Avertissement
Sauf mention contraire, les citations qui ponctuent ce roman sont apocryphes.
Celui-là est pour Jimmy.
« - Salut, Toto, fit le petit homme vert. C'est bien la Terre, ici ?
- Oh ! non ? répéta Luke Devereaux. Ce n'est pas possible…
- Ah ? On dirait que si, pourtant. (Le petit homme vert éleva la main.) Une seule lune, dont les dimensions et les distances correspondent. Il n'y a qu'une seule planète dans le système solaire à n'avoir qu'une lune, et c'est la Terre. La mienne en a deux.
- Ciel ! dit Luke.
Il n'y avait qu'une seule planète dans le système solaire à avoir deux lunes, et c'était… »
Fredric Brown - Martiens, go home ! (Authentique)
- première partie -
L'ambassadeur désordonné
1. Le Camp de Mars
« Les supposés Martiens sont un miroir qui nous renvoie notre image déformée à la manière d'une caricature. »
Jean-Paul Sartre - Le Petit Homme vert n'est pas un humaniste.
Comme prévu, la deux-chevaux déglinguée qu'on m'avait refilée pour l'opération tomba en panne à quelques centaines de mètres du Camp de Mars. À l'issue de plusieurs tentatives - infructueuses, les gars de la technique connaissaient leur boulot -, je sortis de la voiture pour jeter un coup d'œil tout aussi inutile dans le moteur. Puis, après avoir rageusement rabattu le capot, je me dirigeai vers les véhicules les plus proches dont les silhouettes se dressaient, sombres, dans la lumière rasante qui baignait cet après-midi finissant du dernier automne de la dernière année du millénaire.
Tout en marchant vers les premières caravanes, je ne cessais d'épier les environs, à la recherche d'une faille dans le camouflage de l'important dispositif policier et gendarmesque déployé autour du Camp.
Bien entendu, il n'y en avait pas. Ni les deux planeurs blancs qui évoluaient, malhabiles, dans le ciel d'automne, ni le dirigeable mauve de l'Agence météo ne pouvaient passer pour suspects, sauf peut-être, à la rigueur, aux yeux du plus paranoïaque des kidnappeurs. Je n'étais d'ailleurs pas certain moi-même de l'implication d'un quelconque aéronef dans l'opération en cours ; ce n'est pas le genre de détail que mes supérieurs se soucient en général de me confier, en vertu du bon vieux principe de la division des tâches et de la compartimentation des connaissances.
La brise apporta à mes narines l'odeur d'un plat chargé d'épices. Je me mis aussitôt à saliver, tandis que mon estomac émettait une série de gargouillis ; je n'avais rien avalé depuis le petit-déjeuner, hormis une barre de pâte d'amande survitaminée deux ou trois heures plus tôt, pendant que d'autres que moi mettaient sur pied les ultimes détails de l'opération.
Les premières personnes que je rencontrai furent deux gamins d'une dizaine d'années, l'un blond, vêtu d'un genre de djellaba à rayures grossièrement tissée, et l'autre châtain, en jean trop long et sweat-shirt arborant une publicité délavée dont les caractères cyrilliques suggéraient qu'elle devait vanter les mérites de quelque entreprise d'État soviétique. Accroupis au bord de la route, ils étaient si occupés à retourner un crapaud mort du bout d'un bâton qu'ils ne remarquèrent ma présence qu'au tout dernier moment, lorsque mon ombre s'étendit jusqu'à eux.
« On l'a trouvé comme ça, dit le garçon en djellaba en désignant l'animal inerte.
- C'est pas bon signe », marmonna son compagnon avec un temps de retard en secouant l'épaisse masse de ses cheveux emmêlés.
Je haussai les épaules. « Il ne faut pas voir des signes partout. Dites donc, les enfants, ma voiture vient de me lâcher. Vous ne connaîtriez pas quelqu'un qui pourrait y jeter un coup d'œil ? »
Il n'y avait aucune trace de méfiance dans le regard qu'ils échangèrent avant de me répondre que ce n'était pas ça qui manquait. Puis ils se mirent à discuter entre eux des mérites respectifs des différents mécaniciens du campement. Ils parlaient à toute vitesse, dans ce créole à base de latin qu'emploient les Verts du Sud de l'Europe. Je réussis à saisir l'essentiel de ce qu'ils disaient, mais je m'abstins soigneusement de le montrer car mon personnage d'automobiliste en panne n'était pas censé comprendre cette langue.
« En résumé ? » les interrompis-je au bout d'un moment.
En résumé, ils me conseillaient d'essayer de trouver un nommé Lau, qui vivait dans un utilitaire Mercedes de couleur : « Euh… sombre garé pas très loin de la mare ».
- On t'aurait bien accompagné, ajouta le garçon aux boucles blondes, mais faut qu'on s'occupe du crapaud.
- Ouais, renchérit l'autre. C'est jamais bon signe quand quelque chose de vert crève. »
Le batracien défunt me paraissait plutôt brun-gris, mais peut-être fallait-il voir dans cette triste couleur la conséquence d'un séjour prolongé en plein soleil après son décès, lequel devait déjà remonter à plusieurs heures. J'espérais en tout cas que ce serait la seule créature verte qui mourrait dans le secteur ce jour-là.
Je pris congé des deux gamins en leur suggérant de pratiquer quelque rite funéraire connu d'eux seuls pour conjurer le mauvais sort. Ne voyez là aucune ironie de ma part : c'était ce que j'aurais fait à leur place - et à leur âge.
« T'inquiète pas, assura le gosse au sweat-shirt soviétique. On a ce qu'il faut en réserve. Tout ce qui est vert mérite attention, conclut-il en français.
- Tout ce qui est vert réclame le respect », récita à son tour son compagnon en djellaba.
Je fus tenté d'enchaîner « Tout ce qui est vert rappelle le Créateur », mais mon personnage n'était pas non plus censé connaître les prières et sermons des habitants du Camp de Mars. Je refoulai donc la phrase qui montait presque toute seule à mes lèvres, et saluai une dernière fois les deux gamins en des termes tout à fait anodins avant de me remettre en marche.
Lorsque je me retournai, au bout d'une trentaine
de pas, ils avaient reporté toute leur attention sur le crapaud. Plutôt soulagé de ne pas les voir se ruer au campement pour annoncer à cors et à cris la venue d'un étranger, je les abandonnai à leur jeu.
Qui était aussi un devoir.
Les origines du Camp sont obscures, et les légendes qui courent - ou que l'on fait courir - à ce sujet ont pour effet d'épaissir le mystère, d'autant que les rares personnes à connaître la vérité ont plutôt tendance à la garder pour eux. Par consensus, on admet néanmoins que les premiers occupants permanents se sont installés au tout début des années 70, autour d'un des rares points d'eau de cette partie du Larzac, quoique les avis divergent sur la composition du noyau initial, ainsi que sur la date à partir de laquelle ses membres ont commencé à fréquenter sporadiquement les lieux. Ce qui tendrait à indiquer qu'il y avait au départ plusieurs groupes, certains plus ou moins liés entre eux, d'autres tout à fait isolés, et qu'ils ont fini par fusionner sous la bannière du Petit Homme vert.
Je venais de dépasser la première caravane - un minuscule modèle des années 50 dont l'état suggérait qu'on le laissait à l'abandon depuis des années - lorsque j'éprouvai la sensation d'être épié. Même s'il m'était arrivé d'avoir des songes bizarres et de vivre des expériences troublantes, je ne croyais pas à la télépathie, ni aux pouvoirs psi en général ; ça n'empêchait pas mon instinct de me souffler non seulement qu'une paire d'yeux était braquée sur moi, mais aussi que le propriétaire de ce regard n'était pas tout à fait… eh bien, disons normal.
Désormais sur mes gardes, je poursuivis mon chemin sans chercher à dissimuler ma nervosité puisqu'elle pouvait passer pour naturelle en de telles circonstances. Ne venais-je pas de tomber en panne à vingt kilomètres du garage le plus proche ?
Tout en marchant, mine de rien, je ne cessais d'observer les alentours. On ne sait jamais. Si j'avais été un authentique automobiliste en panne, je n'aurais couru aucun risque à m'aventurer dans le Camp de Mars - et ce, même en poussant la provocation jusqu'à me vêtir comme un prince, bijoux inclus, et à descendre d'une Rolls-Royce avec chauffeur. Les Verts avaient hérité de leurs ancêtres les beatniks leur mépris de l'argent, tout comme ils avaient emprunté à leurs cousins disparus les hippies leur refus absolu de la violence.
Le problème, c'était que j'avais un tout autre motif de me trouver là, un motif qui ne plairait pas aux Campeurs, et moins encore aux ravisseurs dont la présence avait attiré plusieurs centaines de petits hommes bleus - enfin, pas si petits que ça, surtout en comparaison de l'ambassadeur - et tout un tas de personnalités en civil dans ce coin perdu du Larzac. J'avais toutes les raisons de craindre que ces inconnus, dont j'ignorais jusqu'au nombre, ne fussent pas aussi paisibles et désintéressés que leurs hôtes involontaires. Il ne devait pas y avoir beaucoup d'armes dans le Camp, mais on pouvait parier que les kidnappeurs en contrôlaient la quasi totalité, et qu'ils n'hésiteraient pas à s'en servir s'ils se savaient découverts et pris au piège.
Sans compter que ce ne seraient pas les otages qui leur manqueraient. En cette saison, près de huit mille personnes se pressaient autour du point d'eau sacré. Or ma mission consistait précisément à éviter, sinon un carnage, du moins que les choses ne tournent mal.
Un léger froissement sur ma gauche me confirma que j'avais de la compagnie. Il me suggéra également que mon invisible suiveur n'était pas un professionnel - ou alors peu consciencieux au point de trahir ainsi sa présence.
« C'est bon, sors de là », dis-je en français.
Une tête se haussa lentement au-dessus d'un muret de pierre. Je vis tout d'abord apparaître une touffe de cheveux noirs hérissés sur un crâne aplati, puis un front si bref qu'il ne laissait de place que pour un seul pli, suivi de deux yeux bruns affligés d'un strabisme convergent qui exprimaient à l'envi une idiotie congénitale d'anthologie, d'un nez aplati, d'une bouche entrouverte sur une dentition irrégulière et d'un menton imberbe le long duquel suintait un filet de salive.
Je ne suis pas du genre à juger les gens sur la mine, mais ce type était à l'évidence le plus parfait crétin qu'il m'eût été donné de rencontrer. J'en étais arrivé à me demander s'il savait seulement parler lorsqu'il balbutia, dans un français teinté d'une curieuse pointe d'accent qui était peut-être un simple défaut de prononciation :
« D-d-dj'voulais pôs… vûs embêter. C'était djuste… un djeu. »
Puis il replongea derrière son muret. Un grand timide, ce garçon. Il existait bien sûr une possibilité infime pour qu'il s'agît d'un remarquable comédien, et une autre, plus microscopique encore, pour que derrière ce masque de parfaite imbécillité se dissimulât l'un des ravisseurs de l'ambassadeur ; j'envisageai ces hypothèses avant de les rejeter en bloc, à peu près convaincu que je venais bel et bien de rencontrer l'idiot du village.
Enfin, celui du Camp de Mars.
N'ayant pas de temps à perdre avec un simple d'esprit, je repartis d'un bon pas sans plus me soucier de lui. La caravane suivante était tout aussi antique que la précédente, mais on lui avait donné récemment un coup de peinture, et l'un de ses pneus paraissait neuf. Je dépassai ensuite deux tipis étincelants en voile de polymère isotherme encadrant un combi Volkswagen bariolé de fleurs et de petits hommes verts tirant la langue, sans rencontrer personne d'autre qu'une fillette de trois ou quatre ans, vêtue d'un sac à pommes de terre percé de quatre trous pour laisser passer bras et jambes, qui me regarda avec de grands yeux limpides d'un vert presque bleu. Puis, après avoir laissé sur ma gauche trois autobus à impériale garés en triangle autour d'un feu où se pressaient une douzaine de silhouettes chevelues, je m'engageai sur un chemin qui sinuait entre les véhicules immobiles en direction du point d'eau central. Les odeurs de cuisine se succédaient en un véritable kaléidoscope olfactif, à peine troublé de temps à autre par un vague remugle d'eau croupie.
Les gens qu'il m'arrivait à présent de croiser, assis sur une pierre ou marchant à ma rencontre sur l'étroite piste, ne me prêtaient aucune attention, bien que ma tenue pût difficilement passer pour celle d'un Vert. Il était donc vrai, ainsi qu'on me l'avait assuré quelques heures plus tôt, que tous les habitants du Camp de Mars ne mettaient pas autant d'assiduité à respecter les codes vestimentaires que la profession de foi des fondateurs du mouvement prétendait leur imposer, en particulier parce que bon nombre d'entre eux étaient tout simplement trop pauvres pour cela. J'avais par conséquent tout loisir d'abandonner mon personnage initial pour en endosser un autre, celui d'un Campeur anonyme vaquant à ses occupations ; il présentait entre autres avantages celui de me permettre de dérouiller mon créole, qui en avait sûrement besoin.
La foule qui ne cessait de grossir n'était pas très différente de celle où je m'étais faufilé vingt ans plus tôt. Ainsi, le vert demeurait - et de loin - la couleur dominante, tant parmi les habits que les chevelures ; j'entrevis même une fille qui s'était peint le visage, le cou, les mains et les avant-bras jusqu'au coude. Les vestes et gilets en peau de mouton, les robes longues tricotées maison et les manteaux de fausse fourrure aux couleurs primaires étaient eux aussi toujours aussi nombreux, de même que les bérets de parachutiste débarrassés de leurs insignes, les casquettes à carreaux et les huit-reflets cousus de fleurs martiennes - ou supposées telles. Par contre, le loden avait effectué une percée en force chez les hommes, tandis que bandeaux et serre-tête avaient disparu de la chevelure des femmes. En outre, la majorité des inscriptions que portaient ces vêtements était désormais en caractères cyrilliques.
J'avais parcouru trois ou quatre cents mètres lorsque j'atteignis une place circulaire d'une vingtaine de pas de rayon, qui possédait la particularité - pour moi inédite - d'être pavée. Les terrains adjacents avaient été divisés en lopins triangulaires réguliers que séparaient des haies de troènes faméliques ; les maisons qui s'y dressaient avaient beau n'être que des modèles bon marché, démontables en quelques heures, cela ne les empêchait pas de paraître cossues en comparaison des véhicules cabossés et des tentes élimées qui les entouraient.
Il ne me restait plus qu'à identifier la fenêtre par laquelle un informateur avait « distinctement vu » l'ambassadeur. J'avais bien en réserve un ou deux prétextes tout à fait crédibles pour aller frapper à toutes les portes, mais cette méthode me semblait trop directe, surtout vêtu comme je l'étais. Avec un caftan vert printemps et des braies à rayures, j'aurais peut-être tenté le coup. Mais là, je ne le sentais pas. En outre, il y avait trop d'années que je n'avais pas fréquenté de mystiques du Petit Homme vert sur une longue période, et je ne voulais pas prendre le risque de me trahir pour un détail stupide - par exemple une évolution rapide du créole qui aurait échappé aux linguistes.
Assis sur un petit muret au bord de la place, je me mis donc en demeure d'attendre. Je savais que l'on ne me poserait pas de questions : les Verts considèrent en effet que chacun est libre d'agir à sa guise sans fournir d'explications du moment que sa conduite n'a aucune incidence sur autrui - ce qui explique d'ailleurs que l'on assiste parfois à certains comportements qui, en tout autre lieu, seraient jugés comme aberrants, et que malades mentaux et simples d'esprit se promènent en liberté dans tout le Camp…
La nuit gagnait peu à peu du terrain. La cuvette surpeuplée se piquetait de myriades de lumières tremblotantes, tandis que ses habitants se rassemblaient autour des feux en vue du repas du soir. J'aurais bien aimé me joindre à l'un de ces groupes, écouter les conversations, m'y mêler peut-être, avant de manger la soupe épaisse en y trempant une tranche large comme le pouce de ce pain bis à la croûte légèrement brûlée que l'on cuisait sur place avec des méthodes si artisanales que j'étais tenté de les qualifier de primitives. Pour tromper la faim qui recommençait à faire gronder mon estomac, je tirai de ma poche une bouchée de survie.
Je venais tout juste d'y mordre lorsqu'une voix s'éleva sur ma droite : « C'est bon ? Dje peux en ôvoir ? »
Surgi de nulle part, l'idiot du village se tenait à mes côtés, un sourire niais sur son visage plat. J'affrontai son regard un tantinet bovin, puis considérai pensivement le morceau de bouchée que je tenais encore. Ces quelques grammes de ce qui ressemblait à du chocolat représentaient l'équivalent nutritif d'un demi-steak - de quoi procurer une bonne indigestion si l'on venait juste de sortir de table.
« As-tu mangé ? » m'enquis-je.
Il me fixa d'un air perplexe tandis qu'il se creusait la mémoire. Puis, au bout de quelques secondes, il secoua lentement la tête, soudain interrompu par un borborygme impromptu qui fit monter le rouge à ses joues. Physiquement, c'était un homme adulte, proche de la trentaine, mais son âge mental ne devait pas dépasser sept ou huit ans ; lorsque je lui tendis le reste de la bouchée, il s'en saisit vivement pour le fourrer dans sa bouche avec une avidité d'enfant à qui l'on vient de donner une friandise.
« Meûrchi, mâchonna-t-il, la bouche pleine. C'est rôd'ment bon ! »
J'étais tenté de lui demander s'il m'avait suivi jusque-là, mais la réponse semblait si évidente que je renonçai à le faire. Il ne devait pas être aussi attardé qu'il en avait l'air, car je n'avais rien remarqué, alors que je n'avais cessé de m'assurer discrètement que personne ne me filait.
Une pointe de méfiance me tarauda. N'avais-je pas estimé un peu trop vite que j'avais affaire à un simple d'esprit ?
En tout état de cause, il me paraissait préférable de le garder sous les yeux.
Les protéines à assimilation ultrarapide qui constituaient l'essentiel de la bouchée n'eurent besoin que de quelques instants pour calmer mon appétit ; il en alla de même pour mon compagnon, qui se mit à se frotter le ventre d'un air satisfait. Je devinai qu'il aurait voulu émettre un commentaire, mais sans doute ce qu'il avait à exprimer était-il trop compliqué pour lui car il se contenta de me remercier d'un large sourire, bien entendu totalement dépourvu d'intelligence.
Nous restâmes plusieurs minutes silencieux, sans même nous regarder. Aussi étrange que cela puisse paraître, sa présence avait sur moi un effet apaisant. D'autres se seraient vraisemblablement sentis mal à l'aise, à cause des bruits plus simiesques qu'humains qu'il émettait de temps à autre avec sa bouche, et aussi de l'odeur de fauve qui émanait de son corps peu ou pas lavé, mais cela ne me dérangeait pas plus que ça.
À vrai dire, je le trouvais même plutôt sympathique.
« Vûs vûlez voir un trôc ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
- Un quoi ? »
Son front se plissa sous l'effort. Il n'y eut tout d'abord qu'un seul pli, mais l'amorce d'un second apparut entre ses sourcils tandis que son strabisme s'accentuait.
« Un truic, lâcha-t-il, la bouche en cul de poule.
- Un truc ? » Il hocha la tête avec vigueur, projetant des gouttes de salive aux alentours ; par chance, aucune d'elles ne m'atteignit. « Quel genre de truc ? »
Il regarda autour de lui d'un air méfiant. Puis, se penchant en avant, il me chuchota à l'oreille, sans la moindre faute de prononciation pour une fois : « Un Vert. »
Je le considérai avec un étonnement non dissimulé. « Des Verts, il y en a plein le Camp. »
Il émit un rire aigu de petite fille.
« Lui, c'est un vrô.
- Un vrô ? »
Il se concentra à nouveau. Cette fois, le second pli était nettement visible. Pour le troisième, il lui faudrait attendre un sérieux début de calvitie. « Un vraye, finit-il par articuler. Un al-gé-ôm. »
Cette fois, j'avais compris.
« Tu sais où il est ? »
Un individu doté d'une intelligence normale - et même un peu en dessous de la moyenne - aurait inévitablement remarqué ma précipitation, mais l'idiot était bien au-delà, ou plutôt en deçà, des considérations de ce genre. Il ne songea pas non plus à me poser la moindre question au sujet des raisons de mon intérêt.
« Ui », se contenta-t-il de répondre fièrement.
Il hésita, comme s'il voulait ajouter quelque chose. Puis, se levant d'un bond, il me prit la main et m'entraîna en courant à travers la place à présent déserte en chantonnant à mi-voix : « Nous allons voir le Vert/Na-na-na na-na-nère ! »
Je révisai mon hypothèse à la baisse. Quatre ou cinq ans d'âge mental. Pas plus.
De l'autre côté de l'étendue pavée, nous nous engageâmes dans une venelle boueuse bordée de troènes. À quelques pas de là, l'idiot me lâcha la main et, s'accroupissant, il écarta les branchages pour révéler un trou dans la haie assez large pour livrer passage à un homme adulte. Il le franchit le premier. Je profitai du bref instant de solitude qui m'était offert pour vérifier le fonctionnement de mon équipement de combat. Si ce demeuré ne m'avait pas mené en bateau, les choses sérieuses étaient sur le point de commencer.
De l'autre côté des troènes s'étendait un jardin en forme de triangle où se dressait une petite maison au toit de panneaux solaires. Ses murs, d'un rose si vif qu'il ressortait dans la pénombre, étaient constellés de grosses étoiles vertes disposées de manière anarchique. Toutes les fenêtres en étaient illuminées, et l'on voyait des ombres indistinctes passer de temps à autre devant l'une d'elles, toujours la même.
« C'est là ? » chuchotai-je.
Le simple d'esprit acquiesça avec un sourire béat. Je lui collai dans les mains une tablette de glucose à la caroube pour le remercier, en lui conseillant de ne pas bouger. Puis, plié en deux, je courus jusqu'à la fenêtre la plus proche, par où je risquai un coup d'œil - non sans avoir vérifié, par principe plus que par méfiance, que mon compagnon était bien resté en arrière
Le spectacle que je découvris me coupa le souffle. Sur un lit circulaire à baldaquin provenant sans doute de quelque bordel fermé depuis belle lurette, une demi-douzaine de jeunes femmes qui me donnaient l'impression d'être des call-girls s'enlaçaient, s'entassaient, s'agglutinaient dans des positions incongrues et dans le plus simple appareil, sans jamais cesser de s'empresser autour du Petit Homme vert qui étai l'objet de toutes leurs attentions.
Contexte #1
« L'archipel d'Hawaii vient de déclarer son indépendance. Après l'Alaska l'année dernière et la Floride au début de l'été, c'est le troisième État à se séparer formellement des USA. Néanmoins, la rupture semble ici beaucoup plus nette ; alors que l'Alaska demeure un État associé, qui continue à confier sa défense aux USA tout en assurant lui-même ses relations internationales, et que la Floride, quoique indépendante sur ces deux plans, reste soumise aux lois fédérales, Hawaii désire désormais traiter d'égal à égal avec Washington. Il est toutefois à craindre que cela ne soit pas pour tout de suite car, rappelons-le, la constitution des États-Unis d'Amérique interdit toute sécession. Là où ses prédécesseurs ont su astucieusement profiter des incohérences du système législatif fédéral afin de conquérir une part plus ou moins grande d'autonomie, Hawaii a choisi de s'appuyer sur l'URSS pour défendre une position juridiquement intenable, que le président Reagan a qualifié de "putain de saloperie de magouille rouge". »
(Dépêche Agence France-Presse, 17 octobre 1988)
2. Celui-qui-dit-la-Vérité
« En avant, Mars !
Mars après Mars nous avançons !
Pas question de faire Mars arrière !
En avant, Mars ! »
Triangle - En avant, Mars !
Bien que le programme spatial des États-Unis d'Amérique, mis sur pied en hâte à la fin des années 50 après le lancement de Sputnik-1 par l'URSS, fût tourné avant tout en direction de la Lune, il comportait également un volet dédié à l'exploration du Système solaire. Ainsi, 1962 vit le lancement vers Vénus des deux premières sondes Mariner, dont l'une parvint à destination, premier engin conçu par l'Homme à atteindre une autre planète en état de marche. Deux ans plus tard, une autre paire de sondes similaires fut expédiée vers Mars, mais seule Mariner-3 émettait encore à l'approche de la Planète rouge, dont elle transmit près de cinquante clichés avant de se perdre dans l'infini.
L'étude approfondie de ces premières photos d'un monde qui fascinait depuis toujours l'être humain, ainsi que celle des autres données recueillies, permit très vite de déterminer que l'atmosphère martienne, quoique ténue, comportait suffisamment d'oxygène pour être respirable dans les parties les plus basses de la planète, où régnait une pression équivalente à celle que l'on pouvait mesurer sur Terre entre quatre et cinq mille mètres d'altitude. Et comme les clichés laissaient aussi deviner la présence d'eau à l'état liquide au fond des vallées les plus encaissées, les probabilités en faveur de l'existence d'une vie indigène s'envolèrent soudain en flèche.
L'importance de cette nouvelle et l'excitation qui s'empara de l'opinion publique à son annonce firent que Mariner-5, que l'on avait initialement prévu d'envoyer seule vers Vénus, fut lancée en direction de Mars, suivie de près par Arès-1, une sonde conçue pour se poser en douceur sur la Planète rouge. La présence d'une enveloppe gazeuse relativement dense rendait en effet cette manœuvre beaucoup plus facile que sur la Lune, où un dispositif de rétropropulsion était indispensable si l'on ne voulait pas s'écraser ; sur Mars, une fois la rentrée dans l'atmosphère effectuée, il n'y avait plus qu'à déployer un parachute et à se laisser descendre dans le ciel d'un bleu plus sombre que sur la Terre.
