1

Dans le nouveau stade des Yankees, un jour où les Pinstripes étaient de repos, l'entraî-

neur et le préparateur physique de Toby Mills le regardaient faire de lents mouvements de balancier avec une batte alourdie par un anneau. C'était étrange de voir Tobby manier le bois. Les lanceurs de l'American League n'apparaissent que rarement au marbre, sauf pour les matchs dans les stades des clubs de la National League lors, par exemple, des Subway Series3et, bien entendu, des World Series.

Avec les Bombers en route vers la conquête d'un nouveau trophée et la perspective de devenir champion de l'American League bientôt, il était temps que le lanceur-vedette reprenne les meilleures pratiques.

Pendant qu'il dessinait lentement les arcs, les entraîneurs l'étudiaient, mais pas pour évaluer ses talents.

– 195 –

Ils voulaient voir comment le transfert de poids s'effectuait d'une jambe à l'autre après son claquage.

Tout ce qui leur importait, c'était de savoir s'il était en forme, s'il serait prêt.

Deux autres paires d'yeux étaient fixées sur Toby Mills. Heat et Rook étaient assis au premier rang au-dessus de l'abri des joueurs.

— Pour un lanceur, il a un sacré swing ! s'exclama Nikki, incapable de détourner le regard du joueur.

Rook l'observa.

— Je ne vois pas comment tu peux le savoir. S'il frappait la balle, oui, on pourrait dire bien joué... Mais là, c'est du mime... Ou des ombres chinoises... Comment tu le vois ?

Nikki se tourna vers lui.

— Parce que toi, tu as joué dans la Major League, peut-être ?

Comme il répondit par un sourire morose, elle ajouta :

— Tu es déjà allé voir un match ?

— Oh ! pitié ! J'ai été élevé par une diva de Broadway. Je n'y peux rien si je suis plus du côté sacrés Yankees que Yankees sacrés ! Est-ce que j'en ai moins de valeur pour autant ?

— Non, ça fait de toi un auteur de roman à l'eau de rose.

— Merci, je suis content que tu renonces à m'épingler !

— Oh ! si tu crois que tu vas t'en tirer comme ça, tu vis dans un monde de rêves, un monde de rêves, dans une plantation de coton au tournant du siècle à Savannah, Saint-Clair.

— Je croyais qu'on avait un arrangement, dit une voix derrière eux.

En se retournant, ils virent Jess Ripton qui dévalait les marches. Le manager se trouvait encore à une dizaine de rangées derrière eux, mais il continuait à aboyer, comme s'il se trouvait juste à côté.

— Nous nous étions accordés pour que vous me contactiez d'abord, au lieu de tendre des embuscades à mon gars.

Il approchait, mais il se trouvait encore assez loin pour que Rook murmure à l'oreille de Nikki :

– 196 –

— Tu comprends pourquoi je ne vais jamais voir de match ?

— Bonjour, monsieur Ripton, dit Nikki d'un ton léger.

Nous pensions que cela ne valait pas la peine de vous déranger pour si peu. Nous n'avons qu'une ou deux petites questions à poser à Toby.

— Non...

Ripton s'arrêta à la rambarde, et tous deux se tournèrent vers lui. Un peu haletant après son effort, il tenait sa veste de costume sur le bras.

— Personne ne vient l'embêter ! C'est la première fois qu'il remet les crampons depuis sa blessure.

— Vous savez, dit Rook, pour un lanceur, il a un sacré swing !

— Je sais comment il joue !

Le Pare-feu avalait ses mots. Il ouvrit les bras, leur bloquant symboliquement le passage, comme pour se montrer à la hauteur de son surnom.

— Dites-moi ce que vous avez à dire, on verra bien si je vous laisse l'approcher.

Nikki posa la main sur la hanche, afin d'ouvrir son blazer et de lui laisser voir son insigne.

— Monsieur Ripton, nous avons déjà évoqué la question. Je ne suis pas un journaliste sportif à l'affût des ragots. Je mène une enquête pour meurtre et j'ai des questions à poser à Toby Mills.

Qui, comme je viens de le dire, revient tout juste d'une blessure qui a entamé sa confiance. Vous, vous voyez un sacré swing ; je vais vous dire ce que moi, je vois. Je vois un gamin qui devra peut-être être obligé de participer à la World Series et qui a les chochottes parce qu'il n'est pas sûr d'être à cent pour cent ! Et en plus, il devra être batteur ! Il était tellement sous pression, il y a une heure, que j'ai annulé un engagement et que je l'ai emmené à Disney World. Je ne voudrais pas me montrer récalcitrant, mais je dois vous demander de lui laisser un peu de tranquillité !

Rook ne put résister.

— Vous avez demandé à Mickey et à Minnie de se calmer ?

A cet instant, Toby l'appela.

— Tout va bien, Jess ?

– 197 –

Son manager montra les dents et lui fit un petit salut.

— Pas de problème, Tobe. Je crois qu'ils veulent parier sur toi, dit-il avec un petit rire.

Mills hocha la tête, songeur, et reprit ses swings. Ripton se retourna vers Nikki Heat, et son sourire s'évanouit.

— Vous voyez ? Pourquoi ne pas me dire ce que vous voulez ?

— Vous avez décidé de tenir le rôle de l'avocat, après tout ? demanda Nikki.

Elle essaya de tourner la conversation à son avantage en donnant plus de gravité à ses paroles.

— Vous m'avez dit que vous étiez avocat. Êtes-vous spécialiste de droit pénal ?

— En fait, non. J'étais consultant dans le service de relations publiques de Levine & Isaacs avant de lancer ma société. J'en avais assez de faire libérer les Warren Rutland et les Sistah Strife du monde entier pour des honoraires ridicules.

Nikki pensa à Sistah Strife, la râpeuse devenue actrice, qui avait la vilaine habitude d'oublier qu'elle avait des armes à feu chargées dans son sac de voyage avant de prendre le train et qui avait réglé à l'amiable un procès pour agression sexuelle d'un membre de son équipe avec un chèque à huit chiffres.

— Je vais vous considérer sous un nouveau jour, si c'est vous qui avez réussi à maîtriser Sistah Strife. Respect.

— Personne ne maîtrise Sistah Strife. On remet de l'ordre dans le bazar qu'elle laisse dans son sillage. (Il arrondissait les angles, bien que très légèrement.) Alors, détective, comment pourrions-nous nous satisfaire tous les deux de cette rencontre ?

— Nous menons une enquête sur l'assassinat d'un ancien chauffeur de limousine, dans laquelle le nom de Toby Mills est apparu.

C'en était fini de la trêve. Nikki venait juste d'enclencher le bouton de démarrage du Pare-feu.

On entendait presque les moteurs du serveur se mettre en route pendant que le bouclier de défense se reconstituait.

— Holà, je vous arrête ! Vous étiez venus nous voir à propos de Cassidy Towne. Et maintenant vous revenez pour un simple chauffeur de limousine ? Qu'est-ce qui se passe ici

? Vous menez une vendetta contre Toby Mills ?

Nikki hocha la tête.

– 198 –

— Nous suivons simplement une piste.

— Pour moi, cela ressemble à du harcèlement.

Nikki poussa le bouchon un peu plus loin.

— La victime de meurtre a été licenciée après une altercation avec un client inconnu.

Après vérification, nous avons vu que Toby Mills faisait partie de la liste de ses clients.

— C'est une blague ? À New York, à Manhattan... Vous établissez une relation entre une limousine, un chauffeur et une star ? Comme si cela allait de soi ? Et vous vous en prenez à mon client ? Qui d'autre est sur votre liste ? Vous allez interroger Martha Stewart ? Trump ?

A-Rod ? Régis... Eux aussi font appel à des limousines ! — Nous nous intéressons surtout à Toby Mills.

Jess Ripton eut un petit hochement de tête.

— Je comprends. Je comprends parfaitement ce que vous faites : vous essayez de vous faire de la pub en rejetant tous les crimes possibles sur mon gars.

Il n'y avait aucun avantage à affronter cet homme directement. Même si elle avait envie de répliquer, Nikki décida de s'en tenir à son enquête sans se laisser émouvoir par ces attaques personnelles. Parfois, c'était utile de rester pro, pensa-t-elle.

—Je vais vous expliquer ce que je fais. C'est mon travail de trouver les assassins, tout comme c'est le vôtre de protéger votre gars. Voilà. Moi, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi, dans deux affaires de meurtre la même semaine, le nom de Toby Mills apparaît.

Cela éveille ma curiosité. Et à votre place, je serais curieux aussi.

Jess Ripton devint songeur. Il se tourna vers le terrain où, allongé sur l'herbe, Toby laissait son entraîneur étirer sa jambe blessée. Lorsqu'il tourna de nouveau le regard vers Nikki Heat, elle lui dit :

— C'est ça. Que ce soit votre gars ou pas, monsieur Ripton, cela ne fait jamais de mal de garder les yeux ouverts.

Elle lui adressa un sourire et le planta là, le laissant réfléchir pendant un moment.

Lorsque Heat et Rook rentrèrent au commissariat, Hinesburg s'approcha avant même que Nikki ait eu le temps de poser son sac.

— On a une réponse de CBP à propos du Texan.

Elle tendit une feuille imprimée à Nikki, et Rook vint lire par-dessus son épaule.

— CBP ? DDT, contre les insectes en tous genres...

— Customs and Border Protection, les services de l'immigration, dit Nikki. J'ai pensé que

– 199 –

si notre ami commun avait quitté le pays pour travailler dans la sécurité en Europe, on devait avoir une trace de son retour au pays... A condition qu'il soit revenu légalement, avec son propre passeport.

— Après le 11 Septembre, il y avait de grandes chances, dit Rook.

— Pas forcément, répondit Nikki. Il y en a toujours qui passent entre les mailles du filet.

Mais notre petite brebis égarée est revenue à la maison. Le 22 février de l'année dernière, il a atterri à JFK, sur un vol Virgin en provenance de Londres. Et épargne-moi tes blagues de quatre sous, Rook, je regrette déjà d'avoir parlé.

— Je n'ai rien dit.

— Non, mais tu t'es éclairci la gorge, comme chaque fois. Je préférais devancer l'appel.

(Elle rendit la feuille à Hinesburg.) Merci, Sharon. J'ai une autre mission à vous confier.

Etablissez-moi la liste des clients du Texan avant son départ en Europe.

La policière déboucha son stylo avec ses dents et inscrivit quelques mots derrière la feuille des douanes.

— Comme le nom de son employeur, vous voulez dire... Nous l'avons déjà, c'est Hard Line Security, à Vegas.

— Oui, mais je veux que vous les contactiez. Dressez-moi la liste des personnalités auxquelles il a été affecté. Le rapport de Quantico disait qu'il avait de bonnes relations avec les clients. Je veux savoir de qui il s'agissait. Et s'il travaillait en free-lance, obtenez-moi tout ce que vous pourrez trouver.

— Je dois chercher quelque chose en particulier ? demanda Hinesburg.

— Oui, et prenez-le en note. (Nikki attendit qu'elle prépare son stylo.) Tout ce qui pourra nous être utile.

— Compris, dit Hinesburg qui se mit à rire et alla immédiatement appeler le Nevada.

Nikki prit un marqueur et inscrivit la date de retour du Texan sur la ligne de temps du tableau blanc. Ensuite, elle fit un pas en arrière pour regarder les photos des victimes, les dates et les événements importants liés aux trois homicides. Rook l'observait tout en gardant ses distances.

Il la connaissait bien et savait, pour l'avoir offensée pendant l'affaire du meurtre de Matthew Starr, que Nikki respectait un rituel important pour son analyse... Elle faisait taire tous les bruits et s'intéressait aux éléments disparates pour y chercher un éventuel fil conducteur, là, quelque part sur le tableau, qui n'attendait qu'à être déroulé.

Il se souvint d'une citation qu'il avait reprise dans son article : « Il suffit d'un maillon faible pour qu'une affaire aille à vau-l'eau, mais il suffit d'un tout petit maillon pour faire

– 200 –

tenir l'ensemble. »

Pendant qu'il étudiait Nikki, les mots lui manquaient. Puis, tandis qu'il savourait la scène, elle se retourna brusquement, comme si elle sentait son regard. Dérouté, il rougit, et, de nouveau, les mots le trahirent.

— Tu parles d'un écrivain ! fut la seule chose qui lui vint à l'esprit.

Le téléphone sonna sur le bureau de Nikki Heat. En décrochant, elle trouva un Jess Ripton bien plus cordial que celui avec lequel elle avait croisé le fer quelques heures auparavant.

— C'est Jess Ripton. Comment allez-vous ?

— Je suis très occupée. Vous savez, combattre le crime, chercher à me faire de la pub...

— C'était un coup bas, je vous demande de m'excuser. Sérieusement. J'ai réfléchi. Étant donné la manière dont je gagne ma vie, je ne pourrais jamais considérer qu'avoir un peu de publicité est une mauvaise chose.

— Oui, je suppose.

Elle attendit. C'était lui, le demandeur, et elle était curieuse de savoir où il voulait en venir. Les types comme Ripton ne faisaient jamais rien gratuitement.

— Bon, je voulais vous dire que j'avais parlé à Toby à propos du chauffeur de limousine.

Nikki hocha la tête, s'attendant à la suite classique. A travailler dans le quartier riche d'Upper East Side depuis des années, elle connaissait bien la manœuvre. L'entourage et les protecteurs qui s'exprimaient à la place du témoin pour l'empêcher de poser les questions elle-même.

— Je voulais que vous sachiez que Toby ne se rappelle pas avoir eu une altercation avec un quelconque chauffeur de limousine. Et je le crois.

— Super. Alors, que demander de plus ?

— Bon, bon. Je vous comprends. Vous préférez lui en parler vous-même. Et comme je vous l'ai dit aujourd'hui, nous trouverons un moment. Je n'essaye pas de jouer au plus malin, ici. Et ce n'est pas facile, au cas où vous ne l'auriez pas remarqué.

— Très bien, jusque-là.

Elle restait à distance. Elle n'avait aucune raison de mettre le feu au Pare-feu.

— J'essaye de vous obtenir ce que vous voulez et, en même temps, je m'arrange pour que mon gars puisse avoir un peu d'espace pour respirer avant son retour sur le terrain.

– 201 –

— Oui, je comprends. Mais vous avez raison, Jess, je tiens à lui parler en personne.

— Bien sûr, et si vous pouvez attendre un jour ou deux, je vous en serai reconnaissant.

