Pendant la Seconde Guerre, la privation qui m’a le plus touché a été celle du café. Je me passais facilement de viande et de pain, mais le café m’a manqué. J’en bois peu, une tasse par jour, le matin, mais tant que je ne l’ai pas bue je ne suis pas un homme vraiment vivant. J’ai mis longtemps à trouver le meilleur filtre individuel : c’est le filtre belge, au fond large, dans lequel l’eau passe vite, cueillant l’arôme de la poudre et lui laissant l’amer. Je le voudrais parfait, mais ne le réussis pas tous les jours. Trois ou quatre fois par semaine c’est déjà beaucoup. Je ne comprends pas qu’on puisse boire ce qui coule des filtres en papier flanqués dans un entonnoir. Quelle que soit la qualité de la mouture et la justesse des proportions poudre-eau, toujours dans le résultat se trouve le goût du papier. Parfois, au restaurant, pour terminer un repas avec des amis, je prends ce qu’on nomme un café. Cela en a l’apparence et la couleur, mais nulle part, même aux meilleures tables, je n’ai bu de bon café. Il est souvent très fort, ce qui le rend encore plus mauvais. C’est dommage. Un chef de qualité devrait veiller à ce détail essentiel. Quant à ce qu’on sert au petit déjeuner dans les hôtels, cela rappelle de très près le «jus » du régiment, et donnerait presque envie de se résigner au pire : boire du thé.

La mère Mourier avait adopté une nièce, Madeleine. Elle avait mon âge. C’était ma copine. Elle arrivait en courant à la boulangerie, entrait dans le magasin en criant : « Nini ! Deux kilos de pain bien-cuit-pas-brûlé !... », courait à travers la cuisine et le fournil et me retrouvait dans la cour.

Derrière la maison, la cour au sol de ciment était un refuge contre les grandes chaleurs. Une double treille, de jasmin et de vigne sauvage, la couvrait, l’eau fraîche coulait constamment dans le bassin-lavoir, des tourterelles en semi-liberté vivaient dans des cages ouvertes le long du mur de gauche, dont une blanche à qui l’âge avait tordu le bec et qu’il fallait aider à se nourrir. À droite, le moteur à essence du pétrin habitait la même grande cage que les poules, dont une très vieille, noire, qui venait se faire caresser en s’accroupissant et écartant les ailes, crôô... crôô...

Madeleine me trouvait assis devant une petite table de fer pliante, un livre entre les coudes, la tête dans les mains.

— Encore en train de lire ! Qu’est-ce que tu lis ?

Je lui racontais. Elle n’aimait pas lire, mais aimait les histoires. Elle s’asseyait et écoutait. Le temps passait. Et tout à coup éclatait la voix de sa tante qui, comme l’odeur du café, franchissait les toits et les murs :

— Madeleieieine !... Ça vient, ce pain ?

— Vouéi ! criait Madeleine, j’arrive !...

Et à moi :

— Vite dis-moi la fin !...

— Je la connais pas, je l’ai pas encore lue...

— Oh ! que tu es bête ! Alors à demain...

Et elle partait en courant...

Un autre lieu de nos rencontres était l’arrière-boutique de l’épicerie. Dans la vitrine du magasin, à la plus haute place, était disposée la maquette en carton jaune pâle d’une tour surmontant des remparts. C’était la réclame du savon La Tour, le « meilleur savon de Marseille ». On l’achetait par barres de cinq kilos, on le plaçait sur la cheminée de la cuisine ou sur l’armoire pour qu’il devienne sec et dur. Au moment de s’en servir on le coupait avec un fin fil de fer.

Et au-dessus de l’épicerie s’élançait une haute cheminée d’usine, qui, pour moi, était le prolongement naturel de la tour enfermée dans la vitrine. C’était la cheminée désaffectée de l’ancienne fabrique Labeille, qui ne fabriquait plus rien. Je n’ai jamais su ce qu’elle avait fabriqué, mais c’était dans mon esprit quelque chose de mystérieux et de magique, qui tenait à la fois du miel, de la cire et du savon. Je ne savais pas si on le mangeait ou si on s’en lavait...

Une partie de la fabrique servait d’entrepôt à la mère Mourier. J’y rejoignais parfois Madeleine, et nous partions en expédition à travers les piles de marchandises qui faisaient ressembler l’arrière-boutique à la cale d’un navire en long voyage : sacs de gros sel et de café vert, colonnes de savon, boîtes mystérieuses, et toujours, dans un baquet en bois, de la morue en train de dessaler, qui donnait à la grande pièce l’odeur de la mer.

L’objet de nos recherches était la réserve des bonbons anglais. Nous ne l’avons jamais trouvée...

À côté de l’épicerie, dans une petite maison avec un jardin, habitait ma tante Grosjean, l’unique soeur de mon père, l’aînée des quatre enfants Barjavel de Tarendol. Son mari, l’oncle Grosjean, était réparateur des fils télégraphiques. Vêtu du drap bleu de fonctionnaire P.T.T., coiffé d’une casquette à visière de cuir, les jambes de pantalon prises dans des pinces à vélo qui lui mettaient des ailes aux chevilles, il enfourchait chaque matin sa bicyclette et passait la journée à parcourir lentement les routes, les yeux en l’air, suivant le fil, à la recherche des interruptions.

Sa bicyclette était une Peugeot indestructible, dont il prenait grand soin. Un jour, une des premières automobiles de Nyons le renversa. Il n’eut aucun mal, mais son vélo fut tordu. L’automobiliste et l’oncle comparurent devant le juge de paix. Le casseur proposa une indemnité. Devant la modicité de la somme, l’oncle s’indigna :

— Une bicyclette dont je me sers depuis vingt ans et qui n’a jamais rien eu !

— Vingt ans ?... dit le juge.

Et il diminua la somme de moitié ! Un demi-siècle plus tard, l’oncle Grosjean n’avait pas encore compris.

Il avait fait à sa femme deux enfants. Une fille, Germaine, aux yeux bleus et aux cheveux blond cendré, très belle et intelligente. Mon frère aîné, Paul, en devint amoureux et plus tard l’épousa. Par le fait des deux mariages de ma mère, elle était ma cousine, mais pas celle de mon frère.

Le second enfant Grosjean était un garçon, Clément. Il éprouvait pour son futur beau-frère Paul une grande admiration, et voulut suivre la même voie que lui. Paul, mobilisé à dix-huit ans, en 1917, avait été envoyé à l’École maritime de Lorient, et avait fait la guerre en mer. Il devint plus tard commandant au long cours.

Clément, plus jeune que lui, s’engagea lorsque la paix fut revenue et partit à son tour pour l’École de Lorient. Il y mourut deux jours après son arrivée. La version officielle fut qu’il avait succombé à la grippe espagnole. Mais peut-être fut-il victime des brutales vaccinations dont on truffait alors les jeunes soldats. On rapporta à sa mère qu’au moment de sa mort il avait du « sang caillé » sur les dents.

Ce grand malheur transforma la tante Grosjean, qui était une petite femme vive et gaie, en un tourbillon de colère et d’aigreur. Elle passa le reste de sa vie à jurer le nom de Dieu en provençal, et à le traiter de coquin et de voleur.

J’aimais être invité par elle. Elle réussissait divinement le tian d’herbes, les caillettes et le flan. Le tian d’herbes, ce sont des bettes hachées, assaisonnées d’herbes de Provence et de divers ingrédients, et cuites au gratin. Les caillettes sont un mélange de bettes ou d’épinards avec du foie et de la viande de porc, enveloppé dans de la crépinette, piqué d’un brin de sauge et cuit au four. Le flan, c’est ce dessert si simple et si difficile à réussir parfaitement : la crème renversée au caramel. Celle de la tante Grosjean était blonde et rousse, tremblante, fragile, fondante, baignée d’un abondant caramel feuille-morte, doux-amer...

Chère tante Grosjean, elle a vécu longtemps, toujours en colère contre le destin qui ne l’a pas ménagée, faisant résonner jusqu’au dernier moment ses casseroles sur son fourneau et le nom de Dieu auréolé d’injures. Dieu ne les a sûrement pas entendues. Elle a rejoint son beau Clément adolescent. Elle doit lui faire des tians d’herbes du Paradis.

Le fond de la place de l’Ancien-Cimetière servait d’entrepôt au serrurier Deligny. Des barres de fer rondes et carrées, des ressorts, des plaques, y rouillaient pêle-mêle devant la porte ouverte de l’atelier, dans lequel le vieil artisan penché sur sa petite forge, son enclume ou son étau, fabriquait des clefs, des verrous, des grilles, et tous les objets en fer ou en cuivre qu’on voulait bien lui commander. Il avait une grande moustache blanche, mais je ne fais que supposer que ses cheveux étaient également blancs car il ne quittait jamais, même en plein été devant sa forge, son vieux chapeau de feutre cabossé, délavé, informe, qui semblait faire partie de lui.

Célibataire, ou veuf, à midi il posait ses outils, descendait à petits pas la rue Gambetta, saluait au passage ses connaissances d’un petit * geste vers son chapeau, et allait déjeuner au café de la Lucie, près de chez Illy. Il ne me venait pas à l’idée qu’il pût habiter ailleurs que dans son atelier. Il devait dormir sur un lit de charbon, avec une couverture de fer...

