Prologue
1 F…VRIER 1988
Les bactéries pathogènes surgirent en une vague soudaine, comme rejetées par un égout. En un instant, plusieurs millions de micro-organismes en forme de b‚tonnet, agglutinés pour la plupart, envahirent les pavillons des trompes de Fallope. Ils se fixèrent sur les irrégularités de la muqueuse, s'installant dans les villo-sités fertiles et tièdes, absorbant tous les nutriments et évacuant leurs propres excrétions.
Les délicates cellules qui tapissaient l'intérieur des trompes furent sans recours face à cette invasion si rapide. Les déchets putrides des bactéries-des protéines corrosives et des graisses saturées-brulèrent comme de l'acide et provoquèrent la destruction immédiate des cils très fins favorisant la migration de l'oeuf dans l'utérus.
Les cellules tubaires émirent des médiateurs chimiques qui alertèrent l'organisme et l'incitèrent à réagir. Malheu-
reusement, les réactions de défense restèrent sans effet sur les bactéries, dotées d'une membrane protégée par une paroi brun‚tre et cireuse de lipides.
Des étudiants en médecine fraîchement émoulus de leurs labos de microbiologie auraient reconnu ces bactéries-du moins, l'auraient-ils cru. Elles étaient " acide-alcoolo-résistantes ", capables d'absorber certaines taches et résistantes à la décoloration avec de l'alcool acide. Les étudiants en médecine, contents d'eux, se seraient exclamés en choeur: Tuberculose ! "
Tuberculose ou pas, pour que les cellules tubaires soient préservées, l'invasion bactérienne devait être com-battue. Les médiateurs chimiques émis par les cellules avaient déclenché le processus complexe de défense immunitaire mis au point au cours du milliard d'années d'évolution de la vie terrestre.
Les médiateurs chimiques entamèrent une réaction vasomotrice au niveau des capillaires. Le débit du flux sanguin augmenta et les capillaires ouvrirent de petits pores pour délivrer du plasma dans les tissus. Des cellules de défense de première ligne, appelées granulocytes, émigrèrent du flux sanguin pour aller combattre directement la horde des bactéries. Ces cellules produisaient davantage de sécrétions chimiques, y compris de puissants enzymes; elles combattaient aussi directement les bactéries. Mais pour elles, il s'agissait d'une action kamikaze: après avoir rel‚ché leurs granules, presque tous les granulocytes mouraient.
Bientôt, des cellules plus grosses appelées macrophages répondirent à l'appel et se mobilisèrent à partir des ganglions et de la moelle osseuse. Elles aussi passèrent par les pores des capillaires pour se joindre à la mêlée. Mais elles réussirent mieux que les granulocytes à
endiguer le flot bactérien en sécrétant également des substances chimiques dans le pus qui se développait, prenant maintenant une couleur verd‚tre.
En l'espace de sept heures, les lymphocytes commencèrent à s'accumuler, marquant le début d'un autre niveau de défense immunitaire. Comme l'organisme n'avait pas encore rencontré ce type particulier de bactérie, il n'y avait pas d'anticorps spécifiques en circulation, mais le processus pour les fabriquer avait commencé. Des lymphocytes T se massèrent et subirent des altérations chimiques. D'autre part, ils stimulèrent l'arrivée de macrophages supplémentaires qui à leur tour stimulèrent une plus grande agrégation de lymphocytes T dans une spirale croissante d'activité cellulaire.
Au bout de vingt-quatre heures, l'issue de la bataille annonçait la défaite des bactéries. Les cellules tubaires commençaient à gagner, mais c'était une victoire à la Pyrrhus: la réaction immunitaire avait détruit de vastes zones du délicat tapis muqueux des trompes de Fallope et laisserait d'importantes cicatrices, qu'aggraverait encore la réaction inflammatoire. Mais les bactéries restantes et leurs déchets stimulaient toujours la réponse immunitaire. Le corps persistait à amasser d'autres troupes cellulaires, ignorant que la bataille avait été gagnée. Des macrophages continuaient d'arriver, et leur activité causait de nouvelles destructions. Dans leur mouvement, certaines cellules subirent une fission nucléaire sans division cellulaire, ce qui donna naissance à des cellules géantes à noyaux multiples.
Là encore, les étudiants en médecine auraient souri d'un air entendu s'ils avaient eu l'occasion d'observer cette séquence à travers la lentille d'un microscope. Ils auraient hoché la tête en reconnaissant la forme si caractéristique du granulome en plein développement.
Ce drame cellulaire continua de se jouer pendant plusieurs semaines au plus profond des entrailles de Rebecca Ziegler. Agée de trente et un ans, Rebecca n'avait aucune idée des frénétiques combats chimiques qui se livraient à l'intérieur de son corps, ni de la destruction cellulaire qui en résultait. Elle en avait ressenti certains signes: de légers changements dans son métabolisme, comme une légère fièvre et un pouls accéléré. Elle avait eu aussi quelques crampes, une sensibilité anormale du périnée et des pertes vaginales, mais aucun de ces symptômes ne l'avait tracassée. Même un frottis qui avait semblé tout d'abord anormal et lui avait causé quelques inquiétudes s'était finalement révélé
parfaitement normal.
Rebecca ignora ces minuscules maladies. Après tout, le reste de sa vie allait à merveille: elle s'était mariée six mois auparavant, au grand soulagement de sa mère, et sa vie avait pris un sens nouveau. De plus, elle venait d'être engagée dans un prestigieux cabinet de Boston dont elle était la plus jeune avocate. Tout était parfait, et elle n'allait pas laisser quelques soucis de santé mineurs assombrir son ciel.
Pourtant, cet épisode devait avoir des effets à plus long terme que Rebecca ne l'imaginait. Les bactéries avaient déclenché une chaîne d'événements qui dépassaient largement les problèmes immunitaires. Leurs conséquences devaient revenir la hanter, lui dérober son bonheur et, finalement, par des moyens détournés, la tuer.
21 F…VRIER 1988
Un insupportable bruit de métal crissant contre du métal vrilla les nerfs déjà à vif de Marissa Blumenthal au moment o˘ l'antique métro de la ligne MBTA négocia la courbe de la station Harvard Square de Cambridge, dans le Massachusetts. Marissa ferma les yeux un instant dans le vain espoir d'échapper au vacarme et agrippa une barre d'appui. Elle avait h‚te de sortir de là. Elle aspirait au calme et au silence, et elle avait besoin d'air.
Coincée dans une foule de géants de plus d'un mètre quatre-vingts, du haut de son mètre soixante, elle se sentait encore plus claustrophobe que d'habitude. L'air dans le wagon était d'une tiédeur oppressante. C'était un jour pluvieux de février, et l'odeur lourde de laine humide ajoutait encore à son malaise.
Comme tout le monde dans le wagon, Marissa s'efforçait d'éviter le regard des gens pressés contre elle.
La foule était très mélangée, Harvard Square étant le point de convergence des deux extrémités de la hiérarchie sociale. A sa droite se trouvait un type genre avocat d'affaires tenant à la main un attaché-case noir, le nez plongé dans un Wall Street Journal soigneusement plié.
Juste en face d'elle, un skinhead à l'haleine fétide, affublé d'une veste de daim aux manches coupées, arborait sur chaque phalange une croix gammée mala-droitement dessinée. Enfin, sur sa gauche, une opulente femme noire en jogging gris et avec une épaisse queue de cheval de boucles afro portait des lunettes si foncées que Marissa ne pouvait distinguer ses yeux quand elle jetait un coup d'oeil furtif dans sa direction.
Dans une dernière embardée qui manqua d'expédier Marissa à terre, le métro s'arrêta et les portes s'ouvrirent. Elle sauta sur le quai avec un soupir de soulagement. En temps ordinaire, elle aurait pris sa voiture et l'aurait laissée sous le Charles Hotel, mais elle ne savait pas dans quel état elle serait après cette petite intervention. Elle en avait donc conclu qu'il était plus prudent de prendre le T. Le médecin avait parlé de lui administrer un analgésique en intraveineuse, et l'idée ne lui déplaisait pas. Elle admettait volontiers qu'elle ne résistait guère à la douleur. Si elle était dans le brouillard après l'anesthésie, il valait mieux qu'elle ne conduise pas.
Marissa passa devant un trio de musiciens qui comptait sur la générosité des voyageurs et grimpa rapidement les marches de la sortie. Il pleuvait encore et elle s'arrêta un instant pour ouvrir son parapluie.
Elle boutonna son imper et se cramponna à son parapluie en traversant la place en direction de Mount Auburn Street, mais de brusques coups de vent réduisi-rent à néant ses efforts pour rester au sec: quand elle atteignit la Clinique gynécologique, au bout de Nutting Street, une nuée de gouttes de pluie couvraient son front comme une fine sueur. Sous le passage vitré qui enjambait la rue et reliait le b‚timent principal de la clinique au département de nuit et au service des urgences, Marissa secoua son parapluie et le rangea dans sa housse.
La clinique était un b‚timent post-moderne en briques rouges et en verre teinté, qui faisait face à une cour pavée de briques. L'entrée principale se trouvait dans cette cour et on y accédait par une haute volée de marches de granit.
Prenant une profonde inspiration, Marissa grimpa les marches. Si elle avait l'habitude, en tant que médecin, de pénétrer dans des hôpitaux, c'était la première fois qu'elle y venait en tant que patiente, non pour une simple consultation, mais pour y subir une intervention.
Le fait qu'il s'agît de petite chirurgie ne la réconfortait pas autant qu'elle l'aurait cru. A présent, elle se rendait compte que du point de vue du patient, il n'existe pas de
" petite " chirurgie.
Deux semaines auparavant, Marissa avait grimpé ces mêmes marches pour se faire faire un frottis annuel de routine; quelques jours plus tard, elle devait apprendre que les résultats étaient anormaux et portaient le grade intermédiaire. Cela l'avait beaucoup surprise, car elle avait toujours joui d'une parfaite santé. Elle s'était aussi vaguement demandé si cette anomalie avait quelque chose à voir avec son récent mariage avec Robert Buchanan. Depuis, ils n'avaient certes pas négligé
l'aspect physique de leur relation.
Marissa tourna la poignée de cuivre de la lourde porte d'entrée et pénétra dans le hall. Le décor était sobre et de bon go˚t. Le sol était de marbre vert foncé. Des ficus plantés dans des jardinières de brique couraient le long des fenêtres. Un bureau d'accueil circulaire occupait le milieu du hall. En attendant son tour, Marissa débou-tonna son manteau et secoua ses longs cheveux noirs humides.
Deux semaines plus tôt, après avoir reçu le surprenant résultat de son frottis, elle avait eu une longue conversation téléphonique avec Ronald Carpenter, son gynécologue. Il lui avait fortement recommandé une biopsie-colposcopie. " Ce n'est rien du tout, avait-il affirmé. Un jeu d'enfant. Mais après, on saura exactement ce qu'il y a. Pas grand-chose, sans doute. On pourrait attendre et faire un autre frottis plus tard, mais si ma femme se trouvait dans le même cas, je demanderais une colposcopie. «a ne veut rien dire d'autre qu'un examen du col au microscope.
-Je sais ce qu'est une colposcopie, avait dit Marissa.
-Alors, vous savez à quel point c'est facile, avait répondu le Dr Carpenter. Je vais jeter un petit coup d'oeil à ce col, couper un bout de ce qui pourrait être suspect, et voilà tout. Vous devriez être dehors une heure plus tard. Et on vous donnera quelque chose au cas o˘ vous auriez mal. Dans la plupart des cliniques, on ne donne pas d'anesthésique pour les biopsies, mais chez nous on est plus civilisés. C'est on ne peut plus facile. Je pourrais faire ça les yeux fermés.
Marissa avait toujours apprécié le Dr Carpenter. Elle aimait ses manières décontractées. Pourtant, sa façon d'envisager une biopsie lui avait fait prendre conscience que les chirurgiens ne voyaient vraiment pas les interventions de la même manière que les patients. Elle se moquait de savoir si l'intervention était facile pour lui; ce qui l'intéressait, c'étaient ses effets sur elle. Après tout, sans même parler de la douleur, il y avait toujours des risques de complications.
Pourtant, elle répugnait à repousser cette biopsie.
Pour la première fois, Marissa se sentait vulnérable sur le plan médical. En tant que médecin, elle savait bien qu'il existait une lointaine, mais réelle, possibilité que la biopsie révèle un cancer. Dans ce cas, plus tôt elle connaîtrait la réponse, mieux cela vaudrait.
-La clinique de jour? Au troisième! répondit joyeusement la réceptionniste à la question de Marissa.
Suivez simplement la marque rouge sur le sol.
Marissa regarda à ses pieds. Une ligne rouge, une jaune et une bleue couraient autour du bureau d'accueil. La rouge la mena aux ascenseurs.
Au troisième étage, Marissa suivit encore cette ligne rouge jusqu'à un guichet muni d'un panneau de verre coulissant, qu'une infirmière classiquement vêtue de blanc ouvrit à son approche.
-Je suis Marissa Blumenthal, articula Marissa, après avoir d˚ s'éclaircir la gorge pour parler.
L'infirmière trouva son dossier, s'assura d'un bref coup d'oeil qu'il était complet, puis lui tendit un bracelet d'identité en plastique. Se penchant par-dessus le comptoir, elle l'aida à l'attacher.
Marissa trouva cette procédure plus humiliante qu'elle ne s'y attendait. Depuis sa troisième année de médecine, elle se sentait à l'aise en milieu hospitalier.
Soudain, les rôles étaient inversés et un frisson la parcourut.
-Vous allez devoir patienter quelques minutes, psalmodia l'infirmière. (Puis, désignant une double porte :) Vous avez une belle salle d'attente juste derrière vous. On vous appellera quand ce sera prêt.
Le panneau de verre se referma.
Marissa passa docilement la porte qu'on lui avait indiquée et se retrouva dans une grande pièce carrée, meublée de façon moderne, sans style bien défini.
Une trentaine de personnes attendaient en silence.
Sentant tous les regards posés sur elle, elle se h‚ta vers une place vide au bout d'un sofa. On voyait la Charles River au-delà d'un petit parc tout vert. Les squelettes sans feuilles des sycomores qui bordaient la berge se reflétaient dans l'eau grise.
Machinalement, Marissa s'empara d'un magazine à
couverture glacée et le feuilleta sans le lire. Lorsqu'elle jeta un regard furtif par-dessus son journal, elle fut soulagée de constater que les autres personnes dans la pièce s'étaient replongées dans leur propre lecture. On n'entendait que le bruit des pages qu'on tournait.
Marissa regarda les autres femmes à la dérobée, se demandant ce qui les amenait là. Elles avaient toutes l'air si calme. Elle ne devait pourtant pas être la seule à se sentir anxieuse.
Elle essaya de lire un article sur les tendances de la prochaine mode d'été, mais elle en fut incapable. Son frottis anormal lui semblait le signe d'une trahison interne: un signe annonciateur de la suite. A trente-trois ans, elle n'avait encore constaté que les tout premiers signes de vieillissement, comme les fines rides qui étaient apparues au coin de ses yeux.
Se concentrant un instant sur les nombreuses publi-cités de son magazine féminin, Marissa contempla les mannequins de seize ou dix-sept ans dont elles étaient remplies. Leurs visages jeunes, vierges de toute imperfection, semblaient la narguer et la firent se sentir plus vieille qu'elle n'était.
Et si la biopsie révélait un cancer du col ? C'était rare chez les femmes de son ‚ge, mais pas impossible.
Soudain, cette possibilité l'angoissa terriblement. Seigneur ! songea-t-elle. Si c'était un cancer, elle risquait une hystérectomie, et une hystérectomie signifiait pas d'enfants !
Marissa fut prise d'un brusque vertige et le magazine se brouilla devant ses yeux. Son pouls se mit à battre la chamade. L'idée de ne pas avoir d'enfants lui paraissait une malédiction. Elle n'était mariée que depuis six mois et, bien qu'elle n'e˚t pas envisagé de fonder aussitôt une famille, elle avait toujours su que les enfants tiendraient un jour une place prépondérante dans sa vie. Si on lui annonçait qu'elle ne pourrait pas en avoir, elle préférait ne pas imaginer les conséquences, tant pour elle que pour son mari. Mais jusqu'à cet instant précis, elle n'avait jamais envisagé sérieusement cette possibilité.
Brusquement, Marissa se sentit blessée que Robert ne se soit pas inquiété davantage et qu'il l'ait prise au mot quand elle avait déclaré qu'elle pouvait parfaitement aller à la clinique toute seule. En jetant un regard autour d'elle, elle remarqua que la plupart des patientes étaient accompagnées de leur mari ou de leur ami.
" Tu es ridicule ", s'admonesta-t-elle silencieusement en s'efforçant de contrôler ses émotions. Elle était surprise et un peu gênée: les crises d'hystérie n'étaient pas son genre. Elle aimait se dire qu'elle ne se laissait pas aisément déstabiliser. De plus, elle savait que Robert n'aurait pas pu l'accompagner, même s'il l'avait voulu. Ce matin, il devait assister à un important conseil d'administration de son entreprise, une société d'inves-tissements et de gestion spécialisée dans les maisons de retraite. C'était une réunion décisive prévue depuis des mois.
-Marissa Blumenthal ! appela une infirmière.
Marissa fit un bond, reposa son magazine sur la table et suivit l'infirmière le long d'un couloir blanc. On la fit entrer dans une cabine dont la porte intérieure donnait directement sur l'une des salles d'opération. Depuis son vestiaire, Marissa voyait la table avec ses étriers d'acier chromé.
-Une simple petite vérification, dit l'infirmière en tournant le poignet de Marissa pour regarder son bracelet d'identité.
Satisfaite d'avoir la bonne patiente, elle tapota un tas de vêtements pliés sur un banc et ajouta:
-Mettez cette blouse, ces chaussons et cette robe de chambre, suspendez vos vêtements dans l'armoire. Pour les objets de valeur, le tiroir ferme à clé. quand vous aurez fini, vous irez vous asseoir sur la table d'examen.
Elle sourit, d'un sourire professionnel mais non dépourvu de chaleur. Puis elle sortit dans le couloir en refermant la porte derrière elle.
Marissa ôta ses vêtements. Le sol était froid sous ses pieds nus. Tout en se débattant avec les attaches de la blouse dans son dos, elle réalisa combien elle appréciait le personnel de la Clinique, depuis les standardistes jusqu'à son gynécologue. C'était son statut privé, et en conséquence l'aspect confidentiel de ses prestations, qui l'avaient amenée à choisir cet établissement. A présent qu'elle devait subir une biopsie, elle se félicitait plus encore de son choix. Si elle était allée dans n'importe quel grand hôpital de Boston, et en particulier celui o˘
elle travaillait, le Boston Memorial, elle aurait fatalement rencontré des gens qu'elle connaissait.
Marissa avait toujours veillé à préserver sa vie privée.
Elle n'avait jamais voulu que des problèmes d'ordre personnel, tels que sa contraception, ses examens gynécologiques annuels et ses quelques cystites, fassent l'objet des bavardages de ses collègues. Elle n'avait pas envie non plus de croiser son gynéco dans les couloirs ou à la cafétéria de l'hôpital.
La mince robe de chambre, la blouse d'hôpital ouverte dans le dos et les chaussons de papier achevè-rent la métamorphose de Marissa de médecin en patiente. Gênée par ses chaussons trop grands, elle entra en traînant les pieds dans la salle d'opération et s'assit sur le bord de la table d'examen, suivant les instructions de l'infirmière.
Tandis qu'elle examinait autour d'elle l'attirail médical classique avec son appareil d'anesthésie et ses placards pleins d'instruments, elle sentit revenir sa panique. Outre sa peur de l'intervention et le risque éventuel d'une hystérectomie, elle avait l'intuition d'un désastre proche. Or, elle tenait passionnément à la vie, surtout depuis ces dernières années. Entre son nouveau mari, Robert, et son entrée récente au sein d'une bonne équipe de pédiatres, sa vie semblait presque trop belle.
Elle avait tellement à perdre que cela l'effraya soudain.
-Bonjour, je suis le Dr Arthur, dit avec une gaieté
de commande un homme rondouillard qui portait des boîtes recouvertes de Cellophane et une bouteille de perfusion. Je m'occupe de l'anesthésie et je vais vous donner quelque chose avant votre intervention. Des allergies quelconques ?
-Aucune, assura Marissa, soulagée que quelqu'un vienne la distraire de ses sombres pensées.
-On n'en aura sans doute pas besoin, dit le Dr Arthur en plantant adroitement une aiguille dans le poignet droit de Marissa. Mais il vaut mieux que tout soit prêt, au cas o˘. Si le Dr Carpenter veut un supplément d'anesthésique, il l'aura à sa disposition.
-Pourquoi aurait-il besoin d'un supplément d'anesthésique ? demanda-t-elle avec nervosité.
Elle regarda le liquide s'écouler lentement dans le filtre. C'était la première perfusion de sa vie.
-Et s'il décide de faire une biopsie en cône?
répondit le Dr Arthur en réduisant le jet à un simple goutte-à-goutte. Et s'il envisage une intervention plus poussée ? Il faudra bien qu'on vous donne quelque chose de plus. Ce qu'on cherche, après tout, c'est que ça soit le moins désagréable possible.
Marissa frissonna en entendant les mots: " intervention plus poussée ". Avant d'avoir pu se retenir, elle lança:
-Je tiens à rappeler que j'ai donné mon consentement pour une simple biopsie et rien de plus
" poussé " comme une hystérectomie.
Le Dr Arthur se mit à rire, puis s'excusa:
-Pas d'inquiétude à se faire de ce côté-là. Nous ne pratiquons jamais d'hystérectomie dans la salle de petite chirurgie.
-qu'allez-vous me donner? demanda docilement Marissa.
-Vous voulez le nom exact des produits que je vais utiliser ?
Marissa hocha la tête. Personne à la clinique ne savait qu'elle était médecin, et elle préférait qu'il en soit ainsi. quand elle avait rempli son dossier d'inscription à la clinique, elle avait répondu à un formulaire qui lui demandait simplement le nom de son employeur. Elle avait écrit le Boston Memorial puisque, à cette époque, elle y faisait une année d'études en endocrinologie pédiatrique. Le fait qu'elle soit médecin n'était pas un secret, et si on lui avait posé la question, elle aurait dit la vérité.
Mais personne ne lui avait rien demandé, ce qu'elle avait interprété comme une preuve supplémentaire de l'aspect confidentiel des prestations de la clinique.
Le Dr Arthur parut perplexe un instant, puis il haussa les épaules et répondit:
-Je vais utiliser un mélange de Valium et d'un médicament qui s'appelle la kétamine~ dit-il en net-toyant le poignet de Marissa. C'est un bon petit cocktail. C'est excellent pour la douleur, et ça a l'avantage de fournir un soupçon d'amnésie.
Marissa connaissait la kétamine. On l'utilisait souvent au Boston Memorial pour changer les panse-
ments des enfants br˚lés. Mais elle ignorait qu'on l'utilisait en ambulatoire. quand elle en fit la réflexion au Dr Arthur, il eut un sourire protecteur.
-On a bouquiné un peu par-ci par-là, pas vrai?
plaisanta-t-il. N'oubliez pas qu'un fragment de savoir est une chose dangereuse. En fait, c'est en petite chirurgie qu'on utilise le plus la kétamine.
Il s'interrompit pour contempler Marissa.
-Hum, vous avez l'air vraiment tendue.
-J'ai du mal à me décontracter, reconnut Marissa.
-Je vais vous aider en vous donnant un avant-go˚t du cocktail Valium-kétamine. (Il alla chercher une seringue dans un placard.) Vous savez, une biopsie c'est vraiment un jeu d'enfant, lança-t-il par-dessus son épaule.
Marissa hocha la tête sans enthousiasme. Elle commençait à se lasser de cette métaphore. Le fait est qu'elle était nerveuse, et si elle s'était un peu calmée à
l'entrée du Dr Arthur, à présent elle se sentait résolument plus mal. Son ton désinvolte pour parler d'interventions plus poussées ne la rassurait pas du tout. De nouveau, son intuition lui envoyait des signaux de désastre imminent et elle devait lutter contre une irrationnelle envie de fuir.
" Je suis médecin, ne cessait-elle de se répéter. Je ne devrais pas réagir de cette façon. "
La porte donnant sur le couloir s'ouvrit brusquement. Le Dr Ronald Carpenter entra en coup de vent, vêtu d'une blouse chirurgicale, d'une calotte et d'un masque. Une femme l'accompagnait, vêtue de la même façon, à ceci près que son masque pendait sur sa poitrine.
Malgré son masque, Marissa reconnut aussitôt le Dr Carpenter. Ces yeux clairs brillants et cette peau bronzée lui étaient très familiers.
-Il s'agit bien d'une simple biopsie? demanda-t-elle avec nervosité.
Le Dr Carpenter était habillé pour une grosse intervention.
-Miss Blumenthal redoute une hystérectomie, expliqua le Dr Arthur en pinçant la tubulure pour laisser s'échapper les bulles d'air.
-Une hystérectomie? demanda le Dr Carpenter, visiblement surpris. De quoi parlez-vous ?
-Je crois que notre patiente s'est livrée à quelques lectures, dit le Dr Arthur en haussant les sourcils.
Il saisit la tubulure et y injecta le contenu de la seringue. Puis il laissa couler le liquide assez vite pendant un moment.
Le Dr Carpenter s'avança vers Marissa et lui mit une main sur l'épaule, plongeant son regard dans ses yeux noirs.
-Nous sommes ici pour une simple biopsie. Il n'a jamais été question d'hystérectomie. Si je porte ces vêtements, c'est parce que je sors d'une opération.
quant au masque, c'est parce que j'ai un rhume et que je ne veux pas le passer à mes patientes.
Marissa leva les yeux et rencontra le regard bleu du Dr Carpenter. Elle allait répondre quand le bleu lui rappela un souvenir qu'elle avait longtemps refoulé: la terreur d'être attaquée dans une chambre d'hôtel de San Francisco quelques années plus tôt, et l'horreur de devoir poignarder plusieurs fois un homme pour sauver sa propre vie. A ce moment, cet épisode lui revint avec une telle précision qu'elle crut que les mains de l'homme lui enserraient la gorge. Marissa se mit à trembler. La pièce commença à tourner et elle entendit un bourdonnement qui allait en s'amplifiant.