Et qu'est-ce que j'aurais en échange ? La couverture de Time ? Le titre de femme de l'année ?

— J'ai obtenu mieux que ça pour des gens beaucoup moins importants.

Il marqua une pause et s'exprima sur un ton presque humain.

— Écoutez, cela me trotte dans la tête depuis que vous êtes partie en colère, au stade.

Vous savez, garder mes yeux ouverts ?

C'était un autre moment où l'expérience avait appris à Nikki à garder le silence. Elle attendit.

— Je ne m'inquiète pas pour lui. Quand je dis qu'il n'a eu de problème avec aucun chauffeur, je ne tremble pas. Il a cette faculté, vous savez ? Les chauffeurs, les serveurs, son personnel de maison... Tout le monde l'adore. Vous devriez le voir. Il les traite gentiment, il leur donne de gros pourboires, il leur fait des cadeaux. Toby Mills n'est pas du genre à s'attirer des ennuis.

— Alors, comment se fait-il qu'il ait défoncé la porte de Cassidy Towne, s'il est si gentil garçon ?

— Écoutez, on en a déjà parlé. Il a perdu ses nerfs. C'était le lion qui protégeait ses petits.

En fait, c'est à ce sujet que j'appelle.

Gagné ! Cela ne manquait jamais ! La garniture de crème dans le macaron du coup de téléphone pacificateur !

— Il voulait que je vous demande où vous en étiez avec le type qui le traque.

La question, tout comme le prétexte futile de cet appel, l'exaspérait, mais Nikki s'efforça de se montrer compatissante.

L'ancien môme d'Arrow, dans l'Oklahoma, était peut-être millionnaire, mais c'était un papa dont la famille était harcelée.

— J'ai mis un policier sur l'affaire, et deux autres commissariats sont à sa recherche. Dites à votre client que nous le préviendrons dès que nous aurons quelque chose.

— Je vous remercie beaucoup.

Après avoir transmis son message, il fit de brefs adieux.

Rook se tenait avec deux gobelets à la main dans la zone d'observation de la salle d'inter-

– 202 –

rogatoire numéro deux. L'un était fumant, l'autre, humide de la condensation qui perlait sur ses doigts pendant que, à travers le miroir sans tain, il observait Raley et Ochoa qui, installés à la grande table, triaient leur paperasse.

Il posa le gobelet froid pour pouvoir ouvrir la porte, fit un grand sourire et alla les rejoindre.

— Salut, les Gars !

Les deux policiers ne prirent pas la peine de lever le nez des listes des numéros de télé-

phone étalées devant eux, pas plus qu'ils ne lui répondirent.

— Regarde qui est en liberté dans nos locaux, sans surveillance, dit Raley.

Ochoa leva les yeux vers le visiteur.

— Et il n'est même pas en laisse, quel laisser-aller !

— Tu crois qu'il va tacher nos papiers ?

— Non, non, avec les papiers, il est bien élevé.

— Très drôle, dit Ochoa en ricanant.

— Bien élevé avec les papiers..., dit Raley en regardant son partenaire de l'autre côté de la table.

— Pour un écrivaillon, quoi de plus normal !

Rook joignit son rire aux leurs. Cela avait l'air un peu forcé ; d'ailleurs, c'était forcé.

— Vous faites une enquête ou vous jouez aux cadavres exquis ?

Les Gars replongèrent leur nez dans leur paperasse.

— On peut vous aider, Rook ? demanda Ochoa.

— Comme j'ai entendu dire que vous étiez noyés sous la paperasse, je vous ai apporté des rafraîchissements.

Il posa les gobelets en face d'eux.

— Une noisette pour vous et, pour Raley, un thé au miel.

Il vit que Raley faisait un clin d'œil à Ochoa, chargé de

dédain et de mépris, un peu comme les vibrations qu'il ressentait chez eux depuis son retour. Tous deux murmurèrent un merci absent, et Rook faillit sortir. Il résista à son envie et

– 203 –

s'assit à leur table.

— Vous voulez un coup de main ? Je peux peut-être vous les lire ?

Raley éclata de rire.

— L'écrivain qui veut nous faire la lecture ! Elle est bien bonne !

Ochoa lui adressa un regard vide.

Je ne comprends pas.

— Rien, laisse tomber.

Raley se retourna sur sa chaise.

Pour faire bisquer son partenaire, ce qu'il adorait, il but goulûment une grande gorge de son café, encore bien trop chaud. Il reposa son gobelet et se frotta les yeux. Examiner les relevés téléphoniques était l'une des tâches les plus fastidieuses de la journée. D'autant plus qu'Esteban Padilla avait plusieurs téléphones et appelait beaucoup plus qu'on ne l'aurait imaginé pour un simple chauffeur-livreur. Après avoir examiné toutes les fiches de la compagnie de limousines, les deux policiers avaient les yeux fatigués.

C'était d'ailleurs pour cette tâche qu'ils s'étaient installés dans la salle d'interrogatoire, pas seulement pour avoir une grande table, mais pour profiter du silence. Et à présent, Rook rappliquait !

— Bon, vous voulez nous dire à quoi vous jouez, avec ce « Comment ça va, les Gars, vous voulez un coup de main ? »

— Eh bien, commença Rook pour capter leur attention. Disons que c'est une sorte de ra-meau d'olivier. (Comme ni l'un ni l'autre ne répondait, il continua.) Écoutez, vous savez aussi bien que moi qu'il y a des tensions entre nous depuis que je vous ai vus dans la cuisine de Cassidy Towne. Je me trompe ?

Ochoa reprit son gobelet.

— Hé ! mec, on fait notre boulot. Tant que ça marche, vous ne dérangez pas.

Il testa le café et but une longue gorgée.

— Voyons, il se passe quelque chose, et je veux éclaircir la situation. Vous savez, je ne suis pas totalement insensible. Et je sais ce qui a tout changé : mon article. C'est parce que je ne vous ai pas assez rendu justice, c'est ça ?

Ils ne répondirent pas. L'ironie de la situation ne manquait pas de le frapper : il était là, dans la salle d'interrogatoire avec deux policiers, à essayer de leur arracher les vers du nez.

– 204 –

Il joua la dernière carte qu'il lui restait dans la manche.

— Je n'irai nulle part avant que vous m'ayez dit la vérité.

De nouveau, les policiers échangèrent un regard, mais

cette fois encore, ce fut Ochoa qui parla.

— Bon, puisque vous posez la question, c'est exact. Mais ce n'est pas une histoire de nous rendre justice. C'est plus parce que, vous savez, nous formons une équipe. C'est comme ça que vous nous avez vus travailler. Alors, ce n'est pas pour voir nos noms dans le journal ou être transformés en héros, ça, on s'en fiche. Le problème, c'est qu'on ne nous voit pas travailler ensemble. C'est tout.

— C'est bien ce que je pensais, dit Rook en hochant la tête. Ce n'était pas intentionnel, je vous l'assure, et si je devais réécrire l'article aujourd'hui, je m'y prendrais différemment. Je suis désolé, les Gars.

Ochoa observa Rook et lui tendit la main...

— On n'en demande pas plus.

Puis Ochoa se tourna vers son collègue.

— Raley ?

Le second policier semblait plus hésitant, mais il finit par dire : « C'est bon » et serra également la main du journaliste.

— Bon, dit Rook. Mon offre tient toujours. Je peux vous aider ?

Ochoa lui fit signe d'approcher sa chaise.

— Voilà, on épluche les relevés téléphoniques de Padilla pour chercher tous les appels qui ne sont pas adressés à sa famille, ses amis ou son patron.

— Vous cherchez quelque chose qui sort de l'ordinaire ?

— Ouais, et qui nous permettrait de dégager une piste.

Ochoa lui tendit une feuille et glissa devant lui le papier

rose sur lequel étaient notés tous les numéros de la famille et des amis.

— Si vous voyez un numéro qui n'apparaît pas sur la feuille rose, vous le surlignez, vous avez compris ?

– 205 –

— Oui.

Au moment où Rook baissait les yeux vers la première ligne, il sentit le regard de Raley posé sur lui et releva la tête.

— Il faut que je vous le dise, Rook. Il y a encore un truc qui me turlupine et, si je garde ça sur le cœur, ça ne va pas cesser de me ronger.

Rook, qui voyait la gravité du visage, reposa sa feuille.

— Bien sûr, dites ce que vous avez sur le cœur. De quoi s'agit-il ?

— Du thé au miel.

Intrigué, Rook demanda :

Je ne comprends pas bien. Vous n'aimez pas le thé au miel ?

— Non, ce n'est pas ça, c'est ce fichu surnom ! Thé au miel. Vous l'avez écrit dans l'article.

Et à présent, tout le monde m'appelle comme ça.

Ochoa intervint :

— Tiens, je n'avais pas remarqué.

— Bien sûr, toi, ça ne te dérange pas.

— Je suis vraiment désolé, dit Rook. Vous vous sentez mieux ?

Raley haussa les épaules.

— Ouais, maintenant que j'ai vidé mon sac.

— Qui t'appelle comme ça ? demanda son partenaire.

Raley jouait avec son stylo.

— Tout le monde. Les sergents, les hommes en uni-forme. De toute façon, le nombre n'a pas d'importance, ça m'énerve.

— Je peux dire quelque chose, en tant qu'ami et partenaire ? Pour te libérer ? Prends sur toi.

Puis, une seconde plus tard, alors qu'ils avaient déjà repris le travail, il ajouta : Thé au miel.

Ils étudiaient les feuilles en silence. Quelques minutes plus tard, sur sa deuxième feuille, Rook demanda le surligneur à Ochoa.

– 206 –

— Vous en avez un ? Ouais.

En prenant le stylo des mains d'Ochoa, il comprit soudain de quel numéro il s'agissait.

— Nom d'un chien !

— Quoi ? dit Ochoa.

Rook surligna le numéro et leur montra la feuille.

— C'est le numéro de Cassidy Towne !

Une demi-heure plus tard, Nikki Heat examinait les numéros de téléphone surlignés que les Gars avaient disposés côte à côte, par ordre chronologique, sur son bureau.

— Qu'est-ce que cela donne ?

— Plusieurs choses, en fait, commença Raley. Tout d'abord, nous avons trouvé une relation entre Esteban Padilla et Cassidy Towne. Pas un coup de fil isolé, mais des appels réguliers.

Ochoa reprit l'exposé en pointant une série de numéros sur les premières pages, rangées sur la gauche du bureau.

— Les premiers appels partent d'ici, une ou deux fois par semaine, au cours de l'hiver et du printemps dernier. Ils correspondent à l'époque où Esteban travaillait pour la compagnie de limousines. Cela prouve que Padilla était l'un de ses informateurs.

— Vous savez ce que je crois ? dit Rook. Je vous parie que vous pouvez regarder les dates de ces appels, vérifier qui Padilla a transporté ce jour-là et comparer les résultats à ce que vous trouverez dans ses colonnes le lendemain. A condition que les tuyaux aient mérité de figurer dans le journal...

— Mérité de figurer dans le journal ? dit Heat.

— Bon, je rectifie, dans les potins. Et ensuite ?

— Il y a mieux, poursuivit Raley. Les appels cessent brusquement, ici... Devinez quand ?

dit-il en montrant le mois de mai.

Quand il s'est fait virer de la boîte de limousines.

— Exact. De nombreux appels dans les jours qui ont suivi, nous savons à peu près pourquoi à présent, et plus rien pendant près d'un mois.

— Et ensuite, cela recommence, dit Ochoa en arrivant sur la droite de Nikki et en prenant le surligneur jaune pour lui montrer la reprise des appels.

– 207 –

— Tout un paquet, là, à la mi-juin. Il y a quatre mois.

— Est-ce que l'on sait s'il travaillait pour une autre compagnie de limousines à l'époque ?

— On a vérifié. Il a commencé son travail de chauffeur-livreur à la fin mai, peu après en avoir fini avec les voitures noires. On ne sait pas s'il continuait à lui donner des tuyaux.

— Pas des nouveaux, en tout cas, dit Rook en se penchant vers Nikki et en écartant les doigts pour mesurer l'espace entre les différents appels. À mon avis, ce blanc correspond à une période où Padilla ne fournissait plus de ragots quotidiens à Cassidy Towne. Et la reprise en juin devait coïncider avec ses recherches sur la personne sur qui elle écrivait. Si elle s'était déjà lancée dans la rédaction du manuscrit, les dates colleraient.

Nikki regarda le schéma des numéros surlignés qui, à eux seuls, formaient une nouvelle ligne de temps.

— Beau boulot, les Gars. C'est un sacré truc. Non seulement on a établi la relation entre Padilla et Towne, mais Rook a raison sur la signification de ces appels. On a maintenant une idée du mobile. Si on l'a assassinée pour l'empêcher d'écrire, il a pu l'être pour avoir été son indic.

— Comme Derek Snow ? demanda Rook.

— Pour une fois, ce n'est pas une théorie trop débile, monsieur Rook. Mais cela reste une théorie jusqu'à ce que l'on puisse établir un lien similaire. Les Gars, arrangez-vous pour avoir dès demain matin les relevés téléphoniques de notre concierge.

Tandis qu'ils quittaient la pièce, elle entendit Raley murmurer :

— J'aimerais bien pouvoir dormir un peu, mais dès que j'essaie de fermer un œil, tout ce que je vois, ce sont des listes de numéros.

— Pareil pour moi, Thé au miel.

Nikki enfilait sa veste de cuir brun lorsque Rook s'approcha du portemanteau en fermant son attaché-case.

— Alors, ça y est, vous vous êtes embrassés, tu as fait la paix avec les Gars ?

— Comment tu le sais ? Parce que je rayonne comme après l'amour ?

— Je suis peut-être un peu perverse... En fait, j'ai surpris votre conversation dans la salle d'observation.

— Hé ! c'était une conversation privée !

— C'est drôle, c'est exactement ce que pensent les criminels quand ils sont dans cette pièce. Tout le monde oublie que c'est un miroir sans tain. (Elle leva le sourcil à la Groucho

– 208 –

Marx.) Mais c'était une bonne initiative de ta part de leur tendre la main.

— Merci. Écoute, je pensais à un truc... J'aimerais rattraper la soirée manquée de l'autre fois.

— Oh ! je suis désolée... Ce soir, ce n'est pas possible. Petar a appelé...

Il sentit son estomac descendre dans ses talons, mais il garda un visage de marbre et un sourire inaltéré.

