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L’île polaire du Nord était peut-être du paysage martien l’endroit qui avait connu le plus de déformations. C’est ce que Sax avait entendu dire, et en marchant sur une butte qui longeait la rivière de Borealis Chasma, il comprit ce que cela signifiait. La calotte polaire avait diminué de moitié et les immenses parois de glace de Borealis avaient pratiquement disparu, occasionnant une fonte comme on n’en avait pas vu sur Mars depuis le milieu de l’Hespérien. Et, tous les printemps et tous les étés, cette énorme masse d’eau avait impétueusement raviné le sable et le lœss stratifiés. Les creux du paysage s’étaient transformés en de profonds canyons aux parois de sable, qui traversaient dans leur course vers la mer du Nord des bassins hydrographiques très instables, canalisant les fontes printanières et changeant rapidement de cours au gré des effondrements et des glissements de terrain qui donnaient naissance à des lacs éphémères. Puis des brèches s’ouvraient dans les barrages et ces lacs étaient emportés à leur tour, ne laissant que des plages en terrasse et des barrières mouvantes.
Sax regarda l’une de ces barrières en calculant la masse d’eau qui avait dû s’accumuler dans le lac avant la rupture du barrage. On ne pouvait pas trop s’approcher de la partie en surplomb ; les bords du nouveau canyon étaient très instables. La végétation était maigre. Çà et là, une bande de lichen de couleur pâle rompait la monotonie des tons minéraux. La rivière Borealis était un large ruban peu profond de lait glacial, turbide, qui courait cent quatre-vingts mètres plus bas. Des cours d’eau tributaires coupaient beaucoup moins profondément les vallées suspendues et déchargeaient leurs eaux en cascades opaques semblables à de la peinture diluée.
Au-dessus des canyons, le plateau qui avait été le fond de Borealis Chasma était un terrain laminé, et les lignes de soulèvement donnaient l’impression d’avoir été artistement ciselées dans le paysage. Les rivières suivaient un tracé comparable aux nervures d’une feuille et s’enfonçaient à plusieurs mètres de profondeur en décrivant des courbes pareilles à celles d’un pistolet de dessinateur comme si la carte avait marqué le territoire à une grande profondeur.
On n’était pas loin du milieu de l’été, et le soleil balayait toute la largeur du ciel au cours de la journée. Des nuages dévalaient la glace, au nord. Quand le soleil était au plus bas, vers la mi-après-midi, ces nuages filaient vers le sud et la mer en un épais brouillard violet, lilas, bronze ou de quelque autre teinte subtile, vibrante. Des fleurs de fellfield poussaient anarchiquement sur le plateau laminé, et Sax pensa au glacier d’Arena, le paysage auquel il s’intéressait avant son problème. Il se souvenait mal de la première fois qu’il l’avait vu, mais cette image avait dû se graver en lui, de la même façon que les canetons prennent les premières créatures qu’ils voient pour leur mère. De grandes forêts couvraient les régions tempérées, où des touffes de séquoias géants ombrageaient des sous-bois de pins. Des falaises spectaculaires hébergeaient de grands nuages d’oiseaux piauleurs. Il y avait des terrariums renfermant des jungles de cratère et, l’hiver, les interminables plaines de neige des sastrugi. Il y avait des escarpements qui étaient des mondes verticaux, d’immenses déserts de sable rouge, mouvants, des pentes volcaniques de gravier noir ; il y avait toutes sortes de biomes, grands et petits, mais pour Sax, ce bioscope de roche dénudée était le meilleur.
