IV



La lande défrichée



Six mois passèrent. Les pluies de printemps tombaient du ciel, fréquentes, brèves, en grains serrés qui rejaillissaient sur la terre, et se pendaient en gouttes fines aux brins naissants du blé.

Louarn revenait de la forêt où il travaillait depuis novembre, s’étant loué pour abattre du bois, deux jours par semaine. La besogne était finie, la dernière charretée de fagots s’éloignait dans les avenues défoncées, et l’on entendait par moments, dans l’air calme, un bruit de sonnettes lointaines, doux à ravir, comme si les anges annonçaient Pâques, un peu d’avance. Il traversa la longue taille qu’il avait dépouillée, cépée à cépée, et qui faisait un vide, entre sa lande et la lisière nouvelle des gaulis. Il songeait au passé, depuis que Donatienne était partie.

Ç’avait été un bien rude hiver. Il avait fallu remuer à la bêche, tout seul, un champ pour y semer le froment, une bande, sous les pommiers, pour le blé noir, une autre, dont le sol était rocailleux et maigre, pour l’avoine. Autrefois, sans doute, Donatienne ne l’aidait pas beaucoup. Elle avait le bras un peu faible pour tenir la bêche, et le soin des enfants la renfermait dans Ros Grignon. Cependant, elle était utile pour les semailles. On n’aurait pu trouver, sur la paroisse de Plœuc, une main plus agile, ni plus sûre que la sienne. Quand les sillons étaient béants, elle venait aux champs, trois jours, cinq jours, huit jours de suite, s’il en était besoin ; elle relevait jusqu’à sa ceinture un des coins de son tablier, l’emplissait de grains, passait sans hâte, ouvrait les doigts : la semence tombait en gerbe longue, et partout où Donatienne avait passé, la moisson germait plus égale qu’ailleurs.

Cette année, la maîtresse de Ros Grignon était bien loin quand les semailles s’étaient faites : elle n’était pas près de revenir encore, quand le froment montrait sa pointe verte et le blé noir ses menues feuilles roses aux premières rayées de mars. La maison aussi se ressentait de son absence. Annette Domerc n’avait pas d’ordre. Elle n’aimait qu’à courir les chemins avec les trois enfants, laissant la ferme dès que Louarn était parti, pour aller ramasser des pommes ou causer avec les gens des villages. Et le closier ne pouvait s’habituer à la physionomie de cette fille sournoise, qui ne répondait rien quand on la grondait, ne racontait jamais ce qu’elle faisait, et disait à demi-mot des choses au-dessus de son âge sur les femmes du bourg. Mais, comme il la payait très peu cher, il la gardait.

Triste hiver, surtout à cause des pensées que Louarn avait dû renfermer en lui, bien secrètes ! Cette fille, justement, lui avait fait remarquer que Donatienne n’écrivait pas souvent. Il ne s’en serait peut-être pas aperçu, distrait par trop de travail et n’ayant aucun point de comparaison. Mais c’était vrai, qu’elle écrivait peu, et des lettres si courtes ! Il portait toujours sur lui la dernière arrivée, vieille parfois de trois ou quatre semaines, et, quand il était seul, que personne de Ros Grignon ne pouvait le voir, il la relisait, tâchant de se représenter les choses qu’elle lui marquait : « Madame m’a emmenée aux courses, où il y avait tant de monde que tu n’en as jamais tant vu ; je suis allée au théâtre, en matinée, avec Honorine, la première femme de chambre. » Et puis, elle n’avait envoyé qu’une seule fois de l’argent, vers le milieu de janvier, quand le receveur de mademoiselle Penhoat avait menacé de saisir tout, à Ros Grignon, pour les trois années qu’on lui devait, et, la semaine suivante, M. Guillon, après avoir touché la moitié seulement des fermages en retard, était parti en donnant un dernier délai, jusqu’aux derniers jours de juillet, pour tout payer. « Tu aurais mieux fait de garder ta femme avec toi, avait-il dit en quittant la ferme, ou de lui trouver une place dans le pays d’ici. Sais-tu seulement où elle habite ? Et jeune comme elle l’est !... » Louarn avait levé vers lui ses yeux de Breton songeur, qui ne comprend qu’à la longue les gens de ville. Mais il lui était resté au cœur une défiance, une peine confuse, et comme un regret de plus, ajouté à tant d’autres.