— Ah oui ? Alors, un verre après ?

— Le problème, c'est que je ne sais pas à quel moment ce sera. J'assisterai peut-être au spectacle. Je n'ai jamais assisté à un de ces tournages. (Elle consulta sa montre.) Je vais être en retard. Je te revois demain matin.

Elle vérifia que le plateau était vide avant de l'embrasser sur la joue. Il commença à se pencher vers elle, mais se ravisa en pensant qu'ils étaient toujours au commissariat.

Pourtant, en la voyant partir, il regretta de ne pas avoir le bras autour de sa taille. Irrésis-tible comme il l'était, elle aurait quand même pu annuler son dîner !

Lorsque les Gars arrivèrent le lendemain matin, ils trouvèrent Jameson Rook installé à son bureau.

— Je me demandais qui avait allumé, dit Raley. Dites, Rook, vous êtes rentré chez vous, hier soir ?

— Oui, oui. Je voulais juste arriver tôt ici pour bien commencer la journée.

— Excusez-moi de vous dire ça, dit Ochoa, vous avez l'air en piteux état. Comme si vous aviez fait du parachute sans lunettes.

— Merci !

Rook n'avait pas de miroir, mais il voyait très bien.

— Je brûle la chandelle par les deux bouts. Quand je sors d'ici, je passe le reste de la nuit sur mon clavier.

— Ouais, ça doit être dur, dit Ochoa en lui adressant un gentil sourire pendant que les deux hommes allumaient leur ordinateur.

Les commentaires d'Ochoa étaient chaleureux, mais Rook ne s'en sentait que plus coupable. Coupable d'avoir eu l'audace de dire à un policier new-yorkais combien sa vie d'écrivain était difficile dans son loft spacieux de Tribeca. Coupable, parce qu'il n'avait pas écrit une ligne.

– 209 –

Il avait essayé, OK. Il avait deux jours de notes à éplucher pour ne pas prendre de retard dans son article sur Cassidy. Mais il n'avait pas pondu une ligne.

A cause de Nikki. Il n'avait pas pu s'empêcher de penser à Nikki qui dînait avec son ancien petit copain. Il se savait idiot d'être aussi... obsédé. Il admirait son autonomie, son indépendance. Simplement, il n'aimait pas qu'elle se détache de lui. Un ancien petit ami...

Vers onze heures du soir, incapable de se concentrer ou même de regarder le journal télévi-sé, il s'était demandé si c'était comme ça qu'on commençait une carrière de harceleur. Il consacrerait peut-être sa prochaine enquête à ce type d'individus. Mais..., si on suivait un harceleur à la trace..., devenait-on un harceleur soi-même ?

Tout cela semblait bien étrange.

Ce fut à ce moment qu'il passa un appel. Il connaissait un scénariste qui écrivait des textes pour ce genre d'émission et qui baignait dans le milieu depuis une éternité. Lui, il saurait tout sur Petar Matic.

— Oh ! t'adores pas ce nom ? On dirait une publicité pour un coupe-cigare !

Appelez un scénariste, et vous obtenez un dialoguiste ! Néanmoins, ce fut le seul rire de la conversation.

Le monde des scénaristes, surtout dans ces émissions tardives, était celui de frères ennemis, et le copain scénariste de Los Angeles connaissait un type de Later On qui avait dû exécuter des travaux d'intérêt général quelques années plus tôt.

— Comment ça ? demanda Rook. Pourquoi un scénariste aurait été condamné à un travail d'intérêt général ?

— Tu m'en demandes trop. Il a fait une blague sur Mo-nica Lewinsky après 2005 ? Qui sait ?

Donc, pendant que le type de Later On exécutait sa mission dans le zoo du Bronx, dit la voix de Los Angeles, un autre mec nettoyait les cages et les litières avec lui, un Croate très brillant, spécialisé dans le documentaire animalier. Rook demanda si Petar effectuait aussi une tâche d'intérêt général.

— Ah ! ah ! c'est là toute la poésie. Un spécialiste du documentaire animalier. Poursuivi pour quoi ? (L'ami de Rook marqua une pause pour laisser place au roulement de tambour.) Devine... Introduction d'espèces dangereuses en provenance de Thaïlande. Il a fait six mois de prison sur les dix-huit de sa peine ; il a été libéré pour bonne conduite, et la peine a été commuée en tâche d'intérêt général. Au zoo !

— Encore plus poétique !

Les deux types s'étaient bien entendus et, à la fin de leur mission, le scénariste avait trouvé un boulot d'assistant pour Petar sur Later On.

– 210 –

— C'était une sacrée promotion après le nettoyage de la cage des éléphants, lui dit la voix de Los Angeles. Il a commencé en bas de l'échelle et il s'en est bien tiré. Il a monté les échelons très vite pour devenir assistant de production. Mon ami dit qu'une fois que Petar a une idée en tête, rien ne peut l'arrêter.

C'était cette dernière réflexion qui l'avait privé de sommeil. Rook s'inquiétait de la ténacité de Peter Matic et se demandait s'il devait ou non révéler cette histoire de marché noir à Nikki. S'il en parlait, cela pourrait aggraver la situation, l'aggraver de manière exponen-tielle.

Il dressa une liste d'effets secondaires potentiels. Cela pouvait détériorer une relation tout à fait agréable avec un ancien ami qu'elle appréciait.

Dans ce cas, Rook éprouverait des remords. Plus ou moins. Il risquait néanmoins, par inadvertance, de resserrer les liens entre Nikki et Petar. Nikki avait un côté mauvaise fille, et peut-être que l'aspect méchant garçon allumerait des étincelles dans son cœur.

Et puis, de quoi aurait-il l'air s'il avouait avoir fait des recherches sur un de ses anciens petits amis ? Il passerait pour... un homme peu sûr de lui, jaloux, menaçant. Non, il ne voulait pas donner cette impression.

Donc, lorsqu'il la vit franchir la porte de verre de l'autre côté du plateau, tout sourire, il savait quelle attitude adopter. Paraître très occupé et faire comme si de rien n'était.

— Mon Dieu ! Regarde-toi... Les yeux tout rouges et... (elle l'étudia) ... le visage bouffi.

— Euh, je ne me suis pas rasé ce matin. J'ai voulu gagner un peu de temps après une longue nuit. Mes recherches. (Il attendit qu'elle ait accroché sa veste.) Et toi ?

— Moi, je suis en pleine forme, en fait. Merci.

Elle se tourna de l'autre côté de la salle.

— Les Gars ? Vous avez déjà obtenu les relevés téléphoniques de Derek Snow ?

— On les a demandés, dit Raley. Ils devraient arriver d'un moment à l'autre.

— Rappelez ! Et tenez-moi au courant.

Elle rangea son sac dans le tiroir de son bureau.

— Rook, tu rêves ?

—Hein ? Oh ! je me demandais juste...

Il laissa sa phrase en suspens, inachevée. Il voulait lui demander comment s'était passée sa soirée. Ce qu'elle avait fait. Où elle était allée. Comment ça s'était terminé. Tant de ques-

– 211 –

tions à lui poser. Il se contenta de dire :

— Il y a quelque chose que je peux faire pour vous ce matin ?

Avant que Nikki puisse répondre, le téléphone sonna sur le bureau.

— Nikki Heat...

Avant d'entendre une voix, Nikki entendit le son tout à fait remarquable du métro qui frei-nait.

— Je ne vous entends pas !

Elle reconnut la voix de Mitchell Perkins. Pourtant, l'éditeur de Cassidy Towne n'adoptait pas le ton supérieur qu'il avait employé dans son bureau, la veille.

Il semblait agité et tendu.

— Fichus portables ! Allô ?

— Je vous écoute, monsieur Perkins. Je peux quelque chose pour vous ?

— C'est ma femme ! Je suis en route pour aller au travail, et elle vient juste de m'appeler.

Elle m'a dit qu'on essayait de s'introduire chez nous.

— À quelle adresse ?

Elle claqua des doigts pour capter l'attention des Gars. Raley décrocha le combiné, nota l'adresse que donna Perkins, sur Riverside Drive, et appela le central pendant que Nikki restait en ligne avec l'éditeur.

— Nous envoyons une patrouille immédiatement.

Elle l'entendit haleter, et le bruit de fond se modifia, indiquant que Perkins avait quitté le métro et se trouvait désormais dans la rue.

— J'y suis presque... Dépêchez-vous, je vous en prie !

Se dépêcher à Manhattan, ce n'est pas chose aisée, même avec les gyrophares et les si-rènes, mais à cette heure, la circulation s'écoulait du nord au sud, si bien que Nikki Heat put remonter rapidement Broadway jusqu'à la 96e Rue.

Sur la fréquence de la police, Nikki avait entendu que trois voitures étaient déjà sur place, si bien qu'elle coupa la sirène et ralentit légèrement après avoir traversé West End. Elle scruta la rue et fit un petit hochement de tête en direction de Rook.

— Qu'est-ce que c'est que ce cirque ?

– 212 –

Plus loin, au milieu d'un bâtiment, deux personnes étaient agenouillées devant une voiture à l'entrée d'un garage. Une troisième, un voiturier à en juger à son uniforme, vit le gyrophare et brandit le bras pour lui demander de s'arrêter.

Nikki était déjà en ligne pour appeler une ambulance avant même d'avoir vu les brancar-diers sortir le matériel sur le trottoir.

— Perkins ? demanda Rook.

— Probablement.

Nikki Heat se gara de manière à protéger la scène de la circulation qui arrivait et laissa son gyrophare allumé. Lorsqu'elle sortit, une voiture de patrouille se trouvait juste derrière elle, et elle ordonna aux policiers de se séparer. L'un régla la circulation, tandis que d'autres contenaient les témoins. Nikki se précipita vers la victime, allongée face contre terre dans l'allée du parking, devant l'Audi TT qui venait de le heurter. Il s'agissait effectivement de Mitchell Perkins.

Elle vérifia ses signes vitaux. Il avait encore un pouls et respirait, mais faiblement.

— Monsieur Perkins, vous m'entendez ?

Nikki approcha l'oreille de son visage, de profil sur le béton, mais n'obtint aucune ré-

ponse, pas même un gémissement. Une sirène d'ambulance approchait.

— Je suis le détective Heat. L'ambulance est arrivée. On va s'occuper de vous.

Et, au cas où il aurait été toujours à demi conscient, elle ajouta :

— La police est avec votre femme, ne vous inquiétez

pas.

Pendant que les médecins travaillaient, Heat recueillit les témoignages des trois personnes qui se trouvaient sur place. L'une d'elles était une femme de ménage arrivée après les faits, qui ne lui fut pas de grande utilité.

Néanmoins, le chauffeur de l'Audi lui dit qu'il sortait du garage pour aller à Boston lorsqu'il avait heurté Perkins. Nikki s'imagina que, dans sa hâte, l'éditeur n'avait pas fait attention. Cependant, elle s'en tint à sa politique habituelle et ne tira pas de conclusions avant d'avoir rassemblé tous les détails et prit garde à ne pas influencer les témoins avec ses propres impressions. Elle les laissa parler.

Elle eut bien raison, car on lui raconta une tout autre histoire. Le voiturier lui dit que Perkins ne courait pas du tout lorsqu'il l'avait aperçu pour la première fois. Il se disputait avec quelqu'un, un agresseur qui en voulait à son attaché-case. Il était retourné dans sa guérite pour appeler le 911 au moment même où l'Audi avait surgi de la rampe du garage.

Le chauffeur confirma qu'il était sorti au moment où l'agresseur s'était enfui avec l'attaché-

– 213 –

case.

Perkins tirait si fort de son côté qu'il en avait perdu l'équilibre et était tombé sous les roues. Le chauffeur avait freiné, mais il n'avait pas pu éviter l'accident.

Les Gars arrivèrent pour examiner les lieux, et Heat leur demanda d'interroger les té-

moins séparément pour avoir une déposition plus détaillée et un portrait de l'agresseur.

Comme souvent dans les scènes de violence, distraits ou choqués par la rapidité de l'action, les témoins furent incapables de donner une description même sommaire du voleur.

— Un des hommes en uniforme a déjà lancé un appel pour un homme blanc, de taille moyenne, qui portait des lunettes de soleil, une veste à capuchon noir ou bleu marine et un jean, mais cela peut correspondre la moitié de la population. Voyez si vous trouvez autre chose et faites venir les témoins au commissariat pour examiner des photos. N'oubliez pas de mettre le Texan et nos quatre zozos dans la panoplie. Et pendant que vous y êtes, faites venir le dessinateur.

Elle regarda tout autour d'elle et vit que Rook était accroupi près du caniveau et examinait le contenu renversé de l'attaché-case de l'éditeur.

— Non, je n'ai rien touché ! dit-il tandis qu'elle approchait en enfilant ses gants. Je suis incorrigible, mais j'apprends mes leçons. Il va s'en tirer ?

Nikki se tourna vers les ambulanciers qui emmenaient Perkins.

— Il est toujours inconscient ; ce n'est pas bon signe. Mais comme il respire et qu'ils ont eu un pouls, il faut attendre.

Elle s'accroupit à côté de lui.

— Quelque chose d'intéressant ?

— Un attaché-case plutôt décrépit et pas très rempli.

C'était une mallette dure un peu démodée, au fermoir ouvert, contenant des cartes de visite et des articles de papeterie, comme des pinces à dessin et des post-it en vrac. Un enre-gistreur numérique gisait un peu plus loin, à côté d'une barre de céréales.

— Néanmoins, il a bon goût pour les stylos à plume, dit-il, en montrant un Montblanc orange et noir, un modèle Hemingway, une édition limitée, coincé dans l'angle du caniveau.

Ça vaut plus de trois mille dollars, ce truc, aujourd'hui. Ce n'est pas fameux pour la théorie du voleur à la tire !

Nikki aurait été d'accord avec lui, mais elle repoussa la tentation de tirer des conclusions hâtives. Cela n'aidait jamais à élucider une affaire.

— A moins que le voleur ne s'intéresse pas aux stylos de collection.

– 214 –

À cet instant, Rook la prit par le poignet.

— Viens avec moi, vite !

Elle hésita presque, mais le suivit de l'autre côté de la rue en se laissant gentiment tirer par le bras. Cela ne l'empêcha pas de lui demander :

— Rook, qu'est-ce que tu fabriques ?

— Vite avant qu'il ne soit trop tard !

Il indiqua une feuille de papier blanc qui voletait le long de la 96e Rue en direction du parc de Riverside.

