.
Rubel opposa une souriante dénégation dont Way-lock ne tint pas compte.
- Par conséquent vous connaissez les indicateurs de moindre importance. Il ne doit y avoir absolu ment aucune fuite. Vous serez tenu pour responsa ble. Comprenez-vous?
- Parfaitement, dit Rubel.
- Bien. La prochaine fois que je viendrai vous voir j'apporterai l'argent.
Un petit communicateur bourdonna; Rubel, avec un regard prudent à l'adresse de Waylock, répondit. Une voix parla dans l'argot de Carnevalle, inintelligible au citoyen ordinaire.
249
Rubel se tourna vers Waylock. - Les assassins veulent Carleon. - Dites-leur que Carleon est mort.
La nouvelle fut transmise à Jarvis; il réagit avec vigueur.
-
Envoyez la Police Spéciale au complet à Car-
nevalle. Les ordres sont de trouver Gavin Waylock et de le capturer.
Deux heures passèrent, et les rapports commencèrent à arriver peu à peu.
-
Ils nous a filé entre les mains. - Jarvis
s'enfonça dans son fauteuil, son regard erra sur les toits noirs de Garstang. - Eh bien, nous le retrou verons... Dommage que nous ne puissions recourir à
la télévection... Nous avons les mains liées!
Il se retourna vivement, lança un torrent d'ordres.
XVIII
La Société des Amarante s'était réunie pour son deux cent vingt-neuvième conclave. Chacun de ses membres était assis dans une pièce de sa demeure, face à un mur cintré, formé de dix mille facettes. Sur chaque facette apparaissait le visage d'un Amarante et son indicateur de vote - une minuscule ampoule qui pouvait s'allumer du rouge du violent désaccord, de l'orange de la désapprobation, du jaune de la neutralité, du vert de l'assentiment ou du bleu de l'approbation vigoureuse.
Au centre de la mosaÔque, un tabulateur intégrait les votes et affichait la couleur de la décision globale. Le membre qui s'adressait à la Société
était représenté sur un large écran central.
Ce soir-là, quatre-vingt-douze pour cent des membres étaient présents.
Après les traditionnelles cérémonies d'ouverture, Le Roland Zygmont occupa l'écran central.
- Je ne perdrai pas de temps à des fioritures préliminaires. Nous sommes réunis ce soir pour discuter d'un fait que tout le monde a feint d'ignorer : la détemporisation violente d'un Amarante par un autre.
" Nous avons ignoré le fait parce que nous le considérions comme honteux et sans trop de gravité : après tout, dans quel autre but l'empathie est-elle établie avec les suppléants?
251
J
" Mais maintenant, nous devons prendre hardiment la défense de nos principes. …teindre la vie est un mal fondamental; nous devons réagir férocement à l'encontre de tout transgresseur parmi nous.
" Vous vous demandez pourquoi je soulève la question maintenant. La raison première en est cette série continuelle de détemporisations au fil des années, la dernière victime étant L'Anastasia de Fancourt. Son agresseur a mis fin à sa propre vie; ni la nouvelle Anastasia, ni le nouvel Abel ne sont encore revenus parmi nous.
" Toutefois un cas démontre à quel point est nuisible le manque de respect pour la vie du prochain. Le protagoniste de cette affaire est un certain Gavin Waylock, que beaucoup d'entre nous connaissent sous le nom du Grayven Warlock.
De la mosaÔque s'éleva un rapide murmure d'intérêt.
-
Je cède à présent la parole à La Jacinthe
Martin qui a examiné l'affaire.
Le visage de La Jacinthe Martin apparut sur l'écran central. Ses yeux étaient immenses et brillants; elle avait l'air surmenée et tendue.
-
Le cas de Gavin Waylock définit le problème
entre lequel nous sommes confrontés. Mais je com mets peut-être une injustice envers lui - car Gavin Waylock est un homme unique en son genre!
"Laissez-moi dresser la liste des dévitalisations violentes dont Gavin Waylock est directement responsable : L'Abel Mandeville; moi-même, La Jacinthe Martin. Selon toute probabilité : Seth Caddigan, Rolf Aversham.
Pas plus tard qu'hier, le Berbère Carleon. Je ne vous parle que des faits connus. Il y en a certainement d autres. Le mal suit Waylock.
"Pourquoi cela? Est-ce par accident? Waylock est-il l'innocent instrument de la fatalité? Ou Waylock est-il possédé d'une si grande arrogance qu il détruit pour parvenir à ses fins égoÔstes?
252
Sa voix s'était faite plus aiguÎ, ses paroles étaient prononcées sur un rythme saccadé. Elle respirait bruyamment.
-
J'ai étudié Gavin Waylock. Il n'est pas l'instru ment innocent de la fatalité. C'est un Monstre. Sa morale remonte aux temps des marais du jurassi que; elle lui confère une puissance impitoyable,, qui est dirigée contre le peuple de Clarges. Il constitue pour chacun de nous une menace physique!
De la mosaÔque monta un frémissement, un murmure. Une voix s'écria : -
Comment cela? - et d'autres voix reprirent en écho. - Comment cela? Comment cela?
La Jacinthe répondit : - Gavin Waylock se moque de nos lois. Il les viole chaque fois qu'il en éprouve l'envie. Le succès est contagieux. D'autres l'imiteront. Telle une molécule à virus, il contaminera la communauté tout entière.
La mosaÔque bourdonna de chuchotements.
-
Le but de Gavin Waylock est de devenir Ama
rante. Il ne s'en cache pas. - Elle se pencha en arrière, examina la mosaÔque, scrutant les milliers de visages minuscules. - Si nous en avions envie, nous pourrions faire abstraction de la loi de Clarges, et lui accorder ce qu'il désire. - Elle interrogea d'une voix mesurée : - quelle est votre décision à ce sujet?
Un bruit étouffé, comme celui des vagues qui se retirent, sortit du haut-parleur. Les mains se portèrent sur les optateurs, la mosaÔque scintilla de couleurs: un bleu ici et là, quelques verts, une poignée de jaunes, un déferlement de rouges et d'orange. Le panneau du tabulateur devint vermillon.
La Jacinthe leva la main. - Mais si nous ne cédons pas, je vous en avertis, nous devons combattre cet homme. Nous ne devons pas seulement le décourager et le soumettre; cela ne suffira pas. Nous
253
devons..,. - Elle se pencha en avant et prononça, avec une brutalité
concentrée: - Nous devons l'anéantir!
Aucun son ne s'éleva de la mosaÔque; chaque facette était pareille à un carreau peint.
-
Certains d'entre vous sont choqués et gênés, dit La Jacinthe, l'entreprise est dure mais il faut vous y adapter. Nous devons détruire cet homme, comme le prédateur qu'il est.
Elle se rassit : Le Roland Zygmont, président de la Société, prit possession de la plaque de contrôle. Il parlait d'une voix sourde. - La Jacinthe a mis en lumière un aspect spécifique du problème général.
Indubitablement Grayven Warîock est un habile gredin; il semble avoir dupé
les assassins et s'être tenu tranquille pendant sept ans, après quoi il s'est inscrit en Couvée comme sa propre survivance, avec l'intention de monter de nouveau en Amarante.
Une voix lointaine s'exclama : - Et o˘ est le mal?
Le Roland ne répondit pas à la question. - Mais pour élargir le problème...
La Jacinthe réapparut sur le panneau. Ses yeux parcoururent dix mille visages. - qui a parlé?
- Moi.
- Et qui êtes-vous?
- Je suis Gavin Wayîock - ou Le Grayven
Warîock, si vous préférez. Je suis Vice-Chancelier du Prytanée.
Sur l'immense mosaÔque, les visages se tournaient et bougeaient en même temps que les yeux passaient en revue les dix mille facettes.
- Laissez-moi parler. Président, donnez-moi la parole, s'il vous plaît...
- Je la lui cède, dit La Jacinthe.