L’homme était sorti de la forêt, et tournait une cornière de la lande, pour reprendre sa route tout droit vers Ros Grignon. L’épaisseur de l’ombre projetée sur le sol par la masse des ajoncs et des genêts poussant là en toute liberté, le frappa pour la première fois. Depuis que le taillis avait été coupé, ils semblaient avoir pris une nouvelle vigueur, et l’on voyait mieux la hauteur démesurée qu’ils avaient atteinte, jusqu’à dépasser d’un pied la tête du closier. Jean Louarn s’arrêta, et observa avec attention la profondeur du fourré, entre les branches qu’il écartait du coude. La terre portait encore la marque d’anciens sillons ; elle était chauve, fendue, creusée par les insectes et les mulots, et, d’espace en espace, jaillissaient, noueux, éclatants de sève, ramés comme des arbres, les troncs verts des genêts et les troncs gris des ajoncs, dont les dernières palmes, à l’air libre, là-haut, se gonflaient d’épines pâles et de boutons déjà roux.

« Nos anciens ont cultivé la lande, pensa Louarn. Si j’essayais ? Il y aurait profit. »

Il se recula de dix pas, considéra ses récoltes qui levaient, s’efforça d’imaginer le bel ensemble que formeraient ses champs, lorsque la lande aurait disparu, et songea, parce qu’il songeait toujours à elle :

– C’est Donatienne qui serait surprise !

À peine entré dans la chambre de Ros Grignon, Annette Domerc, assise sur une chaise basse, près du feu, lui montra de la main la table.

– Il est venu enfin une lettre, maître Louarn. Elle vous a écrit, notre maîtresse.

Il jeta sur le carreau la fourche de fer qu’il portait, saisit avidement la lettre, et revint la lire sur le seuil, où le jour était encore vif. En un autre moment, il eût trouvé que Donatienne répondait bien brièvement. Mais elle lui disait : « Je suis heureuse, sauf que les enfants me manquent. Embrasse-les tous pour moi. » Et il avait si grand besoin d’être heureux, il se sentait si fortement poussé vers elle, ce soir-là, par le nouveau projet qu’elle avait inspiré, qu’il vit une seule chose : elle avait écrit, elle n’oubliait pas Ros Grignon, elle priait le père d’embrasser les petits.

Content, ramassant dans la poche de sa veste la lettre de Donatienne, il rentra dans la maison, et embrassa Noémi et Lucienne qui jouaient près du coffre.

– Ah ! les mignonnes ! disait-il en les enlevant l’une après l’autre, je suis chargé de vous embrasser pour la maman ! Vous vous rappelez bien maman Donatienne ?

Comme il se penchait au-dessus de Joël endormi sur les genoux de la servante, il entendit le petit ricanement aigu d’Annette Domerc, et sentit le frôlement des cheveux ébouriffés, qu’elle n’attachait souvent pas sous son bonnet.

– Maîtresse Louarn donne donc de bonnes nouvelles ? demanda-t-elle. Sans doute, elle revient ?

Louarn, redressé, regarda, du haut de sa grande taille, la servante qui levait sur lui son visage où errait un étrange sourire, et ses yeux inquiétants, où des lueurs tremblaient et se déplaçaient comme dans des yeux de chat.

– Pourquoi veux-tu qu’elle revienne ? Elle n’a pas fini de nourrir, dit le closier.

– Je croyais... Vous aviez l’air si réjoui ! Le visage d’Annette avait repris son expression habituelle de vague ennui, et Louarn, qui voulait confier à quelqu’un, ce soir, une chose rare dans sa vie, un peu d’espérance et de joie, s’éloignait de cette créature et s’asseyait, de l’autre côté de la cheminée, sur le bord échancré du bois de lit. Il appela Noémi, son aînée, qui pouvait un peu comprendre, et la plaça près de lui.

– Petite, dit-il doucement, j’ai une idée. Tu sais bien, la lande ?

– Oui, papa.

– Je la couperai toute, je ne laisserai pas une mauvaise herbe debout. Je ferai cela tout seul. Puis, je bêcherai la terre, et je la défoncerai, et tout sera fini quand maman Donatienne reviendra. Sera-t-elle contente, quand elle verra là un champ de pommes de terre ou de colza ! Je crois que j’y mettrai du colza. Crois-tu qu’elle sera contente ?

– Et les nids ? demanda l’enfant.

– Je te les donnerai.

Il aperçut l’éclair de plaisir qui traversa les grands yeux de Noémi, et, secrètement, il eut l’impression que c’était l’autre, l’absente, qui lui souriait pour lui donner courage. Il fit veiller l’enfant, s’égayant avec elle, bien qu’il fût naturellement taciturne et sobre de caresses, et tâchant de la faire rire pour voir encore passer le rayon.

