Chapitre 4 DANIELLE

L’aube se lève, et il fait chaud déjà. Sur toutes les pentes exposées au midi des hautes collines de la Corrèze, les herbes, les buissons, les bois lourds de rosée, commencent à fumer. C’est l’heure où les bêtes vont à la pâture. À mi-côte, plus près d’Uzerche que de Brive, une ferme s’éveille. Elle est longue, vieille, bâtie à l’endroit où les champs de maïs, d’avoine et de pommes de terre, succèdent à la forêt des châtaigniers et l’entament avec leurs pointes. Plus bas, il y a des trèfles, des prairies, un torrent, puis, de l’autre côté, une semblable colline qui se relève, vêtue d’herbe d’abord, puis de moissons, puis de grands arbres, et couronnée de roches nues. La vallée est profonde, et le bruit des eaux qui courent n’atteint pas les sommets. Devant là ferme, dans le soleil, un homme encore jeune attelle un cheval à une carriole ; sa femme l’aide à charger, derrière le siège, une demi-douzaine de petits cochons de lait ; puis, tous les deux, ils se hissent dans la voiture.

– Au revoir, le père ! Ne nous espérez pas avant la nuit !

Les mots, en patois limousin, chantés sur un ton aigu, frappaient encore les vitres et le toit en ardoises d’Allayac, que déjà les voyageurs avaient pris le chemin qui tourne derrière la ferme et descend en lacets.

Une porte s’ouvrit, tout au bout de la maison, à gauche, et une vache sortit, tendant son mufle à l’odeur d’herbe mouillée qui passait, une vache couleur de froment clair, puis une autre, puis une autre encore. Quand les sept bêtes du troupeau furent dehors, la vachère apparut sur le seuil. Elle était vêtue comme une pauvresse et chaussée de sabots, mais, sous la coiffe limousine, aux deux ailes roulées, son visage avait gardé sa beauté religieuse, son reflet de la vie intérieure. Elle tenait à la main, et laissait traîner sur le sol une baguette de frêne, qui avait des feuilles au bout. Quand elle leva les yeux, ils regardèrent au-dessus de la colline d’en face.

– Ah ! c’est toi, Danielle ! C’est pas trop tôt ! De mon temps les vachères montaient là-haut avant le soleil.

– Les vaches ne voulaient pas se laisser traire, répondit Danielle.

Elle ajouta, à demi détournée vers la maison :

– Bonjour, grand-père ! Avez-vous dormi cette nuit ?

– Tu sais bien que non. Je ne dors jamais bien. Quelle idée de me demander ça tous les matins ?

Celui qui parlait ainsi était un vieillard dont on n’apercevait, dans l’ouverture d’une fenêtre étroite et haute, que la tête coiffée d’un bonnet de coton bleu, le cou et le haut du buste, tout velu entre les bords déboutonnés de la chemise et du gilet. La figure sèche, rasée, creusée, où ne vivaient que deux yeux durs dans des paupières saignantes, exprimait une rancune méditée et haineuse.

Il reprit :

– Mes enfants sont partis, tous deux. Tu les as vus !

– Ils descendent la côte.

– Eh oui ! ça ne te fait rien, à toi, de rester seule ! Mais moi je ne suis pas de même !

– Pauvre grand-père !

– Ne dis pas : pauvre grand-père ! C’est toi qui me prives de tout ! C’est parce que tu es revenue de ton couvent, que je suis délaissé, à présent ! Je suis dans la maison comme un harnais de rebut, qu’on ne regarde seulement pas !

– Est-ce que je ne vous soigne pas ?

– Quand tu n’étais pas là, ton frère avait encore de l’attention pour moi. Il m’emmenait dans les foires. J’allais boire avec lui. Il n’emmenait pas ma bru. Maintenant qu’il peut carrioler sa femme à la ville, il faut que je reste ! Dis donc le contraire ?

Elle se taisait.

– Quand tu n’étais pas là, la maison vivait mieux.

– Hélas ! je le veux bien !