Le visage de Wayîock s'inscrivit sur l'écran central. Dix mille paires d'yeux étudièrent le visage sévère.
254
-
Il y a sept ans, dit Waylock, j'ai été livré aux assassins et déclaré coupable d'un crime dont je n'étais responsable que d un point de vue purement théorique. Par chance, je suis ici aujourd hui pour protester. Je demande à ce conclave d'annuler l'or dre d'arrestation, de reconnaître l'erreur, et de me déclarer de nouveau membre de plein droit de la Société.
Le Roland Zygmont dit d'une voix chargée d'inquiétude :
- Le conclave est libre de donner son vote sur votre requête.
- Vous êtes un Monstre! lança une voix furieuse.
Nous ne céderons jamais!
Waylock dit d'une voix ferme : - Je sollicite votre approbation. La plaque du tabulateur devint rouge braise.
- Vous avez rejeté la demande, dit Waylock.
Puis-je savoir - Président Zygmont, c'est à vous que je m'adresse - pourquoi elle a été repoussée?
- Je ne peux que deviner les motifs de la Société, murmura Le Roland. Apparemment, nous avons le sentiment que vos méthodes sont répréhensibles.
Vous avez été accusé d'irrégularité, sinon de crime.
Votre agressivité nous déplaît. Nous ne vous trou vons pas qualifié, ni par votre personnalité, ni par votre úuvre, pour devenir membre de la Société des Amarante.
- Mais, répliqua Waylock d'un ton modéré, ma
personnalité n'entre pas en ligne de compte, pas plus que pour les autres Amarante. Je suis Le Grayven Warlock, et je demande à être admis
comme tel.
Le Roland céda la parole à La Jacinthe Martin. - Vous êtes inscrit à
l'Actuaire sous le nom de Gavin Waylock, n'est-ce pas?
-
C'est exact. C était une question de commodité, un....
255
- C'est donc votre identité légale. Vous avez vous-même reconnu que Le Grayven n'existe plus.
Vous êtes Gavin Waylock, Couvée.
- Je me suis inscrit comme Gavin Waylock,
survivance du Grayven. C'est un fait enregistré.
Cependant je suis l'identité du Grayven, j'ai donc droit aux mêmes avantages que si j'étais Le Grayven lui-même. C'est la même chose.
La Jacinthe rit. - Je vais laisser Le Roland vous répondre; il est l'arbitre en la matière.
Le Roland dit d'une voix brève : - Je repousse l'assertion de M. Gavin Waylock. Le Grayven n'était Amarante que depuis deux ans à l'époque de l'incident. C'est inconcevable qu'il ait pu obtenir l'empathie parfaite avec ses suppléants.
-
C'est pourtant le cas, répliqua Waylock. Vous pouvez me mettre à l'épreuve sur tout ce qui con cerne le passé du Grayven; vous découvrirez une continuité ininterrompue. Vous m'avez identifié
comme suppléant de Warlock; je sollicite donc qu'on me reconnaisse comme le nouveau Grayven War
lock.
Le Roland dit, mal à l'aise : - Je ne puis recevoir votre demande. Vous êtes peut-être la survivance du Grayven, mais c'est impossible que vous soyez son identité, son suppléant.
La discussion s'était restreinte à un échange entre les deux hommes, et leurs visages se partageaient l'écran.
- Mais, interrogea Waylock, n'est-ce pas là votre doctrine en ce qui concerne les suppléants? Chacun de vos suppléants n'est-il pas votre identité?
- Chaque suppléant est un individu, jusqu'à ce qu'il soit investi de l'identité légale du proto Ama rante et devienne l'Amarante.
Pendant un moment Waylock n'eut rien à dire. A la mosaÔque des visages il parut décontenancé et vaincu.
256
- Alors, les suppléants sont des individus dis tincts?
- En fait, oui, répondit Le Roland.
Waylock interrogea la Société : - tes-vous tous d'accord? Le tabulateur prit une couleur bleu vif.
-
Je m'avise, dit pensivement Waylock, qu'en
affirmant cela vous convenez d'un crime tout ce qu'il y a de plus cynique.
Il y eut un silence dans la mosaÔque.
Waylock continua d'une voix plus forte: - Comme vous le savez, je suis revêtu de certaines fonctions. Pour être latentes, elles n'en sont pas moins réelles. En l'absence du Chancelier, moi, Vice-Chancelier, je considère au moins jusqu'à preuve du contraire que la Société des Amarante a violé le droit fondamental.
Le Roland Zygmont fronça les sourcils. - quelle absurdité est-ce là?
-
Vous gardez en captivité des individus adultes, n'est-ce pas? En conséquence, je décrète que vous mettiez fin à cette violation. Vous devez libérer immédiatement ces individus, ou encourir un ch‚ti ment approprié.
Le murmure d'indignation s'enfla jusqu'au rugissement. La voix du président tremblait. - Vous êtes fou.
La pièce d'o˘ parlait Waylock était peu éclairée; sur l'écran, son visage ressemblait à un sombre masque de pierre.
-
Ce sdnt vos propres aveux qui vous incrimi
nent. Il vous faut choisir. Ou bien les suppléants sont des individus, ou bien ils sont les identités du proto-Immortel.
Le président détourna les yeux. - Je laisserai volontiers d'autres membres de la Société commenter ces remarques stupides. Le Sexton Van Ek?
-
Ces remarques, comme vous le dites, sont
257
stupides, dit Le Sexton Van Ek après un instant d'hésitation. Pire, elles sont insultantes.
-
C'est certain, soupira le président. La Jacinthe Martin?
Il n'y eut pas de réponse. Le carré de mosaÔque de La Jacinthe était vide.
- Le Grandon Plantagenet?
- Je reprendrai les termes du Sexton Van Ek.
Les réflexions de ce criminel ne méritent que le mépris.
- Il n'est pas criminel tant qu'il n'a pas été jugé, énonça Le Roland en soupirant.
- que veut-il au juste? questionna avec humeur Le Marcus Carson-See. Franchement, je m'y perds.
Waylock répondit : - Pour parler net, inscrivez-moi comme Amarante, ou libérez vos suppléants.
Il y eut un silence, puis quelques légers rires.
Le Roland dit : - Vous savez que nous ne renverrons jamais nos suppléants.
L'idée est grotesque!
-
Alors vous reconnaissez mon droit à être ins
crit dans la Société?
Le tabulateur s'éclaira d'orange, puis de rouge. - Non! crièrent des voix.
Waylock recula, soudain hagard. - Vous êtes inaccessibles à la raison.
- Nous ne nous laisserons pas intimider par
vous! Nous ne nous soumettrons pas au chantage!
crièrent des voix lointaines.
- Je vous préviens; je ne suis pas sans ressource.
J'ai été votre victime autrefois, j'ai vécu des années atroces.
- En quoi avez-vous été notre victime? s'exclama le Président. Nous ne sommes pas coupables des crimes du Grayven Warlock.
- Vous l'avez condamné au plus dur des ch‚ti
ments pour un crime qui n'en était pas un - et que 258
des centaines d'entre vous ont commis. L'Abel Man-deville a détruit deux
‚mes - mais il survit indemne dans ses suppléants.
- Tout ce que je puis dire, remarqua Le Roland, c'est que Le Grayven aurait d˚ se tenir sur ses gardes jusqu'à ce que ses suppléants soient prêts.
- Je ne me laisserai pas évincer, s'écria Waylock avec passion. J'exige mon d˚. Si vous me le refusez, j'agirai d'une façon aussi impitoyable que vous avez agi envers moi.
Les visages de la mosaÔque frémirent de surprise. Le Roland dit, d'un ton à
demi conciliant : - Si vous voulez, nous réexaminerons votre cas, bien que je doute...
- Non! Je vais user de mon pouvoir maintenant
- soit en me montrant magnanime, soit en exerçant des représailles. Le choix dépend de vous.