C’est devant chez lui que j’eus mon premier contact avec la rigueur inexorable de la loi. J’avais pris la bicyclette de la boulangerie qui servait à livrer le pain, avec son panier fixé au guidon, et je faisais des circuits autour de la place, en pédalant à travers le cadre, car le vélo était trop grand pour moi.

Comme je virais devant chez Deligny, autour d’un chevalet de fer, deux gendarmes m’arrêtèrent.

— Votre plaque ?

Consterné. Effrayé. Je n’en avais pas...

La plaque de bicyclette était l’ancêtre de la vignette auto. On l’achetait chaque année chez le bureau de tabac, petit rectangle de fer-blanc à l’effigie de la République, qui devait rester fixé en permanence sur le vélocipède. Mais il arrivait qu’elle fût volée. Alors on la gardait dans sa poche. La nôtre était dans le tiroir du comptoir du magasin. C’est ce que j’expliquai aux gendarmes, en leur demandant de venir le vérifier. C’était là, tout près.

Ils refusèrent. Le père Deligny intervint. Sans résultat. Ils dressèrent procès-verbal. Je rentrai à la maison couvert de honte. Ma mère s’indigna, parla d’aller trouver le sous-préfet, qu’elle connaissait comme présidente du syndicat des boulangers de Nyons. Mon père riait. Il trouvait tout beau, tout drôle. Il était revenu de la guerre…

Moi je découvrais l’existence d’un monde rigoureux, abstrait, avec lequel on ne pouvait pas s’accommoder.

Avec la même bicyclette, deux ans plus tard, je connus une autre aventure. Assis cette fois sur la selle, j’étais allé livrer du pain à un fermier, assez loin de Nyons, du côté du Castellet. Mon petit fox Friquet me suivait ou me précédait en gambadant et en jappant. Il faisait deux fois plus de chemin que moi.

La route était belle et libre. On imagine difficilement, aujourd’hui, que les routes aient pu être construites pour les piétons. C’était ainsi, pourtant. Hommes et femmes se déplaçaient à pied au milieu de la chaussée, isolés ou en famille, poussant deux chèvres ou une brouette, portant un panier au bras, ou ne portant qu’eux-mêmes. La route était un ruban clair brodé de silhouettes en mouvement. Et chacun arrivait à temps au bout du chemin.

C’était un matin, un jeudi ou un dimanche puisque je n’étais pas en classe. Je venais d’avaler un grand bol de café au lait avec des tartines. Le fermier, ayant reçu ses dix kilos de pain, pour me remercier m’offrit un pastis. J’avais déjà horreur de cette affreuse boisson. Je refusai. Il insista. Je refusai encore. Il se fâcha. Il était vexé. Je dus boire la mixture, qu’il me servit corsée.

— Eh bois, petit !... Ça donne des forces !... Ça te fera grandir !...

J’avalai, le coeur soulevé. Il était ravi, il croyait m’avoir fait honneur et plaisir, il m’avait traité d’égal à égal, comme un homme.

Je remontai sur mon vélo, roulai un ou deux kilomètres en zigzaguant, puis chavirai dans le fossé. Je fus malade pendant deux jours. Ma mère était couchée dans le lit qu’elle ne devait plus quitter. Mon père riait et chantait en sortant du four son pain blond craquant.

Près des barres de fer du père Deligny s’était installé, au fond de la place de l’Ancien-Cimetière, un autre atelier, en plein air : celui d’un tailleur de pierre, qui construisait le monument aux morts.

Alors que le sou avait disparu depuis longtemps comme monnaie usuelle, il continuait à exister dans l’esprit et les habitudes du public. On ne disait pas « cinq centimes », mais un « sou ». La pièce la plus courante était celle de deux sous, dix centimes, en bronze. Un franc, c’était vingt sous, et l’écu de cinq francs en argent, cent sous.

Vers la fin de la guerre, presque toutes les pièces avaient disparu, car la fabrication des obus aspirait les moindres bribes de métal. Des billets les remplaçaient. Il y avait des billets d’un franc et de cinquante centimes. Ils furent vite sales, déchirés. On les rapiéçait avec du papier collant qui se déchirait à son tour. Le « scotch », bien sûr, n’existait pas. Des timbres-poste de cinq et dix centimes servaient de monnaie. Ils se déchiraient encore plus vite que les billets, et collaient aux doigts humides. Quelques grandes marques d’apéritifs mirent en circulation des sortes de médaillons transparents contenant un timbre et portant, au dos, le nom de la firme.

Quant aux pièces de vingt francs en or, les « louis », leur règne s’était terminé en 1914. Tous les Français avaient porté leur or aux guichets des banques pour « financer la victoire ». Mon père piquait parfois, le dimanche, dans sa cravate, une épingle que ma mère lui avait offerte, faite d’une pièce de dix francs, un « demi-louis » découpé autour du geste de la semeuse...

Quelques-uns des jeunes rescapés de la guerre revinrent chez eux avec une mode prise aux soldats américains : ils s’étaient rasé la moustache-

Leur apparence fit hausser les épaules aux mères, aux épouses, et ricaner les vieux moustachus qui déclarèrent qu’ils ressemblaient à des curés. Ceux-ci, en effet, étaient les seuls hommes entièrement glabres que l’on eût connus jusqu’alors. Mais les filles jeunes trouvèrent les rasés séduisants, la mode s’étendit rapidement, et le poil devint bientôt signe de négligence ou de vieille paysannerie. Le sacrifice de la moustache précédait celui des cheveux féminins. Il fallut attendre les années 60, une autre guerre et presque un demi-siècle, pour voir repousser les toisons féminines et masculines. Ce fut encore sous l’influence américaine, cette fois celle des jeunes combattants de la non-mobilisation, de la non-consommation, de la non-civilisation : les hippies.

En 1919, la vie essayait doucement de reprendre ses habitudes d’avant 14. Mais ce n’était pas possible. Quelque chose avait définitivement changé. Les femmes mûries par les responsabilités, le dur travail, la constante inquiétude, étaient devenues des êtres différents. Les hommes rescapés n’attachaient plus la même importance aux obligations de chaque jour. Ils étaient vivants, cela seul comptait. Ils avaient pris l’habitude de vivre entre hommes, ils se retrouvaient plus souvent qu’avant-guerre au café ou au jeu de boules.

Et rien ne remplaçait les morts.

Il n’y eut pas, dans les bourgs et les villages, les explosions de joie des grandes villes. Il y avait trop de morts, et on les connaissait. Ils ne composaient pas une statistique anonyme, ils étaient mari, fils, frère, cousin, voisin, ami. Les familles qui avaient eu la chance de récupérer leurs combattants gardaient leur joie secrète. Elles en avaient presque honte.

La guerre de 14 a tué ce qu’il y avait de mieux dans la race française, la fleur de la paysannerie, les plus beaux fruits de la terre, les hommes les plus utiles, les plus solides, les plus jeunes gens, les plus sains, les plus courageux, ceux dont serait naturellement issue, comme toujours, l’élite de toutes les catégories sociales : ouvriers, bourgeois, intellectuels, artistes. Tout venait de la terre. Cette filiation a été coupée par le glaive. Ce fut une plaie terrible. Nous, les enfants, épargnés grâce à notre âge, n’avons pas suffi à remplacer la chair manquante. Dans ce trou, voici qu’arrivent maintenant pour le combler des Africains, des Arabes, des Indochinois, des Portugais, des Turcs, des Allemands, des Scandinaves, des Hollandais, qui emplissent les usines ou s’installent dans les villages déserts. Un nouveau mélange va se faire pendant des générations. Les Français d’hier étaient les produits de multiples invasions. Celtes, Normands, Romains, Goths et Wisigoths, Francs, Sarrasins, et tous ceux que nous ignorons, étaient venus se heurter aux Pyrénées et à l’Atlantique et s’étaient mêlés dans l’hexagone comme, au fond d’un sac, des haricots de trente-six jardins. Ils étaient tous des haricots blancs. Le mélange de demain sera plus coloré.

Les automobiles arrivaient. Le « courrier » Nyons-Rémuzat, une diligence à chevaux, fut remisé à tout jamais, et remplacé par une voiture à moteur dont la carrosserie en bois fut fabriquée par Illy.

Un après-midi, mon petit Friquet, dont le fox-terrier de « La Voix de son Maître » semblait être le portrait personnel, déboucha en courant de la rue Gambetta, dans l’avenue de la Gare, pour aller rejoindre mon père, qui était allé boire l’apéritif au café de la Lucie. Une bête grondante à quatre roues lui passa dessus.

Mon père me le rapporta tout aplati, mais respirant encore ou plutôt essayant, la bouche ouverte comme un poisson sur le sable. Il avait la cage thoracique écrasée. Il mourut en quelques minutes. Je le déposai au fond de mon asile du jardin : le trou que j’avais creusé et aménagé en coin de lecture. Et je remis sur lui toute la terre que j’avais déplacée. J’enterrai en même temps que lui une partie de mon insouciance et de mes joies si simples. Je ne retournai plus voir sur le mur le défilé des fourmis triangulaires. Je ne poussai plus jamais la porte de la remise du bureau de tabac. La tombe de Friquet venait de clore les années du jardin.