– Il me donnait de l’argent pour mon tabac… Il me rapportait, des fois, un chapeau ou une veste… À présent, plus rien… Je ne sais quand il remplacera mes sabots qui sont usés… Il me dit : « Faut que je nourrisse Danielle. » Et moi, je te dis : « Il ne fallait pas revenir ! »

– Où aller ?

– Fallait trouver une place !

– On ne m’a rien proposé.

– Fallait te marier !

– Grand-père !

– Fallait pas revenir, pour nous priver tous.

– C’est vous qui m’avez rappelée.

– C’est le tort qu’on a eu ! On croyait que tu rapporterais au moins l’argent.

– Quel argent ?

– Les trois cents francs de hardes que je t’avais donnés quand tu es partie de chez nous…

Elle se remit à marcher hâtivement.

– Adieu, grand-père ! Mes vaches sont déjà loin !… Adieu !

Les reproches du vieux la suivirent un moment. Puis le silence l’enveloppa. Elle montait une sorte d’avenue, entrée architecturale de forêt, large voie piétinée par les gens et les bêtes, bordée de châtaigniers, et qui, barrée à deux cents mètres de la ferme par d’autres grands vieux arbres, avait l’air d’une nef aux voûtes rompues, menant à des chapelles encore toutes pleines d’ombre. Danielle s’avançait dans la piste du milieu, forme élancée et nette, et sobre de mouvement. Elle songeait. Le jour était tout levé. Les vaches, couleur de blé, allaient devant, et ridaient leurs flancs attaqués par les mouches, ou les fouettaient à coups de queue. Elles se mirent en file pour pénétrer sous bois. Puis elles disparurent, refoulant avec leur poitrail les fougères nouvelles, et cachées par les branches qui retombaient derrière elles et luisaient, immobiles.

Quelle maison différente de l’ancienne, Danielle avait retrouvée ! Le père ni la mère n’étaient plus là, depuis de longues années. Le grand-père avait vieilli à tel point que sa petite-fille ne le reconnaissait qu’avec peine. Usé, incapable de travail, aigri par l’insomnie et plus encore par le regret d’avoir, de son vivant, partagé tout son bien entre ses deux enfants, – le père de Pierre qui dirigeait la ferme, et l’oncle Jacques établi à trois lieues de là, dans la vallée, – il ne cessait de récriminer contre sa vie recluse, dépendante et gênée. Peu écouté par son petit-fils, et par la femme de celui-ci, qui ne le craignaient plus, il avait en Danielle une victime résignée. Il l’accablait de ses reproches. Il aurait voulu la faire partir, afin de retrouver les petites douceurs, les menus cadeaux que ses enfants lui refusaient, à présent, sous prétexte que Danielle coûtait cher. Et tantôt il l’accusait de négligence et de mollesse, bien qu’elle fût la première levée et la dernière couchée tous les jours, tantôt il se plaignait d’être privé de tout à cause d’elle. Il ne pouvait plus la voir sans qu’une espèce d’irritation maladive s’emparât de lui, et le fît déraisonner à moitié. Rien ne l’apaisait, ni les protestations, ni la patience, ni les attentions multipliées de Danielle. Il se sentait même soutenu, hypocritement, par le jeune ménage, par les maîtres actuels de la ferme, qui avaient bien voulu recevoir, pour quelques semaines, la religieuse sans asile, mais qui trouvaient que la générosité durait trop, qui redoutaient, surtout, que Danielle ne vînt un jour leur dire : « Rendez-moi la part d’héritage à laquelle j’ai renoncé, parce que j’étais religieuse ; je reprends ma place ancienne dans la maison, et je reprends mes droits. » Crainte chimérique, mais qui ne quittait pas l’esprit calculateur de Pierre et de sa femme.