- De quel pouvoir parlez-vous? qu'êtes-vous en mesure de faire?
- Je suis en mesure de libérer vos suppléants. -
Waylock balaya du regard la mosaÔque avec un
sourire dur. - A la vérité, on les libère à ce moment même, car j'avais prévu votre entêtement. Et cela continuera jusqu'à ce que vous reconnaissiez mes droits - ou que tous les suppléants de tous les Amarante soient libres.
Les Amarante restèrent assis comme paralysés. Aucun son ne montait de la mosaÔque.
Le Roland eut un rire tremblant. - Nous pouvons être tranquilles. Cet homme
- Gavin Waylock ou Le Grayven - ne peut savoir o˘ se trouvent nos cellules.
Il ne peut mettre sa menace à exécution.
Waylock brandit une feuille de papier. - Voici les cellules qui ont déjà
été visitées. - II lut :
" La Barbara Benbo 1513 Place Anglesey.
259
" L'Albert Pondiferry Appartement 20153, Résidence Céleste.
" Le Maidal Hardy Clodex Chandery, Wibleside.
,
" La Carlotta Mippin
Le Signe des Chênes, Les Cinq Tournants. "
Des hoquets de saisissement s'élevèrent de la mosaÔque. Des visages, comme les Amarante, se demandaient s'ils devaient rester ou se h‚ter vers leur cellule.
-
quitter le conclave ne servira à rien, déclara Waylock. Un certain nombre seulement de cellules doivent être ouvertes ce soir - environ quatre cents.
Le travail est à moitié accompli à présent, et le sera tout à fait avant qu'intervenir soit possible. Demain quatre cents autres seront ouvertes et les suppléants envoyés dans le monde. Et ainsi chaque jour suivant.
Alors... m'accorderez-vous mon d˚ ou dois-je vous rendre la vie misérable à tous?
Le visage du Roland était résolu et blême. - Nous ne pouvons enfreindre les lois de Clarges.
- Je ne vous demande pas de les enfreindre. Je suis Amarante, je désire qu'on me reconnaisse ce statut.
- Il nous faut du temps.
- Je ne peux pas vous en donner. Vous devez
décider maintenant.
- Je ne peux parler au nom de la Société.
- qu'elle vote. .
Le Roland tourna la tête vers un commu qui bourdonnait, se retira un moment. quand il revint,
260
son visage avait l'expression habitée de quelqu'un qui a reçu un coup de massue.
- C'est vrai! On force les cellules, tous les sup pléants sont expulsés dans le monde, hors empa thie!
- Vous devez admettre mes droits.
Le Roland s'exclama : - que la Société vote.
Les lumières s'allumèrent, scintillèrent, vacillèrent. Le tabulateur central passa au vert puis au jaune, puis à l'orange, redevint vert et finalement bleu-vert.
- Vous avez gagné, dit Le Roland d'une voix
morne.
- Eh bien, alors?
- Vous êtes par le présent acte averti officielle ment. Je vous déclare maintenant des nôtres, frère Amarante.
- Retirez-vous toutes les charges d'acte ou d'in tention criminelle?
-
Au nom de la Société, elles sont retirées.
Waylock poussa un profond soupir. Il parla dans le micro qu'il portait sur son épaule. - Arrêtez l'opération.
Il se retourna vers la mosaÔque. - Je présente mes excuses à ceux qui se trouveront dans l'embarras. Je peux seulement dire que vous auriez d˚ me rendre justice plus tôt.
La voix du Roland s'éleva, brusque et revêche. - Manifestement c'est possible de s'introduire de force en Amarante par la violence et la supercherie éhon-tée. C'est fait. Vous êtes dans la place. A présent, nous allons amender nos règlements, ce sera...
Un claquement interrompit Le Roland. Devant dix mille yeux stupéfaits et horrifiés, le corps décapité de Gavin Waylock s'effondra et disparut.
Derrière lui apparut La Jacinthe Martin. Son sourire était affreux à voir, ses yeux agrandis et fixes. - Vous parliez de justice; elle est faite. J'ai 261
détruit le Monstre. Et maintenant, je suis souillée du sang de Gavin Waylock. Vous n'entendrez plus parler de moi.
- Attendez, attendez! s'écria Le Roland. O˘ êtes-vous?
- Dans la maison de L'Anastasia. En quel autre lieu y a-t-il un siège libre pour le conclave?
- Alors attendez-moi - j'arrive tout de suite.
- Venez aussi vite que vous voudrez, vous ne
trouverez que le cadavre d'un Monstre!
La Jacinthe Martin courut vers la plate-forme d'atterrissage, o˘
l'attendait son Eclat-d' toile argenté. Elle s'engouffra dans la cabine, l'engin s'éleva comme une fusée, très haut dans l'air obscur. Clarges scintillait au-dessous, très loin au nord, très loin au sud, le long du fleuve immense.
L'Àclat-d'…toile, au sommet de sa course, obliqua et plongea en sifflant vers le Chant.
A l'intérieur était assise la jeune femme, les yeux embués, le visage crispé et morne. Clarges, sa Clarges bien-aimée s'éleva autour d'elle; elle aperçut la noire eau huileuse, avec de vagues vrilles de reflet luisant à
sa surface.
XIX
Un c‚line étrange s'étendait sur la ville. Les journaux du matin ne faisaient que de prudentes allusions aux événements de la nuit, ne sachant quelle ligne adopter; la population vaquait à ses occupations habituelles, sans être bien consciente de la portée des actes audacieux de Gavin Waylock.
Chez les Amarante, le nom de Gavin Waylock suscitait des sentiments beaucoup plus forts - car, tandis que Waylock s'adressait au Conclave, la spoliation des cellules avait été achevée. quatre cents caveaux, aires, forteresses, caves, chambres secrètes et maisons de campagne isolées avaient été forcés; les mercenaires de Waylock s'étaient précipités à
l'intérieur, clignant des paupières en voyant les cuves, les boxes capitonnés, les simulacres nus. Il y avait eu de l'hésitation, puis une malicieuse gaieté. Les simulacres avaient été arrachés des boxes, guidés au-dehors dans la nuit, et envoyés errer dans le vaste monde inconnu -
mille sept cent soixante-deux en tout.
Beaucoup d'Amarante, rétrospectivement, prétendirent qu'ils avaient su l'heure exacte o˘ les coups brutaux avaient retenti, si fort était leur lien empa-263
thique. Leur angoisse était colossale. Désormais ils étaient vulnérables, les séances interminables inutiles, les soins jaloux sans objet, l'empathie détruite. L'éternité était à la merci du hasard.
quatre cents Amarante, subitement sujets aux accidents, réagirent avec une exagération psychotique. Ils coururent se clôturer, transpirant dans de vastes pièces, redoutant de sortir à l'air libre de peur qu'un aérocar ne leur tombe dessus, ou qu'ils ne rencontrent un fou homicide.
Le Conseil des Tribuns se réunit pour examiner l'affaire, mais quand la presse les questionna, les Tribuns ne répondirent que par des commentaires peu concluants.
Le Chancelier Imish désavoua publiquement Way-lock sur les ondes. Il souligna que Waylock, en se .prétendant Vice-Chancelier, avait usé à tort du titre et n'avait exprimé en aucune façon la position officielle.
Le public assimila la nouvelle et commença à réagir. Certains s'alarmèrent de ce qu'on avait bafoué les institutions, d'autres éprouvèrent un plaisir secret. Waylock était considéré tantôt comme un martyr, tantôt comme un criminel justement exécuté. Peu arrivaient à se concentrer sur leur travail. Des milliers de gens perdirent leur temps à discuter de cette étrange affaire. A quoi aboutirait-elle? Les heures passèrent, et les jours, et Clarges attendait.
Vincent Rodenave avait également participé aux événements de cette nurt dramatique. Dans un aéro-car de location, il s'était envolé vers les Monts Souverains, à soixante kilomètres au nord de Clar-264
ges, et avait atterri près d'une petite villa isolée. Non sans difficulté, il força une porte, et fit irruption dans la chambre centrale.