J’allais bientôt entrer au collège.

La grippe espagnole remontait la rue Gambetta. Il y avait eu deux morts depuis le coin de l’avenue de la Gare. Il y en avait partout. L’annonceuse n’arrêtait pas de trottiner d’un seuil à l’autre. Elle ouvrait la porte, disait rapidement : « La Rose Gauthier, demain à dix heures... Le petit Pierre Arnaud, demain à trois heures... » Elle refermait la porte et se hâtait vers la suivante. Elle annonçait les enterrements. Elle était petite, noire et voûtée, avec un chignon noir, et un fichu noir sur ses épaules, même l’été. Elle avait toujours l’air triste, c’était normal.

Il y avait chaque jour un, deux, parfois trois enterrements. On voyait surgir, devant les maisons frappées, le sinistre champignon de la table des signatures. Une table ronde, recouverte d’un drap noir, sur lequel était posé un cahier avec un crayon ou un porte-plume et son encrier. Si on ne pouvait pas venir à l’enterrement, on allait au moins « signer ».

Ma mère, épluchant les pommes de terre pour la purée, disait à mon père :

— Quand tu auras tiré ton pain, va me chercher douze godiveaux chez Guibert. Et en passant, tu signeras la pauvre Rose...

Les godiveaux, c’était ce que les Parisiens nomment d’un nom sauvage : les chipolatas.

À la boulangerie, le premier malade fut mon frère Émile. Il eut une grande et longue fièvre et on craignit pour sa vie. Ma mère, que hantait le sort du petit Clément, tremblait de peur et faisait venir deux fois par jour le Dr Bernard débordé et exténué. Mais on ne connaissait aucun remède contre cette grippe. On en mourait, ou on guérissait tout seul.

Émile avait dix-huit ans. Il était beau, romantique, les cheveux ondés, les yeux brûlants. Il avait enflammé le coeur d’une jeune fille, Juliette, d’une famille de réfugiés du nord de la France, brune comme une Méridionale. Ils se marièrent trois ans plus tard. Pendant toute sa maladie, elle lui apporta chaque jour un bouquet de roses, dont elle avait ôté les épines. Mon frère Paul était en mer. Il revint pour une brève permission et rassura ma mère. Grand, mince, les traits fins, doté d’une élégance naturelle, il paraissait déplacé dans notre milieu un peu fruste. Il était, physiquement, de la race des grands acteurs des comédies américaines : Cary Grant, ou Clark Gable. Aussi beau qu’eux, mais sérieux comme un vrai protestant.

Émile guérit, et je tombai malade.

Il s’avéra dès le début que ce n’était pas grave. J’étais plutôt content d’être couché, dans ma petite chambre du second étage toute tapissée de neuf. J’aurais voulu lire, mais on avait décrété que ça me fatiguait. Pas de livre à portée de la main...

Je regardais les fleurs du papier peint, toutes pareilles, alignées en quatre directions. Je ne pouvais pas leur donner un nom, c’était une sorte d’hybride entre la rose et la marguerite, couleur miel, avec une queue verte et des feuilles mauves. Je les comptais en hauteur, en largeur et en diagonale gauche et droite, je suivais les grains de poussière mystérieux, sortis du néant, qui traversaient le rai de soleil surgi des volets et disparaissaient de nouveau dans l’air. J’écoutais une mouche vibrionner, s’arrêter pile, recommencer... Je fermais les yeux et m’endormais.

Ma mère se réveilla au milieu de la nuit, saisie par une brusque inquiétude. Elle monta rapidement l’escalier et se pencha vers mon lit…

Elle me vit immobile, les yeux clos, la bouche ouverte avec du sang caillé sur les dents, du sang noir...

Se retenant de crier d’horreur, elle alla jeter hors de son lit Nini pour qu’elle coure chercher le Dr Bernard, et revint vers moi. Mon frère Émile, tiré de son sommeil, se pencha pour m’examiner, renifla... Il y avait une odeur de réglisse... Il découvrit sous mon oreiller une boîte de cachous que m’avait donnée Germaine, ma cousine, venue me voir dans la soirée. J’avais trois cachous sur les dents. Il partit à son tour en courant pour rattraper Nini qui courait vers la maison du docteur. Elle était déjà arrivée, elle s’efforçait, en larmes, d’entraîner le médecin exténué, qui m’avait vu quelques heures plus tôt et savait parfaitement que j’allais bien. Je ne fus mis au courant de tout ce bouleversement que le lendemain matin en me réveillant frais et dispos.

Le troisième malade fut ma mère.

Illy mit en place les deux grandes roues ferrées, serra les derniers boulons, graissa les moyeux et la vis du frein à manivelle, puis regarda son ouvrage et trouva que cela était bien. Alors il peignit la charrette en bleu.

Nous suivîmes cette dernière opération avec intérêt, parce que le bleu était un beau bleu, un peu plus foncé, mais plus chaleureux que celui du ciel. Et parce que la peinture sentait bon. Et aussi parce qu’il y avait quelque chose de magique à voir, sous le pinceau, le bois disparaître et devenir une autre matière, toute neuve et brillante.

Le paysan qui l’avait commandée fut prévenu qu’elle serait sèche tel jour, et il fit savoir qu’il viendrait la chercher le jeudi.

Nous étions tous là pour la voir partir, René Celse et son grand frère Léopold, Roger Domps le fils de l’inspecteur primaire, Maurice Bonnet, Marcel Mourier et son petit frère Maurice, et Jean Gris qui chantait si bien, et même Émile Sogno, qui habitait au Moulin, de l’autre côté du pont. Et aussi, bien sûr, Madeleine Mourier, et Simone et Suzanne, les filles du charron. Illy fit sauter les cales et basculer les lourds chevalets qui retenaient la charrette. Celle-ci, frein serré, reposa pour la première fois sur ses roues. Le paysan, vêtu d’une blouse bleue, d’un pantalon de coutil et de son chapeau noir des dimanches, fit reculer dans les brancards son grand cheval roux dont les muscles énormes jouaient les uns sur les autres comme des portions de sphères et de cylindres ajustées au millimètre. Il l’attela et, guides en main, monta sur la charrette. Sur le plancher de bois neuf, ses souliers de cuir raide, épais, étaient d’un noir impeccable. Je me demandais s’ils avaient été cirés comme on le faisait chez mon grand-père, à la Grange : on crachait sur la brosse et on la frottait au cul de la marmite pendue dans la cheminée. Pour les souliers de la grand-mère, un peu plus délicats, il y avait du vrai cirage, vendu dans un verre, comme la moutarde, dont il avait la consistance. J’aimais le sentir. Il sentait la suie. On en prenait un peu avec un brin de genêt, on le posait sur la chaussure, et on étendait avec la brosse. Le cirage épuisé, on lavait le verre. Ça faisait un verre de plus dans la maison. Mais pour arriver au fond il fallait des années... Le cirage en boîte, qui sentait la cire et l’essence, c’était du luxe, pour les gens de la ville.

Le paysan se pencha pour desserrer la manivelle du frein puis se redressa, face au gros derrière roux de son cheval et à sa queue blonde, fit légèrement claquer les rênes sur l’échiné et dit :

— Hue !...

Les muscles du cheval, les ronds et les longs, se mirent tranquillement en mouvement, tout cela joua ensemble comme les morceaux de la locomotive du train du soir, et les roues de la charrette écrasèrent le lit de copeaux.

L’homme tira un peu sur la rêne de gauche, le cheval vira et s’engagea dans la rue Gambetta. Il avait un beau collier presque neuf, avec des pompons rouges et des grelots de cuivre. Il avait aussi des pompons à ses oeillères et sur son front. C’était joli, mais c’était surtout pour les mouches. Les roues de fer aplatissaient les cailloux de la rue, les enfonçaient en terre ou les faisaient éclater en morceaux. À chaque cahot, la charrette chantait un beau bruit de roulis de bois et de fer bien graissé.

Nous la suivions. Nous aurions voulu courir en criant, mais le cheval puissant allait au pas, tirant la charrette comme une allumette. Il posait ses quatre larges pieds l’un après l’autre et il avançait avec certitude et tranquillité. Ploc-ploc-ploc-ploc, un-deux-trois-quatre... Il aurait arraché une maison.

Le René Celse s’agrippa à l’arrière de la charrette, prit son élan, sauta et se retrouva assis, les jambes pendantes. Je le suivis. Le Sogno aussi. Et Jean Gris. Roger Domps suivait à pied. Il était trop bien élevé pour se conduire de cette façon.

Le paysan se retourna, nous cria :

— Galapiats !

Mais il souriait.

Il saisit son grand fouet qui pendait à son épaule, manche par-devant, lanière par-derrière, et en fit claquer la mèche au-dessus de nos têtes.

Nous avons poussé des cris, nous avons fait semblant d’avoir peur, mais nous ne sommes pas descendus.

Il y avait déjà de nombreuses voitures arrêtées rue Gambetta, des jardinières, des charrettes et même des tombereaux. Toutes dételées, leurs chevaux à l’écurie ou attachés à l’ombre des marronniers de la place de l’Ancien-Cimetière, le nez dans leur mangeoire. Le devant de la boulangerie restait dégagé. Les paysans savaient qu’ils devaient en laisser l’accès libre, pour que chacun pût venir charger son pain.

