CHAPITRE X
— Je te comprends, tu sais, Yriel. C’est vrai. Je ne veux pas te juger. Et même, je n’en veux pas à Cheg. Au contraire. Je veux dire… je sais à quel point son amitié à dû t’être précieuse. Je sais que c’est elle qui t’a ramenée de l’enfer. Mais… tu dois bien comprendre que ça ne peut pas durer. Vous… vous êtes… beaucoup trop différents…
Tish cherchait ses mots. Yriel, de nouveau, montrait les dents et grondait. Sentant qu’il allait dire des choses qu’elle préférait ne pas entendre. Et redevenant aussitôt animal sur le qui-vive. Il hocha la tête, lui sourit gentiment. Il voulut la prendre aux épaules. Elle se dégagea.
— Non, ne te fâche pas. Laisse-moi parler. Je ne dis pas que tu devrais renier votre amitié… C’est pour toi que je m’inquiète, tu comprends ?…
Il la retint par le bras, alors qu’elle allait s’échapper. Vit le geste, fulgurant. Se retrouva avec ses ongles à deux doigts du visage. Mais elle n’alla pas au bout de son réflexe. Elle implora :
— S’il te plaît, non…
Il lui sourit, de nouveau. Il lui était reconnaissant d’avoir surmonté ses réactions de bête sauvage pour se forcer à parler. À discuter. Et aussi, accessoirement, d’avoir bien voulu renoncer à le défigurer. Il ne la lâcha pas mais se tut, pour lui laisser le temps de se calmer.
Ce n’était pas, ce jour-là, l’une de ses habituelles promenades de convalescent. Il se sentait beaucoup mieux, et si son épaule était encore un peu raide, il s’en servait presque normalement. Il avait accompagné la sauvageonne à la chasse pour tester sa condition physique. Et, parce qu’il sentait venir le moment où sa blessure ne serait plus une excuse suffisante à sa présence, il voulait, avant de partir, essayer de la raisonner. De lui faire comprendre…
— Viens-là, assieds-toi. Viens…
Elle hésitait. Puis elle obéit, à contrecœur. En profitant pour remettre entre eux l’habituelle distance de sécurité. Il ne s’en formalisa pas. L’essentiel était qu’elle écoute.
— Est-ce que tu as pensé qu’il n’a même pas fini de grandir, à tous points de vue ? Qu’est-ce que tu feras quand il aura atteint sa taille d’adulte ? Il est déjà trop gros pour ne pas te faire mal, tu l’as dit toi-même…
Elle soupira. Blême. Tendue. Presque au bord des larmes. Mais parut comprendre qu’elle n’arriverait pas à échapper à la discussion. Il continuait :
— Et puis tu t’imagines, s’il te faisait un enfant ? À quoi il rassemblerait ? La taille qu’il aurait à la naissance ? Et son avenir, aussi. Ni d’une espèce, ni de l’autre…
Elle baissa le nez.
— Je sais tout ça. J’ai eu le temps d’y réfléchir. D’abord, je ne suis pas sûre qu’un mâle du peuple des herbes puisse faire un enfant à une femelle… à une fille des hommes. J’espère que non. Et puis je compte mes jours, et je fais attention. Je sais aussi qu’une fois adulte, il sera vraiment trop gros pour moi. Et une chose que tu n’as pas dite, à laquelle tu n’as peut-être pas pensé. Sa vie ne coule pas au rythme de la mienne. Ceux du peuple des herbes vivent en moyenne trente ou trente-cinq ans, pas davantage. Il sera vieux avant moi, et un jour, je le perdrai. Et je sais d’avance qu’il n’y en aura pas d’autre pour prendre sa place. Que je n’en voudrai pas d’autre, d’ailleurs. Et que le passé pèsera trop lourd, alors, pour… pour que je puisse redevenir une femme comme les autres. Je croyais même… j’étais sûre… qu’il était déjà trop tard, aujourd’hui…
Il ne releva pas le sous-entendu qu’elle laissait percer. Qui lui avait peut-être échappé. Mais il lui entoura les épaules de son bras valide et l’attira contre lui. Elle le laissa faire.
— Tu vois, il ne faut pas croire… On parle comme ça de bête en rut, dans la langue des hommes. Mais les besoins de Cheg, en ce domaine… sont plutôt plus espacés que ceux d’un homme. Et moi… moi, je le fais parce qu’il a besoin et qu’il n’a que moi. Mais je ne l’ai jamais demandé. Jamais provoqué, quand il n’avait pas envie, lui. C’est peut-être difficile à admettre, pour toi, mais le sexe, entre nous, ce n’est même pas important. Ce qui compte, finalement, ce n’est pas que nous puissions continuer à faire l’amour. C’est que… qu’il soit bien avec moi, et que moi, je sois bien avec lui. Et aussi, je n’oublie pas que c’est à cause de moi qu’il a été chassé par les siens et qu’il n’a plus personne.
Que dire ? Elle était lucide et plus soucieuse de l’avenir qu’on n’aurait pu le croire. Mais elle avait choisi. Elle nicha la tête au creux de son épaule et ferma les yeux pour conclure :
— Vois-tu, si jamais il devait me quitter un jour pour rejoindre un clan de son peuple… s’il devait trouver une femelle de sa race, je… je ne lui en voudrais pas du tout. Je serais même contente pour lui, je crois bien. Et je ne demanderais rien d’autre que d’être encore son amie, comme avant, si son nouveau clan voulait bien m’adopter. Et même, j’accepterais de le laisser partir et de rester toute seule. Parce que c’est la nature, et que ce serait normal. Mais en attendant, il n’a que moi, et je n’ai que lui.