Dans des boxes tendus de satin bleu reposaient trois versions de L'Anastasia de Fancourt - des simulacres de L'Anastasia originale. Leurs yeux sombres étaient clos; elles gisaient en transe, semblables jusqu'aux boucles de leur courte chevelure noire.
Rodenave ne contenait qu'à peine l'impulsion qu'il ressentait. Il se pencha en avant, les mains tremblantes, pour caresser la chair nue.
L'Anastasia que Rodenave avait touchée s'éveilla. Et les deux autres s'éveillèrent en même temps.
Elles poussèrent un cri de surprise. Confuses et pudiques, elles regardèrent à droite et à gauche pour trouver de quoi se couvrir.
- L'Anastasia a transité, annonça Rodenave. qui est l'aînée?
- C'est moi, dit l'une d'elles. - Les trois reflets devinrent soudain une personne et deux reflets. -
Je suis L'Anastasia. - Elle se tourna vers ses simulacres. - Retournez dans vos boxes, je vais aller dans le monde.
-
Vous irez toutes les trois, dit Rodenave.
L'Anastasia le considéra avec stupéfaction. -
Mais ce n'est pas correct!
-
Si, dit Rodenave. - II ajouta d'une voix avide :
- Depuis la dernière visite qu'elle vous a rendue, L'Anastasia m'a épousé. Vous êtes désormais ma femme.
La nouvelle Anastasia, les deux simulacres, l'examinèrent avec intérêt.
- J'ai du mal à le comprendre, dit la nouvelle Anastasia. Vous ne m'êtes pas inconnu. quel est votre nom?
- Vincent Rodenave.
- Ah... Je vous reconnais maintenant. Nous 265
avons entendu parler de vous. ï- Elle haussa les épaules et rit. - J'ai fait bien des choses bizarres dans ma vie. Peut-être vous ai-je effectivement épousé. Mais cela m'étonnerait.
Elle se glissait dans la personnalité de l'illustre mime, comme si une intelligence désincarnée se fondait dans son corps.
- Venez, fit Rodenave.
- Mais nous ne pouvons pas partir toutes! pro testa L'Anastasia. Et notre empathie?
- Vous devez venir toutes les trois, s'obstina Rodenave. J'emploierai la force si nécessaire.
Elles reculèrent toutes trois en le surveillant du coin de l'úil. - C'est une chose inouÔe. qu'est-il arrivé à la précédente Anastasia?
- Un amant jaloux a commis un acte de violence contre elle.
- Ce doit être L'Abel.
Rodenave eut un geste d'impatience. - Nous devons partir d'ici.
- Mais, objecta l'aînée, si nous partons toutes, il y aura trois Anastasia! Les autres sont aussi avancées que moi. En fait, elles sont identiques à moi.
- L'une d'entre vous peut être L'Anastasia, si vous voulez. Une autre sera mon épouse. La troi sième fera ce qui lui plaira.
Les trois Anastasia le regardèrent avec une circonspection peu flatteuse.
L'aînée prit la parole.
-
Nous désirons nullement avoir quoi que ce soit à voir avec vous. S'il y a eu mariage, il sera dissous.
Nous quitterons notre cellule, si nous le devons. Mais c'est tout.
Rodenave blêmit. - L'une de vous va me suivre! Alors choisissez - laquelle?
-
Pas moi. - Pas moi. - Pas moi.
Les trois voix parlèrent avec une même intonation.
-
Mais votre mariage, vous ne pouvez nier son
existence!
266
-
Si, nous le pouvons. Et c'est ce que nous allons faire. Vous n'êtes pas quelqu'un que nous aurions plaisir à toucher.
Rodenave dit d'une voix étranglée: - Tous les Amarante, tous les surgeons et suppléants doivent quitter leur cellule; c'est le nouveau décret!
-
Absurde! - Absurde! - Absurde!
Rodenave avança, leva la main; le visage d'une des jeunes femmes rougit. Rodenave tourna les talons, regagna à grands pas son aérocar, et rentra seul à Clarges.
Le Roland Zygmont n'avait connu qu'indécision, conflit et colère depuis que La Jacinthe Martin avait porté à son attention l'affaire Gavin Waylock.
Le Roland était un très vieil homme, l'un des membres du groupe original de Grande Concorde. Il était svelte, avec une ossature fine; son visage était maigre, fin de nez et de m‚choire, avec des yeux gris p‚le et de beaux cheveux dorés. Le temps l'avait adouci et n'avait jamais partagé le zèle passionné de La Jacinthe. Après la nuit apocalyptique qui avait amené tant d'angoisses, son premier sentiment avait été le soulagement à l'idée que le pire était s˚rement passé.
Les premiers jours qui suivirent, cependant, il connut un regain de contrariétés et de vexations. Les mille sept cent soixante-deux suppléants posaient le plus grave problème : quel devait être le statut de ces nouveaux citoyens? Pour chacun des quatre cents Amarante dont les cellules avaient été vidées, il existait quatre ou cinq versions - chacune avec le même aspect, la même formation, les mêmes espoirs 267
d'avenir. Chacune était parfaitement en droit de se considérer comme un Amarante, avec tous les avantages et privilèges que cela impliquait; ce qui créait une situation embarrassante.
Le problème fut débattu lors d'une session du Conseil Directoire - la plus houleuse qu'ait connue Le Roland - et résolu de la seule manière qui semblait concevable: les mille sept cent soixante-deux suppléants seraient admis dans la Société des Amarante à titre personnel.
Une fois la décision prise, le nom de Gavin Way-lock fut prononcé, comme c'était fatal. Le Cari Fergus - un de ceux dont les suppléants avaient été
libérés - s'exprima avec amertume.
-
que cet homme ait été exécuté ne suffit pas, il devrait être ressuscité et détemporisé à la manière Nomade; non pas une fois mais plusieurs!
Le Roland, à bout de patience, répliqua sèchement :
-
Vous perdez la tête; vous ne voyez la situation qu'en fonction de vos ennuis personnels.
Le Cari s'enflamma. - Vous défendez ce Monstre?
-
Je note simplement que Waylock a été souvent
à la pire provocation, répondit froidement Le Roland, et qu'il s'est défendu avec les seuls moyens dont il disposait.
Un silence gêné s'établit dans la salle. Le Vice-Président, L'Olaf Maybow, dit d'un ton conciliant : - quoi qu'il en soit, cet épisode est terminé.
-
Pas pour moi ! rugit Le Cari Fergus. Il est facile au Roland de prendre des airs de sainteté béate, ses suppléants sont toujours en s˚reté dans leur cellule.
S'il n'avait pas été si stupide, si craintif et hési tant...
Les nerfs du Roland étaient déjà à vif, et cette accusation lui fit perdre tout contrôle. Il se leva d'un bond, prit Le Cari au collet et le projeta contre le mur. Le Cari lança des coups de poing; les deux se 268
battirent trente secondes avant que les autres membres du Conseil réussissent à les séparer..
L'assemblée prit fin dans la colère et la dissension ; Le Roland rentra dans son appartement, espérant trouver l'apaisement gr‚ce à un massage, un bain chaud et une bonne nuit de sommeil. Mais le plus grand choc de cette soirée était encore à venir. En arrivant, il vit un homme qui l'attendait dans le salon.
Le Roland resta cloué sur place. - Gavin Way-lock! murmura-t-il d'une voix étranglée.
Waylock se leva. - Le Gavin Waylock, je vous prie.
-
Mais... vous êtes exterminé!
Waylock haussa les épaules. - Je ne sais pas grand-chose de ce qui s'est passé; seulement ce que j'ai lu dans les journaux.
- Mais...
- Pourquoi êtes-vous étonné? demanda Waylock, avec une certaine irritation. Avez-vous oublié que je suis Le Grayven Warlock?