Le 18 juin 1967, à 5 h 34 heure de Paris, Arès-1 toucha le sol martien dans la région de Chrysia Planitia, un peu plus brutalement que prévu en raison d'une mauvaise extrapolation de la pression atmosphérique locale. Et sans doute le choc dut-il mettre hors d'usage quelque pièce vitale car la sonde tomba presque aussitôt en panne, non sans avoir transmis auparavant un unique cliché à la Terre - un gros plan d'un Petit Homme vert tirant la langue à l'objectif.
Et moi, presque trente-cinq ans plus tard, j'étais en train de regarder le premier ambassadeur martien s'envoyer en l'air avec une brochette de Terriennes qui n'auraient pas déparé sur la couverture de quelque magazine léger.
« Alors, on joue les voyeurs ? »
Je me retournai vivement, prêt à me battre ou à partir en courant nécessaire. Mais le vieil homme qui venait de s'adresser à moi en créole portait la robe émeraude des Truthmen, et Ceux-qui-disent-toujours-la-vérité sont connus pour ne jamais user de violence.
Quelqu'un n'ayant jamais mis les pieds dans le Camp de Mars se serait sans doute méfié en dépit de cette réputation. Pas moi. Car j'avais grandi en ces lieux, au milieu de ces gens, j'avais été l'un d'eux, et tout avait contribué à inscrire en moi le respect du Truthman et la confiance en sa personne.
« Reconnais que c'est un spectacle inhabituel », répondis-je dans la même langue.
Il sourit… Enfin, il effectua une étrange grimace qui dessina un incroyable réseau de rides joyeuses sur son visage buriné. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Au moins quatre-vingts ans, estimai-je. Plutôt vieux pour un Truthman, surtout si l'on considérait que les Verts appartenaient pour la plupart à la génération du baby-boom.
« Un spectacle sacré, corrigea-t-il, l'accouplement d'un dieu venu du ciel avec les filles des hommes. »
Je lui rendis son sourire, les rides en moins. « Je me demande s'il y aura des petits… »
Il haussa les épaules, une moue grivoise sur ses lèvres minces. « Ça m'étonnerait que des professionnelles prennent le risque de se retrouver enceintes du dieu. D'ailleurs, rien ne dit que ce soit possible. » Il fit un pas en avant pour jeter à son tour un coup d'œil par la fenêtre. « Et ça fait quarante-huit heures que ça dure !
- Sans interruption ? »
Il reporta son attention sur moi. Un début de cataracte voilait son œil gauche. « Oh, ils ont bien dû dormir quelques heures çà et là. D'ailleurs, l'une des filles a déclaré forfait cet après-midi. Elle disait que le vroum lui donnait des palpitations. »
Supposant que ce vocable inconnu désignait quelque drogue, connue ou inconnue de moi, je hasardai : « Elle en avait pris beaucoup ? »
Mon interlocuteur inclina la tête sur le côté et me considéra un instant, les yeux plissés. Ses traits n'exprimaient aucune émotion particulière.
« À mon avis, c'est surtout le dieu qui faisait battre son cœur trop fort et trop vite », éluda-t-il, un soupçon d'ironie dans la voix. Hormis la phrase qu'il avait employée pour me héler, il ne m'avait encore posé aucune question sur la raison de ma présence en ces lieux, et je savais qu'il ne le ferait pas. Ceux-qui-disent-la-vérité ne se mêlent pas des affaires d'autrui - ce qui ne signifie pas forcément qu'ils soient dépourvus de toute curiosité.
De mon côté, je commençais à me demander ce qu'il fichait là, lui. Il ne pouvait en aucun cas s'agir d'un genre de garde ou de surveillant ; aucun Truthman n'accepterait de jouer un tel rôle, et nul ne serait assez insensé pour se déguiser en Truthman à l'intérieur du Camp de Mars, pas même le plus enragé des terroristes. C'est un coup à se réveiller en pleine nature à des kilomètres de la première maison - tout nu, peint en vert, et condamné à mourir asphyxié au bout de quelques heures si l'on ne trouve pas un moyen de se débarrasser de la peinture.
S'il y a une chose avec laquelle les Verts plaisantent, c'est bien la religion, dont ils ont toujours eu une approche assez… eh bien, parodique semble le terme approprié. Mais cela ne les empêche pas de conférer un caractère sacré à un certain nombre de tabous, rites, symboles et coutumes - dont l'essence même de Celui-qui-dit-la-vérité fait partie.
Le Truthman est par définition le représentant, l'incarnation du Martien sur Terre. Seul un Martien en chair et en os saurait être plus sacré que lui.
« Comment est-il arrivé ici ? m'enquis-je, l'air de rien.
- J'ai entendu dire que des Verdâtres l'ont pris en stop à la sortie de Mende. »
L'image d'un Petit Homme vert levant le pouce au bord d'une nationale presque déserte apparut dans mon esprit - incongrue, mais terriblement réelle. Cette scène s'était produite ; je n'étais pas en train de l'imaginer.
« Il faisait du stop alors que la planète entière le cherche ? m'écriai-je.
- C'est ce qu'on raconte.
- Et quelle est sa version ? »
Celui-qui-dit-la-vérité émit un discret soupir en détournant le regard. « On voit que tu n'as pas encore parlé avec lui », murmura-t-il.
Il n'était pas question de laisser passer sans réagir la perche qu'il venait de me tendre - peut-être sans s'en être rendu compte lui-même. « Je ne demande que ça. »
Mon interlocuteur souffla bruyamment par les narines, puis désigna du menton la fenêtre - et, surtout, le spectacle qui se déroulait de l'autre côté de la vitre sale et couverte de traces de doigts. Je notai machinalement que certaines de ces empreintes digitales ne ressemblaient à rien de connu.
« Sans vouloir te contrarier, je crains qu'il ne te faille attendre un peu. Le dieu a demandé qu'on ne le dérange pas.
- Jusqu'à quand ?
- Jusqu'à ce qu'il ait fini. Mais ensuite, je peux m'arranger pour que tu sois l'un des premiers à le rencontrer.
- Vraiment ?
- Ne crois pas que ce soit un cadeau.
- Je ne comprends pas.
- Tu comprendras quand tu l'auras en face de toi. Maintenant, nous allons partir tous les deux. Nous n'avons rien à faire ici. »
Il n'avait donc pas remarqué le simple d'esprit, lequel avait dû se dissimuler - ou s'éclipser - pendant notre conversation car ce fut en vain que je le cherchai du regard dans la pénombre.
« Je boirais bien quelque chose de chaud », dis-je en guise de réponse.
Le Truthman sourit à nouveau et le réseau de rides envahit tout son visage. « J'ai de quoi faire du thé dans ma tente », proposa-t-il.
La situation me paraissait claire, désormais. L'ambassadeur n'avait pas été enlevé : il avait fugué. Et le Camp de Mars n'était nullement devenu le repaire d'éventuels kidnappeurs ; au contraire, j'avais l'impression que ses habitants faisaient bloc autour de la personne du Petit Homme vert. Tous ces gens réunis, ces ultimes rejetons de la contre-culture des années 60, que seule une mystique commune avait réussi à maintenir soudés jusqu'à l'aube du Troisième Millénaire alors que tous les groupes similaires se délitaient jusqu'à disparaître ou étaient récupérés par des sectes, tissaient instinctivement un réseau de protection autour de celui qu'ils avaient appris à considérer comme un dieu bien avant qu'il n'eût franchi plusieurs dizaines de millions de kilomètres à bord d'un vaisseau soviétique pour venir leur rendre visite en personne.
Tout le monde devait être plus ou moins au courant de sa présence dans le Camp, mais les Verts, fidèles pour la plupart à leur réputation de nonchalance, ne s'étaient pas précipités pour lui souhaiter la bienvenue ou lui baiser les pieds. Il y avait même gros à parier qu'ils ne se souciaient guère de savoir où il logeait
précisément - en dehors des gamins, des simples
d'esprit et des espions, bien entendu.
Ce fut à regret que je quittai le jardin en compagnie du si aimable Truthman. Toutefois, la contrariété que je ressentais fut en partie balayée lorsque je découvris qu'il avait planté sa tente quelques mètres à peine au-delà de la haie marquant le fond du jardin - un poste d'observation de rêve sur le portail principal.
En théorie, j'aurais dû sans attendre prévenir mes supérieurs de la nouvelle situation, mais je ne voyais pas comment m'y prendre discrètement en présence de Celui-qui-dit-la-vérité. Pour l'instant, il me paraissait plus important de faire ami-ami avec mon hôte. il détenait à l'évidence des informations qui pourraient se révéler utiles à toutes les personnes appelées à traiter avec l'ambassadeur, informations qu'il était plus facile de l'inciter à partager dans les circonstances présentes qu'en le molestant dans une salle d'interrogatoire.
Je n'appris pas grand-chose d'intéressant pendant que mon hôte préparait le thé. Je tentai bien de poser une ou deux discrètes questions, mais il ramena chaque fois la conversation sur la tâche qu'il était en train d'accomplir, comme si la température de l'eau, la forme de la théière ou le temps d'infusion étaient à ses yeux des sujets bien plus intéressants que le Petit Homme vert qui lutinait six filles à la fois dans la maison voisine.
« Tu n'es pas venu ici depuis longtemps », remarqua-t-il après m'avoir tendu un verre plein d'un liquide jaune sombre et fumant dont l'odeur familière me ramena vingt ans en arrière.
Je renonçai instantanément à mentir. « Comment l'as-tu su ?
- Certaines tournures que tu emploies datent un peu, et tu sembles ignorer les structures syntaxiques apparues ces dernières années… » Il m'en fournit plusieurs exemples, qui me firent dresser les cheveux sur la tête. « Cela dit, je te félicite d'être revenu dès que tu as su que le dieu était ici. »
Je crus lire dans son regard qu'il se demandait comment j'avais bien pu l'apprendre, mais il était trop
respectueux d'autrui pour me poser directement la question - et il ne fallait pas compter sur moi pour lui fournir une réponse qui, étant donné les circonstances, n'aurait pu être qu'un mensonge.
« Je ne vois pas ce que j'aurais pu faire d'autre », dis-je.
Ce qui était la pure vérité.
La conversation roula sur les sujets les plus divers. Le Truthman était un grand bavard, apparemment capable de discuter de tout et de rien dès lors qu'il s'agissait de passer le temps. Il commença par me décrire quelques-uns des changements qui avaient eu lieu dans le Camp de Mars au cours des dernières années - rien de bien intéressant -, puis embraya sans prévenir sur un discours mystique assez obscur, avant de se mettre à passer en revue l'actualité récente. Je me contentai pendant tout ce temps de hocher la tête en lui donnant la réplique, sans cesser de surveiller l'entrée du jardin et la maison dont le toit était visible par-dessus la haie.
Une bonne demi-heure s'était écoulée lorsqu'une voix féminine s'éleva de l'autre côté des troènes pour demander en français, avec un léger accent marseillais : « Truthman ? Où êtes-vous ?
- Ici ! » Celui-qui-dit-la-vérité m'adressa un clin d'œil, tandis que des bruits de pas se rapprochaient. « On dirait que tu as de la chance », ajouta-t-il à voix basse.
Une jeune femme enroulée dans un drap rose pâle franchit la grille et se dirigea vers nous en ondulant des hanches. Ses longs cheveux blonds flottant sur ses épaules lui donnaient un vague air de ressemblance avec la Vénus de Botticelli, mais elle était incontestablement plus jolie - et bien plus mince.
« Je crois qu'il voudrait vous voir, dit-elle au Truthman sans m'accorder le plus petit soupçon d'intérêt.
- A-t-il dit pourquoi ? »
La jeune femme, à présent debout près du feu, leva les yeux au ciel. « S'il l'a fait, on ne s'en est pas aperçu, répondit-elle d'une voix où perçait une certaine aigreur. En tout cas, à votre place, je me dépêcherais d'y aller avant qu'il ne recommence comme l'autre fois… »
Son emploi du français et du vouvoiement confirmaient qu'il ne s'agissait pas d'une habitante du Camp. Qui avait bien pu amener là ces femmes ? Et pourquoi engager des professionnelles, alors que les jolies Vertes désireuses de faire plaisir à l'ambassadeur devaient littéralement pulluler ?
« Tu as raison, ma belle », dit le Truthman. Il sauta sur ses pieds avec une vivacité inattendue de la part d'un si vieil homme. « Il ne faut pas faire attendre un si important personnage ; il est bien connu que les dieux n'ont pas de patience.
La maison était divisée en deux pièces carrées d'environ quatre mètres de côté. La première, équipée d'un évier, était encombrée de caisses en mauvais état et de piles de planches moisies. Une affiche froissée de la dernière tournée de Triangle, en 1987, était punaisée de travers sur le mur de droite, à côté d'un chauffe-eau antédiluvien à l'émail écaillé. Le chat noir et blanc qui somnolait sur un lave-linge hors d'usage ouvrit deux yeux d'or, nous observa un instant avec une attention si soutenue qu'elle suscita en moi un léger malaise, puis les referma lentement, avec une expression de prêtre qui vient de donner sa bénédiction.
L'ambassadeur se trouvait dans la seconde pièce, étendu les bras en croix au milieu du fameux lit circulaire. Un panache de fumée bleutée montait du trois-feuilles planté verticalement entre ses lèvres. Hormis celle qui était venue nous chercher, il n'y avait pas la moindre fille en vue.
« Je vous laisse, hein ? » fit-elle.
Celui-qui-dit-la-vérité abaissa les paupières en signe d'acquiescement, et elle s'éclipsa sans demander son reste. Il était flagrant qu'elle ne tenait pas à passer plus de temps que nécessaire en présence du Martien - ce qui n'avait rien de surprenant si l'on considère qu'elle ne l'avait quasiment pas quitté au cours des dernières quarante-huit heures.
Le Petit Homme vert s'assit sur son séant lorsque nous entrâmes. « Ah, Trut'man ! s'exclama-t-il. C'est des sacrées gonzesses que t'as là ! Faudrait nous en envoyer quelques milliers comme ça sur Mars. » Son regard noir, aussi brillant que des yeux d'animal en peluche, se posa sur moi. « Une nouvelle tête ! Excellent ! Peut-être qu'il sait jouer au poker, lui !
- Tu as de l'argent ? m'enquis-je.
- J'ai tout le pognon que je veux, répliqua l'ambassadeur en me jetant au visage une poignée de billets qui n'était pas là un instant plus tôt. Mais je ne trouve personne pour jouer ; paraîtrait que ça serait… Comment tu dis, déjà ? lança-t-il au Truthman. Ah, oui : immoral ! »
Je retins le sourire qui me montait aux lèvres. Les Verts, pour qui les jeux d'argent - et, pour tout dire, l'argent tout court - sont, selon l'expression consacrée, des « pièges à cons », avaient dû être très ennuyés de découvrir que leur dieu n'avait pas du tout la même opinion qu'eux à ce sujet.
« Il faudrait aussi des cartes, signalai-je.
- Tu en as, Trut'man ?
- Non, et je crains qu'il ne soit difficile d'en…
- Tututut ! le coupa le Martien d'un ton impérieux. Tu ne me feras pas croire qu'il n'y en a pas au moins un jeu dans ce foutu Camp ! » Il désigna la porte. « Allez, magne tes fesses ! Mon pote et moi n'avons pas que ça à faire !
- Ça ne te dérange pas de rester seul avec lui ? me demanda Celui-qui-dit-la-vérité, visiblement contrarié par la façon cavalière dont il venait de se faire congédier.
- Pas du tout », assurai-je.
C'était un euphémisme.
« Évite de le contredire », me souffla-t-il à l'oreille avant de quitter la pièce.
Je ne perdis pas une seconde après son départ. J'avais largement eu le temps de réfléchir à ce que je dirais
à l'ambassadeur lorsque je le retrouverais. De toute manière, il n'était pas question d'essayer de le convaincre de quoi que ce fût, mais de le mettre devant le fait accompli : ses petites vacances étaient finies, et bien finies.
« Je suis envoyé pour m'assurer que tu vas bien, attaquai-je.
- Envoyé ? Par qui ?
- Le gouvernement français… » Devant son expression d'incompréhension, je me crus obligé d'ajouter : « La France est un pays. Nous sommes sur son territoire.
- Et alors ?
- Alors ? Ces gens-là préféreraient te savoir sous bonne protection dans une chambre d'un grand hôtel plutôt qu'ici.
- Les Verts sont mes potes.
- Les Verts te prennent pour un dieu.
- Qui te dit que je n'en suis pas un ?
- Tu es un Martien. »
Il me tendit soudain le joint, sans doute parce qu'il ne trouvait rien à répondre. « T'en veux ? »
Je secouai la tête. « J'ai arrêté.
- Quelle drôle d'idée ?
- Ça me rendait parano.
- Parano ?
- Paranoïaque.
- C'est une maladie mentale, non ?
- Dans ses formes graves, oui. Là, c'était juste un effet secondaire désagréable. Disons que ça me flanquait des angoisses irraisonnées.
- Alors, t'as arrêté ?
- Oui.
- C'est marrant : à moi, ça me donnerait plutôt envie de rigoler… ou alors de fermer les yeux et de me laisser porter par… T'es sûr que t'en veux pas ?
- Sûr et certain. Écoute, le Camp est cerné. Si tu n'en sors pas de toi-même assez rapidement, les flics vont être obligés de venir te chercher. Et comme ils croient que tu as été enlevé, ils risquent d'être un peu… brutaux. »
Il tourna un œil intrigué dans ma direction. « Brutaux ? répéta-t-il du bout des lèvres.
- Violents. »
Il ricana. « Ça n'est pas pour me déplaire. Qu'ils y viennent !
- Tu ne comprends pas : c'est aux Verts qu'ils vont s'en prendre. Parce qu'ils les pensent potentiellement complices des ravisseurs.
- Quels ravisseurs ?
- Le plus simple serait que tu me suives. Une fois hors du camp, tu seras pris en charge, et tu n'auras plus à t'occuper de rien…
- Je préfère rester ici. Va le leur dire.
- Ce n'est pas ce qu'ils ont envie d'entendre.
- Tant pis pour eux.
- Donc, tu te contrefiches de ce qui peut arriver aux Verts… par ta faute ? »
Il me dévisagea avec des yeux ronds. « Hé, minute : ce sont eux qui m'ont accueilli. Moi, je n'avais rien demandé. J'ai même été surpris de découvrir qu'ils me prennent pour un dieu, tu vois ? »
Je voyais surtout que j'allais avoir toutes les peines du monde à le décider à m'accompagner. Par bonheur, il me restait plusieurs atouts dans ma manche - dont un petit pistolet à air comprimé tirant des fléchettes censées paralyser temporairement le Petit Homme vert. Je commençais à me demander si je n'allais pas l'employer et filer, l'ambassadeur sur l'épaule, avant le retour du Truthman, lorsque la porte d'entrée de la maison fut rabattue contre le mur avec une violence qui n'augurait rien de bon.
« It's there ! aboya une voix rude. Take it and kill him ! »
Contexte #2
« Venez travailler en URSS !
» Depuis quatre-vingts ans, des camarades travailleurs de tous les pays viennent aider les camarades travailleurs de la grande Union soviétique à ériger un monde meilleur, débarrassé de la tyrannie du capitalisme bourgeois aux mains des crypto-fascistes.
» De nombreux emplois vous sont offerts dans toutes les spécialités. Que vous soyez camarade travailleur manuel ou camarade travailleur intellectuel, l'URSS a besoin de vous pour assurer la victoire définitive de la dictature du prolétariat et le règne du socialisme sur toute la planète.
» Ne gaspillez pas votre énergie pour un patron qui vous exploite. Mettez-la plutôt au service de la plus grande des causes : le bonheur de l'Humanité.
» Camarades travailleurs, l'objectif fixé par Marx est désormais à notre portée. Unissons-nous et demain, l'Internationale sera le genre humain ! »
(Affiche de recrutement soviétique, circa 1990.)
3. Un peu d'action
« Ces Martiens… ces Martiens que l'Amérique nous envoie à la face sont des veaux - petits et un peu verts, mais des veaux tout de même. »
Général De Gaulle, discours télévisé du 6 septembre 1967.
Malgré ma maîtrise de l'anglais - que je parle presque aussi bien que le russe, c'est tout dire -, ou peut-être à cause d'elle, je faillis ne pas comprendre à temps qu'on venait de donner l'ordre de me tuer, occupé que j'étais à m'interroger sur les raisons qui poussaient le nouveau venu à employer le pronom personnel neutre it, théoriquement réservé aux choses et aux animaux, pour désigner l'ambassadeur.
Puis, avec ce qui me parut rétrospectivement une lenteur mortelle - Kill him ! - , le sens de ses paroles - KILL HIM !! - se fraya un chemin à travers ma conscience - KILL HIM !!! - et, court-circuitant ma volonté défaillante, il déclencha une série de réflexes conditionnés - KILL HIM !!!
Ou alors, ce fut le claquement sec de la sécurité d'une arme que l'on ôtait.
Je me jetai sur le côté, tout en dégainant de la main gauche le petit automatique logé dans un holster sous mon aisselle droite.
Oui, je suis ambidextre. Ça aide, parfois.
Une rafale crépita, des projectiles me frôlèrent pour aller s'enfoncer dans le lino vert pâle. Je roulais déjà à terre, protégé du tireur par la cloison qui séparait les deux pièces. Je me redressai d'un coup de reins et, le bras tendu, je pressai la détente à deux reprises, tirant à l'aveuglette à travers le seuil. Ma deuxième balle dut faire mouche, à en juger par le cri de douleur qui s'éleva aussitôt après que je l'eus tirée.
Comme je m'y attendais, j'obtins en réponse un véritable tir de barrage qui grêla le fond de la pièce d'une constellation d'impacts déchiquetés. Le trouble-fête avait donc des complices, mais il m'était difficile d'estimer leur nombre, car ils avaient tiré tous en même temps. J'aurais cependant parié qu'ils n'étaient pas plus de deux ou trois.
Soudain inquiet pour l'ambassadeur, je le cherchai du regard. Je le découvris debout derrière moi, qui finissait de se rhabiller avec des gestes paisibles. Il avait fait bigrement vite, mais il semblait avoir un mal fou à nouer sa cravate ornée d'une pin-up en petite tenue. Comme je m'étais instinctivement accroupi lorsque nos agresseurs avaient riposté, je me trouvais à la bonne hauteur pour lui donner un coup de main.
« Je vais te sortir de là », chuchotai-je.
Il leva vers moi des yeux inexpressifs, d'un vert plus pâle que sa peau. « Tu m'as l'air bien sûr de toi.
- Je suis là pour ça.
- Je croyais que tu étais venu me chercher. »
Une nouvelle salve couvrit heureusement ma réponse, qui n'avait pas grand-chose de diplomatique. Je crois que c'était l'absence apparente de toute inquiétude chez le Martien qui m'irritait. Ne comprenait-il donc pas que nous étions en danger de mort ?
Enfin, surtout moi, mais nul n'était à l'abri des balles perdues.
Cette fois, je parvins à identifier quatre armes différentes - deux Uzi, un fusil-mitrailleur et un revolver de gros calibre, .38 Special ou .357 Magnum. Si nous avions été dans un roman d'espionnage, j'aurais dit que ça sentait la CIA à plein nez.
Je distinguai du coin de l'œil un mouvement derrière l'unique fenêtre de la pièce - celle par laquelle le Truthman et moi avions brièvement assisté aux ébats du Petit Homme vert et de sa brochette d'hétaïres. J'étais déjà en train de lever mon arme, prêt à faire feu, lorsque je reconnus derrière la vitre le visage resplendissant d'inintelligence du simple d'esprit. Il choisissait bien son moment, celui-là ! J'avais bien failli lui expédier une balle avant de l'identifier. Je lui intimai par signes de s'en aller, mais il préféra ignorer mes gestes désespérés pour rester là à contempler le Martien avec des yeux de sardine plus très fraîche.
Il devenait urgent de donner l'alerte. Je ne dirais pas que je me sentais soulagé que le dispositif des forces de l'ordre fût en fin de compte appelé à intervenir, mais il est vrai que cela me réconfortait de le savoir là, tout autour du Camp de Mars, prêt à nous tirer d'affaire.
Ou à compliquer un peu plus la situation. On ne savait jamais, avec ces gens qui ont la drôle d'idée de tous porter le même uniforme.
Je mis sous tension le petit émetteur dissimulé dans mon écharpe et approchai de mes lèvres le micro cousu dans les franges qui la bordaient : « Grand Bonhomme ? » J'avais chuchoté ces mots, espérant que le son de ma voix ne parviendrait pas à nos agresseurs. « Ici Petit Homme vert. »
Une voix nasillarde grésilla dans mon oreillette : « Je vous écoute, P.H.V.
- J'ai retrouvé le Bébé volé, mais on essaye de me le reprendre. Magnez-vous le train ! Je laisse l'émetteur branché… »
J'étais sur le point d'ajouter que nous n'étions pas en présence d'un enlèvement, et que les Verts n'avaient de toute manière rien à voir avec ce mic-mac, lorsqu'une nouvelle série d'impacts rageurs fit trembler le mur derrière lequel je m'abritais, à hauteur de ma poitrine ; nos agresseurs évitaient de tirer trop bas, sans doute par crainte de toucher l'ambassadeur. Par chance, la cloison résista vaillamment ; dans le cas contraire, toute la partie supérieure de mon individu aurait été hachée menu.