Il marchait sur les pierres, son petit véhicule le suivant tant bien que mal, profitant des passages à gué pour traverser les cours d’eau. Les fleurs d’été, bien que peu visibles à dix mètres, n’en étaient pas moins intensément colorées, aussi spectaculaires à leur façon que n’importe quelle forêt tropicale. L’humus né de ces plantes était extrêmement léger, ne s’épaissirait que lentement, et il était difficile de l’augmenter ; toute terre déversée dans les canyons était emportée par les vents vers la mer du Nord et, sur les terrains laminés, les hivers étaient si rudes que le sol ne se bonifiait que très lentement. Il s’intégrait au permafrost, sans plus. Alors ils laissaient lentement évoluer les fellfields en toundra et gardaient l’humus pour les régions plus prometteuses du Sud. Ce qui convenait à Sax. Les gens auraient des siècles pour procéder à leurs expériences sur le premier aréobiome non terrien, si rare et précieux.
Sax se dirigea – en regardant bien où il mettait les pieds, à cause des plantes – vers son véhicule, qui était maintenant hors de vue à sa droite. Le soleil ne bougeait guère sur l’horizon, et quand on s’éloignait du nouveau Borealis Chasma qui courait le long de l’ancien, il devenait très difficile de s’orienter. Le nord pouvait être n’importe où, dans un arc de cent quatre-vingts degrés. Normalement il était « derrière lui ». Or il ne tenait pas à s’approcher de la mer du Nord, qui devait être devant, parce que les ours polaires s’étaient très bien acclimatés sur ce littoral, où ils tuaient les phoques et attaquaient les réserves d’oiseaux.
Sax prit donc le temps de consulter les cartes de son bloc-poignet pour déterminer avec précision sa position et celle de sa voiture. Il avait un très bon programme de cartes, ces temps-ci. Bon, il se trouvait par 31,63844 degrés de longitude et 84,89926 degrés de latitude nord, à quelques mètres près. Et son véhicule était à 31,64114 degrés par 84,86857. S’il grimpait, par un charmant escalier naturel, en haut de ce petit tertre en forme de miche de pain, au nord-ouest, il le verrait. Oui. Il roulait paresseusement là-bas. Et là, dans le pli de la miche (quelle analogie anthropomorphique appropriée !), une touffe de saxifrage pourpre, obstinée, s’accrochait à l’abri de la roche brisée.
Tout cela avait quelque chose de profondément satisfaisant : le terrain laminé, la saxifrage dans la lumière, le petit véhicule qu’il retrouverait à temps pour dîner, la délicieuse lassitude de ses pieds, et puis un sentiment indéfinissable, un plaisir que tous ces éléments distincts ne suffisaient pas à justifier. Une sorte d’euphorie. Ça devait être de l’amour. L’esprit de l’endroit, l’amour de cet endroit – l’aréophanie, non seulement telle qu’Hiroko l’avait définie, mais peut-être telle qu’elle-même l’avait vécue. Ah, Hiroko… se pouvait-il qu’elle se soit sentie aussi bien, tout le temps ? La créature bénie ! Pas étonnant qu’elle ait projeté une telle aura, suscité un tel engouement. Le désir de côtoyer cette jouissance, d’apprendre à l’éprouver soi-même… L’amour d’une planète. De la vie d’une planète. La composante biologique était sans aucun doute un facteur déterminant de la considération qu’elle inspirait. Même Ann n’aurait pu faire autrement que de l’admettre, si elle s’était trouvée à ses côtés aujourd’hui. Une hypothèse intéressante, à tester. Regarde, Ann, cette saxifrage violette. Vois comme elle attire l’œil. Le regard fixé au centre du paysage curviligne. Une sorte de génération spontanée. Comme l’amour.