Nikki tendit le bras pour l'attraper, mais le vent l'emporta et elle dut piquer un sprint pour la devancer. Lorsqu'elle atterrit sur le trottoir à ses pieds, elle se jeta dessus et la coinça sous sa paume ouverte.

— Je l'ai eue !

— Super ! Je l'aurais fait moi-même, mais je n'ai pas de gants, dit Rook. Ni la rapidité !

De sa main libre, Nikki Heat prit délicatement la feuille par le coin et la retourna pour la lire.

Frustré par son visage de marbre, Rook s'impatientait.

— Alors ? Qu'est-ce que ça raconte ?

Nikki ne lui répondit pas. Elle tourna la feuille de manière à ce qu'il puisse lire.

Le gâchis Mort ou vif

La véritable histoire de la mort de Reed Wakefield Par Cassidy Towne QUATORZE

En ouvrant les yeux dans sa chambre du quatrième étage de l'hôpital St. Luke's-Roosevelt, Mitchell Perkins, éditeur senior, secteur « Essais et documents » chez Epimetheus Books, trouva Nikki Heat et Jameson Rook à son chevet. Nikki se leva et alla s'asseoir près de lui.

— Comment vous sentez-vous, monsieur Perkins ? Vou-lez-vous que j'appelle une infirmière ?

Il ferma les yeux un instant et hocha la tête.

– 215 –

— J'ai soif.

Elle lui donna à la cuillère un des glaçons du bol qui se trouvait sur sa table roulante et l'observa.

— Merci... d'avoir aidé ma femme. Avant que je tombe dans les pommes, elle m'a dit que vous lui aviez envoyé des policiers en un rien de temps.

— Tout s'est bien passé, monsieur Perkins. Même si vous ne vous sentez pas très en forme en ce moment.

Elle lui donna un autre glaçon sans même qu'il le demande.

— Vous avez vu votre agresseur ?

Il hocha la tête et grimaça de douleur.

— Celui qui m'a attaqué est arrivé par-derrière. En général, le quartier est tranquille.

— Nous cherchons toujours, mais je ne crois pas à une agression crapuleuse. (Nikki reposa les glaçons sur la table.) Si on relie l'agression à la tentative d'intrusion dans votre appartement, il pourrait s'agir de la même personne.

Perkins hocha la tête, comme s'il avait déjà envisagé cette éventualité.

— Nous ne pouvons pas l'affirmer, car votre femme n'a pas vu le cambrioleur. Elle dit que quelqu'un a forcé une fenêtre et que l'alarme s'est déclenchée. L'intrus s'est enfui.

— Si je devais mettre un billet là-dessus, dit Rook, je parierais que l'homme a pris la 96e Rue.

— J'ai eu de la chance.

Nikki Heat leva un sourcil sceptique.

— C'est l'agresseur qui a eu de la chance. Mais il est important de noter que vous avez toujours votre portefeuille et votre montre.

— Il a volé mon attaché-case.

Sans doute parce que c'est ce qu'il voulait.

Nikki lui tendit le bol de glaçons, mais il fit signe qu'il n'en voulait plus et grimaça.

— Quelqu'un se donne beaucoup de mal pour mettre la main sur le manuscrit de Cassidy Towne, monsieur Perkins.

Pour l'instant, elle n'avait pas encore trouvé de juge osant se mettre en contradiction avec

– 216 –

le Premier Amendement en lui délivrant une commission rogatoire pour perquisitionner les bureaux de l'éditeur, et elle essaya de ne pas manifester sa frustration.

— Vous savez, celui que vous prétendez ne pas avoir.

— Je n'ai pas dit que je ne l'avais pas.

Elle entendit Rook ricaner derrière elle et savait qu'il pensait exactement la même chose : Perkins devait se sentir beaucoup mieux, car il pesait de nouveau ses mots. En costume ou dans une chambre d'hôpital vitrée, il se dissimulait derrière un écran de fumée. Elle devait trouver un moyen de le percer.

— Très bien. Vous n'avez pas dit que vous ne l'aviez pas, vous avez fait semblant de ne pas l'avoir. Vous est-il venu à l'esprit que ce n'est guère le moment de couper les cheveux en quatre ?

Sans répondre, l'éditeur posa sa tête sur la taie d'oreiller amidonnée.

—Nous savons qu'il se trouvait dans votre attaché-case. Nous avons trouvé la page de couverture. Et nous savons que le reste du manuscrit ne s'y trouve plus à présent.

Elle lui laissa le temps d'analyser la situation et continua :

— Celui qui l'a volé court toujours dans la nature. Pour l'instant, nous n'avons pas grand-chose à nous mettre sous la dent, à part une description trop vague. Ce dont nous avons besoin, c'est quelque chose qui nous mettrait sur la piste du mobile.

Elle s'en voulait de mettre la pression sur un homme qui souffrait de multiples contusions à la jambe et de trois vertèbres cassées, mais cela ne suffirait pas à l'en empêcher ! Nikki sortit une autre carte de son jeu. La carte de la peur.

— À présent, ou vous voulez bien nous aider ou vous préférez courir le risque que cette personne s'en prenne à nouveau à vous. Et cette fois, nous n'arriverons peut-être pas aussi vite et votre femme n'aura peut-être pas autant de chance.

Il n'eut pas besoin de réfléchir longtemps.

— Je vais appeler le bureau pour demander qu'on vous fasse parvenir une copie.

— On enverra quelqu'un la chercher, si cela ne vous ennuie pas.

— Comme vous voulez. Vous savez, je l'avais avec moi parce que j'étais sur le point de vous le donner. À deux doigts.

Le visage de l'éditeur s'assombrit brièvement.

— Cela nous aurait épargné toute cette histoire. Si seulement. ..

– 217 –

Il laissa retomber son aveu, se tortilla maladroitement sur son lit et essaya de s'asseoir pour faire face à Nikki.

— Vous devez absolument me croire, car je compren-drais que vous soyez sceptique étant donné... notre dernière conversation. Mais je vous jure, c'est la pure vérité...

— Je vous écoute.

— Je n'ai pas le dernier chapitre. Je vous l'assure. Le matériel qu'elle m'a fourni est incomplet. Cela ne couvre que la toile de fond de l'histoire de Reed Wakefield et des mois qui ont précédé sa mort. Cassidy gardait le dernier chapitre pour elle. Elle m'a dit qu'elle y révélait les noms des personnes responsables de sa mort.

— Un instant, là, dit Rook. Tout le monde a parlé d'une overdose accidentelle. Je croyais que Reed Wakefield était mort seul dans sa chambre.

— Pas au dire de Cassidy Towne.

Bien entendu, cela ne correspondait pas au rapport du légiste ni aux informations que Nikki avait obtenues en interrogeant les deux directeurs du Dragonfly, Derek Snow et la femme de chambre qui avait découvert le corps. Tout pointait en direction d'un usager qui pratiquait l'automédication et était mort tranquillement, seul pendant son sommeil, et n'avait eu aucune visite ni la veille au soir ni le jour de la découverte du corps.

— Monsieur Perkins, Cassidy Towne vous a-t-elle dit ce qu'elle entendait par « personnes responsables » de sa mort ? demanda Heat.

— Non.

— Parce que cela peut vouloir dire beaucoup de choses différentes. Elle peut parler de la personne qui lui a vendu la drogue ou lui a donné une ordonnance.

— Ou, dit Rook, s'il n'était pas seul et que la fête avait dégénéré. Mais cela signifierait que personne n'a appelé la police, que personne n'a appelé les secours, que tout le monde est parti et l'a laissé mourir. Ça, ça mériterait un livre.

— Derek Snow était de service à l'hôtel ? Est-ce que lui aussi a couvert les faits ? À

moins qu'il n'ait été qu'un témoin malchanceux ? dit Nikki.

— Ou qu'il ait participé à la fête ?

— Malheureusement, nous ne le saurons peut-être jamais, dit l'éditeur. Elle ne m'a jamais remis le dernier chapitre.

— Elle ne connaissait peut-être pas toute la vérité ? demanda Nikki.

— Non, répondit Rook. Connaissant Cassidy Towne, je suis certain qu'elle savait tout et

– 218 –

qu'elle le gardait pour elle afin d'obtenir plus d'argent.

— Exactement, confirma Perkins. Elle avait tout bouclé dans un dernier chapitre sensationnel, qui devait tout révéler. Et quand elle m'a remis le manuscrit, elle à dit qu'elle voulait rouvrir les négociations pour son contrat. Vous n'imaginez pas ce qu'elle demandait.

Cette bonne femme allait nous assassiner !

— Paradoxal, dit Rook.

Comme Nikki lui lançait un regard sévère, Î1 ajouta :

— Voyons, tu pensais la même chose !

Quelques instants plus tard, au commissariat, Nikki mit les Gars sur des tâches diffé-

rentes. Comme Esteban Padilla avait été assassiné par celui qui avait tué Cassidy Towne et Derek Snow, elle demanda à Ochoa de chercher un Reed Wakefield dans les clients de la compagnie de limousines, la nuit de sa mort ou avant, et chargea Raley de vérifier les camé-

ras de surveillance qui auraient pu filmer l'agresseur de Mitchell Perkins. Rook mit fin à son coup de téléphone et les rejoignit au centre de la pièce.

— Je viens de contacter l'assistante de Perkins, chez Epimetheus Books. Ils ont fait un PDF du manuscrit qu'ils nous envoient par e-mail. Il devrait arriver avant l'exemplaire papier, et cela nous permettra de travailler tout de suite.

L'attention de Nikki se porta sur le tableau et la liste de noms écrits en lettres capitales de sa jolie écriture.

— Mais si Perkins dit vrai et que le dernier chapitre est toujours manquant, cela signifie que quelqu'un va continuer à le chercher.

Elle se tourna vers eux, si bien qu'ils purent tous lire son appréhension, et elle ajouta :

— À n'importe quel prix.

— L'éditeur a eu de la veine ! Comment il va ? demanda Raley.

— Il souffre un peu, mais il s'en sortira. Je crois qu'il souffre surtout parce qu'il aurait pu s'éviter tout ça en nous remettant le manuscrit au moment où on le lui a demandé.

— Autre paradoxe, dit Rook. Epimeiheus, en grec, cela signifie « intuition ». (Ils le regardèrent.) Je vous jure, c'est la vérité.

Il était temps d'inviter Soleil Gray dans un cadre plus officiel. Mais l'ex-fiancée de Reed Wakefield répondit de manière adéquate en se présentant à la salle d'interrogatoire numéro un avec son avocat, un des spécialistes du droit pénal les plus agressifs, les plus brillants et les plus chers de la profession. Nikki Heat connaissait Helen Miksit du temps où elle était encore ravie de se trouver dans la même pièce qu'elle.

– 219 –

En tant que procureur, elle se montrait très dure et décrochait des scalps qui donnaient envie aux policiers de la couvrir de fleurs. Cependant, six ans plus tôt, Miksit avait quitté le bureau du district attorney et franchi la frontière pour mieux gagner sa vie. Sa garde-robe avait changé, mais pas son comportement. Le Bouledogue, comme on l'appelait, fit son entrée avant même que Heat et Rook ne s'asseyent de l'autre côté de la table.

— C'est de la connerie, et vous le savez !

— Moi aussi, je suis ravie de te revoir, Helen, répondit Nikki en s'asseyant, impassible.

— Je crains que tu aies dépassé le niveau de la plaisanterie. Ma cliente m'a informé de vos séances de harcèlement, et je lui ai conseillé de ne plus ouvrir la bouche.

A côté d'elle, Soleil Gray s'occupait en se mordillant les articulations des doigts. Elle éloigna sa main de sa bouche et hocha la tête pour montrer qu'elle était sur la même longueur d'onde que son avocate. Néanmoins, Nikki voyait bien que la chanteuse n'avait rien du mur inébranlable. Elle paraissait plus vulnérable qu'insolente. Cet aspect était réservé à Mme l'avocate en tailleur haute couture.

— Pour être franche, nous ne sommes ici que parce que nous y sommes obligées, alors, vous pourriez nous épargner bien des ennuis en reconnaissant la futilité de votre démarche et en nous laissant partir.

Nikki lui sourit.

— Merci, maître. Je n'ai pas perdu de temps, je le reconnais volontiers. Mais vous savez ce qui nous réunit ici, n'est-ce pas ? Lorsque les gens se font tuer, les flics posent des questions. C'est très pénible.

— Vous vous êtes rendue deux fois sur son lieu de travail, vous avez interrompu le cours normal des événements en vous livrant à une chasse aux sorcières. À cause de vous, un des spectacles est allé de travers, et vous la dérangez à un moment où elle doit préparer un nouveau clip vidéo pour demain. C'est pour compenser votre désespoir, ou vous travaillez déjà sur votre prochain article ? dit Miksit en regardant ostensiblement Rook.

— Oh ! rassurez-vous, il n'y aura pas de suite. Je ne suis ici que pour le plaisir de rencontrer les prétentieux qui fréquentent les commissariats.

Nikki intervint avant l'escalade fatale.

— Mes visites répétées avaient pour but d'obtenir une réponse franche de Soleil après n'avoir eu droit qu'à une série de mensonges. Votre cliente est liée à deux victimes d'homicide et...

— Cela n'a aucune signification. C'est conjoncturel.

Nikki était habituée aux affrontements qu'imposait

– 220 –

Miksit, mais elle l'avait vue faire alors qu'elle était assise à côté d'elle, dans un tribunal, pas en face d'elle dans une salle d'interrogatoire. Heat devait se débattre pour garder la maîtrise de la conversation.

— Et l'une des victimes, nous l'avons appris, Cassidy Towne, écrivait justement un article sur l'ancien fiancé de mademoiselle Gray.

— Ah ! cl c'est pour cela que vous nous avez fait venir ?

Soleil s'éclaircit la gorge et déglutit. Helen Miksit lui mit la main sur le bras dans un geste ostensiblement théâtral.

— Est-ce vraiment nécessaire ? La cicatrice n'est pas encore refermée...

— Soleil, dit Nikki d'une voix douce, nous n'avons aucun doute : on a assassiné Cassidy Towne pour l'empêcher de publier un livre sur les circonstances de la mort de Reed Wakefield. (Elle marqua une pause pour bien choisir ses mots, ne sachant pas vraiment si la chanteuse était une instigatrice ou une victime.) Si vous êtes impliquée, ou si vous savez quelque chose, il est temps de le dire. Le moment du silence est révolu.