Marissa sentit des mains la saisir, la forçant à s'allonger sur le dos. Elle essaya de lutter, car elle avait l'impression de mieux respirer en position assise, mais ce fut en vain. Sa tête toucha la table d'examen.
Aussitôt, la pièce cessa de tourner et sa respiration devint plus régulière. Elle prit soudain conscience qu'elle avait les yeux fermés. quand elle les rouvrit, elle vit au-dessus d'elle les visages du Dr Arthur et de la femme, et le masque du Dr Carpenter.
-«a va ? demanda celui-ci.
Marissa essaya de parler, mais sa gorge était nouée.
-Eh bien ! dit le Dr Arthur, qu'est-ce qu'elle est sensible à l'anesthésie ! (Il vérifia rapidement sa tension.) Au moins, tout va bien de ce côté-là. Heureusement que je ne lui ai pas donné toute la dose.
Marissa ferma les yeux. Enfin elle était calme. Elle perçut un bruit lointain de conversation, comme quelque chose qui ne la concernait pas. En même temps, elle eut l'impression qu'une invisible couverture de plomb s'étendait sur elle. Elle se rendit compte qu'on lui soulevait les jambes, mais elle ne s'en soucia pas.
Ensuite, les voix dans la pièce s'éloignèrent encore. Elle entendit un rire et une radio. Puis le bruit du métal heurtant du métal.
Elle se décontracta jusqu'à ce qu'elle sente une crampe comparable à une crampe menstruelle. C'était douloureux, mais pas d'une douleur normale, en ce sens que c'était plus inquiétant que vraiment gênant. Elle voulut ouvrir les yeux, mais ses paupières étaient trop lourdes. Elle essaya de nouveau, et elle y renonça très vite. C'était comme un cauchemar dont elle ne pouvait s'éveiller. Puis elle sentit une nouvelle crampe, assez forte pour lui faire soulever la tête de la table d'opération.
La pièce était brouillée par l'anesthésique. Elle put seulement distinguer le haut de la tête du Dr Carpenter, penché entre ses genoux recouverts d'un drap. Le colposcope était repoussé sur son côté droit.
Les bruits de la pièce lui parvenaient encore comme de très loin, mais ils avaient cette fois une résonance d'écho. Les gens devant ses yeux bougeaient au ralenti.
Le Dr Carpenter leva la tête, comme s'il sentait son regard sur lui.
Une main saisit son épaule et la força à se rallonger.
Au même moment, son esprit brumeux lui représenta l'image brouillée du visage masqué du Dr Carpenter, et, malgré son état, un frisson de terreur courut dans ses veines. C'était comme si son médecin s'était métamorphosé en démon. Ses yeux d'un bleu clair étaient devenus deux points d'onyx noir aussi denses que la pierre.
Marissa lança un cri. Toutefois, elle parvint aussitôt à
se contrôler. Une partie de son cerveau restait assez rationnelle pour lui rappeler que toutes ses sensations étaient altérées par l'anesthésique. Elle tenta de se redresser à nouveau pour contrôler la réalité d'un dernier regard, mais des mains la retinrent. Elle lutta contre ces mains, et encore une fois son esprit la ramena dans la chambre d'hôtel de San Francisco o˘ elle avait lutté contre un tueur. Elle se souvint d'avoir frappé
l'homme avec le combiné du téléphone. Elle se rappela tout ce sang...
Incapable de se contenir plus longtemps, Marissa hurla. Mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle était au bord d'un précipice et elle glissait. Elle tenta de se retenir, mais elle glissait inéluctablement et finit par sombrer dans les ténèbres...
27 F…VRIER 1988
-La barbe ! dit Marissa en parcourant rapidement son bureau des yeux.
Impossible de se souvenir de l'endroit o˘ elle avait fourré ses clés. Pour la dixième fois, elle ouvrit le tiroir central de son bureau, là o˘ elle les mettait d'habitude.
Elles ne s'y trouvaient décidément pas. Exaspérée, elle fouilla le contenu du tiroir, qu'elle referma ensuite brutalement.
-Bon sang de bonsoir! dit-elle en regardant sa montre.
Il lui restait moins de trente minutes pour aller de son bureau à l'hôtel Sheraton, o˘ elle devait recevoir son prix. Tout semblait aller de travers. D'abord, elle avait eu une urgence: la petite Cindy Markham avait eu une forte crise d'asthme.- Et à présent, les clés.
Marissa plissa les lèvres de fureur, essayant de reconstituer tous ses faits et gestes. Soudain elle se souvint: elle avait emporté une série de dossiers chez elle la veille. Elle se dirigea vers son classeur mural et vit aussitôt les clés. Elle les rafla d'un geste et se h‚ta vers la porte.
Elle avait la main sur la poignée quand le téléphone sonna. Elle fut d'abord tentée de l'ignorer, mais sa conscience professionnelle l'emporta. Il y avait toujours le risque que Cindy Markham ait fait une rechute.
Avec un soupir, Marissa revint vers son bureau et se pencha pour décrocher.
-qu'y a-t-il ? lança-t-elle avec une sécheresse inaccoutumée.
-Docteur Blumenthal ? dit une voix.
-C'est moi, dit Marissa sans reconnaître la voix.
Elle avait cru que c'était sa secrétaire, qui savait combien elle était pressée.
-Ici le Dr Carpenter, dit la voix. Vous avez une minute ?
-Oui, mentit Marissa.
Elle sentit une bouffée d'anxiété: cela faisait plusieurs jours qu'elle attendait cet appel. Elle retint son souffle.
-Laissez-moi d'abord vous féliciter pour votre prix, dit le Dr Carpenter. Je ne savais même pas que vous étiez médecin, et encore moins un chercheur couronné
par ses pairs. C'est un peu embarrassant d'apprendre tout ça sur sa patiente par le journal du matin.
-Désolée, dit Marissa, je suppose que j'aurais d˚
vous le dire.
Elle regarda sa montre.
-Mais comment diable une pédiatre peut-elle en arriver à faire des recherches sur la fièvre hémorragique ? poursuivit le Dr Carpenter. Je n'y comprends rien.
Voyons voir, j'ai le journal juste sous les yeux. " Le prix Peabody de la recherche est décerné au Dr Marissa Blumenthal pour l'élucidation des variables dans la transmission du virus Ebola de contacts primaires à
secondaires. " Eh bien !
-J'ai passé deux ans au Centre de contrôle des maladies d'Atlanta, expliqua Marissa. On m'a confié
une affaire o˘ le virus Ebola avait été disséminé
volontairement dans des services de santé.
-Mais oui ! Je me souviens d'avoir lu ça quelque part. Bon sang, c'était vous ?
-J'en ai bien peur.
-Si je me souviens bien, on a même failli vous tuer !
dit le Dr Carpenter avec une évidente admiration.
-J'ai eu de la chance, convint Marissa. Beaucoup de chance.
Elle se demanda comment aurait réagi le Dr Carpenter si elle lui avait dit qu'au cours de la biopsie, ses yeux bleus lui avaient rappelé l'homme qui avait essayé de la tuer.
- Je suis impressionné, reconnut le Dr Carpenter.
Et je suis heureux d'avoir de bonnes nouvelles pour vous. En général, c'est ma secrétaire qui passe ce genre de coups de fil, mais après ce que j'ai lu ce matin, j'ai voulu appeler moi-même. Les résultats de la biopsie sont bons. C'était une simple dysplasie. Comme je vous l'ai dit ce jour-là, la colposcopie le laissait déjà penser mais il vaut mieux en être s˚r à cent pour cent. Si vous reveniez faire un autre frottis dans quatre ou six mois ?
Après cela, on pourra vous laisser tranquille pendant au moins un an.
-Formidable. C'est ce que je vais faire. Et merci pour ces bonnes nouvelles.
-Tout le plaisir est pour moi.
Marissa changea de position. mal à l'aise. Elle se sentait encore gênée de son attitude au cours de la biopsie. Rassemblant tout son courage, elle s'excusa de nouveau;
-Allez, n'y pensez plus, dit le Dr Carpenter. Mais après, j'ai décidé que la kétamine ne me plaisait vraiment pas. J'ai dit à l'anesthésiste de ne plus l'utiliser lors de mes interventions. Je sais que ce produit a de bons côtés, mais j'ai quelques autres patientes à qui ça n'a pas réussi non plus. Aussi, ne vous excusez pas, je vous en prie. Mais, dites-moi, vous avez eu d'autres problèmes depuis la biopsie ?
-Pas vraiment. Le pire dans tout ça était le cauchemar provoqué par le médicament. J'ai d'ailleurs refait ce rêve plusieurs fois depuis.
-C'est moi qui devrais m'excuser. En tout cas, la prochaine fois, on ne vous donnera pas de kétamine.
qu'en pensez-vous ?
-Je crois que je vais me tenir à l'écart des médecins pendant un moment, dit Marissa.
-C'est là une saine attitude, dit le Dr Carpenter en riant. Mais, comme je viens de vous le dire, revoyons-nous dans quatre mois environ.
Marissa raccrocha et se rua hors de son bureau. Elle fit un signe de la main à sa secrétaire, Mindy Valdanus, puis appuya frénétiquement sur le bouton de l'ascenseur. Elle devait être au Sheraton dans un quart d'heure, un délai impossible à tenir vu la circulation dans Boston. Pourtant, elle était contente de sa conversation avec le Dr Carpenter. Elle aimait bien cet homme. Elle eut un petit rire en pensant à la sinistre créature en laquelle l'avait transformé son cauchemar.
C'était stupéfiant de voir ce que pouvait faire l'anesthésie.
L'ascenseur arriva enfin. Bien s˚r, le plus important dans tout ça, c'était d'apprendre que la biopsie du col était normale. Mais une idée lui traversa l'esprit tandis que l'ascenseur l'emportait vers le parking souterrain.
que ferait-elle si le prochain frottis était anormal ?
-La barbe ! dit-elle tout haut en écartant la sinistre pensée. Il y a toujours quelque chose !
19 MARS 1990
7 h 41
Marissa s'arrêta net au beau milieu de l'élégant tapis oriental qui ornait la chambre à coucher, alors qu'elle allait chercher dans sa penderie la robe qu'elle avait choisie la veille. En face du grand lit, une massive armoire normande, aux portes maintenues ouvertes à
l'aide de livres, abritait la télévision. C'était l'heure de Cood Morning America, et le présentateur plaisantait avec un joueur de base-ball sur l'entraînement de printemps. Un faible soleil d'hiver pénétrait dans la pièce à travers les rideaux à demi tirés. Taffy Two, le cocker de Marissa et Robert, gémissait pour qu'on le fasse sortir.
-qu'est-ce que tu as dit ? demanda Marissa à son mari.
Il était invisible dans la grande salle de bains, mais elle entendait couler la douche.
-J'ai dit que je ne voulais pas aller à cette fichue clinique gynécologique ce matin ! cria Robert.
Son visage couvert de mousse à raser s'encadra un instant dans l'entreb‚illement de la porte. Puis il reprit moins fort, mais assez pour couvrir le bruit de la television:
-Je n'ai pas envie de fournir un échantillon de sperme ce matin. Pas aujourd'hui. Point final.
Il haussa les épaules et disparut de nouveau.
Marissa resta un instant immobile. Puis elle se passa la main dans les cheveux en s'efforçant de se dominer.
Le sang lui battait aux tempes tandis qu'elle enregistrait le refus désinvolte de Robert d'aller à la clinique.
Comment pouvait-il reculer ainsi à la dernière minute ?
Avisant le radio-réveil qui les avait réveillés une demi-heure plus tôt, elle éprouva une irrésistible envie de foncer sur la table de nuit, d'arracher le fil de la prise et de lancer le tout contre la cheminée. Elle parvint malgré tout à dominer sa fureur.
Elle entendit la porte de la douche s'ouvrir et se refermer. Le bruit de l'eau changea, Robert était passé
sous la douche.
-Je n'arrive pas à le croire, murmura Marissa.
Elle fonça vers la salle de bains et ouvrit la porte d'une seule poussée. Le chien la suivit sur le seuil. La buée lançait des volutes jusqu'au plafond: Robert aimait les douches br˚lantes. Marissa distingua le corps athlétique de son mari à travers la vitre fumée.
-Répète-moi ça encore, dit-elle en haussant la voix.
Je crois que j'ai mal entendu.
-C'est simple. Je ne vais pas à la clinique ce matin.
Je n'ai pas envie aujourd'hui. Je ne suis pas un distributeur automatique de sperme.
De tous les aléas des traitements contre la stérilité, Marissa ne s'était pas attendue à celui-là. Elle eut bien du mal à se retenir de donner des coups de pied dans la porte. Le chien, sentant son état d'esprit, alla se glisser sous le lit.
Robert finit par arrêter l'eau et sortit de la douche.
L'eau degouttait tout le long de son corps musclé.
Malgré son emploi du temps chargé, il arrivait à prendre de l'exercice trois ou quatre fois par semaine. Même sa sveltesse irrita Marissa à cet instant. Elle n'avait que trop conscience des cinq kilos supplémentaires qu'elle avait pris au cours de son traitement.
Robert parut surpris de la trouver debout devant lui.
-Tu es en train de me dire que tu ne viendras pas avec moi ce matin pour donner ton sperme ? demanda-t-elle quand elle fut certaine qu'il l'écoutait.
-C'est bien ça, dit Robert. Je voulais te prévenir hier soir, mais tu avais mal à la tête. Rien d'étonnant, d'ailleurs, ces temps-ci tu as toujours mal à la tête, ou au ventre, ou ailleurs. Donc, je n'ai pas voulu te contrarier, mais je te le dis maintenant. Ils peuvent décongeler du sperme de la dernière fois. Ils m'ont dit qu'ils en avaient congelé une partie. Ils n'ont qu'à prendre celui-là.
-Après tout ce que j'ai subi, tu ne veux même pas venir à la clinique et donner cinq minutes de ton précieux temps ?
-Allons, Marissa, dit Robert en s'essuyant, nous savons tous les deux que ça prendra bien plus de cinq minutes.
Marissa commençait à se sentir plus irritée par Robert que par sa stérilité.
-C'est moi qui ai d˚ y passer le plus de temps !
explosa-t-elle. C'est moi qui ai été gavée de toutes ces hormones. Bien s˚r que j'ai mal à la tête. Je suis en permanence sous stimulation ovarienne pour produire des ovules. Et regarde toutes ces marques de piq˚res sur mes bras et mes jambes, ajouta-t-elle en désignant les bleus qui couvraient ses membres.
-Je les ai vus, dit Robert sans regarder.
-C'est moi qui ai subi une anesthésie générale et une laparoscopie et une biopsie des trompes ! cria Marissa. C'est moi qui ai enduré tous les traumatismes physiques et psychiques, toutes les humiliations.
-La plupart, lui rappela Robert, mais pas toutes.
-J'ai d˚ prendre ma température chaque matin pendant des mois et la noter sur la courbe avant même de sortir du lit pour aller pisser !
Robert était en train de choisir un costume et une cravate dans sa penderie. Il tourna la tête vers Marissa, qui bloquait la lumière venant de la chambre.
-C'est aussi toi qui as trafiqué ta courbe de température en y ajoutant des croix, dit-il d'un ton désinvolte.
-J'ai d˚ tricher un peu pour que les docteurs de la clinique ne croient pas qu'on n'y arrivait pas parce qu'on ne faisait pas l'amour assez souvent. Mais je n'ai jamais triché sur le moment de l'ovulation.
-Ah, faire l'amour ! ricana Robert. Nous n'avons plus fait l'amour depuis que toute cette histoire a commencé. Ce n'est pas de l'amour. Ce ne sont même pas des rapports sexuels. C'est du rut pur et simple, voilà ce que c'est.
Marissa voulut répliquer, mais Robert poursuivit:
-Je ne sais même plus ce que c'est que faire l'amour ! cria-t-il. Une chose agréable s'est vue réduite à
du sexe sur commande, du rut systématique.
-Eh bien, tu n'as pas été " en rut " très souvent, répliqua Marissa d'un ton cinglant. Comme partenaire, tu ne t'es pas vraiment montré à la hauteur !
-Une minute, coupa Robert, sentant que Marissa devenait mauvaise. N'oublie pas que tout ça est très facile pour toi: tu n'as qu'à t'allonger sur le dos pendant que je fais tout le travail !
-Du travail ? Seigneur ! dit Marissa avec dégo˚t.
Elle voulut continuer, mais elle fut interrompue par un sanglot. Robert avait raison, au fond. Avec toutes ces directives pour le traitement, il leur avait été difficile de se montrer spontanés au lit ces derniers temps.
Malgré elle, ses yeux se remplirent de larmes.
Voyant qu'il l'avait blessée, Robert s'adoucit soudain.
-Excuse-moi, dit-il. Je sais que tout cela a été très pénible pour toi. Mais laisse-moi te dire que ça n'a pas été facile pour moi non plus. Aujourd'hui par exemple, ça m'est vraiment impossible d'aller à la clinique. J'ai une importante réunion avec une équipe qui arrive d'Europe. Je suis désolé, mais mon travail ne peut pas toujours s'organiser selon le bon vouloir des docteurs de la clinique, ni en fonction de ton cycle menstruel. Tu ne m'as parlé que samedi du prélèvement de ce matin. Je ne savais pas que tu allais avoir cette injection de Dieu sait quoi.
-Nous avons suivi le même programme qu'au cours de nos trois tentatives précédentes. Je ne pensais pas qu'il faudrait tout te répéter à chaque fois.
-qu'est-ce que j'y peux ? quand cette réunion a été
décidée, toutes ces histoires de traitement n'avaient même pas commencé. Je n'ai pas refait tout mon emploi du temps en fonction de tes périodes de fécondation.
Marissa sentit soudain sa colère remonter. Robert alla prendre une chemise propre dans l'armoire. Au-dessus de sa tête, Joan Lunden interviewait une célébrité.
-Tu ne penses qu'à tes affaires, gronda Marissa. Tu as des réunions tout le temps. Tu ne peux pas repousser celle-là d'une demi-heure ?
-Ce serait difficile.
-Le problème avec toi, c'est que tes affaires passent avant tout. J'ai l'impression que ton sens des valeurs est passablement brouillé.
-Si c'est ton opinion, libre à toi, dit Robert d'un ton calme pour tenter d'endiguer le nouveau flot de récrimi-nations.
Il tira sur sa chemise et commença à la boutonner. Il savait qu'il aurait mieux fait de se taire, mais Marissa l'avait touché au vif.
-Il n'y a rien de déshonorant à être dans les affaires. «a fait bouillir la marmite et ça met un toit au-dessus de notre tête. De plus, tu savais ce que je faisais avant de m'épouser. J'aime ça et c'est très gratifiant à
des tas de niveaux.
-Avant notre mariage, tu disais que c'était important d'avoir des enfants, rétorqua Marissa. Maintenant on dirait que tes affaires passent avant tout.
Robert se plaça devant la glace pour nouer sa cravate.
-C'est ce que je pensais avant qu'on sache que tu ne pouvais pas avoir d'enfants, du moins pas de façon normale.
Il s'arrêta net, sentant qu'il venait de dire une bêtise.
Il tourna la tête pour regarder sa femme. Il vit à son visage défait que sa désinvolture n'était pas passée inaperçue et il tenta d'adoucir ce qu'il avait dit:
-Enfin... avant qu'on sache que nous ne pouvions pas avoir un enfant de façon normale.
Cette correction fut vaine. D'un seul coup, la colère de Marissa se transforma en désespoir. Les larmes lui montèrent aux yeux et elle se mit à sangloter.
Robert voulut lui poser la main sur l'épaule. Elle se dégagea vivement et courut à la salle de bains. Elle essaya de refermer la porte derrière elle, mais Robert la poussa et prit sa femme dans ses bras, pressant son visage au creux de son épaule.
Tout le corps de Marissa était secoué de tremblements. Il lui fallut dix bonnes minutes pour se calmer.
Elle savait qu'elle n'était pas dans son état normal. A l'évidence, toutes ces hormones contribuaient à fragili-ser son état émotionnel. Mais le savoir ne l'aida pas à se remettre plus rapidement.
Robert la l‚cha le temps d'aller lui chercher un mouchoir en papier. Ravalant ses larmes, elle se mou-cha. Cette fois, la gêne s'ajoutait à sa colère et son chagrin. D'une voix tremblante, elle reçonnut qu'elle était responsable de leur stérilité.
-«a m'est égal que nous n'ayons pas d'enfants, dit Robert dans l'espoir de l'apaiser. Ce n'est pas une catastrophe.
Marissa lui jeta un regard méfiant.
-Je ne te crois pas. Tu as toujours voulu des enfants. Tu me l'as dit. Et puisque je sais que tout est de ma faute, pourquoi te mentir à toi-même ? Je préfère parler honnêtement que d'entendre tes mensonges. Dis-moi que tu es en colère.
-Je suis déçu, mais je ne suis pas en colère.
Il fixa Marissa et celle-ci lui rendit son regard.
-Eh bien, je l'ai peut-être été parfois, admit-il.
-Regarde ce que j'ai fait à ta chemise propre, dit Marissa.
Robert baissa les yeux vers sa poitrine. Les larmes de Marissa avaient laissé des taches d'humidité sur sa chemise et sa cravate. Il poussa un profond soupir.
-«a ne fait rien. Je vais en mettre une autre.
Il ôta rapidement sa chemise et sa cravate et les lança dans le panier de linge sale.
En contemplant dans la glace ses yeux rouges et gonflés, Marissa mesura l'ampleur de la t‚che pour se rendre présentable. Accablée, elle se glissa sous la douche.
Un quart d'heure plus tard, elle se sentait nettement plus calme, comme si l'eau chaude et la mousse de savon avaient purifié son esprit aussi bien que son corps. Tout en se séchant les cheveux, elle revint dans la chambre à
coucher. Robert était presque prêt.
-Je m'excuse de m'être montrée aussi hystérique, dit-elle. Je n'arrive pas à m'en empêcher. Ces derniers temps, j'explose à la moindre contrariété. Je n'aurais jamais d˚ m'énerver comme ça simplement parce que tu n'as pas envie de venir à la clinique pour la énième fois.
-C'est moi qui devrais m'excuser, dit Robert. Je suis désolé d'avoir trouvé un moyen aussi idiot d'exprimer ma frustration. J'ai changé d'avis pendant que tu étais sous la douche. Je vais t'accompagner à la clinique, finalement. J'ai déjà téléphoné au bureau pour les prévenir.
Pour la première fois depuis des semaines, Marissa sentit le courage lui revenir.
-Merci, dit-elle.
Elle fut tentée de le serrer dans ses bras, mais quelque chose la retint. Elle se demanda si elle craignait qu'il la repousse. Elle n'était pas au mieux de sa forme. Elle savait que leur relation avait changé au cours de ce traitement. Et, comme pour sa silhouette, ce n'était pas à son avantage. Elle conclut dans un soupir:
-Je me dis parfois que ce traitement contre la stérilité est tout simplement trop dur. Entendons-nous bien: je n'ai pas de plus cher désir que d'avoir un enfant avec toi. Mais cela me met dans un état de stress à
chaque réveil, tous les jours. Et je sais bien que ce n'est pas plus facile pour toi.
Son slip et son soutien-gorge à la main, Marissa entra dans sa penderie. Tandis qu'elle s'habillait, elle appela Robert. Ces derniers temps, il semblait plus facile de lui parler sans rencontrer son regard.
-Je n'ai parlé de notre problème qu'à quelques personnes, et encore, sans entrer dans les détails. J'ai simplement dit que nous essayions d'avoir un enfant. Et tout le monde s'est senti obligé de me donner un avis dont je n'ai nul besoin. " Repose-toi, prends des vacances ", voilà ce que j'entends. Le prochain qui me balance ça, je lui crache le morceau. Aucun repos ne peut m'aider, parce que j'ai les trompes aussi obstinément bouchées qu'un évier engorgé.
Robert ne répondit pas, aussi Marissa sortit de sa penderie et regarda dans la chambre. Il était assis sur le bord du lit, en train d'enfiler ses chaussures.
-L'autre personne qui me pose un problème, c'est ta mère, dit Marissa.
Robert leva les yeux.
-qu'est-ce que ma mère vient faire là-dedans ?
-Eh bien, elle se sent obligée de me répéter chaque fois qu'elle me voit qu'il est temps pour nous d'avoir des enfants. Si elle me le dit encore une fois, je lui sors toute la vérité à elle aussi. En fait, pourquoi ne lui dis-tu pas toi-même, ce qui me permettra d'éviter un affrontement ?
Depuis qu'ils étaient fiancés Marissa avait essayé par tous les moyens de séduire la mère de Robert, sans guère de succès.
-Je ne veux pas en parler à ma mère, je te l'ai déjà
dit.
-Et pourquoi pas ?
-Parce que je ne veux pas avoir droit à un sermon.
Et je ne veux pas l'entendre me dire que ça m'apprendra à épouser une juive.
-Oh, je t'en prie! s'exclama Marissa dans un nouvel accès de colère.
-Je ne suis pas responsable des préjugés de ma mère, dit Robert. Mais je ne peux pas non plus les lui ôter. Je n'ai pas à le faire, d'ailleurs.
De nouveau furieuse, Marissa boutonna vaguement sa robe et tira d'un coup sec sa fermeture …clair.
Mais bientôt sa fureur contre la mère de Robert se retourna contre elle-même et sa propre stérilité. Pour la première fois de sa vie, elle se sentait vraiment flouée par le sort. Elle percevait toute l'ironie d'avoir dépensé
tant de temps et d'argent en contraception au lycée et à
la fac de médecine pour éviter d'avoir un enfant au mauvais moment. A présent que le moment était venu elle se rendait compte qu'elle n'avait jamais risqué
d'avoir un enfant, sauf avec l'aide de la science moderne.
-C'est trop injuste, dit Marissa à voix haute.
Les larmes coulèrent de nouveau sur ses joues. Elle savait qu'elle était à bout; elle ne supportait plus les montagnes russes d'espoir et de désespoir qui accompa-gnaient chaque cycle. Et à présent, il lui fallait aussi supporter l'impatience croissante de Robert. D'ailleurs, elle ne pouvait guère l'en bl‚mer.