La charrette bleue se rangea devant le magasin, et l’homme noir et bleu descendit et entra chez nous. J’entrai derrière lui.

Je ne sais pas pourquoi je me souviens si bien de ce jour, de ce moment, qui n’avait en soi rien d’extraordinaire. C’était un jeudi, très probablement un jour de foire, vu l’abondance des voitures et l’activité qui régnait dans le magasin. Mais la foire se tenait le premier jeudi de chaque mois. C’était une foire comme les autres. Et je ne savais pas, ce jour-là, que ma mère allait mourir de la maladie qui était en train de la frapper. Je la vis debout derrière le comptoir, servant les clients du quartier. Un kilo, deux kilos, on pesait tout, sur la balance aux plateaux de cuivre, on « faisait le poids » avec un morceau de fougasse. La plupart des clients ne payaient qu’au mois. Chacun avait son carnet, sur lequel on inscrivait au crayon la date, et le poids de pain acheté.

Mon père et Nini étaient en train de faire les grosses pesées sur la bascule à droite de l’entrée. On posait deux pains côte à côte, deux autres dessus perpendiculairement puis deux autres et ainsi de suite. Dix kilos, vingt kilos, trente kilos. On les empilait ensuite dans des sacs avec les noms des clients, qui allaient venir les chercher.

L’homme en chargea deux sacs sur sa charrette, et repartit. Les gens du quartier continuaient à défiler, en revenant du marché. Les paysans entraient prendre leurs sacs de pains. Ils connaissaient tous bien ma mère et l’appelaient « Marie ». Ils parlaient fort, en provençal, ma mère leur répondait dans la même langue. Un vieux portait au bout d’une ficelle une paire de poules attachées par les pattes. Elles pendaient dans son dos, la tête en bas, battaient des ailes et caquetaient de peur.

Je remarquai que ma mère avait une drôle de voix. Je la regardai, et je vis alors le détail insolite qui fut peut-être la cause qui grava toute la scène, comme une eau-forte, dans ma mémoire : un morceau de bois, gros comme un cigare, sortait de sa bouche. Un morceau de branche, gris, qu’elle avait dû aller casser dans un fagot sous le hangar. Elle le mordait, pour s’empêcher de claquer des dents. Elle avait une fièvre violente, et ses dents s’entrechoquaient. Quand on lui prit sa température, le lendemain, le thermomètre marqua plus de quarante. Mais un jeudi, jour de foire, il n’était pas question de s’arrêter de travailler. Chacun faisait sa part, et elle, en plus de la sienne, dirigeait tout. La journée finie, la tranquillité revenue dans la maison, elle soupa avec nous, elle ne se sentait pas bien, mais elle disait « c’est rien, c’est de la fatigue, ça passera ».

Le lendemain, comme d’habitude, mon père se leva à trois heures pour faire sa première fournée. Vers sept heures, il alla porter le café à sa femme. Il ressortit de la chambre effaré :

— Elle dit qu’il y a un coq sur l’armoire ! Elle me demande de le chasser !...

Elle délira pendant des jours et des jours, je ne sais combien. La maison était frappée de consternation et de silence. Le Dr Bernard venait matin et soir. Il avait cru d’abord, comme tout le monde, à la grippe espagnole, mais s’était vite rendu compte que ce n’était pas cela. Il ne savait pas ce que pouvait être ce mal étrange et furieux qui n’évoluait pas et ne cédait pas. Ce n’était pas une affection respiratoire ou digestive, ni un empoisonnement. Il ne comprenait pas l’origine de la fièvre, qui continuait d’osciller autour de quarante. Il appela en consultation le Dr Rochier, qui ne reconnut rien de familier. Alors il commença à penser à cette maladie dont les journaux avaient parlé d’une façon si stupide, et il fit appel au Pr Froment, de Lyon, qui en avait examiné plusieurs cas. Le professeur vint à Nyons et fit le diagnostic : ma mère était atteinte de la maladie du sommeil.

Aujourd’hui, on la guérit. À cette époque, il n’y avait aucun traitement.

La fièvre dura des semaines. Quand elle tomba, ma mère avait perdu la moitié de son poids. Elle était lucide, elle reconnaissait tout le monde, elle souriait faiblement. Nous recommencions à respirer.

Alors un faux espoir accompagna une fausse convalescence. Ma mère reprenait des forces. Elle put se lever, puis marcher. Elle mangeait bien, retrouvait forme humaine. Mais ce n’était plus la même femme.

Je ne sais pas si je l’ai bien montrée, jeune fille vive, passionnée, jaillissant hors de la ferme paternelle vers un destin plus épanoui, lisant avec avidité, comprenant tout, rêvant d’un destin plus large encore, raffolant des séances de cinéma du Casino, qui l’entraînaient dans le monde loin de son village dont elle n’était jamais sortie. Puis clouée à son foyer par les maternités, le veuvage, la guerre, les obligations matérielles, devenant capitaine de ce navire immobile, faisant de sa boulangerie la première de la région, fondant le syndicat des boulangers pour exiger de l’administration le ravitaillement en farine, élevant ses trois garçons, régentant ses nièces, commandant les vieux ouvriers grincheux et les apprentis maladroits, rendant service à tout le monde, se réjouissant des fleurs et des fruits, aimant les bêtes, rayonnant comme un soleil sur les êtres et les choses.

D’un seul coup, la maladie l’éteignit. Sa volonté mentale fut tranchée net. Elle ne « voulait » plus. Elle ne commandait plus, même à elle-même. Elle ne prenait plus aucune décision, aucune initiative. Elle attendait qu’on lui dît de faire ceci ou cela. Elle obéissait au médecin, à mon père, à Émile, à Nini. Elle s’asseyait quelque part et attendait qu’on lui dît de bouger. Mais il semblait que physiquement elle redevînt normale.

Noël arriva. Il faisait froid et sec.

Dans toutes les maisons on se préparait à la fête depuis plus d’une semaine. C’était le vrai premier Noël d’après la guerre. Les blessures des familles meurtries commençaient à se cicatriser. Des enfants nouveaux étaient nés. Les survivants vivaient...

Pendant plusieurs nuits, mon père fit cuire les panas : c’étaient de grandes tartes. Toutes les clientes en apportaient deux ou trois, en plusieurs voyages. Elles ne pouvaient pas les faire cuire chez elles, elles avaient besoin du four du boulanger : les tartières des panas, qui ne servaient que pour Noël, avaient entre cinquante centimètres et un mètre de diamètre. Mon père en faisait deux ou trois fournées chaque nuit. Il y en avait partout, des crues, des cuites, sur les planches à pain, sur les sacs de farine, sur la barde du four, sur la table et sur les chaises de la petite salle à manger où on ne mangeait jamais, sur le haut du buffet. Elles étaient aux fruits de toutes sortes, mis en conserve pour cette occasion. Les plus nombreuses, les plus économiques et les meilleures étaient celles de courge. En voici la recette :

Sur un fond de pâte à tarte vous étalez une couche d’un centimètre et demi de courge blanchie, égouttée, réduite en purée, sucrée, et mélangée à une bonne quantité d’amandes grillées et pilées. Vous disposez par-dessus un croisillon de pâte, vous ajoutez vos initiales ou celles de la personne gourmande que vous aimez, vous rabattez les bords du fond de pâte, et vous faites cuire au four. À la sortie, quand la tarte est très chaude, vous la saupoudrez de sucre en poudre et l’aspergez d’eau de fleur d’oranger. Ça embaume la maison et le coeur, c’est une odeur de fête, une odeur de joie. Toute la rue Gambetta sentait Noël, ça emplissait la nuit, ça montait jusqu’aux étoiles.

La veille de Noël, il y eut une représentation biblique au temple protestant. Devant l’arbre de Noël, un grand sapin venu de Garde-grosse, enguirlandé de papier doré et de cheveux d’anges, avec des touffes de coton qui jouaient la neige, et illuminé de vraies bougies, des enfants costumés récitèrent des versets de l’Évangile. Vêtu d’une peau de mouton, le cheveu bouclé, l’oeil noir, un haut bâton dans la main droite, je fus saint Jean-Baptiste. Quand vint mon tour, je me levai et dis : « Voici que vient derrière moi Celui qui est plus puissant que moi. Je ne suis pas digne de dénouer la courroie de ses chaussures. » Et je me rassis. Une branche de sapin s’enflamma. On l’éteignit aussitôt avec un chiffon mouillé fixé en haut d’une perche, prévue pour ça. Puis on chanta un cantique et on distribua des cadeaux et des papillotes. Ça sentait l’orange, la cire et la résine. C’était une belle fête.

Il y avait longtemps que je ne croyais plus au Père Noël, et tout ce que racontait le pasteur, le dimanche matin, sur Dieu et Jésus, me paraissait suspect. Il ne parlait pas avec naturel. Il faisait des effets avec sa voix. Quand il priait, en haut de la chaire, il joignait ses mains, les doigts croisés, fermait les yeux, crispait les sourcils, restait un moment silencieux puis s’écriait : « Seigneur !... » Je ne pouvais pas croire à ce Seigneur-là.