Helen Miksit intervint.

— Comme je vous l'ai dit dès le début, nous avons répondu à la convocation. Cela ne signifie pas que ma cliente doive participer d'une quelconque manière.

Nikki se pencha vers Soleil.

— Est-ce ce que vous ressentez ? Vous n'avez rien à me dire?

La chanteuse réfléchit, sembla être prête à se livrer, mais regarda son avocate qui hocha la tête, et Soleil recommença à se ronger les doigts.

— Voilà, je suppose que nous pouvons y aller ?

Heat lança un dernier regard vers Soleil, dans l'espoir de nouer le contact, mais la chanteuse refusa de lever le nez.

— Nous en avons terminé. Pour l'instant.

— Pour l'instant ? Ah ça, non ! Nous en avons terminé pour de bon. Si vous voulez voir votre nom en gros caractères « Page six », il faudra harceler quelqu'un d'autre !

Miksit se leva et ajouta :

— Ah ! un conseil de prudence. Tu t'apercevras peut-être que, lorsque la machine publicitaire s'inverse, les rapports ne restent pas toujours aussi amicaux...

– 221 –

Heat les raccompagna et, en les voyant traverser le hall, elle était de plus en plus certaine que Soleil était mouillée. Simplement, elle ne savait ni pourquoi ni comment.

Nikki retourna sur le plateau, à son bureau. Rook lisait déjà les premières pages du PDF

du livre de Cassidy, qui leur était parvenu pendant l'interrogatoire. Elle s'aperçut que Hinesburg avait envahi son bureau, s'était assise sur sa chaise et gribouillait quelque chose sur son carnet de notes avec un stylo emprunté sur place.

— Ne vous gênez pas, Sharon.

Encore exaspérée par sa rencontre avec Soleil et le Bouledogue, Nikki passait ses nerfs sur Hinesburg. Elle se sentirait coupable plus tard.

— Très drôle, répondit Hinesburg. (Encore un trait de caractère insupportable, mais cela éviterait à Nikki d'avoir à s'excuser.) Je vous laissais juste un mot. J'ai vérifié le nom du privé auquel Elizabeth Essex avait fait appel pour espionner son ex-mari. Elle a embauché un type de Staten Island qui travaille pour son avocat. Pas notre Texan.

Nikki n'était guère surprise, mais c'était au moins une piste que l'on pouvait abandonner.

— Et les autres clients de Rance Wolf ? Où en sommes-nous avec eux ?

— J'ai parlé au PDG de Hard Line, à Vegas. Il s'est montré coopératif et m'a établi une liste. Des sociétés et des clients particuliers. Je lui ai demandé aussi si le Texan travaillait en free-lance. Il m'a dit garder une trace de toutes les missions free-lance de ses employés pour éviter les conflits d'intérêts. Il me l'enverra également. Je vous préviendrai dès que j'aurai tout reçu.

C'était parce qu'elle réglait à merveille ce genre de détail que Hinesburg était une bonne enquêtrice. Et c'était pour cette même raison que Nikki la supportait.

— Bon travail, Sharon. Excusez-moi de vous avoir rabrouée.

— Quand ça ? demanda Hinesburg en se dirigeant vers son propre bureau.

Ochoa appela de la compagnie des limousines. En arrière-fond, Nikki entendait le bruit d'une boulonneuse automatique et s'imaginait qu'on changeait le pneu d'une voiture noire.

— J'ai trouvé quelque chose de bizarre ici. Vous êtes prête pour le bizarre ?

— Une fiche au nom de Reed Wakefield avec un mot d'adieu ?

— Aucune fiche au nom de Reed Wakefield. En fait, aucune fiche le soir de la mort de Wakefield. Raley avait déjà épluché celles que nous avions, sans rien trouver. On les avait demandées avant que la mort de Reed Wakefield remonte à la surface ; donc, on a supposé que Padilla avait pris un jour de congé. Mais ce sont toutes les fiches de la nuit qui ont disparu. Comme si tous les chauffeurs s'étaient mis en congé en même temps et qu'il n'y ait

– 222 –

eu aucune réservation. Vous voyez où je veux en venir ?

Nikki analysa les diverses significations de l'absence des fiches. En jaugea la gravité. La portée. La boulonneuse se remit en route.

— Vous êtes toujours là ?

— Oui, alors, comment expliquent-ils ce phénomène ? — Le directeur a fait l'imbécile et m'a dit qu'il n'en savait rien. On aura de la chance si on peut prouver quelque chose. Ces types sont de vraies anguilles.

— Ouais. Ils feront croire à un cambriolage ou accuseront un des chauffeurs, Padilla en personne s'il le faut. Bon, pour en avoir le cœur net, Padilla travaillait bien cette nuit-là ?

— Oui, ils me l'ont confirmé. C'était juste avant son renvoi.

— Bon, les fiches ont été déchirées du carnet ?

— En fait, non, elles ont été découpées proprement.

Une heure plus tard, Nikki quitta le bureau du capitaine Montrose après lui avoir fait son rapport sur les nouveaux développements, afin qu'il puisse faire de même avec ses supé-

rieurs du One Police Plaza. Il l'assura de sa confiance et lui dit qu'elle avait couvert tous les sujets dont il avait besoin. Cette nouvelle réunion était destinée à assouvir la soif des mé-

dias qui faisaient pression sur la police. Sans s'occu-

per de son dossier de promotion, le capitaine se faisait un devoir de sourire et de passer des coups de téléphone pour tenir la presse informée presque heure par heure.

Raley s'était mis au boulot à son poste et regardait toutes les vidéos des caméras de surveillance du parking où Perkins avait été agressé le matin même ainsi que de celles des magasins et des résidences de toute la 96e Rue.

— J'ai une longue nuit en perspective, mais, si on a de la chance, on aura peut-être une image précise de l'agresseur.

En chargeant une autre vidéo, il demanda :

— Alors, vous n'êtes pas persuadée qu'il s'agit du Texan ?

— Je ne veux rien exclure, Raley, pas sur cette affaire, mais je lui ai brisé la clavicule et je lui ai mis une balle dans l'épaule. Perkins n'a rien d'un homme de fer, mais celui qui l'a agressé devait avoir une certaine force. Alors, je ne parierais pas sur le blessé.

Elle s'approcha de Rook, qui squattait toujours le bureau en face du sien, pour savoir où il en était dans sa lecture du manuscrit. Elle perçut une étrange vibration avant même qu'il ouvre

– 223 –

la bouche. Nikki ignora cette sensation, la rejetant sur la jalousie infantile qu'éprouvait Rook après ses retrouvailles avec Petar.

— Alors, qu'est-ce que ça donne ?

— J'en suis au quart de la lecture, dit-il. C'est plus ou moins ce que nous a raconté Perkins.

L'histoire de Wakefield. Elle plante le décor, mais aucune révélation pour l'instant. En revanche, un bon rewriter ne lui ferait pas de mal !

De nouveau, un regard étrange assombrit son visage.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

— J'ai mis une copie papier sur ton bureau. Non, à l'intérieur plutôt. Je l'ai rangée dans son tiroir.

— Rook, ou tu me dis ce qui te trotte dans la tête ou je te jure que, même si on n'a pas de cage aux fauves, j'en trouverai une pour toi.

Il réfléchit un instant, ouvrit sa sacoche et en sortit un journal. C'était l'édition de l'après-midi du New York Le-dger ouvert à la page du « Buzz du jour ». Les éditeurs avaient pensé que ce titre n'aurait que plus d'impact après le meurtre de Cassidy Towne, si bien qu'ils l'avaient conservé et avaient confié la rubrique à des chroniqueurs invités avant de trouver un titulaire.

Ce jour-là, l'article était signé d'un pseudonyme : l'Aiguillon. Nikki rougit en lisant le titre.

HEAT EN CHASSE !

Le flic de New York en chaleur qui pose sur la couverture des magazines et son écrivaillon de petit copain, Jameson Rook, se retrouvent bras dessus bras dessous sur une autre affaire et tentent, cette fois, de résoudre le meurtre de la doyenne des potins mondains, Cassidy Towne.

Apparemment, son petit quart d'heure de gloire lui a donné le goût des feux de la rampe, car Nikki Heat a élargi son terrain de chasse à tous les lieux en vue, dans le but exclusif de noir-cir la réputation de Soleil Gray. La détective enflammée suit les Shades à la trace, n'hésitant pas à perturber les répétitions et à bouleverser la chanteuse sur le plateau de Later On, en lui montrant des photos d'autopsie de victimes poignardées ! Comme Soleil ne répétait pas un numéro du sataniste Sweeny Tood, on se demande pourquoi vouloir ainsi jouer sur le macabre ? Notre détective ne se préparerait-elle pas à sa prochaine apparition cinématogra-phique, n'est-ce pas, monsieur DeMille ?

Nikki releva la tête. — Je suis désolé, dit Rook.

Nikki tourna la tête. Elle voyait déjà des camions entiers en train de décharger des piles du

Ledger devant tous les kiosques de la ville. Des exemplaires, négligemment jetés sur les tables des halls d'entrée ou les paillassons des appartements. Le capitaine Montrose qui recevait un coup de téléphone du One Police Plaza. Elle repensa à sa rencontre avec Soleil Gray et Helen Miksit, quelques heures plus tôt, et à l'avocate qui lui suggérait de se méfier d'une

– 224 –

certaine presse qui se retournait contre vous. Nikki était certaine que ce coup bas venait du Bouledogue.

— Ça va ? demanda Rook.

Dans la tendresse de son ton, Nikki entendit toute l'empathie qu'il éprouvait pour ce qu'elle ressentait, le maels-trom de regrets et de colère, sa rage et son envie de déchirer les pages du

First Press et du Ledger.

Elle lui tendit le papier.

— Je préférais mon quart d'heure de gloire !

Jameson Rook fit appel à un service de limousines pour rentrer chez lui. Nikki lui avait demandé une nuit de tranquillité. Sans lui poser de questions, et avec à peine une pointe de paranoïa qui lui faisait redouter qu'elle ne rencontre Petar, il avait respecté son souhait.

Après avoir informé Montrose de la teneur de l'article du Ledger, Rook et Nikki avaient emporté un exemplaire du manuscrit de Cassidy Towne pour le lire pendant la soirée, et Rook avait promis de lui téléphoner s'il trouvait quelque chose qui éclairait leur affaire. « Envoie-moi plutôt un e-mail », avait-elle dit, et il avait compris son besoin d'une oasis de solitude.

Qui commencerait sans doute par un bain moussant à la lavande dans sa baignoire à l'ancienne.

Lorsque la voiture noire le déposa à Tribeca, il se fraya un chemin dans les monceaux d'ordures et approcha de son entrée en tenant son sachet de plats chinois à emporter entre ses dents pendant qu'il cherchait ses clés.

Il lui sembla percevoir un bruit de pas près de l'escalier. Il n'y avait aucune circulation dans la rue.

Rook observa les feux de position de la limousine qui disparaissait à l'angle de la rue. Juste au moment où il pensait au précieux manuscrit dans sa sacoche et qu'il s'apprêtait à combattre ou à fuir, il décela un mouvement dans

l'ombre et se retourna, brandissant déjà le poing, tandis que la fille de Cassidy Towne s'approchait de lui.

— Je vous ai fait peur ? demanda Holly Flanders.

— Mmmmmmm.

Il reprit le sachet dans sa main.

— Non.

— Cela fait un sacré bout de temps que je vous attends.

– 225 –

Il regarda autour de lui, par prudence, pour s'assurer

qu'il n'allait pas être agressé par un complice dissimulé.

— Je suis seule, lui dit-elle.

— Comment savez-vous où j'habite ?

— La semaine dernière, comme je vous ai vu plusieurs fois chez ma mère, je me suis fait faire une clé pour la nouvelle serrure, et je me suis introduite chez elle pour savoir qui vous étiez.

J'ai trouvé votre nom et votre adresse sur les reçus du coursier.

— Audacieux et sordide à la fois.

— Il fallait que je vous parle.

Il lui fit une petite place sur le L du comptoir de sa cuisine pour ne pas se retrouver à côté d'elle. Il voulait observer son visage.

— Cuisine chinoise, dit-il en ouvrant son sac. J'en commande toujours trois fois trop, alors servez-vous.

Elle ne dit pas grand-chose au début, tant elle était concentrée sur la nourriture. Holly Flanders était mince, mais elle avait les yeux cernés et le teint terne d'une personne qui n'est pas esclave de la chaîne alimentaire. Lorsqu'elle eut terminé son assiette, il lui servit une autre portion de riz sauté au porc.

— Non, je vous remercie.

— Allez-y ! Il y a des mômes qui meurent de faim à Beverly Hills. Bien sûr, elles le font exprès.

Lorsqu'elle eut terminé sa seconde assiette, il lui demanda :

— Bon, de quoi vouliez-vous me parler ? D'ailleurs, c'est une de mes grandes qualités de journaliste, poser les questions les plus incongrues !

— Exact, dit-elle en riant poliment. Parce que je trouvais que vous aviez été gentil avec moi lorsque j'ai été arrêtée, l'autre jour. Et puis, vous non plus, vous n'avez pas connu votre père.

— Exact, dit-il, se demandant où elle voulait en venir.

— Je sais que vous allez écrire un article à propos de ma mère... Je me trompe ? Et...

Une étincelle s'éclaira dans les larmes qui se formaient sur ses yeux.

– 226 –

— Et je suppose que tout le monde vous raconte à quel point elle était méchante. Et moi je suis là, et je vous dis exactement la même chose.

Mentalement, Rook vit l'image de Holly, devant le lit de sa mère, un pistolet à la main, le doigt à un millimètre de la détente qui porterait le coup fatal.

— Puisque je ne peux pas vous empêcher d'écrire l'article, je suis venue vous demander de ne pas la décrire comme un monstre.

Ses lèvres tremblantes semblaient s'animer de leur propre volonté, et une larme coulait sur chaque joue. Rook lui tendit une serviette en papier, et elle s'essuya le visage et se moucha.

— Je suis très en colère contre elle. Peut-être encore plus maintenant qu'elle est morte, parce que je ne pourrai même plus régler mes comptes. C'est aussi pour ça que je ne l'ai pas tuée. On n'en avait pas fini, vous savez ?

Rook ne savait pas ; il se contenta donc de hocher la tête et écouta.