-Marissa, je pense que tu es littéralement obsédée par cette histoire de stérilité, dit doucement Robert. Je commence vraiment à m'inquiéter pour toi. Et pour nous.
Marissa se retourna. Robert était debout dans l'embrasure de la porte, les mains sur le chambranle.
Tout d'abord, elle ne vit pas l'expression de son visage.
Il se tenait dans la pénombre, ses cheveux blonds éclairés par la lumière de la chambre derrière lui. Mais comme il s'avançait vers elle, elle put voir qu'il avait l'air soucieux mais déterminé, il avait les m‚choires serrées, et ses lèvres dessinaient une ligne mince et droite.
-quand tu as voulu commencer ce traitement, j'étais d'accord pour tenter notre chance. Mais je crois que tout cela a dégénéré. J'en arrive à la conclusion que nous devrions envisager de tout arrêter avant de perdre ce que nous avons en recherchant ce que nous n'avons pas.
-Tu penses que je suis obsédée ? Bien s˚r que je le suis ! Tu ne serais pas obsédé si tu devais subir toutes les interventions que j'ai subies ? J'ai accepté de passer par tout cela parce que je veux avoir un enfant et un foyer.
Je veux être mère et que tu sois père.
Involontairement, Marissa avait haussé la voix. Avant d'avoir fini sa phrase, elle criait presque.
-T'entendre crier comme ça ne fait que me confirmer qu'il faut arrêter tout ce cirque, dit Robert.
Regarde-nous. Tu es à bout de nerfs; et moi, je n'en peux plus. Il y a d'autres possibilités, tu sais. Nous pourrions peut-être y penser. Nous pourrions accepter l'idée de ne pas avoir d'enfant. Ou envisager une adoption.
-J'ai du mal à croire que tu choisisses juste ce moment pour dire ce genre de choses, dit sèchement Marissa. C'est le jour de ma quatrième ponction d'ovocytes, je me prépare à affronter la douleur et ce risque, et en effet je suis à bout de nerfs. Et c'est le moment que tu choisis pour parler d'un changement d'option ?
-Ce n'est jamais le bon moment pour discuter de ça avec ce calendrier de fécondation, lança Robert, incapable de retenir sa colère. Le moment ne te plaît pas d'accord. quand le moment serait-il mieux choisi, quand tu es folle d'inquiétude, en train de te demander si tu es enceinte ? Ou quand tu es déprimée parce que tu as encore eu tes règles ? Ou quand tu commences à te remettre et que tu entames un nouveau cycle ? Dis-le-moi, je viendrai te parler à ce moment-là.
Robert étudia sa femme. Elle était devenue extrêmement irritable et elle avait pris beaucoup de poids, surtout sur le visage, qui était gonflé. Elle lui lança un regard si froid qu'il en frissonna jusqu'aux os. Ses yeux semblaient aussi sombres que son humeur, et ses joues étaient rouges, comme si elle avait eu de la fièvre. Elle était comme une étrangère, ou pire: en cet instant, elle avait l'air d'une parfaite hystérique. Robert n'aurait pas été surpris si elle lui avait soudain sauté à la figure comme un chat sauvage. Il décida qu'il était temps de calmer le jeu. Il recula de quelques pas en disant:
-D'accord. Tu as raison, ce n'est pas le moment d'en discuter. Excuse-moi. Nous verrons ça un autre jour. Pourquoi ne finis-tu pas de t'habiller, que nous partions pour la clinique? Hum... J'espère seulement que je vais être en mesure de fournir un peu de sperme.
Vu l'état dans lequel je me sens ces derniers temps, ce n'est pas évident. Ce n'est pas purement mécanique.
Plus maintenant. Je n'ai plus seize ans.
Sans rien dire, Marissa retourna à sa coiffeuse, épuisée. Elle se demanda ce qu'ils feraient s'il n'arrivait pas à éjaculer. Elle ignorait si le sperme décongelé
risquait de réduire les chances de fécondation. Elle le supposait, voilà en partie pourquoi elle s'était mise dans une telle colère quand Robert avait d'abord refusé
d'aller à la clinique. En se regardant dans la glace et en voyant ses joues en feu, elle réalisa à quel point elle était obsédée. Même ses yeux étaient ceux d'une étrangère, avec leur regard intense et fixe.
Marissa ajusta sa robe en s'admonestant sur le risque de nourrir de trop grands espoirs après tant de désillusions. Il y avait tellement d'étapes à franchir. D'abord, elle devait produire des ovules. Puis il fallait les ponctionner avant qu'elle ovule spontanément. Après, il fallait qu'ils soient fécondés. On devait ensuite les transférer dans son utérus et voir s'ils s'y implantaient normalement. Enfin, si tout allait bien, elle serait enceinte. Elle devrait alors commencer à s'inquiéter de l'éventualité d'une fausse couche. Il y avait tant de risques d'échec. Pourtant, comme dirait le panneau de la salle d'attente du service de fécondation in vitro:
" Le seul échec, c'est de renoncer. " Elle devait donc accepter de passer par ce long processus.
Malgré son pessimisme, Marissa pouvait encore fermer les yeux et imaginer un tout petit bébé dans ses bras. " Patience, bébé ", chuchota-t-elle. Elle sentait au fond de son coeur que si l'enfant arrivait enfin, tous ces efforts seraient récompensés. En outre, elle commençait à penser que c'était la seule façon de sauver son mariage.
19 MARS 1990
9 h 15
Après être passés sous le pont vitré qui séparait le pavillon des admissions et le service des urgences du b‚timent principal de la clinique, Robert et Marissa débouchèrent dans la cour entourée de murs de brique et montèrent les marches de la Clinique gynécologique.
La couleur et le dessin des dalles de granit rappelèrent à
Marissa les nombreuses fois o˘ elle avait gravi ces marches pour subir tant d'" explorations simples ".
Inconsciemment, elle ralentit le pas, réaction due sans doute au souvenir soudain d'un millier de piq˚res d'aiguille.
-Viens donc ! la pressa Robert.
Il la tenait par la main et avait senti sa soudaine réticence. Jetant un coup d'oeil à sa montre, il constata qu'ils étaient en retard.
Marissa s'efforça d'accélérer l'allure. C'était la quatrième fois qu'elle venait pour une ponction d'ovocytes.
Elle savait ce qui l'attendait. Mais elle craignait moins la souffrance que d'éventuelles complications. C'était là
un des inconvénients d'être à la fois médecin et patient: elle savait à quoi elle s'exposait en cas d'incident. Elle frémit en parcourant mentalement la liste des accidents possibles-l'issue, pour certains, pouvait être mortelle.
En entrant dans la clinique, ils négligèrent le comptoir d'accueil pour se diriger directement vers le service de fécondation in vitro situé au deuxième étage. C'était un itinéraire qu'ils connaissaient bien, Marissa surtout.
quand ils pénétrèrent dans la salle d'attente, d'ordinaire si calme avec son épaisse moquette et ses fauteuils capitonnés, un spectacle inhabituel les attendait.
-Je ne me laisserai pas faire! criait une femme élégante et mince.
Marissa lui donna environ la trentaine. Il était rare que quelqu'un élève la voix dans une des salles d'attente de la clinique, plus rare encore qu'on y entende crier.
C'était aussi choquant que si on avait hurlé dans une église.
-Mrs Ziegler, répétait la réceptionniste qui s'était retranchée derrière sa chaise. Je vous en prie !
- Il n'y a pas de Mrs Ziegler qui tienne ! cria la femme. C'est la troisième fois que je viens chercher mes résultats. Je les veux immédiatement !
Là-dessus, elle balaya d'un revers de main tout ce qui se trouvait sur le bureau de la réception. Il y eut un fracas de verre et de porcelaine brisés, tandis que crayons, papiers, photos encadrées et tasses de café
allaient s'écraser sur le sol.
La douzaine de patientes qui attendaient là restèrent interdites, figées sur leurs sièges. La plupart gardèrent le nez plongé dans leur magazine, sans oser affronter la scène qui se déroulait sous leurs yeux.
Marissa tressaillit au bruit du verre brisé. Elle se souvint du radio-réveil qu'elle avait manqué envoyer voltiger moins d'une demi-heure plus tôt et elle fut effrayée de retrouver chez Mrs Ziegler un état d'esprit aussi proche du sien. Elle aussi s'était sentie plusieurs fois poussée à bout.
La première réaction de Robert fut d'aller se placer devant Marissa pour s'interposer entre elle et la patiente hystérique. Puis, lorsqu'il vit Mrs Ziegler faire le tour du bureau, il craignit qu'elle ne s'en prenne à la malheureuse réceptionniste. D'un seul bond, il retint Mrs Ziegler par la taille.
-Calmez-vous, lui dit-il sur un ton qu'il voulait à la fois autoritaire et apaisant.
Comme si elle s'attendait à une intervention de ce genre, Mrs Ziegler fit volte-face et balança son grand sac de chez Gucci d'un large revers du bras. Le sac atteignit Robert sur le côté de la joue et lui fendit la lèvre. Comme il ne desserra pas sa prise pour autant, elle leva le bras pour préparer un nouveau moulinet.
Voyant venir le second coup, Robert lui l‚cha la taille pour tenter de lui immobiliser les bras. Mais, avant qu'il ait pu l'attraper, elle le frappa à nouveau, cette fois de son poing fermé.
-Ah ! cria Robert, qui l‚cha prise de saisissement.
Les patientes coururent se réfugier à l'autre bout de la salle d'attente.
Tout en frottant son épaule contusionnée, Robert considéra Mrs Ziegler avec circonspection.
-Otez-vous de là, gronda-t-elle. Mêlez-vous de ce qui vous regarde.
-«a me regarde, maintenant, répliqua Robert d'un ton sec.
La porte s'ouvrit brusquement, livrant passage au Dr Carpenter et au Dr Wingate, suivis d'un gardien en uniforme dont la manche s'ornait d'un macaron portant les mots " Clinique gynécologique ". Ils se dirigèrent tout droit sur Mrs Ziegler.
Le Dr Wingate, qui était à la fois le directeur de la clinique et le patron du service de fécondation in vitro, prit aussitôt la situation en main. Taillé en armoire normande, le visage mangé par une barbe épaisse, il s'exprimait avec un léger accent anglais.
-Rebecca, pour l'amour du ciel, qu'est-ce qui vous arrive ? demanda-t-il d'un ton lénifiant. quels que puissent être vos griefs, ce n'est pas une raison pour vous conduire de cette façon.
-Je veux mes résultats, dit Mrs Ziegler. Chaque fois que je les demande, on m'envoie promener. Il y a vraiment quelque chose qui cloche dans cette clinique.
J'exige de consulter mon dossier. Il est à moi.
-Non, il n'est pas à vous, corrigea le Dr Wingate d'une voix calme. Il appartient à la Clinique gynécologique. Nous savons que le traitement contre la stérilité
peut provoquer beaucoup de stress et que les patientes reportent parfois leur frustration sur les médecins et le personnel médical qui s'efforcent de les aider. Nous comprenons parfaitement que vous soyez sur les nerfs.
Nous vous avons même dit que si vous vouliez vous adresser ailleurs, nous serions tout prêts à transmettre votre dossier au médecin de votre choix. C'est ainsi que nous procédons. Maintenant, si votre nouveau médecin veut vous confier votre dossier, libre à lui. Mais le secret professionnel a toujours été une des règles les plus appréciées de notre établissement.
-Je suis avocate, je connais mes droits, répliqua Mrs Ziegler, dont l'assurance semblait néanmoins ébranlée.
-Même un avocat peut se tromper parfois, dit le Dr Wingate avec un sourire. (Le Dr Carpenter approuva de la tête.) Venez voir vos résultats, si vous le désirez.
Suivez-moi, vous pourrez les examiner sous toutes les coutures. Vous vous sentirez sans doute mieux après.
-Pourquoi ne me les a-t-on pas donnés plus tôt ? dit Mrs Ziegler en fondant en larmes. La première fois que je suis venue les chercher, j'ai dit à la réceptionniste que j'étais très inquiète sur mon état. Et on ne m'a jamais laissée entendre que je serais autorisée à les voir.
-C'était une erreur, dit le Dr Wingate. Je m'excuse au nom de tout le personnel s'il ne vous a jamais suggéré
cette éventualité. Nous allons faire circuler une note interne pour éviter de tels problèmes à l'avenir. Pour l'instant, le Dr Carpenter va vous conduire à l'étage et vous laisser consulter votre dossier. Venez, je vous en prie.
Il lui tendit le bras. Une main sur le visage, Mrs Ziegler se laissa emmener par le Dr Carpenter et le gardien. Le Dr Wingate se tourna vers les autres patientes.
-La clinique tient à s'excuser de ce léger incident, dit-il en rajustant sa longue blouse blanche.
Il avait un stéthoscope dans une poche, et plusieurs boîtes de Petri dans l'autre. Il se tourna vers la réceptionniste et la pria d'appeler le service de nettoyage pour faire disparaître les débris.
Il s'approcha ensuite de Robert, qui tamponnait sa lèvre blessée à l'aide de sa pochette.
-Je suis vraiment désolé, dit le Dr Wingate en l'examinant. (La blessure saignait encore un peu.) Je crois que vous feriez bien de passer à notre service des urgences.
-«a ira, dit Robert en se frictionnant l'épaule. Ce n'est pas grand-chose.
Marissa s'approcha pour regarder sa lèvre de plus près.
-Je te conseille quand même de te faire examiner, dit-elle.
-Il faudra sans doute vous faire poser un point de suture, dit le Dr Wingate en inclinant la tête de Robert pour mieux voir. Une suture adhésive suffira peut-
être... Venez, je vous y emmène.
-quelle tuile ! dit Robert en contemplant avec dégo˚t le sang qui tachait son mouchoir.
-«a ne te prendra pas longtemps, insista Marissa.
Je vais aller m'inscrire et je t'attendrai ici.
Après quelques hésitations, Robert se laissa entraîner par le médecin.
Marissa regarda la porte se refermer derrière lui. Elle ne pourrait certes pas en vouloir à son mari si l'incident de ce matin augmentait encore sa réticence à poursuivre le traitement.
Elle sentit soudain le doute la submerger quant à cette quatrième tentative de fécondation in vitro. Comment pouvait-elle espérer faire mieux cette fois-ci ? Le sentiment que tout cela était vain l'accabla brusquement.
Elle poussa un profond soupir, luttant une fois de plus contre les larmes. Autour d'elle, les autres femmes s'étaient tranquillement replongées dans la lecture de leurs magazines. Sans qu'elle sache pourquoi, Marissa ne parvenait pas à se ressaisir. Au lieu d'aller se faire inscrire à la réception, elle se dirigea vers un fauteuil vide et s'y laissa tomber. A quoi bon se soumettre à
cette nouvelle ponction si elle était certaine que cela se solderait par un nouvel échec ?
Marissa enfouit son visage dans ses mains. Elle ne se souvenait pas de s'être sentie aussi désespérée depuis sa dépression, à la fin de son stage en pédiatrie. C'était l'époque o˘ Roger Shulman avait rompu leur longue idylle, décision qui avait finalement conduit Marissa au Centre de contrôle des maladies.
Le souvenir de Roger ajouta encore à son désespoir.
Leur relation était encore intense à la fin du printemps, quand il lui avait annoncé du jour au lendemain qu'il partait à l'UCLA o˘ il venait d'obtenir une bourse en neurochirurgie, et qu'il partirait seul. A l'époque, cela lui avait fait un choc. Elle savait à présent que cela valait mieux pour lui, puisqu'elle était stérile. Elle s'efforça de chasser cette pensée, en se disant que c'était de la folie.
Ces rêveries la ramenèrent un an et demi plus tôt, lorsque Robert et elle avaient décidé de fonder une famille. Elle s'en souvenait d'autant mieux qu'ils avaient fêté l'événement en s'offrant un week-end sur l'île de Nantucket et en se grisant au cabernet sauvignon.
Ils avaient pensé que la conception serait l'affaire de quelques semaines, de deux mois tout au plus. Marissa s'étant toujours protégée contre une éventuelle grossesse, elle n'avait jamais pensé qu'elle pourrait avoir du mal à tomber enceinte. Mais, au bout de sept à huit mois, elle avait commencé à s'inquiéter. L'approche de ses règles était devenue une période d'anxiété croissante, suivie d'une dépression quand celles-ci arrivaient. Après dix mois d'échec, ils avaient réalisé que quelque chose ne tournait pas rond. Au bout d'un an, ils avaient pris la difficile décision de tenter d'y remédier. C'est alors qu'ils s'étaient rendus dans le service spécialisé de la Clinique gynécologique pour y subir une série d'examens.
Dans cette course d'obstacles, la première épreuve avait été l'analyse du sperme de Robert, et il l'avait franchie haut la main. Les premiers tests de Marissa étaient plus complexes: il s'agissait d'une radiographie de l'utérus et des trompes de Fallope.
En tant que médecin Marissa savait plus ou moins en quoi consistait ce test. …lle avait même vu des photographies aux rayons X dans des manuels. Mais aucune photographie, aucun manuel ne pouvaient la préparer à
ce qu'elle avait d˚ affronter. Elle se souvenait de cette épreuve comme si c'était la veille.
-Descendez encore un peu, avait dit le Dr Tolentino, le radiologue, tout en pointant le gros museau de l'appareil de rayons X sur le bas-ventre de Marissa.
L'engin émettait un faisceau lumineux qui dessinait une grille sur son corps.
Marissa s'était laissée glisser sur la table de radiographie, dure comme le roc. Une perfusion était plantée dans son bras droit. On lui avait donné un peu de Valium et elle se sentait groggy. En outre, elle redoutait toujours de faire un second cauchemar sous l'effet des médicaments.
-Très bien, avait dit le Dr Tolentino. Parfait.
La grille était centrée juste au-dessous de son nombril. Le Dr Tolentino tourna quelques boutons et le tube cathodique du moniteur émit une lueur gris clair.
Le Dr Tolentino alla appeler le Dr Carpenter.
Celui-ci entra, suivi d'une infirmière. Ils portaient l'un et l'autre, comme le Dr Tolentino, un lourd tablier de plomb destiné à les protéger des radiations. En voyant ces armures, Marissa se sentit plus exposée et plus vulnérable que jamais.
On lui souleva les jambes pour les placer dans des étriers. Puis l'extrémité de la table se rabattit, de sorte que Marissa se retrouva les fesses posées juste sur le bord.
-Vous allez sentir le spéculum, à présent, prévint le Dr Carpenter.
Marissa serra les dents tandis que l'instrument pénétrait en elle et s'élargissait.
-Maintenant, vous allez sentir une piq˚re, dit le Dr Carpenter. Je vais vous injecter l'anesthésique local.
D'avance, Marissa se mordit la lèvre. Comme l'avait annoncé le Dr Carpenter, elle ressentit une vive douleur quelque part dans le bas du dos.
-Je recommence, dit le Dr Carpenter.
Il la piqua en plusieurs endroits, tout en lui expli-quant qu'il procédait à un blocage paracervical destiné
à anesthésier le col de l'utérus.
Marissa souffla. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle retenait sa respiration. A cet instant précis, elle ne souhaitait qu'une chose: que l'examen se termine.
-Plus que quelques minutes, dit le Dr Carpenter, comme s'il avait lu dans ses pensées.
Marissa se représentait le long instrument avec ses m‚choires en ciseaux terminées par des crocs. Elle savait que ces crocs allaient mordre dans la chair délicate de son col.
Mais elle ne ressentit aucune douleur quand elle entendit le bruit sec et métallique des poignées qui se refermaient; elle eut simplement la sensation qu'on appuyait et qu'on tirait. Le Dr Carpenter parlait à
l'infirmière et au Dr Tolentino, et la radio continuait son bourdonnement, mais elle ne pouvait voir qu'un fragment de l'image qui venait d'apparaître sur l'écran de contrôle.
-Eh bien, Marissa, dit le Dr Carpenter, comme je vous l'ai déjà expliqué, la canule de Jarcho est maintenant en place et je vais injecter le produit de contraste. Vous allez peut-être avoir un peu mal.
Marissa retint de nouveau son souffle, et cette fois la douleur vint. C'était comme une crampe violente qui s'accentua au point qu'elle ne put s'empêcher de bouger.
-Restez immobile ! ordonna le Dr Carpenter.
-Je ne peux pas, gémit Marissa.
Mais, au moment même o˘ elle pensait ne plus pouvoir en supporter davantage, la douleur cessa. Elle poussa un soupir de soulagement.
-Le produit de contraste n'a pénétré nulle part, dit le Dr Carpenter, surpris.
-Je vais prendre un cliché, dit le Dr Tolentino.
Je dois pouvoir saisir les extrémités des trompes ici et là.
Il pointait son crayon sur l'écran.
-D'accord, dit le Dr Carpenter.
Il prévint Marissa qu'ils allaient prendre une radio et lui recommanda de ne pas bouger.
-qu'est-ce qui ne va pas? demanda Marissa, inquiète .
Mais le Dr Carpenter l'ignora ou ne l'entendit pas. Ils disparurent tous les trois derrière l'écran. Marissa leva les yeux vers le gros engin suspendu au-dessus d'elle.
-Ne bougez pas ! lui rappela le Dr Tolentino.
Marissa entendit un déclic et un léger bourdonnement. Elle sut que son corps venait d'être bombardé par des millions de minuscules rayons X.
-Nous allons recommencer, dit le Dr Carpenter en revenant. «a risque de vous faire un peu mal, cette fois.
Marissa agrippa les bords de la table.
La douleur qui suivit fut la pire qu'elle e˚t jamais connue. C'était comme un poignard qui lui fouillait le bas des reins. quand ce fut terminé, elle regarda les trois personnes penchées au-dessus de l'écran.
-qu'est-ce que vous avez trouvé ? demanda-t-elle.
Le visage du Dr Carpenter indiquait clairement qu'il y avait quelque chose d'anormal.
-Au moins, nous savons pourquoi vous n'avez pas eu de bébés, dit-il d'un ton solennel. Je n'ai pas réussi à
faire passer le produit de contraste dans vos trompes. Et j'ai pourtant poussé-comme vous avez d˚ le sentir.
Elles sont toutes les deux complètement bouchées.
-Comment ça se fait ? demanda Marissa, alarmée.
-Nous allons voir ça, dit le Dr Carpenter avec un haussement d'épaules. C'est sans doute le résultat d'une infection ancienne. Vous ne vous souvenez de rien ?
-Non ! dit Marissa. Pas que je sache.
-Parfois nous découvrons la cause, parfois non.
Dans certains cas, une simple fièvre dans l'enfance peut suffire à endommager les trompes. Nous allons voir ça, conclut-il en lui tapotant le bras.
-quelle est la prochaine étape ? demanda Marissa avec anxiété.
Elle se sentait déjà assez coupable d'être stérile.
Après cette stupéfiante découverte sur l'état de ses trompes, elle s'était en plus demandé si elle n'aurait pas attrapé quelque chose avec un de ses précédents partenaires. Elle n'avait jamais papillonné, loin de là, mais elle avait eu des rapports, surtout avec Roger. Roger avait-il pu lui passer quelque chose '? Elle avait senti son estomac se nouer.
-Ce n'est guère le moment de parler stratégie, avait repris le Dr Carpenter, mais je vais sans doute ordonner une laparoscopie ou même une biopsie. Il y a toujours une chance qu'on puisse traiter cela par la microchirurgie. Sinon, il reste la fécondation in vitro...
-Marissa! dit Robert d'un ton sec, la ramenant brutalement à la réalité.
Elle leva la tête. Robert était debout devant elle.
-qu'est-ce que tu fabriques? dit-il, visiblement irrité. Je t'ai demandée à la réception et on m'a dit que tu ne t'étais même pas inscrite.
Marissa bondit sur ses pieds. Robert regardait sa montre.
-Allez, viens ! dit-il en se dirigeant vers la réception.
Marissa suivit en regardant l'inscription derrière le bureau, celle qui disait: " Le seul échec, c'est de renoncer. "
-Excusez-moi, dit la réceptionniste. Avec toute cette histoire, j'ai été un peu débordée. Je ne m'étais pas rendu compte que Mrs Buchanan n'était pas inscrite.
-Je vous en prie ! dit Robert. Dites au moins aux médecins qu'elle est ici.
-Tout de suite dit la réceptionniste. Mais tout d'abord, laissez-moi vous remercier pour tout à l'heure, Mr Buchanan. Cette femme était sur le point de m'agresser. J'espère que votre blessure n'est pas grave.
-Deux points de suture seulement, dit Robert d'un ton radouci. Ce n'est rien.
Puis il baissa la voix et, après un coup d'oeil furtif autour de lui, demanda:
-Pourriez-vous me donner un de ces... hum...
flacons en plastique... ?
-Bien s˚r.
La réceptionniste se pencha, ouvrit un tiroir et en sortit un petit flacon gradué muni d'un bouchon rouge.
Elle le tendit à Robert qui le dissimula au creux de sa paume.
-Ah... Rien que pour ça, ça vaut le coup, chuchota-t-il, sarcastique, à l'oreille de sa femme.
Puis, sans un regard pour elle, il disparut derrière une des portes qui menaient aux vestiaires individuels.
Marissa le regarda s'en aller, accablée par le fossé
qu'elle sentait s'élargir entre eux. Leur capacité à
communiquer, surtout leurs sentiments, s'amenuisait de jour en jour.
-J'annonce au Dr Wingate que vous êtes là, dit la réceptionniste .
Marissa hocha la tête. Elle revint lentement vers son siège et s'y laissa tomber lourdement. Rien ne marchait.
Elle n'était toujours pas enceinte et son mariage se désintégrait sous ses yeux. Elle se souvint de tous les voyages d'affaires qu'avait effectués Robert ces derniers temps. Pour la première fois depuis son mariage, elle se demanda s'il avait une liaison. C'était peut-être la véritable raison de son refus de venir donner du sperme.
Peut-être en avait-il trop distribué ailleurs.
-Mrs Buchanan ! appela une infirmière par l'entreb‚illement d'une porte en lui faisant signe de la suivre.
Marissa se leva et reconnut l'infirmière, Mrs Hargrave.
-Prête pour la récolte des oeufs? demanda-t-elle gaiement en tendant à Marissa une robe de chambre, une blouse et des chaussons.