À la fin du réveillon, ce ne fut pas ma mère qui coupa la pana de Noël, encore toute chaude. Ce n’était plus elle qui coupait le pain pour la soupe. Elle se laissait servir, comme un enfant. Elle bougeait peu, parlait rarement, quelques mots. Elle nous regardait quand nous passions devant elle, mais son regard ne nous suivait pas. Une sorte de rêve s’était installé au fond de ses yeux.

Nous savions tous le nom de sa maladie, et nous nous souvenions de sa plaisanterie prémonitoire : « Si je dors, vous n’aurez qu’à me promener des cerises au-dessus de la figure, et je me réveillerai... »

Mais elle ne dormait pas... Cette maladie du sommeil ne méritait pas son nom... Sans nous en parler, sans rien nous dire, les uns aux autres, nous attendions quand même la saison des cerises...

L’hiver passa. Quand le premier cerisier des Rieux fut mûr, Nini proposa à ma mère d’y aller, comme chaque année. Hippolyte, qui avait épousé ma marraine, viendrait la chercher avec la charrette, et la ramènerait. Ma mère sourit doucement, ne dit ni oui ni non. Y aller, ne pas y aller, cela lui était égal, ça ne la concernait pas... Nous y allâmes seuls, Nini et moi, nous en rapportâmes un plein panier, débordant de fruits luisants rouges et roses, gorgés de jus, avec des feuilles vertes qui sortaient ci et là. Nini le posa devant ma mère. Elle sourit de nouveau. Elle en mangea quelques-unes. Ce fut tout. Nini pleurait.

Semaine après semaine, ma mère recouvrait ses forces physiques. Au commencement de l’été, un an après le début brutal de la maladie, elle était de nouveau, en apparence, la Marie vaillante et volontaire que tout le monde avait connue. Mais ce n’était qu’une apparence. Rien de sa vitalité n’était revenu.

Le Dr Bernard préconisa un séjour à la campagne, loin de la chaleur estivale des rues de Nyons. Camille Bréchet loua à mon père un « grangeon » dépendant de sa maison des Serres, mais très à l’écart. Nous nous y installâmes, ma mère et moi, avec Nini comme ménagère, garde-malade et ange tutélaire.

J’avais dix ans, je ne me rendais pas vraiment compte de la gravité du mal qui accablait ma mère. Je passai là les plus belles et les dernières vacances de mon enfance. À proximité du grangeon, une sorte de faille sauvage coupait la campagne sèche du nord au sud : le Ruinas, un torrent sans eau, mais assez humide pour qu’y poussât, entre les cailloux et les rochers, une végétation enchevêtrée, arbres tordus, buissons, roseaux, mousse, champignons. Personne n’y mettait jamais les pieds. J’y allai. Des crevasses et des éboulis me permettaient de descendre sa rive abrupte. Ensuite c’était la découverte, l’aventure. J’ai vu, sans y toucher, des nids d’oiseaux dont je ne connaissais pas le nom, à la fourche d’un pin, dans un trou, trois petites chouettes à peine emplumées qui ouvrirent, à mon doigt tendu, des becs plus grands que leur tête ronde, je vis des oeufs en couleurs, je vis des insectes énormes biscornus, des fleurs bizarres en forme de guêpe ou de trompette, des serpents qui glissaient en silence, des bouts de bois mort aux formes étranges, des escargots pointus, des cailloux veinés d’or ou de cristal. Je rentrai les poches pleines de trésors. J’avais les cheveux ras, les mollets maigres zébrés d’écorchures, les oreilles écartées. J’étais vêtu d’un bout de culotte et d’une vieille chemise, chaussé de solides souliers de cuir, sans chaussettes.

Au grangeon, je retrouvais l’un ou l’autre de mes trois copains : Tokyo, le grand chien noir des Bréchet, ou Tango, le blond. Ou Madeleine, encore une, la fille des fermiers. Mais elle ne s’intéressait pas à ce qui me passionnait, et les chiens, quand ils m’accompagnaient, faisaient du bruit. Je préférais partir seul. Je ne rentrais que pour les repas. Nini s’inquiéta d’abord, puis s’habitua. Ma mère ne disait rien. Quand je revenais, elle me souriait d’un sourire tendre et triste et posait sur moi un regard d’amour. Se rendait-elle compte de son changement, de son déclin ? Je ne sais pas. Tant qu’elle a pu parler, je ne l’ai jamais entendue se plaindre.

En septembre, nous rentrâmes à la boulangerie. Ma mère devenait de plus en plus passive. La rentrée des classes approchait. Un jour, mon père me prit par la main, et m’emmena au collège pour me faire inscrire. De même que son père l’avait pris par la main pour l’emmener de Tarendol à Nyons afin qu’il apprît un métier meilleur que le sien, il voulait à son tour me faire monter plus haut que lui dans l’échelle sociale. Il espérait que je deviendrais fonctionnaire. Percepteur, peut-être, ou receveur des postes, ou même, sommet des sommets, professeur... Mes frères étaient déjà passés par le collège, Paul pour devenir officier de la marine marchande, et Émile ingénieur du service vicinal.

C’était la dernière année, comme principal du collège, du règne de M. Guillaume, un petit homme à barbichette blanche qui ressemblait à Poincaré. Il demanda à mon père :

— Est-ce que vous voulez que votre fils fasse du latin ?

On devait alors, dès la sixième, choisir entre l’enseignement classique et le moderne. Mon père réfléchit un instant, et répondit :

— Oh ! Il sera jamais curé, il a pas besoin de faire du latin...

Ainsi fut décidée mon orientation.

À mon premier jour de collège, je fus frappé par un changement considérable : en s’adressant à moi, les professeurs me dirent « vous ». J’avais été jusque-là le petit René, que tout le monde, y compris les instituteurs, tutoyait. Et pour la première fois de ma vie, on me disait « vous ». Je venais de franchir une étape. Je ne me sentais pas plus important, ni plus près d’être un « grand », mais ce « vous » me mettait à l’aise. Il était moins autoritaire que le « tu ». L’instituteur qui me tutoyait se plaçait au-dessus de moi, à la verticale. Le professeur qui me disait « vous » se situait en face de moi, à l’horizontale. On pouvait peut-être se regarder et se comprendre, au lieu de commander et obéir. Les relations étaient différentes. Je ne devins pas pour cela un meilleur élève. Je fus immédiatement submergé par la surabondance des matières du programme. C’était effrayant. Il fallait apprendre tout cela... Je m’en sentais absolument incapable. Je me remis à lire beaucoup et à travailler peu. Je découvris une mine inépuisable : la bibliothèque du collège, et dans cette mine un filon fait semblait-il exprès pour moi : les nombreux volumes des Souvenirs entomologiques de Henri Fabre. En la compagnie du vieux savant rustique, j’appris à connaître les moeurs passionnantes des petites bêtes que j’avais rencontrées. C’était le prolongement des vacances des Rieux et des explorations du Ruinas.

La seule classe qui m’intéressât était celle de dessin. Je fis de rapides progrès. Je dessinais en math, en sciences, en histoire, chez moi, partout.

Un jour j’apportai à mon professeur un travail que j’avais bien réussi : un paquet de gauloises bleues près d’un cendrier blanc, avec une cigarette posée sur celui-ci, en train de fumer. C’était mon premier essai d’une boîte de pastels que mon père m’avait achetée à ma demande. Le professeur de dessin ne voulut pas croire que j’étais l’auteur du croquis, parce que j’avais mis un reflet vert sur le paquet de gauloises et que, d’après lui, j’étais incapable, à mon âge, d’avoir vu cette décomposition de la couleur. Je protestai, il s’obstina, se fâcha et me traita de menteur. Cet incident me dégoûta des beaux-arts...

Une porte venait de m’être fermée. Dommage. Si j’avais été encouragé, je serais peut-être aujourd’hui Barjador Dali...

C’est une porte différente qui me fut ouverte, l’année suivante, par un professeur de français nommé Delavelle. Il était renommé pour ses démêlés avec un autre professeur dont je ne me rappelle ni le nom ni la spécialité, mais seulement la barbe rousse. Delavelle était royaliste, et le rouquin communiste. C’était à l’époque où, à Paris, au Quartier Latin, les « Camelots du Roy » réglaient leurs querelles avec les « Faucons rouges » à coups de gourdins. À Nyons, la bataille était moins rude. Dans la cour du collège, les deux profs entamaient des discussions véhémentes, mais n’en arrivaient jamais aux voies de fait. Mais la malignité du sort les avait logés, en ville, en face l’un de l’autre, des deux côtés d’une rue étroite. Le rouquin acheta un phonographe et chaque fois qu’il apercevait chez lui le professeur de français il ouvrait sa fenêtre et faisait jouer, au maximum de son appareil, L’Internationale. Delavelle acheta à son tour un phono, et répliqua à L’Internationale par La Marseillaise. C’était un chant républicain, mais, au moins, nationaliste. Jaillissant des pavillons des deux appareils dirigés vers les fenêtres béantes, les deux hymnes mélangeaient au milieu de la rue leurs éclats héroïques qui ricochaient contre les murs et pénétraient dans les maisons voisines par toutes les ouvertures.

Les gens du quartier commencèrent par en rire. On ne déteste pas le bruit autour de la Méditerranée, et cette salade sonore était cocasse. Mais elle devint vite insupportable et dès qu’un des phonographes entamait sa fanfare, et que l’autre lui répondait, un troisième orchestre se joignait au concert et ajoutait au vacarme : celui des voix indignées qui, de tous côtés, lançaient des injures à l’adresse des antagonistes.