À vrai dire, ce paysage sublime lui donnait l’impression d’être une sorte d’image de l’univers lui-même, du moins dans sa relation entre la vie et la non-vie. Il avait suivi les théories biogénétiques de Deleuze, une tentative de réduction en modèles mathématiques à l’échelle cosmologique qui rappelait la viriditas d’Hiroko. Sax croyait savoir que, pour Deleuze, la viriditas était l’une des forces agissantes du big bang, un phénomène de limite complexe qui régissait les forces et les particules, et avait irradié vers l’extérieur du big bang comme une simple potentialité jusqu’à ce que les systèmes planétaires de la seconde génération aient collecté tout l’éventail des éléments plus lourds, moment auquel la vie avait jailli en « mini bangs » éclatant au bout de chaque brin de viriditas. Il n’y en avait pas eu énormément, et ils avaient été uniformément répartis dans l’univers, suivant l’amas galactique et le formant en partie. Chaque « mini bang » était donc aussi éloigné des autres qu’il était possible de l’être. Cette dispersion dans l’espace-temps rendait le contact fort improbable simplement parce qu’il s’agissait de phénomènes tardifs, très éloignés du reste. Le contact n’avait pas eu le temps de se faire. Sax trouvait que cette hypothèse expliquait bien l’échec de SETI[9] ce silence des étoiles qui se poursuivait depuis maintenant près de quatre siècles. Un battement de cils comparé aux milliards d’années-lumière qui, selon Deleuze, séparaient chaque îlot de vie.
La viriditas existait donc dans l’univers comme cette saxifrage sur les grandes courbes de sable de l’île polaire : petite, isolée, magnifique. Sax vit un univers s’incurver devant lui. Mais Deleuze soutenait qu’ils vivaient dans un univers plat, au point d’inversion entre l’expansion continue et le modèle d’expansion-contraction. Et il affirmait aussi que le point d’inversion où l’univers commencerait soit à se contracter, soit à se dilater au-delà de toute possibilité de rétraction semblait très proche. Ce qui laissait Sax dubitatif, tout comme son assertion selon laquelle ils pouvaient influencer la matière dans un sens ou dans l’autre : en tapant du pied, projetant l’univers toujours plus loin, vers la dissolution dans une chaleur insoutenable, ou en retenant son souffle, en attirant tout vers le centre et le point oméga inconcevable de l’eschaton. Non. Entre autres considérations, la première loi de la thermodynamique faisait de cette hypothèse une hallucination cosmologique, un petit existentialisme divin. Voilà quel résultat psychologique pouvait avoir l’énorme accroissement des pouvoirs matériels de l’humanité. À moins que ce ne soit la traduction des tendances personnelles de Deleuze à la mégalomanie ; il croyait pouvoir tout expliquer.
En fait, Sax nourrissait la plus grande méfiance à l’égard de la cosmologie actuelle, qui plaçait l’humanité au centre de toute chose, ère après ère. Sax n’était pas loin de voir dans toutes ces formulations des artefacts de la pensée humaine, de forts principes anthropomorphiques sous-tendant tout ce qu’ils voyaient, comme la couleur. Force lui était pourtant d’admettre que certaines observations semblaient fondées et pas évidentes à considérer comme des intrusions perceptives humaines, ou des coïncidences. Bon, il était difficile d’imaginer que le Soleil et la Lune semblaient être de la même taille vus de la Terre, et pourtant… il y avait des coïncidences. Mais pour Sax, la plupart de ces considérations anthropocentriques ne faisaient que marquer les limites de leur compréhension. Il se pouvait fort bien qu’il y ait des choses plus vastes que l’univers et d’autres plus petites que les cordes – un tout encore plus grand, fait de composants encore plus petits, l’un et l’autre dépassant la perception humaine, même mathématiquement. Ce qui expliquerait certaines contradictions des équations de Bao. Si on admettait que les quatre macro-dimensions de l’espace-temps étaient en relation avec des dimensions plus vastes, de même que les six microdimensions étaient liées aux quatre dimensions ordinaires, ses équations marchaient à merveille. Il entrevoyait d’ailleurs, en cet instant même, une formulation possible…
Il trébucha, reprit son équilibre. Un petit banc de sable, près de trois fois plus grand que les autres. D’accord, monter, et retrouver son véhicule. Là. Mais à quoi pensait-il ?