Le Roland eut une illumination.
- Vous êtes l'aîné des suppléants laissés par Le Grayven!
- Naturellement. Gavin Waylock a eu sept ans
pour mener à bien l'empathie.
Le Roland s'effondra dans un fauteuil. - Pourquoi ne l'avais-je pas prévu?
- II se frotta les tempes. - quelle situation! qu'allons-nous faire?
Waylock haussa les sourcils. - Y a-t-il un problème?
Le Roland soupira. - Non. Je ne raviverai pas cette controverse. Vous avez gagné, et la récompense vous appartient. Venez.
Il le conduisit à son bureau, ouvrit un grand registre antique, trempa une plume d'oie dans de l'encre pourpre et inscrivit le nom GAVIN WAYLOCK.
Il ferma le registre. - Voilà. C'est fait. Vous êtes 269
inscrit. Je donnerai à frapper demain votre médaille de bronze; vous avez déjà été soumis aux traitements; il n'y a pas d'autres formalités. - II regarda Waylock de haut en bas. - Je ne simulerai pas l'affabilité, car je n'en ressens pas. Je vous offrirai néanmoins un verre de cognac.
-
J'accepte avec plaisir.
Les deux hommes burent en silence. Le Roland s'appuya contre le dossier de son fauteuil. - Vous êtes parvenu à vos fins, dit-il sombrement. Vous êtes Amarante, la vie est devant vous. Vous avez remporté un trésor - il secoua la tête - mais de quelle manière! quatre cents Amarante sont maintenant contraints de se confiner dans leur demeure; ils doivent cultiver de nouveaux suppléants, réaliser de nouvelles empathies. Certains risquent d'avoir un accident, ils risquent de transiter, et sans leurs suppléants, c'est l'oubli. Vous aurez ces vies sur la conscience.
Waylock ne se montra nullement affecté. - Tout cela aurait pu être évité il y a sept ans.
- Là n'est pas la question.
- Peut-être. D'ailleurs, l'ascension s'effectue tou jours aux dépens de la vitalité de quelqu'un. J'ai relativement peu de chose à me reprocher. Mes victimes sont les deux ou trois personnes que vous avez mentionnées; n'importe quel autre Amarante a volé la vie de deux mille personnes.
Le Roland Zygmont eut un rire amer. - Croyez-vous que vous n avez pas frustré deux mille personnes de leur vitalité? L'Actuaire doit maintenir les quota; vous vous êtes élevé aux dépens de ceux qui étaient les mieux placés en Seuil, et de tous ceux au-dessous d'eux! - II leva les mains en un geste d'indifférente. - Ne chicanons pas; vous êtes Amarante, mais vous ne trouverez pas la Société aussi fermée, les avantages aussi somptueux, la compagnie aussi choisie qu'auparavant.
-
Comment cela?
270
-
Chacun des mille sept cent soixante-deux a
droit au statut d'Amarante et il lui a été conféré.
Waylock eut un reniflement de dédain. - On peut dire que vous prenez soin des vôtres! Et les quotas de l'Actuaire, alors?
Le Roland, s'apprêta à parler, fronça les sourcils et hésita. Puis il dit :
- Nous ne pouvons que faire ce que nous tenons pour juste.
Waylock se leva. - Je vous souhaite une bonne nuit.
-
Bonne nuit, dit Le Roland.
Waylock alla jusqu'à la plate-forme d'atterrissage, o˘ il avait laissé son aérocar de location. Il prit de l'altitude montant à une grande hauteur au-dessus des voies aériennes. Clarges s'étendait sous lui, antique cité
grouillante, riche, étrange, diverse.
Et maintenant? se dit Waylock. Il pouvait se reposer pendant un temps, peut-être dans les collines au-dessus du Vieux Port, et là-bas, dresser des plans. C'en était fini de la fièvre, de la tension et du danger. Il rit tout haut. Il était Le Gavin Waylock, et son avenir s'étirait jusque dans les brumes de l'infini. Plus besoin de lutter ou de se surmener, plus de défis à relever... pas d'intrigues, de calculs, de méfiance. Et, songea-t-il tristement, plus ce sentiment de triomphe, lorsque calculs et intrigues aboutissaient.
Waylock éprouva une vague appréhension. Il avait gagné, la récompense lui appartenait - mais de quelle valeur, cette récompense? que valait le système, si on ne pouvait plus oser ces folles actions glorieuses devant lesquelles on aurait naturellement reculé? Les Amarante étaient aussi timorés que les glurons, et aussi vulgaires.
Waylock songea à l'Entreprise Stettaire, qui avait d˚ maintenant refaire le plein, et être prête à s'aventurer dans les ténèbres extérieures. Peut-être pourrait-il aller jusqu'au spatioport d'Elgenburg rendre visite à Rienhold Biebursson.
XX
Le Roland Zygmont passa une nouvelle journée mouvementée au Conseil Directoire, mais parvint à se libérer avant son repas du soir.
Il mangea en solitaire, heureux de cette tranquillité, et feuilleta les quotidiens.
La réapparition du Gavin Waylock faisait l'objet de communiqués émus, mais le sujet était traité de façon prudente et impersonnelle.
En première page de la Diffusion, journal à grande diffusion chez les glurons et la Couvée, Le Roland lut:
La politique de la Diffusion a toujours été de ne faire aucune distinction entre les phyles, et de ne jamais choisir un phyle pour cible de ses critiques. Cependant, nous sommes troublés par l'attitude des Amarante envers les 1 762 surgeons récemment mis en circulation dans le monde gr‚ce au zèle de Gavin Waylock. C'est un fait reconnu que ces surgeons étaient les identités de leur Amarante respectif, et en ce sens, des personnes identiques avec des droits identiques.
Néanmoins, 1 762 nouveaux Amarante représentent une augmentation de 17,62 %
du phyle, et une saignée
272
correspondante sur la production de l'Aire. Il est notoire que chaque Amarante, avec les loisirs dont il dispose, et ses facilités pour amasser une fortune, consomme de dix à cent fois plus de produit brut qu'un membre type de Couvée.
A notre avis, la Société pouvait justifier sa haute situation de confiance en inscrivant les surgeons en Couvée. Le parti qui vient d'être adopté sent le favoritisme et le passe-droit.
Le Roland eut un sourire amer et passa au Clairon, organe d'information qui reflétait généralement l'attitude du phyle supérieur : La cité est la proie d'une singulière agitation - à notre avis, absolument pas en proportion avec sa cause : l'admission dans la Société des 1 762
suppléants si malencontreusement libérés.
Certes, la chose est f‚cheuse, mais de quelle autre manière rendre la justice? Les individus concernés n'ont assurément pas été projetés dans le monde de leur propre volonté. Chacun d'eux est l'identité d'un Amarante, et ce serait cruel de précipiter ces personnes dans le phyle inférieur.
Prenons donc tous notre parti d'une situation désagréable, léchons nos plaies et faisons en sorte que jamais rien de la sorte ne puisse se reproduire.
quelles sont les réactions de la population de Clar-ges à l'égard du nouveau Gavin Waylock? Difficile de le savoir. Jamais le pouls populaire n'a été aussi irrégulier. En fait, le ressentiment semble s'excuser davantage contre la Société, à cause des 1 762 nouveaux Amarante. Mais la population de Clargès constitue une inconnue, ce qui n'a jamais été aussi vrai qu'en ce moment.
Ailleurs, il remarqua un entrefilet succinct, mais n'y prêta pas une attention particulière.
273
L'Actuaire a brièvement interrompu le service du rapport ce matin, afin d'évaluer une nouvelle information.
Le Roland avait sa soirée prise par une réunion mondaine à laquelle il lui était impossible de se dérober. Il avait prévu de n'y faire qu'une apparition symbolique, mais c'est seulement à minuit qu'il parvint à
retourner à son appartement.