Je ripostai, puis me hâtai de recharger mon arme tandis qu'une grêle de projectiles secouait à nouveau la paroi. L'une d'elle parvint même à traverser le polymère moulé ; elle passa en chuintant à quelques centimètres de mon nez pour aller se perdre dans le matelas circulaire, dont l'état suggérait qu'il venait de servir de théâtre à sa dernière orgie.
Il était hors de question de moisir dans ce piège. La porte d'entrée nous étant interdite, la fenêtre demeurait la seule issue, à condition d'y parvenir sans recevoir une volée de balles : comme elle se trouvait à l'autre bout de la pièce, nous étions obligés de nous découvrir si nous voulions l'atteindre.
« Qui sont-ils ? » demanda l'ambassadeur.
Avançant la main dans l'embrasure de la porte, je tirai au hasard quelques balles qui durent se loger dans les murs ou le plafond de la pièce voisine, avant de répondre : « J'aimerais bien le savoir.
- Tu n'en as pas la moindre idée ?
- Il me paraît plus important de filer d'ici », éludai-je en désignant la fenêtre du menton.
Le Martien acheva d'ajuster sa veste croisée, tira sur sa cravate pour en assurer le nœud confectionné par mes soins, se pencha pour essuyer une trace sur sa chaussure gauche à l'aide de sa manchette empesée, avant de m'adresser un clin d'œil caricatural qui me donna à penser qu'il avait appris cette mimique récemment - sans doute depuis son arrivée sur Terre quelques jours auparavant.
« Prépare-toi à foncer ! » annonça-t-il avec un sourire qui évoqua pour moi quelque carnassier extraterrestre sur le point de s'octroyer un festin de Terriens bien tendres.
Détendant ses courtes jambes, il effectua un bond, tout aussi impressionnant que précis, qui l'amena pile dans l'encadrement de la porte. Là, enfonçant ses pouces dans ses oreilles, il se mit à agiter ses doigts souples comme des serpents en tirant la langue avec un bruit absolument répugnant.
Cet acte d'une folle témérité - un ravisseur trop nerveux aurait pu l'abattre par accident - me stupéfia à ce point que je faillis oublier de profiter de l'occasion. Toutefois, si mon esprit demeurait en suspens, mon corps, à nouveau, ne se laissa pas distraire ; j'avais sacrifié assez d'heures à l'entraîner pour qu'il réagît pour ainsi dire tout seul.
Mon passage devant le seuil fut salué avec un léger retard par un concert d'onomatopées et de jurons anglophones, mais nul ne prit le risque de tirer, à cause de l'ambassadeur.
Saisissant celui-ci par le col de sa veste, je le soulevai sans cesser de courir. Il pesait plutôt lourd, eu égard à sa taille, mais je n'eus aucun mal à le prendre dans mes bras pour le protéger d'éventuels éclats de verre quand je plongeai l'épaule en avant à travers la fenêtre, dont la vitre explosa en une multitude d'éclats miroitants.
L'un d'eux m'entailla la joue, mais j'oubliai immédiatement cette coupure car le contact avec le sol fut un peu plus brutal que je ne m'y attendais. Je réussis toutefois, comme précédemment, à profiter de l'inertie de mon saut pour me redresser après avoir roulé sur moi-même. Serrant toujours l'ambassadeur contre ma poitrine, je brandis mon revolver et fis feu à trois reprises en direction de la fenêtre brisée, tout en battant prudemment en retraite vers la grille du jardin.
Je venais de l'atteindre lorsque les premières balles commencèrent à siffler à mes oreilles. Les kidnappeurs tiraient à présent au coup par coup, toujours pour limiter les risques de toucher l'ambassadeur par erreur. Il était visible qu'on leur avait fait la leçon.
Je poussai la grille et tournai à gauche sans cesser de courir. Aucune trace du Truthman aux abords de sa tente. Je ralentis le pas pour ramasser dans le feu encore vif une branche enflammée et, me retournant, je la lançai derrière moi de toutes mes forces sur le premier de nos poursuivants au moment précis où il sortait du jardin. Il eut une hésitation, l'un de ses complices le heurta de plein fouet, et tous deux roulèrent au sol avec force imprécations.
Le brandon, quant à lui, tomba à plusieurs mètres d'eux. Trop court. Mais le résultat était quand même là.
« Joli coup, commenta le Martien, sur un ton dont je n'aurais su dire s'il était moqueur ou admiratif. Si tu me lâchais, maintenant ? »
Je m'aperçus que je le tenais toujours dans mes bras comme un gros bébé un peu trop vert. Avisant un sentier qui partait sur ma droite, je m'y engageai et le suivis sur une dizaine de mètres avant de m'arrêter, hors de vue de nos agresseurs, pour déposer l'ambassadeur à terre.
Nous n'eûmes pas besoin de nous concerter pour repartir à toutes jambes ; nos poursuivants venaient en effet de déboucher à l'entrée du sentier. Une courte rafale salua notre fuite, aussitôt interrompue par un ordre aboyé d'une voix de sergent-instructeur des marines.
Mon compagnon semblait n'éprouver aucune difficulté à se maintenir à ma hauteur. Outre sa petite taille, il aurait pourtant dû être handicapé par le fait qu'il venait d'une planète dont la pesanteur atteignait à peine le tiers de celle de la Terre. L'atmosphère nettement plus dense que sur son monde d'origine ne paraissait pas non plus le gêner, et je me demandai soudain à quoi pouvait bien ressembler l'intérieur de son corps. Possédait-il seulement des organes équivalents aux nôtres ?
Rien n'était moins sûr.
De fil en aiguille, nous avions acquis une trentaine de mètres d'avance sur nos poursuivants, qui peinaient un peu dans la montée à cause du poids de leur équipement. Comment des soldats en tenue de combat, vêtements léopard et visage noirci à la suie, avaient-ils pu s'infiltrer si loin à l'intérieur du Camp de Mars sans se faire repérer ?
Nous débouchâmes soudain sur une esplanade délimitée par un demi-cercle de rochers dont les masses agglutinées dessinaient d'étranges silhouettes dans la nuit froide. Regroupées autour de quatre ou cinq foyers de grande taille, plusieurs dizaines de tentes aux formes tout aussi variées que celles des blocs entassés se dressaient sur cette surface à peu près plane.
Nous nous engageâmes sans hésiter dans ce véritable labyrinthe de toile, profitant de la disposition des lieux pour semer nos agresseurs. Avisant soudain un grand tipi laissé ouvert, j'y entraînai l'ambassadeur et rabattis derrière nous le pan de tissu imperméable qui tenait lieu de porte. Puis nous nous dissimulâmes dans le fond, derrière des piles de vêtements et de couvertures d'où émanait une entêtante odeur de roussi.
Un instant plus tard, deux hommes passèrent en courant devant la tente. Le bruit sifflant de leur respiration et les divers bruits caractéristiques qui ponctuaient chacun de leurs pas - cliquetis métalliques, grincement de sangles, etc. - m'apportèrent la confirmation qu'ils faisaient bien partie des ravisseurs.
« Qui est-ce ? » interrogea l'ambassadeur une fois que leurs pas eurent décru dans le lointain.
J'en avais une idée, mais je ne voyais pas l'utilité de la lui faire partager. « Difficile à dire, marmonnai-je.
- Ils parlaient anglais. » C'était une affirmation.
« Tu comprends cette langue ?
- Celle-là - et une soixantaine d'autres. »
Il avait énoncé ce fait sans la moindre émotion, comme si cela n'avait rien de surprenant à ses yeux. Je demeurai un instant, pensif, à contempler son visage vert - et surtout son front bombé, assez haut pour accueillir une douzaine de plis. On ne mesure certes pas l'intelligence à la hauteur du front - sauf peut-être dans des cas aussi extrêmes que celui du simple d'esprit - mais il me semblait que le Martien devait à tout le moins posséder une capacité mémorielle impressionnante pour maîtriser un si grand nombre de langues.
Lesquelles, à n'en pas douter, devaient être considérablement différentes de celle(s) qu'il parlait en temps normal sur sa fichue Planète rouge.
« Alors, tu avais compris qu'ils voulaient me tuer ?
- Et m'enlever. Oui. »
Les écailles me tombèrent des yeux. D'obscures, les raisons du comportement provocateur de l'ambassadeur, juste avant que nous ne quittions la maison, étaient devenues évidentes. C'était bel et bien pour me permettre de sauver ma peau qu'il avait un instant distrait nos agresseurs. Et le fait qu'il sût que ceux-ci ne menaçaient pas sa vie n'ôtait rien, de mon point de vue, à l'aspect authentiquement héroïque de son attitude.
« Merci », dis-je, touché bien malgré moi.
Il haussa une arcade sourcilière dépourvue de toute pilosité. « Je ne vois pas pourquoi.
- Pour avoir fait diversion, tout-à-l'heure…
- Oh, ça ? C'était juste histoire de tester leurs nerfs. »
Je lui fis signe de se taire, car des pas se rapprochaient. Leur rythme lent suggérait qu'il s'agissait d'un habitant du Camp, mais les discrets cliquetis qui les accompagnaient trahissaient le port d'objets métalliques dont je n'imaginais que trop bien la nature.
Je tordis mon poignet de la bonne manière, et le petit pistolet à fléchettes tomba pour ainsi dire dans ma main. Par souci de discrétion, si cela se révélait nécessaire, mieux valait employer cette arme que le bruyant revolver dont le holster pesait sur mes vertèbres lombaires.
À force de tendre l'oreille, je finis par acquérir la conviction que l'inconnu était seul. Il s'arrêtait environ tous les vingt pas, ce qui correspondait à la distance moyenne séparant les tentes. Respirant aussi doucement que possible, je m'efforçai de reconstituer son parcours d'après les sons qui me parvenaient, tandis que ma tension montait peu à peu dans mes membres.
Le pan de tissu qui barrait l'entrée fut soudain rabattu. Une silhouette trapue se découpa, sombre, dans la faible lumière d'un feu de camp situé à une vingtaine de mètres de là. Elle demeura un instant immobile, donnant l'impression de humer l'air, avant de se décider à pénétrer dans le tipi.
La perspective d'être découvert balaya mes ultimes hésitations ; je levai mon pistolet à air comprimé et pressai la détente, visant la cuisse droite. L'inconnu poussa un juron anglophone que je ne connaissais pas mais qui me parut plutôt obscène. Puis il esquissa le geste de baisser la main vers le point d'impact, mais la drogue s'attaquait déjà à son système nerveux car il bascula en avant dans le même mouvement, inconscient avant même de toucher le sol.
Sortant de ma cachette, j'allai m'agenouiller auprès de lui pour le soulager de ses armes. Ce type était un véritable arsenal vivant : outre un Uzi, la réserve de cartouches qui allait avec et le classique poignard de combat des G.I., il avait sur lui une demi-douzaine de grenades de deux modèles différents, un petit revolver à canon court, une boîte de pastilles fumigènes, un stylet acéré dans l'une de ses bottes et un couteau de lancer parfaitement équilibré dans l'autre.
Rien n'indiquait qu'il fût en liaison avec ses complices, mais son équipement radio pouvait être miniaturisé et camouflé, j'étais bien placé pour le savoir.
« Joli matériel, commenta mon compagnon à voix basse. Les Terriens sont vraiment très inventifs dans ce domaine. »
Inexplicablement, cette réplique tout droit sortie d'un vieux pulp de science-fiction me fit dresser les cheveux sur la tête. Cela venait-il de l'admiration que j'avais cru percevoir dans la voix de l'ambassadeur ? Ou de la subite impression que celui-ci n'avait cessé de jouer un rôle depuis que je l'avais rencontré, ce qui revenait à dire qu'il se fichait de moi - et pas seulement de moi ?
« Vous n'avez pas d'armes, sur Mars ? »
Cette réplique n'était pas plus originale que sa remarque, et sa réponse le fut encore moins :
« Pourquoi en aurions-nous ? Elles ne nous serviraient à rien. »
Si , songeai-je. À vous défendre contre les Terriens quand ils auront décidé de vous imposer leur volonté.
Ce qui, les connaissant, ne saurait tarder.
Contexte #3
« La fuite des cerveaux s'accélère aux États-Unis. Selon les statistiques publiées hier par les services d'immigration soviétiques, plusieurs dizaines de milliers de chercheurs, ingénieurs et intellectuels américains, ont quitté les États-Unis pour l'URSS ou l'un de ses pays satellites au cours des six derniers mois. Les observateurs s'accordent pour voir deux causes à cet exode : l'effondrement de l'économie américaine, qui pousse les jeunes diplômés à l'exil, et la volonté de démocratisation de l'Union soviétique, que celle-ci a démontrée lors des récentes élections municipales.
» Une rapide analyse des chiffres fournis montre que scientifiques et techniciens choisissent plutôt les Républiques soviétiques, et plus particulièrement la R.S.S. de Russie, tandis que les intellectuels préfèrent les pays d'Europe de l'Est ayant récemment ouvert leurs frontières, comme la Tchécoslovaquie, la Hongrie et la Lituanie, sans doute à cause des exemptions fiscales dont les artistes y bénéficient. »
(Journal télévisé du 21/07/1993.)
4. Jésus-Christ est un Martien
« HENDRIX - Hé, les mecs, vous savez quoi ?
LE PUBLIC - Non ! Non !
HENDRIX - Vous savez pas c'qu'on vient d'me dire ?
LE PUBLIC - Quoi ? Quoi ?
HENDRIX - D'après la NASA… (Il plaque un accord assourdissant.) D'après la NASA, y aurait des Martiens sur Mars ! (Nouvel accord, qui se prolonge en un larsen suraigu.) Et même qu'ça s'rait des p'tits hommes verts !
LE PUBLIC - (Éclat de rire général.) »
Jimi Hendrix - Introduction à « Wild Thing » dans le film Monterey Pop.
Sans prévenir, mon oreillette se mit à diffuser un vieux tube yéyé des années 60. Le son, qui évoquait celui d'un 78 tours qui a bien vécu, ne permettait pas d'identifier les paroles, mais il n'était pas assez mauvais pour m'empêcher de reconnaître le morceau : Mon fiancé est venu d'Mars, par Sylvie Vartan.
Je me demandai ce que la chanteuse aux incisives trop écartées aurait pensé de la scène à laquelle j'avais assisté quelques instants plus tôt. Sans doute n'avait-elle pas songé une seule seconde aux mœurs sexuelles des Martiens à l'époque déjà lointaine où elle avait enregistré cette ritournelle niaise et entêtante.
Cherchant du bout de l'annulaire la molette de réglage des fréquences, qu'un rigolo qui avait dû voir trop de films de James Bond avait trouvé malin de dissimuler à l'intérieur du col de ma veste, je la tournai d'un cran, puis interrogeai à voix basse dans les franges de mon écharpe :
« Grand Bonhomme ? » Pas de réponse. J'insistai : « Grand Bonhomme ? Ici Petit Homme vert. »
Je tournai à nouveau la molette. Cette fois, ce fut Jésus-Christ est un Martien, par l'ex-époux gominé de l'interprète de la scie précédente, qui me vrilla le tympan. Et Des Fleurs et des Martiens qui lui succéda au cran suivant, chanté par une Nana Mouskouri gaspillant beaucoup d'émotion théâtrale pour pas grand-chose, n'améliora pas vraiment mon humeur. Le récepteur avait de toute évidence pris un choc. Il ne me restait par conséquent plus aucun moyen de vérifier si l'émetteur continuait à guider vers moi les petits hommes bleus qui encerclaient le Camp de Mars, mais j'étais enclin à craindre qu'il ne fonctionnât lui aussi de travers.
« Tu as mal à l'oreille ? » s'enquit l'ambassadeur.
J'ôtai de mon conduit auditif l'auriculaire avec lequel je venais d'éteindre l'oreillette. Même le cynique Jacques Dutronc et ses deux cents milliards de petits Martiens ne pouvaient que me distraire en la circonstance.
« J'ai surtout perdu le contact.
- Avec le Grand Bonhomme ?
- Tu as l'ouïe fine. »
Portant la main gauche à sa bouche, il prit une dent entre deux doigts et l'arracha sans effort apparent. Cela pouvait difficilement passer pour une réponse claire, mais je compris que j'allais devoir m'en contenter lorsqu'il jeta la dent - d'un très beau vert pâle - dans le bac à déchets.
Une rafale claqua sèchement non loin de nous,
aussitôt suivie d'un brouhaha ponctué de cris et de gémissements qui n'augurait rien de bon. Il s'écoula quelques secondes, puis des coups de feu isolés se mirent à retentir ; ils provenaient pour la plupart d'armes semblables à celles qui équipaient nos poursuivants, mais les détonations les plus éloignées étaient incontestablement l'œuvre des Kalachnikov équipant la gendarmerie française.
Il me semblait que le brouhaha venait dans notre direction. M'approchant de l'entrée, je jetai un coup d'œil à l'extérieur, au moment précis où une jeune femme en robe longue passait en courant devant la tente, serrant contre sa poitrine un chat de gouttière au poil hérissé.
« Tire-toi, Bruder, me lança-t-elle sans s'arrêter. Il y a tes tinques afec tes flinques qui arrifent ! » Elle continua sa course sans avoir remarqué la présence de l'ambassadeur.
« Tu as entendu ce qu'elle a dit », lançai-je à celui-ci en me tournant vers lui.
Il hocha la tête en un geste très humain. « Que comptes-tu faire ?
- Suivre son conseil. »
Il était inutile, et devenait même dangereux, de rester immobile, surtout si l'on prenait en compte le fait que nous n'avions plus de balise radio. Mieux valait essayer de trouver un coin plus tranquille. Ce n'était pas ça qui manquait : le Camp s'étendait sur plusieurs dizaines d'hectares, et nos poursuivants ne devaient être que quelques douzaines tout au plus.
Mais avant de partir, il me restait une dernière formalité à accomplir. Ramassant une couverture, j'en couvris le type anesthésié ; avec un peu de chance, ses petits copains ne le remarqueraient pas, et nous aurions un prisonnier à interroger une fois ce cirque terminé.
« Tu as peur qu'il prenne froid ? »
De manière inexplicable, j'eus la certitude que le Petit Homme vert était sérieux en me posant cette question. Aussi mentis-je effrontément, sans trop savoir pourquoi : « Oui.
- Ça t'arrive souvent de prendre soin comme ça des gens qui veulent te tuer ? »
En dépit de la gravité et de l'urgence de la situation, je sentis une puissante envie de rire me monter aux narines.
« Tu crois que c'est le moment de discuter ? » répliquai-je d'une voix qui sonnait faux car je luttais pour contenir mon hilarité.
Il reconnut que non, ce qui prouvait qu'il était parfois accessible à la raison, et nous sortîmes du tipi après avoir vérifié qu'il n'y avait personne en vue.
Nous avions parcouru quelques dizaines de mètres dans la direction où la femme à l'accent allemand avait disparu, quand une exclamation s'éleva sur notre gauche :
« It's here ! Follow me ! »
Tournant la tête sans cesser de courir, je découvris un groupe d'une demi-douzaine d'hommes en tenue de camouflage, à vingt mètres tout au plus. Voyant que l'un d'eux avait déjà commencé à lever son arme, je dégoupillai l'une des grenades quadrillées prélevée sur leur complice et la projetai de toutes mes forces dans leur direction. Ils plongèrent à terre, se protégeant le visage de leurs avant-bras repliés.
L'ambassadeur et moi ne nous attardâmes pas pour contempler les effets de l'explosion qui fit trembler le sol moins d'une seconde plus tard. L'un dans l'autre, la grenade nous avait fait gagner vingt mètres de plus sur nos poursuivants, estimai-je en les voyant réapparaître derrière nous tandis que nous escaladions une faible pente, pestant à cause des cailloux qui ne cessaient de rouler sous nos pieds.
Histoire de faire taire quelques instants les balles qui recommençaient à siffler à mes oreilles, je me débarrassai discrètement d'une autre grillade quadrillée. Cette fois, l'ambassadeur et moi étions un peu trop près d'elle lorsqu'elle explosa : nous fûmes projetés à terre par le souffle - mais il en allait de même pour les costauds en treillis bariolé, qui n'avaient pas vu venir le coup dans la pénombre.
Si ma vie n'avait pas été en danger, j'aurais sans doute commencé à trouver tout ça un peu lassant. Je me relevai vivement, profitant du mouvement pour expédier bien ostensiblement une troisième grenade - lisse, cette fois - en direction de nos poursuivants. Trois d'entre eux firent mine de battre en retraite, tandis que deux autres expédiaient dans ma direction quelques balles qui manquaient à l'évidence de précision.
Le sixième homme ne se releva pas. Je n'aurais pas juré qu'il était mort, mais si ce n'était pas le cas, il avait visiblement reçu un vilain coup.
La grenade projeta vers le ciel une gerbe de flammes blanches qui éclaira les environs d'une lumière crue évoquant le flash d'un gigantesque appareil photo - et cette vision, dont la durée n'excéda pas quelques secondes, voire quelques fractions de seconde, se grava pour toujours dans ma mémoire…
Nous nous tenions au sommet d'une vague hauteur, dont l'échine arrondie semée de rocaille séparait le dédale de toile d'un autre secteur du Camp où caravanes, autobus aménagés et camping cars délabrés se serraient frileusement les uns contre les autres. Au-delà de cette zone surpeuplée, l'Étang de Mars miroitait dans la lumière aveuglante de la grenade éclairante, qui révélait également l'imposante et majestueuse silhouette mauve pâle du dirigeable de l'Agence météo flottant quelques dizaines de mètres à peine au-dessus des véhicules garés dans le plus parfait désordre.
L'aéronef jouait donc un rôle dans cette affaire, mais j'aurais bien voulu savoir lequel. Il pouvait tout aussi bien faire partie du dispositif qu'avoir amené nos agresseurs à pied-d'œuvre.
L'obscurité revint, plus compacte en apparence qu'un instant auparavant à cause de l'éblouissement dont je venais d'être victime. Supposant que nos poursuivants étaient eux aussi provisoirement aveuglés, je saisis à tâtons la main de l'ambassadeur et je l'entraînai vers la zone survolée par le dirigeable.
C'était un pari, bien sûr, mais j'estimais avoir de bonnes chances de le gagner. Amener clandestinement jusqu'au Larzac un faux aéronef météo était en effet incomparablement plus difficile que d'en emprunter un le plus légalement du monde à l'Agence gouvernementale concernée.
Sans compter qu'il était bien connu que les Américains se méfiaient des dirigeables depuis l'incendie du Hindenburg, bien que l'hydrogène trop inflammable alors employé eût été remplacée depuis belle lurette par de l'hélium.
Nous étions presque arrivés au pied du coteau lorsque le faisceau d'un projecteur suspendu dans les airs entreprit de fouiller la nuit, tandis qu'une voix sépulcrale aux accents métalliques résonnait, puissamment amplifiée par un jeu de haut-parleurs : « Que personne ne bouge ! Ceci est une opération de police. »
Les types en treillis de combat répondirent par quelques salves inefficaces, dont la seule conséquence fut d'attirer sur eux le cône de lumière tombant des cieux. Ils n'étaient plus que quatre. Où le cinquième avait-il bien pu passer ?
« Rendez-vous ! » ordonna la voix.
Répondant à ma question informulée, un unique coup de feu claqua dans les ténèbres. Le projecteur s'éteignit dans un fracas de verre brisé.
L'ambassadeur et moi venions d'atteindre les premiers véhicules. Comme je n'avais pas été directement soumis au faisceau de lumière, ma sensibilité rétinienne demeurait meilleure que celle de nos poursuivants - à l'exception, peut-être, du tireur isolé, mais il était présentement trop occupé à mitrailler le dirigeable, sans résultat apparent, pour se lancer à nos trousses. En résumé, je les distinguais sous la forme de silhouettes à peine plus sombres que la nuit, alors qu'ils étaient incapables de discerner notre présence au sein de l'obscurité environnante.
Pour les semer, il nous aurait suffi de progresser en nous tenant à l'écart des feux, mais je décidai d'accroître l'avantage dont nous disposions. Dégoupillant une autre grenade au magnésium, je la lançai vers le haut de la butte, puis me hâtai de me protéger les yeux tout en conseillant à mon compagnon d'en faire autant.
Nous repartîmes en courant dès que l'intense lumière blanche se fut éteinte, pendant que s'élevait derrière nous un concert de jurons anglophones, dont la plupart me parurent typiquement nord-américains.
L'hypothèse CIA se confirmait.
Ce n'était pas une constatation agréable, car les troupes spéciales de l'Agence étaient réputées pour leur efficacité rimant avec brutalité ; le corps criblé de quatre cent onze projectiles de Fidel Castro en témoignait, et il n'était pas le seul.
Mieux valait me hâter si je ne voulais pas subir un sort analogue.
« Par ici ! » Un Vert dans la cinquantaine, debout dans l'espace séparant deux caravanes, nous faisait signe de le suivre. La faible lumière du feu de camp le plus proche dansait sur ses traits, accentuant aléatoirement rides et méplats, mais je le reconnus sans hésiter ; on n'oubliait pas un profil comme le sien.
« Youssef ? » soufflai-je, surpris et ému.
Sa lèvre inférieure trembla. Il venait de me reconnaître lui aussi. « Qu'est-ce que tu fous là ? grommela-t-il, encore sous le coup de la surprise. Non, on verra ça plus tard », enchaîna-t-il sans me laisser le temps de répondre.