Elle avait un accent britannique proche de celui du Dr Wingate. quand Marissa le lui avait fait remarquer, elle avait été surprise d'apprendre que Mrs Hargrave n'était pas anglaise, mais australienne.
-Une ponction d'ovocytes, c'est vraiment la dernière chose dont j'aie envie, reconnut Marissa d'un air découragé.
-On se sent un peu déprimée, je vois? demanda Mrs Hargrave avec gentillesse.
Marissa ne répondit pas. Elle poussa simplement un soupir en prenant les vêtements des mains de l'infirmière et se dirigea vers le vestiaire. Mrs Hargrave lui toucha l'épaule.
-Y a-t-il quelque chose dont vous aimeriez parler ?
Marissa contempla le visage de la femme. Ses yeux gris-vert avaient une expression chaleureuse et sympa-thique.
Sur le moment, Marissa ne put que secouer la tête en refoulant ses larmes.
-Les troubles émotionnels sont très fréquents chez les gens qui suivent un traitement de FIV, dit Mrs Hargrave. Mais en général, ça les aide d'en parler.
Nous savons par expérience que pour les couples, l'isolement est souvent le plus gros problème.
Marissa acquiesça de la tête. Robert et elle étaient isolés en effet. A mesure que la pression montait, ils s'étaient mis à éviter leurs amis, surtout ceux qui avaient des enfants.
-Vous avez eu un problème avec votre mari?
demanda Mrs Hargrave. Je ne veux pas être indiscrète, mais nous savons vraiment qu'il vaut mieux en parler à
quelqu'un.
Marissa hocha la tête et regarda le visage compréhen-sif de Mrs Hargrave. Elle avait envie de parler, en effet, et avec quelques larmes qu'elle essuya d'un revers de la main, elle lui raconta le refus de Robert de coopérer ce matin et la dispute qui s'en était suivie. Elle ajouta qu'elle commençait à penser qu'ils feraient mieux d'arrêter le traitement.
-C'est un véritable enfer pour moi, reconnut Marissa. Et pour Robert aussi.
-Vous savez, ce serait vraiment surprenant qu'il en aille autrement, dit Mrs Hargrave. C'est éprouvant pour tout le monde, même pour le personnel. Mais vous devriez vous montrer plus ouverts. Parlez avec d'autres couples. Cela vous apprendra à parler l'un avec l'autre et à connaître vos limites respectives.
-C'est prêt pour Mrs Buchanan, lança une autre infirmière depuis la salle d'échographie.
Mrs Hargrave pressa l'épaule de Marissa.
-Allez-y, dit-elle. Je reviendrai tout à l'heure et nous pourrons parler encore un peu. D'accord ?
-D'accord, dit Marissa en s'efforçant d'avoir l'air intéressé.
Un quart d'heure plus tard, Marissa se retrouva une fois de plus allongée sur le dos et les jambes écartées dans la salle d'échographie, prête à affronter la douleur et les risques éventuels d'une nouvelle intervention.
Dans quelques minutes, on lui soulèverait les jambes pour les placer dans les étriers. Puis il y aurait l'épisode du désinfectant, suivi de l'anesthésie locale. Elle frémit rien que d'y penser.
La pièce elle-même était effrayante. C'était un décor froid et rébarbatif, rempli d'instruments électroniques dont Marissa ignorait jusqu'au nom pour certains. Des écrans cathodiques étaient disséminés un peu partout entre les appareils. Gr‚ce au ciel, la longue aiguille à
ponction se trouvait hors de sa vue.
L'infirmière qui avait fait entrer Marissa dans la salle était absorbée par les préparatifs. Le Dr Wingate, qui procédait à la plupart des interventions de la clinique, y compris la fécondation in vitro, n'était pas encore arrivé.
Un coup à la porte détourna l'attention de l'infirmière, qui alla ouvrir. Marissa leva la tête et découvrit Robert sur le seuil.
Bien que la salle d'opération le mît plus mal à l'aise encore que Marissa, il se força à entrer.
-Mrs Hargrave a dit que je pouvais venir un moment, expliqua-t-il à l'infirmière.
Elle hocha la tête et retourna à ses préparatifs.
Robert s'approcha avec précaution de l'appareil d'échographie et contempla Marissa, mais il prit garde de ne toucher ni les délicats appareils ni sa femme.
-Eh bien, j'y suis arrivé, dit-il comme s'il avait accompli un exploit. Et maintenant que j'ai rempli mon rôle, je m'en vais au bureau. Ces fichus points de suture m'ont mis en retard et il faut que je me dépêche. Mais je reviendrai te prendre ici après la réunion. Si je vois que ça se prolonge, j'appellerai et je laisserai un message à
Mrs Hargrave. D'accord ?
-D'accord, dit Marissa. Merci pour l'échantillon.
C'est très gentil.
Robert se demanda si Marissa se moquait de lui. Mais il ne décela aucune trace d'ironie dans sa voix.
-Bonne chance, finit-il par dire. J'espère que tu auras au moins une douzaine d'ovules.
Après un dernier tapotement sur l'épaule, il tourna les talons et quitta la pièce.
Marissa se sentit soudain terriblement seule. Les larmes lui remontèrent aux yeux, sans qu'elle sache si c'était de la tristesse ou de la colère. Ces derniers temps Robert s'était montré très homme d'affaires, même avec elle. Cela la blessait qu'il puisse la laisser affronter seule une pareille épreuve.
Le Robert d'aujourd'hui paraissait n'avoir plus rien de commun avec l'homme qu'elle avait été si heureuse d'épouser quelques années plus tôt. Il lui faisait sentir à
tout instant que ses affaires passaient avant tout; c'était son identité et son refuge. Une larme coula dans son oreille. Elle serra très fort les paupières, espérant ainsi repousser le monde entier. Toute sa vie semblait s'écrouler sans qu'elle y puisse rien.
-Excusez-moi, docteur Wingate, dit Mrs Hargrave en arrêtant le médecin sur le chemin de la salle d'échographie. Pourrais-je vous dire un mot ?
-C'est important? demanda-t-il. Je suis en retard pour Mrs Buchanan.
-C'est précisément de Mrs Buchanan que je voudrais vous parler.
Mrs Hargrave rejeta la tête en arrière. Elle était grande, proche du mètre quatre-vingts. Pourtant, elle paraissait menue à côté de la masse du Dr Wingate.
-C'est confidentiel ?
-Y a-t-il quelque chose qui ne soit pas confidentiel ?
dit Mrs Hargrave avec un sourire rusé.
-C'est juste, dit le Dr Wingate.
D'un pas vif, il reprit le chemin de son bureau. ils empruntèrent une porte qui évitait de passer devant la secrétaire. Wingate referma derrière eux.
-Je serai brève, dit l'infirmière. Je me suis aperçue que Mrs Buchanan... enfin, je devrais dire le Dr Buchanan-vous n'oubliez pas qu'elle est médecin, n'est-ce pas ?
-Bien s˚r. Le Dr Carpenter me l'a dit il y a deux ans. Je me souviens d'ailleurs que cela m'avait surpris.
Lui-même ne l'avait appris qu'en lisant le Boston Globe.
-Je crois qu'il ne faut pas négliger cet aspect de la question, poursuivit Mrs Hargrave. Vous savez que les médecins sont parfois des patients difficiles.
Le Dr Wingate hocha la tête.
-En tout cas, je crois qu'elle souffre de dépression.
-Ce n'est pas surprenant. La plupart de nos patientes en FIV souffrent de dépression à un moment ou un autre.
-Il semble qu'il y ait également un désaccord conjugal, reprit l'infirmière. Il est même question d'arrêter le traitement après ce dernier cycle.
-Voilà qui serait regrettable, reconnut le Dr Wingate, enfin intéressé.
-Dépression, problèmes conjugaux, le fait qu'elle soit médecin, tout cela m'incline à penser que nous pourrions peut-être modifier son protocole.
Le Dr Wingate s'appuya contre son bureau, le pouce sous le menton, et se caressa le nez de l'index pour mieux réfléchir à cette suggestion. Mrs Hargrave venait incontestablement de marquer un point, et il lui avait toujours paru préférable de se montrer souple.
-Elle a aussi été témoin de la scène avec Rebecca Ziegler, ajouta Mrs Hargrave. Cela n'a pu qu'aggraver ses problèmes émotionnels. Je suis très inquiète à son sujet.
-Mais elle a été très stable jusqu'à présent, dit le Dr Wingate.
-C'est vrai. Alors, c'est sans doute le fait qu'elle soit médecin qui me met mal à l'aise.
-J'apprécie votre attention, dit le Dr Wingate.
C'est le souci du petit détail qui a fait le succès de la Clinique gynécologique. Mais je crois que nous ne risquons rien à continuer comme d'habitude avec le Dr Blumenthal-Buchanan. Elle supportera bien deux autres cycles, mais il serait sage de recommander un soutien thérapeutique pour elle et son mari.
-Très bien. Je vais le lui proposer. Mais en tant que médecin, elle risque de refuser.
Le Dr Wingate se dirigea vers la porte et s'effaça devant Mrs Hargrave.
-A propos de Rebecca Ziegler, reprit Mrs Hargrave, je suppose qu'elle est soignée comme il convient ?
-Elle lit son dossier en ce moment même, dit le Dr Wingate en suivant l'infirmière dans le hall. Malheureusement pour elle, cette lecture va la bouleverser.
-Je n'en doute pas, dit Mrs Hargrave.
19 MARS 1990
Dorothy Finklestein passa en h‚te sous le pont vitré et pénétra dans la cour de la Clinique gynécologique. Elle était en retard, comme toujours. Son rendez-vous pour son examen annuel était fixé à onze heures et quart.
Un brusque coup de vent souleva le bord de son chapeau et elle le rattrapa juste à temps pour l'empêcher de s'envoler. Au même moment, son oeil fut attiré
par quelque chose qui voltigeait au-dessus d'elle. Une chaussure à talon haut descendait dans sa direction. Elle alla atterrir juste à côté d'elle, dans un parterre de rhododendrons.
Malgré son retard, Dorothy s'arrêta pour suivre la trajectoire de la chaussure. Au sommet de la clinique six étages plus haut son regard se fixa sur ce qui semblait être une femme assise sur le rebord d'une fenêtre, les jambes pendantes, la tête penchée comme si elle examinait le dessin des pavés de la cour. Dorothy cligna des yeux, espérant que sa vue lui jouait des tours, mais l'image demeura: ce n'était pas un effet de son imagination, il y avait bien une femme, une jeune femme, assise sur le rebord !
Dorothy sentit son sang se glacer en contemplant la femme qui parut se pencher de plus en plus, avant de plonger la tête la première en une lente culbute. On aurait dit une poupée de son grandeur nature, qui prenait de la vitesse à mesure qu'elle tombait. Elle atterrit dans le même parterre que sa chaussure, heurtant le sol avec un bruit mat, celui que ferait un livre jeté
à plat sur un tapis épais.
Dorothy ferma les paupières de toutes ses forces, comme si c'était son propre corps qui avait subi le choc.
Puis, revenant à la réalité, elle hurla. Rassemblant tout son courage, elle courut vers le parterre sans avoir la moindre idée de ce qu'elle allait faire. Responsable des achats dans un grand magasin de Boston, son entraînement en premiers secours laissait à désirer, bien qu'elle e˚t suivi des cours de secourisme au lycée.
quelques passants accoururent au cri de Dorothy.
Une fois le premier choc passé, quelques-uns la suivirent jusqu'au parterre. Un autre fonça vers la clinique chercher du secours.
Arrivée au bord du parterre, Dorothy regarda le sol avec horreur. La femme gisait sur le dos, ses yeux ouverts et tournés vers le ciel fixant le vide. Ne sachant quoi faire d'autre. Dorothy se pencha et entreprit le bouche-à-bouche. A l'évidence, la femme ne respirait plus. Elle lui souffla plusieurs fois dans la bouche, mais elle dut s'arrêter. Détournant la tête, elle vomit le muffin de son petit déjeuner. Entre-temps, un médecin en veste blanche était accouru sur les lieux.
-Bien s˚r que je me souviens de vous, dit le Dr Arthur. Vous êtes la patiente qui était si sensible à la kétamine. Comment aurais-je pu l'oublier?
-Je voulais simplement m'assurer que vous ne l'utiliseriez pas cette fois-ci, dit Marissa.
Elle n'avait pas reconnu tout de suite le Dr Arthur, qu'elle n'avait pas revu depuis sa biopsie. Mais son geste pour poser la perfusion avait remué quelque chose dans sa mémoire.
-Aujourd'hui, il ne nous faut qu'un petit peu de Valium, la rassura-t-il. Et je vais vous en donner dès maintenant. «a devrait vous assommer un peu.
Marissa le regarda injecter le calmant dans le support latéral de la perfusion, puis elle détourna la tête. A présent que la ponction d'ovocytes allait commencer, elle n'avait plus les mêmes sentiments qu'un quart d'heure plus tôt. Elle avait oublié toutes ses hésitations.
Sous l'effet du Valium, Marissa se sentit plus calme, sans pour autant s'endormir. Elle se mit à penser à ses trompes bouchées et aux causes éventuelles de leur obstruction. Puis elle récapitula les différentes interventions qu'elle avait subies. Elle se souvint de son réveil après sa laparoscopie. Dès qu'elle était revenue à elle, le Dr Carpenter lui avait dit que ses trompes étaient tellement atteintes qu'il était hors de question d'avoir recours à la microchirurgie. Il n'avait rien pu faire d'autre qu'une biopsie. Il lui avait alors annoncé que sa seule chance d'avoir un enfant était la fécondation in vitro.
-Tout le monde est prêt? demanda une voix tonitruante.
Marissa tendit le cou, souleva ses paupières avec difficulté et considéra le visage barbu du Dr Wingate.
Puis elle laissa retomber sa tête et essaya de se dissocier de son corps pour contenir son anxiété. Elle se remé-mora sa visite au Dr Ken Mueller, dans le service de pathologie du Memorial Hospital, après sa laparoscopie. La Clinique gynécologique envoyait souvent ses prélèvements au Memorial pour une confirmation de diagnostic. On avait dit à Marissa que la biopsie de ses trompes avait été envoyée là-bas.
Soucieuse de sauvegarder son anonymat, Marissa avait cherché elle-même ses coupes. Elle savait que la clinique utilisait son numéro de Sécurité sociale comme numéro de dossier. Puis elle était allée trouver Ken-ils étaient amis depuis la faculté-et elle lui avait demandé de les examiner, sans lui dire d'o˘ elles venaient.
-Très intéressant, avait dit Ken après un bref examen de la première plaquette, en se rejetant en arrière sur son siège . que peux-tu me dire sur ce patient ?
-Rien du tout, avait répondu Marissa. Je ne veux pas t'influencer. Dis-moi ce que tu vois.
-Une devinette, hein ?
-En quelque sorte.
Ken revint à son microscope.
-Je dirais d'abord qu'il s'agit d'un fragment de trompe de Fallope. On dirait qu'il a été entièrement lésé
par un processus infectieux.
-Exact, dit Marissa avec admiration. que peux-tu dire sur cette infection ?
Pendant quelques minutes, Ken examina le spécimen en silence. quand il rendit son verdict, Marissa fut stupéfaite.
-Tuberculose ! annonça-t-il en croisant les bras.
Marissa manqua en tomber de sa chaise. Elle s'attendait à une inflammation quelconque, mais s˚rement pas à la tuberculose.
-qu'est-ce qui te fait dire ça ?
-Regarde toi-même, dit Ken.
Marissa regarda dans le microscope.
-Ce que tu vois est un granulome, dit Ken. Il a des cellules géantes et des cellules épithéloÔdes, le B, A, Ba du granulome. Il n'y a pas cinquante causes à un granulome. On ne peut penser qu'à la tuberculose, à
une sarcoÔdose et à certains champignons. Mais d'un point de vue statistique, la tuberculose vient en tête.
Marissa se sentit faiblir. L'idée qu'elle avait l'une ou l'autre de ces maladies la faisait frémir.
-Tu peux faire d'autres analyses pour un diagnostic définitif ?
-Bien s˚r, dit Ken. Mais ça m'aiderait d'avoir une indication sur le passé médical de la patiente.
-D'accord, dit Marissa. C'est une femme blanche en bonne santé, dans la trentaine, avec un passé médical complètement normal. Elle présente une obstruction asymptomatique des trompes.
-Ces renseignements sont fiables? demanda Ken en se mordillant la lèvre.
-Totalement.
-La radio des poumons ?
-Négative.
-Des problèmes d'yeux ?
-Aucun.
-Des ganglions ?
-Rien du tout, avait dit Marissa avec emphase. A part ces trompes bouchées. La patiente est complètement normale et en parfaite santé.
-Avec une histoire gynécologique normale ?
-Vouais !
-C'est étrange, avait reconnu Ken. La tuberculose attaque les trompes par la voie du sang ou de la lymphe.
Si c'est la tuberculose. il faut qu'il y ait un foyer quelque part. Et ça n'a pas l'air d'être un champignon ou quelque chose de ce genre. Je maintiens que la tuberculose est le principal ennemi. En tout cas, je vais procéder à des analyses complémentaires.
-Marissa ! appela une voix pour la ramener à
l'instant présent (c'était celle du Dr Arthur). Le Dr Wingate va vous injecter l'anesthésique local. Je vous le dis pour que vous ne sautiez pas en l'air.
Marissa hocha la tête. Elle sentit presque aussitôt une série de petites piq˚res, mais elles s'évanouirent rapidement et elle revint à sa rêverie, se rappelant sa visite affolée à un spécialiste des maladies organiques le jour même de sa visite à Ken. Toutefois, un check-up complet n'avait rien révélé d'autre qu'une réaction positive au BCG, suggérant qu'en effet elle avait eu la tuberculose.
Malgré les nombreux tests de Ken sur les coupes de Marissa, il n'avait trouvé aucun germe, tuberculeux ou autre. Mais il s'en était tenu à son premier diagnostic d'infection tuberculeuse des trompes, malgré l'incapa-cité de Marissa à s'expliquer comment elle avait pu contracter une maladie aussi rare.
-Docteur Wingate ! appela une voix angoissée.
Marissa revint une fois encore à la réalité. Elle tourna la tête pour voir Mrs Hargrave à la porte de la salle.
-Vous ne voyez pas que je suis occupé, bon sang ?
l‚cha le Dr Wingate.
-Je crains que ce soit une urgence.
-Bon Dieu, je suis en plein recueil ovocytaire ! cria le médecin.
-Très bien, dit Mrs Hargrave en battant en retraite.
-Ah, nous y voilà, dit le Dr Wingate avec satisfaction, les yeux fixés sur l'écran cathodique.
-Vous voulez que j'aille voir ce que c'est que cette urgence ? demanda le Dr Arthur.
-«a peut attendre, dit le Dr Wingate. Récoltons quelques ovocytes.
Au cours de la demi-heure qui suivit, le temps parut se traîner. Marissa était somnolente, mais incapable de dormir à cause de la douloureuse exploration.
-Parfait, finit par dire le Dr Wingate. C'est le dernier follicule visible. Laissez-moi jeter un coup d'oeil à ce que nous avons récolté.
Après avoir posé la sonde de côté et ôté ses gants, le Dr Wingate disparut dans la pièce voisine avec son assistante pour examiner au microscope le produit de sa ponction.
-«a va ? demanda le Dr Arthur à Marissa.
Elle hocha la tête. quelques minutes plus tard, le Dr Wingate revint dans la salle, arborant un large sourire.
-Vous êtes une bonne petite fille. Vous avez produit huit beaux ovocytes.
Marissa poussa un profond soupir et ferma les yeux.
Si elle était contente de ses huit ovules, dans l'ensemble, ç'avait plutôt été une sale matinée. Elle se sentait droguée et épuisée, et une fois l'angoisse de l'intervention dissipée, elle ne tarda pas à sombrer dans un sommeil lourd et agité. Elle eut vaguement conscience d'être transportée sur un brancard jusqu'au département de nuit. Elle s'éveilla un instant pour aider à son transbordement dans un lit, puis elle s'endormit enfin profondément.
De tous les devoirs qui lui incombaient en tant que directeur de la Clinique gynécologique, le Dr Norman Wingate préférait de loin son activité de recherche au service de fécondation in vitro. A ses yeux, rien n'était plus passionnant que la biologie cellulaire. Absorbé par l'examen au microscope des ovocytes de Marissa il éprouvait un vif plaisir et une profonde satisfaction intellectuelle. Là, sous ses yeux, gisait la stupéfiante virtualité d'une nouvelle vie humaine.
Les ovocytes de Marissa étaient d'excellente qualité
les hormones qu'elle avait reçues au cours de la période de stimulation ovarienne avaient donc été administrées de façon experte. Le Dr Wingate inspecta attentivement chacun des huit ovocytes. Ils étaient tous parvenus à
parfaite maturité. Il les immergea avec circonspection dans un milieu de culture légèrement rosé, dit de Falcon, et plaça ensuite le tout dans un incubateur qui contrôlait la température et les concentrations gazeuses.
Prenant le sperme de Robert que l'on avait fait liquéfier, le Dr Wingate entama le processus de capacitation. Perfectionniste, il préférait procéder lui-même à
toutes les manipulations de biologie cellulaire. La réussite d'une fécondation in vitro tenait autant à l'habileté
du manipulateur qu'à l'exactitude scientifique.
-Docteur Wingate ! appela Mrs Hargrave en entrant dans le laboratoire. Excusez-moi de vous déranger, mais il y a de nouvelles complications dans l'affaire Ziegler, j'ai besoin de vous.
-Vous ne pouvez pas régler ça toute seule ? dit le Dr Wingate en levant les yeux de son travail.
-La presse est là, docteur. Il y a même une équipe de télé. Vous feriez mieux de venir.
Le Dr Wingate jeta un coup d'oeil de regret vers le flacon contenant le sperme de Robert. Il détestait voir ses responsabilités bureaucratiques empiéter sur son travail de biologiste, mais en tant que directeur de la clinique, il n'avait guère le choix. Il se tourna vers son assistante.
-C'est le moment de saisir votre chance. lui dit-il.
Vous allez finir toute seule la concentration et la sélection des spermatozoÔdes. Vous m'avez vu le faire assez souvent, alors allez-y. Je serai de retour dès que possible.
Sur ces mots, il tourna les talons et suivit Mrs Hargrave.
-Mrs Buchanan ! Hello, Mrs Buchanan ! Vous êtes avec nous ? demanda une voix amicale.
Depuis les profondeurs d'un rêve déplaisant, Marissa entendit la voix l'appeler. Elle rêvait qu'on l'avait abandonnée au beau milieu d'un paysage désertique.
Elle tenta d'abord d'intégrer la voix à son rêve, mais l'infirmière était bien décidée à la réveiller.
-Mrs Buchanan, votre mari est là !
Marissa ouvrit les yeux. Elle se trouva face au visage souriant d'une infirmière dont la blouse s'ornait d'un badge à son nom: Judith Holiday. Clignant des yeux, elle parvint à distinguer le reste de la pièce. Elle vit alors Robert debout derrière l'infirmière, son loden sur le bras.
-quelle heure est-il ? demanda-t-elle en se redressant sur un coude.
Il lui semblait qu'elle venait tout juste de s'endormir.
Robert n'avait s˚rement pas eu le temps d'aller à sa réunion et de revenir.
-Il est quatre heures et quart de l'après-midi, dit Judith en lui passant un brassard de prise de tension autour du bras.
-Comment te sens-tu ? demanda Robert.
-«a va, je crois.
Elle n'en était pas certaine. Le Valium faisait encore son effet. Elle avait la bouche aussi sèche que le paysage désolé de son rêve et elle était stupéfaite que la journée ait passé aussi vite.
-Tout va bien, dit Judith en ôtant le brassard. Vous pouvez rentrer chez vous si vous le désirez.
Marissa jeta les jambes hors du lit et fut prise d'un léger vertige. La sensation se répéta quand elle se laissa glisser à terre et qu'elle perçut le froid du sol sous ses pieds.
-Comment vous sentez-vous ? demanda Judith.
Marissa répondit qu'elle allait bien, qu'elle se sentait simplement un peu faible. Elle but le verre d'eau placé à
côté d'elle et cela la réveilla un peu.
-Vos vêtements sont dans le placard. Vous voulez que je vous aide ?
-Je crois que ça ira, dit Marissa avec un faible sourire.
-Appelez-moi si vous avez besoin de quelque chose, dit Judith en sortant.
Elle tira la porte derrière elle, mais sans la refermer complètement.
-Laisse, dit Robert en voyant Marissa se diriger vers le placard.
Vingt minutes plus tard, Marissa descendait d'un pas incertain les marches de la clinique. Tout son corps lui pesait en montant dans la voiture de Robert; elle n'aspirait qu'à rentrer à la maison pour se fourrer au lit.
Elle contempla avec détachement la circulation de Harvard Square à l'heure de pointe. La nuit tombait et la plupart des voitures avaient allumé leurs phares.
-Le Dr Wingate m'a dit que la ponction s'était très bien passée, dit Robert.
Marissa hocha la tête et tourna son regard vers lui.
Son profil aigu se détachait contre les lumières. Il ne la regardait pas.
-Nous avons eu huit oeufs, dit-elle en appuyant sur le " nous ".
Elle guetta sa réaction, espérant qu'il saisirait ce qu'elle voulait dire. Mais il changea de sujet:
-Tu as entendu parler du drame qui s'est passé à la clinique ?
-Non ! quel drame ?
-Tu te rappelles cette femme qui m'a frappé?
(Comme si Marissa avait pu l'oublier !) Celle qui faisait une scène dans la salle d'attente quand on est arrivés ? Il semble qu'elle se soit suicidée. Elle a fait le saut de l'ange depuis le sixième étage dans un des parterres de fleurs. C'était aux informations de midi.
-Seigneur ! dit Marissa.
Elle ne pouvait oublier à quel point elle s'était identifiée à cette femme. Elle avait vivement ressenti sa frustration, qu'elle avait reconnue comme la sienne propre.
-Elle est morte ? demanda-t-elle avec l'espoir que la femme s'était ratée.
- Sur le coup, dit Robert. Une malheureuse patiente qui s'apprêtait à entrer dans la clinique a tout vu. Elle a dit que cette femme était assise sur le rebord de la fenêtre et qu'elle s'est jetée dans le vide la tête la première.
-La pauvre femme.
