III

— Vous désirez une chambre ?

Mary se décida immédiatement dès qu’elle vit le gros visage à lunettes d’où sortait une voix hésitante et douce. Là, elle n’aurait pas d’ennuis.

Elle acquiesça et descendit de la voiture. Ses mollets lui faisaient mal tandis qu’elle le suivait jusqu’à la porte du bureau. Il l’ouvrit, entra dans la pièce et alluma.

— Excusez-moi de vous avoir fait attendre. Je me trouvais dans la maison, là-bas. Ma mère est souffrante.

Le bureau n’avait rien d’extraordinaire mais il y faisait chaud, sec et clair. Mary eut un frisson de reconnaissance et adressa un sourire à l’homme gras. Il se pencha sur le registre posé sur le comptoir.

— Le prix de nos chambres est de sept dollars pour une personne seule. Voulez-vous en voir une d’abord ?

— Merci, c’est inutile.

Elle ouvrit rapidement son sac, en sortit un billet de cinq dollars et deux billets d’un dollar, les déposa sur le comptoir pendant qu’il lui tendait le registre et une plume.

Elle hésita un instant avant d’écrire : Jane Wilson, adresse : San Antonio, Texas. Elle ne pouvait faire autrement puisque sa voiture était immatriculée dans le Texas.

— Je vais chercher vos bagages, dit-il, en contournant le comptoir.

Elle sortit avec lui. L’argent était resté dans la boîte à gants, toujours dans la même grande enveloppe, entourée d’un large élastique. Le mieux était sans doute de le laisser où il se trouvait, de fermer la voiture à clef. Ainsi personne ne pourrait y toucher.

Norman porta les bagages jusqu’à la porte de la chambre voisine du bureau. La pièce risquait d’être bruyante mais ça n’avait pas d’importance : Mary voulait avant tout être à l’abri de la pluie.

— Quel sale temps, observa-t-il, en s’effaçant pour la laisser passer. Vous avez conduit longtemps ?

— Toute la journée.

Il tourna un bouton et la lampe de chevet brilla, projetant une lumière dorée. La pièce était simplement mais confortablement meublée ; elle remarqua le bac à douche dans la salle de bains attenante. Elle aurait préféré une baignoire mais elle saurait se contenter de ce qu’on lui offrait.

— Ça vous convient ?

Elle fit un signe de tête et demanda :

— Y a-t-il près d’ici un endroit où je pourrais avoir quelque chose à manger ?

— Voyons, laissez-moi réfléchir. Il y avait un bistrot où on servait de la bière et des sandwiches sur la route à quelque quatre kilomètres, mais je crois qu’il est fermé depuis qu’on a ouvert la nouvelle route. Moi, je vous conseille d’aller à Fairvale.

— C’est à combien d’ici ?

— À vingt-cinq kilomètres environ. Vous suivez la route jusqu’au panneau indicateur, vous tournez à droite et reprenez la grand-route tout droit pendant une quinzaine de kilomètres. Ça m’étonne que vous n’ayez pas pris ce chemin si vous allez vers le nord.

— Je me suis perdue.

Le gros homme soupira :

— C’est bien ce que j’ai pensé. On ne voit presque plus personne depuis que la nouvelle route a été mise en service.

Elle sourit d’un air absent. Il restait debout sur le seuil, pinçant les lèvres. Lorsqu’elle leva la tête pour rencontrer son regard, il baissa les yeux et se racla la gorge comme pour s’excuser.

— Euh… mademoiselle, j’étais en train de penser… Vous n’avez peut-être pas envie de faire l’aller et retour jusqu’à Fairvale par cette pluie. Je me préparais un petit en-cas quand vous êtes arrivée. Si vous voulez vous joindre à moi…

— Oh ! Je ne voudrais pas…

— Pourquoi pas ? Ça ne me dérange pas du tout. Ma mère est au lit et elle ne fera pas de cuisine ce soir. J’allais prendre quelques sandwiches et un peu de café. Si ça vous convient…

— Dans ce cas…

— Alors, je vais rentrer et préparer à dîner.

— Merci beaucoup, monsieur…

— Bates. Norman Bates.

En se reculant vers la porte, il se cogna l’épaule.

— Écoutez, je vais vous laisser cette lampe-torche pour venir jusqu’à la maison. Je suppose que vous avez l’intention d’enlever ces vêtements mouillés et de vous changer.