Cela se termina par l’intervention du principal du collège, qui n’était plus M. Guillaume, mais le merveilleux Abel Boisselier, épicurien intelligent, ironiste et humoriste, cultivé, fonctionnaire désinvolte, ami des arts et de la vie, qui allait devenir mon père intellectuel.

Le duel sonore l’avait fort amusé, et je soupçonne qu’il avait quelque peu excité les combattants en affectant de les calmer. Mais quand l’affaire menaça de provoquer une émeute, son autorité souriante y mit fin rapidement.

M. Delavelle devint mon professeur de français quand j’entrai en cinquième. Un matin du premier trimestre, à ma grande stupéfaction, il lut en classe ma rédaction. C’est-à-dire le devoir qu’il nous donnait chaque semaine à faire à la maison. Je regrette de ne pas me rappeler quel en était le sujet. Sans doute quelque chose comme : « Quelle est votre saison préférée ? Dites pourquoi. » Ou bien : « Racontez votre partie de pêche avec l’oncle Jules. »

J’appris ce jour-là que ce que j’avais écrit était bon, et j’en fus aussi surpris que si j’avais, sans m’en apercevoir, traversé la Manche à la nage.

À la sortie, M. Delavelle me retint, me regarda avec une espèce de curiosité étonnée, puis me dit :

— Barjavel, vous êtes intelligent, il faut travailler...

Je le crus, comme j’avais cru M. Roux quand il m’affirmait que je n’arriverais à rien parce que mon index ressemblait au pont d’Avignon.

Il est certain que ma « vocation » d’écrivain date de ce jour-la. Je découvris l’exaltation de savoir que je faisais quelque chose bien, alors que jusqu’à ce jour j’avais cafouillé partout, et considéré l’encre, le papier et le porte-plume comme des instruments de torture. Je suppose que le poulain nouveau-né, qui trébuche sur ses quatre longues pattes grêles, et tombe, et se relève, et retombe sur le nez, doit éprouver le même genre d’euphorie lumineuse quand tout à coup, sans qu’il sache pourquoi, l’équilibre lui vient, ses jambes lui obéissent, le sol ne se dérobe plus sous ses sabots. Le monde où il vient d’arriver l’accepte, il se met non seulement à marcher, mais à courir et gambader.

J’ai beaucoup marché, pas tellement gambadé, peu couru, mais finalement, livre après livre, article après article, cela fait un long chemin. Quand je regarde la piste que j’ai tracée, sachant que maintenant je ne l’allongerai plus beaucoup, je suis content. Ce n’est pas de l’autosatisfaction, mais de la satisfaction, simplement. J’avais choisi un métier, et dans ce métier j’ai fait de mon mieux ce que j’avais à faire. J’aurais certainement fait de même si j’étais devenu boulanger dans la maison de mon père. Je me serais appliqué, chaque jour, à faire du pain mangeable. Et si possible, en plus, nourrissant.

Ecrivain, je n’aurais pu faire mieux que ce que j’ai fait. J’ai mes moyens et j’ai mes limites. J’ai marché avec les os et les muscles que mes ancêtres m’avaient légués, et selon l’entraînement que mes maîtres m’ont donné. En m’efforçant de ne pas nuire et essayant d’être utile. Que chacun, à sa place et avec ses outils, en fasse autant.

Ma longue marche, c’est ce matin-là qu’elle a commencé, dans la petite classe du collège de Nyons, aux tables de bois noir gravées au couteau par les générations précédentes, tandis qu’une mouche agonisait dans l’encre violette de l’encrier de porcelaine, entre un bout de craie et un tortillon de buvard. J’ai travaillé, comme M. Delavelle me l’avait conseillé, et j’ai été désormais, sans défaillance, dans mes classes successives, premier en français.

Et cinq ans plus tard, je passai mon baccalauréat sciences-math grâce à ma note de français, ayant évité de justesse un zéro éliminatoire pour le problème de math.

J’aurais aimé aimer les maths, et j’avais eu en seconde et en première, au collège de Cusset, un excellent prof, M. Derrieux dit Nénel. Quand il expliquait un cours ou décortiquait un problème, je comprenais tout, c’était non seulement clair, mais passionnant par les enchaînements de la logique. Mais, tout seul devant un énoncé, je séchais, c’était affreux, je ne trouvais jamais le bout du fil qu’il fallait tirer pour dénouer tout le tricot. La réussite en mathématiques nécessite une intuition, une inspiration, que je n’avais pas. Les grands mathématiciens doivent avoir dans leur cerveau les mêmes circonvolutions-antennes, capteuses de lumière invisible, que les grands poètes.

À la fin de l’été 1921, quand nous eûmes quitté le grangeon des Bréchet pour rentrer à la boulangerie, les forces de ma mère commencèrent à décliner. Après les semaines de fièvre, elle avait remonté peu à peu la pente de la santé, comme celle d’une colline. Maintenant, elle était de l’autre côté, et redescendait.

Sur prescription du médecin, elle faisait tous les jours une promenade. Elle alla d’abord jusqu’à la gare, puis elle ne put dépasser Y Hôtel Terminus, puis la remise de Tardieu, puis le bout de la rue Gambetta. Cette régression se faisait pas à pas, geste à geste. Sa marche devenait lente, molle, comme un film au ralenti.

En même temps qu’elle, une autre femme de Nyons avait été frappée par le même mal. C’était une jeune fille mince et brune. On disait que la maladie, pour elle, avait commencé d’une façon différente, sans la fièvre violente qui avait secoué ma mère. Je pense que celle-ci, avec son caractère et son tempérament indomptables, son amour de l’activité et de la vie, avait fait face à l’attaque du trypanosome et refusé de se laisser vaincre. L’épisode du morceau de bois entre les dents en est une preuve. Elle aurait peut-être fait reculer un lion, avec un bâton, et en riant, mais que faire contre un ennemi qui n’avait que dix ou vingt millièmes de millimètre de longueur ? Elle avait mené contre l’envahisseur une brûlante et longue guerre, et elle avait perdu la dernière bataille.

La jeune fille, plus frêle, céda sans doute tout de suite. Mais elles se retrouvaient maintenant sur le même chemin. On les voyait hanter du même pas l’avenue de la Gare, le regard perdu, les genoux fléchissants, les pieds hésitant à avancer encore. On avait une envie physique de les aider, de les pousser un peu... Va-t-elle s’arrêter ? Continuer ? Encore un pas... Encore un... Elles se croisaient parfois, ou se suivaient à quelques minutes, je ne sais si elles se regardaient, si chacune comprenait, en voyant l’autre, ce qui lui arrivait à elle-même. Les voisins, les passants, détournaient les yeux quand elles approchaient, se taisaient devant ces fantômes téléguidés par un occupant sans pitié.

Elles avaient peut-être été piquées, le même jour, par la même mouche...

Quand ma mère revenait, lentement, vers sa maison, parfois une amie, la mère Illy, ou Mme Girard, lui criait avec un faux accent réconfortant :

— Hé bé, Marie, ça a l’air d’aller mieux, aujourd’hui !

Elle s’arrêtait, elle ne tournait pas la tête, elle cherchait les mouvements qu’il fallait faire pour parler, elle y parvenait enfin, d’une voix qui semblait étouffée par un mur de laine :

— Ça va...

Il lui fallait maintenant repartir, se remettre en route. Elle était là, debout, dans la rue, il fallait continuer, avancer un pied, lequel, comment ?... Son corps se balançait un peu, non, elle ne tombait pas, une jambe enfin obéissait... Plus que dix pas pour arriver chez elle... Neuf... Encore un... Encore un...

Rapidement, elle ne put plus sortir de la boulangerie, puis de sa chambre. Le microbe, après avoir détruit la volonté de l’esprit, détruisait la volonté du corps. Les muscles ne recevaient plus d’ordres, et sans doute les organes intérieurs se trouvaient-ils de la même façon abandonnés, car elle n’assimilait plus ce qu’on parvenait à lui faire avaler, et elle maigrissait très vite. Ses jambes ne la supportaient plus, ses bras n’étaient plus capables de faire un geste, et sa bouche restait ouverte, parce qu’elle n’avait plus la volonté de maintenir en place sa mâchoire inférieure.

Le Pr Froment avait envoyé de Lyon une infirmière qui aidait Nini à soigner la malade, devenue un grand nourrisson squelettique. Il fallait faire tous les gestes à sa place. On la levait encore, on l’habillait, on la conduisait de son lit à son fauteuil dans lequel elle restait immobile.

Le printemps revint pour la deuxième fois. Il fit très beau, très tôt. On put sortir ma mère sur la terrasse du premier étage en face de sa chambre. Et voici l’avant-dernière image que j’ai gardée d’elle :

J’étais entré en courant sur la terrasse, où il m’arrivait souvent d’aller m’entraîner aux billes ou aux chicolets. Et ma mère était là... Je ne l’avais pas encore vue en cet endroit. On l’avait installée au soleil, pour qu’elle en profitât. Et je la vis. Je m’immobilisai brusquement. Elle était assise dans... Dans quoi ? Je ne sais pas. Je n’ai vu qu’elle. Sans doute un fauteuil de rotin, avec des accoudoirs. Elle était tassée sur son côté gauche, la tête pendant à hauteur de l’épaule. De sa bouche ouverte, un filet de salive coulait sur un chemin de toile cirée qui aboutissait à une cuvette. On avait posé sur sa tête un grand chapeau de paille claire, et mis dans sa main droite, pour chasser les mouches, une sorte de martinet de couleurs, au manche de carton et aux lanières de papier.