-Laquelle?
-Les deux, dit Marissa, qui n'avait pensé qu'à
Rebecca Ziegler.
-Je sais que ce n'est pas encore le bon moment pour parler de ce traitement, dit Robert, mais avoir vu cette femme devenir dingue à ce point-là ne fait que confirmer ce que je pensais ce matin. Tu vois bien que nous ne sommes pas les seuls à être sous pression. Je crois vraiment que nous devrions arrêter tout ça après ce cycle. Pense au tort que cela porte à ton activité de médecin.
Pour le moment, c'était bien là le cadet des soucis de Marissa.
-J'ai parlé honnêtement au directeur de mon équipe et il me comprend, répéta-t-elle pour la centième fois. Il comprend ce que je peux ressentir, contrairement à d'autres.
-Tant mieux pour ton directeur, mais tes patients ?
Ils doivent se sentir abandonnés.
-Mes patients sont entre d'excellentes mains, dit sèchement Marissa, qui ne cessait de s'inquiéter pour eux.
-De plus, ajouta Robert, j'en ai par-dessus la tête de mes exploits forcés. Aller à la clinique et recevoir ce truc en plastique, c'est dégradant.
-Dégradant ? répéta Marissa, comme si elle avait mal entendu.
Malgré l'effet apaisant du Valium, elle avait encore une fois le sentiment d'une provocation. Après avoir subi le jour même une intervention dangereuse et douloureuse, elle avait du mal à croire que Robert vienne se plaindre de sa brève et indolore contribution au processus. Elle essaya de se contenir, mais ne put s'empêcher d'exploser:
-Dégradant ? Tu trouves ça dégradant ? Et qu'est-ce que tu dirais si tu avais passé la journée sur le dos et les jambes écartées devant un aréopage de tes collègues ?
-Je ne te dis pas que c'est plus facile pour toi. C'est dur pour nous deux. Trop dur. Trop pour moi, en tout cas. Je veux que ça cesse. Et tout de suite.
Marissa regarda droit devant elle. Elle était furieuse et elle savait que Robert l'était aussi. Ils n'arrêtaient plus de se disputer. Elle fixa la route en silence. quand ils s'arrêtèrent au péage du Massachusetts Pike, Robert jeta les pièces dans l'appareil d'un geste exaspéré.
Au bout de dix minutes de silence, Marissa se sentit nettement plus calme. Elle se tourna vers Robert et lui dit que Mrs Hargrave lui avait rendu visite dans l'après-midi.
-Elle s'est montrée très compréhensive. Et elle m'a donné un conseil.
-J'écoute, dit Robert.
-Elle m'a suggéré que nous nous adressions au service de soutien psychologique de la clinique. «a me paraît une bonne idée. Comme tu le dis toi-même, nous ne sommes pas les seuls à être à bout de nerfs.
Mrs Hargrave m'a dit que beaucoup de gens avaient trouvé une aide dans le soutien thérapeutique.
Malgré son peu d'enthousiasme au départ, Marissa s'était habituée progressivement à cette idée qu'elle trouvait maintenant excellente - surtout en voyant l'état de ses rapports avec Robert. Ils avaient besoin d'aide; c'était l'évidence même.
-Je refuse de voir un thérapeute, dit Robert d'un ton sans réplique. Je refuse de gaspiller encore du temps et de l'argent pour qu'on vienne m'expliquer pourquoi j'en ai par-dessus la tête de quelque chose qui nous rend malheureux et nous dresse l'un contre l'autre. Nous avons déjà investi là-dedans assez d'argent et de temps.
J'espère que tu te rends compte que jusqu'ici nous avons dépensé plus de cinquante mille dollars.
Ils retombèrent dans le silence. Robert le rompit au bout de quelques kilomètres.
-Tu m'as bien entendu, n'est-ce pas? Cinquante mille dollars.
-Je t'ai entendu! cria-t-elle, les joues en feu.
Cinquante mille, cent mille, quelle importance, si c'est notre seule chance d'avoir un enfant à nous ? Par moments, je ne te comprends pas, Robert. Ce n'est pas comme si nous mourions de faim. Tu as bien eu assez d'argent pour acheter cette voiture ridiculement chère cette année. Je commence vraiment à me demander ce qui passe en premier pour toi !
Marissa fixa de nouveau la route, croisant les bras sur sa poitrine et s'abîmant dans ses pensées. La mentalité
d'homme d'affaires de Robert était si contraire à la sienne qu'elle se demandait comment ils avaient pu être attirés l'un par l'autre.
-Contrairement à toi, dit Robert comme ils approchaient de la maison, je trouve que cinquante mille dollars est une grosse somme. Et nous n'avons rien obtenu en échange, à part de la colère, des disputes et un mariage en miettes. Cela me semble un prix bien lourd à payer, pour toi comme pour moi. Je commence à haÔr cette clinique. Je ne me suis jamais senti à l'aise là-bas. Me faire agresser en plus par une patiente déboussolée n'a rien arrangé. Et tu as vu ce vigile ?
-quel vigile ?
-Celui qui est entré avec les médecins quand cette femme faisait son cirque. Un Asiatique en uniforme. Tu as remarqué qu'il était armé ?
-Non, je n'ai pas remarqué !
Robert avait une façon exaspérante de changer de sujet pour des détails insignifiants. Ils étaient en train de parler de leur relation et de leur avenir, et lui pensait à
un vigile.
-Il avait un colt Python 357, dit Robert. Il se prend pour qui, ce type, un Rambo chinois ?
Le Dr Wingate tourna l'interrupteur et pénétra dans son laboratoire bien-aimé. Il était plus de onze heures du soir et la clinique était déserte. Il restait du personnel de l'autre côté de la rue dans le département de nuit et au service des urgences, mais le b‚timent principal était vide.
Il retira son manteau, enfila une blouse propre et se lava soigneusement les mains. Il aurait pu attendre le lendemain matin, mais il avait h‚te de vérifier l'évolution des huit beaux ovocytes qu'il venait de ponctionner.
En revenant à son laboratoire en début d'après-midi après avoir réglé de son mieux l'affaire de la malheureuse Rebecca Ziegler, le Dr Wingate avait pu constater que son assistante s'était fort bien débrouillée dans la préparation du sperme. Vers deux heures, les huit oeufs avaient été placés dans un milieu d'insémination soigneusement préparé, chacun dans un récipient distinct.
A chaque récipient de culture organique, le Dr Wingate avait ajouté environ 150000 spermatozoÔdes ayant une bonne vitalité. Les ovules et le sperme avaient coÔncubé
dans une solution de CO~2 à 5 %, avec 98 ~o d'humidité, maintenue à 37 degrés centigrades.
Le Dr Wingate ouvrit l'incubateur et en sortit le premier récipient, qu'il plaça sous son microscope. Sous sa lentille se trouvait un oeuf magnifique, encore entouré
de ses cellules coronales. En l'examinant de plus près à l'aide d'une micropipette qu'il maniait en expert, le Dr Wingate sentit le frisson de la création le parcourir: il venait de distinguer deux pronucléus dans le cyto-plasme de l'oeuf. L'ovocyte avait été fécondé et paraissait tout à fait normal.
Après avoir examiné les autres récipients, le Dr Wingate eut le plaisir de constater que tous les ovocytes avaient été fécondés. Il n'y avait pas eu de fécondation polyspermique, o˘ plusieurs spermatozoÔdes pénètrent le même ovule.
Avec des gestes mesurés, il transféra les ovocytes fécondés dans un milieu de croissance contenant une plus grande concentration de sérum, puis il les replaça tous dans l'incubateur.
quand ce fut fini, le Dr Wingate se dirigea vers le téléphone. En dépit de l'heure, il voulait prévenir les Buchanan, estimant qu'il n'y avait pas d'heure pour les bonnes nouvelles. Au bout de la cinquième sonnerie, il se demanda s'il n'avait pas fait un faux numéro. Il s'apprêtait à raccrocher quand Robert répondit.
-Désolé d'appeler si tard, dit-il.
-Pas de problème, dit Robert. J'étais dans mon bureau, mais vous êtes sur la ligne de ma femme.
-J'ai de bonnes nouvelles pour vous.
-Ca ne nous fera pas de mal. Attendez, je vais réveiller Marissa.
-Ce n'est pas la peine. Vous pourrez les lui annoncer demain matin, ou je la rappellerai. Après tout ce qu'elle a subi aujourd'hui, il vaut peut-être mieux la laisser dormir.
-Elle va vouloir entendre ça, assura Robert. Et puis, elle n'a jamais eu de problèmes pour se rendormir. Attendez une minute.
quelques instants plus tard, le Dr Wingate entendit la voix endormie de Marissa au bout du fil.
- Désolé de vous réveiller, s'excusa-t-il, mais votre mari m'a assuré que je ne vous dérangeais pas.
-Il m'a dit que vous aviez de bonnes nouvelles ?
-En effet. Les huit ovocytes sont déjà fécondés.
Ca a été très rapide et je suis optimiste. En général, on n'obtient au mieux qu'une fécondation à 80 ∞,~o.
Vous voyez que vous avez là une récolte particulièrement en forme.
-Formidable, dit Marissa. Cela veut-il dire que l'implantation a plus de chances de réussir ?
-Pour parler honnêtement, je ne suis pas certain qu'il y ait un rapport. Mais ça ne peut pas nuire.
-que s'est-il passé, cette fois-ci ? demanda Marissa.
La dernière fois, aucun ovocyte n'avait été fécondé.
-J'aimerais bien le savoir, avoua le Dr Wingate. A bien des égards, le processus de fécondation demeure un mystère. Nous sommes loin d'en connaître toutes les variables.
-quand ferons-nous l'implantation ?
- Dans quarante-huit heures environ. J'irai voir demain comment progressent les embryons. Comme vous le savez, on préfère attendre qu'ils aient plusieurs cellules.
-Et vous allez implanter quatre embryons ?
- Exactement. Je vous l'ai dit, l'expérience a montré
qu'au-delà de quatre, le risque de grossesse multiple augmente sans augmenter de façon significative les chances de succès de l'implantation. Nous congèlerons les quatre autres. Avec d'aussi bons ovocytes, vous pouvez avoir deux implantations sans endurer une nouvelle stimulation ovarienne.
-Espérons que ça marchera, cette fois.
-Nous l'espérons tous.
-J'ai été désolée d'apprendre que cette femme s'était suicidée, reprit-elle.
Marissa y avait pensé toute la soirée. Elle se demandait combien de cycles la pauvre Mrs Ziegler avait d˚
subir. Elle s'était si bien identifiée à cette femme qu'elle redoutait déjà l'effet psychologique d'un nouvel échec.
Au bout de quatre tentatives, elle avait du mal à se montrer optimiste. Un dernier échec risquait-il de la pousser à bout ?
- C'est une terrible tragédie, dit le Dr Wingate, passant de l'enthousiasme à la gravité. Nous sommes tous sous le choc. Notre personnel parvient généralement à détecter de tels symptômes de dépression.
Jusqu'à sa crise d'hier, nous ignorions totalement que Mrs Ziegler était si désemparée. Il semble que son mari et elle se soient séparés. Nous avons tenté de les amener à un soutien thérapeutique, mais ils ont refusé.
-quel ‚ge avait-elle ?
-Trente-trois ans, je crois. Bien jeune pour MOurir.
Et je m'inquiète des effets de cette affaire sur les autres patientes. La stérilité est un combat psychologique très dur. Je suis certain que ça n'a rien arrangé pour VOUS de voir la crise de Mrs Ziegler dans la salle d'attente.
-Je me suis identifiée à elle, reconnut Marissa.
(Surtout maintenant qu'elle entendait parler des problèmes conjugaux de Rebecca Ziegler et qu'elle découvrait qu'elles avaient le même ‚ge, ajouta-t-elle in petto.)
-Ne dites pas ça, je vous en prie. Pour finir sur une note plus gaie, espérons que l'implantation se passera au mieux. C'est important de garder un état d'esprit positif.
-J'essaierai, dit Marissa.
quand elle eut raccroché, elle se sentit contente d'avoir osé aborder le sujet du suicide. Le simple fait de l'avoir mentionné la soulageait un peu.
Elle sortit de son lit, enfila sa robe de chambre et longea le couloir en direction du bureau de Robert. Elle le trouva assis devant son ordinateur. Il leva brièvement les yeux quand elle entra.
-Ils sont tous fécondés, dit-elle en s'asseyant sur un fauteuil bas au pied de la bibliothèque.
-C'est encourageant, dit Robert en la regardant par-dessus ses lunettes en demi-lunes.
-Le premier obstacle est franchi. Maintenant, il faut qu'un de ces embryons s'accroche dans mon utérus.
-Plus facile à dire qu'à faire, commenta Robert.
Il s'était déjà replongé dans son travail.
-Tu ne pourrais pas t'intéresser un peu plus à moi, par hasard ?
-Je commence à penser que le fait de te soutenir et de ne pas te dire ce que je pense t'a simplement encouragée à te taper la tete contre les murs, répondit Robert en relevant la tête. Je continue à avoir de sérieuses objections à tout ce processus. Si ça marche cette fois-ci, très bien. Mais je ne veux pas te voir te préparer à une autre déception.
Là-dessus, il retourna à son écran.
Pendant un moment, Marissa resta silencieuse. Bien qu'elle e˚t du mal à l'admettre, Robert n'avait pas tout à fait tort. Elle craignait elle-même de nourrir de trop grands espoirs.
-Et tu as réfléchi à cette idée d'un soutien thérapeutique ?
Robert se tourna vers elle encore une fois.
-Non. Je te l'ai déjà dit, je ne veux pas aller voir un psy. Tout cela n'a que trop empiété sur notre vie personnelle. Le problème pour moi, c'est aussi que nous n'avons plus aucune vie privée. Je me sens comme un poisson rouge dans un bocal.
-Le Dr Wingate m'a dit que cette femme s'était suicidée entre autres parce que son mari et elle avaient refusé toute assistance.
-C'est quoi, un chantage voilé ? Essaies-tu de me dire que tu envisages de te jeter du dernier étage de la clinique si je refuse de voir un psy ?
-Pas du tout ! s'écria Marissa. Je te répète simplement ce qu'il m'a dit. Cette femme avait des problèmes avec son mari. On leur a conseillé de consulter un psychologue. Ils n'y sont pas allés. Il semble qu'ils aient rompu, ce qui a achevé de la déséquilibrer.
- Et le soutien thérapeutique aurait résolu quelque chose ? demanda Robert d'un ton sarcastique.
-Pas forcément. Mais ca n'aurait pas pu leur faire de mal. Je commence à croire que nous devrions voir un thérapeute, que nous poursuivions le traitement ou non .
-que veux-tu que je te dise ? Je refuse de dépenser du temps et de l'argent chez un psy. Je sais pourquoi je vais mal, je n'ai pas besoin qu'on me l'explique.
-Et tu ne veux pas essayer de travailler là-dessus ?
Elle hésita à ajouter " ensemble ".
-Je ne pense pas qu'un psychologue soit la meilleure méthode. Je n'ai pas besoin d'un spécialiste pour savoir ce qui ne va pas. N'importe qui serait à bout après ce que nous avons traversé ces derniers mois. Il y a des choses qu'on est obligés d'affronter dans la vie. D'autres pas. Et nous ne sommes pas forcés de poursuivre ce traitement si nous ne le voulons pas. Au point o˘ nous en sommes, je préfèrerais ne jamais en avoir entendu parler.
-Oh, je t'en prie ! lança Marissa avec dégout.
Elle se leva de son fauteuil et abandonna Robert à son cher ordinateur. Elle ne se sentait pas d'humeur à
affronter une nouvelle dispute.
Elle marcha vivement jusqu'à sa chambre et claqua la porte derrière elle. Bien loin de s'arranger, les choses lui paraissaient aller de mal en pis.
20 MARS 1990
8 h 45
Des ions d'hydrogène hautement réactifs-des pro-tons hydratés, en fait-déchirèrent les délicates membranes des cellules de quatre des embryons de Marissa.
Ces ions d'hydrogène avaient surgi en une vague soudaine, prenant les cellules au dépourvu. Des systèmes de défense furent mobilisés pour neutraliser les premières particules réactives, mais elles étaient trop nombreuses.
Lentement d'abord, puis de plus en plus vite, le pH des cellules se mit à baisser. Elles devenaient acides. Partout o˘ de l'acide intervenait dans un milieu aqueux, il se formait inévitablement des ions d'hydrogène.
Au plus profond des embryons, des molécules d'ADN
étaient en train de se, répliquer pour préparer une nouvelle fission cellulaire. Etant elles-mêmes des acides faibles, elles étaient extrêmement sensibles aux ions d'hydrogène qui les envahissaient. Le processus de réplication continua, mais avec difficulté: les enzymes responsables des réactions chimiques étaient eux aussi sensibles à l'acide.
Bientôt, des erreurs de réplication commencèrent à se produire. Peu nombreuses au début, elles n'auraient pas eu d 'incidence à long terme, étant donné la redondance des gènes. Mais à mesure que davantage de particules acides intervenaient, des groupes entiers de gènes se mirent à
répliquer des aberrations. Les cellules continuaient à se diviser, mais ce n'était plus qu'une question de temps. Les erreurs étaient devenues mortelles.
-que c'est beau ! s'écria Marissa.
Elle avait du mal à réaliser qu'elle contemplait le tout premier état de l'un de ses propres enfants.
L'embryon, constitué à présent de deux cellules, apparaissait transparent dans le milieu de culture clair comme du cristal. Malheureusement, Marissa ne voyait rien du chaos qui régnait au niveau moléculaire au moment même o˘ elle admirait l'embryon au microscope. Elle croyait contempler le tout début d'une nouvelle vie humaine. Elle assistait en fait au premier stade de sa mort.
-Stupéfiant, n'est-ce pas ? dit le Dr Wingate, qui se tenait à côté d'elle.
Marissa était passée sans prévenir le matin même, en demandant si elle pouvait voir un de ses embryons. Le docteur avait d'abord hésité à accéder à une telle requête mais, se souvenant qu'elle était médecin, il avait jugé qu'il serait délicat de refuser, bien qu'il n'aim‚t guère manipuler les embryons à ce stade.
-Je n'arrive pas à croire que cette petite graine peut devenir une personne complète, dit Marissa, qui n'avait encore jamais vu d'embryon de deux cellules.
-Je crois qu'il est temps de remettre notre petit diable dans l'incubateur, dit le Dr Wingate.
Il saisit avec précaution le récipient de culture organique et alla le replacer sur l'étagère appropriée. Marissa le suivit, pénétrée d'une admiration pleine de respect.
Elle vit que le recipient en avait rejoint trois autres.
-O˘ sont les quatre autres embryons? demanda-t-elle.
-Là-dedans, dit le Dr Wingate avec un geste de la main. Dans de l'azote liquide.
-Ils ont déjà été congelés ?
-Je l'ai fait ce matin même. L'expérience démontre que c'est à ce stade que les embryons résistent le mieux.
J'ai sélectionné les quatre qui m'ont paru les plus aptes à
supporter la congélation. On va les garder en réserve, au cas o˘.
Marissa s'approcha de l'appareil de stockage et en toucha le couvercle. L'idée que quatre de ses enfants potentiels se trouvaient là-dedans, gelés dans une sorte d'hibernation, lui fit froid dans le dos. Une telle intrusion de la haute technologie dans sa propre existence lui semblait de la pure science-fiction.
-Vous voulez jeter un coup d'oeil à l'intérieur ?
Marissa secoua la tête.
-Je vous remercie, mais j'ai déjà trop abusé de votre temps.
-Tout le plaisir était pour moi.
Marissa se dépêcha de quitter le labo. Elle se dirigea vers les ascenseurs et appela celui qui montait. Elle avait rendez-vous avec Linda Moore, la psychologue.
Entre sa dernière discussion avec Robert la nuit précédente et la décision de celui-ci de dormir dans la chambre d'amis, Marissa s'était résolue à agir aux premières heures de la matinée. que Robert veuille venir ou non, elle jugeait pour sa part qu'elle avait besoin de parler de tout cela avec un professionnel.
Elle craignait d'avoir du mal à obtenir un rendez-vous, mais Mrs Hargrave avait prévenu la psychologue de prendre Marissa tout de suite si jamais elle télépho-nait.
Le bureau de Linda Moore se trouvait au sixième étage, celui-là même d'o˘ s'était jetée Rebecca Ziegler.
Cette coÔncidence mit Marissa mal à l'aise. Tout en se h‚tant vers le bureau de la psychologue, elle essayait morbidement de deviner par quelle fenêtre Rebecca avait sauté. Elle se demandait aussi si ce qui avait achevé cette femme se trouvait quelque part dans son dossier. D'après ses souvenirs, Rebecca avait quitté la salle d'attente du rez-de-chaussée avec l'intention expresse d'aller le consulter.
-Allez-y, dit la secrétaire, quand Marissa eut décliné son identité.
Tout en se dirigeant vers la porte, Marissa se demanda si elle désirait vraiment cet entretien. Elle n'avait guère besoin d'un spécialiste pour savoir que la fécondation in vitro était éprouvante pour les nerfs. De plus, elle se sentait gênée d'avoir à expliquer pourquoi Robert avait refusé de l'accompagner.
-Allez-y! répéta la secrétaire en voyant Marissa arrêtée devant la porte.
Il était trop tard pour reculer. Elle pénétra dans le bureau.
C'était une pièce apaisante, garnie de fauteuils confortables et décorée dans les tons gris et verts. La fenêtre, toutefois, donnait sur l'austère cour de brique, six étages plus bas. Marissa se demanda à quoi Linda Moore pouvait bien être occupée quand Rebecca Ziegler avait fait le grand saut.
-Si vous fermiez la porte ? suggéra Linda en agitant sa main libre, de l'autre elle tenait le téléphone.
La psychologue était jeune, pas tout à fait la trentaine, songea Marissa. Elle aussi avait un accent, le même que Mrs Hargrave.
-Prenez un siège, je suis à vous tout de suite.
Marissa s'assit sur une chaise vert foncé en face du bureau. Linda était assez petite, avec des cheveux roux coupés court et une nuée de taches de rousseur autour du nez. A l'évidence, c'était une patiente qu'elle avait au bout du fil. Gênée, Marissa s'efforça de ne pas écouter la conversation. Mais Linda raccrocha rapidement et lui accorda toute son attention.
-Je suis contente que vous ayez appelé, dit-elle en souriant.
Marissa se sentit tout de suite à l'aise. Linda Moore lui donnait l'impression d'être une femme compétente et chaleureuse. Encouragée par la psychologue, elle ne tarda pas à se livrer. Si Linda traitait toutes sortes de problèmes à la Clinique gynécologique, elle apprit à
Marissa que la plupart de ses patientes venaient du service de fécondation in vitro. Elle comprenait exactement ce qu'elle avait d˚ endurer, peut-être mieux qu'elle encore.
-En gros, le dilemme est le suivant, conclut Linda au bout d'une demi-heure. Vous vous trouvez face à
deux possibilités également insatisfaisantes: soit vous acceptez votre stérilité en abandonnant tout traitement comme le suggère votre mari, et vous vivez une vie contraire à vos espérances; soit vous continuez le traitement, ce qui suppose une tension prolongée dans votre relation conjugale, des frais supplémentaires et un stress continuel pour vous deux sans garantie de succès.
-Je n'ai jamais entendu poser le problème de façon aussi succincte, dit Marissa.
-Je crois qu'il faut avant tout être clair. Et honnête.
Et l'honnêteté commence par soi-même. Vous devez savoir précisément quels sont vos choix, de façon à
pouvoir prendre des décisions rationnelles.
Peu à peu, la gêne de Marissa à dévoiler ses sentiments s'évanouissait. Mais le plus surprenant pour elle était d'en prendre conscience à mesure qu'elle parlait.
-Une des plus grosses difficultés pour moi, c'est de ne pas pouvoir régler les choses moi-même.
-C'est certain, dit Linda. Avec la stérilité, vous n'avez plus la situation en main.
-Robert dit que je suis obsédée, avoua Marissa.
-Il a sans doute raison. Et c'est encore aggravé par les hauts et les bas émotionnels que vous impose le traitement: toute cette valse hésitation entre l'espoir et le désespoir, le chagrin et la fureur, l'envie et la culpabilité.
-qu'entendez-vous par envie ?
-L'envie que vous inspirent les femmes qui ont des enfants. La douleur que vous ressentez en voyant des mères avec leurs bébés à l'épicerie du coin. Ce genre de choses.
-Comme la colère que j'éprouve contre les mères qui viennent à ma consultation, reconnut Marissa.
Surtout celles qui me paraissent négliger leurs enfants.
-Exactement. Je ne peux pas imaginer de pire métier pour une femme stérile que la pédiatrie. Vous n'auriez pas pu choisir une autre spécialité ?
Linda se mit à rire et Marissa aussi. La pédiatrie était une activité particulièrement cruelle pour quelqu'un dans sa situation. C'était sans doute pour cela qu'elle évitait si souvent d'aller travailler.
-La colère et l'envie sont des sentiments normaux.
Autorisez-vous à les ressentir. N'essayez pas de les bloquer parce que vous les jugez injustifiés.
Plus facile à dire qu'à faire, se dit Marissa.
-Avant que nous nous séparions, je voudrais insister sur un ou deux points importants. Nous en reparlerons plus longuement au cours des prochaines séances, et j'espère que vous arriverez à convaincre Robert de venir une fois ou deux. Mais je tiens à vous mettre en garde contre le fait de laisser cet enfant si désiré
incarner tous vos espoirs. Ne vous persuadez pas que tout serait différent si seulement vous aviez ce bébé, parce que ça ne marche pas comme ça. Je vous propose de fixer une limite raisonnable à vos tentatives de fécondation in vitro. Si je comprends bien, vous en êtes à la quatrième. C'est bien ça ?
- C'est ça, dit Marissa. L'implantation des embryons a lieu demain.
-Statistiquement, quatre fois, c'est peut-être un peu juste. Vous pourriez envisager un maximum de huit tentatives. Nous avons ici une forte proportion de réussites au huitième cycle. Si au bout de huit fois vous n'êtes toujours pas enceinte, il vaut mieux arrêter et envisager d'autres solutions.
-Robert parle déjà d'autres solutions, riposta Marissa.