Danielle ne répondait rien. Elle acceptait d’être soupçonnée, méconnue, injuriée, dans sa propre maison. Elle ne s’étonnait même pas, ayant souffert, pour entrer au couvent, d’autres violences, en sens contraire de celles qu’elle souffrait à présent. Là comme à l’école de la place Saint-Pontique, elle était la silencieuse, la mortifiée qui saisit comme un bien l’épreuve quotidienne. Elle attendait l’heure, si l’heure devait venir jamais, où elle pourrait reprendre, dans un poste de maîtresse adjointe, comme sœur Léonide, une part de sa vocation, tout le reste étant mort avec la vie en commun.

Depuis la séparation, Danielle avait reçu, de l’ancienne supérieure, plus de lettres qu’aucune autre des maîtresses de l’école. Elle était demeurée la confidente, la conseillère aussi ; elle savait, presque aussi bien que sœur Justine le savait elle-même, ce qui advenait à sœur Léonide, à sœur Edwige, à sœur Pascale, comme elle les nommait encore. Ces lettres que le facteur, irrégulièrement, apportait à la ferme, étaient pour Danielle l’événement, l’espoir, la consolation, et la cause également des plus profondes douleurs qu’elle eût jamais ressenties. Car, au milieu des souvenirs, des mots de tendresse et des récits qui la rassuraient sur le sort des compagnes exilées à Belfort, dans les montagnes de l’Ain et dans la vallée de la Loire, il y avait, d’ordinaire, un passage sur celle qui habitait Nîmes. Et Danielle, tremblante depuis toujours pour cette âme très aimée, avait senti grandir chaque fois son inquiétude, puis sa peine, puis son ardente volonté d’être victime et d’expier. Oh ! les cruelles lettres, qu’elle serrait dans un petit coffret de bois, qu’elle cachait sous la paillasse du mauvais lit qu’elle occupait, lit de bouvier suspendu dans l’étable, accroché à une cloison de planches, au-dessus de la croupe des bœufs, des vaches et des chevaux ! Les cruelles lettres dont elle savait par cœur des phrases et des phrases, et qu’elle méditait avec tant de compassion, qu’il ne lui restait plus de larmes ni d’apitoiement pour elle-même ! Quelle forte amitié l’agitait ! Quel violent désir d’arracher au ciel le salut de Pascale ! En ce moment surtout, depuis la lettre de la veille ! Et combien de fois, dans les clairières des sommets où elle gardait ses vaches, dans les solitudes brûlées par le soleil ou fouettées par la pluie ou le vent, Danielle avait prié, offrant sa vie à Dieu, pour cette sœur lointaine et qu’elle ne verrait plus !

12 août 1902.

« … Que vous dirais-je à présent de notre plus jeune sœur ? Je voudrais pouvoir vous rassurer sur le compte de celle que nous aimons toutes. Je ne le puis. J’ai reçu d’elle, voilà cinq jours, une lettre trop mondaine de ton pour ne pas être inquiétante. Pascale se loue, trop et trop fréquemment, de la manière dont on la traite dans sa famille de Nîmes. Il est évident qu’on la flatte, qu’on la gâte, qu’on l’amuse, et qu’on se sert, pour l’entraîner, pour lui faire accepter tant de distractions peu convenables pour son état, de cette sensibilité excessive que nous tâchions de combattre en elle. Elle se sent déjà liée par la reconnaissance envers ces gens qui l’ont recueillie. Mais que les motifs sont déplacés ! Vous allez la reconnaître. Elle m’écrit : « Ne vous fâchez pas, notre mère. Surtout ne me grondez pas. Je n’ai pas le droit de refuser, quand je vois qu’en refusant je leur ferais de la peine. Ils sont si bons pour moi ! Et cependant, à bien des signes, j’ai vu déjà qu’ils ne sont pas si riches que je le croyais. La robe que je porte, – celle du vestiaire des expulsées, était trop chaude, – c’est eux qui ont voulu l’acheter pour moi. Et de même, tout ce qui me sert, je le tiens d’eux. Ma tante ne résiste guère aux volontés de son fils, quand il dit : – J’ai organisé une partie de promenade, et vous en êtes, maman… Comment pourrais-je faire autrement que de suivre ? Ils ne me demandent presque pas de travail, ils me trouvent encore malade. Je n’ai pas engraissé, en effet, malgré le repos. Je tousse toujours un peu le matin. Si j’étais sûre que vous êtes contente de moi, que vous ne me désapprouvez pas, tout au moins, je serais presque tranquille d’esprit. Car l’être tout à fait, cela dépendait de vous, et je ne vous ai plus ! »