Le lendemain, il attaqua la lande, droit au milieu de la ligne sombre, couronnée d’or, qu’elle faisait devant Ros Grignon. Il se mit debout au fond du fossé herbeux qui endiguait les ajoncs, appuya les genoux contre le talus, et, prenant sa serpe aiguisée à neuf, l’enlevant à pointe de bras, il l’abattit sur le bois dur et tordu d’un arbuste, dont la ramure était énorme et débordante comme une fourchée de foin. La lande eut l’air de frémir toute. Un coup de vent souffla sur ses pointes. Deux merles s’enfuirent en criant. Louarn entendit le glissement de mille bêtes invisibles qui rentraient dans leurs trous. Il sourit en relevant sa serpe. Il frappa encore, à la même place, agrandit la blessure, fit voler des copeaux blancs, sentit s’ébranler la masse lourde des branches, et se recula tandis qu’elle chavirait et tombait à terre avec un grand frisson, toutes les fleurs en avant.

Les petites, qui regardaient avec Annette Domerc, du haut de la colline, battirent des mains. Louarn coupa les dernières fibres de l’écorce, jeta l’ajonc dehors, et entra dans la lande. À midi, on voyait déjà, dans la brousse épaisse, un cercle pâle, grand comme la moitié de la chambre de la closerie.

Sous le soleil déjà chaud, ce jour-là, les jours suivants, Louarn continua son œuvre. Il y mettait une rage singulière. Malgré ses gants en peau de mouton, ses mains saignaient de toutes parts. Malgré sa longue habitude du travail, il était épuisé, quand il rentrait, à la brune, enlevant une à une les épines qui lui avaient percé les doigts. Cependant il disait, avec une sorte d’orgueil joyeux : « Rude journée : encore cinquante, encore quarante-cinq comme celle-là, et l’ouvrage s’avancera. » Annette Domerc le regardait sans répondre, Noémi n’écoutait pas, le feu mourait sous le trépied qui avait porté le chaudron, et l’homme répétait, sans autre écho que sa propre pensée qui allait loin de Ros Grignon : « Encore cinquante, encore quarante-cinq. »

Les beaux jours d’été commencèrent. Toute la campagne était verte autour de Ros Grignon. Les pommiers ressemblaient à des boules de fleurs comme en font les enfants avec les primevères de printemps. Le jour, les abeilles les pillaient. Le soir, c’était un parfum de miel dans la pauvre chambre, et les pétales roses entraient par la porte, et couraient sous les lits. Louarn l’écrivit à sa femme, qui n’avait pas répondu aux dernières lettres. Il était troublé de ce silence. Il avait peur qu’Annette Domerc ne devinât sa pensée, car elle paraissait l’épier. Il écrivit alors qu’il y aurait une bonne année de cidre, espérant que Donatienne, heureuse, remercierait de la nouvelle. Mais rien ne vint.

Il avait beaucoup avancé le défrichement de la lande, et il ne restait plus, le long de la forêt, qu’une bordure d’ajoncs, quand l’avoine, au-delà des pommiers, se mit à blondir. Plante légère, graines si vite perdues ! Louarn abandonna la serpe, et prit la faucille. Les épis tombèrent à leur tour, comme était tombée la lande, se redressèrent en javelles. Le blé noir ouvrit ses millions de fleurs blanches. Les jours accablants de juillet pesaient sur les reins en sueur des hommes que la moisson courbait, et les soirs étaient longs. Pas assez longs, cependant, puisque Louarn attendait cette lettre qui ne venait pas. Chaque jour, il l’espérait, il veillait autour de sa maison, jusqu’à ce que l’ombre fût entière sur les champs et sur la forêt. Depuis quatre mois, il était sans lettres de Donatienne. À ceux qui l’interrogeaient, il essayait de répondre : « J’ai eu de ses nouvelles, elle va bien, toujours. » Et c’était vrai, car un cousin à lui, marchand d’œufs et de volailles, ayant passé par Ros Grignon, au retour d’Yffiniac, lui avait rapporté cette phrase, qu’il tenait des parents de Donatienne, « ceux du Moulin-Haye », comme il disait. Mais pas un mot n’était venu consoler le défricheur de lande, le coupeur de javelles, le mari qui pleurait tout bas dans les nuits courtes, enfiévrées par la fatigue et par le rêve.