-Il se montrera plus coopératif quand ii saura que vous avez établi une limite, que cette épreuve ne va pas durer toute la vie. Notre expérience nous a montré que dans chaque couple, il y en a toujours un qui est plus impliqué que l'autre. Donnez-lui un peu de temps.
Respectez ses limites et les vôtres.
- Je vais voir ce que je peux faire, dit Marissa.
En repensant aux derniers mots de Robert sur la question, elle ne se sentait guère optimiste.
-Y a-t-il d'autres questions que vous aimeriez aborder ? demanda Linda.
Marissa hésita.
-Oui, finit-elle par dire. Vous avez brièvement mentionné la culpabilité. C'est un gros problème pour moi. C'est peut-être parce que je suis médecin, mais je me tourmente d'avoir été incapable de découvrir ce qui a pu causer l'obstruction de mes trompes.
-Je comprends, dit Linda. C'est bien naturel. Mais nous essaierons de vous faire changer d'avis. Les chances sont pratiquement nulles que la cause en soit un comportement passé. Ce n'est pas comme une maladie sexuellement transmissible.
-qu'est-ce que j'en sais? dit Marissa. J'ai le sentiment qu'il faut que je le sache. C'est devenu une question de plus en plus importante pour moi.
-Très bien, nous en reparlerons la prochaine fois.
Linda ouvrit son cahier de rendez-vous et fixa une seconde séance à Marissa. Puis elle se leva, et Marissa l'imita .
-Je voudrais vous faire encore une proposition. J'ai la nette impression que vous avez été très isolée du fait de votre stérilité.
Marissa hocha la tête, cette fois avec conviction.
-Laissez-moi vous conseiller de passer un coup de fil à Solutions, continua Linda en lui tendant une carte.
Vous avez peut-être entendu parler de cette organisation. C'est un groupe de soutien aux couples stériles, constitué par d'autres couples qui ont le même problème. Je crois que cela vous ferait du bien de les contacter. Ils discutent de tout ce dont nous venons de parler toutes les deux. Cela peut vous rassurer de voir que vous n'êtes pas un cas isolé.
En quittant le bureau de la psychologue, Marissa s'estima satisfaite de sa démarche. La séance lui avait fait cent fois plus de bien qu'elle ne l'aurait cru. Elle regarda la carte portant le numéro de l'organisation et se sentit disposée à l'appeler. Elle en avait déjà entendu parler, mais n'avait jamais songé à entrer en contact avec elle, en partie parce qu'elle était médecin. Elle avait toujours pensé que le but premier de ce groupe était d'expliquer les aspects scientifiques de la stérilité
au commun des mortels. Elle ignorait que Solutions abordait aussi les aspects psychologiques.
Dans l'ascenseur, Marissa réalisa qu'elle avait oublié
de parler à Linda de Rebecca Ziegler. Elle nota dans un coin de sa tête d'y penser à la prochaine séance.
De la clinique, Marissa se rendit à son cabinet de pédiatrie. Robert avait raison. Ses patients avaient disparu dans la nature. Par suite de ses fréquentes absences, Mindy Valdanus, sa secrétaire, servait de bouche-trou quand les autres secrétaires étaient en vacances. Aussi Marissa ne fut-elle pas surprise de trouver le bureau de Mindy vide en arrivant.
Sur son propre bureau, Marissa trouva une pile de courrier non ouvert ainsi qu'une fine couche de poussière. Après s'être débarrassée de son manteau, elle appela le Dr Frederick Houser, le principal associé de leur groupe. Il pouvait la recevoir tout de suite et elle monta dans son bureau.
-On me fait une transplantation d'embryons demain, dit-elle à son patron, quand ils furent assis dans la salle de conférences. C'est peut-être le dernier cycle si mon mari obtient gain de cause.
Le Dr Houser était un médecin de la vieille école.
C'était un homme grand et robuste, presque chauve, à
l'exception d'une couronne de cheveux argentés qui courait autour de son cr‚ne. Il portait des lunettes à
monture de fer et un éternel noeud papillon. Son expression chaleureuse mettait tout le monde à l'aise, depuis les médecins jusqu'aux patients.
-Mais si ça ne marche pas cette fois-ci, poursuivit Marissa, et si j'arrive à calmer Robert, nous essaierons encore. Mais pas plus de huit fois. Donc, dans un cas comme dans l'autre, je recommencerai à travailler normalement dans six mois au plus tard.
-Je vous souhaite de réussir, dit le Dr Houser. Mais nous allons devoir baisser encore votre salaire. Cela changera bien s˚r dès que vous commencerez à contribuer de façon significative aux revenus de l'équipe.
-Je comprends. Et je vous remercie de votre patience à mon égard.
De retour dans son bureau, Marissa prit la carte que lui avait donnée Linda et composa le numéro. Une voix féminine et amicale lui répondit.
-Je suis bien à Solutions ?
-Tout à fait. Je suis Susan Walker. que puis-je faire pour vous ?
-On m'a conseillé de vous appeler. Je viens de la part du service de fécondation in vitro de la Clinique gynécologique.
-Médecin ou patiente ?
-Patiente. J'en suis à mon quatrième cycle.
-Voudriez-vous venir avec votre mari à notre prochaine réunion ? demanda Susan.
-Mon mari refusera sans doute de venir, dit Marissa avec un peu d'embarras.
-Rien d'étonnant, dit Susan. C'est comme ça pour la plupart des couples. Les maris sont réticents tant qu'ils ne sont pas venus à une séance. Après, ils adorent ça en général. C'est ce qui s'est passé avec le mien. Il se fera un plaisir d'appeler le vôtre. Il est très convaincant.
-Je ne crois pas que ce soit une très bonne idée, dit vivement Marissa.
Elle voyait d'ici la réaction de Robert si un inconnu l'appelait au sujet d'une association de couples stériles.
-Je lui en parlerai moi-même. Mais, s'il ne veut pas m'accompagner, ça pose un problème que je vienne seule ?
-Absolument pas ! Nous serons ravis de vous accueillir. Vous ne serez d'ailleurs pas la seule dans ce cas. Nous avons plein de femmes qui suivent le même traitement, et plusieurs viendront sans leur mari.
Elle conclut en lui indiquant son adresse et la date de la prochaine réunion.
En raccrochant, Marissa se prit à espérer que cette expérience serait aussi satisfaisante que la séance avec Linda Moore. Malgré ses doutes, elle tenait à essayer, surtout à cause de Linda. Elle enfila une blouse blanche et descendit à sa consultation pour essayer de gagner un peu du faible salaire qu'elle recevait encore.
Après avoir ausculté une série d'enfants au nez morveux, souffrant de diverses otites et inflammations de la gorge, Marissa se retrouva devant un bébé de huit mois et une très jeune mère.
-quel est le problème? demanda Marissa, bien qu'elle p˚t le voir par elle-même.
L'enfant présentait une série de plaies purulentes sur les bras et sur le dos. De plus, il était sale comme un peigne.
-Sais pas, dit la mère en faisant claquer son chewing-gum. Le môme chiale toute la journée. Il arrête pas.
-quand avez-vous donné un bain à cet enfant pour la dernière fois? demanda Marissa en examinant les plaies.
De l'impétigo, pensa-t-elle.
-Hier.
-Ne me racontez pas d'histoires, dit sèchement Marissa. Cet enfant n'a pas été lavé depuis au moins une semaine.
-Il y a quelques jours, disons, admit la mère.
Marissa était livide. Elle fut tentée de dire à cette fille qu'elle n'était pas faite pour avoir des enfants.
Luttant contre cette impulsion, elle sonna une des infirmières .
-que se passe-t-il? demanda Amy Perkins en entrant dans la salle de consultation.
Marissa ne put se résoudre à regarder la mère et se borna à la désigner d'un geste.
-Cet enfant a besoin d'un bain, dit-elle à Amy. Et il faut aussi faire un prélèvement de pus et le mettre en culture. Je reviens tout de suite.
Marissa alla se réfugier dans la salle des fournitures vide à cette heure. Elle se prit la tête dans les mains, luttant contre les larmes. Elle s'en voulait de son manque de contrôle. C'était effrayant de se sentir à ce point à bout. Elle aurait pu frapper cette fille. Voilà
qui rendait soudain sa conversation avec Linda Moore beaucoup moins théorique.
Pour la première fois, elle se demanda si elle devait continuer de recevoir des patients dans un tel état de faiblesse psychologique.
-que dirais-tu d'aller dîner dehors? suggéra Robert, après être rentré tard du bureau, comme à son habitude. On pourrait retourner à notre restaurant chinois. «a fait des mois qu'on n'y est pas allés.
Marissa jugea que c'était une bonne idée de sortir de la maison. Elle voulait parler à Robert surtout depuis sa nuit dans la chambre d'amis. C'était la première fois qu'ils faisaient chambre à part. En outre, elle mourait de faim et elle appréciait particulièrement la cuisine chinoise.
Après que Robert eut pris une douche rapide, ils montèrent dans sa voiture et se dirigèrent vers la ville.
Robert avait l'air de bonne humeur, ce qui parut de bon augure à Marissa. Il était satisfait d'un contrat qu'il venait de signer le jour même avec des investisseurs européens pour la construction et la gestion d'une série de maisons de retraite en Floride. Marissa l'écoutait d'une oreille distraite.
-Je suis allée voir la psychologue de la clinique aujourd'hui, dit-elle quand Robert eut fini son histoire.
Elle s'est montrée beaucoup plus efficace que je ne m'y attendais.
Robert ne répondit pas. Il ne la regarda pas non plus.
Marissa sentit aussitôt sa réticence à parler de leurs problèmes de stérilité.
-Elle s'appelle Linda Moore, insista Marissa, et elle est très compétente. Elle espère te voir au moins une fois.
Robert lui jeta un coup d'oeil rapide et se concentra de nouveau sur la route.
-Je t'ai déjà dit hier que tout cela ne m'intéressait pas.
-Cela pourrait nous aider. Elle m'a suggéré par exemple de décider dès maintenant du nombre de cycles que nous voulons tenter avant d'abandonner. Elle dit que c'est moins éprouvant quand on sait que cela ne durera pas éternellement.
-Combien de fois t'a-t-elle proposées ?
-Huit. Statistiquement, il semble que quatre tentatives soient insuffisantes.
-Cela fait quatre-vingt mille dollars, dit Robert.
Marissa ne trouva rien à répondre. Ne pensait-il donc qu'à l'argent ? Comment pouvait-il réduire un enfant à
une simple opération financière ?
Ils roulèrent en silence pendant un moment. Son envie de discuter avec Robert s'était singulièrement refroidie, mais elle voulait encore aborder la question de sa nuit dans la chambre d'amis.
Robert n'eut aucun mal à trouver une place de parking. En descendant de la voiture, Marissa prit son courage à deux mains, mais elle s'aperçut qu'il n'était pas d'humeur à aborder le sujet.
-J'ai besoin qu'on me fiche un peu la paix avec tout ça, dit-il avec irritation. Je t'ai déjà dit que ces histoires de traitement me rendaient cinglé. Et maintenant, c'est cette charlatanerie de psy.
-Ce n'est pas de la charlatanerie ! cria Marissa.
-«a recommence, dit Robert. Ces temps-ci, il n'y a pas moyen de te parler sans que tu montes sur tes grands chevaux.
Ils s'affrontèrent du regard par-dessus la voiture. Au bout d'un moment, Robert abandonna la dispute en disant:
-Allons manger.
Découragée, Marissa le suivit dans le restaurant.
La Perle de Chine était tenue par une famille récemment arrivée de Chinatown dans la banlieue de Boston.
Le décor en était typique: de simples tables de Formica et quelques dragons de céramique rouge. A cette heure tardive, il n'y avait que quatre ou cinq tables occupées.
Marissa prit une chaise face à la rue. Elle se sentait très mal. Elle n'avait plus faim, brusquement.
-Bonsoir, dit le serveur en leur tendant les menus.
Marissa lui jeta un regard rapide en prenant un des longs menus plastifiés.
Robert lui demanda si elle voulait partager une entrée avec lui. Mais, avant qu'elle ait pu répondre, Marissa sentit une sueur froide courir le long de son dos. Dans un flash, elle se revit à la clinique en train de subir sa biopsie du col. La vision était puissante et précise, comme si elle était de retour là-bas.
-Emmène-moi loin de lui! hurla Marissa en se levant d'un bond et en repoussant le menu. Empêche-le de me toucher ! Non ! cria-t-elle entre la réalité et l'hallucination .
Elle revit le visage du Dr Carpenter se relever d'entre ses genoux recouverts d'un drap, métamorphosé en démon. Ses yeux n'étaient plus bleus, mais déforrmés en brillants, noirs et durs comme de l'onyx.
-Voyons, Marissa! cria Robert avec un mélange d'inquiétude et d'embarras.
Les autres clients s'étaient arrêtés de manger pour les regarder. Robert se leva et s'approcha d'elle.
-Ne me touche pas ! cria-t-elle en repoussant sa main.
Elle tourna les talons et se rua hors du restaurant en faisant claquer la porte.
Robert courut derrière elle. Il la saisit par les épaules et la secoua rudement.
-Marissa, qu'est-ce qui te prend ?
Elle cligna plusieurs fois des yeux, comme si elle sortait d'une transe.
-Marissa? cria Robert. que se passe-t-il! Parle-moi !
-Je ne sais pas ce qui s'est passé, dit-elle d'un air hagard. D'un seul coup, j'étais de nouveau à la clinique en train de subir ma biopsie. quelque chose m'a rappelé
le cauchemar qu'avait provoqué la létamine.
Eile tourna la tête vers le restaurant. Les gens étaient aux fenètres et la regardaient. Elle se sentit gênée autant qu'effrayée. Tout lui avait paru si réel.
Robert l'entoura de son bras.
-Viens, dit-il. Sortons d'ici.
Il la soutint jusqu'à la voiture. Marissa résista, cherchant frénétiquement une explication. Elle n'avaie jamais perdu à ce point le contrôle d'elle-même. Jamais.
que lui arrivait-il '? Etait-elle en train de devenir folle ?
Elle monta dans la voiture, mais Robert ne démarra pas tout de suite.
- Tu es s˚re que ça va? demanda-t-il, déconcerté
par cette scène.
Marissa hocha la tête.
-Pour l'instant, j'ai surtout peur. Je n'ai jamais rien éprouvé de ce genre. Je ne sais pas ce qui a déclenché
ça. Je sais que j'ai vécu sur les nerfs tous ces temps-ci, mais ce n'est pas une explication suffisante. J'avais faim mais cela n'a s˚rement aucun rapport. C'était peut-être l'odeur ‚cre qui flotte là-dedans. Les nerfs olfactifs sont reliés directement au système limbique du cerveau.
Marissa cherchait une explication physiologique pour éviter d'en affronter une autre, psychologique, celle-là.
-Je vais te dire ce que j'en pense, dit Robert. Je pense que tu as pris trop de drogues. Toutes ces hormones ne peuvent pas te faire de bien. C'est un signe de plus que nous devons arrêter cette histoire d'in vitro.
Et presto.
Marissa ne répondit pas. Elle était suffisamment effrayée pour admettre que Robert avait peut-être raison.
21 MARS 1990
7 h 47
-On tire à pile ou face pour savoir qui fait l'incision ? dit Ken Mueller à Greg Hommel, le jeune étudiant dont il avait la charge pour un mois en médecine légale.
Ken était très satisfait de Greg. Le gamin était malin comme un singe et très désireux d'apprendre. Ken eut un sourire en pensant qu'il traitait Greg en gamin: il n'avait que cinq ans de moins que lui.
-Face je gagne, pile tu perds, dit Greg.
-Vas-y, dit Ken, déjà plongé dans le dossier.
La patiente était une femme de trente-trois ans qui avait fait une chute de six étages dans un parterre de rhododendrons.
-Pile ! cria Greg avec un grand rire. Tu as perdu !
Greg adorait les autopsies. Alors que la plupart des étudiants les avaient en horreur, lui considérait ça comme une bonne rigolade, une énigme policière à
élucider à partir d'un cadavre.
Ken ne partageait pas l'enthousiasme de Greg, mais il acceptait ses responsabilités d'enseignant avec philoso-phie, surtout avec un étudiant comme Greg. Pour l'instant, il sentait une vague irritation en parcourant le dossier de la patiente. Elle était morte depuis bien plus de vingt-quatre heures, et il voulait procéder à l'autopsie le plus tot possible pour recueillir le maximum d'indices.
Dans le cas présent, on avait transporté la patiente en ambulance au Memorial Hospital pour une brève tentative de réanimation, mais elle avait été déclarée morte à
l'arrivée. Le corps avait ensuite été déposé dans un tiroir frigorifique. Il était censé être envoyé au médecin légiste, mais entre diverses fusillades et une série d'accidents de la route, le service médico-légal avait été
débordé. Finalement, on leur avait fait parvenir une demande pour que l'autopsie ait lieu au Memorial, et le patron de Ken avait été trop heureux d'accepter. Il n'était pas mauvais d'être dans les petits papiers du service médico-légal. On ne savait jamais quand on pouvait avoir besoin d'un renvoi d'ascenseur.
Appuyant de sa main gantée sur le côté gauche du corps, Greg s'apprêtait à pratiquer l'incision en Y
typique des autopsies, quand Ken l'arrêta.
-Tu as consulté le dossier ?
-Bien s˚r, dit Greg, vexé que Ken puisse en douter.
-Donc, tu es au courant de cette histoire de stérilité ? reprit Ken en poursuivant sa lecture. Des tentatives de FIV et des trompes bouchées.
Les trompes bouchées lui avaient rappelé quelque chose: la visite de Marissa.
-Ouais, et c'est pour ça qu'elle ressemble à une pelote d'épingles, dit Greg.
Ken jeta un coup d'oeil au corps, tandis que Greg désignait les différents sites d'injection d'hormones et les multiples bleus aux endroits o˘ l'on avait pratiqué
des prises de sang pour mesurer le taux d'oestrogènes.
-Eh bien ! dit Ken.
-Et il y en a un plus récent, dit Greg en désignant le creux du bras gauche. Tu vois le sang qui fait une tache sous la peau ? On lui a fait une prise de sang quelques heures avant qu'elle saute de sa fenêtre. «a ne peut pas être ici à la réanimation, elle était morte quand elle est arrivée.
Les deux médecins se regardèrent. Ils pensaient la même chose. A l'évidence, la patiente n'était pas toxicomane.
-On devrait peut-être étendre le champ toxicologique, dit Greg d'un ton lugubre.
-C'est précisément ce que j'allais proposer, dit Ken. N'oublie pas que nous sommes payés pour être soupçonneux.
-Tu es payé, dit Greg en riant. En tant qu'étudiant, je touche des clopinettes.
-Oh, arrête ! dit Ken. quand j'étais étudiant...
-«a va, ça va ! dit Greg en agitant son scalpel. J'ai déjà entendu la description de l'état de la médecine au Moyen Age !
-Et tu vois des traces de blessures dues à la chute ?
reprit Ken.
Greg examina rapidement les signes extérieurs d'impact. Apparemment, les deux jambes étaient brisées, ainsi que le bassin. Le poignet droit formait également un angle anormal. La tête toutefois était intacte.
-D'accord, dit Ken. Vas-y.
En quelques incisions adroites de son scalpel, Greg ouvrit le corps, exposant les intestins recouverts de l'épiploon. Puis, à l'aide de grands ciseaux de chirurgie, il coupa les côtes.
-Oh, oh, dit-il en soulevant le haut du sternum.
Nous avons du sang dans la plèvre.
-A ton avis, qu'est-ce que ça veut dire ? demanda Ken.
-Rupture de l'aorte, je dirais. Six étages peuvent suffire à produire le choc nécessaire.
-Eh bien ! plaisanta Ken, je vois qu'on s'est livré à
des lectures extra-universitaires.
-A l'occasion, reconnut Greg.
Avec précaution, les deux hommes retirèrent le sang des deux côtés de la plèvre.
-J'ai peut-être tort de parler de rupture de l'aorte, dit Greg en regardant le tube gradué, une fois qu'ils eurent fini. Seulement quelques centilitres cubes.
-Je ne crois pas, dit Ken en retirant sa main de la cavité pulmonaire. T‚te le long de la crosse aortique.
Les yeux fixés au plafond pour mieux se concentrer sur son toucher, Greg palpa l'aorte. Son doigt glissa à
l'intérieur. C'était bien une rupture.
-Tu as de l'avenir comme médecin légiste, après tout, dit Ken.
-Merci, ô maître tout-puissant, plaisanta Greg pour masquer le plaisir que lui causait le compliment.
Puis il s'attaqua à l'éviscération du cadavre. Mais, tout en travaillant, son esprit de professionnel commençait à émettre des signaux d'alarme. Il y avait quelque chose de louche dans cette affaire. De très louche, même.
Ayant déjà subi une implantation d'embryons, Marissa savait à quoi s'attendre. Si ce n'était guère douloureux, comparé à la série d'interventions qu'elle avait d˚ subir au cours de l'année, c'était quand même pénible et humiliant. Pour que son utérus se trouve dans la position adéquate, elle devait être couchée sur le ventre, les genoux sous la poitrine et le postérieur en l'air. Malgré le drap qui la recouvrait, Marissa se sentait complètement exposée. Les seules personnes présentes étaient le Dr Wingate, son assistante, Tara Mac Liesh, et Mrs Hargrave. Mais ensuite, la porte s'ouvrit et Linda Moore entra. Le fait que des gens puissent entrer et sortir à tout moment était ce qui gênait le plus Marissa.
-Il est important que vous vous sentiez détendue dit Linda en s'asseyant près de la tête de Marissa.
Essayez de penser à des choses agréables, conseilla-t-elle en lui tapotant l'épaule.
Marissa savait que la psychologue ne voulait que son bien, mais penser à des choses agréables lui semblait une absurdité. Elle voyait mal en quoi ça l'aiderait. Et c'était particulièrement dur de se décontracter en sachant que Robert attendait dehors. Marissa avait été
surprise qu'il l'accompagne le matin, alors qu'il avait encore passé la nuit dans la chambre d'amis.
-Tout est prêt, dit le Dr Wingate, informant comme toujours Marissa de ce qu'il faisait. Et comme la dernière fois, nous allons tout d'abord nous assurer de l'asepsie du milieu.
Marissa sentit qu'on relevait le drap. Cette fois, rien ne la protégeait plus. Elle ferma les yeux tandis que Linda continuait à lui parler de relaxation. Mais elle ne pouvait pas se relaxer. Trop de choses étaient en jeu avec ce transfert d'embryons, y compris son mariage.
Robert l'avait certes accompagnée à la clinique, mais ils n'avaient pas échangé un mot sur la route entre Weston et Cambridge.
-D'abord, le spéculum stérile, dit le Dr Wingate.
(quelques secondes plus tard, l'instrument était introduit.) A présent, je vais rincer avec le milieu de culture.
Marissa sentit le liquide la pénétrer. Puis une main sur son épaule. Ouvrant les yeux, elle vit le visage couvert de taches de rousseur de Linda Moore à quelques centimètres du sien.
-Vous êtes détendue ?
Marissa hocha la tête mais c'était un mensonge.
-Nous sommes prÎts pour les embryons, dit le Dr Wingate à Tara, qui se dirigea vers le labo. Puis à
Marissa: Vous allez sentir comme une petite crampe au moment du transfert, mais ne vous inquiétez pas. Ce sera exactement comme la dernière fois.
Marissa aurait préféré qu'il évite cette comparaison: la dernière fois, le transfert n'avait pas marché. Elle entendit Tara revenir du labo. Elle savait qu'elle apportait le cathéter en Téflon, appelé " Tomcat ".
-Nous sommes prêts, dit le Dr Wingate.
-Surtout détendez-vous, dit Linda.
-Pensez à un beau bébé en pleine santé, dit Mrs Hargrave.
Marissa éprouva une sensation étrange, comme une douleur, mais pas assez forte pour être une douleur.
-Nous devons être à un centimètre environ du fond de votre utérus, dit le Dr Wingate. Je procède à
l'injection .
-Respirez à fond, dit Mrs Hargrave.
-Détendez-vous, répéta Linda.
Malgré tout cela, Marissa n'était guère optimiste.
-Parfait, dit le Dr Wingate. Je sors.
Marissa retint sa respiration en sentant une très légère crampe.
-A présent, ne bougez plus jusqu'à ce que nous ayons vérifié que les embryons sont bien sortis du cathéter.
Tara disparut dans le labo.
-«a va ? demanda Mrs Hargrave.
-Très bien, dit Marissa, craignant toujours que quelqu'un ne fasse irruption dans la pièce.
-Maintenant que c'est fini, dit Linda en lui tapotant à nouveau l'épaule, je vous laisse. Je vais aller bavarder un peu dehors avec votre mari.
Bonne chance, pensa Marissa. Elle n'avait pas l'impression qu'il serait très bien disposé ce jour-là.
Le Dr Wingate revint juste comme Linda sortait.
-Tous les embryons ont été transférés, dit-il.
Le spéculum fut retiré. Puis le docteur lui donna une petite tape sur le postérieur.
-A présent, vous pouvez vous allonger sur le ventre, mais sans rouler. Comme la dernière fois, vous allez rester trois heures sur le ventre, puis vous vous mettrez sur le dos pendant une heure.
Après ça, on vous laissera partir.
Il remonta le drap sur elle.
Mrs Hargrave desserra le frein du chariot et commença à la pousser. Tara maintint la porte du couloir ouverte. Marissa remercia le Dr Wingate.
-Je vous en prie, ma chère, dit-il, avec un accent australien soudain plus prononcé. Nous croi-sons tous les doigts pour vous.
Comme elles passaient près de la salle d'attente, Marissa entendit Mrs Hargrave appeler Robert. La conversation avec Linda avait d˚ être fort brève, car elle avait déjà disparu.
Robert apparut à côté d'elles comme Mrs Hargrave poussait Marissa sous le passage vitré en direction du département de nuit.
-On m'a dit que tout s'était très bien passé, dit-il.
-Nous sommes très optimistes, répondit Mrs Hargrave. C'étaient de bons ovocytes et de bons embryons.
Marissa ne dit rien. Elle sentait que Robert n'était pas content. Linda l'avait sans doute irrité.
La pièce o˘ elle devait attendre pendant quatre heures était assez agréable. Des rideaux jaunes voilaient les fenêtres donnant sur la Charles River. l e vert pale des murs était apaisant.