Elle but sa bière et, une fois assez rassérénée pour continuer, elle poursuivit :

— Toutes les méchancetés qu'on dit sur elle, c'est vrai. Mais quand même, au milieu de tout cela, il y a quelque chose. Il y a huit ans environ, ma mère a pris contact avec moi. Elle avait réussi à retrouver ma famille adoptive et avait obtenu la permission de m'inviter à dîner.

Alors, nous sommes allées au Jackson Hole, un resto de hamburgers dans le quartier, un endroit que j'aimais beaucoup. C'était bizarre ; elle a demandé à une serveuse de nous prendre en photo comme si c'était mon anniversaire. Elle n'a rien mangé. Elle m'ajuste expliqué combien ça avait été difficile pour elle, lorsqu'elle avait découvert qu'elle était enceinte et qu'au début, elle avait pensé me garder. C'était pour ça qu'elle ne s'était pas fait avorter. Mais elle avait changé d'avis après les premiers mois, parce que ça ne pourrait pas coller dans sa vie, comme si j'étais un « ça » !

« Bon, elle a continué tout son baratin pour me dire pourquoi elle avait fait ci ou ça, comme si ça avait été long et difficile pour elle... Qu'elle avait longuement réfléchi... Que c'était une vraie torture... Oui, c'est ce qu'elle m'a dit, que c'était une éternelle torture, et elle m'a demandé ce que je penserais si elle me proposait de revivre avec elle.

— Vous voulez dire...

— Oui. Comme si elle s'imaginait se repointer comme ça et changer d'avis, ne plus vouloir m'abandonner. Elle voulait me faire monter dans sa fichue Acura japonaise pour qu'on vive le grand bonheur comme si de rien n'était.

Rook laissa un sage silence s'installer avant de demander :

— Qu'est-ce que vous lui avez répondu ?

— Je lui ai fichu mon verre d'eau glacée à la figure et je suis partie.

– 227 –

Rook imaginait qu'elle avait déjà raconté cette histoire à des amis ou des piliers de bistrot au fil des ans et s'était félicitée de cette répudiation héroïque, qui rééquilibrait la balance de manière poétique.

Mais il voyait également l'autre côté de Holly Flanders, celle qui l'avait guetté dans le noir, au pied de son escalier, la jeune femme qui, comme tous les êtres dotés de conscience, devait supporter la douleur infinie d'avoir à bannir un être proche. A coups d'eau glacée, en plus !

— Holly, vous aviez quel âge ? Vous étiez une toute jeune adolescente.

— Je ne suis pas là pour chercher le pardon, d'accord ? Je suis là pour vous dire qu'après m'avoir abandonnée, elle n'en était pas restée là avec moi. Maintenant que je suis plus vieille, je comprends qu'elle ne s'en était pas simplement lavé les mains, vous voyez ? (Elle termina sa bière d'une grande gorgée et reposa lentement le verre sur le comptoir.) J'ai déjà assez de mal à devoir supporter tout ça pendant le reste de ma vie. Je ne veux pas que vous rendiez les choses encore plus difficiles en vous laissant raconter qu'elle m'a abandonnée sans jamais me donner de nouvelles.

Devant la porte, avant de sortir, elle se hissa sur la pointe des pieds et embrassa Rook. Elle avait cherché ses lèvres, mais il avait tendu la joue.

— C'est à cause de ce que je fais ? Parce que je me fais payer de temps en temps ?

— C'est parce que je suis plus ou moins avec quelqu'un en ce moment. Enfin... dit-il en souriant, j'essaie.

Elle lui donna son numéro de portable, au cas où il voudrait la contacter pour l'article, et s'en alla. Lorsque Rook retourna débarrasser la cuisine, il prit son assiette. En dessous, il trouva une photographie en couleurs 13 x 18, pliée en quatre depuis fort longtemps, apparemment.

C'était Cassidy Towne et sa fille adolescente au Jackson Hole. Cassidy souriait, Holly souffrait. Tout ce que Rook voyait, c'était le verre d'eau glacée.

Le lendemain matin, Heat et Rook comparèrent leurs notes sur le manuscrit.

Néanmoins, il lui demanda tout d'abord si elle avait eu des échos du dernier « Buzz du jour

».

— Pas encore, mais la journée ne fait que commencer.

— Tu sais que le Bouledogue est derrière tout cela ?

— Cela m'étonnerait qu'elle en soit l'auteur, qui que soit l'Aiguillon, mais je suis certaine que l'avocat de Soleil a fait jouer ses relations pour m'envoyer un message.

Il lui raconta la visite de Holly Flanders à son appartement.

– 228 –

— C'est sympa, Rook. D'une certaine manière, cela renforce ma foi en l'humanité.

— Tant mieux, alors, parce que j'ai failli ne pas t'en parler.

— Pourquoi ?

— Tu sais. J'ai eu peur que tu le prennes mal. Une jeune femme, qui vient me voir chez moi le soir, quand je suis seul dans mon appartement, à lire.

— Oh ! c'est gentil à toi de penser que cela heurterait ma sensibilité.

Nikki se retourna et le laissa réfléchir à la question pendant qu'elle sortait son manuscrit.

Heat avait utilisé des trombones, et Rook, des post-it, mais ils n'avaient relevé que de rares passages qui pourraient leur être utiles pour leur affaire. Et aucun ne menait à un suspect direct.

De plus, il n'y avait aucune indication concrète sur les raisons du décès de Reed. Tout était habilement glissé dans des insinuations et des questions insidieuses laissant penser à une future révélation fracassante.

En fait, ils avaient souligné les mêmes passages. La plupart du temps, ils évoquaient le nom de Soleil Gray et des scènes de beuveries mouvementées. Les histoires de plateau décrivaient un Reed Wakefield morose qui, après la rupture amoureuse, s'était totalement immergé dans le personnage du fils naturel de Benjamin Franklin.

Son acharnement à fuir sa propre vie pour se consacrer à son personnage, pensaient beaucoup de gens, lui vaudrait sans doute un Oscar, même posthume.

L'essentiel du livre était constitué d'éléments déjà connus du public auxquels Cassidy apportait un éclairage nouveau qu'elle seule pouvait avoir. Elle ne faisait aucun cadeau à l'acteur, ne lui épargnait rien. Une des anecdotes, assez mineure, mais fort embarrassante, était attribuée à l'un de ses partenaires dans trois de ses films. Wakefield était convaincu, selon cet acteur, que celui-ci avait soudoyé le réalisateur des Filles du sable, un péplum en images de synthèse, pour qu'on retourne leur grande scène de bataille afin de placer plus de gros plans sur lui que sur Reed.

Non content de rayer cet ex-partenaire de sa liste d'amis, Wakefield s'était vengé. Des photos prises au téléphone portable furent envoyées au bureau de la femme du partenaire en question. Elles le montraient avec les mains sous les jupes d'une call-girl lors de la soirée de bouclage. Le message inscrit au dos d'une des photos disait : Ne t'inquiète pas, ce n'est pas de l'amour, ce n'est qu'un extérieur.

Heat et Rook avaient tous deux marqué ce passage pour en discuter, et tous deux s'accordè-

rent à penser que, même si le couple avait fini par divorcer, cela ne fournissait pas un motif suffisant pour éliminer Cassidy Towne qui n'avait eu que le tort de révéler l'histoire au grand jour.

– 229 –

La grande masse du livre était constituée d'une série d'anecdotes sur un acteur talentueux qui aimait les soirées chaudes, l'alcool, la drogue, et menait une vie dissolue. Tous deux avaient conclu, chacun dans leur coin, que, si le dernier chapitre manquant était à la hauteur des espoirs que le texte éveillait, le livre deviendrait effectivement un best-seller, mais qu'avec le matériel dont ils disposaient, rien ne semblait assez explosif pour déclencher le meurtre de l'auteur et ainsi étouffer une quelconque affaire.

Mais, effectivement, dans les dernières lignes avant ce chapitre final, Reed Wakefield était encore en vie.

Raley, qui maudissait souvent sa spécialité de vision-neur d'images vidéo, scella définitivement son destin ce matin-là. Pendant que Nikki et Rook s'approchaient de son bureau, Nikki Heat vit qu'il avait figé une image sur son écran.

— Qu'est-ce que vous avez, Raley ? dit-elle pendant qu'ils se rassemblaient en demi-cercle autour de lui.

— C'était la dernière vidéo, mais j'ai fait mouche ! Les images du parking ne m'avaient donné que les jambes et les pieds de l'agresseur. Il semblait courir vers l'est, si bien que j'ai visionné toutes les images des immeubles de ce côté. Un petit revendeur de matériel électronique, à l'angle de la 96e Rue et de Broadway, m'a donné ça, six minutes après l'agression.

Cela correspond à la description de notre suspect et, en plus, il porte une liasse de papiers...

On dirait bien notre manuscrit.

— Vous allez me laisser regarder ? demanda Heat.

— Bien entendu, dit Raley en se levant de sa chaise, renversant au passage un des trois gobelets de café vides sur son bureau. Nikki regarda l'image figée sur l'écran. Rook s'approcha.

On y voyait le visage de l'agresseur, de face, sans doute parce qu'il avait voulu regarder une émission en direct sur l'un des écrans de la vitrine.

Malgré son capuchon sombre et ses lunettes d'aviateur, il n'y avait aucune confusion possible. De plus, malgré la mauvaise qualité de l'image noir et blanc, qui avait du grain, on voyait nettement le manuscrit dans sa main, tapé en double interligne.

— Bravo pour le travail, Raley !

Sans mot dire, le policier se contenta de rayonner malgré ses yeux rouges.

— Je vais vous laisser le plaisir de demander le mandat d'arrestation. Ochoa ?

— Prêt, on prépare le carrosse !

— Bonne idée.

Une fois qu'ils furent partis, tous les deux, Nikki se tourna vers Rook, incapable de réprimer un sourire.

– 230 –

— Alors, prêt pour le gros plan, monsieur DeMille ?

QUINZE

Nikki Heat savait que Soleil devait tourner un clip vidéo, car son avocat l'avait mentionné avant d'accuser Nikki de harceler sa cliente sur ses lieux de travail. Eh bien, cela ferait un de plus ! Nikki consulta ses notes pour trouver le numéro d'Allié et lui demander où se trouvait le plateau. L'assistante lui dit que le tournage aurait lieu en extérieur et lui avait indiqué toutes les coordonnées, ainsi que l'adresse du parking.

Quinze minutes plus tard, après un petit trajet vers le sud de la 12e Avenue, Heat et Rook s'arrêtèrent devant la grille fermée par une chaîne et passèrent devant la demi-douzaine de paparazzis, dont la moitié s'appuyaient sur leur moto. Nikki présenta sa plaque au vigile inté-

rimaire et entra dans le parking de VUSS Intrepid.

En chemin, Rook avait demandé à Nikki si elle n'avait pas peur qu'Allie prévienne Soleil de leur arrivée.

— Ce serait surprenant. Je lui ai demandé de ne pas le faire, et je l'ai prévenue que j'allais procéder à une arrestation. Je n'ai pas manqué de lui expliquer qu'elle risquait d'être accusée de complicité si elle prévenait Soleil. Allie m'a répondu que je n'avais pas besoin de m'inquié-

ter : elle allait prendre une longue pause déjeuner et laisser son por-table sur son bureau. Bile l'a éteint. Je crois même qu'elle a bloqué sa messagerie.

Heat roulait en convoi, avec la voiture des Gars derrière elle, puis une fourgonnette trans-portant une dizaine d'hommes en uniforme, au cas où la foule serait difficile à maîtriser.

Très tôt dans sa carrière, lorsqu'elle travaillait à la criminelle, elle avait appris qu'une arrestation n'était jamais facile et qu'il était plus prudent de prendre un peu de temps pour analyser la situation et regarder où l'on mettait les pieds plutôt que de foncer tête baissée.

Ici, il y avait des chances pour que quelques fans de Soleil soient sur les lieux, et la dernière chose dont elle avait envie, c'était de mettre les menottes à la gagnante d'un double disque de platine et de la faire entrer dans sa Crown Victoria sous les yeux d'une foule en furie.

Ils se garèrent l'avant des véhicules pointé vers l'extérieur afin de partir plus rapidement.

Lorsqu'ils sortirent de leur voiture, tous, Nikki comprise, levèrent la tête vers le porte-avions désarmé qui dominait la scène.

— On se sent tout petit, dit Raley.

Le nez toujours pointé vers le musée flottant, Ochoa demanda :

— Ça fait quelle hauteur, ce monstre ?

— Environ six étages, répondit Rook. En comptant à partir du quai où nous nous trouvons.

De la ligne de flottaison, il faut ajouter encore un ou deux étages.

– 231 –

— A quoi tu joues ? C'est une visite guidée ou une arrestation ? demanda Nikki.

Ils passèrent devant la base temporaire montée un peu à l'écart du parking, avec des vestiaires provisoires et une cantine. Un traiteur disposait des morceaux de poulet sur un immense gril, et l'air automnal s'emplissait de mélange d'odeurs de pots d'échappement et de fumée culinaire.

Au bout de l'allée, ils furent accueillis par une jeune femme en t-shirt et pantalon à poches, dont le badge élimé disait qu'elle était assistante du réalisateur.

Lorsque, après s'être identifiée, Nikki Heat demanda où se déroulait le tournage, l'employée indiqua le pont d'envol et prit son talkie-walkie.

— Je vais les prévenir de votre arrivée.

— Surtout pas ! dit Nikki qui laissa un policier sur place, pour éviter toute désobéissance et pour surveiller la sortie.

En descendant de l'ascenseur, Heat et Rook furent accueillis par la bande sonore de « Navy Brats », qui venait de l'avant.

Tous deux avancèrent en direction de la musique et contournèrent un A-12 Blackbird, un vestige de la guerre froide, et la petite trentaine d'avions garés sur le pont, avant de se retrouver devant une équipe de tournage réduite, entourée d'accessoires habituels, projecteurs, kilomètres de câble, et trois caméras HD, dont l'une était posée sur un trépied ; une Steadicam était harnachée sur un monsieur aux muscles et aux talents de danseur, et une perche prenait le son au-dessus des têtes.

Ils débarquaient en plein milieu d'une prise pendant laquelle Soleil Gray exécutait les pas qu'ils l'avaient vue répéter à Chelsea sur le plateau de Later On.

Dans son collant blanc pailleté, elle faisait la roue à travers le plateau, entre un Tomcat F-14 et un hélicoptère Chickasaw, mais cette fois, quelque chose avait changé.