Il s’en alla mais avant qu’il disparût, elle eut le temps d’apercevoir son visage qui rougissait. Pourquoi donc avait-il l’air gêné ?

Pour la première fois, depuis près de vingt-quatre heures, un sourire apparut sur le visage de Mary Crane. Elle attendit que la porte se refermât sur lui pour enlever sa jaquette. Elle posa son sac sur le lit, l’ouvrit et en sortit une robe imprimée. Elle la suspendit dans l’espoir qu’elle se défriperait, puis se rendit dans la salle de bains. Elle se rafraîchit un peu, se promettant de prendre une bonne douche plus tard. C’était ce dont elle avait besoin. D’une douche et de sommeil. Mais il fallait manger un peu d’abord. « Réfléchissons un instant, mon maquillage est dans mon sac et mon manteau bleu dans la grande valise… »

Un quart d’heure plus tard, elle frappait à la porte de la grande maison à flanc de coteau.

Une lampe unique brillait à la fenêtre du salon dont les volets n’étaient pas fermés mais le premier étage était mieux éclairé. Comme sa mère était malade, elle devait être là-haut.

Mary attendit, mais en vain, qu’on lui dise d’entrer. Il était sans doute au premier, lui aussi. Elle frappa de nouveau.

Entre-temps, elle scrutait le salon. Elle ne pouvait pas croire ce qu’elle voyait tout d’abord ; même en rêve elle n’aurait pu imaginer qu’un endroit comme celui-ci pût exister.

D’ordinaire, quand une maison est vieille, on voit aussitôt qu’on a voulu la transformer ou l’améliorer. Mais ce salon n’avait jamais été « modernisé » ; le papier à fleurs, les boiseries d’acajou sombres, lourdement sculptées, le tapis grenat, l’ameublement étouffant avec ses sièges à haut dossier et l’écran à feu articulé semblaient sortir tout droit de la « belle époque ». Pas le moindre poste de télévision pour faire une intrusion incongrue dans ce décor ; mais elle remarqua un vieux gramophone à manivelle sur une table-gigogne. Bientôt, elle entendit un chuchotement de voix et elle crut tout d’abord qu’il provenait du phonographe à pavillon. Puis elle se rendit compte que le bruit venait d’en haut, de la pièce éclairée.

Une fois encore, Mary frappa en se servant de l’extrémité de la lampe-torche. On devait l’avoir entendue car le bruit cessa subitement et elle perçut un son mat de pas. Un instant plus tard, elle vit M. Bates descendre l’escalier. Il vint ouvrir la porte et lui fit signe d’entrer.

— Excusez-moi, fit-il, j’étais en train d’installer ma mère dans son lit. Parfois, il lui arrive de ne pas être très commode.

— Elle est malade, n’est-ce pas ? Je ne voudrais pas la déranger.

— Oh, vous ne la dérangez pas. Elle va sûrement dormir sur ses deux oreilles.

M. Bates jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et baissa la voix :

— En vérité, elle n’est pas malade. Elle n’est pas malade physiquement, je veux dire. Mais parfois, elle a de ces crises…

Il sourit en hochant la tête :

— Je vais prendre votre manteau pour l’accrocher. Venez par ici…

Elle le suivit le long d’un couloir dans le prolongement de l’escalier.

— J’espère que ça ne vous ennuie pas de dîner dans la cuisine. Tout est prêt. Asseyez-vous. Je vais servir le café.

La cuisine était dans le style du salon. Elle était meublée de buffets vitrés aussi hauts que le plafond ; ils entouraient un évier archaïque muni d’une pompe à main. Dans un coin, il y avait un grand poêle à bois qui dégageait une bonne chaleur sympathique. Sur la longue table de campagne, s’étalait un agréable assortiment de saucissons, de fromages et de cornichons faits à la maison, disposés dans des assiettes de verre sur une nappe à carreaux rouge et blanc. Mary ne se sentait pas d’humeur à sourire devant ces bizarreries et même l’inévitable devise brodée à la main, accrochée au mur, semblait convenir à merveille : « Que Dieu bénisse notre maison ! »

Amen.

C’était plus agréable en tout cas que d’être assise seule dans un crasseux petit café de province.

M. Bates remplit l’assiette de Mary.

— Mangez, ne m’attendez pas. Vous devez avoir faim.