Il ouvrit une fenêtre. La nuit était claire et froide. Il leva les yeux vers le ciel o˘ voguait une lune p‚le.
Le gros de la tempête était passé, se dit-il. Les décisions difficiles avaient été prises, seuls des détails restaient à mettre au point. Ce serait une t‚che ardue mais qui pouvait être confiée à d'autres. Il éprouvait un sentiment de soulagement et de détente.
L'heure était tardive, la ville était sombre et silencieuse. Le Roland b
‚illa, quitta la fenêtre et se mit au lit.
La nuit passa, la lune se coucha derrière les hautes tours, l'aube vint diluer les ténèbres; le soleil se leva.
Le Roland dormait toujours.
Plusieurs heures s'écoulèrent. Le Roland remua, s'éveilla. Il avait été
dérangé par un bruit étrange, et pendant un moment il resta couché à
s'efforcer de l'identifier. Le bruit semblait s'engouffrer par la fenêtre ouverte - un bruit pareil à celui d'un fleuve qui roule des eaux profondes.
Il se leva et alla à la fenêtre. La rue fourmillait de gens - une foule aussi dense que des raisins secs dans une boîte. Leur flot lent se dirigeait vers la place Esterhazy.
La sonnerie du commu retentit; Le Roland se détourna de la fenêtre comme un homme plongé
274
dans un rêve. Le visage sur l'écran était celui de L'Olaf Maybow, Vice-Président de la Société.
-
Roland! s'exclama L'Olaf, surexcité. Avez-vous vu ça? qu'allons-nous faire?
Le Roland se frotta le menton. - II y a une foule énorme dans la rue. Est-
ce de cela que vous voulez parler?
- Une foule! s'écria L'Olaf d'une voix de stentor.
C'est de la populace! Un soulèvement!
- Mais pourquoi? qu'est-ce qui a déclenché
cela?
- Vous n'avez pas lu les journaux du matin?
- Je viens de me réveiller.
- Regardez les gros titres.
Le Roland appuya sur une touche, et un résumé des nouvelles fut projeté sur le mur.
- Grand Principe …ternel! murmura-t-il.
- Exactement.
Le Roland resta silencieux.
-
qu'allons-nous faire? interrogea L'Olaf.
Le Roland réfléchit un moment. - Je suppose qu'il faut réagir.
- Apparemment.
- Bien que l'affaire ne soit pas de notre res sort.
- Nous devons quand même faire quelque chose.
Notre responsabilité est en cause.
Le Roland dit, d'une voix calme : - D'un certain et terrible point de vue, notre civilisation a échoué. La race humaine a échoué.
L'Olaf parla d'un ton sec : - Ce n'est pas le moment de discuter d'échec!
Il faut que quelqu'un fasse une déclaration, que quelqu'un prenne la situation en main!
-
Hm, marmonna Le Roland. C'est maintenant
qu'un bon Chancelier donnerait sa mesure.
L'Olaf eut un reniflement dédaigneux. - Claude Imish? Ridicule! Non. C'est à nous d'agir!
275
-
Mais je ne peux pas contredire l'Actuaire! Pas plus que je ne peux expédier mille sept cent soixante-deux Amarante en Couvée!
L'Olaf tourna la tête. - …coutez-les, entendez comme ils rugissent!
Le bruit de la foule s'amplifia soudain - un son chargé d'harmoniques aigus, semblables à des plaintes animales.
L'Olaf s'exclama. - Vous devez faire quelque chose!
Le Roland se redressa de toute sa taille. - Très bien. Je vais aller au-devant d'eux. Je vais leur conseiller la raison... la patience...
- Ils vont vous mettre en pièces!
- En ce cas, je ne leur dirai rien. Et d'ici peu, ils en auront assez de manifester et retourneront à leur travail.
- Alors que leur travail n'a plus aucune signifi cation?
Le Roland s'enfonça dans son fauteuil. - Ni vous ni moi - ni personne d'autre - ne peut maîtriser la situation. Je le sens; je sais ce que c'est.
Les gens étaient semblables à 'de l'eau captive. La digue s'est rompue et il faut que l'eau retrouve son niveau naturel.
- Mais... que vont-ils faire?
- qui sait? Peut-être serait-ce sage de prendre une arme quand vous sortirez.
- Vous parlez comme si les gens de l'Aire étaient des barbares!
- Nous et les barbares nous sommes de la même souche. Nous avons connu ensemble cent mille ans de sauvagerie, et seulement quelques siècles de divergence.
Les deux Amarante se regardèrent tristement, 'puis tous deux sursautèrent, comme le bruit de la foule augmentait de nouveau.
276
Les événements qui avaient amené dans les rues de Clarges cette afflux désespéré représentaient l'apogée de la Révolution Industrielle, de la victoire sur la maladie au vingtième siècle, du Chaos Malthusien, de l'Aire de Clarges elle-même. Ils étaient un produit de la civilisation, et en ce sens, redéterminés. Mais la source immédiate du désordre était l'adjonction à la Société des Amarante de mille sept cent soixante-deux nouveaux membres.
L'information parvint à l'Actuaire, fut codée et intégrée. Même ceux qui travaillaient à l'Actuaire furent alarmés par le résultat. La proportion entre les différents phyles était fixe, selon une formule qui maintenait le total des années de vie pour mille habitants à une valeur constante. Pour les besoins de cette formule, la vie d'un Amarante était arbitrairement estimée à trois mille ans, et la proportion des phyles s'établissait à peu près comme suit : 1: 40 : 200: 600: 1 200 :
L'accession de mille sept cent soixante-deux nouveaux Amarante détruisait l'équilibre établi, réduisant de plus de quatre mois l'espérance de vie de la Couvée, et des autres phyles à l'avenant.
La première conséquence fut une avalanche d'instructions aux assassins ordonnant des visites à un grand nombre de personnes dont la ligne de vie s'était approchée à quatre mois de la terminatrice.
Dans certains cas, les lignes de vie étaient sur le point d'accéder à un autre phyle - mais raccourcir de quatre mois le délai de rencontre entre la source et la terminatrice amputait cette possibilité.
Ces cas particuliers furent les premiers à protester. Il y eut des actes de violence; des assassins
277
furent jetés dans la rue. Dans de nombreux quartiers, l'excitation était déjà à son comble quand les médias expliquèrent toute la portée du nouvel ajustement.
La réaction fut instantanée. La population de Clarges déferla dans les rues. Les lieux de travail furent désertés, si tous vos efforts n'aboutissaient qu'à vous voir retrancher quatre mois de votre vie, à quoi bon travailler? Pourquoi ne pas laisser tomber?
Beaucoup ne rejoignirent pas la manifestation parce qu'ils restaient couchés sur le dos dans leur appartement à contempler le plafond. Des milliers d'autres abandonnèrent toute réserve, tout sens des responsabilités. Ils criaient et pleuraient dans la foule dont le tourbillon se dirigeait vers la Place Esterhazy.
La place devant l'Actuaire était envahie de corps E
ressés les uns contre les autres. Des visages bril-lient par-dessus des vêtements ternes, comme des confettis sur une eau noire. De temps en temps quelqu'un dans le nombre grimpait sur une balustrade et sa voix s'élevait maigrement au-dessus de la masse. Les visages se tournaient; il y avait alors un piétinement nerveux, un grondement guttural. , Un aérocar tournoya au-dessus de l'Actuaire; il se posa sur le toit. Un homme en descendit et avança avec précaution jusqu'au bord. C'était le Roland Zygmont, Président de la Société des Amarante. Il se mit à parler, à l'aide d'un haut-parleur, et sa voix retentit sur l'esplanade et sur la Place Estherhazy.
La foule n'accorda guère d'attention à ses paroles; elle ne réagit qu'à
l'émotion contenue dans sa voix, et devint encore plus tendue.
Un murmure s'éleva et parcourut la place, se propageant d'un côté à l'autre par l'effet d'une résonance naturelle: - Le Roland Zygmont! C'est Le Roland Zygmont de la Société!