Il nous guida au pas de course à travers ce nouveau dédale que ses habitants avaient fui, sans doute en prévision du combat dont il n'allait pas tarder à être le théâtre. Cette fois, lorsque nous nous arrêtâmes, tout indiquait que nos poursuivants avaient perdu notre trace : les détonations qui crevaient la nuit par intermittence s'éloignaient peu à peu vers le nord.
« Alors, comme ça, vous vous connaissez ? s'enquit l'ambassadeur, apparemment fort réjoui par cette nouvelle.
- Oui. Youssef a été mon maître pendant quatre ans.
- Ton maître ?
- Mon professeur. »
Le Petit Homme vert se tourna vers notre nouveau compagnon. « C'était un bon élève ? »
Youssef leva les yeux au ciel. « L'un des pires. Quand il ne séchait pas les cours, il passait son temps à se bagarrer… Il faisait le désespoir de ses parents - et le mien par la même occasion. »
Il y eut une série de coups de feu, principalement des armes de poing. Plusieurs rafales de Kalachnikov leur répondirent. Tout cela se passait trop loin pour nous inquiéter.
Laissant mon maître raconter au Martien curieux mes frasques enfantines, je remis mon oreillette sous tension. Après un bref instant de silence, j'eus droit cette fois à Je t'aimerai sur le Grand Canal, interprété par un Julio Iglesias sirupeux au possible. Au cran suivant, ce chef-d'œuvre de guimauve musicale fut remplacé par Sheila et Ringo interprétant Laisse les gondoles sur Barsoom, puis ce fut Pierre Perret et son sautillant P'tit zizi des p'tits Martiens.
Songeant que la documentation des paroliers de variétés laissait décidément à désirer, je m'apprêtais à éteindre l'inutile ustensile, quand une voix bien connue succéda soudain au rigolo au nez en trompette :
« Petit Homme vert ! Ici Grand Bonhomme. Petit Homme vert, répondez ! »
J'approchai de mes lèvres les franges de mon écharpe. « Ici Petit Homme vert. Je vous reçois quatre sur cinq.
- Où êtes-vous ? Nous n'arrivons pas à vous localiser. »
Je jetai un coup d'œil vers le ciel, pour vérifier que l'ombre immense qui masquait les étoiles se trouvait toujours là. « Pratiquement sous le dirigeable.
- Parfait. Il est des nôtres. Nous allons le prévenir. Signalez visuellement votre position et il descendra vous chercher.
- À condition que l'ennemi ne nous ait pas…
- L'ennemi, c'est notre affaire ! Contentez-vous de conduire l'ambassadeur en sûreté.
- Oui, patron. »
Seul un mur de grésillements me répondit. S'il y avait une chose que l'individu qui se dissimulait provisoirement sous le pseudonyme de Grand Bonhomme détestait, c'était bien qu'on l'appelât « patron ». Il estimait qu'il s'agissait là d'un grave manque de respect, à sa personne tant qu'à sa fonction - mais surtout, en fait, à ses opinions politiques -, et j'étais bon pour recevoir un savon de sa part quand nous ferions le bilan de l'opération.
J'interrompis Youssef et l'ambassadeur au beau milieu d'une histoire que tous deux semblaient trouver passionnante. Je ne me préoccupai même pas de savoir de quoi il s'agissait. Mon vieux maître possédait une mémoire d'éléphant, et j'avais fait suffisamment de trucs stupides pendant mon séjour au Camp de Mars pour lui procurer une source quasiment inépuisable d'anecdotes où je n'avais pas toujours le beau rôle.
« Il faut signaler notre position au dirigeable », annonçai-je, l'index levé vers le ciel.
Une Kalachnikov aboya une longue rafale, à laquelle ne répondirent que des gémissements à fendre l'âme.
« Comment ? interrogea le Petit Homme vert en scrutant le ciel obscur de ses yeux plissés.
- Agitons des torches », suggéra Youssef.
Il fit deux pas de côté pour aller s'agenouiller auprès d'un petit feu dont il ne subsistait que des braises rougeoyantes - fort heureusement en grande quantité. S'emparant d'une branche, il souffla dessus ; une flamme jaune jaillit, épousant l'extrémité du brandon. Youssef me le tendit et recommença la même opération avec un autre morceau de bois. Un instant plus tard, chacun équipé de deux torches improvisées, nous nous mîmes à courir en les agitant.
Des nombreux coups de feu qui avaient retenti pendant ce temps, seuls trois ou quatre provenaient d'une distance inférieure à cent mètres. Dûment prévenus par qui de droit, les petits hommes bleus étaient en train de repousser les kidnappeurs du Petit Homme vert loin de l'endroit où nous nous trouvions.
Une lumière rouge clignota à plusieurs reprises à la lisière de la zone sans étoile qui signalait le dirigeable. Nous lui répondîmes en agitant de plus belle nos flambeaux. Il y eut alors un bruit dans les ténèbres, celui d'une porte qui coulisse sur des roulettes usées, suivi d'un autre, complexe et prolongé, succession de froissements et de claquements qui me suggéra qu'on venait de nous jeter une échelle de corde. Cherchant celle-ci du regard, j'en entrevis l'extrémité qui se balançait à une cinquantaine de centimètres au-dessus du sol, dix pas sur ma droite.
Je m'apprêtais à avertir l'ambassadeur lorsqu'une croix de feu s'illumina dans le ciel. À peine avais-je eu le temps de reconnaître l'un des planeurs remarqués à mon arrivée, que ce dernier percuta le dirigeable par le travers. Et, bien que l'hélium employé pour gonfler les ballons fût ininflammable, tout comme le tissu imperméable utilisé pour l'enveloppe, l'aéronef s'embrasa d'un seul coup de la tête à la queue, comme s'il avait été imprégné d'hydrocarbures volatiles.
Nous nous dépêchâmes de courir vers l'extérieur de la zone menacée avant que la pluie de débris incandescents qui dégringolait des cieux ne mît le feu à toute cette partie du Camp. Nous étions sur le point de sortir de ce dangereux périmètre lorsque quelque chose percuta mon crâne avec une telle violence que je n'eus même pas le temps de ressentir la moindre douleur.
Contexte #4
« "Étant donné les circonstances, nous nous trouvons forcés de dénoncer le Traité de l'Atlantique Nord," déclare le commissaire européen aux Affaires étrangères à l'issue de la réunion marathon de ces derniers jours. L'incapacité des États-Unis à apporter leur contribution financière au fonctionnement de l'OTAN et la disparition progressive de la menace autrefois constituée par le Bloc communiste rendraient en effet le traité non seulement inutile, mais inutilement coûteux. Les USA sont dès à présent invités à rapatrier leurs derniers missiles Pershing et Eisenhower et à fermer les quelques bases qu'ils conservent encore en Europe occidentale avant la date qui sera choisie pour la réunification de l'Allemagne, c'est-à-dire vraisemblablement d'ici la fin de l'année prochaine. Interrogé sur l'emploi de cette technique dite du "poing sur la table", l'ex-président Michel Rocard a déclaré : "Je pense qu'elle va payer et que les Américains cèderont sans faire plus de difficultés qu'il ne leur en faudra pour sauver la face. Car ils ont conscience, comme les soviets et comme nous-mêmes, que le champ de bataille s'est désormais déplacé hors de l'atmosphère terrestre - dans l'espace, et plus particulièrement sur la planète Mars qui, dois-je vous le rappeler ? porte le nom du dieu romain de la guerre." »
( Le Monde du 24/05/1996.)
5. Un aperçu du monde des ombres
« Seuls les L.G.M. peuvent nous débarrasser du G.G.G. »
Graffiti apparu en mai 68.
Je repris connaissance trente-six heures plus tard dans une chambre d'un hôpital militaire. Désorienté et affligé d'un épouvantable mal au crâne face auquel les analgésiques demeuraient impuissants, j'éprouvai tout d'abord quelques difficultés à communiquer avec le personnel, qui me donnait par moment l'impression de s'exprimer en une langue étrangère. Par contre, je n'avais aucun problème pour lire. Ce fut donc par écrit qu'un médecin rouquin aux cheveux en brosse m'expliqua que le choc reçu à la tête avait provoqué un traumatisme touchant notamment certaines aires cérébrales liées au langage ; selon lui, j'étais bon pour plusieurs semaines de rééducation avec l'aide d'un orthophoniste.
Ce brave homme devait posséder un tempérament de Cassandre car son pronostic se révéla vite pessimiste : trois séances me suffirent en effet pour recouvrer une compréhension parfaite de ce que l'on me disait, tant en français que dans les trois ou quatre autres langues que je parlais ou baragouinais à peu près couramment. Déclaré guéri, je fus autorisé à rentrer chez moi.
Je finissais de me préparer dans cet objectif lorsque le Grand Bonhomme se décida enfin à me rendre visite. Il prétendit qu'il n'avait pu venir plus tôt, mais je ne fus pas dupe : je faisais le guignol sous ses ordres depuis assez longtemps pour savoir qu'il avait au contraire choisi son moment avec soin. Je restai donc sur mes gardes tandis qu'il me racontait d'un air détaché comment les choses s'étaient terminées au Camp de Mars après ma perte de conscience.
« Tu as presque accompli ta mission jusqu'au bout, me dit-il avec un sourire en coin. D'après l'ambassadeur, tu ne t'étais pas effondré depuis dix secondes lorsque les gendarmes vous ont trouvés. Vous évacuer n'a posé aucun problème. Par contre, nettoyer le Camp des éléments étrangers qui s'y étaient introduits a pris toute la nuit et la moitié de la matinée.
- Ils étaient si nombreux que ça ?
- Difficile à dire. Entre vingt et trente. Ils ont laissé douze des leurs sur le carreau et les autres ont fui - sauf celui que tu avais mis hors de combat.
- Y a-t-il eu des victimes chez les Verts ?
- Quelques blessés légers. Tes petits copains ont l'air apathique, mais ils sont capables de courir très vite quand il le faut.
- Ce ne sont pas mes petits copains.
- Tiens ? Je croyais pourtant que tu avais grandi parmi eux.
- Ça ne fait pas de moi l'un des leurs.
- Heureusement. »
Devinant qu'il s'apprêtait à enchaîner sur quelque commentaire que je subodorais désagréable, je décidai de ne pas lui en laisser le temps : « Et le type que j'ai anesthésié ? A-t-il parlé ? »
Il m'est interdit par contrat de donner la moindre indication quant à l'identité ou l'apparence physique du Grand Bonhomme, mais je ne pense pas trahir un secret d'État en révélant qu'il possédait des sourcils, et qu'il haussa l'un d'eux avant de me répondre : « En quelque sorte. Comme les techniques habituelles d'interrogatoire étaient inopérantes, nous avons décidé d'user d'agents chimiques modificateurs de conscience. »
Cela me parut une périphrase bien inutile pour dire que la résistance du prisonnier à la torture les avait incités à le droguer jusqu'à la moelle des os.
« Je croyais que ces méthodes donnaient des résultats aléatoires », remarquai-je.
Comme on pourrait s'y attendre, le Grand Bonhomme était également équipé de deux épaules, qu'il haussa ostensiblement avant de répondre : « Tout dépend de la molécule employée. Nous en avons trouvé une qui, associée à une jolie petite mise en scène concoctée par nos psychologues, a amené notre homme à s'épancher comme au confessionnal. Le problème, c'est qu'il ne sait pas grand-chose. Il a été engagé, ainsi qu'une dizaine d'autres anciens marines avec qui il avait déjà eu l'occasion de travailler, par un certain "Ray" qui semble jouer les recruteurs de mercenaires pour des clients désirant demeurer anonymes : ce n'était pas la première fois que notre homme trouvait un job de ce genre par son intermédiaire, mais il a qualifié ses missions précédentes de "très différentes".
- Évidemment, rien ne permet de remonter jusqu'à ce "Ray" ? »
Le Grand Bonhomme secoua la tête.
« Nous avons pu l'identifier d'après la description que le mercenaire nous en a fait, et il l'a reconnu formellement quand nous lui avons montré sa photo : un certain Donald Stark - enfin, nous supposons qu'il s'agit de son véritable nom -, connu pour avoir trempé dans un nombre incroyable d'affaires louches. Est-ce que the Brotherhood of Eternal Love te dit quelque chose ?
- La Fraternité de l'Amour éternel ? traduisis-je machinalement. On dirait un nom de secte.
- Eh bien, pas exactement. Mais en un sens, tu n'es pas tombé loin. C'était un genre de tribu hippie, créée par des motards qui s'étaient retrouvés branchés par hasard sur le psychédélisme et qui avaient adoré ça au point de devenir trafiquants par idéologie, aussi bizarre que ça puisse paraître. Ils écoulaient de considérables quantités de cannabis sous diverses formes, mais leur cheval de bataille était le LSD. Quand celui-ci est devenu difficile à trouver en Californie, sur la fin des années 60, les Frères ont pris en main sa fabrication, produisant le fameux Orange Sunshine qui a fait le tour de la planète… »
Il ne devait pas être si fameux que ça car je n'en avais jamais entendu parler. D'un autre côté, je dois avouer que mes connaissances sur l'Histoire des années 60 en Amérique se limitaient à quelques bribes. Bien sûr, j'avais comme tout le monde entendu parler du phénomène hippie, du mouvement psychédélique et de la contre-culture, ainsi que du rôle qu'ils avaient joué dans la naissance des Verts, le tout sur fond de guerre du Viêt-Nam, mais cela dessinait dans mon esprit un ensemble flou quasiment dépourvu de chronologie, où les détails avaient tendance à se confondre. Comme si ces événements flottaient, épars, dans une bulle temporelle indécise au sein de laquelle tout se mélangeait.
« Stark était dans le coup ? » m'enquis-je, histoire d'accélérer un peu les choses.
Le Grand Bonhomme était un incorrigible bavard, je ne pense pas contrevenir à mon contrat en le révélant.
« Il est arrivé plus tard, un peu après la mort du fondateur de la Fraternité. Il a très vite pris en main tout ce qui concernait le trafic de LSD. Il se procurait la matière première en Tchécoslovaquie, synthétisait l'acide en France et l'importait aux États-Unis. Dans les années 70, après le démantèlement de la Fraternité, il a continué ses activités en Europe et au Proche-Orient jusqu'à son arrestation en 75 par la police italienne. En prison, ce petit malin a réussi à gagner la confiance d'un des chefs des Brigades rouges, qui lui a révélé plusieurs projets d'assassinat. Évidemment, Stark est allé tout raconter à la justice locale. Il savait qu'une personnalité politique était menacée, mais il ignorait apparemment qu'il s'agissait d'Aldo Moro. Condamné à quatorze ans de prison, il a été libéré, très prématurément, en avril 1979. Il a aussitôt disparu dans la nature, et nous n'en avons plus entendu parler jusqu'à ce que ce mercenaire l'identifie, avant-hier soir », conclut-il.
Puis, à ma grande surprise, il se tut et resta à me regarder avec des yeux inexpressifs.
« C'est tout ? m'étonnai-je.
- Oui - à un petit détail près. »
Il y avait gros à parier que le « petit » détail en question constituait en fait la clef de voûte de toute l'histoire - ou, du moins, l'indice qui nous permettrait d'identifier le commanditaire du kidnapping raté.
Le Grand Bonhomme faisait partie de ces gens qui préfèrent garder le meilleur pour la fin.
« Je t'écoute », dis-je en l'invitant à poursuivre d'un geste de la main.
Il me remercia d'un battement de paupières.
« À l'époque de la Fraternité, Stark a prétendu, ou laissé sous-entendre à de nombreuses reprises, qu'il connaissait bien le monde de l'espionnage. Il a aussi déclaré avoir travaillé pour la CIA, et on lui attribue des contacts dans les milieux terroristes et avec la mafia sicilienne au cours des années 70. »
Voilà quelqu'un qui avait de bien vilaines fréquentations.
« Si je comprends bien, pour ce que nous en savons, le commando du Camp de Mars pouvait travailler pour à peu près n'importe quelle fripouille assez riche pour embaucher une trentaine de baroudeurs professionnels ? »
Le Grand Bonhomme riva son regard au mien. La couleur qu'avaient pris ses iris - et qu'il m'est défendu de révéler - me glaça le sang. Si je n'avais pas été adossé au mur, j'aurais reculé d'un pas ou deux pour atténuer l'éclat de ces yeux qui me fixaient avec une sympathie d'iceberg.
« C'est une hypothèse que nous continuons à envisager, bien que nous ayons, semble-t-il, trouvé une autre piste qui nous paraît beaucoup plus intéressante…
- La CIA ? »
Un soupçon de chaleur revint dans son regard. « Si Stark a été libéré en 1979, dit-il d'une voix neutre, c'est parce qu'un juge de Bologne a estimé qu'il appartenait depuis 1960 aux services secrets américains.
- C'est un motif de libération anticipée ? »
Il esquissa un semblant de sourire.
« Il faudrait poser la question à un spécialiste du droit italien. »
Le fait qu'il évitât soigneusement de mettre les points sur les i indiquait à quel point l'hypothèse d'une implication de l'agence de renseignement américaine lui paraissait sérieuse. Seulement, il y avait une probabilité qu'il n'avait pas évoquée et qui me paraissait tout aussi crédible, vu le portrait qu'il venait de me tracer de Stark :
« Et s'il roulait pour lui-même, tout simplement ? Ça permettrait d'expliquer pourquoi il réapparaît soudain après plus de vingt ans. Si ce type a fait ne serait-ce que la moitié de ce que tu lui attribues, il doit être bourré de fric. Pourquoi prendrait-il le risque d'opérer à visage découvert ?
- Notre mercenaire a rencontré Stark pour la première fois en 98, mais il pense qu'il devait être en activité depuis deux ou trois ans. On ne peut donc pas dire qu'il réapparaît. Il était là, mais nous ne pouvions pas le voir.
- Parce que nous ne le cherchions pas.
- Quelles raisons aurions-nous eues de le faire ? Tous les crimes et délits qu'on aurait pu lui reprocher sont prescrits. Quant à ce qui est d'agir ouvertement, il l'a toujours fait, même s'il lui arrive plus qu'à son tour de changer de nom. C'est le genre de bonhomme à avoir en permanence sous le coude une demi-douzaine d'identités de secours et le baratin qui va avec chacune d'entre elles.
- Je ne vois rien dans tout ça qui lui interdise de faire cavalier seul sur ce coup-là. Il doit bien exister quelques acheteurs potentiels pour un ambassadeur martien en parfait état de marche, non ? »
Le Grand Bonhomme me dévisagea avec une surprise visible quoique modérée. « Nous n'avions pas envisagé qu'il puisse essayer de le vendre au plus offrant, admit-il. Quoi qu'il en soit, ça ne change pas grand-chose. Quel pays, à part les États-Unis, irait prendre le risque d'un incident diplomatique interplanétaire ?
- La Chine ? suggérai-je sans grande conviction.
- Les Chinois n'engagent pas d'intermédiaires. Ils font tout eux-mêmes. Entre eux. La plupart des personnes extérieures qui ont essayé de leur vendre quelque chose spontanément ont eu des ennuis le plus souvent définitifs. »
Il n'était pas non plus question d'incriminer l'URSS : sans la diplomatie soviétique, les Martiens n'auraient jamais ne fût-ce que pensé à envoyer un ambassadeur ; de surcroît, celui-ci avait effectué le voyage à bord d'un vaisseau frappé de l'étoile rouge, où il aurait été facile de l'interroger puis de le faire disparaître sans que nul le sache, puisque sa présence n'avait été révélée qu'après son atterrissage au Kazakhstan. Quant à l'Europe, si j'en croyais le Grand Bonhomme qui s'était renseigné en « haut lieu », elle n'était pas dans le coup non plus ; le contraire m'eût d'ailleurs étonné.
À moins de l'intervention d'un improbable outsider - du genre dictature du Tiers-Monde ou guérilla nationaliste -, les USA demeuraient donc notre seul suspect sérieux. Le Grand Bonhomme avait raison quand il disait que cela ne changeait pas grand-chose que l'initiative de l'enlèvement vînt de Stark ou du gouvernement américain.
« Il faut que j'y aille », annonça-t-il après avoir consulté sa montre.
Il me serra la main tout en me félicitant pour mon « attitude professionnelle » lors de l'opération du Camp de Mars, puis me tourna le dos pour sortir de la pièce. Mais il s'arrêta à mi-chemin de la porte et se retourna pour s'adresser à moi de son ton le plus officiel : « J'allais oublier le plus important. Son Excellence a exigé que tu lui sois affecté en tant que garde du corps personnel pour toute la durée de son séjour sur Terre, et nous lui avons assuré que nous allions accéder à sa demande. »
Je n'avais aucune envie de jouer les nounous pour Petit Homme vert obsédé sexuel, mais je savais que le Grand Bonhomme était tout sauf disposé à le comprendre. J'étudiai ses traits qu'aucune émotion intempestive ne venait déformer. J'étais bien tenté de lui flanquer ma démission ; seulement, il était évident qu'il la refuserait - et, dans ma partie, cesser toute activité sans accord de son employeur revient en général à signer son arrêt de mort.
Dans le monde des ombres, il n'y a plus d'États démocratiques ou totalitaires ; tout le monde utilise les mêmes méthodes - dont certaines sont vraiment infâmes, croyez-moi.
« Si je comprends bien, vous cédez à tous les caprices du Martien ? ricanai-je platement. »
Il le prit de haut : « Nous ne considérons pas sa demande comme un caprice. Il nous semble au contraire naturel qu'il veuille demeurer sous ta protection, puisque tu lui as sauvé la vie sur le Larzac. »
Je ne jugeai pas utile de lui signaler que c'était plutôt l'ambassadeur qui avait sauvé la mienne en distrayant au moment crucial l'attention des kidnappeurs. Je me contentai de marmonner : « J'ai eu de la chance.
- Pas de fausse modestie. Tu es l'homme de la situation, tu le sais aussi bien que moi.
- Si tu veux.
- Cela signifie-t-il que tu acceptes ?
- Est-ce que tu me laisses le choix ?
- Tu sais très bien que non.
- Dans ce cas, pourquoi me poser la question ?
- Le règlement l'exige.
- Tu n'es qu'un bureaucrate.
- Allons, ne fais pas l'idiot. C'est l'avenir des relations diplomatiques entre la Terre et Mars qui est en jeu. L'ambassadeur t'a réclamé. Il a de la sympathie pour toi. Et, crois-moi, il n'y a pas grand-monde qui trouve grâce à ses yeux. Mine de rien, tu peux jouer un rôle historique capital. Le premier être humain à devenir l'ami d'un Martien ! »
Un léger tremblement était apparu dans sa voix au cours des dernières phrases, suscitant une tension dramatique viscérale. Une technique pompeuse empruntée au Grand Général gris, qui savait si bien court-circuiter l'intellect de ses auditeurs pour s'adresser directement à leur cerveau reptilien, à leur soi animal.
« C'est bon, j'accepte, laissai-je tomber, lassé par toute cette comédie.
- Merci. » Je m'attendais à le voir s'en aller, mais il enchaîna avec une gravité inattendue, qui n'avait plus rien de protocolaire : « Maintenant que tu es formellement dans le coup, je peux te mettre au courant de la situation. L'ambassadeur a été enlevé. »
Je manquai de m'étrangler. Ainsi, c'était ça l'information primordiale qu'il gardait pour la bonne bouche ?
« Tu te fiches de moi ?
- Pas avec un type comme Stark dans le paysage.
- Tu es certain qu'il ne s'agit pas d'une nouvelle fugue ?
- L'enlèvement a eu des témoins. Plus d'une centaine. Ça c'est passé hier sur les Champs-Élysées, en plein milieu de l'après-midi. Un commando d'une quinzaine d'hommes en costume noir, portant des lunettes noires, à bord de cinq limousines noires. Ils ont abattu les gardes du corps de l'ambassadeur, ainsi qu'un flic, et deux ou trois badauds ont écopé de balles perdues. Le secteur a été bouclé presque aussitôt, mais ils ont réussi à passer entre les mailles du filet. La police a coffré tous les témoins qu'elle a pu trouver pour essayer d'étouffer l'affaire. L'ennui, c'est qu'un petit futé a pris des photos du haut d'une terrasse, et qu'elles ont fait depuis le tour de la planète.
À quoi cela rimait-il de me demander d'accepter le poste - à haut risque - de gorille de l'ambassadeur si celui-ci avait disparu depuis la veille ? Le Grand Bonhomme avait-il agi en prévision du jour où le Petit Homme vert serait retrouvé ? Ou bien s'agissait-il, comme il l'avait affirmé, d'une précaution de pure forme ?
« Et moi, qu'est-ce que je deviens, dans tout ça ? »
Une lueur d'ironie étincela dans ses prunelles.
« Ta mission reste inchangée : tu dois protéger l'ambassadeur et t'assurer qu'il rentrera sur Mars "en parfait état de marche", comme tu dis.
- Pour ça, il faudrait le retrouver.
- Ça m'a l'air évident. »
Nous nous affrontâmes un instant du regard.
« Il faudrait que je le retrouve ? » suggérai-je en m'efforçant de sourire.
Il se détendit légèrement. « Rassure-toi, tu ne seras pas seul. Vu le pays où tu vas devoir opérer, tu n'aurais aucune chance.
- Je suis tout à fait capable de me débrouiller sans aide aux USA. Ça ne serait pas la première fois.
- Je n'ai pas parlé des USA.