Il ne s’en souvenait pas. Il réfléchissait à quelque chose d’intéressant, c’est tout ce qu’il savait. Il imaginait quelque chose, mais quoi ? Cela lui avait échappé et il n’arrivait pas à remettre le doigt dessus. C’était tapi dans un coin de sa tête comme un caillou dans une chaussure ; il l’avait sur le bout de la langue. C’était à devenir fou. Ce phénomène lui était déjà arrivé, et lui arrivait de plus en plus souvent, ces derniers temps. Enfin, c’était à tout le moins son impression. Il avait perdu le fil de ses pensées, et il avait beau chercher, ça ne lui revenait pas.
Il regagna son véhicule comme un zombi. L’amour de l’endroit, certes, mais il fallait se souvenir des choses pour les aimer ! Il fallait pouvoir se souvenir de ses pensées ! Perturbé, agacé, il retourna tout dans sa voiture pour préparer le dîner et l’avala sans même s’en rendre compte.
Ce problème de mémoire ne pouvait pas durer.
En y réfléchissant, il perdait souvent le fil de ses pensées. Enfin, il croyait se rappeler qu’il oubliait à quoi il pensait. Drôle de problème, vu comme ça. Bref, il avait conscience de perdre le fil de ses idées, lesquelles lui paraissaient excellentes, dans le vide blanc qui leur succédait. Il avait bien essayé de les enregistrer au bloc-poignet, quand il sentait venir un tel afflux de pensées, quand il avait l’impression que plusieurs enchaînements de pensées différents s’alliaient pour donner quelque chose de nouveau. Mais le fait de parler inhibait le processus mental. Il ne devait pas savoir articuler sa pensée. Il avait la vision de certaines choses, parfois en langage mathématique, à d’autres moments sous une forme inarticulée, impossible à préciser. En tout cas, la parole interrompait le flot. Ou alors, c’est que ses idées étaient beaucoup moins intéressantes qu’elles ne lui semblaient, car il n’enregistrait que des phrases hésitantes, décousues, et lentes, surtout. Rien à voir avec les pensées qu’il croyait enregistrer, qui, surtout dans cet état particulier, étaient tout au contraire rapides, cohérentes et fluides. Le libre jeu de l’esprit ne pouvait être figé. Sax s’étonna de constater que les pensées n’étaient jamais enregistrées, mémorisées ou transmises à autrui, par quelque moyen que ce soit. Le flux de la conscience n’était jamais partagé sinon par bribes, même par le mathématicien le plus prolifique, le diariste le plus consciencieux.
Enfin, ces incidents n’étaient que l’un des nombreux inconvénients auxquels ils devaient s’habituer dans leur vieillesse prolongée. C’était extrêmement malcommode et irritant. Il fallait absolument creuser la question, même si la mémoire avait toujours été un écueil pour la science du cerveau. Ils commençaient à avoir des ennuis de toiture, et ces fuites dans la pensarde leur posaient un vrai problème. Ces trous de mémoire, dont la forme en creux subsistait dans sa conscience, avec l’excitation émotionnelle qui l’accompagnait, le rendaient fou sur le coup. Mais de même qu’il en oubliait le contenu, une demi-heure plus tard l’incident ne lui semblait guère plus significatif que la volatilisation des rêves dans l’instant qui suit le réveil. Il avait d’autres soucis.
La mort de ses amis, par exemple. Cette fois, c’était Yeli Zudov, un des Cent Premiers qu’il n’avait jamais bien connu. Il était quand même allé à Odessa et, après le service – une cérémonie lugubre dont il avait été souvent distrait par la pensée de Vlad, de Spencer, de Phyllis et d’Ann –, ils s’étaient réunis chez Michel et Maya. Ce n’était pas l’appartement qu’ils occupaient avant la seconde révolution, mais Michel avait fait en sorte qu’il lui ressemble, pour autant que Sax s’en souvienne. C’était en rapport avec la thérapie de Maya, qui avait de plus en plus de problèmes mentaux ; Sax ne savait plus très bien lesquels. Il n’avait jamais compris les aspects les plus mélodramatiques de Maya, et il n’avait pas fait très attention à ce que Michel lui avait raconté, la dernière fois qu’il l’avait vu. Ce n’était jamais pareil, et toujours la même chose.