Elle exprimait une intensité qu'elle réservait pour la caméra, une énergie et une excitation auxquelles elle s'abandonnait tandis qu'elle exécutait un saut périlleux arrière à l'extrémité du pont et, devant l'objectif du cameraman qui marchait à reculons pour suivre ses mouvements, atterrissait avec une précision diabolique dans les bras des danseurs habillés en marins.

— Elle va faire un malheur à la kermesse de la prison ! dit Rook.

Le réalisateur, qui avait tout sur son écran de contrôle, demanda une pause, jeta un coup d'oeil vers le directeur artistique, qui lui fit un signe de tête.

— On reprend...

Lorsque les lumières s'estompèrent et que les machinistes commencèrent à pousser les accessoires du plateau vers leur marque, Nikki intervint.

– 232 –

Avec Rook derrière elle, elle avança vers le fauteuil de toile où, malgré la fraîcheur de l'air, Soleil Gray avait le visage couvert de sueur. A trois mètres derrière elle, un type au crâne rasé, qui portait un gilet de sécurité jaune, leur bloqua le chemin.

— Désolé, c'est un tournage privé. La tournée reprend demain.

Il ne se montrait pas désagréable ; il faisait simplement ce pour quoi il était payé.

Nikki montra sa plaque et lui dit à voix basse :

— C'est une visite officielle.

La chanteuse, attentive à tout ce qui se passait sur le plateau, ou s'attendant à cette scène, baissa sa serviette et regarda Nikki, les yeux écarquillés. La maquilleuse se précipita vers elle pour réparer les dégâts causés par la serviette, mais Soleil l'écarta, concentrant toute son attention sur les nouveaux venus, tandis qu'elle se levait de sa chaise.

Nikki passa de l'autre côté du vigile et, en avançant, déclara :

— Soleil Gray, police. Vous êtes en état d'arrestation.

Soleil se mit à courir. Une petite tente était installée un

peu en arrière pour les figurants et, un plus loin une coursive menait à un escalier de métal. A mi-chemin, Raley et Ochoa sortirent de l'arrière de la tente, suivis par trois hommes en uniforme. Soleil se retourna pour s'échapper de l'autre côté, vers la porte par laquelle Heat et Rook étaient entrés, mais elle était surveillée par deux autres policiers. Rook lui barra le chemin et elle se retourna de nouveau. Distraite, elle ne remarqua pas que Nikki se trouvait juste à côté de lui. Heat essaya de s'approcher, mais Soleil entendit ses pas et se dégagea.

L'énergie du mouvement poussa Nikki dans un portant de vêtements, et Soleil profita de ce déséquilibre pour s'enfuir sur le pont, aussi vaste qu'un terrain de football, et s'enfuit vers le flanc de tribord. L'équipe de tournage, accessoiristes, électriciens, danseurs et le réalisateur observaient la scène, paralysés qu'ils étaient de stupéfaction.

Bien entraînée, Nikki sortit son pistolet. Un espace s'ouvrit dans l'équipe, assez vaste pour que Soleil devine ce qui venait de se passer derrière son dos aux visages horrifiés. Elle s'arrêta à la limite du pont d'envol et se retourna pour voir Nikki qui approchait, arme en position de tir, braquée vers elle. Puis, sans la moindre hésitation, Soleil Gray se retourna et sauta pardessus bord.

Au milieu de la clameur des spectateurs éberlués, Nikki se précipita vers le flanc du navire où la femme avait disparu, essayant de se souvenir de ce qui se trouvait directement en dessous. Un parking ? Un quai ? L'Hudson ?

Et, pendant ces quelques fractions de seconde, elle se demanda aussi si quelqu'un pouvait survivre à une telle chute, même en retombant dans l'eau.

– 233 –

Pourtant, lorsqu'elle arriva à la rambarde et regarda pardessus bord, elle vit quelque chose de totalement inattendu : Soleil Gray qui essayait de se dépêtrer du filet de sécurité suspendu en dessous.

— Soleil, arrêtez ! cria Nikki en visant de nouveau.

Ce n'était que de l'intimidation. Nikki n'avait aucune intention d'ouvrir le feu en de telles circonstances, et la chanteuse devait s'en douter. Nikki rengaina au moment où deux hommes, des cascadeurs, comme elle l'apprit plus tard, s'approchaient de la suspecte et l'entraînaient hors de vue, sur le pont inférieur, sans se soucier de ce qui s'était passé plus haut, ni du fait qu'ils devenaient involontairement complices d'une tentative de fuite.

Heat envisagea les différentes options, pensa à toutes les cachettes possibles sur un bâtiment conçu pour héberger deux mille cinq cents marins, et au labyrinthe qui se trouvait sous les ponts.

Puis elle pensa que l'ascenseur serait bien lent.

— Les Gars, appelez en bas, faites boucler la sortie !

Une fois son holster refermé, Heat sauta par-dessus bord.

Les deux cascadeurs l'aidèrent à se dépêtrer du filet, mais tentèrent de la maîtriser.

— Qu'est-ce que vous faites ? Je suis de la police !

— Elle nous a dit que vous étiez une fan qui essayait de la tuer ! dit l'un d'eux.

— Par où est-elle partie ?

Ils indiquèrent une des écoutilles. Nikki s'y précipita, ouvrant la porte avec précaution, au cas où Soleil l'attendrait de l'autre côté. Une longue coursive s'étendait devant elle, et elle s'y précipita.

Elle se terminait en T, et Nikki marqua une brève pause, essayant d'imaginer la direction que Soleil avait prise. D'instinct, elle tourna à gauche, se dirigeant vers un rayon de lumière qui devait indiquer la situation de la passerelle.

Nikki arriva devant une porte ouverte par laquelle s'infiltrait la lumière du soleil. Elle marqua une pause assez longue pour passer la tête à travers l'ouverture et se redresser, se méfiant toujours d'une embuscade. De l'autre côté de la porte, elle vit un escalier métallique menant sans doute à l'étage du dessous que Soleil avait tenté d'atteindre avant que les Gars ne l'en empêchent. Elle se pencha par-dessus la rambarde et descendit les marches qui conduisaient à un petit pont à l'arrière, un balcon en demi-cercle, qui dominait l'embarcadère et un des géné-

rateurs du porte-avions.

Elle entendit des pas au-dessus d'elle et se retourna.

– 234 –

— Rook ?

— Mon Dieu ! Qu'est-ce que tu es rapide ! Comment tu as fait ? J'ai toujours la tête qui tourne après ce saut dans le vide.

Nikki ne lui prêta pas la moindre attention. Elle aperçut un éclair de blanc et de paillettes à la lumière du soleil sur le quai, en contrebas.

Heat calcula que la chanteuse avait dû sauter un mètre vingt par-dessus la rambarde pour retomber sur le toit du générateur ; elle sauta également. En courant sur le toit métallique jusqu'à l'escalier en colimaçon qui menait au parking, elle entendait les pas de Rook qui tentait de la suivre.

Le seul homme en uniforme qu'elle avait laissé en bas avait bloqué l'allée, ne s'attendant pas à une escapade par le toit, si bien qu'il n'y avait eu personne pour arrêter Soleil lorsqu'elle était arrivée de l'autre côté du parking pour filer par la 12e Avenue. À une cinquantaine de mètres derrière elle, Nikki Heat, qui se rapprochait, cria au vigile de l'arrêter, mais il avait été embauché pour protéger la chanteuse, et il chercha un agresseur invisible sans penser un instant qu'il pouvait s'agir de Soleil.

Elle franchit le portail. La malédiction de la chanteuse se transforma en bénédiction lorsqu'elle vit les paparazzis qui attendaient de l'autre côté de la palissade, dont trois avaient des motos. Tous s'approchaient d'elle. Elle en appela un par son nom.

— Chuck, il faut que tu m'emmènes, vite !

Chuck s'engageait déjà dans l'avenue, avec Soleil derrière lui, lorsque Nikki arriva. Les deux autres photographes motorisés se préparaient à la suivre, mais Nikki montra sa plaque et fit signe au motard muni de l'engin le plus rapide.

— Vous, j'ai besoin de votre moto !

Il hésita, pesa le poids des pénalités juridiques possibles contre celui d'une photo ratée, mais Nikki l'attrapa par le blouson.

— Tout de suite !

Heat démarra, et le troisième photographe allait suivre, lorsque Rook arriva en agitant les bras pour le retenir. Il freina.

— Rook ? dit le photographe.

— Léonard ! s'exclama Rook.

Heat devait faire vite pour ne pas être semée par Soleil et son chauffeur. Audacieux et té-

méraire, il se glissait entre les files de voitures et faisait du gymkhana sans se soucier des dizaines d'accrochages évités de justesse. En travaillant à Manhattan, Nikki avait constaté que, de plus en plus, les paparazzis n'hésitaient pas à chasser en groupe, souvent à moto, et ne

– 235 –

pouvait s'empêcher de repenser aux photos de Lady Diana, poursuivie dans ce tunnel fatal, à Paris.

À présent qu'elle aussi était dans la course, elle entendait bien user de tout son talent pour ne pas se tuer ni écraser un piéton.

Incapable de les dépasser, elle parvenait néanmoins à suivre. Il était évident que Soleil n'avait pas de destination précise. Ils se contentaient d'essayer de la semer en remontant une rue et en descendant par l'autre à travers Midtown Ouest. À un moment donné, en direction de la 50e Rue, Soleil dut se lasser de ce petit jeu, car elle jeta un coup d'œil en arrière, s'aperçut que Nikki suivait toujours et dit quelque chose à l'oreille du paparazzi.

À l'angle suivant, avec le scoop dont il n'aurait jamais osé rêver, il feignit de tourner à droite, mais fit demi-tour, prenant en sens interdit pour foncer droit sur Nikki. Elle esquiva la moto et dérapa, manquant de peu de se retrouver par terre au milieu de la circulation.

Elle rétrograda, reprit de la vitesse pour redresser sa machine, fit demi-tour elle-même et évita de peu l'accrochage avec un camion en stationnement de FedEx en virant avec sa cent quatre-vingts centimètres cubes.

A contresens, elle aussi, elle alluma les feux de détresse tout en klaxonnant. Par chance, elle ne faillit heurter qu'un seul véhicule, une autre moto conduite par un photographe avec, constata-t-elle, effarée, Jameson Rook à l'arrière.

Arrivé au bout de l'immeuble, le chauffeur de Soleil prit un raccourci vers la droite et s'engagea dans la 11e Avenue, direction nord. Nikki gardait le rythme, même si elle perdait un peu de temps en s'arrêtant aux feux rouges au lieu de les griller impunément comme le motard de tête. Nikki regrettait de ne pas avoir sa radio pour demander qu'on bloque les carrefours ou qu'on intercepte le fuyard.

Comme elle devait s'en passer, elle restait concentrée et accélérait chaque fois que possible.

La 11e Avenue devint West End Avenue, et, peu après, Soleil se tourna vers Nikki, qui s'attendit aussitôt à une nouvelle cascade. Cela se passa à l'angle de la 72e Rue. Le motard traversa le carrefour en biais, frôlant un bus au pas-sage, et fonça vers la rampe qui montait vers le quai Henry-Hudson. Heat suivit prudemment, mais dut s'arrêter pour laisser passer une femme munie d'un déambulateur qui traversait au rouge et manqua de passer sous la roue.

Nikki attendit l'orange et fonça jusqu'à l'intersection de Riverside Drive. Elle jura.

Elle les avait perdus ! Elle faillit s'engager sur Hudson vers le nord, mais quelque chose l'en empêcha. La circulation s'écoulait à un rythme d'escargot.

Même en profitant de l'agilité de la moto, cet axe n'offrait guère d'échappatoire idéale. Elle entendit une pétarade et tourna la tête. Derrière la statue d'Eleanor Roosevelt, à l'angle opposé, un éclair de blanc pailleté se faufilait au milieu du flot des promeneurs du parc longeant le fleuve.

– 236 –

Nikki attendit le passage d'un SUV, coupa aussi le carrefour en diagonale, s'engagea sur la rampe pour handicapés et les suivit dans Riverside.

En roulant le long du parc à chiens, elle se fit insulter par quelques propriétaires mécontents.

L'un d'eux menaça d'appeler la police, et elle espérait qu'il mette ses menaces à exécution.

Elle perçut un mouvement dans son rétroviseur et sut sans même se retourner que Rook suivait toujours.

Bien que l'on fût en fin d'après-midi d'une journée plutôt fraîche, il y avait encore assez de joggeurs, de cyclistes, de promeneurs de chiens qui sortaient de nulle part et, tant qu'elle avait la moto dans sa ligne de mire, elle pouvait prendre son temps et continuer en remontant vers le fleuve, qui offrirait moins d'accès à la verdure.

Une opportunité s'offrit à elle juste entre le Boat Bassin et l'ancienne usine de retraitement des eaux de Harlem reconvertie en parc.

Entre ces deux repères, le chemin courait parallèlement aux voies ferrées protégées par une barrière qui bloquait l'accès pour les piétons. Nikki s'y engouffra. La première moto profita aussi de cet accès ouvert. De loin, apparition presque surnaturelle dans son costume de paillettes blanches, Soleil ne cessait de se retourner et de demander à son chauffeur d'accélérer. Il n'aurait pas dû écouter.

Juste avant le parc, le chemin bifurquait vers la droite, s'écartant brutalement du fleuve.

C'était un passage conçu à l'origine pour les piétons, et non pour les motos lancées à toute vitesse. Nikki, qui connaissait bien le terrain parce qu'elle venait y courir le week-end, ralentit avant la courbe. Lorsqu'elle passa de l'autre côté, elle vit que la première moto gisait sur le flanc. Le bras couvert d'égratignures ensanglantées, le photographe essayait de dégager sa jambe. Un peu plus loin, sautillant sur une jambe, Soleil Gray tentait de s'échapper.

Le chauffeur de Rook prit également le virage sans visibilité trop rapidement, et Nikki dut faire un écart pour l'éviter. La moto la dépassa, et le motard se débattit pour ne pas déraper.

Au dernier moment, il réussit à redresser la trajectoire et à s'arrêter sans chuter.

— Occupez-vous de lui, dit Nikki, il est blessé.

Elle roula dans l'herbe pour rattraper Soleil qui essayait de franchir la barrière de chaînes séparant le chemin de la voie ferrée.