Oui, elle avait faim et elle mangea de bon cœur. De si bon cœur qu’elle remarqua à peine que lui-même mangeait fort peu. Quand elle s’en rendit compte, elle se trouva légèrement gênée.

— Mais vous n’avez rien pris ! Je parie que vous aviez déjà dîné.

— Non. Simplement je n’ai pas grand-faim.

Il lui servit une deuxième tasse de café.

— Parfois ma mère me cause du souci.

De nouveau, sa voix baissa d’un ton et il parut s’excuser encore.

— Je crois que c’est de ma faute. Je ne sais pas très bien m’occuper d’elle.

— Vous vivez seuls ici tous les deux ?

— Oui, nous avons toujours été seuls, toujours.

— Ça doit vous peser.

— Je ne me plains pas. Ne vous méprenez pas sur ce que je vous dis.

Il ajusta ses lunettes.

— J’ai perdu mon père lorsque j’étais tout petit. Ma mère est restée seule, il lui a fallu s’occuper de moi. Elle avait suffisamment d’argent pour nous faire vivre jusqu’à ce que j’aie atteint l’âge d’homme. Puis, elle a hypothéqué la maison, vendu les terres et fait construire ce motel. On s’en est occupé tous les deux et ça marchait bien. Malheureusement la nouvelle route est en train de nous ruiner. À vrai dire, il y a déjà un moment que ma mère décline et c’est à moi maintenant de prendre soin d’elle. Mais ce n’est pas toujours commode.

— Vous n’avez pas d’autres parents ?

— Non, personne.

— Et vous ne vous êtes jamais marié ?

Il rougit et regarda la nappe à carreaux.

Mary se mordit les lèvres.

— Excusez-moi, je n’avais pas l’intention de vous poser des questions indiscrètes.

— Ça ne fait rien.

Sa voix était faible.

— Je ne me suis jamais marié. Maman avait de curieuses idées à ce propos. Je ne me suis même jamais trouvé à table avec une jeune fille comme ce soir.

— Mais…

— Ça a l’air drôle, n’est-ce pas, surtout de nos jours. Je le sais bien, mais c’était inévitable. Je me dis que sans moi elle serait perdue… Mais la vérité c’est peut-être que je serais encore plus perdu sans elle.

Mary finit sa tasse de café, sortit des cigarettes de son sac et en offrit une à M. Bates.

— Non, merci, lui répondit-il, je ne fume pas.

— Ça ne vous gêne pas ?

— Pas du tout.

Il hésita.

— J’aimerais bien vous offrir un alcool mais, vous savez, ma mère est contre les boissons alcoolisées et il n’en entre pas une bouteille à la maison.

Mary se renversa en arrière et aspira une longue bouffée. Tout à coup, elle se sentit prête aux confidences. Curieux ce qu’un peu de chaleur, de repos, de nourriture peuvent faire. Une heure auparavant, elle était solitaire, malheureuse, et atrocement désemparée. Maintenant tout avait changé. C’est peut-être parce qu’elle avait écouté M. Bates que son humeur s’était transformée. C’était lui qui, en vérité, était solitaire, malheureux, et désemparé. Par opposition, elle se savait sûre d’elle et c’est pourquoi elle avait envie de parler.

— Vous n’avez le droit ni de fumer, ni de boire, ni de sortir avec des filles. Alors à quoi passez-vous le temps en dehors du motel et de votre mère ?

Visiblement, il ne remarqua pas le ton de sa voix.

— Oh, j’ai des tas de choses pour m’occuper, je vous assure. Je lis pas mal. Et j’ai d’autres passe-temps.

Il leva les yeux vers une planche pendue au mur et elle suivit son regard. Un écureuil empaillé les observait.

— Vous chassez ?

— Non. Je fais de la taxidermie. George Blount m’a donné cet écureuil à empailler. C’est lui qui l’a tué. Mère ne veut pas que je manie des armes à feu.

— Monsieur Bates, excusez-moi de vous parler de la sorte, mais combien de temps avez-vous l’intention de continuer à vivre de cette façon ? Vous êtes un homme. Il faut vous rendre compte que vous ne pouvez pas vous comporter comme un petit garçon jusqu’à la fin de vos jours. Je n’ai pas l’intention d’être impolie mais…

— Je comprends très bien et je me rends parfaitement compte de la situation. Comme je vous l’ai dit, j’ai pas mal lu. Je sais ce que disent les psychiatres sur ce genre de choses. Mais j’ai un devoir à remplir vis-à-vis de ma mère.