- Je croyais que la CIA…
- La CIA est sans doute derrière la tentative d'enlèvement ratée du Camp de Mars, mais en ce qui concerne le kidnapping réussi des Champs-Élysées, il semblerait que nous ayons affaire à un adversaire imprévu - mais nettement plus coriace. »
Je commençai par réflexe à passer en revue les outsiders possibles, avant de me rappeler que, si l'on excluait la nébuleuse chaotique des services secrets européens, le monde des ombres ne connaissait qu'une seule entité plus coriace que la CIA.
« Tu veux dire…
- On a trouvé ça sur les lieux de l'enlèvement », coupa le Grand Bonhomme.
Baissant les yeux vers sa main ouverte, je découvris un briquet doré au placage écaillé, qui eût paru tout à fait anodin si sa face antérieure n'avait été gravée en relief d'une faucille et d'un marteau croisés, surmontant un groupe de trois caractères cyrilliques :
K G B
- deuxième partie -
MDMA et KGB
Compte rendu d'entretien #1
[11 décembre 2000.]
Lieu : Ville---, Quartier 11, Rue 275, Immeuble 620, Étage - 9, Salle I-04.
Interrogateur principal : V. Marenko.
Adjoints : I. Skorïï & Y. Miedlennyï.
Témoin : R. Starkovsky.
Sujet : Martien, nom inconnu, âge inconnu.
Caractéristiques physiques & physiologiques : voir rapport médical ci-joint.
Précautions particulières : voir rapport médical ci-joint.
Nota Bene : sauf mention contraire, la langue employée est le russe.
Dose administrée : 100 mg de MDMA (Molécule "Krasnyï Solntsé"), voie buccale.
I.P. - Comment te sens-tu, camarade Martien ?
M. - C'est rigolo votre truc… (Ricanements.) Vraiment très marrant… Ça chatouille le cerveau… (Nouveaux ricanements.) Hou là ! Ça me démange ! Tu ne connaîtrais pas un truc pour se gratter les méninges, camarade ?
A1, en ukrainien - Il est à point.
A2, en ukrainien - Ça m'en a tout l'air.
I.P. - Si tu veux que ça cesse de te démanger, tu vas nous dire tout ce que tu sais, et tu vas nous le dire de ton plein gré.
M., en français - Encore faudrait-il que je sache ce que je sais. (Il éclate de rire.) Et je sais que je sais ce que je sais mais je ne sais pas ce que c'est.
A1, en ukrainien - L'un de vous connaît-il cette langue ?
A2, en ukrainien - On dirait du roumain, mais ça n'en est pas.
I.P., en ukrainien - C'est du français. (En russe :) Emploie une langue que tout le monde ici peut comprendre.
M., en français - Et si j'ai envie de parler français ? Je trouve que c'est une jolie langue, pas si facile que ça à maîtriser. Je suis très fier d'y avoir réussi. Tu comprends, camarade inquisiteur du KGB, la technique d'apprentissa…
T. - En russe, boljemoï ! Je ne comprends rien à son charabia !
(Quatorze secondes de silence gêné.)
I.P., en ukrainien - Voilà, tu as gagné, camarade témoin. Il était parti pour parler pendant des heures.
T., en ukrainien - Peux-tu me dire la validité d'un interrogatoire dont le témoin officiel ne comprend pas un traître mot ?
A1, en ukrainien - Tout est enregistré.
A2, en ukrainien - Tu n'auras qu'à te faire traduire le contenu des bandes.
(Sept secondes de silence.)
T., en ukrainien - De quoi avait-il commencé à parler ?
I.P., en ukrainien - Des techniques d'apprentissage des langues terriennes.
(On entend quelques gloussements dans le lointain.)
T., en ukrainien - Demandez-lui en quoi elles consistent.
I.P. - En quoi consistent vos techniques d'apprentissage ? (Trois secondes de silence. En ukrainien :) Je crois qu'il ne comprend plus le russe ; ça arrive avec les drogues de vérité. C'est pour cette raison qu'il vaut mieux interroger le sujet dans sa langue natale…
T., en ukrainien - Tu connais quelqu'un qui parle couramment le Martien, camarade ?
I.P., en français - En quoi consistent vos techniques d'apprentissage ?
M., en français - Oh, ça fait longtemps que je ne suis plus un apprenti.
I.P, en français - Comment as-tu appris le français ?
M., en français - En écoutant RFI.
T. - RFI ?
I.P. - Je ne sais pas ce que c'est.
M. - Une station de radio en français qui émet sur toute votre planète.
A1, en ukrainien - Tiens, il a retrouvé son russe.
I.P. - Et on la capte jusqu'à Mars ?
M. - Bien sûr. Nous apprécions beaucoup la radio terrienne. Nettement plus que la télévision.
I.P. - Que lui reprochez-vous ?
M. - De mentir sans cesse.
A2 - Il n'a pas tort.
T., en ukrainien - Tu passeras à mon bureau après l'interrogatoire, camarade.
(Bruit de chaises.)
A2, en ukrainien - Qu'est-ce que j'ai dit ?
T., en ukrainien - Tu viens de critiquer le principal instrument de propagande du Parti.
(Toussotements et râclements de gorge divers.)
A2, en ukrainien - Mais pas du tout ! Je faisais évidemment allusion aux chaînes de télévisions commerciales, cet opium du peuple sclérosé des nations occidentales décadentes.
T., en ukrainien - Je préfère t'entendre employer ce langage.
A2, en ukrainien - L'ukrainien ? Mais je n'ai pas cessé de…
A1, en ukrainien - Ah, tais-toi !
I.P., en ukrainien - Serait-il possible d'avoir un peu de silence ? Je vous rappelle que nous sommes censés profiter de son état pour interroger le suspect… euh… le Martien ! (En russe :) Eh bien, que peux-tu encore nous dire sur ce que vous pensez chez toi de n… des capitalistes décadents ?
M., en français - La même chose que des communistes.
T. - Qu'a-t-il dit ?
I.P. - Je n'ai pas compris. Il a parlé trop vite.
M., en français - Vilain menteur.
T. - Et là ?
I.P. - Là non plus. Ça doit être une autre langue - de l'italien, peut-être…
M., en français - Dis-lui qu'il a de beaux yeux.
(Neuf secondes de silence.)
T. - Eh bien ?
I.P., en français - Je ne peux pas lui dire ça. Il va me sacquer.
M., en français - Il a un joli petit cul, aussi.
I.P., en ukrainien - Il y a un problème…
M., en français - Et puis, je le trouve sacrément mignon, avec ses bajoues et la grosse fraise bourgeonnante qui lui sert de nez…
A1, en ukrainien - Il refuse de parler ?
M., en français - Je me le taperai bien.
A2, en ukrainien - Si tu veux qu'on le bouscule un peu…
M., en français - Je me suis déjà fait plein de Terriennes…
T., en ukrainien - Quel genre de problème ?
M., en français - … mais je n'ai pas encore goûté au Terrien mâle.
I.P., en ukrainien - Je… je crois que tu lui plais, camarade témoin.
M., en français - Eh bien, voilà ! C'était pas si difficile, camarade, hein ?
(Vingt-quatre secondes de silence, seulement troublées par les rires fugaces et incontrôlés du Martien.)
T., en ukrainien - Fin de l'interrogatoire pour aujourd'hui. Injectez-lui un antidote et remettez-le dans sa cellule. Puis vous passerez me voir tous les trois. Je crois que nous avons quelques petits détails à régler…
Contexte #5
« La tension monte sur le front afghan. Alors que tout était calme depuis des mois sur la ligne de cessez-le-feu qui sépare les troupes des talibans de celles du général Massoud, appuyées par les forces soviétiques, les observateurs signalent plusieurs incidents au voisinage des positions tenues par l'Armée rouge. Deux soldats géorgiens ont été tués à quelques kilomètres de Taluqan, tandis que plusieurs patrouilles essuyaient des coups de feu dans la région de Mazar-i-Sharif, et l'on signale un attentat à la bombe dans le centre d'Andkhoi contre un blindé soviétique. Kaboul nie toute implication dans ces incidents, les attribuant à des "groupuscules incontrôlés de peshmargas révoltés par l'occupation communiste", alors que Moscou affirme qu'il s'agit de "commandos de l'armée régulière des talibans, encadrés par des instructeurs capitalistes, sans doute envoyés par le Petit Buisson". Selon le démenti immédiatement diffusé par Washington, il n'y a "aucun militaire étasunien en activité sur le territoire afghan", à quoi le porte-parole du général Massoud a répondu qu'un "homme de type européen abattu lors de l'attaque d'une patrouille sur la rivière Balkh Ab portait le tatouage des Nightcrawlers". La présence d'un de ces fameux commandos surentraînés - qui, lors de la guerre du Vietnam, pouvaient rester en opération pendant des mois, voire des années, au beau milieu du territoire ennemi - constitue-t-elle la preuve d'une implication étatsunienne dans le conflit afghan ? Rien n'est moins sûr car, comme le rappelle L'Humanité dans son édition du soir, "les puissantes compagnies multinationales ultra-capitalistes ont l'habitude d'embaucher d'anciens G.I.s pour faire le coup de poing dans le Tiers-Monde, et l'on sait que plusieurs d'entre elles se sont implantées dans l'ouest du pays, tenu par les talibans, depuis leur demi-victoire de 1991". En tout état de cause, une prochaine reprise des hostilités est à craindre, et les organisations humanitaires ont déjà commencé à évacuer leurs représentants vers l'Iran et le Pakistan, la frontière soviétique étant en effet fermée depuis ce matin. »
(RFI, bulletin d'informations du 11/09/1997, 18:00.)
6. Moscou à l'œil
« Green green
Green are the Martians
Red red
Red is their planet
Blue blue
Blue is my spirit
Said Ziggy
Comin' back from Mars. »
David Bowie - The rise and fall of Ziggy Stardust and the Little Green Men from Mars.
La Place rouge était vide. Devant moi marchait Nathalie, essayant de conserver un air digne bien qu'elle ne cessât de se tordre les chevilles à cause de ses talons aiguille, dont elle n'avait visiblement pas l'habitude.
La mode de ces accessoires vestimentaires était récente dans les pays de l'Est, où ils avaient longtemps été considérés comme un symptôme de la décadence de l'Occident, au même titre que le rock'n'roll, les sitcoms ou, m'avait-on assuré, l'eau chaude. Mais les récentes déclarations de Gorby, selon lesquelles confort matériel et diversité culturelle n'étaient en rien contradictoires avec l'idéal du socialisme, avaient ouvert en grand une porte déjà déverrouillée et entrebâillée par la Glasnost et la Perestroïka, et les élégantes moscovites s'étaient ruées sur les cuissardes et escarpins aux talons démesurés qui avaient soudain fait leur apparition dans les magasins de la capitale.
Il était difficile de ne pas faire le lien avec la subite augmentation du nombre d'entorses et de chevilles cassées constatée depuis le début de l'automne.
Nathalie était grande, mince et blonde comme une Russe authentique se doit de l'être. Elle avait bien entendu des yeux d'un bleu de glace, que je n'avais encore jamais vu s'adoucir. Sa bouche était assez grande, ses lèvres fines et bien dessinées, ses dents régulières mais un peu jaunes à cause des cigarettes, dont elle fumait deux paquets par jour. Du haut de ses talons, elle me dépassait d'une bonne tête, et je sentais bien que cela lui procurait l'impression que cette domination s'étendait également sur le plan mental.
C'était le genre de femme qui a l'habitude de mener par le bout du nez tous les hommes passant à sa portée - avec gentillesse, mais fermeté.
Seulement, avec moi, ça ne marchait pas. Ça aurait pu le faire à un autre moment, dans des circonstances différentes - mais là, j'étais trop préoccupé par le sort de l'ambassadeur pour entrer autrement qu'en apparence dans le jeu de pouvoir de cette beauté slave. Et si je la suivais comme un toutou depuis trois jours à travers tout Moscou, ce n'était pas à la suite de quelque ascendant qu'elle avait acquis sur moi, mais uniquement parce qu'elle était le seul contact dont je disposais pour m'aider à retrouver mon protégé.
J'étais déjà venu à deux reprises dans la capitale soviétique au début des années 90, après l'ouverture partielle des frontières, mais la ville avait profondément changé depuis. Ce n'étaient pas tant le dispositif de chauffage installé sous la Place rouge pour la garder vierge de neige durant le long hiver russe, la disparition des queues interminables qui s'étiraient autrefois devant magasins et administrations, ou l'accroissement considérable du nombre de voitures, qu'une amélioration visible du niveau de vie global de la population. Vêtements neufs et de meilleure qualité, façades fraîchement repeintes, vitrines alléchantes, enseignes au néon colorées, publicités pour des produits introuvables ne fût-ce que dix ans plus tôt, tels qu'alcools fins français, petits pots pour bébés allemands, disques vinyle italiens ou chaînes hi-fi japonaises.
Et, partout, on voyait des travaux. Rues éventrées, immeubles en cours de réfection ou de transformation, chantiers de construction, percement de nouveaux tunnels de métro, pose de rails pour des lignes de tramways supplémentaires, installation de conduites d'eau, de tuyaux de gaz ou de chauffage, de câbles électriques ou de télécommunications, remplacement des lampadaires, des feux de circulation, des panneaux de signalisation, nettoyage des monuments et des bâtiments anciens, ouverture de nouvelles artères… La cité tout entière respirait la prospérité.
Une prospérité qui venait de Mars.
Bien entendu.
Nous passâmes en silence devant le mausolée de Lénine et les deux robots humanoïdes dont les gestes n'étaient pas plus saccadés que ceux des gardes humains qu'ils avaient remplacés. Nous ne tenions ni l'un, ni l'autre à reprendre la discussion que nous avions eue la veille au soir, au sujet des rôles joués respectivement par le barbichu à casquette et par son successeur à la grosse moustache dans les diverses hécatombes qui ont marqué l'histoire de l'URSS pendant l'entre-deux-guerres - les fameux « massacres du communisme » dont le Petit Buisson, lors de la campagne présidentielle qu'il venait tout juste de perdre, avait estimé le nombre des victimes à quelques deux cent cinquante millions, oubliant de préciser que ce chiffre était celui dudéficit de population au bout de quatre-vingts ans, et qu'il ne concernait pas seulement l'URSS, mais l'ensemble des pays rouges, Chine comprise.
Bon, ça n'excuse en rien les massacres et les famines provoquées, mais je ne vois pas à quoi ça rime de comptabiliser parmi les victimes des gens qui n'ont jamais existé qu'à l'état de potentialité dans le capital génétique de leurs parents ou grands-parents.
Cela dit, si vous voulez mon avis, ça n'a rien de surprenant de la part d'un type qui s'est empressé, à peine élu, de rendre l'avortement illégal, chose que son républicain de père lui-même n'avait pas eu le cran de faire pendant les huit années où il avait présidé les États-Unis.
Pour en revenir aux duettistes révolutionnaires de choc, Nathalie défendait la thèse officielle du gouvernement soviétique, selon laquelle seul Staline avait du sang sur les mains, et j'avais voulu essayer de lui faire admettre que la conscience de Lénine n'était peut-être pas aussi immaculée qu'elle voulait bien le dire.
Grave erreur de ma part. On ne touchait pas au fondateur de l'État soviétique. S'il y avait une chose approchant du sacré en URSS, c'était bien son corps embaumé et le mythe qui l'accompagnait - un mythe qui n'avait cessé de grandir pendant que celui du Petit Père des Peuples se ternissait peu à peu. Lénine - ou plutôt l'image de Lénine que le Parti prenait soin de projeter après l'avoir soigneusement customisée, comme disent les publicistes - constituait en quelque sorte une caution morale aux yeux d'une bonne partie de l'opinion internationale. Il rassurait, aussi paradoxal que cela puisse paraître à ceux qui ont connu les heures d'angoisse nucléaire de la Guerre froide, et l'on entendait jusqu'à certains politiciens de droite des pays capitalistes regretter qu'il n'eût pas survécu pour gouverner à la place d'un Staline défunt ou écarté du pouvoir.
« Avec lui, disent-ils, on aurait pu s'entendre. Et il n'aurait jamais fait le jeu d'Hitler. »
Une bien belle uchronie, ma foi, que quelqu'un écrira peut-être un jour. Mais la réalité, comme chacun sait, est fort différente.
Nous n'avions pas évoqué une seule fois Trotsky, que tout le monde feignait d'avoir oublié. Le rajouter dans le tableau aurait d'ailleurs passablement compliqué les choses, alors que le Parti avait passé plus d'un demi-siècle à l'en effacer, à coups de photos retouchées et de réécriture des manuels d'Histoire ; pour cette raison, je n'avais même pas essayé d'y faire allusion. Mais cela n'avait pas empêché Nathalie de se mettre en colère et de me traiter de « suppôt de Washington tout juste bon à colporter les infâmes ragots de la presse capitaliste », avant de se rappeler subitement qui j'étais, pourquoi je me trouvais là, et ce qu'elle était censée faire de moi. Elle m'avait alors expliqué que les dissidents eux-mêmes - dont le nombre ne cessait de baisser à mesure que le pays se libéralisait - respectaient dans Lénine la seule figure historique susceptible de jouer le rôle de symbole et de ciment de l'unité soviétique.
Néanmoins, il ne fallait pas se leurrer : Vladimir Illitch Oulianov devait cette grâce posthume essentiellement à son décès prématuré, ainsi qu'à l'ancienneté et à la brièveté de son passage à la tête du pays.
Pour simplifier, il était plus facile d'entretenir et de peaufiner la légende déjà ancienne de Lénine que de réhabiliter Staline, surtout si l'on prenait soin de noircir celui-ci pour faire ressortir par contraste la blancheur de celui-là.
C'était un peu comme avec les deux flics de l'histoire - ou plutôt de l'interrogatoire. Il en fallait un gentil et un méchant ; or le camarade Djougatchvili en avait fait un peu trop, et d'une manière beaucoup trop voyante, et surtout pendant beaucoup trop longtemps, pour pouvoir espérer jouer un jour le rôle du gentil dans l'URSS de Gorby.
Une R36 noire nous attendait au bout de la place, garée de biais sur un large trottoir. Au volant était assis un homme entre deux âges, coiffé d'une toque de fourrure grise, qui fumait une gauloise en lisant la Pravda. Il déverrouilla les portières pour que nous puissions monter lorsque Nathalie lui adressa le signe convenu. La banquette arrière était aussi confortable que celle d'une Bentley ou d'une Mercedes haut de gamme, mais la décoration intérieure nettement moins luxueuse ; les voitures fabriquées par l'usine Renault de Koursk et celles qui sortaient des chaînes de Daimler-Benz à Leningrad étaient des modèles « économiques », employant des matières premières bon marché.
« Où allons-nous ? » demanda Nathalie en russe.
Notre chauffeur mit le moteur en route avant de répondre, sans se retourner : « Chez Boris.
- Mais c'est en dehors de la ville !
- Que veux-tu que je te dise ? J'obéis aux ordres. »
Nathalie plissa les yeux, méfiante. Je pouvais sentir la tension qui s'était emparée de son corps lorsque le nom de ce Boris avait été prononcé, et cela me rappela où nous nous trouvions, ainsi que les risques que nous courions.
En dépit des récentes évolutions, l'URSS était loin d'avoir oublié les vieilles habitudes héritées du temps du totalitarisme. Et, même si le dernier goulag avait été fermé en grande pompe par Gorby au tournant des années 90, il restait encore assez d'hôpitaux psychiatriques pour se débarrasser des gêneurs.
« Qui te les a donnés ?
- Tu sais très bien que nous n'avons pas le droit de…
- Quel est le mot de passe ? »
Il y avait de l'inquiétude dans le bref coup d'œil que l'homme me jeta dans le rétroviseur. « Pas devant lui. »
Le canon du petit revolver que Nathalie venait de tirer discrètement de son sac se posa sur la nuque de notre chauffeur au moment exact où celui-ci prononçait le dernier mot, qui mourut sous la forme d'un étrange piaillement étranglé. « Le mot de passe, répéta-t-elle, glaciale comme un hiver sibérien.
- "Ce n'est pas Tolstoï qui a écrit Les âmes mortes." »
Nathalie avait ôté son arme avant même qu'il n'eut commencé à prononcer le titre du livre. « "Ce n'est pas Pouchkine non plus", répondit-elle.
- Tu es bien nerveuse, remarqua notre chauffeur.
- Boris n'était pas prévu au programme.
- Il y aura eu un changement de dernière minute. » Il enclencha une vitesse et la voiture se mit à rouler doucement. « On ne m'a pas dit grand-chose, mais j'ai cru comprendre que tu cherchais l'ambassadeur martien…
- C'est vrai.
- Alors, Boris est bien celui qui peut t'aider.
- Qu'en sais-tu ? »
Notre chauffeur haussa les épaules. « Tu es au courant de ce qu'on raconte sur lui, non ? »
Nathalie acquiesça d'un air entendu et énigmatique. Je posai sur elle un regard interrogateur, mais elle fit mine de ne pas s'en apercevoir. Comme ni l'un, ni l'autre ne semblait se soucier d'en dire plus, je me décidai à insister, après un instant d'hésitation : « Et que raconte-t-on ? »
Je vis distinctement un minuscule réseau de rides se dressiner au coin de l'œil de Nathalie, ainsi qu'à la commissure de ses lèvres. Cela ressemblait à une crispation musculaire suscitée par le stress, mais il y avait autre chose - l'expression d'un malaise qu'elle refoulait en temps normal, peut-être…
Puis elle tourna la tête vers moi, et ses yeux m'observèrent un instant, toujours aussi bleus, toujours aussi froids.
« Qu'il a des… pouvoirs, souffla-t-elle.
- Parapsychiques ?
- Ouais, c'est ça, intervint notre chauffeur. Des pouvoirs psi. Il a des visions, il entend des voix - et, quand il est en forme, il paraît même qu'il peut lire dans les pensées ! »
J'interrogeai à nouveau Nathalie du regard. Cette fois, elle me répondit aussitôt : « Ce ne sont pas des rumeurs. Dans les années 60, Boris a participé à plusieurs programmes de recherche en parapsychologie, où il a été remarqué comme l'un des sujets les plus doués. Il a notamment obtenu des résultats incroyables aux tests de Rhine.
- Je croyais que les expériences de ce type avaient été discréditées, remarquai-je.
- En Amérique, camarade, rectifia notre chauffeur. Ici, dans la grande et glorieuse Union soviétique, on n'a jamais cessé d'effectuer des recherches sur les pouvoirs psi.
- Avec quel résultat ? » ne pus-je m'empêcher de demander.
Il ouvrit la bouche pour me le dire, mais Nathalie posa une main sur son épaule pour lui intimer de se taire, et ce fut elle qui répondit, avec - grande nouveauté - un embryon de ce qui ressemblait tout à fait à un sourire narquois :
« Tu ne vas pas tarder à le savoir. »
Nous étions sortis de Moscou depuis une bonne demi-heure lorsque notre chauffeur quitta la quatre-voies toute neuve reliant la capitale à Kiev pour s'engager sur une route étroite, creusée d'ornières, qui descendait entre deux rangées de congères plus hautes que la voiture vers une petite rivière dont la surface gelée reflétait le gris du ciel bouché. À une centaine de mètres de ce chemin plus ou moins dégagé de la neige tombée ces derniers jours, se dressait une maison de bois qui tenait davantage de la cabane en rondins du Grand Nord canadien que de la datcha russe. Le panache de fumée blanche montant de la cheminée de pierre indiquait qu'elle était habitée.
Seuls Nathalie et moi descendîmes de la voiture. Notre chauffeur, que la perspective de rencontrer Boris ne paraissait pas plus enchanter que la jeune femme, alluma une autre gauloise - il avait bien dû en fumer quatre ou cinq pendant le trajet, sans se soucier de savoir si la fumée nous gênait - et rouvrit la Pravda à la page des sports, où un gros titre dans la rubrique basket-ball annonçait que « la glorieuse équipe socialiste du Spartak de Vladivostok [venait] d'écraser la pitoyable équipe capitaliste des Chicago Bulls 89 à 56 ».
« J'espère que tu as les nerfs solides, me souffla Nathalie tandis que nous pataugions dans la neige molle en direction de la maison. Rencontrer Boris n'est jamais une expérience reposante.
- À cause de ses pouvoirs ? »
Elle hocha la tête. « Entre autres. Mais ceux qui le connaissent depuis longtemps disent qu'il a toujours été bizarre… » Elle se mordit la lèvre inférieure. « Enfin, non… Pas toujours. »
Je m'attendais à la voir continuer, mais elle se contenta d'émettre quelques clicks avec la langue, en signe de tristesse ou de désapprobation. J'aurais voulu la questionner, mais je n'en eus pas le temps : la porte de la cabane venait de s'ouvrir, livrant passage à l'occupant des lieux.
C'était un véritable géant, qui devait dépasser les deux mètres dix. Ses cheveux longs et sa barbe hirsute lui donnaient un faux air de Raspoutine, qu'accentuait dans des proportions considérables l'éclat halluciné de ses yeux noirs.
Il fut sur nous en trois enjambées dignes des fameuses Bottes de Sept Lieues, laissant derrière lui de profondes traces dans la neige molle. Bien qu'il n'eût visiblement pas un poil de graisse, il devait bien peser dans les cent cinquante kilos. Refermant ses bras autour de Nathalie, il la souleva de terre et l'embrassa sur la bouche à la mode russe, sans aucune sensualité et avec un bruit de succion un tantinet écœurant. Puis il la reposa - et, tandis qu'elle s'essuyait les lèvres d'un air dégoûté, il se tourna vers moi, visiblement dans l'intention de me faire subir le même sort.