Si léger qu’il fût, elle ne pouvait ni l’agiter ni même le tenir. Il avait glissé, s’était à demi échappé de sa main inerte et reposait sur son genou, en zigzags multicolores...

Maman !...

J’avais envie de hurler.

Ce chapeau, ce chasse-mouches de carnaval, sur ce corps ravagé... C’était horrible et dérisoire. Maman, c’était toi, cela... Je réussis à sourire parce que je vis qu’elle me regardait. Je vis au fond de ses yeux une conscience absolue, et un désespoir immobile plus noir que la mort.

Elle essaya de parler avec sa gorge, puisque sa bouche ne lui obéissait plus. Je ne compris pas, je n‘avais pas envie de comprendre, je n’avais que l’envie de m’enfuir. Je n’eus pas le courage de l’embrasser. Je reculai doucement, puis je dévalai l’escalier. J’avais peur. J’avais honte.

Je la revis au même endroit presque tous les jours, mais c’est l’image de cette première fois qui efface toutes les autres.

Un jour, elle réussit à me faire comprendre ce qu’elle voulait : c’était à moi qu’elle pensait. Avec son amour, qu’elle essayait de formuler en le poussant en dehors d’elle avec le reste de ses forces, elle me disait de m’acheter un gâteau en allant au collège...

J’ai acheté le gâteau. Je l’ai mangé. Et j’ai joué dans la cour du collège avec mes copains. Je venais d’avoir onze ans.

Et puis on dut renoncer à la terrasse. Elle ne bougea plus de son lit. Et les escarres s’installèrent. C’est alors qu’elle se mit à gémir.

Chacune de ses expirations était une plainte. L’air qui passait dans sa gorge y prenait la douleur et sortait avec elle. Deux secondes... Puis deux secondes de silence... Puis la plainte pendant deux secondes... Silence... Plainte... Silence... Plainte...

Quand elle eut commencé de gémir elle ne cessa plus. Maladie du sommeil ? Étrange nom : elle ne dormait jamais... Le jour, la nuit, à chaque souffle, son gémissement sortait de sa bouche toujours ouverte. Ce fut son dernier langage. Sans dire un mot, elle se plaignait à la vie, à l’Univers, à toutes choses, à Dieu peut-être. Voyez, voyez ce que je suis devenue...

Bien que son gémissement ne fût pas fort on l’entendait de toutes les pièces de la maison. Et quand on ne l’entendait pas, on croyait l’entendre. Parfois, dans le magasin, une cliente tendait l’oreille. Entendait-elle ? N’entendait-elle pas ? Elle hochait la tête avec pitié. Elle savait.

Quand je me couchais, au second étage, dans le grand silence de la nuit je l’entendais... Je m’enfonçais la tête sous les couvertures, les doigts dans les oreilles. Je l’entendais, je l’entendais...

Je finissais par m’endormir, bienheureux sommeil de cet âge... Le matin, en me réveillant, je l’entendais...

Je l’entendais en rentrant du collège, en faisant mes devoirs, je l’entendais... Deux secondes... silence, deux secondes... Chaque fois, c’était une lame de scie sur mon coeur.

Après le repas de midi, j’allais lui dire au revoir dans sa chambre au moment de partir pour le collège. Je lui disais sur un ton gai : « Je vais au collège, maman... au revoir... » On ne savait plus si les paroles arrivaient jusqu’à son cerveau. Dans son immobilité totale, elle n’avait plus aucun moyen de nous le faire savoir. Même son gémissement ne réagissait pas. Ses yeux ouverts regardaient le plafond. Mais je suis sûr, et tous ceux qui l’ont soignée l’ont cru comme moi, qu’elle avait toute sa conscience et qu’elle l’a gardée jusqu’à ses derniers moments.

Un jour, j’entrai dans sa chambre comme d’habitude et la trouvai debout...

Elle était nue. Elle gémissait... Mon père et Nini, chacun d’un côté, la maintenaient debout par ses bras écartés. Léger et terrible fardeau... Derrière elle, l’infirmière, avec un bock émaillé contenant de l’eau sans doute additionnée d’antiseptiques, irriguait ses escarres.

Pauvre corps pitoyable, misérable, réduit à ses os et à sa peau, les plaies et la douleur avaient trouvé encore de quoi y creuser leurs longues et larges  tranchées sanglantes, des épaules aux talons.

Je n’aurais pas dû voir cela. Le moment des soins avait sans doute été retardé, ou avancé. Nini me fit de la tête un signe horrifié. Je sortis. Je fermais les yeux. Les longs signes rouges sont toujours gravés au dos de mes paupières. C’est la dernière image de ma mère, crucifiée.

Un matin, en me réveillant, j’entendis que la plainte avait changé. Elle était devenue rauque. Mon frère Paul fut appelé par télégramme. Le surlendemain matin, Nini entra dans ma chambre et me dit :

— Habille-toi, vite !

Je n’osai pas poser la question, mais... J’écoutai...

Elle continuait... Plainte, silence, plainte... Faible... Plus faible...

Sur le palier du premier étage, devant la porte de sa chambre, se tenaient Émile et mon père. Paul était avec elle. Il avait demandé à la voir seul. J’entendis sa voix déchirée :

— Maman !... Maman !...

Il l’appelait, il la suppliait de revenir, de ne pas aller plus loin sur ce chemin affreux, de se retourner vers nous, vers lui, de regarder ce qu’il lui avait apporté : des cerises..., les premières cerises... Pas de miracle. Mon père me demanda :

— Tu veux la voir ?

— Non ! Non ! dit Nini brusquement.

Elle me poussa vers l’escalier, descendit avec moi au rez-de-chaussée.

— Ne reste pas ici aujourd’hui. Ne va pas en classe. Va aux Rieux. Je traversai Nyons d’un pas raide, serrant les dents, ne regardant personne. Quand j’arrivai aux Rieux, je me jetai en pleurant dans les bras de ma marraine.

Ici se termine mon enfance.

Ensuite...

On cousit autour de la manche gauche de ma petite veste, à la hauteur du biceps, un brassard de crêpe noir. C’était la marque du deuil. Il durait un an. Pour les veuves, six semaines de plus. Ensuite venait le demi-deuil qui durait six mois, pendant lesquels les femmes pouvaient abandonner les robes noires pour les grises. À la fin du demi-deuil, il était permis d’ajouter au gris de discrets ornements violets, mais quand une famille avait eu un grand chagrin, elle ne retrouvait jamais vraiment les couleurs. Notre famille fut une famille grise de plus, parmi toutes celles qu’avaient frappées la guerre et la grippe espagnole.

Mes frères partirent vers leur destinée, Nini épousa Gabriel Léglise qui l’emmena en Tunisie où il conduisait des locomotives. Ils eurent une fille, Paulette, qui chantait comme un rossignol, et dont Nini, pardessus la Méditerranée, me nomma parrain.

Quand je retournai au collège, pendant deux ou trois jours les copains firent le silence autour de moi. J’étais le Barjavel-que-sa-mère-est-morte. Ils ne savaient pas s’ils pouvaient jouer et rire avec moi. Et je ne savais pas si je pouvais recommencer à vivre comme avant. En plus de ma peine, j’étais gêné. Et puis tout redevint, peu à peu, habituel...

À la maison, les nuits avaient retrouvé le silence, mais c’était un silence qui me faisait peur. Je continuais de me cacher sous les couvertures, et d’enfoncer mes doigts dans mes oreilles, pour ne pas entendre qu’il n’y avait plus rien à entendre.

Mon père ne chantait plus en tirant son pain du four. C’est lui qui fut le plus grièvement orphelin. Il devint comme un vaisseau poussé par les vents et qui a perdu son gouvernail. Il vendit la boulangerie et acheta le café de la Lucie. Il y offrit à boire à tous ses amis. À ses clients aussi. Il n’aimait pas se faire payer. Il revendit le café à la veille de la faillite et acheta à Vaise un affreux petit bistrot, en face d’une usine de teinture sur soieries. L’affaire était bonne, à cause de l’usine dont les ouvriers emplissaient le bistrot à chaque sortie. Ce que le vendeur savait et que mon père ignorait, c’est que l’usine allait fermer dans un mois.

Vaise était un quartier sinistre de Lyon, auprès duquel Aubervilliers fait figure de Champs-Elysées. J’ai vécu dans ce café quelques semaines aux vacances. Il était désert, ne voyait passer que quelques alcooliques, ceux qui font tous les zincs d’un quartier, et recommencent. Malgré la pluie, la suie, la tristesse de la rue grise, les pavés tordus, j’étais bien, à côté de mon père que rien n’abattait, qui riait en frottant son comptoir et offrait une tournée de plus au cordonnier espagnol chancelant qui venait d’avaler son vingtième Pernod. Mon père le trouvait phénoménal.