» Ces lignes de notre Pascale suffiront pour vous faire partager mes inquiétudes, ma chère sœur Danielle. Je ne connais pas le milieu où elle vit, mais je suis sûre maintenant qu’il est, pour elle, détestable. Et que de choses je devine qu’elle ne me dit pas, qu’elle me dira, j’espère, car je viens de le lui demander. Personne, ici, ne peut savoir mon angoisse, personne peut-être ne la comprendrait. Mon poitrinaire, que je promène, me dit quelquefois : « À quoi pensez-vous ? » J’ai envie de crier : « À mes quatre enfants, qui sont toutes quatre loin de moi ! » Adieu ! adieu ! »

» P.-S. – M. Talier-Décapy est mort. Ce brave homme, avec lequel je n’ai causé qu’une fois dans ma vie, m’a fait un legs. Je l’ai appris par une lettre d’un notaire, qui met à ma disposition trois mille francs. Si vous étiez en trop grande misère, prévenez-moi. »

18 octobre.

« Croiriez-vous que je n’ai plus de nouvelles de Pascale, depuis la fin de septembre. Je suis terriblement inquiète. Est-elle plus malade ? Je n’ose pas formuler d’autres suppositions. Je lui ai adressé depuis lors deux lettres, la seconde très pressante, toutes deux très affectueuses. Aucune réponse. J’ai écrit, malgré certaine répugnance, à la veuve Prayou. Elle ne m’a pas répondu. Je ne puis rester dans le doute. Je suis malheureuse. Conseillez-moi à votre tour. Voici ce que j’ai fait. Vous souvenez-vous que nous avons eu, parmi les amies de notre école, Louise Casale, dont la famille était originaire des environs de Nîmes, une anémiée qui avait passé par la laïque, et qui venait chez nous, avec son cœur un peu prévenu, mais tout jeune et tout pur ? J’ai demandé à Louise Casale : « Renseigne-moi ! Trouve, dans ton pays, une parente, une amie discrète, qui me rassure ou qui me fasse de la peine, mais qui me dise ce qu’est devenue mon enfant ! » Et j’attends encore. Et je me repens, et je m’accuse, et je pleure, parce que j’ai permis trop légèrement, dans un jour de trouble, à cette pauvre petite Pascale de quitter mon ombre. J’aurais dû la mener avec moi, coûte que coûte, dans la misère, au froid, au travail dur, à la mort, mais je l’aurais sauvée. Où est-elle ? Priez pour nous deux ! »

3 novembre.

« Ah ! ma sœur Danielle, il faut que je revienne à vous ! Je suis désemparée ! Celle que nous aimons ! celle qui n’avait contre elle que la faiblesse de son cœur ! celle qui était accourue vers nous ! celle que nous ne pouvons plus protéger ! Je rougis de vous le dire ; je ne peux tracer les mots ; pourtant j’y suis obligée. Oh ! ma sœur Danielle, elle s’est laissé tromper ; elle a cru l’aimer ; elle est tombée d’auprès de Dieu ! Je ne puis plus douter. J’ai tout appris, hier, par une parente de la petite Casale, une veuve Rioul, qui habite Montauri. C’est une des voisines ; elle ignorait le passé de notre enfant ; mais elle a vu comment ils l’ont attirée, – c’était si facile, elle venait si vite aux mots tendres ! – en lui témoignant une affection que Pascale a cru d’abord innocente ; comment ils l’ont flattée, amusée, liée aussi par leurs attentions et leurs cadeaux, jusqu’à ce qu’elle fût à leur merci. Ils ont été complices l’un de l’autre, ces deux Prayou, gens tarés et redoutés. La mère n’est pas seulement incapable de résister aux pires volontés de son fils ; elle a fait un calcul affreux ; elle a été une fausse protection ; elle a permis à la tentation de se développer toute ; elle savait que, dans cette enfant qu’elle laissait corrompre, elle aurait bientôt une servante à laquelle tout chemin de retour serait fermé et qu’elle ne paierait pas… Pascale tombée, sœur Danielle ! Pascale presque sainte, livrée aux bêtes ! Combien elle va souffrir ! Et combien plus que celles qui n’étaient point appelées ! J’ai cru, toute la journée, l’entendre crier au secours ! Est-ce vrai, est-ce vrai ? »