— Ne pensez-vous pas que vous rempliriez aussi bien ce devoir vis-à-vis d’elle et vis-à-vis de vous-même si vous la mettiez dans… dans un asile ?

— Elle n’est pas folle.

La voix n’était plus si douce, ni chargée d’excuses. Elle était haute et aiguë. Le gros homme s’était dressé sur ses pieds, et de ses mains il balayait une tasse posée sur la table. Elle se brisa sur le sol mais Mary ne la regarda pas : elle avait les yeux fixés sur le visage ravagé.

— Elle n’est pas folle, répéta-t-il. Quoi que vous puissiez penser ou quoi que les autres puissent penser. Quoi que disent les livres ou quoi que disent les docteurs sur les asiles. Je sais comment ça se passe. Ils déclareraient immédiatement qu’elle est démente et ils l’enfermeraient s’ils le pouvaient… Je n’aurais qu’un mot à leur dire. Mais je ne le ferai pas parce que je sais. Comprenez-vous ? Je sais et eux ils ne savent pas. Ils ne savent pas comment elle a pris soin de moi alors que nous étions tout seuls, comment elle a travaillé et souffert pour moi. Ils ignorent les sacrifices qu’elle a faits. Si elle est un peu bizarre à présent, c’est de ma faute. J’en suis responsable. Le jour où elle est venue me trouver pour me dire qu’elle désirait se remarier, c’est moi qui l’en ai empêchée. Oui, je l’en ai empêchée : c’est moi le coupable. Vous n’avez pas besoin de me parler de la jalousie, de l’instinct de propriété, etc. J’ai été bien pire qu’elle ne l’a jamais été. J’ai été dix fois plus fou qu’elle si c’est ce mot que vous voulez employer. Je serais enfermé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire si on savait les choses que j’ai dites et faites, la manière dont je me suis conduit. Moi, je m’en suis tiré finalement. Elle pas. Mais qui êtes-vous pour dire qu’une personne devrait être enfermée ? Je crois que nous sommes tous un peu fous par moments.

Il s’arrêta, non pas parce qu’il était à court de mots, mais parce qu’il était à bout de souffle. Son visage était très rouge et ses lèvres plissées commençaient à trembler.

Mary se leva.

— Je suis, je suis désolée, murmura-t-elle doucement. Oui, c’est vrai… Je vous prie de m’excuser. Je n’avais pas le droit de parler ainsi.

— Je sais, mais ça n’a pas d’importance. Seulement, voyez-vous, je n’ai pas l’habitude de parler de ces choses. On vit seul et tout stagne au fond de soi, comme au fond d’une bouteille, ou dans le corps de cet écureuil empaillé.

Ses joues reprirent une couleur plus normale et il tenta de sourire :

— C’est un gentil petit animal, hein ? J’ai souvent souhaité en avoir un vivant, que je pourrais dresser et aimer.

Mary ramassa son sac.

— Je vais m’en aller maintenant. Il se fait tard.

— Je vous en prie, ne partez pas. Excusez-moi d’avoir fait toutes ces histoires.

— Ce n’est pas ça, mais je suis vraiment fatiguée.

— J’espérais que peut-être nous pourrions encore un peu bavarder ? J’allais vous parler de mes passe-temps. J’ai une sorte d’atelier en bas, au sous-sol.

— J’aurais bien aimé le voir mais j’ai besoin de prendre quelque repos.

— Bon. Dans ce cas, je vais vous accompagner. Je vais fermer le bureau car je ne crois pas qu’il y aura d’autres clients ce soir.

Ils traversèrent le vestibule et il l’aida à enfiler son manteau. Il était maladroit et, pendant un instant, elle fut irritée par cette maladresse. Puis, soudain, elle en comprit la cause : il avait peur de la toucher ! Oui, c’était ça. Le pauvre type : il avait effectivement peur de s’approcher d’une femme !