On passa avec précaution Marissa du chariot à un lit.
Suivant les instructions du médecin, elle resta sans bouger sur le ventre, la tête sur le côté. Robert était assis en face d'elle sur une chaise en plastique.
-Ca va ? demanda-t-il.
-Aussi bien que possible, dit-elle d'un ton évasif.
-Et ça va aller ?
Il avait manifestement hate de partir.
-Moi, je suis obligée de rester allongée ici. Mais si tu as des choses à faire, vas-y, je t'en prie. «a ira très bien.
-Tu es s˚re ? (Il se leva.) Si vraiment tout va bien, je crois que je vais aller régler quelques trucs urgents.
Il lui était s˚rement reconnaissant de le libérer. Avant de partir, il déposa un rapide baiser sur sa joue.
Après tout l'énervement des derniers jours, Marissa fut d'abord soulagée de le voir partir. Mais à mesure que les heures se traînaient, elle commença à se sentir seule, et même abandonnée. Elle se mit à attendre avec impatience les rares visites du personnel de la clinique qui venait parfois jeter un coup d'oeil sur elle.
quand les quatre heures furent passées, Mrs Hargrave revint l'aider à s'habiller. Marissa se montra d'abord réticente à se lever, de peur de g‚cher le transfert, mais Mrs Hargrave l'assura qu'elle ne risquait rien.
Avant qu'elle quitte la clinique, Mrs Hargrave lui conseilla de se reposer les prochains jours. Elle lui recommanda aussi d'éviter les rapports sexuels pendant un petit moment.
Là-dessus, pas de problème, pensa tristement Marissa, surtout si Robert continue à dormir dans la chambre d'amis. Elle ne se souvenait même plus de la dernière fois o˘ ils avaient fait l'amour.
Elle appela un taxi. Elle ne voulait surtout pas demander à Robert de venir la chercher.
Elle passa le reste de la journée allongée. A sept heures, elle regarda les informations, guettant d'une oreille la voiture de Robert dans l'allée. Vers huit heures, elle commença à surveiller le téléphone. A huit heures et demie, elle craqua et appela son bureau.
Marissa laissa le téléphone sonner vingt-cinq fois dans l'espoir qu'il était là-bas tout seul et qu'il finirait par l'entendre, même depuis un bureau voisin. Mais personne ne répondit.
Elle raccrocha en jetant un coup d'oeil à la pendule et en se demandant o˘ Robert avait bien pu passer. Elle essaya de se dire qu'il devait être en route pour la maison. Elle s'était promis de ne pas pleurer, de crainte que cela ne fasse du mal aux embryons. Mais assise là dans le noir en attendant que Robert rentre à la maison, elle sentit la solitude l'écraser. Malgré ses bonnes résolutions, des larmes commencèrent à couler sur ses joues.
Même si elle était enceinte. elle n'était pas certaine que cela suffise à sauver son mariage. Avec un profond désespoir, elle se demanda ce qu'elle allait devenir.
Marissa sortit à Storrow Drive sur Revere Street, au pied de Beacon Hill. Elle était nerveuse. comme toujours. Une semaine avait passé depuis son transfert d'embryons et une seule pensée l'obsédait: savoir si oui ou non elle était enceinte. Elle avait rendez-vouss à la clinique dans quelques jours pour subir un test sanguin qui lui apporterait la réponse.
Arrêtée à un feu rouge, Marissa consulta les indications que lui avait données Susan pour trouver son adresse. Elle devait tourner à droite dans Charles Street, puis à gauche à Mount Vernon, et encore à
droite dans Walnut Street. Susan lui avait conseillé de prendre la première place de parking qu'elle trouverait à partir de Beacon Hill.
quand le feu passa au vert, Marissa tourna à droite.
Mais, avant d'arriver à Mount Vernon, elle vit une place et la prit.
La maison de Susan Walker se révéla être une charmante petite maison de style géorgien nichée parmi d'autres du même genre dans la pittoresque Acorn Street.
Ce fut une jeune femme extrêmement jolie, dans la trentaine, qui vint lui ouvrir. Elle avait de beaux cheveux bruns et sa robe de soie lui allait à merveille.
Marissa se sentit aussitôt mal habillée avec son pantalon de laine fatigué et son pull.
-Je suis Susan Walker, dit la jeune femme en lui tendant la main.
Marissa se présenta à son tour.
-Nous sommes très heureux de vous avoir parmi nous, dit Susan, et elle fit signe à Marissa d'entrer dans le salon.
Une trentaine de personnes étaient en pleine conversation, occupées à faire connaissance. L'ensemble donnait l'impression d'un cocktail ordinaire, avec toutefois une légère prépondérance de femmes.
En parfaite hôtesse, Susan présenta Marissa à une partie des personnes présentes, mais bientôt le timbre de la porte retentit et elle dut s'excuser.
A sa grande surprise, Marissa se sentit aussitôt à
l'aise. Elle avait craint de se sentir déplacée, mais toutes les femmes se montrèrent chaleureuses et amicales.
-Et vous, que faites-vous? demanda Sonya Bre-verton.
Susan venait tout juste de les présenter, et Sonya lui avait appris qu'elle était agent de change.
-Je suis pédiatre, répondit Marissa.
-Encore un médecin ! remarqua Sonya. C'est rassurant de voir que les professionnels souffrent des mêmes maux que nous. Il y a un autre médecin ici, une ophtalmo. Wendy Wilson.
-Wendy Wilson ! s'exclama Marissa en fouillant aussitôt le salon des yeux.
Elle se sentit très excitée. Se pouvait-il que ce soit la Wendy avec laquelle elle avait fait ses études à
Columbia University? Ses yeux se posèrent sur une jeune femme guère plus grande qu'elle, aux cheveux courts d'un blond cendré. Marissa s'excusa et fendit la foule dans sa direction. De plus près, elle n'eut plus le moindre doute, c'était bien sa vieille amie avec son air espiègle et son allure générale de petit lutin.
-Wendy ! cria-t-elle, l'interrompant au milieu d'une phrase.
Wendy tourna la tête vers elle.
-Marissa ! cria Wendy.
Elle se jeta dans ses bras, puis elle la présenta rapidement à son interlocutrice, à qui elle expliqua que Marissa était une condisciple de la fac de médecine qu'elle n'avait plus revue depuis leur diplôme.
Après un bref échange de civilités, l'autre femme s'éclipsa, les laissant en tête à tête.
-Depuis quand es-tu à Boston? demanda Marissa.
-Deux ans. J'ai terminé mon internat à l'UCLA, après j'ai travaillé quelques années à l'hôpital et j'ai fini par suivre mon mari, qui a pris un poste de chirurgien à Harvard. Je suis à la Massachusetts Eye and Ear Infirmary. Et toi ? quand je suis revenue ici, j'ai demandé o˘ tu étais passée et on m'a répondu que tu avais déménagé à Atlanta.
-C'était simplement une mission de deux ans au Centre de contrôle des maladies, dit Marissa. Je suis revenue depuis trois ans.
Elle raconta brièvement à Wendy qu'elle s'était mariée et qu'elle était pédiatre. Elle lui dit également o˘ elle habitait.
-Weston ! dit Wendy en riant. Nous sommes voisines. Moi, j'habite Wellesley. Hé, ce n'est pas toi qui fais la conférence ce soir. au moins ?
-Je ne pense pas, dit Marissa. Et toi ?
-J'aimerais bien, dit Wendy. Mon mari et moi essayons d'avoir un enfant depuis deux ans. C'est un vrai désastre.
-Même chose pour moi, reconnut Marissa. C'est incroyable, dire qu'il faut qu'on soit stériles toutes les deux pour se retrouver. Et moi qui m'inquiétais de ne connaître personne à cette réunion.
-C'est la première fois que tu viens? Je ne suis venue que cinq ou six fois, mais je n'ai jamais entendu ton nom.
-C'est la première fois, reconnut Marissa. J'avais des réticences, mais cette fois-ci j'ai suivi le conseil d'une psychologue.
-Je m'en trouve très bien, pour ma part. Le seul problème, c'est que je n'arrive pas à traîner ici ma tête de mule de mari. Tu connais les chirurgiens. Il n'admet pas que d'autres puissent en savoir plus long que lui dans le domaine médical.
-Comment s'appelle-t-il ?
-Gustave Anderson, et il a exactement la tête de son nom: c'est un de ces Suédois blond p‚le du Minnesota.
-Je ne peux pas non plus faire approcher mon mari de quelque chose qui ressemble de près ou de loin à un psy, dit Marissa. Il n'est pas chirurgien, mais il a la tête aussi dure.
-Ils pourraient peut-être en discuter ensemble, suggéra Wendy.
-Je ne sais pas. Robert a horreur de se sentir manipulé. La psychologue a essayé de lui parler après mon dernier transfert, mais ça n'a fait qu'empirer les choses.
-Votre attention, s'il vous plaît ! lança Susan Walker par-dessus le brouhaha général. Si tout le monde arrive à trouver un siège, nous allons commencer.
Marissa et Wendy s'assirent sur un divan. Marissa avait encore plein de questions à poser à son amie mais elle dut se forcer à la patience. Wendy et elle avaient été très proches au cours de leurs études de médecine. Seuls l'éloignement géographique et leurs carrières respectives leur avaient fait perdre le contact.
Après l'isolement o˘ l'avait maintenue sa stérilité
Marissa était ravie de trouver enfin quelqu'un à qui se confier.
Sa patience ne tarda pas à être récompensée, car elle fut bientôt passionnée par la réunion. Plusieurs femmes se levèrent à tour de rôle pour raconter leur histoire.
C'était émouvant pour Marissa d'entendre le récit d'expériences si proches de la sienne. quand une femme avoua s'en être prise à l'épicerie à une cliente qui lui paraissait négliger ses enfants, elle hocha la tête se souvenant de l'épisode de la jeune mère avec l'enfant sale.
L'un des maris se leva pour prendre la parole, et Marissa regretta encore plus de n'avoir pu décider Robert à l'accompagner. Il parla du stress qui pesait aussi sur les hommes, ce qui lui fit mieux comprendre ce que Robert avait essayé de lui expliquer à propos de ses " exploits " forcés.
Ensuite, une avocate parla du besoin pour les couples qui tentaient sans succès la fécondation in vitro de faire le deuil de leurs enfants potentiels. Après avoir évoqué la situation difficile de ces couples, elle ajouta doucement:
-S'il existait un soutien thérapeutique systématique pour les femmes stériles, peut-être mon amie et collègue Rebecca Ziegler serait-elle encore parmi nous ce soir.
Un silence respectueux régna pendant quelques instants après que l'avocate se fut rassise. A l'évidence, la mention de la morte avait touché beaucoup de gens.
quand l'intervenant suivant se leva, Marissa demanda à Wendy:
-Rebecca Ziegler venait-elle souvent à ces réunions ?
-Oui, la pauvre. J'ai même parlé avec elle la dernière fois. «a m'a fait un choc d'apprendre qu'elle s'était suicidée.
-Elle était très déprimée ?
-Je ne m'en suis jamais aperçue, dit Wendy en secouant la tête.
-Je l'ai vue le jour de sa mort, reprit Marissa. Elle a même frappé mon mari.
Wendy la regarda avec stupéfaction.
-C'était à la Clinique gynécologique. Elle avait perdu la tête, et Robert a essayé de la calmer. Le plus curieux, c'est qu'elle n'avait pas l'air déprimé, même à
ce moment-là: Elle était en colère, certes, mais pas déprimée. …tait-elle plutôt calme en général?
-Elle semblait l'être chaque fois que je l'ai vue, dit Wendy.
-Etrange.
-C'est l'heure de la pause-café, annonça Susan Walker à la fin de la dernière intervention. Puis nous entendrons la conférence de notre invitée de ce soir.
Nous avons l'honneur d'accueillir parmi nous le Dr Alice Mortland du Columbia Medical Center de New York. Elle va nous parler des tout derniers développements du GIFT, la nouvelle méthode de transfert de gamètes dans les trompes.
Marissa regarda Wendy.
-«a t'intéresse ?
- Pas du tout. Avec mes deux trompes bouchées à
l'émeri, le GIFT ne peut rien pour moi.
-Bon sang ! s'exclama Marissa. J'ai exactement le même problème: obstruction des trompes.
-Ma parole, dit Wendy avec un petit rire incrédule, est-ce que nous serions jumelles ? Faisons comme à la fac et séchons la conférence. Je suggère d'aller faire un tour au petit bar d'en bas et de rattraper notre retard en confidences.
-Notre hôtesse n'en sera pas offensée ?
-Non, pas Susan. Elle comprendra.
Dix minutes plus tard, elles étaient assises l'une en face de l'autre dans des fauteuils bas, dans l'embrasure d'une fenêtre à meneaux qui s'ouvrait sur Bea-
con Street et, derrière, sur le Boston Garden. A la lumière des réverbères, l'herbe apparaissait plus verte, comme un des premiers signes du printemps.
Les deux femmes commandèrent chacune une eau minérale, ce qui les fit éclater de rire.
- Pas d'alcool ! Eh bien, l'espoir ne meurt jamais ! dit Wendy.
-J'ai eu mon quatrième transfert d'embryons voici une semaine, dit Marissa.
-Encore une coÔncidence, moi aussi. Sauf que pour moi, c'était le deuxième. Tu es à quelle clinique ?
-La Clinique gynécologique de Cambridge, dit Marissa.
-Je n'arrive pas à y croire. Je suis là-bas moi aussi. Dr Wingate ?
-Vouais ! Mon gynécologue habituel est le Dr Carpenter, mais j'ai le Dr Wingate pour la FIV.
-Moi, je vais chez Megan Carter, dit Wendy.
J'ai toujours préféré avoir une femme comme gynéco. Mais j'ai d˚ aller chez Wingate, puisque c'est lui qui tient le stand de la FIV.
-C'est incroyable qu'on ne se soit pas rencontrées plus tôt. Il faut dire qu'ils sont impeccables sur la question du secret professionnel. C'est d'ailleurs pour cela que je me suis adressée à eux au début.
-Pareil pour moi, dit Wendy. J'aurais pu aller consulter au General Hospital, mais je ne me sentais pas à l'aise.
-Ca t'a fait un choc quand tu as découvert que tes trompes étaient bouchées ?
-Tu parles! Je ne me serais jamais attendue à
ça. quand je pense à toutes les précautions que j'ai prises au lycée et à la fac ! Maintenant, je n'arrive même plus à me souvenir de ce que c'est que de ne pas vouloir d'enfants.
-Moi non plus, dit Marissa. Mais j'ai été encore plus étonnée de découvrir que c'est à cause d'une salpingite tuberculeuse.
Wendy reposa brutalement son verre sur la table.
-«a commence à faire beaucoup de coÔncidences, dit-elle. J'ai eu exactement le même diagnostic: réaction granulomateuse conséquente à une infection par la tuberculose. J'ai même eu un BCG positif.
Pendant une bonne minute, les deux femmes se regardèrent en silence.
Avec son entraînement en épidémiologie, Marissa fut aussitôt en alerte. Le parallélisme entre les deux cas était exceptionnel. Et la seule fois o˘ leurs vies s'étaient croisées était la période de leurs études.
-Tu penses ce que je pense ? demanda Wendy.
-Sans doute, dit Marissa. Je suis en train de me rappeler notre période d'internat à Bellevue. Tu te souviens de tous ces cas de tuberculose que nous avons vus, surtout les cas résistants aux antibiotiques ? Et tu te rappelles qu'on parlait à l'époque d'une recrudescence de la tuberculose ?
-Comment pourrais-je l'oublier ?
-Heureusement, ma radio des poumons est parfaite, dit Marissa.
-La mienne aussi.
-Je me demande si nous sommes des cas isolés ou si cela fait partie d'un schéma plus général. La salpingite tuberculeuse est censée être une maladie rare, surtout dans un pays comme les Etats-Unis.
Elle secoua la tête, perplexe. Tout cela n'avait aucun sens.
-Pourquoi ne pas retourner à la réunion et demander si quelqu'un a le même diagnostic ? suggéra Wendy.
-Tu parles sérieusement? Les chances sont si faibles, ce serait négligeable.
-Je suis curieuse quand même, dit Wendy. Allez, viens, c'est juste à côté.
Tout en remontant vers Acorn Street, Marissa aborda le sujet de ses rapports conjugaux. Elle avait du mal à en parler, mais elle ressentait le besoin d'en discuter avec quelqu'un. Elle dit à Wendy que Robert et elle avaient de sérieux problèmes.
-Il s'est mis à dormir dans la chambre d'amis, avoua-t-elle. Et il refuse de voir un psy. Il dit qu'il n'a besoin de personne pour savoir pourquoi il va mal.
-Beaucoup de femmes stériles ont des problèmes conjugaux, dit Wendy. Surtout celles qui sont en FIV.
Bien s˚r, chacun reagit à sa façon. Gustave, lui, s'est contenté de reporter le peu de temps qu'il me consacrait sur son travail. Il est toujours fourré à l'hôpital. Je ne le vois pratiquement jamais.
-Robert aussi travaille de plus en plus, dit Marissa.
A moins qu'un de ces embryons ne s'accroche, je ne suis pas optimiste sur nos chances de traverser cette tempête.
-Vous revoilà! s'écria Susan en leur ouvrant la porte. Juste à temps pour le dessert !
Wendy expliqua à Susan ce qu'elles voulaient faire.
L'hôtesse prit leurs manteaux et les précéda dans le grand salon, o˘ les invités bavardaient par petits groupes en mangeant du g‚teau au chocolat.
-Puis-je avoir votre attention une dernière fois?
demanda Susan.
Ensuite, elle expliqua que Wendy désirait poser quelques questions.
Debout au milieu de la pièce, Wendy se présenta, au cas o˘ quelqu'un ignorerait qu'elle était médecin. Puis elle demanda combien de femmes parmi elles souf-fraient d'une stérilité due à une obstruction des trompes.
Trois femmes levèrent la main.
-Est-ce qu'on vous a dit que vos trompes étaient bouchées à cause d'une tuberculose ou quelque chose qui ressemblait à ça au microscope ? demanda Wendy.
Toutes les trois froncèrent les sourcils en signe d'ignorance.
-Est-ce qu'on vous a conseillé un médicament appelé isoniazide ou INH ? demanda Marissa. Dans ce cas, on vous aura dit de le prendre pendant des mois.
Deux des femmes levèrent la main. Elles expliquèrent qu'on les avait renvoyées à leurs propres médecins à la suite de leurs laparoscopies et qu'il avait été question d'un médicament qu'elles devraient prendre assez longtemps. Dans les deux cas, toutefois, on ne le leur avait pas prescrit et on leur avait dit de revenir tous les trois mois.
Marissa nota leurs noms et leurs numéros de téléphone. Les deux femmes, Marcia Lyons et Catherine Zolk, promirent de demander à leurs médecins de famille s'il s'agissait bien d'isoniazide.
Extrêmement surprise, Marissa prit Wendy à part.
-C'est incroyable. Nous voilà, semble-t-il, avec quatre cas. Mais si ces deux femmes ont eu la tuberculose, notre période d'internat à Bellevue est hors de cause.
-quatre cas ne forment pas une série, dit Wendy avec prudence.
-Mais c'est extrêmement suspect de trouver quatre cas d'une maladie rare dans une zone géographique aussi restreinte. De plus, aucune d'entre nous ne semble présenter d'autres signes d'infection. Je crois que nous avons levé un fameux lièvre, et je n'ai pas l'intention d'abandonner.
-Alors, attaquons le problème ensemble, proposa Wendy.
-Formidable, approuva Marissa. La première chose à faire est d'appeler les gens que je connais au Centre de contrôle des maladies. On peut commencer dès ce soir. O˘ est ta voiture ?
-Je l'ai laissée à la Mass. Eye and Ear Infirmary.
-La mienne est plus près. Je vais te conduire à la tienne et tu vas me suivre. Ca te va ?
-Ca marche, dit Wendy.
Après avoir salué et remercié leur hôtesse, Marissa eut une inspiration soudaine. Elle demanda à Susan si elle connaissait les causes de la stérilité de Rebecca Ziegler .
-Je pense que c'était une obstruction des trompes, dit Susan après un instant de réflexion. Je n'en suis pas s˚re, mais il me semble.
-Auriez-vous par hasard son numéro de téléphone ?
-Je crois bien que oui.
-Voudriez-vous me le donner ?
Susan alla chercher le numéro dans son bureau et le tendit à Marissa.
-Tu ne vas pas appeler le mari de Rebecca, quand même ? demanda Wendy quand elles furent dans la rue.
Le pauvre homme doit être en état de choc.
-Je le ferai si j'en ai le courage. D'ailleurs, on m'a dit qu'ils étaient séparés.
-«a ne change pas grand-chose, fit Wendy. Ou plutôt, ça risque de le troubler encore plus, et de le culpabiliser.
Marissa hocha la tête.
Sur le trajet, elle sentit son excitation monter. Avec quatre cas de salpingite tuberculeuse asymptomatique, son cas n'était plus une anomalie, et l'ensemble suggé-rait une tendance peut-être importante pour la santé
publique.
Marissa entra directement dans le garage et Wendy se gara derrière elle dans l'allée. Elles se retrouvèrent devant la porte de devant.
-Jolie maison, dit Wendy en suivant Marissa le long du couloir qui menait à son bureau.
-Tu trouves ? fit Marissa sans enthousiasme. C'était la maison de Robert avant notre mariage. Pour tout t'avouer, je ne l'ai jamais aimée.
Marissa se précipita sur son Rolodex pour chercher le téléphone personnel de Cyril Dubchek.
-J'appelle un des grands manitous du Centre de contrôle des maladies, expliqua-t-elle. Nous avons eu une courte liaison au cours de ma dernière année là-bas.
Il n'est pas mal du tout.
Marissa trouva le numéro et maintint le fichier ouvert à l'aide d'un coupe-papier.
-«a n'a pas marché entre vous ? demanda Wendy.
-C'était une relation orageuse dès le début. L'ironie de la chose, c'est que notre plus grand désaccord portait sur les enfants. Il en avait eu plusieurs avec sa première femme et il n'en voulait plus. …videmment, c'était avant que je sache pour mes trompes.
Marissa composa le numéro.
-C'est toute une histoire, reprit-elle. Nous avons été à couteaux tirés pendant mes deux premiers mois au Centre. Puis nous avons été ensemble un moment, et enfin nous avons terminé bons amis. On ne sait jamais comment les choses tournent dans la vie.
Wendy s'apprêtait à répondre, mais Marissa l'arrêta d'un geste, indiquant que Cyril venait de décrocher.
La première partie de la conversation consista en un bavardage amical. Enfin, Marissa aborda la raison de son appel:
-Ecoute, Cyril, j'ai une amie médecin à côté de moi, et je vais mettre le haut-parleur. (Elle appuya sur un bouton.) Tu m'entends bien ?
La voix de Cyril emplit la pièce comme il répondait par l'affirmative.
-Aurais-tu par hasard entendu parler récemment d'une recrudescence de la salpingite tuberculeuse ?
-Pas que je sache, comme ça, à br˚le-pourpoint, dit Cyril. Pourquoi me demandes-tu ça ?
-J'ai des raisons de penser qu'il y en a quatre cas ici à Boston. Des femmes relativement jeunes, et qui ne présentent aucun autre foyer d'infection apparent.
En particulier, rien dans les poumons.
- qu'appelles-tu des " femmes relativement jeunes " ?
-Vingt-cinq à trente-cinq ans, environ.
-C'est un peu tard pour se faire soigner par un pédiatre, dit Cyril. Comment as-tu entendu parler de ces cas ?
-J'aurais d˚ savoir que je ne pouvais rien te cacher, dit Marissa avec un sourire. En fait, je suis un des quatre cas. Cela fait presque un an que j'essaie d'avoir un enfant par fécondation in vitro. Ce soir, j'ai découvert trois autres femmes ayant le même diagnostic.
-Je suis désolé d'apprendre que tu as des ennuis, dit Cyril. A part ça, je n'ai rien entendu au Centre sur la salpingite tuberculeuse, mais je peux aller me renseigner au service de bactériologie. S'il y a eu la moindre chose, c'est s˚r qu'ils en ont entendu parler. Je te rappellerai dès que possible.
Marissa le remercia et raccrocha. Puis elle demanda à
Wendy ce qu'elle pensait d'appeler chez Rebecca Ziegler.
Wendy regarda sa montre.
-Je ne suis pas s˚re d'être assez forte pour faire ça.
En outre, il est dix heures passées.
-Je pense que ça vaut la peine de prendre le risque, dit Marissa avec détermination.
Elle composa le numéro. Le téléphone sonna sept fois avant que quelqu'un décroche. Le fond sonore était plutôt bruyant, celui d'une chaîne poussée à fond. Cela ressemblait à une partie.
Marissa demanda si elle était bien chez les Ziegler.
-Un instant, dit la voix à l'autre bout du fil.
Les deux femmes entendirent l'homme hurler aux personnes présentes de " la boucler une minute ". Puis il revint en ligne.
-Etes-vous le mari de Rebecca Ziegler ? demanda Marissa.
-Je l'étais, dit l'homme. qui êtes-vous ?
-Je suis le Dr Blumenthal. J'espère que je ne vous dérange pas trop. J'ai eu votre numéro par Solutions, l'association d'aide aux couples stériles. Vous la connaissez ?
-Ouais, dit l'homme. qu'est-ce qui se passe ?
-Si cela ne vous dérangeait pas trop, j'aimerais vous poser une question sur Rebecca.
-C'est une blague ou quoi ? demanda l'homme.
Il y eut un bref éclat de rire dans le fond.
-Non, je vous jure que non. Je voulais simplement savoir si le problème de Rebecca avait quelque chose à
voir avec ses trompes de Fallope. Ce sont les conduits qui transportent les oeufs dans l'utérus.
- Merci, je sais, dit l'homme. Un instant.
Il se mit à crier a ses invités:
-Hé, les mecs, fermez-la un peu ! Je n'entends rien !
Revenant en ligne, il s'excusa de cette interruption.
-Mes copains, expliqua-t-il. Une bande de brutes.
-Et à propos de Rebecca? demanda Marissa en levant les yeux au ciel.
-Oui, dit l'homme, elle avait une obstruction des trompes.