Le murmure gagna en ampleur, devint rumeur,
278
puis rugissement. Le Roland avait été malheureux dans le choix de son podium; le Président de la Société des Amarante planté sur le toit de l'Actuaire, c'était un symbole trop cuisant.
D'un côté de l'esplanade, une insulte braillée à pleine voix fusa. La foule poussa un profond soupir bizarre. Une autre voix reprit le cri, puis une autre, et une autre encore de différents points de l'esplanade. Le bruit se répercuta sur toute la Place Esterhazy. Dans les rues voisines, les gens se figèrent sur place, tressaillirent, ouvrirent la bouche.
Le cri jaillissait de la cité; Clarges tout entière poussait un cri jamais encore entendu sur la face de la Terre. Sur le toit de l'Actuaire, Le Roland resta frappé de stupeur, accablé, les bras pendant le long du corps.
Il voulut parler; sa voix fut submergée. Fasciné, il regardait et la foule leva les bras vers lui, les doigts crispés dans un effort pour attraper et saisir.
La foule avança dans un soubresaut, marcha sur l'Actuaire.
Elle défonça les portes avec le poids de sa chair; le métal se tordit, le verre vola en éclats.
Un groupe de gardiens leva des mains implorantes, du Bureau des Relations Publiques sortit Basil Thinkoup qui exhorta les manifestants à l'ordre et au calme. La foule leur passa sur le corps. La vie de Basil Thinkoup prit fin.
La foule s'engouffra dans les zones sacro-saintes. Des barres de fer s'abattirent sur les panneaux de contrôle, des détritus furent jetés dans les délicates microrotatives. L'électricité crépita, de la fumée s'éleva des composants explosèrent. Le formidable mécanisme mourut, comme meurt un homme quand son cerveau est endommagé.
Dehors, sur la place, les émeutiers se bousculaient, acharnés dans leur impatience d'attaquer l'Actuaire. Ceux qui tombaient disparaissaient sans un bruit;
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leur exression était paisible, comme s'ils avaient été soulagés d'une terrible corvée : l'épreuve du futur. Mille autres leur passèrent sur le corps, bien décidés à envahir l'Actuaire.
Ils franchirent les portails, épaule contre épaule, tournant les yeux d'un côté à l'autre, cherchant ardemment quelque chose à détruire.
Un groupe déboucha sur le palier o˘ était suspendue la Cage de la Honte. Il la fit tourner au-dessus du vide, coupèrent les c‚bles; elle tomba au milieu de la foule et fut mise en pièces.
La colère de la foule ne se rel‚chait pas. Sur le toit, Le Roland pensa qu'il n'y avait jamais eu de colère semblable dans toute l'histoire de l'humanité.
L'Olaf l'empoigna par le bras. - Vite, nous devons fuir! Ils arrivent sur le toit!
Les deux hommes s'élancèrent vers l'aérocar qui S
lanait à proximité, ils s'y étaient pris trop tard et irent saisis par-derrière. Ruant, se débattant, hurlant, ils furent emportés jusqu'au bord du toit et précipités dans le vide.
quelque chose explosa à l'intérieur de l'Actuaire; un jet de flammes jaillit haut dans les airs. Les hommes sur le toit coururent, virevoltèrent éperdu-ment, comme des scarabées dans une bouteille, avant de flamber, asphyxiés. A l'intérieur de l'Actuaire, mille autres trouvèrent la mort.
La foule ne s'en soucia pas; elle écoutait la voix frénétique d'un homme qui s'était perché sur un muret. C'était Vincent Rodenave, transporté de passion. Son visage était embrasé d'une ardeur fanatique. Sa voix était électrifiante. - Gavin Waylock! criait-il. C'est lui l'artisan de tout ce mal! Gavin Waylock!
Sans en avoir pleinement conscience, la foule reprit le cri : - Gavin Waylock! A mort! A mort! A mort!
280
Le Prytanée se réunit en séance extraordinaire, mais seulement la moitié de l'assemblée était présente, et composée d'hommes las et échevelés. Ils discoururent d'une voix lugubre et prirent les mesures législatives qu'ils jugeaient nécessaires sans ardeur ni enthousiasme.
Bertrand Helm, Premier Maréchal de la Milice, reçut l'ordre de rétablir le calme dans la cité. Caspar Jarvis fut requis de coopérer avec l'effectif des assassins au grand complet.
- Et Gavin Waylock? interrogea une voix dans
l'enceinte.
- Gavin Waylock? - le président haussa les
épaules. - Nous ne pouvons rien contre lui. - Et il ajouta : - Ou pour lui.
Gavin Waylock fut recherché partout dans Clarges. Son appartement fut mis à
sac, une douzaine d'hommes lui ressemblant furent roués de coups avant de réussir à s'expliquer et à se faire libérer.
De quelque part vint une rumeur: on avait vu Gavin Waylock à Elgenburg. Les avenues allant vers, le sud s'emplirent de colonnes scandant des slogans.
Maison par maison, Elgenburg fut fouillé, chaque coin et recoin examiné.
A proximité se trouvait le spatioport, o˘ l'Entre-281
prise Stellaire attendait le départ. Haute et nette, sa oelle masse métallique se dressait au-dessus du tumulte.
De tous les quartiers d'Elgenburg, des hommes et des femmes convergèrent sur le spatioport. Extérieurement, ils semblaient plus calmes, moins déchaînés que ceux qui avaient détruit l'Actuaire, mais, stoppés par les barrières, ils témoignèrent de la même ardeur première. Palmodiant et chantant ils s'attaquèrent à la grille, se servant d'un poteau métallique comme bélier.
Un gros aérocar descendit du ciel; il se posa à l'intérieur de la grille et six hommes en sortirent : le Conseil des Tribuns. Ils avancèrent en une ligne rigoureuse, levant les mains dans un geste d'admonition.
Au centre marchait Guy Carskadden, le Grand Tribun.
La foule eut un moment d'hésitation, le bélier arrêta sa course.
Carskadden s'écria: - Cette folie doit prendre fin! que cherchez-vous ici?
- Waylock! clamèrent une douzaine de voix.
Nous voulons le criminel, le Monstre!
- tes-vous des barbares, pour détruire la pro priété et faire fi des lois de l'Aire?
Les voix lui répondirent, plus fortes et plus menaçantes.
-
Il n'y a plus de lois! - Et un unique cri
strident : - II n'y a plus d'Aire!
Carskadden eut un geste de désespoir. La foule se porta en avant; la grille céda sous le poids de dix mille corps. Des hommes et des femmes aux yeux ardents s'élancèrent. Les tribuns reculèrent lentement, levant les mains et criant: - Arrière, arrière!
Au-dessous de la haute silhouette de l'Entreprise Stellaire, luisant dans la lumière triste du crépus-282
cule, les tribunes s'alignèrent et la foule se rapprocha lentement.
Carskadden tenta une nouvelle fois de les arrêter. - Stop! tonna-t-il.
Rentrez chez vous, reprenez votre travail!
La foule s'immobilisa, morose et murmurante. - "Waylock! Waylock le Monstre! Il a ruiné nos vies!"
Carskadden mit dans sa voix toute la persuasion en son pouvoir.
- Soyez raisonnables. Si Waylock a commis des crimes, il paiera!
- Nos vies! Tronquées! G‚chées! Vengeons nos
vies!
La foule avança, engloutissant les tribuns. Les forcenés escaladèrent l'échelle, cherchant à gagner le sabord ouvert à quinze mètres au-dessus du sol.
Un mouvement se fit à l'intérieur du vaisseau. Reinhold Biebursson sortit des ombres de l'intérieur, se posta sur la passerelle, devant le sabord.
Il regarda la foule en clignant des paupières, secoua sa grande tête avec commisération. Il souleva un seau, en jeta le contenu devant lui.