Il tenait la lampe électrique, et elle marchait derrière lui. Ils sortirent de la maison, descendirent le petit chemin et suivirent l’allée sablée qui contournait le motel. La pluie s’était arrêtée mais la nuit était toujours sombre et sans étoiles. Avant de disparaître derrière le coin de la bâtisse, elle jeta un coup d’œil à la maison par-dessus son épaule. La lumière du premier étage brûlait toujours et Mary se demanda si la vieille femme était éveillée, si elle avait écouté leur conversation et entendu l’explosion finale.

M. Bates s’arrêta devant la porte de Mary, attendit qu’elle ait mis la clef dans la serrure et qu’elle l’ait ouverte.

— Bonne nuit, dit-il, donnez bien.

— Merci. Et merci pour votre hospitalité.

Sa bouche s’entrouvrit mais il se détourna prêt à s’en aller. Pour la troisième fois ce soir, elle le vit rougir.

Alors elle ferma sa porte au verrou. Elle entendit les pas qui s’éloignaient et la porte du bureau voisin qui claquait.

Elle ne l’entendit pas partir car elle était trop occupée à déballer ses affaires. Elle sortit son pyjama, ses pantoufles, un pot de crème à démaquiller, sa brosse à dents et sa pâte dentifrice. Puis, elle fouilla dans sa grande valise, cherchant la robe qu’elle mettrait le lendemain pour rencontrer Sam. Il fallait la suspendre pour qu’elle se défripe. Tout devait être en ordre le lendemain.

Tout devait être en ordre…

Subitement, elle eut l’impression d’avoir rapetissé. Voyons, comment le changement avait-il pu être aussi rapide ? Cela n’avait-il pas commencé quand M. Bates avait eu sa crise, là-bas dans la maison ? Qu’avait-il dit qui l’avait à tel point mise à plat ?

Je crois que nous sommes tous un peu fous par moments.

Mary Crane débarrassa un coin du lit et s’assit.

Oui. C’était vrai. Nous sommes tous un peu fous par moments. Comme elle était devenue folle, hier après-midi, quand elle avait vu l’argent sur le bureau.

Et depuis ce moment, la folie ne l’avait pas quittée. Oui, elle avait dû être folle pour croire qu’elle pourrait se tirer d’affaire grâce à ce qu’elle avait manigancé. Il lui semblait vivre un rêve qui se réalisait. Et c’était exact. Un rêve. Un rêve fou. Elle le savait à présent.

Peut-être qu’elle pourrait parvenir à semer la police. Mais Sam poserait des questions. Qui donc était ce parent dont elle avait hérité ? Où avait-il vécu ? Pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui auparavant ? Comment se faisait-il qu’elle apportait tout cet argent en espèces ? M. Lowery n’avait-il rien dit quand elle l’avait quittée sans préavis ?

Et puis il y avait Lila. Supposons qu’elle réagisse comme Mary l’avait prévu, c’est-à-dire qu’elle vienne la voir sans avertir la police et qu’elle consente même à garder le secret à cause de ce qu’elle devait à sa sœur. Il n’en restait pas moins vrai qu’elle saurait. Et il y aurait des complications.

Tôt ou tard, Sam voudrait aller lui rendre visite, ou bien il déciderait de l’inviter chez eux. Et ça ne marcherait jamais. Car elle ne pourrait jamais dans l’avenir conserver des relations avec sa sœur ; elle ne pourrait jamais expliquer à Sam pourquoi c’était impossible ni pourquoi elle ne pourrait jamais retourner au Texas, fût-ce pour un séjour très court.

Non, toute cette aventure était une folie.

Et il était trop tard à présent pour y changer quoi que ce soit.

Mais, au fait, était-il vraiment trop tard ?

Si, par exemple, elle se couchait tout de suite et dormait pendant dix heures ? Demain, c’était dimanche. En admettant qu’elle parte du motel vers neuf heures et qu’elle roule sans s’arrêter, elle pourrait être de retour chez elle le lundi à l’aube. Avant même que Lila ne soit rentrée de Dallas, avant même que la banque n’ouvre. Elle pourrait déposer l’argent et de là se rendre à son bureau.

Bien sûr, elle serait morte de fatigue. Mais ça ne la tuerait pas et personne ne saurait rien.

Évidemment, restait la question de la voiture. Il faudrait donner quelques explications à Lila. Peut-être qu’elle pourrait lui dire qu’elle avait eu l’intention de se rendre à Fairvale, pour y surprendre Sam pendant le week-end. La voiture était tombée en panne et elle avait dû la faire remorquer. Le garagiste avait prétendu qu’il lui fallait un moteur neuf, alors elle avait décidé de s’en débarrasser et de prendre à sa place cette vieille bagnole pour rentrer.