« Holà, du calme, camarade ! » m'exclamai-je.
Coupé dans son élan, il haussa un sourcil, tandis que son index gauche explorait sa narine droite. « Alors, c'est toi ! dit-il d'une voix qui me parut résonner à l'intérieur du sol lui-même tant elle était grave.
- Moi ? »
Ses yeux s'arrondirent sous la barre touffue de ses sourcils. « Je t'ai vu dans mes rêves. Un Petit Homme vert perché sur tes épaules te chevauchait en criant : "Hue, dada, hue !" »
En d'autres circonstances, je pense que j'aurais éclaté de rire. Mais là, j'avais plutôt envie de m'enfuir en courant.
« Et où allions-nous ? » demandai-je machinalement d'une voix blanche.
Il posa sur mon épaule quelque chose qui ressemblait à une rangée de saucisses de Strasbourg pourvues d'ongles sales et ébréchés. « À Baïkonour. » Il accentua sa pression, mais pas au point de me faire mal.
« À Baïkonour ? répétai-je, ahuri. Au cosmoport ? »
Il ne répondit pas, mais commença à m'entraîner à l'intérieur de la maison, me tirant par l'épaule avec tant de force que mes pieds perdirent un instant contact avec le sol. J'adressai un regard désespéré à Nathalie, qui cligna des yeux pour me faire signe de ne pas résister. De toute manière, je ne voyais pas comment j'aurais pu m'y prendre ; ce type possédait la force de cinq ou six hommes - au moins.
L'unique pièce de la cabane était encombrée par tout un fatras qui évoquait plus le contenu d'une poubelle que le cadre de vie d'un être humain. Des fils de cuivre étaient tendus en tout sens au ras du plafond, dessinant d'étranges figures évoquant des signes cabalistiques. Il y avait aussi du papier d'aluminium sur deux des murs, et des rideaux en cotte de mailles devant les fenêtres. Dans un angle, un vieux poêle dont la forme évoquait celle d'un samovar émettait une chaleur sèche et agressive. Cela sentait le fauve, les chaussettes sales, le bois brûlé et le bortch de l'avant-veille.
« J'étais assis ici », dit Boris en désignant l'unique siège de la pièce, une chaise en bois blanc à laquelle il manquait la moitié d'un pied. « J'étais assis ici quand tu as traversé mon esprit en courant avec le Martien sur les épaules. C'était la deuxième fois. » Il baissa la voix : « Je n'ai pas vu la fille, c'est pour ça que je n'ai pas voulu parler devant elle.
- Je t'assure qu'elle est digne de confiance. » Même si je n'en étais pas aussi sûr que je voulais bien le montrer, j'avais prononcé cette affirmation d'une voix ferme et apaisante.
« Selon tes critères, camarade, pas selon les miens.
- Et quels sont les tiens ? »
Il ricana.
« N'essaye pas de me faire parler. D'autres ont voulu le faire… autrefois… mais ils n'y sont jamais parvenus. Boris sait tenir langue », conclut-il avec un tel accent que je ne compris pas tout de suite qu'il venait de parler en français.
Nathalie était arrivée entre-temps à la porte de la cabane, que le géant avait négligé de refermer derrière lui.
« Je peux entrer ? s'enquit-elle en adoptant la voix et l'attitude d'une petite fille timide qui demande pour la première fois publiquement si elle peut aller faire pipi.
- Non ! » rugit Boris.
Il parut une fraction de seconde sur le point d'ajouter quelque chose, puis son regard devint vague, ses doigts se desserrèrent, libérant mon épaule, et il se mit à psalmodier à voix basse une litanie qui ressemblait au croisement d'un cantique et d'une berceuse : « Tu iras à Baïkonour… Tu iras à Baïkonour, portant le Petit Homme vert sur les épaules… »
Il tomba à genoux, le visage dans les mains.
« Ça y est, il a une vision, observa Nathalie depuis le seuil de la porte. Je suppose qu'on peut dire que nous avons de la chance.
- Pourquoi ? »
Elle lança un coup d'œil à Boris qui gémissait à présent, le front au sol, avant de répondre : « Ce genre de truc n'est jamais garanti. C'est pour ça que les Américains ont abandonné les recherches sur les pouvoirs psi, parce qu'aucune expérience dans le domaine parapsychique n'est reproductible avec un taux de réussite suffisant. À cause du facteur humain. » Elle désigna du menton le géant prostré. « Apparemment, tu constitues pour lui une bonne source d'inspiration. Ce n'est pas si fréquent. La dernière fois… » Elle se tut, les lèvres pincées, le regard à nouveau d'une dureté d'iceberg.
« La dernière fois ? insistai-je.
- Plus tard », murmura-t-elle en me donnant un coup de coude dans les côtes.
Boris avait en effet commencé à se redresser, le regard toujours aussi vitreux. Avisant une bouteille de vodka aux trois quarts pleine, il s'en empara et but une longue gorgée au goulot avant de me la tendre. Je reniflai prudemment l'embouchure. Aucune odeur. Il n'y avait pas une goutte d'alcool là-dedans.
Lorsque j'y goûtai, toujours aussi prudemment, je découvris que c'était de l'eau. Tout simplement. De l'eau dans une bouteille de vodka russe.
« Maintenant, tu vas rejoindre ton ami le Martien, dit Boris après m'avoir repris la bouteille des mains pour la tendre à Nathalie.
- Tu sais où il se trouve ? »
Il se mit à loucher, mais ce soudain strabisme ne le rendait pas moins inquiétant. « Oui. Je viens de le voir.
- Par les yeux de ton esprit ? » s'enquit la jeune femme qui regardait autour d'elle, cherchant visiblement à se débarrasser de la bouteille sans l'avoir portée à ses lèvres.
Boris acquiesça lentement, sans cesser de me dévisager de son regard d'illuminé. « Et tu vas le rejoindre, reprit-il à mon intention. Mais pour cela, ajouta-t-il en levant deux mains qui me parurent menaçantes, il va d'abord falloir que tu meures ! »
Compte rendu d'entretien #3
[14 décembre 2000.]
Lieu : Ville--, Quartier 11, Rue 275, Immeuble 620, Étage - 9, Salle I-04.
Interrogateur principal : V. Marenko.
Adjoints : I. Skorïï & Y. Miedlennyï.
Témoin : R. Starkovsky.
Sujet : Martien, nom inconnu, âge inconnu.
Caractéristiques physiques & physiologiques : voir rapport médical ci-joint.
Précautions particulières : voir rapport médical ci-joint.
Nota Bene : sauf mention contraire, la langue employée est le russe.
Dose administrée : 300 mg de scopolamine, voie parentérale (IV)
I.P. - M'entends-tu, camarade Martien ? (Sept secondes de silence.) M'entends-tu ?
M. - Je t'entends.
I.P. - Es-tu prêt à répondre à mes questions ?
M. - Euh… oui… enfin… je crois…
A1, en ukrainien - Il est à point.
A2, en ukrainien - Ça m'en a tout l'air.
I.P. - Quelle est la population de Mars ? (Huit secondes de silence.) Combien êtes-vous ? (Cinq secondes de silence.) Combien de petits hommes verts comme toi ?
M. - Aucune… idée…
I.P. - Un ordre de grandeur suffira.
(Seize secondes de silence.)
T., en ukrainien - Soit il n'en sait vraiment rien, soit la scopolamine n'est pas plus efficace que le MDMA.
I.P., en ukrainien - Laisse-moi un peu de temps, camarade témoin. On n'entendait que toi sur la bande de la première séance.
T., en ukrainien - Tu me rendras compte de ça, camarade.
I.P., en ukrainien - Si ça ne t'ennuie pas, nous verrons plus tard, d'accord ? (En russe :) Donc, l'ambassadeur de Mars ignore la population de la planète qu'il représente ?
M. - Ça change… tout le temps…
I.P. - Allez, combien êtes-vous ? Dix millions ? Cent millions ? Un milliard ?
(Quatre secondes de silence.)
M. - Sept…
(Six secondes de silence.)
I.P. - Sept quoi ?
M. - Sept… ou huit…
(Trois secondes de silence.)
I.P. - Sept ou huit quoi ? Millions ? Milliards ?
M. - Ou peut-être neuf… Mais pas plus…
I.P. - Neuf millions ?
M. - À la dernière réunion… nous étions six…
I.P. - Réunion ? De quoi s'agit-il ?
M. - … mais il… en manquait trois… ou quatre…
I.P. - Trois ou quatre quoi, boljemoï ?
M. - Vous ne comprendriez pas.
T., en ukrainien - Il nous mène en bateau.
I.P., en ukrainien - Avec trois cents milligrammes de scopolamine dans les veines ? Impossible !
T., en ukrainien - C'est un Martien, vous vous souvenez ? Il peut réagir différemment des humains aux drogues employées.
A1, en ukrainien - Tu peux dire ce que tu veux, camarade, mais à moi, il me paraît mûr.
A2, en ukrainien - Et même plus que mûr. Il va s'endormir si on ne l'en empêche pas.
I.P. - Pourquoi es-tu venu sur Terre ? (Dix-huit secondes de silence.) As-tu seulement une raison ? (Vingt-neuf secondes de silence ; on distingue un tapotement agacé dans le lointain.) M'entends-tu, camarade Martien ?
(Dix secondes de silence.)
T., en ukrainien - La dose était trop forte. Nous n'en tirerons rien aujourd'hui. Comment est son pouls ?
I.P., en ukrainien - Les Martiens n'ont pas de pouls.
T., en ukrainien - Mais ils respirent, n'est-ce pas ?
A1, en ukrainien - Ça dépend des jours.
T., en ukrainien - Camarade premier adjoint de l'in…
A2, en ukrainien - C'est bon : il respire. On dirait même…
(Concert d'exclamations et de jurons russes et ukrainiens. Une analyse fine de la bande a également permis de relever plusieurs termes anglo-américains particulièrement orduriers.)
M. - Je suis ici pour le sexe, la…
(La fin de la phrase est couverte par le bruit d'un plateau métallique rebondissant sur le sol. Même les analyses les plus poussées n'ont pas permis de la reconstituer intégralement, mais il semblerait qu'elle se termine par le terme anglo-saxon « enroll », qui signifie « embaucher ».)
Contexte #6
« La dernière édition du Festival de Cannes vient de s'achever par la victoire de Planète Rouge, du cinéaste tchétchène Mourad Iachk, qui confirme de manière éclatante le renouveau du cinéma soviétique. Selon les termes de Jack Nicholson, qui présidait le jury cette année, le film lauréat est "une foutue reconstitution historique qui va [nous] en mettre plein la vue". Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un réalisateur soviétique, Planète Rouge rend hommage aux innombrables travailleurs qui ont contribué à la conquête de Mars, des plus humbles aux plus prestigieux. Dépourvue de "héros" à proprement parler, mais riche en personnages secondaires, cette épopée de plus de quatre heures couvrant vingt ans d'Histoire, de l'envoi du premier Sputnik à l'atterrissage du module Tsiolkovsky au nord de Noctis Labyrinthus, est filmée d'une manière dont les critiques s'accordent pour dire qu'elle doit autant à Griffith qu'à Eisenstein, avec de nombreuses scènes de foule impressionnantes de maîtrise, et quelques morceaux de bravoure comme le monologue quasiment mystique de Gagarine quelques heures avant sa mort, l'étrange et cruelle épreuve finale de sélection des cosmonautes ou l'hallucinante sortie dans l'espace qui ouvre la dernière heure du film. Interrogé après l'annonce du palmarès, Mourad Iachk, nullement impressionné d'avoir raflé la Palme d'Or à Homeless in Manhattan, la remarquable tragi-comédie de Woody Allen dont la victoire paraissait acquise jusqu'à la projection de Planète Rouge, s'est refusé à tout commentaire direct, se contentant de faire la déclaration suivante : "On a dit que seul héros de mon film était peuple soviétique. C'est pas faux, mais ne suffit pas. S'il y a personnage collectif, c'est Humanité tout entière… humanité socialiste, bien sûr." »
(Journal télévisé du 21/05/1998.)
7. Perdus dans l'espace
« À l'heure où je vous parle, je peux affirmer qu'un astronaute posera le pied sur Mars avant la fin de la décennie, et qu'il sera bien évidemment américain ! »
Richard Nixon - Discours télévisé du 16 décembre 1972.
L'image du Petit Homme vert tirant la langue fit le tour de la planète en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Transmise par bélinographe, elle se retrouva à la une de tous les quotidiens, puis de tous les magazines, tandis que les télévisions du monde entier la diffusaient à l'envi pour marteler l'incroyable nouvelle à l'Humanité ébahie :
Il y avait des Martiens sur Mars.
La Planète rouge était habitée.
Nous n'étions plus seuls.
Les conséquences de cette découverte inattendue ne se firent pas attendre : moins de vingt-quatre heures après la réception du cliché, Washington et Moscou effectuaient presque simultanément des déclarations similaires, selon lesquelles la Lune ne constituait plus un objectif prioritaire pour la conquête spatiale, laquelle allait désormais se consacrer avant tout à l'exploration de la Planète rouge.
De fait, les sondes martiennes se succédèrent à un rythme sans cesse plus rapide au cours des années suivantes : plus de soixante pour les États-Unis, contre un peu moins de quarante pour l'URSS. Le pourcentage de réussite de la NASA étant nettement supérieur à celui de son homologue soviétique, il paraissait pour ainsi dire acquis que le premier homme qui poserait le pied sur Mars arborerait le Stars and Stripes, et non la faucille et le marteau, sur l'épaule de sa combinaison. Et le discours triomphal de Richard Nixon paraphrasant Kennedy, quelques jours après sa confortable réélection à la tête des USA, ne fit que renforcer l'opinion publique mondiale dans cette conviction.
Désormais assuré d'avoir les mains libres pendant quatre ans, Nixon dévoila le monumental projet de station orbitale mis sur pied par l'agence spatiale étatsunienne : une roue métallique de cinq cents mètres de diamètre placée sur une orbite équatoriale, à une distance moyenne de mille huit cents kilomètres de la surface terrestre. C'était là, en chute libre, que serait assemblé le premier vaisseau interplanétaire, dont le départ était prévu pour l'automne 1977. Il lui faudrait ensuite six mois pour atteindre Mars, emportant à son bord un équipage de six hommes - Nixon avait été très précis sur ce point : faute de pouvoir trouver trois couples mariés dont les capacités et spécialités correspondaient aux besoins, il n'était pas question de prendre le risque psychologique d'intégrer une ou plusieurs femmes à l'expédition.
Pour la petite histoire, c'est à la suite de cette déclaration que Philip K. Dick fit son fameux commentaire sur l'homosexualité refoulée de Nixon qui lui valut d'être persécuté par le FBI jusqu'à la fin de ses jours, en dépit de l'intervention d'autres écrivains de science-fiction aussi impliqués dans le projet martien que Robert A. Heinlein ou Arthur C. Clarke.
Pendant ce temps, on ne chômait pas à Baïkonour. Travaillant comme toujours dans le plus grand secret, les Soviétiques effectuaient en moyenne un lancer tous les trois jours depuis la fin des années 60. Et si la station qu'ils assemblaient sur une orbite que leurs concurrents directs estimaient trop basse ne possédait pas les qualités esthétiques de la Grande Roue étatsunienne, sa simple taille suffisait à imposer le respect. D'aucuns, qui la soupçonnaient d'être truffée de toutes les armes possibles et imaginables, voyaient en elle une menace pour la paix mondiale ; seulement, cette base spatiale aux allures de chantier permanent n'était pas tournée vers la Terre, comme le pensaient ces angoissés, mais vers Mars. Les cadres du Parti, jusques et y compris les apparatchiks les plus conservateurs, s'accordaient en effet pour, sinon penser, du moins déclarer qu'il était vital que le premier contact avec les Martiens fût l'œuvre de cosmonautes socialistes, et non celle d'astronautes capitalistes.
Il était difficile de dire quel rôle la couleur de la planète en question avait bien pu jouer dans cette surprenante entente, et beaucoup de gens se demandèrent si le Kremlin aurait été aussi empressé et unanime pour se lancer à l'assaut de Vénus, moins susceptible d'être récupérée comme symbole de la Gloire du Socialisme soviétique.
Si les Soviétiques travaillaient dans le plus grand secret, les Étatsuniens, eux, jouaient la carte de la médiatisation à outrance, transformant la construction de la Grande Roue en une épopée télévisuelle qui devait bien tenir en haleine la moitié de la planète. Une fois passés par le filtre des médias, le moindre incident prenait des allures de drame, tandis que l'achèvement de chaque caisson étanche devenait un événement d'importance planétaire. Néanmoins, la NASA avait beau essayer de faire croire qu'elle ne cachait rien d'important au public, celui-ci se doutait bien que quelques têtes nucléaires avaient été installées à bord de la station inachevée, juste au cas où, et que la CIA y entretenait en permanence plusieurs agents parmi les ouvriers em-ployés pour la constuction, afin de pouvoir aussitôt repérer et neutraliser un éventuel espion communiste.
Pendant toute la durée du second mandat de Nixon, de 1972 à 1976, la Grande Roue servit de paravent destiné à masquer les problèmes et à étouffer les scandales, tandis que l'emprise des Républicains se refermait comme un étau implacable sur les U$A. En guise de couronnement, l'inauguration de la station, programmée pour la fin du mois d'octobre 76, devait bien évidemment assurer l'élection du candidat républicain choisi pour succéder à Nixon.
Mais c'était compter sans l'URSS. Quelques heures à peine avant l'arrivée du Secrétaire d'État à bord de la Grande Roue, Moscou annonça, par un communiqué d'une sobriété qui contrastait violemment avec la surmédiatisation dont usaient et abusaient leurs concurrents, que le module planétaire du vaisseau Étoile rouge venait de toucher sans encombre le sol martien, et que ses occupants, le colonel Dimitri Karnokiev et le lieutenant Irina Nebrova, s'apprêtaient à poser le pied ensemble dans la poussière rouge d'Hellas Planitia. La seule fioriture que s'étaient autorisée les auteurs de ce modèle de concision assassine était la précision qu'il s'agissait d'un couple non marié.
Perdre la course à la Planète rouge deux semaines avant les élections fut bien entendu fatal aux républicains. Le démocrate Jimmy Carter écrasa Ronald
Reagan avec une avance de plus de vingt points, tandis que Nixon se retrouvait aux prises avec l'affaire déjà ancienne du Watergate, que seules des prouesses de désinformation avaient réussi à minimiser jusque-là. Il reçut bien sûr des messages de félicitations de toute la planète, et celui du Kremlin était accompagné d'une information attendue, mais capitale.
Le colonel Karnoviev et le lieutenant Nebrova avaient établi le premier contact avec un autochtone de la Planète rouge.
Un Martien.
Vert.
tu flottes dans le néant et les étoiles te regardent
lointaines
solitaires
tu flottes dans le néant et ton regard est attiré par cette étoile rouge
plus brillante que les autres
vers laquelle tu te diriges
d'ailleurs ce n'est pas une étoile mais une planète
la planète Mars
encore quelques jours et les rérofusées se déclencheront
encore quelques jours et tu retrouveras enfin ton poids
les vertiges cesseront
tu pourras cesser de boire à la paille
de te contorsionner pour uriner
tu flottes dans le néant mais tu n'es pas seul
vous êtes quatre
quatre courageux cosmonautes en route vers Mars
quatre héros soviétiques lancés à l'assaut d'un symbole
deux hommes deux femmes
conformément au mythe socialiste de l'égalité des sexes
l'étoile grossit dans le hublot avant
Mars
on vous a choisi parmi dix mille candidats pour être les premiers êtres humains à y poser le pied
un honneur incommensurable
tu tâcheras d'entre être fier
mais pour l'instant tu flottes dans le néant et les étoiles te regardent
…
le moment est venu de ralentir
tu hésites une fraction de seconde avant d'enfoncer le bouton commandant la mise à feu des rétrofusées
instant crucial
le doigt suspendu au-dessus de la pastille verte
le temps suspendu au-dessus de vos têtes
chacun retenant son souffle
puis ton index écrase la touche
et rien ne se produit
échange de regards affolés
tu appuies à nouveau
sans résultat
et à nouveau et à nouveau
frénétiquement
dans ce moment d'effroi le matérialisme dialectique ne t'est plus de la moindre utilité
tu sombres soudain dans une terreur irrationnelle
et il en va de même de tes compagnons
car vous avez raté le coche
et vous venez de prendre conscience
que vous êtes
perdus dans l'espace
perdus
dans
l'espace…
Je revins à moi sans transition. Le tissu noir du vide interplanétaire devint un plafond blanc, les étoiles et l'œil rouge de Mars s'éteignirent, mon poids recommença à se faire sentir.
À se faire douloureusement sentir.
J'avais l'impression de peser plusieurs tonnes. Comme si je revenais vraiment de l'espace.
Seulement, tout cela n'avait été qu'un cauchemar, j'en avais la certitude. Je n'aurais su dire où celle-ci plongeait ses racines, mais elle était là, en moi, et elle me soutenait dans la terrible épreuve du retour à la conscience.
Non, je n'étais pas un cosmonaute soviétique con-damné à une mort lente dans un vaisseau incontrôlable. Je ne l'avais jamais été. Ni cosmonaute, ni soviétique.
« Tu es arrivé, camarade espion », dit quelqu'un en russe.
Je tournai la tête vers la droite, en direction de la voix, et découvris qu'elle appartenait à un petit homme au crâne chauve. Ce simple mouvement, sans doute exécuté trop rapidement, suscita une vague nausée au creux de mon estomac, accompagnée d'une âcre remontée de bile le long de l'œsophage.
« Ne bouge pas, conseilla l'inconnu. Il va encore falloir un certain temps pour que tes fonctions vitales se rétablissent et remontent à un niveau normal. N'oublie pas que tu as été mort pendant plus de dix jours. »
Sa dernière phrase déclencha en moi une cascade de souvenirs qui n'attendaient qu'un signal de ce genre pour se manifester. On pouvait d'ailleurs supposer que c'était pour cette raison qu'il l'avait prononcée. Il devait donc avoir l'habitude de pratiquer ce genre de résurrection, songeai-je sans trop savoir à quoi cette déduction pouvait bien m'être utile.
Comme l'avait énigmatiquement annoncé Boris dans la cabane en rondins de la plaine moscovite, le seul moyen pour moi de rejoindre l'ambassadeur consistait à mourir - du moins provisoirement. Si j'avais parlé le russe - ou une autre langue d'Union soviétique - avec assez d'aisance pour faire illusion, de faux papiers et un sauf-conduit auraient pu suffire, mais mon accent ne pouvait que me trahir, et je me serais fait arrêter au premier barrage, bien avant d'avoir atteint la ville secrète où était retenu l'ambassadeur.
Une ville à ce point secrète qu'on ne lui avait même pas attribué un numéro.
Une ville où les étrangers ne pénétraient qu'à l'état de prisonnier - ou de cadavre.
En l'occurrence, on ne m'avait pas laissé le choix. Mes contacts ne possédant pas les contacts nécessaires pour me faire expédier dans la ville sans nom après une éventuelle arrestation, j'étais entré de mauvaise grâce dans le rôle du macchabée, priant pour qu'il ne vînt à l'idée de personne de me disséquer avant mon arrivée en lieu sûr.
Apparemment, ça n'avait pas été le cas.
Heureusement, car je n'étais pas vraiment mort, comme on aurait pu s'en douter. La technique employée, qui conjuguait l'hypnose, la méditation et une drogue dont on n'avait pas jugé utile de me révéler le nom, était censée avoir pour effet de créer un état de mort apparente, où un battement de cœur par minute suffisait amplement à entretenir les fonctions vitales de l'organisme.
« Je suis le professeur Wul, dit l'homme en articulant avec soin, comme s'il s'adressait à un enfant. Ta résurrection s'est bien passée. » Il soupira à fendre l'âme. « Bon, tu as perdu tous tes poils, mais ça repoussera, hein ?
- Les cheveux… aussi ? » m'enquis-je d'une voix pâteuse.
Il écarta les mains, paume en avant. « Tu n'as pas eu de chance. Ça ne se produit que chez un sujet sur trois cents. »
Mon esprit était à peu près clair, à présent, mais je jugeai plus sage d'attendre encore un peu avant de bouger. Ma vision, redevenue nette, me permettait désormais de distinguer les traits de mon interlocuteur. C'était un très vieil homme visiblement originaire d'Asie centrale - du Kazakhstan ? -, dont le visage raviné de rides donnait l'impression que l'on y projetait une diapositive représentant Noctis Labyrinthis vu d'avion.
« Autant te prévenir tout de suite, reprit-il, la situation n'est pas bien brillante. Qui-tu-sais n'a pas quitté les niveaux inférieurs depuis son arrivée. J'ai même eu du mal à obtenir la confirmation qu'il s'y trouvait bien. Il y serait interrogé par le KGB…
- Serait ? répétai-je.
- Il ne s'agit peut-être pas du KGB », répondit-il dans un souffle. Toujours à voix basse, il m'expliqua que les choses étaient devenues très compliquées en Union soviétique au cours des dix dernières années en ce qui concernait les services secrets, polices parallèles et autres deuxièmes bureaux. Plus personne n'y comprenait rien, pas même les principaux intéressés - qui avaient de surcroît de plus en plus tendance à rouler pour eux-mêmes, sans pour autant cesser de se servir des structures héritées de l'ère totalitaire.
« On continue à disparaître en URSS, conclut-il, mais il devient de plus en plus difficile de désigner des responsables. Certains ordres semblent sortir de nulle part, tandis que d'autres se perdent en route. Et les différentes entités ne cessent de se marcher sur les pieds, quand elles ne sont pas en conflit direct.