-Et en connaîtriez-vous la cause par hasard ? insista Marissa.
- Je sais qu'elles étaient bouchées, c'est tout. Pour en savoir plus, il faut vous adresser à son toubib.
Il y eut un bruit de verre cassé dans le lointain.
-O Seigneur ! dit l'homme. Bon, faut que j'y aille.
Et il raccrocha.
Marissa reposa le combiné. Les deux femmes se regardèrent en silence.
-Au temps pour le veuf éploré, finit par dire Wendy.
- Au moins, on ne se sentira pas coupables d'avoir appelé. Et on sait que Rebecca avait bien les trompes bouchées. Je crois que ça mérite d'aller en rechercher la cause. Si jamais c'etait pour la même raison que nous, cela donnerait une nouvelle tournure à toute l'affaire.
Wendy approuva de la tête.
-Hé, une minute ! s'exclama Marissa.
-qu'est-ce qu'il y a ?
- J'ai oublié de demander aux deux autres femmes o˘ elles étaient traitées. Je sais que Rebecca était à la Clinique gynécologique.
-Tu as leurs numéros. Appelle-les.
Marissa s'exécuta aussitôt. Les deux femmes étaient chez elles et elles fournirent toutes les deux la même réponse: elles étaient suivies à la Clinique gynécologique.
-Voilà qui devient intéressant, dit Wendy.
-C'est le moins qu'on puisse dire, renchérit Marissa. Je crois que nous ferions bien d'aller faire un tour à la clinique, et le plus tôt possible. Demain matin, par exemple. Tu m'accompagnes ?
-Je ne manquerais pas ça pour un empire, dit Wendy.
-Bonsoir ! dit une voix.
Elles tournèrent la tête vers la porte. Robert était là, vêtu d'un pull-over à col en V et d'un pantalon marron, pieds nus dans ses mocassins. Il tenait ses lunettes à la main.
Marissa se leva de sa chaise pour présenter Wendy à
Robert et elle lui expliqua qu'elles s'étaient rencontrées à la réunion. Elle ajouta que Wendy suivait le même traitement, également avec le Dr Wingate.
-Je m'apprêtais à faire un peu de thé, dit Robert après avoir serré la main de Wendy. quelqu'un d'autre est-il intéressé ?
-J'en prendrais volontiers une tasse, dit Wendy.
Robert tourna les talons et disparut dans la cuisine.
-Eh bien ! fit Wendy. Moi qui trouvais que Gustave était beau !
-C'est vrai que je l'aime, reconnut Marissa. Nous traversons simplement une sale période. Du moins, c'est ce que je me dis, ajouta-t-elle avec un haussement d'épaules.
quand elles passèrent à leur tour dans la cuisine, Robert avait déjà posé la bouilloire sur le feu et sorti différentes boîtes de thé ainsi que trois grandes tasses.
-Alors, comment ça s'est passé ? demanda-t-il en sortant le sucre et le miel.
Marissa décrivit la réunion avec chaleur, en insistant sur le nombre de maris présents dans l'assistance.
-Votre mari était là aussi ? demanda-t-il à Wendy.
-Il était retenu en salle d'opération et n'a pas pu venir, dit Wendy d'un ton évasif.
Elle ne précisa pas qu'il ne serait sans doute pas venu, même s'il avait été libre, mais Robert ne s'y laissa pas prendre .
-Et il a participé aux autres réunions ? insista-t-il.
A ce moment précis, la bouilloire se mit à siffler et il alla éteindre le feu.
- Il r,'a pu ass~lstcr à aucune des ~téunions, répondit Marissa pour Wendy.
-Je vois, dit Robert en versant l'eau bouillante dans les tasses avec un de ses petits sourires qui avaient le don d'exaspérer Marissa.
-Je suis s˚re que tu changerais d'avis sur ces réunions si tu avais l'esprit assez ouvert pour y aller ne serait-ce qu une fois.
-Je de~Yrais peut-être rencontrer le mari de Wendy~
dit Rohert. ~I me donne l'impression d'etre une ‚me soeur.
~t ii partit reposer la bouilloire sur la cuisinière.
-Excell~rnte idée, approuva Wendy.
-Tout ce que je peux dire, c'es. que la réunion m'a beaucoup apporté, conclut Marissa. Non seulement j'ai
~fetrouvé Wendy~ mais nous avons appris que quatre d'entre nous avaient le même diagnostic bizarre.
-Tu v~ux parler de cette histoire de tubercu!ose ?
-Exactement, dit Wendy. Je suis l'une des quatre.
-Sans blague ?
Marissa se lança dans une longue explication sur ce qu'un tel nombre de cas avait d'exceptionnel.
-C'est assez bizarre pour qu'on aille y regarder de plus près. Demain, nous commencons notre enquête officielle par la Clinique gynécologique.
- qu'entends-tu par " enquête officielle "?
demanda Robert.
-Nous voulons savoir combien il y a de cas comme le nôtre et si Rebecca Ziegler avait le même problème.
Nous savons déjà qu'elle avait les trompes bouchées.
-La Clinique gynécologique ne vous donnera pas ce genre d'informations.
-Pourquoi pas? C'est peut-être important. Cela pourrait avoir de sérieuses conséquences sur la santé
publique. Nous pourrions avoir découvert quelque chose dans le genre du choc toxique.
Robert contempla Marissa, puis Wendy. Il trouvait leur ardeur inquiétante, surtout après la récente scène de Marissa au restaurant chinois. Il ne faisait pas de doute que Wendy était gavée des mêmes hormones.
-Je crois que vous feriez bien de vous calmer un peu, toutes les deux. Même si vous allez au fond de cette affaire, cela ne changera rien pour vous. Et je doute sérieusement que vous arriviez à grand-chose. Il serait contraire à l'éthique médicale, et même illégal, que la clinique fournisse des informations sur leurs patients sans leur consentement.
Mais Marissa ne voulait rien entendre.
-Cette histoire de tuberculose m'a gênée depuis le début. J'entends bien creuser ça jusqu'au bout. Je me moque de savoir combien de temps ça prendra. Je viens de parler à Cyril Dubchek et il peut m'appuyer de toute l'autorité du Centre de contrôle des maladies.
Robert se contenta de secouer la tête d'un air réprobateur.
-Eh bien dans ce cas, dit-il d'un ton bref, je vais vous laisser à vos manigances, mesdames les détectives.
Là-dessus, il prit sa tasse et s'en fut.
Wendy rompit le silence gêné, dès que le bruit de ses pas se fut éloigné.
-Il a raison, dit-elle. Nous risquons d'avoir du mal a accéder à ces dossiers.
-Il faut au moins essayer. Nous pouvons peut-être nous targuer d'une certaine autorité en tant que médecins. Tu sais, prendre notre air le plus professionnel. Si ça ne marche pas, on essaiera autre chose. Tu me soutiens, n'est-ce pas ?
-Tout à fait, dit Wendy. A la vie, à la mort !
Marissa eut un sourire. Elle avait h‚te d'être au lendemain.
29 MARS 1990
9 h 30
Luttant contre le vent avec leurs parapluies, Marissa et Wendy pénétrèrent dans la cour de la Clinique gynécologique. Une fois passée la porte, elles secouèrent leurs manteaux. Leurs cheveux trempés leur col-laient sur le front.
-Tu sais o˘ se trouve le service des archives?
demanda Marissa.
-Pas la moindre idée. Mais je vais demander.
Tandis que Marissa bataillait avec son parapluie qui s'était retourné dans la tourmente, Wendy alla se renseigner à la réception. Puis elle fit signe à Marissa de la suivre jusqu'aux ascenseurs.
- Au sixième. dit-elle quand Marissa l'eut rejointe.
-J'aurais d˚ m'en douter. Rebecca Ziegler a sauté
du sixième étage juste après avoir lu son dossier.
-C'est à se demander ce qu'elle a bien pu y lire, soupira Wendy.
Une fois au sixième elles n'eurent aucun mal à
découvrir ce qu'elles cherchaient. On entendait le cliquetis des machines à écrire depuis l'ascenseur.
Marissa fut soulagée de constater qu'elles se trouvaient à l'opposé du bureau de Linda Moore. Pour le moment, elle préférait ne rencontrer personne de sa connaissance.
Au service des archives, des dizaines de classeurs couraient sur les murs. Trois secrétaires munies d'écou-teurs tapaient au Dictaphone. Une femme dans la cinquantaine, assise à un bureau situé à droite de l'entrée, les accueillit avec affabilité.
-que puis-je faire pour vous ?
La femme portait un badge indiquant: Helen Solano, Responsable des archives. Elle était assise devant un terminal d'ordinateur.
-Je suis le Dr Blumenthal, dit Marissa de son ton le plus professionnel. Et voici le Dr Wilson.
Wendy fit un signe de tête. Mrs Solano leur sourit.
-Nous aurions une question à vous poser, dit Wendy. Nous voudrions savoir si votre système de classement permet de tirer à part des diagnostics particuliers tels que l'obstruction des trompes de Fallope.
-Tout à fait.
-Et l'obstruction par granulome? demanda Marissa.
- Je ne suis pas certaine d'avoir cette catégorie précise, dit Mrs Solano. Je vais consulter notre code de diagnostics. Voyons voir.
Elle se dirigea vers une étagère remplie de manuels brochés. Elle en sortit un qu'ellç feuilleta rapidement.
-Nous avons en effet un code pour les infections granulomateuses des trompes de Fallope, dit-elle en relevant la tête du manuel.
-Formidable ! dit Marissa en souriant. Si ça ne pose pas trop de problèmes, nous en voudrions un exem-plaire.
-Aucun problème.
Marissa et Wendy échangèrent un coup d'oeil satisfait.
-Voulez-vous me montrer votre autorisation?
demanda Mrs Solano.
-Nous ne pensions pas en avoir besoin pour une recherche de ce genre, dit Wendy.
-Il en faut une pour toute consultation d'archives.
-Très bien, dit Marissa. A qui faut-il s'adresser pour obtenir cette autorisation ?
-Le seul qui puisse vous en délivrer une, c'est le Dr Wingate lui-même, le directeur de la clinique.
De retour à l'ascenseur, Marissa secoua la tête.
-La barbe ! dit-elle. Je croyais que c'était dans la poche quand elle m'a dit qu'ils avaient un code pour les infections granulomateuses.
-Moi aussi. Mais je commence à penser que ton mari avait raison. Je doute que nous arrivions à persuader le Dr Wingate de nous délivrer une autorisation.
-Ne nous décourageons pas si vite, dit Marissa en montant dans l'ascenseur.
Les bureaux du Dr Wingate se trouvaient au deuxième étage. Il disposait d'un bureau en tant que directeur de la clinique et d'un autre en tant que directeur du service de fécondation in vitro. Marissa et Wendy s'adressèrent au premier, o˘ on les renvoya au second. Là, elles apprirent que le Dr Wingate travaillait dans son laboratoire.
-Je vais vous annoncer au docteur, dit la réceptionniste.
Les deux femmes s'assirent.
-que c'est bon d'être ici pour autre chose qu'une intervention, chuchota Wendy à Marissa qui approuva d'un sourire complice.
-Le Dr Wingate peut vous recevoir, leur dit la réceptionniste au bout d'une demi-heure. Vous prenez ce couloir, et c'est la troisième porte à droite.
Wendy frappa et le Dr Wingate les pria d'entrer.
-Eh bien, eh bien, dit-il en abandonnant son microscope. (A l'exception d'une table de travail et de quelques classeurs, la pièce ressemblait davantage à un labo qu'à un bureau.) Je ne savais pas que vous vous connaissiez, toutes les deux.
Wendy expliqua qu'elles étaient amies depuis la fac de médecine.
-Et que puis-je pour vous, mesdames? (11 leur indiqua un siège, tout en restant lui-même debout.) Je dois vous prévenir que je m'apprête à pratiquer une fécondation. J'ai donc peu de temps à vous consacrer.
-Ce ne sera pas long, lui assura Marissa.
Elle lui décrivit brièvement comment Wendy et elle avaient découvert qu'elles avaient le même problème, et comment elles avaient ensuite trouvé deux autres cas semblables .
-quatre cas d'une infection granulomateuse des trompes causée par la tuberculose, c'est extraordinaire, conclut-elle. Nous voulons évidemment aller y voir de plus près. Cela nous intéresse, comme projet de thèse.
-Mais il nous faut une autorisation de votre part, reprit Wendy. Pour savoir s'il existe encore d'autres cas.
-Cela m'est tout à fait impossible, dit le Dr Wingate. La clinique observe une règle de stricte confiden-tialité. Je ne peux permettre l'accès aux dossiers des patientes. C'est une directive qui vient de notre bureau central à San Francisco.
-Mais cela peut avoir de sérieuses conséquences sur la santé publique, dit Marissa. Ces cas pourraient représenter une nouvelle entité clinique comme le choc toxique .
-Je m'en rends bien compte, dit le Dr Wingate, et je vous remercie de nous avoir alertés. Nous n'allons pas manquer d'examiner la question de près. Mais je suis s˚r que vous comprenez ma position.
-Nous pourrions parler avec les femmes concernées et obtenir leur autorisation, dit Wendy.
-Je suis désolé, mesdames, dit le Dr Wingate avec une note d'impatience dans la voix. Je vous ai exposé
notre politique. Vous devez la respecter. Mais, excusez-moi. mon travail m'attend. A propos, n'avez-vous pas bientôt l'une et l'autre une vérification de votre taux d'hormones ?
Elles hochèrent la tête ensemble et Marissa ajouta:
-Vous ne pourriez pas au moins y réfléchir, et nous en reparlerions plus tard ?
-C'est tout réfléchi. Il m'est impossible de vous fournir une autorisation, et c'est définitif. A présent, si vous voulez bien m'excuser...
Devant l'ascenseur, les deux femmes échangèrent un regard.
-Répète-moi encore que Robert avait raison, dit Marissa, et je fais un malheur.
Au rez-de-chaussée, elles s'arrêtèrent près de la réception.
-Tu ne connaîtrais pas quelqu'un du personnel assez bien pour qu'il essaie d'avoir accès à l'ordinateur central ? demanda Wendy.
-Malheureusement non, dit Marissa en secouant la tête, mais je viens d'avoir une idée. Cela n'avancera pas notre problème ici, mais cela pourrait nous donner des précisions au sujet de Rebecca Ziegler. Comme elle s'est suicidée, on a d˚ l'envoyer au service médico-légal.
Il y a eu une autopsie. Et ils ont peut-être examiné ses trompes.
-«a vaut le coup d'essayer, dit Wendy. Allons voir à la morgue. Mais je ferais bien de téléphoner d'abord à
mon bureau pour m'assurer qu'ils peuvent continuer à
se passer de moi.
-Pendant ce temps-là, j'appelle le service médico-légal.
Elles se dirigèrent ensemble vers une cabine. Wendy eut fini la première.
-J'ai encore le temps, dit-elle à Marissa quand celle-ci sortit à son tour.
-Parfait. Et moi, j'ai bien fait d'appeler le service médico-légal. Rebecca Ziegler relevait en effet de leur compétence, mais ils ont autorisé le Memorial Hospital à pratiquer l'autopsie. Allons voir là-bas.
Après la déception qu'elle venait d'éprouver à la Clinique gynécologique, Marissa fut soulagée de découvrir que c'était son ami Ken Mueller qui avait pratiqué
l'autopsie de Rebecca Ziegler. Là au moins, elle était s˚re d'obtenir sans mal les résultats.
-Ken est dans la salle d'autopsie, lui dit la secrétaire. Il vient tout juste d'y entrer et il n'en sortira s˚rement pas avant une bonne heure.
-quelle salle ? demanda Marissa.
-La trois.
-On ne pourrait pas l'attendre ? demanda Wendy en chemin.
-Je crois qu'il vaut mieux lui parler pendant que c'est possible, dit Marissa.
Mais, au moment o˘ elle s'apprêtait à franchir la porte de la salle, elle remarqua la p‚leur de son amie.
- çava?
Wendy avoua que les autopsies n'avaient jamais été
son fort. Certains souvenirs de la fac lui soulevaient encore le coeur.
-Attends-moi ici. Je n'en ai pas pour longtemps. Je n'aime pas tellement cela non plus.
Sitôt passée la porte, Marissa fut assaillie par une puissante odeur de formol. Parcourant la pièce des yeux, elle aperçut au fond deux hommes équipés de blouses, de gants de caoutchouc et de masques de protection. Entre eux se trouvait le corps nu et blême d'un jeune homme étendu sur une table d'acier chromé.
-Ken ? appela timidement Marissa.
Les deux hommes levèrent la tête. Ils étaient en train d'éviscérer le corps.
-Marissa, comment va ? répondit Ken à travers son masque. Viens là que je te présente le pire étudiant que le Memorial ait jamais vu passer.
-C'est trop, n'en jetez plus, dit Greg.
Marissa avança jusqu'au pied de la table d'autopsie.
Ken présenta Greg avec cérémonie, passant de la plaisanterie aux plus vifs éloges. L'étudiant fit un signe à
Marissa sans l‚cher son scalpel.
-Un cas intéressant? demanda Marissa pour être aimable.
-Tous les cas sont intéressants. Si je pensais autrement, je me serais spécialise en dermato. Tu passais juste pour dire bonjour ?
-Pas vraiment. On m'a dit que c'était toi qui avais fait l'autopsie d'une femme nommée Rebecca Ziegler.
-Ah, celle qui s'est prise pour Charles Lindbergh ?
-…pargne-moi ton humour de carabin, s'il te plaît.
Mais, en effet, elle a sauté du sixième étage.
-C'est moi qui ai fait l'autopsie, intervint Greg.
Ken a regardé.
-Un cas très intéressant..., dit Ken.
-Tu viens juste de dire qu ils le sont tous, l'interrompit Greg.
-D'accord, gros malin. Mais celui-ci l'était encore plus que les autres. La femme avait une rupture de l'aorte.
-Tu as examiné ses trompes? demanda Marissa peu intéressée par les blessures dues à la chute.
-J'ai tout regardé, dit Greg. que voulez-vous savoir ?
-Et vous avez déjà examiné les coupes ?
-Bien s˚r. Elle avait une infection granulomateuse des deux trompes. J'ai envoyé au labo une série de lamelles pour d'autres tests, mais la dernière fois que j'ai regardé, on n'avait pas encore reçu les résultats.
-Si tu veux savoir si elles ressemblaient aux coupes que tu m'as montrées il y a quelques mois, dit Ken, la réponse est oui. Exactement les mêmes. De sorte que nous avons risqué le diagnostic d'une ancienne lésion tuberculeuse guérie. Mais bien s˚r, c'était purement accessoire, cela n'a rien à voir avec sa mort.
-Tu vas lui dire le reste ? demanda Greg.
-quel reste ? dit Marissa.
-quelque chose sur quoi Greg et moi avons pas mal ruminé, dit Ken. Je ne sais pas si je dois t'en parler.
-De quoi s'agit-il ? insista Marissa. Pourquoi ne pas m'en parler ? Allez, vas-y, tu en as déjà trop dit.
-On ne sait pas trop quoi penser, dit Greg. Il y a plusieurs choses qui nous chiffonnent.
-Eh bien, je peux y réfléchir, moi aussi, plaida Marissa.
-Bon, mais ne dis rien à personne, dit Ken. J'aurai peut-être à en discuter avec le médecin légiste, et je ne veux pas qu'il l'apprenne avant par quelqu'un d'autre.
-D'accord. Tu peux me faire confiance.
-Tout le monde croit que la médecine légale donne toujours des réponses définitives, dit Ken, mais ça ne marche pas comme ça. Pas toujours. Il arrive aussi que ton intuition te souffle quelque chose que tu ne peux pas prouver formellement.
-Dis-lui donc, bon sang ! le pressa Greg.
- D'accord, d'accord. Ken a remarqué que Rebecca Ziegler avait une trace de piq˚re récente dans une veine du bras.
- O Seigneur, par pitié ! dit Marissa d'un ton exaspéré. Cette femme suivait un traitement contre la stérilité Elle avait des tests hormonaux et sanguins quasiment tous les jours. Et c'est pour ça que tu fais tout ce cinema ? Je t'en prie !
Ken haussa les épaules.
-S'il n'y avait que ça, on ne s'inquiéterait pas. Nous savons qu'elle a été piquée très souvent au cours des derniers mois. Elle avait des marques sur tout le corps.
Mais cette piq˚re semblait avoir été faite juste avant sa mort, ce qui la rend suspecte. Nous avons donc décidé
d'élargir le champ d'investigation toxicologique pour chercher d'autres substances que les hormones classiques. En tant que médecins légistes, nous sommes censés etre soupçonneux.
-Et vous avez trouvé quelque chose? demanda Marissa, horrifiée.
-Non, dit Ken. La toxicologie était nette. On est en train d'essayer un ou deux autres trucs mais, pour l'instant, que dalle.
-C'est une blague ? dit Marissa.
-Je suis très sérieux. L'autre morceau du puzzle, c'est qu'elle n'avait que quelques centilitres cubes de sang dans la plèvre.
-Ce qui veut dire... ?
-quand quelqu'un meurt d'une rupture de l'aorte, il y a en général une grande quantité de sang dans la poitrine. Bien plus que ce qu'elle avait. Il n'est pas impossible d'en voir si peu, mais c'est rare. Je ne peux donc pas en tirer de conclusion définitive, mais quand même, je trouve ça assez curieux.
-Et à quoi tu penses ?
-qu'elle était déjà morte quand elle est tombée.
Marissa fut stupéfaite. Elle resta un instant sans voix. Les implications étaient vraiment trop horribles.
-Donc, tu vois notre problème, poursuivit Ken. Si nous en parlons de façon officielle, il nous faut d'autres preuves. Nous devons fournir l'explication de ce qui a pu la tuer avant qu'elle tombe. Malheureusement, nous n'avons rien trouvé, même pas au microscope. Nous avons examiné le cerveau sous toutes les coutures, et apparemment il n'y a rien. Notre seule chance est la toxicologie et, pour l'instant, c'est peau de balle !
-Et elle n'a pas pu mourir pendant sa chute ? De peur, ou de saisissement, quelque chose comme ça ?
-Allons, Marissa, soyons sérieux, dit Ken en écartant l'hypothèse d'un geste. On ne voit ça que dans les films. Si elle était morte avant de toucher le sol, c'est qu'elle était morte avant de tomber. Bien s˚r, cela implique qu'on l'a poussée par la fenêtre.
-Elle avait peut-être oublié de payer sa note, plaisanta Greg. Mais enfin, blague à part, on ferait peut-être bien d'en revenir à notre client du jour avant qu'il tombe en putréfaction.
-Si tu veux, je te tiendrai au courant, proposa Ken.
-«a m'aiderait, merci.
Marissa se dirigea vers la porte, un peu étourdie.
Ken la rappela sur le seuil:
-N'oublie pas, Marissa, motus et bouche cousue.
N'en parle à personne.
-Ne t'inquiète pas, lança-t-elle par-dessus son épaule. Je serai muette comme une tombe.
Sauf pour Wendy, évidemment. La main sur la poignée, elle se retourna une dernière fois vers Ken.
-Tu as un dossier sur Rebecca Ziegler ?
-Pas vraiment. Juste les notes qu'ils ont prises en réanimation, et ça ne va pas bien loin.
-Mais le bureau des sorties a d˚ avoir des détails pour pouvoir rédiger la note ?
-Certainement.
-Tu ne saurais pas par hasard s'ils ont son numéro de Sécurité sociale ?
-Là, tu me poses une colle, je l'avoue. Mais si tu veux regarder, le dossier est sur mon bureau.
Marissaf ferma la porte et sortit de la salle d'autopsie.
-Je trouve que c'est quand même un peu tiré par les cheveux, conclut Wendy en faisant tourner ses glaçons dans son eau minérale. que Rebecca Ziegler ait été tuée et ensuite poussée par une fenêtre, ça semble malgré
tout difficile à croire. «a paraît trop absurde. La quantité de sang dans la poitrine après une rupture de l'aorte se définit suivant une courbe en forme de cloche.
Rebecca Ziegler était simplement tout en bas de la cloche. Il ne peut pas y avoir d'autre explication.
Wendy était affalée sur le divan dans le bureau de Marissa. Taffy Two était assis par terre, espérant une croquette supplémentaire. Marissa était installée à son bureau.
Elles attendaient l'arrivée de Gustave. Il avait eu une urgence en fin d'après-midi et devait arriver d'un moment à l'autre. Sur les instances de Wendy, les deux femmes avaient décidé d'improviser un dîner de pizzas avec leurs maris. Elles espéraient que si les deux hommes se rencontraient, ils se décideraient peut-être a venir ensemble à une réunion de Solutions. Wendy pensait que ce serait très efficace. Marissa en était moins convaincue.
-Enfin, j'ai quand même trouvé son numéro de Sécurité sociale dans son dossier, dit Marissa. Si seulement nous avions un moyen d'accéder aux archives de la clinique. nous saurions ce qu'a lu cette pauvre Rebecca avant sa mort. Si toutefois elle a eu l'occasion de lire quelque chose.
-Voilà, tu te laisses encore emporter par ton imagination, dit Wendy. Alors maintenant, tu penses qu'ils l'ont emmenée au sixième, qu'ils l'ont assommée et poussée par la fenêtre. Voyons, c'est vraiment trop gros.
-quand même, dit Marissa. Enfin, n'en parlons plus pour l'instant. Nous savons au moins qu'elle avait la même infection des trompes que nous. C'est déjà
une certitude.
Soudain, Marissa se mit à fouiller dans ses papiers, à la recherche des numéros de téléphone de Marcia Lvons et de Catherine Zolk.
Après les avoir appelées, elle eut la confirmation de ce que lui avait soufflé son intuition: les deux femmes lui apprirent que leurs médecins respectifs avaient envisagé de leur administrer de l'isoniazide. L'infection tuberculeuse les avait fort inquiétés.
-A présent, nous avons bien cinq cas, dit Marissa en raccrochant. Au diable Wingate et son secret professionnel. Mais nous ne pouvons guère tirer de conclusions statistiques à partir de cinq cas. Il faut absolument savoir s'il y en a d'autres.
-Soyons justes, dit Wendy. Wingate obéit aux ordres venus d'en haut. Il a peut-être déjà commencé
à examiner le problème.