Oui, ça paraîtrait logique.

En faisant ses comptes, elle comprit que ce voyage lui aurait coûté environ sept cents dollars. C’était ce que valait la voiture.

Mais ce prix valait d’être payé. Sept cents dollars, ce n’est pas trop pour s’offrir la santé de l’esprit, la sécurité du présent et celle de l’avenir.

Mary se leva.

Sa décision était prise.

C’est alors qu’elle se sentit grandir. Comme c’était simple !

Si elle avait cru en Dieu, elle aurait prié. Tels que les événements se présentaient, elle éprouvait un curieux sentiment de… (elle hésita avant de trouver le mot)… prédestination. Comme si tout ce qui était arrivé était en quelque sorte prévu par le destin. Son erreur au carrefour, son arrivée au motel, sa rencontre avec cet homme pathétique, son explosion dont elle avait été le témoin, les dernières phrases qu’il avait prononcées et qu’elle avait écoutées, ce qui l’avait fait revenir à la raison.

Pendant un instant, elle eut presque envie de se précipiter vers lui pour l’embrasser, mais, en riant nerveusement, elle se rendit compte des conséquences qu’aurait pu avoir un tel geste. Ce pauvre type, il aurait bien été capable de s’évanouir !

Elle rit encore. Il lui était agréable de se sentir grandie. Mais il restait à savoir si elle tiendrait sous la douche ? Car c’était ce qu’elle allait faire sur-le-champ : prendre une bonne et longue douche bien chaude. Elle allait se débarrasser de la saleté qui lui collait à la peau et à l’âme. Il faut que tu sois blanche, Mary, blanche comme la neige.

Elle pénétra dans la salle de bains, jeta ses chaussures, se pencha pour enlever ses bas. Puis elle leva ses bras, passa sa robe au-dessus de sa tête, la lança dans la pièce voisine. Le vêtement manqua le lit mais Mary ne s’en soucia pas. Elle défit son soutien-gorge, le fit tournoyer dans les airs. À présent, c’était au tour de la culotte…

Elle resta debout devant le miroir accroché contre la porte et s’évalua. Son visage était peut-être celui d’une fille de vingt-sept ans, mais son corps était blanc, gracile et ne paraissait pas avoir plus de vingt et un ans. Elle avait un joli corps. Un sacré joli corps. Il plairait à Sam et elle eût voulu qu’il soit là en ce moment pour l’admirer. C’était infernal d’être obligé d’attendre encore deux ans. Mais ensuite elle rattraperait le temps perdu. On dit qu’une femme n’a pas atteint sa pleine maturité, sexuellement parlant, tant qu’elle n’a pas trente ans. Voilà une question à laquelle il faudrait qu’elle cherche une réponse.

Mary rit encore une fois, puis exécuta un saut d’amateur suivi d’une grimace, envoya un baiser à son reflet et en reçut un en retour. Après quoi, elle se mit sous la douche. L’eau était brûlante et elle dut faire couler le robinet d’eau froide. Finalement, elle ouvrit à fond les deux robinets et laissa le jet chaud tomber sur elle.

Le grondement était assourdissant et la pièce commençait à s’emplir de vapeur.

C’est pourquoi elle n’entendit pas la porte s’ouvrir et elle ne perçut pas le bruit de pas. Au premier abord, quand les rideaux de la douche s’écartèrent, la vapeur obscurcit le visage qui venait d’apparaître.

Puis elle le vit là, distinctement, près d’elle : ce n’était qu’un visage posé entre les rideaux, comme suspendu dans l’air, tel un masque. Une écharpe roulée autour de la tête en cachait les cheveux et les yeux vitreux avaient un regard inhumain. Mais ce n’était pas un masque. Ce ne pouvait pas être un masque. La peau, couverte de poudre, était d’une blancheur mortelle et deux ronds rouges étaient dessinés sur les pommettes. Ce n’était pas un masque. C’était le visage d’une vieille femme folle.

Mary se mit à crier. Alors les rideaux s’écartèrent davantage et une main apparut armée d’un couteau de boucher. Ce fut ce couteau qui, un instant plus tard, mit fin à son cri.

Et à sa vie.