- Je croyais pourtant que Gorby avait… assaini les services secrets ? »
Le professeur Wul haussa les épaules. « Gorby ne peut tout vérifier, et nombreux sont ceux qui ont intérêt à lui mentir s'ils veulent préserver le domaine qu'ils se sont taillé avant la Glasnost par l'intrigue, la menace et la corruption. » Il me regarda bizarrement, avec des yeux qui n'étaient plus que deux fentes brillantes. « Tu peux t'asseoir, maintenant, mais tout doucement, d'accord ?
- Si ça ne te fait rien, je resterais bien allongé cinq minutes de plus, répondis-je.
- Pas de problème : cet endroit est sûr. » Il avait prononcé le dernier mot sur un ton étrange, presque rêveur. « Il ne figure sur aucun plan, et je suis le seul résident de cette ville à en connaître l'existence. Un endroit qui n'existe pas dans une ville qui n'existe pas… En un sens, c'est peut-être le lieu le plus secret de toute la planète. »
J'étais tout disposé à le croire, et je m'apprêtais à le lui dire, lorsque ses paroles reçurent un démenti cuisant sous la forme d'une voix puissante et agressive qui aboya en russe : « Les mains sur la tête ! Que personne ne bouge ! »
Compte rendu d'entretien #5
[19 décembre 2000.]
Lieu : Ville--, Quartier 11, Rue 275, Immeuble 620, Étage - 9, Salle I-04.
Interrogateur principal : V. Marenko.
Adjoints : T. Lyogkoié & E. Tcheloviek.
Témoin : R. Starkovsky.
Sujet : Martien, nom inconnu, âge inconnu.
Caractéristiques physiques & physiologiques : voir rapport médical ci-joint.
Précautions particulières : voir rapport médical ci-joint.
Dose administrée : 50 mg de cocaïne, voie nasale
(Reniflement.)
M. - Ah, je me sens l'esprit plus clair, subitement ! Rien à voir avec ces trucs abrutissants que vous m'avez refilé les autres fois… (Reniflement.) Bon, le premier n'était pas mal, c'est sûr, mais là, je tiens une forme d'enfer ! Ça ne vous dirait pas d'aller faire un tour ? Je me dégourdirais bien les jambes. (Reniflement.) Chez moi, je me fais souvent de grandes balades. Je pars tout seul, à pied, pendant plusieurs jours… (Reniflement.) Mais vous ne pouvez pas savoir ce que c'est : vous n'avez jamais marché dans le sable rouge au bord du Grand Canal avec une [terme intranscriptible] dans la poche et trois [terme intranscriptible] qui vous suivent en bavardant. Remarquez, ce n'est pas sûr que ça vous plaise. Les [terme intranscriptible] sont [terme intranscriptible] pendant la saison du [terme intranscriptible]. (Reniflement.) Il faudrait que vous portiez une tenue pressurisée, et que vous fassiez attention où vous mettez les pieds, parce que le [terme intransciptible] est gourmand d'oxygène… (Reniflement.) Au fait, pendant que j'y pense, est-ce que vous savez [terme intranscriptible] les [terme intranscriptible].
I.P. - Camarade Martien, il va falloir que tu répètes ta question.
(Reniflement.)
M. - Savez-vous [terme intranscriptible] les [terme intranscriptible] ?
I.P., en ukrainien - Ça ne passe pas. Il faudrait essayer une autre langue… le français, par exemple.
T., en ukrainien - Eh bien, allez-y !
I.P., en français - Peux-tu répéter ta question dans cette langue ?
M., en français - Savez-vous [terme intranscriptible] les [terme intranscriptible] ?
I.P., en ukrainien - C'est du pareil au même.
A1, en ukrainien - Ces mots martiens ne doivent avoir d'équivalent en aucune langue terrienne.
T., en ukrainien - Je te remercie, camarade, nous ne nous en doutions pas.
A2, en ukrainien - Ou alors, c'est qu'il se moque de nous…
I.P., en ukrainien - C'est ce qu'on va voir…
(Cette conversation est ponctuée de reniflements et de sons divers émis par le sujet, pour la plupart inarticulés et incompréhensibles.)
T., en ukrainien - Un instant, camarade. L'effet de la cocaïne est bref. Nous devrions lui en redonner un peu… Et en profiter pour doubler la dose.
[…]
I.P. - Très bien. Maintenant, tu vas me dire ce que tu fais sur Terre.
M. - Je suis l'ambassadeur de Mars, on ne t'a pas prévenu ? Je représente mon peuple et ma planète auprès de l'Humanité. (Reniflement.) C'est ce que vous vouliez, non ? Depuis le temps que vous nous rebattiez les oreilles avec cette histoire d'ambassade, hein ? (Reniflement.) Je n'ai pas demandé à venir : c'est vous qui m'avez réclamé. Alors, je te trouve un peu gonflé de me demander ce que je fais ici ! (Reniflement.) Ouais, vraiment gonflé. Tu crois que ça m'amuse, de peser trois fois mon poids et de devoir faire la conversation à des demeurés tout juste sortis de l'animalité ?
I.P. - Euh… non.
M. - Eh bien… (Reniflement.) Tu te trompes ! Je m'éclate comme un fou à me faire interroger par toute une bande de débiles pas même foutus de comprendre un concept aussi simple que le [terme intranscriptible] ! (Reniflement.) Et, vous pouvez me croire - oui, toi avec ta moustache et ton aérodrome à mouches, et vous, les deux ahuris ! -, je sortirai d'ici quand je le voudrai ! (Reniflement.) Quand je le voudrai, ouais, c'est sûr…
A1, en ukrainien - Ce malheureux est atteint de la folie des grandeurs.
T. en ukrainien - Peut-être un effet secondaire de la cocaïne ?
I.P., en ukrainien - J'en avais demandé de la synthétique, qui est censée éviter ce genre de choses, mais il ne restait que de la naturelle, pure à 90 %.
T., en ukrainien - Nous pouvons sûrement jouer là-dessus pour le faire parler.
I.P., en ukrainien - Mais le faire parler de quoi, boljemoï ?
T., en ukrainien - De n'importe quoi. Les spécialistes qui étudieront la bande trouveront forcément quelque chose à glaner dans ce qu'il racontera.
A2, en ukrainien - Je désirerais lui poser une question. M'y autorisez-vous ?
I.P. & T., en ukrainien et en même temps - Allez-y.
(Treize secondes de reniflements et de marmonnements indistincts, composés de termes intranscriptibles.)
A2, en ukrainien - Bon, j'y vais… (En russe :) Comment comptes-tu t'y prendre pour sortir d'ici, camarade Martien ?
M. - Je n'ai pas encore décidé. Le choix des moyens est vaste. (Reniflement.) Je pourrais [terme intranscriptible]. Ou alors [terme intranscriptible]. (Reniflement.) Ou bien [terme intranscriptible]… Non, pas [suite de termes intranscriptibles]. Qu'est-ce que vous en pensez, vous autres ?… (Reniflement.) Ah oui, bien sûr, vous ne pouvez pas savoir. D'ailleurs, si ça se trouve, vous n'avez même pas compris de quoi je parle. (Reniflement.) Il ne te resterait pas un peu de cette neige, camarade inquisiteur du KGB ? Elle est bonne, mais elle ne dure pas longtemps.
(Huit secondes de silence, avec un reniflement au milieu.)
I.P., en ukrainien - S'il en redemande, c'est qu'il y prend plaisir.
T., en ukrainien - On aurait pu s'y attendre de la part d'un… euh… de quelqu'un qui trouve agréable l'effet de la scopolamine. (Deux secondes de silence glacial.) Ta question était stupide, camarade deuxième adjoint. Tu passeras à mon bureau tout-à-l'heure.
A2, en uktrainien - Mais…
T., en ukrainien - Tu auras tout le temps de parler plus tard. (En russe :) Ramenez-le dans sa cellule et demandez à ce qu'un garde le surveille en permanence. Il ne devra pas le quitter des yeux une seule seconde.
I.P., en ukrainien - Prendrais-tu au sérieux ses menaces d'évasion ?
T., en ukrainien - Bien sûr que non. Mais je crains qu'il ne reçoive de l'aide de l'extérieur.
A1, en ukrainien - Ici ?
T., en ukrainien - Les camarades psi on mal à la tête. Et tu connais la signification de leurs migraines…
M. - Bon, c'est fini, ces conciliabules en charabia ? (Reniflement.) Et après, on dit que c'est moi qui emploie des mots incompréhensibles ! On ne vous a donc jamais appris la politesse ?
T. - Allez, emmenez-le, camarades adjoint de l'interrogateur principal. Et ne le lâchez pas d'une semelle. N'oublie pas qu'il est sous votre responsabilité, et que vous aurez des comptes à rendre s'il en profitait pour s'évader !
(Quatre secondes de silence, suivies d'un reniflement un peu plus long que les précédents.)
M. - T'inquiète pas, camarade moustachu. C'est pas aujourd'hui que je vais [terme intranscriptible]. Mais demain, peut-être… (Reniflement.) On y va, mes mignons ?
(Bruits de pas. Les reniflements s'éloignent.)
T. - Où sont donc passés les autres adjoints ?
I.P. - Ils ont demandé à être déchargés du Martien hier matin.
T. - Savez-vous pourquoi ?
I.P. - Non, mais je peux me renseigner.
T. - Et cette subite défection ne vous a pas intrigué ?
I.P. - Non. J'ai moi-même du mal à supporter cette créature.
T., en anglais - Vous n'êtes pas le seul.
I.P. - Pardon ?
T. - Arrêtez-moi donc ce magnétophone. Nous usons de la bande pour rien.
Contexte #7
« Norman Spinrad a été accueilli en grande pompe à Moscou. Le célèbre écrivain américain jouit en effet d'une considérable popularité en Union soviétique depuis que Gorbatchev a déclaré au sujet de son roman Le Printemps russe qu'il était "la préfiguration de l'avenir radieux qui s'ouvre à l'Ancien Continent, mais aussi, malheureusement, du futur effrayant vers lequel l'Amérique se précipite tête baissée". Invité à faire un discours devant une assemblée composée de l'élite des écrivains soviétiques, Spinrad a tout d'abord évoqué les causes de l'actuelle décomposition des États-Unis, de la mainmise de la mafia sur les structures politiques et économiques du pays à la perte de confiance de la population dans la mythique Rêve américain, avant de se lancer dans une longue mise en garde contre une reprise de la course aux armements, illustrée par quelques exemples tirés de textes de SF du temps de la Première Guerre froide. Interrogé sur l'attitude à adopter face au bouclier stratégique anti-missiles dont le Petit Buisson a fait le fer de lance de sa politique étrangère, il a répondu avec gravité : "Les États-Unis demeurent une démocratie, et je fais confiance au peuple américain pour ne pas se tromper une fois de plus lorsqu'il choisira son prochain président." Puis il a ajouté avec un sourire rêveur : "Et ça ne serait pas plus mal s'il portait une robe." »
(Agence Tass, communiqué du 16/10/1998, 18:00.)
8. Le monde tel qu'il est
« C'est l'histoire d'un Martien sur le Grand Canal… »
Coluche - Bobino '75.
Je demeurai immobile une infinie fraction de seconde, figé sur place par une terreur glacée qui s'était emparée de tous mes muscles. Face à moi, le professeur Wul, tout aussi paralysé par l'émotion, paraissait chercher le nouveau venu du regard. En vain.
J'eus à peine le temps de me dire que ce n'était pas normal avant l'explosion insensée d'un rire énorme, tout à fait incompatible avec la situation.
Un rire que j'avais déjà entendu, quelques semaines plus tôt au Camp de Mars.
La peur reflua dans l'instant pour céder la place à la colère.
« Foutu Martien ! rugis-je. Tu crois que c'est le moment de faire des blagues ?
- Eh bien, oui, répondit-il en sortant de sa cachette. Tu en as mis, du temps, dis donc ! »
Je haussai un sourcil méfiant, tout en retournant cette réplique en esprit pour en extirper la signification profonde, car la nonchalance affichée par le Martien me paraissait tout à fait suspecte. Puis je m'enquis, d'une voix que je ne parvins pas à rendre tout à fait ferme : « Tu savais que j'allais venir ?
- Évidemment. » Il baissa les yeux d'un air modeste. « En fait, je t'attendais pour mettre les voiles. »
Les implications évidentes de cette phrase suscitèrent en moi une nouvelle pointe d'irritation. « Tu veux dire que tu aurais pu t'enfuir depuis longtemps ? »
Il hocha la tête en me dévisageant avec une insolence enfantine. Des lueurs d'amusement pétillaient au fond de ses yeux - qui, notai-je, avaient pris une étrange couleur turquoise.
« Je dispose de quelques ressources », répondit-il, énigmatique.
Le professeur Wul, qui s'était jusque-là contenté de nous écouter en ouvrant de grands yeux, choisit cet instant pour interroger : « Comment es-tu entré ici, Petit Homme vert ? »
L'ambassadeur lui adressa un clin d'œil narquois. « Si on te le demande, tu diras que tu ne le sais pas.
- L'unique issue est verrouillée, et nous aurions entendu les pistons si elle s'était ne serait-ce qu'entrouverte…, continua le vieil homme, le front plissé.
- Tu ne devrais pas penser si fort ; tu as attraper une crampe au cerveau.
- … et tu n'étais pas là tout à l'heure quand je suis arrivé.
- Je n'étais pas là.
- Alors, il a fallu que tu te… téléportes ! »
Le Martien sourit jusqu'aux oreilles - et ce n'était pas une figure de style : ses lèvres s'étirèrent vraiment jusqu'à ses lobes oscillants. Cette subite malléabilité accentua ma méfiance à son encontre. Ce Petit Homme vert n'était pas forcément ce qu'il paraissait.
« C'est bien possible. » Il tourna vers moi son regard qui virait à présent au jaune vif, tandis que sa bouche reprenait des dimensions plus normales. « Bon, on y va ?
- Comment ?
- Ben, par téléportation, qu'est-ce que tu crois ? Que je traverse les murs en me faufilant entre les atomes ? Rien ne vaut un petit détour par l'hyperespace si l'on veut triompher des obstacles, crois-moi !
- L'hyper… espace ? hoqueta le professeur Wul. Mais alors…
- Tss, tss, pas de conclusions hâtives, le coupa l'ambassadeur en agitant un index trop vert. La demande en énergie dépend du carré de la distance. Les quelques centaines de mètres qui séparent cet endroit de la cellule où ces crétins me posaient leurs questions débiles constituent quasiment un maximum. » Il cligna à nouveau de l'œil à l'adresse du vieil homme. « Allez, ciao grand-père ! Et fais gaffe à tes fesses pendant les prochains jours : cette putain de ville va grouiller de barbouzes ! »
Puis, sans prévenir, il sauta dans mes bras. J'ouvrais la bouche pour protester lorsque les murs du lieu le plus secret de la planète s'effacèrent autour de moi.
Fondu au noir.
Les ténèbres de l'« hyperespace » se dissipèrent comme elles étaient apparues. La transition, le voyage, le saut - appelez ça comme vous voudrez - ne m'avait laissé aucun souvenir, sinon un vague arrière-goût d'étrangeté et d'absence de sensations.
Nous nous trouvions au crépuscule en pleine montagne, à des verstes de la première installation humaine. Le Martien avait donc raconté des craques au professeur Wul quant à la distance qu'il était capable de parcourir par téléportation. J'en conclus qu'il mentait également lorsqu'il m'affirma un instant plus tard que ses réserves d'énergie étaient épuisées et que nous allions devoir continuer à pied.
Néanmoins, je gardai mes doutes pour moi car j'avais une préoccupation bien plus immédiate.
Le froid.
Les vêtements que l'on a sur le dos sont de peu d'importance quand on traverse la Russie à l'état de quasi cadavre, et la tenue légère que je portais au moment de ma mort suffisait largement dans la pièce secrète de la ville sans nom. Mais à présent, en plein air, avec de la neige jusqu'au genou dans la nuit glaciale, j'étais bon pour attraper une pneumonie si je ne trouvais pas rapidement de quoi me couvrir.
Et encore, avec de la chance : il faisait largement en dessous de zéro - dans les moins dix degrés, à vue de nez gelé -, et la bise perverse qui semblait venir de toutes les directions à la fois n'arrangeait rien. Il ne me fallut pas vingt secondes avant de me mettre à grelotter et à claquer des dents d'une manière si caricaturale - et incontrôlée - que cela me donna presque envie de rire.
Cette situation était tout autant ridicule qu'inconfortable : il convenait d'y mettre un terme le plus tôt possible.
« Il me faut… des vêtements chauds… »
L'ambassadeur, qui ne portait qu'un short de sport blanc et un polo saumon orné d'un crocodile brandissant une faucille et un marteau, me considéra avec surprise. Puis il haussa les épaules, en un geste de condescendance qui me parut très humain.
« Petite nature, va ! » laissa-t-il tomber avant de disparaître sans prévenir.
Resté seul dans le crépuscule glacial, j'eus amplement le temps de me demander si je n'allais pas geler sur pied avant le retour du Martien. Lorsqu'il réapparut enfin, jaillissant du néant au milieu d'un brasillement doré, j'étais tapi derrière un amas de rochers, frottant énergiquement mes épaules et mes biceps avec mes mains bleuies en une pitoyable tentative de restaurer un peu de chaleur et de vie dans mes membres grelottants.
Il me jeta un manteau de fourrure, mais mes muscles engourdis me refusèrent tout service, et le vêtement s'affala à mes pieds. Je mis quelques secondes à me déplier pour le ramasser afin de m'en couvrir, sous le regard mi-ironique, mi-apitoyé de l'ambassadeur.
Une odeur de fauve envahit mes narines, me soulevant le cœur.
« Où as-tu trouvé ça ? m'enquis-je avec une grimace nauséeuse.
- Dans une datcha à quelques verstes d'ici.
- Je croyais que tu étais épuisé - et que, de toute manière, tu ne pouvais pas franchir plus de quelques centaines de mètres par téléportation.
- Il ne faut pas toujours croire ce qu'on raconte. »
J'arrangeai autour de moi la fourrure puante. L'animal sur le dos de qui on l'avait prise ne pouvait être l'unique responsable de cette incroyable odeur ; l'ancien propriétaire du manteau y était forcément pour quelque chose lui aussi, et j'aurais parié qu'il ne devait pas avoir l'eau courante dans sa datcha - ou alors que, s'il l'avait, il s'en approchait le moins possible.
« Et maintenant ? » m'enquis-je.
Une paire de bottes de peau atterrit dans la neige devant moi. Dépourvues de talon et garnies de lacets de cuir, elles étaient beaucoup trop grandes pour moi, mais le Martien avait pensé à ce détail car il me lança également un vieux journal dont je froissai les pages avant d'en garnir l'intérieur. Une fois les pieds - relativement - au chaud, j'achevai d'enfiler le manteau. Puis, pour parfaire ce déguisement d'homme des steppes sibériennes, je m'entourai la tête d'un turban confectionné à l'aide d'une écharpe obligeamment fournie par mon compagnon.
Il faisait à présent tout à fait nuit. Une lune presque pleine projetait sur la neige une clarté blême et froide qui donnait à ma peau la couleur sinistre de celle d'un mort-vivant - histoire de coller à la situation, je suppose.
J'effectuai quelques mouvements de gymnastique avant de me tourner vers l'ambassadeur, qui me considérait avec gravité, enfoncé jusqu'à la taille dans la couche blanche qui couvrait le sol. Son épiderme avait pris une teinte vert-de-gris plutôt malsaine, façon noyé de quelques semaines « Tu n'as pas répondu à ma question », lui rappelai-je sèchement.
Un sourire carnassier étira sa bouche. « Maintenant ? On marche !
- Pour aller où ? »
Il regarda autour de lui d'un air digne et interloqué de lord anglais à qui l'on vient de flanquer la main aux fesses.
« À moins que tu n'espères survivre à une nuit en plein vent par moins vingt degrés, il me paraît urgent de trouver un abri. » Il désigna les masses sombres des montagnes qui nous dominaient, plus noires que la nuit elle-même. « Il y a un réseau de grottes un peu plus haut. Le dernier humain à y avoir dormi était sans doute un tantinet plus prognathe que toi, mais ce qui était bon pour un néandertal l'est bien assez pour un sapiens, pas vrai ? »
Et, sans daigner attendre ma réponse, il se mit en route, pataugeant dans la neige de comique manière. Je lui emboîtai le pas aussitôt, ravalant les questions qui me montaient aux lèvres. Il me paraissait en effet un peu étrange d'être contraint à marcher alors qu'il aurait été si simple au Martien de nous téléporter à destination.
D'ailleurs, pourquoi n'avait-il pas « sauté » directement dans l'une de ces grottes en fuyant la ville sans nom ? Il devait bien y avoir une raison. Je ne pouvais imaginer qu'il l'eût fait uniquement pour m'éprouver.
Quoique…
Il nous fallut plus d'une demi-heure pour atteindre l'entrée de la première caverne - un trou obscur dans une paroi sombre qui s'élevait, verticale, à plusieurs centaines de mètres au-dessus de nos têtes. Fourbu, je me laissai tomber à genoux ; il était évident que je n'avais pas encore récupéré d'avoir été pour ainsi dire mort durant… combien de temps, au juste ?
Si j'avais connu le calendrier lunaire, j'aurais pu le calculer facilement, mais j'avais renoncé à suivre les phases des corps célestes après mon départ du Camp de Mars.
J'avais aussi renoncé à pas mal d'autres choses ; on est parfois obligé de faire des choix dans la vie.
« Allez, encore un effort ! m'encouragea mon compagnon.
- Un instant : je suis en train de prier », mentis-je spontanément.
Le silence qui suivit cette phrase était aussi épais que les ténèbres dans la gueule de la grotte.
« Prier ? répéta l'ambassadeur au bout d'une dizaine de secondes. C'est ce truc que les humains font quand ils ont la trouille ?
- Et aussi quand ils viennent de triompher d'une épreuve… Ça se fait parfois de remercier, me crus-je obligé d'ajouter.
- De remercier qui ? »
Quelques années plus tôt, j'aurais répondu « le Vert » sans hésiter. Seulement, un Vert, j'en avais un devant moi, et lui adresser des prières ne me paraissait pas d'une grande utilité, que ce fût pour le supplier ou lui faire part de ma gratitude. Toutes les affirmations sur la nature par essence transcendantale et la prétendue divinité des Martiens que j'avais pu entendre durant mon enfance et mon adolescence n'avaient pas résisté à la vision de l'orgie dans la maison préfabriquée du Camp de Mars.
Les dieux ne baisent pas.
Ou, du moins, ils évitent de le faire en public.
« Ma bonne étoile », répondis-je platement, en priant - vraiment, cette fois, mais pas le Vert - pour que l'ambassadeur ne fût pas télépathe.
Il émit un ricanement qui grinçait comme une serrure rouillée.
« Superstition ! » cracha-t-il avec quelque chose qui, à ma grande surprise, ressemblait bel et bien à de la haine.
L'intérieur de la caverne était littéralement jonché de branchages parmi lesquels je n'eus qu'à piocher pour réunir de quoi faire du feu. L'endroit avait dû longtemps servir de tanière à un ours, mais il était visiblement abandonné depuis plusieurs années. En tout état de cause, l'animal avait laissé derrière lui une abondante provision de crottes séchées, dont je me servis pour alimenter le foyer.
J'avais déjà faim lorsque je m'étais réveillé dans la ville sans nom, et cette petite marche dans la nuit n'avait fait qu'aiguiser mon appétit. Seulement, nous n'avions rien à manger. En fouillant dans les poches du manteau, je trouvai bien une barre chocolatée à demi fondue et quelques raisins secs, mais il était évident que cela ne suffirait pas à calmer ma fringale.
« Tu en veux ? » proposai-je pourtant au Martien, par principe plutôt que par solidarité.
Il se contenta de secouer la tête pour toute réponse, sans cesser de contempler les ombres surréalistes que les flammes faisaient danser sur les murs de la caverne. Peut-être était-il lui aussi en train de prier, à sa manière, ou de méditer. Ou alors, il réfléchissait - et j'aurais donné cher pour connaître l'objet de ses pensées. Dans tous les cas, il ne semblait pas disposé à engager la conversation. Je mangeai donc seul et en silence, essayant de ne pas trop prêter attention à l'odeur pestilentielle qui se dégageait à présent de mes vêtements sous l'effet de la chaleur.
Je m'apprêtais à m'allonger, emmitouflé dans mon manteau, pour chercher un sommeil dont je devinais qu'il serait long à venir, quand l'ambassadeur murmura : « Je veux rentrer chez moi.
- Eh bien, tu n'as qu'à t'y téléporter, marmonnai-je avec cette indifférence absolue qui naît de l'épuisement total.
- Tu sais très bien que c'est impossible. »
L'indifférence et la fatigue cédèrent le pas à la curiosité ; je me redressai sur un coude et dévisageai mon compagnon.
« À cause de cette histoire de carré de la distance ? Ne me prends pas pour un idiot. » J'effectuai un geste vague, englobant tout ce qui nous entourait, des parois de la grotte à l'Univers entier. « À quelle distance sommes-nous de la ville secrète ? Cent kilomètres ? Cinq cents ? Deux mille ? »
Ses traits plongés dans la pénombre n'exprimaient aucune émotion. « Oh, moins que ça. » Il remit une branche dans le feu. « Une trentaine tout au plus. La ville se trouve sur l'autre versant, plus à l'ouest. Mais si tu regardes sur une carte officielle de la Russie, tu ne verras qu'un grand lac à son emplacement.