Un gaz vert se dégagea; la foule toussa, poussa des cris gutturaux, fit volte-face et reflua loin du vaisseau.
Bierbursson regarda le ciel o˘ un grand aérocar descendait en oblique vers le vaisseau, regarda une nouvelle fois la foule, leva une main pour un salut mélancolique et disparut à l'intérieur.
Le nuage de gaz avait créé une accalmie, bien qu'à présent la foule, alimentée par toutes les rues d'El-genburg, se f˚t répandue sur toute la surface du spatioport.
De quelque part à l'arrière commença à s'élever une mélopée - Gavin Waylock
- donnez-nous Waylock! Gavin Waylock - donnez-nous Waylock!
283
La mélopée enfla et gronda avec un volume énorme; la masse se porta une nouvelle fois à l'avant, se serra contre le grand vaisseau.
L'aérocar descendit, fit un point fixe; sur le palier prit pied un homme de taille moyenne, avec un large visage jovial, une épaisse, chevelure blonde, dont une mèche plate pendait sur un côté de son front.
Il parla dans un microphone; sa voix retentit dans un haut-parleur, interrompant le grondement incantatoire.
-
Amis... certains d'entre vous me connaissent.
Je suis Jacob Nile. Puis-je vous parler? Ce que j'ai à
dire concerne l'avenir de Clarges.
La mélopée se tut; la foule écouta.
-
Amis, vous êtes inquiets, vous êtes énervés, et à
juste titre. Car aujourd'hui vous avez brisé le passé, et l'avenir est grand ouvert.
" Vous êtes venus chercher Gavin Waylock, mais c'est une bêtise.
Un bref grondement de colère s'éleva de la foule. - Il est à l'intérieur.
Jacob Nile poursuivit imperturbablement. - qui est Gavin Waylock? Comment pouvons-nous le haÔr, comment pouvons-nous nous haÔr nous-mêmes? Gavin Waylock, c'est nous-mêmes! Il a fait ce que tous nous avons souhaité faire.
Il a agi sans réserve, sans discipline, sans peur. Il a réussi, et nous sommes furieux, nous sommes jaloux de son succès!
" Gavin Waylock a mal agi. Si vous le mettiez en pièces, ce serait peut-
être justice. Mais je le redis : et nous-mêmes?
La foule se taisait.
-
Waylock n'est pas aussi coupable que nous
autres - cette grande nation, l'Aire de Clarges. Nous avons fait une tache sur l'histoire de l'humanité, nous avons nui à toute la race des hommes. Com-284
ment? Nous avons limité la réussite humaine. Nous nous sommes torturés avec l'image de la vie, nous avons tenu ce fruit superbe et n'avons finalement mangé que des cendres.
" La tension était insupportable; aujourd'hui, l'explosion s'est produite.
Elle était inévitable; Waylock n'a été rien de plus que le catalyseur. Il a accéléré l'histoire et, en ce sens, il doit être remercié.
La foule siffla, impatientée.
Jacob Nile avança d'un pas, repoussa sa mèche de cheveux. Son visage n'avait plus rien de gouailleur ni de bouffon; ses joues étaient maigres et ravinées, sa voix tendue.
-
Voilà pour Waylock: il n'a en lui-même aucune importance. Ce qu'il a fait est énorme. Il a brisé le système. Nous sommes libres! L'Actuaire est détruit, les archives sont perdues, chacun est pareil à son prochain!
" Comment allons-nous utiliser notre liberté? Nous pouvons reconstruire l'Actuaire, nous pouvons reprendre notre place dans les phyles; nous pouvons nous emprisonner de nouveau, comme des mouches dans une toile d'araignée. Ou bien... nous pouvons entrer dans une nouvelle phase de l'histoire - o˘ la vie appartiendra à tous les hommes, et pas seulement à
un sur deux mille!
La foule commença à réagir à l'ardeur de Nile; elle fut parcourue d'un léger murmure et proféra des petits sons d'approbation.
-
Comment y parviendrons-nous? Ou nous dit
que notre monde est trop petit pour des hommes possédant la vie éternelle. C'est vrai. Nous devons redevenir des pionniers, nous devons conquérir de nouveaux territoires! Les hommes d'autrefois ont taillé leur espace vital dans les terres sauvages; nous devons faire de même, et que cela soit la condition pour la vie éternelle! N'est-elle pas suffisante?
quand un homme a créé son espace vital et qu'il 285
assure sa subsistance, n'a-t-il pas droit à la vie? La foule poussa un cri guttural : - La vie! La vie!
-
O˘ trouver cet espace vital, o˘ aller le cher cher? D'abord, dans toutes les régions incultes et les territoires Nomades de la Terre. Nous devons nous étendre, nous devons apporter aux barbares notre civilisation; mais nous devons aller à eux en pèlerins, en missionnaires, non en soldats. Nous devons les rallier à nous. Et ensuite - quand la Terre sera comble - o˘ restera-t-il de l'espace vital? O˘ donc?
- Jacob Nile se tourna vers l'Entreprise Stellaire, leva les yeux vers le ciel. - quand nous avons détruit l'Actuaire, nous avons détruit ce qui nous barrait les cieux. Maintenant la vie, la vie éternelle, est à la disposition de tous. L'homme doit aller de l'avant; c'est dans la nature de son cerveau et de son sang. Aujourd'hui la Terre lui est donnée, son destin est dans les étoiles. L'univers entier l'attend! Alors pourquoi trembler et hésiter devant la vie pour nous tous?
La foule était étrangement silencieuse. Pendant de longues secondes, les sentiments s'ajustèrent les esprits bataillèrent pour assimiler la portée des paroles de Nile.
La foule soupira. Le son monta, s'enfla, s'éteignit, comme devant une perspective trop enchanteresse pour être possible.
-
Toi, peuple de Clarges, dit Nile, c'est par ta volonté que le changement peut se faire. quelle est ta volonté?
La réaction de la foule fut cette fois plus rapide, plus enthousiaste.
Seule une voix étouffée - était-ce celle de Vincent Rodenave? cria : - Mais Gavin Waylock! que faites-vous de Gavin Waylock?
-
Ah, Waylock, dit Nile pensivement. Il est en
même temps un grand criminel et un grand héros, 286
Alors, pourquoi ne pas le punir et le récompenser en même temps? Mile se tourna pour regarder l'Entreprise Stellaire. - II est là, le magnifique vaisseau de l'espace prêt à partir dans le vide. quelle plus belle mission pourrait-il accomplir que de chercher pour l'Homme des mondes nouveaux?
quelle plus belle destinée pour Gavin Waylock que partir avec l'Entreprise Stellaire?
Derrière Nile, là-haut sur la passerelle, il y eut un mouvement. Gavin Waylock sortit de l'Entreprise Stellaire. Il se posta face à la foule, qui poussa une immense clameur et s'élança.
Waylock leva la main; la foule se calma instantanément.
- J'ai entendu votre jugement, dit Waylock. - II se redressait de toute sa taille. *- Je l'ai entendu, et je m'y soumets avec joie. Je vais explorer l'espace; je vais chercher de nouveaux mondes pour l'Homme.
Il salua de la main, s'inclina, fit demi-tour et disparut dans le vaisseau.
Deux heures s'écoulèrent. La foule recula et alla se poster sur les hauteurs d'Elgenburg.
Une sirène mugit un avertissement : une flamme bleue palpita sous l'Entreprise Stellaire.
Lentement, il quitta le sol. Et, de plus en plus vite, il monta dans le crépuscule.
La flamme bleue devint une étoile scintillante, puis s'obscurcit et disparut.
Achevé d'imprimer en juin 1991
sur les presses de l'Imprimerie Bussière
à Saint-Amand (Cher)
PRESSES POCKET -12, avenue d'Italie - 75627 Paris Tél. : 44-16-05-00
- N∞ d'imp. 1639. - Dépôt légal : ao˚t 1987.
Imprimé en France