8 novembre.

« Vous me dites : « Mais allez donc à elle ! Parlez-lui ! Arrachez-la ? » Croyez-vous donc que je n’y ai pas pensé tout de suite ! Est-ce que je serais une mère, si je n’y avais pas pensé ? La veuve Rioul a déjà essayé, timidement, d’interroger Pascale et de la ramener, et elle a été repoussée. Mais elle n’est pas moi. Dès que j’ai connu l’affreuse nouvelle, voilà six jours, j’ai voulu prendre le train. J’ai couru jusqu’à la chambre de madame de Roinnet, pour demander la permission de partir. Je ne pouvais expliquer mes raisons, vous le devinez ! Elle l’a pris nerveusement. Elle m’a dit : « Si vous nous quittez, même pour un jour, je ne réponds plus de rien. Voilà trois mois que vous êtes ici, et vous me demandez déjà un congé ! M. de Roinnet va en profiter pour vous remercier, et que deviendrai-je sans vous ?… » J’allais dire : « Je pars quand même ! » Guy est entré, brusquement. Il écoutait. À la nouvelle que j’allais le quitter, il a eu une crise terrible. J’ai été obligée de briser là l’entretien, pour m’occuper de mon malade. Puis j’ai été consulter. On m’a répondu : « Vous abandonnez un devoir de charité certain, pour une œuvre sûrement condamnée à l’insuccès. L’heure où l’on vous entendra n’est pas la première. Si elle doit venir, les sanglots l’annonceront, et les cris. Attendez. »

» Et j’attends, mais comment vivre dans ce tourment ! Je ne pense plus ici ; je ne suis plus à moi ; je ne suis plus même à vous : je me sens toute à elle qui est indigne ! »

22 novembre.

« J’ai reçu une nouvelle lettre de Nîmes ; hélas ! pas de Pascale. Mais, d’abord, pardonnez-moi : j’ai dit un mot trop dur. Indigne, oui, elle l’est. Mais, n’est-ce pas, vous avez déjà songé à toutes les causes qui ont amené sa faute et qui diminuent son péché ? Elle ne s’est pas jetée dans le mal ; on l’y a précipitée : des lois iniques l’ont mise à la rue, l’ont ramenée de force aux dangers qu’elle avait fuis ; elle a été le pauvre gibier que les chiens et les valets de chiens obligent à sortir du bois, et rabattent vers les chasseurs. Elle est coupable ; mais le Juge qu’on n’abuse pas, qui punira-t-il le plus, d’elle ou des autres ? Moi, je vous le dis, ce seront les autres. Vous vous souvenez : elle était crédule de cœur, émue de tout, reconnaissante ou troublée pour un regard, et ces Prayou l’ont prise d’abord par cette faiblesse ; elle était sans mère, et elle à pu croire qu’elle retrouverait en eux une famille ; elle m’avait demandé la permission de vivre à Nîmes, et, pendant un temps, elle a pu se dire : « J’obéis ». Sa fragilité a fait le reste. La pauvre Pascale avait à se défendre, d’ailleurs, contre un homme rompu à ces manèges autour des femmes, assez joli garçon, paraît-il, rusé, cruel sous des dehors câlins, et qui parlait cent fois mieux qu’un Lyonnais. Elle était toute jeune aussi, et ils habitaient sous le même toit.