- La carte n'est pas le territoire », marmonnai-je comme pour moi-même.
Korzybski jouissait d'une considérable popularité parmi les Verts au temps où je vivais au Camp de Mars. Cette vogue exclusivement européenne - la branche étatsunienne du mouvement préférait en effet se réclamer de Robert Heinlein, à cause de son roman En terre étrangère, qui mettait en scène un enfant humain élevé par des Martiens dont le moins que l'on puisse dire était qu'il s'agissait de créatures conjecturales -, n'avait pas survécu aux années 70, mais l'influence de la sémantique générale continuait à imprégner tous ceux qui, comme moi, y avaient été soumis à l'époque.
La carte n'est pas le territoire - surtout en URSS.
Je me demandais ce que Korzybski aurait pensait de ça, et aussi combien de villes analogues à celle que nous venions de fuir demeuraient encore ignorées de tous ou presque. L'existence des cités secrètes n'avait été admise par le Comité central du Parti communiste qu'au tout début des années 90, lorsque l'ouverture du Mur de Berlin avait fait vaciller l'Empire soviétique sur ses bases. Toutefois, le Kremlin s'était toujours montré réticent à en révéler l'emplacement, et seules une quinzaine de ces agglomérations mystérieuses avaient acquis au cours de la décennie écoulée le droit de figurer sur les cartes du pays.
Le secret est une habitude dont il est difficile se débarrasser. D'autant plus lorsqu'il a été érigé en système à l'intérieur du système. Il s'écoulerait sans doute quelques lustres avant que la Glasnost ne devînt totale, révélant les rouages infiniment compliqués de l'État soviétique.
« Pour correspondre au territoire, une carte devrait être à échelle réelle, dit soudain l'ambassadeur. Une telle carte serait évidemment inutilisable. » Il émit un petit rire. « C'est bien ça que tu voulais dire ? »
Je voulais surtout dire qu'aucune représentation ne pouvait prétendre refléter l'exacte réalité, mais je ne me sentais pas en état de me lancer dans une discussion de ce genre. Je me contentai donc d'acquiescer, avant de me recoucher dans l'intention de chercher le sommeil…
« Vous autres, Terriens, avez de drôles de manières de voir les choses… », reprit le Martien au bout d'une minute ou deux.
Puis il se tut. Je m'attendais à ce qu'il poursuivît, mais il ne paraissait pas décidé à le faire. Ouvrant un œil, je le vis qui hochait la tête d'un air pensif, le regard fixé sur les flammes. S'il avait été humain, j'aurais estimé sans risque de me tromper qu'il avait le cafard. Ou, plutôt, le mal du pays, comme le suggérait sa réflexion de tout à l'heure.
« Qu'est-ce qui te fait dire ça ? ne pus-je m'empêcher de demander.
- Il faut toujours que vous plaquiez des représentations sur la réalité, répondit-il. Des images. Des symboles.
- Ce n'est pas ainsi que s'y prennent tes semblables ?
- Je ne peux pas parler pour les autres, mais dans mon cas personnel, je perçois le monde tel qu'il est, et non à travers je ne sais quel filtre socioculturel.
- Eh bien, tu as de la chance, marmonnai-je en refermant les yeux. Nous autres, pauvres humains, sommes condamnés à ne voir que les ombres sur le mur de la caverne, et à en déduire à quoi pourrait ressembler la réalité », ajoutai-je avec un vague geste de la main.
C'était la première fois que l'ambassadeur me laissait entrevoir le contenu de ses pensées, et un vrai professionnel aurait sauté sur cette inespérée occasion de lui tirer les vers du nez, mais j'étais décidément trop fatigué pour mener un interrogatoire, même avec un sujet en veine de confidences. J'ignorais toujours combien de temps j'avais passé dans un état de mort apparente, mais cette expérience encore toute fraîche - après tout, il n'y avait pas quatre heures que le professeur Wul m'avait ranimé - me laissait dans un état d'épuisement quasi total, que la marche dans la neige n'avait rien fait pour arranger.
Je m'endormis sans même m'en rendre compte, veillé par un Martien soucieux, qui venait de prendre conscience qu'il était désormais perdu à des dizaines de millions de kilomètres de sa rouge planète natale.
Il me semble cependant que ma dernière pensée fut cette phrase absurde tirée d'un vieux film de Spielberg :
« Martien téléphone maison. »
Compte rendu d'entretien #11
[26 décembre 2000.]
Lieu : Ville--, Quartier 11, Rue 275, Immeuble 620, Étage - 9, Salle I-04.
Interrogateur principal : V. Marenko.
Adjoints : T. Lyogkoié & E. Tcheloviek.
Témoin : R. Starkovsky.
Sujet : Martien, nom inconnu, âge inconnu.
Caractéristiques physiques & physiologiques : voir rapport médical ci-joint.
Précautions particulières : voir rapport médical ci-joint.
Dose administrée : 2000 microgrammes de LSD, voie buccale.
T., en ukrainien - Il faut agir pendant les premières minutes où l'effet se manifestera, et profiter de la montée pour…
I.P., en ukrainien - J'ai déjà pratiqué des interrogatoires à l'aide de cette drogue capitaliste, camarade. Je sais comment m'y prendre. Rien de tel qu'une bonne vieille panique pour faire parler le sujet le plus récalcitrant !
T., en ukrainien - Certains sujets sont réfractaires à la panique.
I.P., en ukrainien - C'est possible, mais je n'en ai jamais rencontré, en tout cas ! Et ça fait trente ans que je conduis des interrogatoires. Le LSD est la drogue de vérité ultime, celle qui reste quand on a essayé toutes les autres en vain…
A1, en ukrainien - Pourquoi ne l'utilise-t-on qu'en dernier ?
T., en ukrainien - Parce que ses effets sont imprévisibles et incontrôlables. Tu ne peux jamais savoir à l'avance ce qui va se passer. Tout dépend du sujet, de la dose, et du cadre. (Léger ricanement entendu.) A priori, les conditions sont réunies, même si j'ai un doute sur le sujet…
(Sept secondes de silence.)
I.P. - Comment te sens-tu, camarade ambassadeur ?
(Dix secondes de silence.)
A1, en ukrainien - Il est déjà défoncé ?
T., en ukrainien - Je crois plutôt qu'il boude.
A2, en ukrainien - Tu dois avoir raison, camarade témoin : sa bouche dessine un pli qui me paraît exprimer l'agacement.
I.P. - Je t'ai posé une question, camarade Martien, et j'aimerais que tu y répondes sans te faire prier.
M. - Va te faire foutre.
A2, en ukrainien - Je lui enverrai bien une gifle pour lui apprendre les bonnes manières…
I.P., en ukrainien - Il n'en est pas question, camarade deuxième adjoint. Les ordres sont formels : nous ne devons exercer aucune violence sur la personne du camarade ambassadeur.
A1, en ukrainien - Pourquoi a-t-il brutalement changé d'attitude ? Tout se passait plutôt bien jusqu'ici, même si l'on ne peut pas dire qu'il avait accepté de collaborer…
T., en ukrainien - Je crois qu'il commence à ressentir les premières sensations de désorientation, et que ça le met de mauvaise humeur parce qu'il ne comprend pas ce qui lui arrive.
A2, en ukrainien - Tu m'as l'air d'en connaître un rayon sur la question, camarade témoin.
T., en ukrainien - J'ai vu passer plus de LSD entre mes mains qu'aucun être humain ne pourrait en avaler pendant toute une vie, camarade deuxième adjoint…
M. - Vous pouvez pas fermer vos gueules ? J'essaye de fusionner avec le Grand Tout, moi ! Vous croyez que c'est facile ? Un peu de respect, tout de même !
I.P. - Calme-toi, Petit Homme vert. C'est juste le produit qui te rend irritable.
M. - Je t'emmerde, camarade inqu… gros con du KGB.
A1, en ukrainien - Cette séance m'a l'air mal partie.
A2, en ukrainien - Vous voulez qu'il ait la trouille ? Laissez-moi la lui flanquer ! Je m'y connais, LSD ou pas !
I.P., en ukrainien - C'est la première fois que ça se produit. Je ne comprends pas ce qui se passe. Une question de métabolisme, peut-être… On a pourtant vérifié que son cerveau contenait bien une substance analogue à la sérotonine…
A1, en ukrainien - Seulement analogue ?
T., en ukrainien - J'ai l'impression qu'il se renforce de l'intérieur contre le monde extérieur parce que les informations sensorielles qu'il reçoit sont désormais brouillées. Mélangées. Tu vas avoir du mal à obtenir la panique dont tu rêves, camarade interrogateur principal.
A2, en ukrainien - Juste une petite baffe… et puis un ou deux coups de genou bien placés… Ça lui fera les pieds, depuis le temps qu'il nous mène en bateau !
M. - Tout ça est bizarre.
A1, en ukrainien et à voix basse - Tiens, son attitude a encore changé.
M. - Vraiment bizarre. Le temps vécu se décompose en une foule de moments.
A1, en ukrainien et à voix basse - Il semble plus détendu… Comme apaisé.
M. - De moments et d'instants…
T., en ukrainien - Tais-toi, camarade premier adjoint.
M. - J'ai envie de faire pipi… mais est-ce que c'est de mon envie de faire pipi ou de celle du camarade inquisiteur du KGB qu'il s'agit ? (Trente-quatre secondes de silence.) Je viens de songer à l'autre. À celui qui est à côté de moi. Qui est moi… (Seize secondes de silence.) Moi.
(Deux minutes et vingt-et-une secondes de silence.)
A1, en ukrainien et à voix basse - Il ne parle plus. Et il a le regard sacrément fixe. Camarades, vous êtes bien sûrs que…
T., en ukrainien et à voix basse - Tout va bien. Nous allons le laisser planer encore un peu, puis nous le ramènerons sur terre en douceur.
I.P., en ukrainien et à voix très basse - Pourquoi ne pas le terroriser ? Le camarade deuxième adjoint est expert à la matiè…
T., en ukrainien et à mi-voix - Camarade, ce Martien est actuellement complètement défoncé, projeté cul par-dessus tête tout en haut d'un putain de pic synesthésique ! Nous en apprendrons plus en le manipulant qu'en le brutalisant.
A2, en ukrainien et à voix très très basse - Dommage.
(Quarante-deux minutes et onze secondes de silence. Une transcription précise et minutée des divers bruits et chuchotements incompréhensibles qui les parsèment est fournie en annexe.)
M. - Dis-moi, camarade inquisiteur du KGB, tu n'aurais pas le numéro de Dieu ?
I.P. - Le numéro de quoi ?
M. - De qui !
I.P. - De qui ?
M. - De Dieu !
I.P. - De Dieu ?
M. - Oui, Son numéro de téléphone !
I.P. - De… de téléphone ?… De… de D-D-Dieu ?…
M. - Ben oui. Il faut que je Lui passe un coup de fil. Ça urge.
I.P. - Qu'est-ce qui est si urgent ?
M. - D'appeler Dieu.
I.P. - Pourquoi ?
M. - Pour Lui demander où il a mis les clefs.
I.P. - Les clefs de quoi ?
M. - Les clefs de l'Univers. Il faut qu'on trouve la sortie au fond de l'espace avant que les probabilités ne s'effondrent.
I.P. - Quelles probabilités ?
M. - Celles qui entretiennent ton existence et la mienne - et la vôtre. Tu n'imaginerais pas l'incroyable quantité de hasards qui a été nécessaire pour qu'on se retrouve tous les cinq dans cette cellule… Nous ne sommes que des probabilités concrétisées, les gars ! Et d'autres sont là, à l'affût, qui n'attendent que de prendre notre place…
A2, en ukrainien - Qu'est-ce qu'il raconte ?
M. - Alors, vous pigez, c'est pour ça qu'il faut que j'appelle Dieu, pour Lui demander les clefs de l'Univers avant que les briques du mur ne se mettent à bouger, à entrer et à sortir comme des tiroirs… (Deux secondes de silence. En français :) Putain, j'ai une de ces gaules !
T., en ukrainien - Que vient-il de dire ?
I.P., en ukrainien - Je sens que ça ne va pas te plaire, camarade témoin…
T., en ukrainien - Il recommence avec ses obscénités ?
M. - L'amour… l'amour… l'amour… Et puis les fleurs et les petits oiseaux… Et les abeilles qui bourdonnent… le pollen… tout ça…
A1, en ukrainien - Il est en train de repartir.
M. - Et les chiens qui s'enfilent, les punaises qui se baisent, les serpents qui se frottent, les amibes qui se divisent… Rhâââ !...
I.P. - Calme-toi… Ce ne sont que des illusions…
M. - Hé, les mecs, mon corps est coupé en deux ! (Huit secondes de silence.) Ou alors, c'est mon cerveau. (Onze secondes de silence.) Ou les deux. (Quatre secondes de silence.) Logique… (Douze secondes de silence.) Pourquoi ? (Reniflement.) Y a pas une histoire d'androgyne originel coupé en deux dans une de vos légendes terriennes ? (Douze secondes de silence.) Mouais, vous êtes pas des experts, hein ? Pas besoin de culture pour pratiquer le passage à tabac au KGB !
I.P. - Tu exagères. Nous ne t'avons pas passé à tabac.
A2, en ukrainien - Pas encore.
M. - Moi, non - mais les autres ? Combien de pauvres types ont-ils déjà défilé dans cette cellule ? Et, parmi eux, combien y ont-ils laissé la vie ou la raison ? (En criant :) Faut que j'appelle Dieu pour le lui dire ! Trouvez-moi Son numéro de téléphone ! Trouvez-le moi ! Il me le faut ! Vite ! Avant qu'il ne soit trop tard !… (Quatre secondes de silence. D'une voix normale :) Hé, mais, j'y pense… Vous autres, communistes, vous ne croyez pas en Dieu… Alors, Son numéro, vous ne devez pas l'avoir sur vous… Je me trompe ?
A2, en ukrainien - Il délire.
M. - Et celui de Lénine ne fera pas l'affaire, non, non, non…
T., en ukrainien - C'est normal. Et, si nous voulons l'avoir, c'est maintenant ou jamais ! Son esprit n'est plus qu'un champ de conscience malléable, perméable aux suggestions. C'est là, pendant le pic synesthésique, que certains gourous capitalistes conditionnaient leurs adeptes en leur bourrant le crânes avec leur soit-disant message spirituel…
I.P., en ukrainien - Je t'en prie, camarade témoin… Si le cœur t'en dit, ne te gêne pas pour nous…
T., en anglais et à voix basse - Pauvre con.
(Seize secondes de murmures étouffés.)
M. - Bon, j'ai réfléchi, les amis… Puisque vous ne pouvez pas me filer le numéro de Dieu, il va falloir que j'aille le chercher moi-même. Seulement, je me demande s'il vaut mieux aller regarder dans l'annuaire de la Mecque, de Lhassa ou du Vatican… (Reniflement.) Vous répondez pas ? J'ai vraiment pas de chance d'être tombé aux mains de mécréants ! (Reniflement.) Remarquez, ça peut pas être pire que chez moi - parce que, côté Dieu, on n'est pas gâtés, là-bas !
(Trente secondes de silence.)
I.P. - Qu'entends-tu par là, camarade ambassadeur ?
M. - Est-ce qu'il te faut un miracle pour faire taire ton incrédulité ?
A2, en ukrainien - Mais il est en train de nous faire de la propagande bondieusarde !…
M. - Alors, puisque c'est comme ça, je vais vous en pondre un vite fait sur le gaz de miracle ! Et tant pis pour le téléphone de Dieu, je m'en passerai pour cette… (Une minute huit secondes de silence.) Oh, les couleurs, les jolies couleurs qui me parlent et qui me racontent de jolies histoires…
A1, en ukrainien - Hé, qu'est-ce que c'est que ces serpentins multicolores qui lui sortent des yeux ?
A2, en ukrainien - Des serpentins ? Moi, je vois plutôt des arabesques dentelées… Et qu'est-ce que j'ai envie d'y donner un coup de poing ! (Trois secondes de silence.) Mais ça risque de couper !
I.P., en ukrainien - Vous ne voyez pas que les murs de la pièce se sont mis à palpiter ? Ils respirent ! Ils sont vivants !
T., en anglais - Arrête tes conneries, mec, c'est juste l'acide qui monte. Moi aussi, je commence à le sentir - yeah, comme au bon vieux temps…
I.P. - Mais, camarade, c'est lui qui a pris de l'acide, pas nous ! (Six secondes de silence.) Hé, mais, au fait, pourquoi as-tu parlé anglais ?
A1 - Si quelqu'un a le numéro de Dieu, je suis preneur. (Rire bête.) J'aurais des trucs à lui demander. (Rire niais.) Et même à lui apprendre ! (Rire stupide.) Ouais, ça va lui en boucher un coin !…
M. - Bon, allez, je me casse. Salut les potes, et bien le bonjour à papy Gorby - s'il est bien derrière tout ça, ce dont je doute fortement. (Cinq secondes de silence.) Au fait… (En ukrainien :) Je vous ai compris !
(Concert de jurons en diverses langues.)
Contexte #8
« "Les gages donnés par M. Gorbatchev paraissent suffisants pour envisager une prochaine entrée de plusieurs pays de l'Union européenne dans le Pacte de Varsovie," a déclaré M. Valéry Giscard d'Estaing à l'issue des négociations qui ont réuni pendant une semaine les ministres de la Défense des Seize et ceux des Pays de l'Est. "Et il paraît certain que le déploiement annoncé du bouclier anti-missiles étatsunien va considérablement accélérer les choses," a ajouté le président de l'Assemblée européenne. "Ce dispositif représente une menace sans précédent pour la paix mondiale, et pas seulement parce qu'il aura pour principale conséquence de relancer la course aux armements. On peut en effet craindre ce que fera, une fois à l'abri de ce bouclier, une nation en décomposition comme les États-Unis, surtout sous la direction d'un… individu comme le Petit Buisson." Alors que le Kremlin a salué cette déclaration, Washington a émis une protestation officielle qualifiant l'ancien président de la république française de "suppôt de Moscou", "valet de Marx" et "lopette de Gorby". Un peu irrité, M. Giscard d'Estaing a répondu : "Nos amis étatsuniens feraient mieux de s'occuper de repriser la peau de chagrin qu'est devenu leur pays plutôt que d'insulter les représentants - élus sans contestation, eux - de plus de trois cents millions de citoyens." Il a été soutenu par l'ensemble des États de l'Union européenne, à l'exception de la Grande-Bretagne, traditionnellement américanophile, et de l'Autriche, qui n'a jamais caché son hostilité à la dissolution annoncée de l'OTAN. »
( Le Monde, 24/03/1999.)
Compte rendu d'entretien #1
[30 décembre 2000.]
Lieu : Ville--, Quartier 11, Rue 275, Immeuble 620, Étage - 9, Salle I-04.
Interrogateur principal : V. Marenko.
Adjoints : T. Lyogkoié & E. Tcheloviek.
Témoin : V. Poutine.
Sujet : R. Starkovsky.
Caractéristiques physiques & physiologiques : voir rapport médical ci-joint.
Précautions particulières : voir rapport médical ci-joint.
Dose administrée : 500 milligrammes de MDMA (Molécule "Krasnyï Solntsé"), voie buccale.
I.P. - Eh bien, camarade, nous allons voir si tu es plus loquace que ce Martien.
R.S. - Tu ne m'auras pas, camarade. J'ai l'habitude des drogues.
I.P. - Nous sommes au courant. Tu as un joli pedigree - agent double, trafiquant de drogue, et tout le reste… (Silence.) Pourquoi avoir kidnappé ce Martien ?
R.S. - Pour la gloire de la Grande Union soviétique et la victoire ultime du communisme sur le capitalisme.
I.P. - Mais encore ?
R.S. - Comprends-moi bien, camarade, je trouve que ce qui se passe en ce moment dans notre pays est une honte ! Gorbatchev bafoue l'esprit même de Karl Marx en acceptant l'ouverture progressive à l'économie de marché ! (Bruit de poing sur une table de métal.) Pendant vingt ans, j'ai travaillé à l'Ouest, j'ai même infiltré la CIA, et tu le sais, et vous le savez tous - oui, toi aussi, camarade… camarade inquisiteur du KGB ! Avec d'autres camarades, nous avons miné de l'intérieur les États-Unis et le système capitaliste, en jouant sur ses faiblesses pour l'amener à se détruire… Et personne ne peut contester que nous avons réussi ! (Ricanement sardonique.) Bon, pour être honnête, ce n'était pas difficile… Tout ça ne tenait pas très bien debout. Trop de contradictions. Et Elvis nous avait bien préparé le terrain…
T. - Elvis ?
S.R. - Oui. Elvis Presley.
T. - Presley ? Le chanteur de rock ?
S.R. - Lui-même.
T. - Je ne vois pas ce qu'il vient faire là-dedans.
I.P. - Moi non plus.
S.R. - Camarades, vous ne pouvez pas dissocier l'histoire récente des États-Unis de celle du sexe, des drogues et du rock'n'roll ! Et c'est Elvis qui a déclenché tout ça. Il était la réponse à la conformité et au puritanisme et à… l'anti-communisme qui régnaient aux USA ! (Bruit de poing sur une table métallique.) Plus qu'un bon chanteur, Elvis était un humain mâle dont les mouvements de hanches ont provoqué l'inondation de millions de petites culottes ! Bon, d'accord, il n'était pas le premier, et l'on pourrait en dire autant de Sinatra, les mouvements de hanches en moins… Mais Elvis, lui, était un voyou !
A1 - Un voyou très vite récupéré par le système capitaliste, camarade.
S.R. - Je vois les choses très clairement, soudain. C'est comme si des dizaines d'années d'informations que j'ai absorbées se mettaient en place. Le système a soudoyé l'homme, mais il n'a pu soudoyer le symbole. En rentrant dans le rang, Elvis a, d'une certaine manière, cessé d'être Elvis. Ou, plutôt, il est devenu un autre Elvis. Un nouvel Elvis, transformé par son séjour à l'armée… Et d'autres se sont emparés de ce qu'il avait laissé derrière lui, camarades ! Et ils l'ont poussé à l'extrême, camarades ! J'étais en Californie pendant les années 60, rappelez-vous… J'ai vu ce qui s'y passait… (Quatre secondes de silence.) J'étais en plein dedans, oui… Le sexe, les drogues et le rock'n'roll… Une sacrée époque, vous pouvez me croire ! La Grande Amérique voyait ses enfants se retourner contre elle, et nous n'avions qu'à donner quelques coups de pouce çà et là. (Ricanements.) Elvis était un pur animal, dont les capacités cérébrales peuvent être considérées comme sans importance. Les mouvements… « lascifs » de son bassin suffisaient largement à déclencher tout ça.
I.P. - J'ai du mal à voir le rapport avec la question que je t'ai posée.
S.R. - Quelle question ?
I.P. - Au sujet du Martien.
S.R. - Pourquoi je l'ai enlevé ? J'allais y arriver… Après une digression un peu longue, mais bon… (Douze secondes de silence.) Mon idée est de faire porter le chapeau à la CIA.
T. - Tu as pris une grave décision en agissant sans le consentement de tes supérieurs, camarade.
S.R. - Camarade inquisiteur du KGB, tu sais comme moi qu'un communiste sincère est prêt à se sacrifier pour la grandeur et la gloire éternelle de l'Union soviétique…
T. - Est-ce une nuance d'ironie que je perçois dans ta voix, camarade Starkovsky ?
S.R. - À toi de le deviner, camarade. (Sept secondes de silence.) Ce Martien est un petit malin. Il nous a tous menés en bateau. Mais je ne comprends pas pourquoi il ne s'est pas enfui plus tôt, s'il peut se téléporter… (Seize secondes de silence, brouhaha de voix indécodable dans le fond.) Camarades, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi il est venu sur Terre ?
I.P. - Ce n'est pas à toi de poser les…
T. - Réponds-lui, camarade. Et vous aussi, les deux muets !
I.P. - Pour représenter ses semblables devant la planète entière ?
A1 - Pour étudier notre civilisation ?
A2 - Les deux à la fois ?
(Neuf secondes de silence.)
R.S. - Camarade… inquisiteur ?
T. - Pour préparer l'invasion de la Terre ?
S.R. - Je crois plutôt qu'il est venu faire du tourisme, et que cet endroit… est, de son point de vue, l'équivalent d'un camp de vacances…
T. - Un camp… de vacances ?
I.P. - Je ne me sens pas une âme d'animateur…
A2 - Moi non plus.
S.R. - Il n'est pas parti plus tôt parce qu'il se plaisait ici. (Bruit d'une paume claquant sur un front.) J'aurais dû le comprendre plus tôt ! Quel crétin ! Quelle bande de crétins nous faisons tous ! (Ricanement.) Vous ne comprenez pas, hein ? Vous ne comprenez pas ? (Ricanement.) Mais moi, j'ai compris !
A1, à voix basse - Il commence à délirer…
S.R. - Tu veux que je te le dise, camarade premier assistant ? Ce foutu Martien est tout simplement en train de mettre au jour notre plan de domination de la planète ! Le sexe, la drogue… Il ne manquerait plus qu'il goûte au rock'n'roll !…
I.P. - Pourquoi donc, camarade ?
T. - Veuillez me laisser seul avec le sujet. Vous pouvez emporter le magnétophone… (Quelques secondes de bruits divers.) Ah, non, la cassette, je la garde.
I.P. - Comme tu voudras, camarade inquis…