Mais cette fois, après lui avoir donné une tasse de thé, Maya était retournée dans la cuisine, en passant devant la table sur laquelle étaient ouverts les albums de photos de Michel. Sur le dessus, il y avait une photo de Frank que Maya adorait, dans le temps. Elle l’avait collée sur le placard de la cuisine, dans l’autre appartement. Sax s’en souvenait comme si c’était hier, c’était une sorte de figure héraldique de ces années de tension : tous en train de se battre alors que le jeune Frank se moquait d’eux.
Maya s’était arrêtée, avait regardé la photo attentivement. En pensant sans doute aux morts précédents. Ceux qui étaient déjà partis, il y avait si longtemps.
Puis elle avait dit : « Quel visage intéressant. »
Sax avait éprouvé une sensation de froid horrible au creux de l’estomac. La manifestation physiologique caractéristique de la détresse. Perdre le fil de ses idées, oublier de vagues spéculations métaphysiques, c’était une chose. Mais ça, son propre passé, leur passé commun, c’était insupportable. On ne pouvait s’y faire. Il ne s’y ferait jamais.
Maya avait vu qu’ils étaient choqués, mais elle n’avait pas compris pourquoi. Nadia avait les larmes aux yeux, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Michel donnait l’impression d’avoir été frappé par la foudre. Sentant que quelque chose clochait, Maya avait quitté l’appartement en coup de vent. Personne n’avait tenté de l’arrêter.
Les autres avaient comblé le vide. Nadia s’était approchée de Michel.
— De plus en plus souvent, avait marmonné Michel, l’air hagard. Ça lui arrive de plus en plus souvent. Ça m’arrive aussi. Mais chez Maya, c’est…
Il avait secoué la tête, totalement découragé. Incapable d’en tirer quoi que ce soit de positif, même lui, Michel, qui avait appliqué son alchimie de l’optimisme à tous leurs ennuis passés, les faisant entrer dans sa grande histoire, réussissant en quelque sorte à arracher le mythe de Mars au bourbier quotidien. Mais ça, c’était la mort de l’histoire, donc difficile à mythifier. Non, continuer à vivre après la mort de la mémoire n’était qu’une farce, inutile et terrible. Il fallait faire quelque chose.
Sax y réfléchissait encore, assis dans un coin, absorbé dans l’examen de son bloc-poignet. Il lisait une sélection de travaux expérimentaux récents sur la mémoire, quand il avait entendu un bruit sourd de chute dans la cuisine. Nadia avait poussé un cri. Sax s’était précipité et avait trouvé Nadia et Art accroupis à côté de Michel, étalé par terre, le visage crayeux. Sax avait appelé le concierge et, étonnamment vite, une équipe médicale était arrivée, de grands jeunes indigènes avec tout leur équipement, qui avaient écarté Art et enfermé Michel dans leur réseau compact de machines, reléguant les anciens dans le rôle de spectateurs de la… du combat de leur ami.
Sax avait rejoint les médecins, comme eux posé la main sur l’épaule et le cou de Michel. Il n’avait plus de pouls, ne respirait plus. Il était livide. Il y avait eu la violence des tentatives de réanimation. Ils lui avaient infligé des électrochocs en variant la puissance des décharges, puis ils l’avaient intubé. Les jeunes médecins travaillaient presque en silence, n’échangeant que les paroles indispensables, apparemment inconscients de la présence des anciens assis contre le mur. Ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir, mais Michel était resté obstinément, mystérieusement mort.