» Je ne vous répète pas les détails qu’on m’a racontés. Je n’en ai pas la force. Et puis vous les connaissez. C’est l’histoire de tant de milliers d’autres. C’est la séduction commune et lamentable, avec ses prétextes honnêtes, avec ses troubles diffus, avec ses défaites momentanées, ses reprises et sa domination. Je ne vous apprendrais rien, à vous qui avez visité, avec moi, toute la misère des rues. L’affreuse chose, c’est de penser qu’il s’agit de Pascale, et qu’il n’y a point de remède, en ce moment ! »

Dimanche, 18 janvier 1903.

« Il paraît qu’elle parle à peine, qu’elle est sombre et irritable, elle qui était de la joie vivante. Personne ne sait, dans le quartier de Montauri, quelle créature bénie elle a été. Prayou s’est bien gardé de le révéler. Le scandale eût été trop grand, car c’est un de ceux que la foi obscurcie des incrédules ou des indifférents ne pardonne pas. On me dit aussi que Pascale est surveillée de près, qu’elle ne sort presque plus de sa maison, et que le temps des promenades, des cadeaux et des parties de plaisir est depuis longtemps fini. »

Février.

« Le cercle se rétrécit de plus en plus autour de notre pauvre enfant. Prayou l’a déjà délaissée pour d’autres femmes. Elle est la servante de la mère, celle qui fait toute la besogne lourde de la maison, et qu’on paie en mépris, et qui use sa force en se taisant. Pas une larme, pas une confidence à ses voisins. Ah ! si elle pouvait parler et appeler ! Ne souffre-t-elle pas assez pour crier au secours ? Ou plutôt, ne souffre-t-elle pas trop pour penser encore à cela ? Qui me dira ? »

Vendredi, 27 mars 1903.

« Les voisins racontent qu’elle est souvent injuriée et battue par le misérable qui l’a séduite. Mais l’heure ne vient pas. Cette veuve Rioul, voilà quatre jours, rencontrant Pascale dans la rue, lui a dit : « Vous avez l’air malade ? – Quand ce serait ? Qui cela regarde-t-il ? – Mais ceux qui vous veulent du bien, moi, par exemple, et sœur Justine… » L’autre a pâli encore, et elle a tourné la tête en répondant : « Je ne sais pas ce que vous voulez dire. »

D’autres fragments de lettres, pendant le printemps et au début de l’été, n’avaient apporté à Danielle que l’expression renouvelée de cette douleur vaine.

Puis, tout à coup, en cette fin de juillet, une lettre désespérée était venue de Belfort. La veille même de ce matin qui se levait, puissant et pur, sur les forêts de Corrèze, Danielle avait reçu dix lignes écrites en toute hâte par sœur Justine et qui disaient :

« Je prends le train pour Nîmes ; je voudrais être rendue : mon enfant ne m’a pas appelée, mais je sais qu’elle a pleuré, qu’on l’a réduite, par la force, aux dernières hontes, qu’elle n’est plus qu’une esclave et qu’une chose. Et je veux la libérer ! D’ici deux jours, n’ayez de pensée et de prière que pour nous deux.

» JUSTINE »

Dans la forêt, derrière ses bêtes, Danielle continue de monter. Elle n’a pas besoin de faire effort pour se souvenir de la recommandation de sœur Justine. Aucune pensée ne la suit dans les solitudes où elle marche, si ce n’est celle du drame qui se passe loin d’elle, en ce moment, pour le salut ou la perte d’une âme aimée. La pente devient abrupte ; le sentier tourne parmi des pierres éboulées ; les arbres s’écartent, et ne nouent plus leurs branches, et les plus vieux ont la tête fracassée par les orages. Danielle, se sentant seule avec Dieu, dans l’encens du matin, s’en va, le regard en haut et les bras étendus, priant comme Jeanne de Domrémy, comme Germaine, comme Geneviève. Son amour se répand en supplications. Et parfois, entre deux châtaigniers géants, une crête de roche, exposée au midi, apparaît flamboyante, pareille à un autel.