Historiquement, la West Side Line servait de transport des marchandises de Manhattan, et la voie ferrée qui sortait d'un tunnel au niveau de la 122e Rue longeait l'Hudson de New York à Albany. Quatre-vingt-dix ans plus tôt, Amtrak l'avait transformé en ligne pour les passagers de la gare de Penn qui partaient vers le nord. En descendant de son véhicule, Nikki entendit le grondement sourd qui signalait l'arrivée d'un de ces longs trains de passagers. Soleil sauta pardessus la barrière et remonta la butte pour courir de l'autre côté de la voie avant l'arrivée de Heat, ce qui lui aurait permis de gagner un peu de temps et de mettre le train entre elle et la

– 237 –

policière. Mais la locomotive arriva la première, et Soleil se trouva bloquée par les wagons branlants au moment où Nikki franchissait la barrière à son tour.

— C'est terminé, Soleil ! cria-t-elle pour couvrir le grondement métallique et les grince-ments des roues. Éloi-gnez-vous de là, couchez-vous par terre et mettez les mains derrière le dos !

— Encore un pas, et je me jette sous le train.

Nikki sauta de la barrière, retomba sur ses deux pieds au moment où Soleil s'approchait encore un peu de la voie et se penchait dangereusement vers les voitures.

— Je ne plaisante pas !

Nikki s'arrêta. Elle était encore à une trentaine de mètres. Même si Soleil se trouvait sur une surface plane, les graviers rendaient l'équilibre précaire, et la chanteuse était rapide. Nikki n'avait pas le moindre espoir de couvrir cette distance à temps pour la retenir avant le geste fatal.

— Soleil, soyez raisonnable, écartez-vous des voies !

— Vous avez raison, c'est terminé.

Elle se retourna pour regarder les rails de métal rouillé, couverts de poussière et de charbon sur le côté, mais étin-celants comme des feuilles d'aluminium sur le dessus, polis par les roues qui emportaient toute la saleté. Lorsque Soleil releva les yeux, Nikki s'était approchée de quelques mètres.

— Non ! cria Soleil.

Nikki s'arrêta.

— Restez tranquille, Soleil. Prenez votre temps, j'attendrai.

Nikki voyait tous les signes qu'elle redoutait : la position du corps était affaissée. Repliée sur elle-même, Soleil semblait minuscule et bien loin de l'image que renvoyait son costume de scène. Toute once d'arrogance et d'agressivité avait disparu de son visage. Elle avait les lèvres tremblantes, et Nikki apercevait des taches rouges qui affleuraient sous le maquillage. Soleil ne cessait d'observer les roues qui tournaient à moins d'un mètre d'elle.

— Vous m'entendez ? demanda Nikki par-dessus le vacarme, essayant de retenir l'attention de la chanteuse.

— Je crois que je n'y arriverai pas, dit Soleil d'une voix presque inaudible.

— Alors, ne le faites pas !

— Non, je ne peux pas continuer comme ça.

– 238 –

— On trouvcru une solution.

Toutes deux savaient que l'arrestation était inévitable, mais Nikki voulait que la chanteuse regarde au-delà de l'instant immédiat, voulait la faire sortir de l'ici et maintenant.

~ Qu'est-il arrivé à ce type ? Vous savez, celui d'hier matin ?

— Il va bien. Il sortira de l'hôpital demain.

Ce n'était qu'une supposition, mais Nikki se disait qu'il était temps de se montrer positive.

Elle repensa à la scène de la veille dans la salle d'interrogatoire et revit Soleil se gratter les articulations.

Sur le moment, elle pensait que les égratignures venaient des répétitions, tant l'exercice lui avait paru exigeant, mais le dieu de l'intuition lui avait rendu visite et, à présent, elle voyait les séquelles de la bagarre.

— J'étais obligée de le lui prendre. Il ne voulait pas le lâcher, alors j'ai dû...

— Ça va aller. Allez, éloignez-vous de là.

— J'en fais toujours des cauchemars, dit Soleil sans obéir. La prison, je pourrais m'y faire, peut-être. Mais pas les cauchemars. Pour ce qui est arrivé à Reed. Je voudrais pouvoir recommencer cette nuit-là, dit-elle d'une voix plaintive. C'était idiot. Je me suis conduite comme une idiote, et à présent, je ne le reverrai plus jamais.

Tandis que Soleil éclatait en sanglots, Nikki était partagée entre son désir de la laisser raconter son histoire pour savoir ce qui était arrivé à Wakefield et son obligation de lui lire ses droits auparavant, afin que ses propos puissent être retenus devant un tribunal, au cas où cela tournerait à la confession.

De plus, elle ne voulait pas entraîner Soleil dans un scénario si sombre, qu'elle n'ait plus d'autre choix que de mettre fin à ses jours.

— Soleil, on en reparlera plus tard. Allez, venez avec moi, laissez-moi vous aider.

— Je ne mérite pas de vivre. Vous m'entendez ?

Elle retournait contre elle le ton cinglant qu'elle réservait habituellement à Nikki.

— Je ne mérite pas d'être ici. Pas après Reed. Pas après ce que je lui ai fait. La bagarre, la fin de notre histoire, tout ça, c'est ma faute. J'ai annulé le mariage. Je lui ai fait tant de mal...

La colère laissa de nouveau place aux sanglots.

Nikki regarda la voie, essayant de repérer la fin du train, mais les wagons s'étendaient à perte de vue. Le convoi n'avait pas encore pris toute sa vitesse et, avec sa lenteur, son passage semblait durer une éternité.

– 239 –

— Et ensuite, cette nuit-là. Si vous saviez à quel point je me sens coupable !

Nikki pensa qu'elle parlait de la nuit de la mort de Reed, mais, une fois encore, elle ne voulait pas faire basculer Soleil en lui posant une question à un moment où elle semblait si vulné-

rable.

— Vous n'êtes pas obligée de la porter toute seule. Vous me comprenez ?

Soleil réfléchit un instant, et Nikki espéra l'avoir touchée. Soudain, toutes deux se tournè-

rent vers le nouveau bruit.

Trois motards de la police new-yorkaise arrivaient lentement, tous phares allumés, mais les sirènes éteintes. Nikki se retourna de l'autre côté au moment où le SUV des parcs nationaux approchait de Rook dans l'autre direction.

— Rook, dis-leur de rester en arrière !

Rook s'approcha de la vitre du chauffeur et parla au responsable qui prit aussitôt son micro.

Quelques secondes plus tard, les motos de la police, qui avaient dû recevoir la consigne, s'arrêtèrent et attendirent au loin, le bruit des moteurs au ralenti se mêlant à celui du train.

— Je ne peux pas supporter tout cela, c'est impossible, murmura Soleil. Je n'en peux plus !

Nikki apercevait finalement le dernier wagon à une centaine de mètres et commença à calculer le temps qu'il faudrait pour intervenir.

— Je me sens... vide... Je souffre trop.

Plus que cinquante mètres.

— Je vous aiderai, Soleil ! (Plus que trois wagons !) Laissez-moi vous aider.

Nikki tendit le bras, espérant que son geste serait interprété comme une main offerte de l'autre côté de l'espace qui les séparait. Soleil se redressa un peu, reprenant sa silhouette de danseuse.

Les yeux fermés, elle leva son visage vers le soleil un instant, puis les baissa pour regarder Nikki et lui sourit pour la première fois.

Elle se jeta sous le dernier wagon.

SEIZE

La police new-yorkaise établit un cordon de sécurité autour de la scène du suicide de Soleil Gray. On voulait tenir à l'écart les badauds et les médias afin que le légiste, la police scientifique et le chef de la police du One Police Plaza, qui menait l'enquête sur tous les crimes auxquels un policier était mêlé, puissent travailler dans le calme. Les autres représen-

– 240 –

tants des forces de l'ordre, les gardiens du parc et les vigiles ainsi que les assureurs des chemins de fer, déjà présents, devraient attendre leur tour. Pour respecter l'intimité de la défunte, on avait érigé un écran de bâches, de chaque côté des rails, à l'endroit où le corps de la victime avait été emporté. La 12e Avenue avait été fermée entre les 135e et 138e Rues, mais de nouveaux photographes et des équipes de télévision mobiles s'étaient postés sur des points de vue élevés, dans le parc de River-bank, et de l'autre côté de la voie, sur Riverside Drive.

Le bureau du légiste avait quant à lui fait dresser une tente pour dissimuler la scène à la demi-douzaine d'hélicoptères en position géostationnaire.

Le capitaine Montrose vint rendre visite à Nikki Heat, là où elle attendait, seule dans une des fourgonnettes de la police, toujours tremblante, tenant à deux mains une tasse de café qui avait refroidi. Elle revenait tout juste d'une réunion avec les chefs des brigades qui lui avaient dit que Rook, les deux photographes, les gardiens du parc et les agents motorisés avaient tous corroboré sa version des faits, confirmé que la femme s'était jetée sous le train de sa propre volonté et que Nikki Heat avait fait tout son possible pour calmer la situation et empêcher le drame.

Elle n'était pas suspendue, mais le capitaine lui proposa de prendre quelques jours de congé pour se remettre de ses émotions. Très perturbée, elle savait néanmoins que l'affaire n'était pas bouclée. Son âme de policier, l'âme qui était incapable de séparer la tragédie humaine et le traumatisme qu'elle avait subi des éléments qu'elle avait pu rassembler dans les heures précé-

dentes... Cette âme-là voyait le suicide de Soleil comme un autre chaînon manquant. Des informations primordiales avaient disparu avec sa mort. Heat venait de résoudre l'affaire de l'agression de l'éditeur. Néanmoins, de nombreuses questions restaient en suspens, et elle ne pourrait plus y répondre sans l'aide de Soleil Gray. Le Texan, Rance Wolf, son complice présumé, l'instrument responsable de la mort de trois personnes, courait toujours dans la nature.

Tant que le dernier chapitre du roman de Cassidy Towne resterait introuvable, il y avait toutes les raisons de croire qu'il tuerait encore pour s'en emparer. A moins que la mort de Soleil Gray n'ait rendu cette démarche inutile.

— J'aimerais bien, capitaine, mais j'ai l'impression que cela devra attendre. (Nikki jeta le café froid sur le gravier par la portière ouverte.) Alors, s'il n'y a rien d'obligatoire, je préférerais me remettre au travail.

De retour au commissariat, Heat et Rook se retrouvèrent seuls pour la première fois depuis la tragédie. Même si un véhicule de police les avait ramenés ensemble, elle s'était installée sur le siège du passager et était restée muette pendant tout le trajet. Seul à l'arrière, Rook s'effor-

çait de chasser les images épouvantables qui le hantaient encore. Pas seulement la mort horrible de Soleil Gray, mais l'angoisse qu'il avait lue sur le visage de Nikki. Tous deux avaient connu leur part de tragédie dans leur carrière, mais, qu'il s'agisse de la Tchétchénie ou du meurtre de Chelsea, rien ne vous prépare jamais à assister à une mort en direct. Il la prit par le bras dans le hall avant d'entrer sur le plateau.

— Je vois que tu joues les courageuses, et nous savons tous les deux pourquoi. Mais n'oublie pas que je suis là, d'accord ?

– 241 –

Nikki aurait aimé se laisser aller un instant et lui serrer la main, mais pas sur son lieu de travail. De plus, elle pensait qu'il ne serait pas sage de dévoiler sa fragilité pour l'instant. Pas de sentimentalisme non plus !

— On en reparlera à la maison, dit-elle avant d'entrer dans la grande salle.

Nikki Heat s'arrangeait pour rester en mouvement, pour ne pas laisser à quiconque l'occasion de lui demander comment elle allait. Elle se concentrait sur l'action. A un moment ou un autre, elle devrait affronter ses démons, mais pas pour l'instant. De plus, elle s'efforçait de penser que, le pire, c'était Soleil Gray qui l'avait connu.

Toujours aussi sensible et compatissante, Hinesburg leva le nez de son ordinateur pour demander à Nikki si elle voulait les comptes rendus de la mort de Soleil Gray, publiés sur l'édition en ligne du Ledger. Heat n'en avait pas la moindre envie. Par chance, les photographies des deux paparazzis n'avaient pas encore fait surface. Les appareils étaient toujours entre les mains des enquêteurs, à titre de preuve. Il ne faisait aucun doute que les instantanés de la mort seraient achetés à prix d'or par un journal en ligne à scandale britannique ou allemand. Les internautes hocheraient la tête de dégoût et iraient voir sur d'autres sites si on ne pouvait pas les visionner gratuitement.

Nikki regarda le tableau blanc et fixa le nom de Soleil, entendant encore son cri plaintif : «

Cette nuit-là. » Elle appela Ochoa sur son portable au moment où il revenait vers le commissariat.

— Je vérifie tous les éléments et je crois que les fiches manquantes de la nuit de la mort de Wakefield tiennent un rôle crucial.

— Je vous suis. Mais c'est un peu comme le dernier chapitre : tant que nous n'avons rien, nous en sommes réduits à des suppositions.

— Dites à Raley d'amener le carrosse. Je veux que vous retourniez faire un tour à Harlem.

Parlez à la famille, aux collègues. Si vous posez des questions plus précises sur Reed Wakefield, vous donnerez peut-être un coup de pied dans la fourmilière. Voyez si Padilla était en service ce soir-là, s'il s'est confié à quelqu'un à propos de quelque chose qu'il aurait vu ou entendu, même dans la bouche d'autres chauffeurs.

Ochoa marqua une pause, et Nikki redouta qu'il ait envie de lui présenter des condoléances quelconques à propos de la scène du suicide.

— Oui, on va le faire, mais est-ce que je dois vous préciser que moi et mon partenaire, on a vécu une journée d'enfer, aujourd'hui ? De toute façon, vous vous en moquez, comme d'hab' !

Exact. Même les filles pouvaient sortir les dents !

Il n'était pas encore six heures, mais Rook passait la bandoulière de son sac sur son épaule.

— Alors, on rentre de bonne heure ?

– 242 –

— Je viens de recevoir un message de mon éditeur à First Press. Maintenant que l'affaire Soleil a pris une dimension internationale, ils veulent que je prépare un truc pour demain afin de pouvoir avancer la publication.

Tu vas terminer ton article ?

— Si seulement ! Je vais le commencer, oui !

— Je croyais que c'était fait depuis longtemps.

— Chuuut !

Il regarda tout autour de lui d'un air de conspirateur et chuchota :

— Mon éditeur aussi. Appelle-moi plus tard. Si tu veux, tu peux passer prendre une bière.