Il ne put même pas vendre le bistrot. Il l’abandonna. On allait abattre la vieille baraque en même temps que l’usine désaffectée. C’est alors qu’il devint représentant, avec un tilbury, un petit cheval, et sa belle moustache. Mais ce sont ses aventures, et non les miennes.

J’avais quitté Nyons avant lui.

En passant de la cinquième à la quatrième, je changeai de professeur de français, et passai de M. Delavelle à M. Boisselier, le principal du collège. Son intelligence et son humour m’éblouirent. C’était un homme grand et massif, au visage rond, constamment coiffé d’un béret basque qu’il posait sur sa tête sans se préoccuper de la position qu’il y occupait. Un sourire fin papillonnait sans cesse dans ses yeux et sur ses lèvres. Le spectacle du monde, son incohérence, nos bêtises, le réjouissaient. Il était sérieux, mais ne prenait rien au sérieux, préférant trouver cocasses les absurdités tragiques des événements et des hommes. Sa femme, douce, patiente, bonne, avait eu de 1m deux filles, Marie-Laure et Édith, qu’il nommait Lolo et Bibi. Ils eurent, pendant leur court séjour à Nyons, un fils, Xavier, que j’ai retrouvé il y a peu de temps. Il est devenu un grand universitaire et ressemble à son père.

Nyons était le premier poste de Boisselier comme principal. Il trouva tout de suite insupportable le train-train des heures de cours sur les rails de la discipline, et se mit à en fleurir les wagons, en organisant des sorties, des sauteries, des conférences, auxquelles étaient invités les élèves et leurs familles. Et surtout, des représentations théâtrales dont grands et petits étaient les acteurs. Il avait remarqué que je « récitais » avec feu Racine ou Musset, et me confia le rôle principal d’une pièce outrageusement romanesque : Le Luthier de Crémone, de François Coppée.

J’étais un jeune ouvrier luthier bossu et génial qui avait fabriqué un violon extraordinaire que son vilain patron prétendait fait de ses propres mains. Et j’étais, naturellement, amoureux de la fille de mon patron-voleur. Je n’eus pas besoin de me forcer pour simuler ce sentiment, car mon coeur de quatorze ans s’était enflammé pour celle qui jouait le rôle de ma bien-aimée. Elle avait quinze ou seize ans, mais je paraissais aussi âgé qu’elle, car j’avais beaucoup grandi. J’étais long et maigre, affublé d’une perruque, vêtu d’un costume Renaissance dans le dos duquel on avait bourré des chiffons pour simuler ma bosse. J’arpentais la scène à grands pas et, avec de vastes gestes, lançais les vers de Coppée vers les quatre coins de la salle du Casino. Le sommet de la pièce était le moment où, sur « mon » violon, qui allait partir pour un concours où il remporterait sûrement le premier prix, pour la gloire de mon patron, je jouais, l’âme déchirée, la serenata de Torelli. C’est-à-dire que je promenais sur les cordes d’un violon un archet enduit de savon, pour ne pas faire le moindre bruit, tandis que, dans la coulisse, un violoniste jouait vraiment. Puis je posais l’instrument dans son étui, en prononçant ces paroles sublimes :

... Il me semble, tant j’ai le coeur en deuil,
Que c’est mon enfant mort que je pose au cercueil !

Je sanglotais, je transpirais, ma perruque de travers me cachait un oeil, ma bosse me pendait dans le bas du dos. Les spectateurs bouleversés m’applaudirent pendant cinq minutes.

Mon amour pour « elle » s’augmenta de celui du luthier. J’étais en plein élan émotionnel. En classe, Boisselier s’était amusé à reconstituer parmi ses élèves la querelle des classiques et des romantiques. Nous étions passionnés, nous nous serions presque battus. Roger Domps, le fils de l’inspecteur, était le capitaine des classiques et moi, naturellement, le porte-drapeau des romantiques. J’avais un coeur gros comme un melon. Elle et moi faisions de longues promenades, au crépuscule, sur la Digue, le long de l’Aygues, ou sur l’avenue de la Gare. Ses parents possédaient un petit jardin où ils cultivaient des légumes. Nous y allions parfois, pour fuir les regards des commères. Alors, à l’abri des haricots en fleur, je me serrais contre elle et l’embrassais, avec fougue et timidité.

Quand je quittai Nyons, je lui écrivis, pendant près de deux ans, une ou deux fois par semaine. Mon ami Paul Doux, jeune ouvrier tailleur chez M. Nicod, lui faisait passer mes lettres. Elle était devenue ma Princesse lointaine. C’était pour elle que je travaillais, que je me battais. Quand j’aurais triomphé je viendrais la chercher et je l’emporterais. Elle me répondait, gentiment, sur un papier parfumé. Un jour elle m’écrivit qu’elle se mariait...

J’eus un grand désespoir, qui dura quelques jours. J’écrivis un poème vengeur contre les femmes. Je ne tardai pas à me réconcilier avec elles. Il y avait des filles au collège de Cusset. Et beaucoup autour.

À la fin de la deuxième année au collège de Nyons, Boisselier avait été nommé au collège de Cusset, près de Vichy. Avant de partir s’installer, il était venu demander à mon père de m’emmener avec lui. Mon père avait accepté sans hésiter. Le collège de Nyons s’arrêtait à la fin de la troisième. Il n’allait pas plus haut. Si on voulait grimper jusqu’au bachot, il fallait aller ailleurs. Pour moi c’était, logiquement, le lycée de Valence. Je frémis à l’idée de la vie de pension dans laquelle j’eusse été plongé sans l’intervention de Boisselier. À Cusset, au contraire, cet extraordinaire principal allait faire régner une permanente allégresse, dégeler la discipline, enchanter professeurs et élèves, et même réussir à transformer à son image le terrible surveillant général, Libelle, dit Rase-bitume. Et, pour les pensionnaires, la porte du collège était toujours grande ouverte...

À Valence, d’ailleurs, je ne fusse pas resté longtemps, car, commençant à rouler sa pierre sans mousse, mon père n’aurait pu payer ma pension. Boisselier ne lui demanda jamais rien. Que serais-je devenu si j’avais suivi le naïf auteur de mes jours dans ses pérégrinations, s’il n’avait pas eu la profonde sagesse de me confier à un autre père ? Je n’ai pas la moindre idée de ce qui aurait pu m’arriver à Lyon. J’étais tendre et bon à être dévoré comme une tranche de filet...

Je suis arrivé au collège de Cusset le 2 octobre 1925. J’étais parti de Nyons le 30 septembre par le train du matin. Pour la dernière fois je pris l’avenue de la Gare, mais cette fois-ci je ne m’arrêtai pas derrière la barrière pour voir arriver la locomotive. Elle était déjà là, tournée de l’autre côté, vers la vallée du Rhône, vers le monde. Je montai dans le wagon en bois, de troisième classe. Puisque j’allais dans le Nord, mon père m’avait acheté un pardessus et un tricot. On ne disait pas encore un pull-over. Le reste de mes affaires tenait dans une petite valise en fibre, consolidée par une ficelle. Et j’avais un casse-croûte dans un sac en papier. Je devais arriver le soir.

Il me fallait changer de train à Pierrelatte, à Lyon, et à Saint-Germain-des-Fossés. C’était mon premier voyage. Je n’ai jamais été très malin pour voyager. Je ne me suis pas amélioré, je perds mon ticket, mes bagages, je ne sais jamais très bien où je suis. Mon premier voyage ne pouvait être que désastreux. Je me suis trompé de train à Lyon. J’ai pris la direction de la Bourgogne au lieu de celle du Bourbonnais. Je m’en suis aperçu à Dijon. Je suis descendu. J’ai dormi sur un banc de la salle d’attente, et le lendemain, suis revenu à Lyon. J’ai passé une deuxième nuit sur un banc, et je pris enfin le bon train pour où il fallait. Un tramway faisait la navette entre Vichy et Cusset. J’ai trouvé le collège tout de suite. J’étais noir de charbon et affamé. Boisselier a éclaté de rire en écoutant mes aventures. Mme Boisselier m’a nourri.

Boisselier était de nouveau mon prof de français. À la première heure de classe, il m’a interpellé :

— Barjavel !...

Je me levai.

— Oui m’sieur...

— Vous souvenez-vous encore des stances de Rodrigue ?

— Oui m’sieur...

— Je vous écoute...

Je regardai, autour de moi, les visages de mes nouveaux camarades, tous ces inconnus qui se connaissaient et ne me connaissaient pas et s’apprêtaient, ensemble, à me juger. J’allais leur montrer ! Et tout fier de mon succès au Casino de Nyons je me lançai avec feu dans la tirade...

La classe hurla de rire : j’avais emporté avec moi mon bel accent provençal. Rodrigue de Marseille... Boisselier pinçait les lèvres, souriait des deux coins de sa bouche. Ses yeux pétillaient. D’abord décontenancé, je me mis à sourire, puis à rire aussi. Il me restait beaucoup à apprendre.

J’ai beaucoup appris. Je continue. Je n’en sais guère plus. Mais c’est à Boisselier que je dois d’avoir commencé et continué dans la joie cet apprentissage qui ne finit que lorsque vient la mort. Et ce n’est pas certain.