De toute évidence, il avait été contrarié par le trou de mémoire de Maya. Mais ce n’était pas une explication suffisante. Il connaissait son problème mieux que personne, il se faisait du souci pour elle. Une crise de plus ou de moins n’aurait pas dû avoir cet impact sur lui. C’était une coïncidence. Une atroce coïncidence. Plus tard ce soir-là, alors que les docteurs avaient renoncé et descendu Michel au rez-de-chaussée, au moment où ils remballaient leur matériel, en fait, Maya avait fini par revenir, et ils avaient dû lui expliquer ce qui s’était passé.
Elle était désespérée, bien entendu. Son accablement, sa douleur avaient bouleversé l’un des jeunes médecins qui avait tenté de la réconforter (ça ne marchera pas, aurait voulu dire Sax, j’ai déjà essayé) et reçu une gifle en pleine face pour sa peine, ce qu’il n’avait pas apprécié. Il était sorti dans le couloir, s’était lourdement assis.
Sax l’avait rejoint. Le jeune homme pleurait.
— Je n’en peux plus. Ça ne sert à rien, avait-il dit au bout d’un moment, en secouant la tête d’un air d’excuse. On vient, on fait tout ce qu’on peut et ça ne sert à rien. Rien n’empêche le déclin subit.
— C’est quoi ? avait demandé Sax.
Le jeune homme avait haussé ses larges épaules, reniflé.
— C’est bien là le problème. Personne ne le sait.
— Il doit bien y avoir des théories. Il y a eu des autopsies ?
— Arythmie cardiaque, avait lâché d’un bon laconique un autre médecin qui passait avec son matériel.
— Ce n’est qu’un symptôme, avait lancé hargneusement l’homme assis en reniflant à nouveau. Pourquoi le rythme se perturbe-t-il ? Et pourquoi les défibrillateurs ne réussissent-ils pas à le régulariser ?
Personne ne lui avait répondu.
Un autre mystère à élucider. Par la porte, Sax voyait Maya pleurer sur le canapé, Nadia à côté d’elle, raide comme une statue. Sax avait soudain réalisé que même s’il trouvait une explication, ça ne ramènerait pas Michel.
Pendant qu’Art s’activait avec les médecins, prenait des dispositions, Sax avait pianoté sur son bloc-poignet, et des titres d’articles sur le déclin subit avaient défilé à toute vitesse : il y avait 8 361 entrées sous cet intitulé, des résumés d’articles, des sommaires établis par les IA, mais rien de concluant, apparemment. Ils en étaient encore au stade de l’observation et des hypothèses… qui balançaient comme un fléau. Par de nombreux aspects, cela lui rappelait les travaux sur la mémoire qu’il avait lus. La mort et l’esprit. Depuis combien de temps étudiaient-ils ces problèmes, depuis combien de temps leur résistaient-ils ? Michel lui-même s’était penché dessus, fournissant des commentaires qui expliquaient l’inexplicable. Michel qui avait tiré Sax de l’aphasie, qui lui avait appris à comprendre des parties de lui-même dont il ignorait jusqu’à l’existence. Michel était parti. Il ne reviendrait pas. Ils avaient emporté la derrière version de son corps hors de l’appartement. Il avait à peu près l’âge de Sax, 220 ans. C’était un âge avancé, selon tous les critères antérieurs, alors pourquoi cette douleur dans sa poitrine, ce flot de larmes brûlantes. Ça n’avait pas de sens. Et pourtant, Michel aurait compris. Ça valait mieux que la mort de l’esprit, aurait-il dit. Sauf que Sax n’en était pas si sûr. Ses problèmes de mémoire semblaient moins importants à présent, ceux de Maya aussi. Elle avait assez de souvenirs pour être anéantie, et lui aussi. Il se rappelait ce qui était important.
Un souvenir incongru : il s’était retrouvé auprès d’elle, dans le sillage de la mort de trois de ses partenaires : John, Frank, et maintenant Michel. C’était chaque fois plus pénible pour elle. Et pour lui aussi.
Les cendres de Michel s’étaient envolées dans un ballon au-dessus de la mer d’Hellas. Ils en avaient gardé une pincée pour la rapporter en Provence.