— Mais…
Elle n’écoutait pas. Elle ne voulait pas entendre. Elle se sauvait de ses bras, avec une petite moue de tristesse résignée.
— Non, ne dis rien. Je sais ce que tu penses, seulement… tu es presque guéri, déjà. Demain, ou le jour d’après, tu vas partir. Reprendre ta piste de vengeance. Et moi… moi, je resterai ici, avec Cheg. Et c’est très bien ainsi.
— Attends !
Elle allait s’échapper, une fois de plus. S’enfuir pour mettre fin à une discussion où elle estimait que tout avait été dit. Il la rattrapa par le bras. Elle ne protesta que par un de ses petits gémissements de bête.
— Attends. Je veux que tu saches. Je ne veux pas que tu puisses croire que je te méprise. Au contraire, je… je suis fier d’avoir pu mériter ton amitié, voilà !
Elle lui sourit, un sourire d’enfant malade, qui dégénéra en sanglot. Elle s’abattit, pour pleurer, contre son épaule, et il la laissa faire. Il lui caressa les cheveux, tendrement. En s’étonnant de pouvoir serrer contre lui cette superbe femme-enfant toute nue, abandonnée, sans ressentir le désir d’en profiter. Parce qu’à présent qu’il la connaissait mieux, il voulait mieux que ça. Mieux qu’un corps soumis à son caprice… Il avait envie de pleurer en songeant à ce que demain leur réservait à tous les deux.
La clameur de défi de Cheg les surprit. Yriel s’échappa des bras de Tish avec un petit cri étouffé. L’homme-singe récupérait, lui aussi, de mieux en mieux. Et sans doute, aujourd’hui, avait-il trouvé l’absence de sa blonde compagne un peu longue. Et s’était-il mis en tête de la rejoindre. Il faisait face à dix pas, brandissant un éclat de silex. Son rictus d’agressivité découvrait des canines impressionnantes. Tish fit un pas de côté. Il avait l’arc à la main. Et venait de prouver, au cours de cette chasse, qu’il avait retrouvé son aptitude à s’en servir. Il aurait pu abattre Cheg, mais elle ne le lui aurait jamais pardonné. Il jeta l’arme dans la caillasse.
Yriel était toute pâle. Elle se rasséréna. Son visage s’éclaira même d’un merveilleux, d’un lumineux sourire. Elle fit semblant de ne pas voir la pierre, ni la mimique de défi. Elle courut vers son compagnon en lui ouvrant les bras.
— Wo ! Tu es debout. Tu es guéri, mon gros, je suis contente !
Elle se blottit contre sa poitrine, ronronnant comme une chatte, lui parlant, l’apaisant, en petits glapissements excités. Il mit un bras autour d’elle, plissa les narines. Il se fiait à son nez pour se faire une opinion sur l’état de leurs relations. Et se calma, non sans adresser encore au jeune chasseur un avertissement en forme de rauque raclement de gorge.
Tish, tête basse, regarda Yriel reprendre le chemin de la caverne, bien serrée contre cette brute velue qu’il ne parvenait même plus à détester.
— Eh bien, je crois que j’ai bien récupéré, à présent. Rester encore ici serait trahir la cause de mes frères prisonniers. (Il baissa la tête.) Dix jours. Dix journées perdues. Les marchands d’esclaves doivent être loin, maintenant.
— Peut-être. Ou peut-être pas.
Elle lui souriait, heureuse de le surprendre.
— Tu… sais quelque chose ?
Elle inclina la tête, affirmativement.
— Mais comment ?
— Eh bien, je m’attendais, les premiers jours, à ce qu’ils dépêchent du monde ici. Pour savoir ce qu’était devenu leur chef. Une troupe ou bien des éclaireurs. Et tout le temps que je ne passais pas à veiller sur vous deux, je montais la garde. Ils n’ont pas envoyé de troupe. Ils savaient qu’elle n’aurait pas trouvé deux isolés sur ce plateau, s’ils avaient voulu se cacher. Juste quelques hommes, pour savoir pourquoi leur chef ne revenait pas. J’en ai capturé un. Il était descendu de cheval, et faisait la pause, assis sur une pierre. Je suis arrivée dans son dos, et je lui ai mis le couteau sous la gorge. Ton couteau, que je t’avais emprunté. Puis j’ai demandé ce qui pouvait t’intéresser.
« D’abord, il restait trois survivants de leur patrouille. Qui ont mis deux jours, à pied, pour regagner leur camp par où ils étaient venus. Ils ont attendu une journée encore avant d’envoyer leurs éclaireurs. Et ils ne comptaient pas repartir tout de suite. Parce que déjà, avant même de savoir si leur chef était mort, ses lieutenants avaient ouvert la succession. Et qu’ils se disputaient ferme pour savoir qui commanderait, finalement. Il n’est pas exclu qu’il y ait eu des batailles.
« Et puis, il y a autre chose. Mon prisonnier n’était qu’un simple porte-épée, un sans-grade. Il ne connaissait pas dans le détail le plan de l’opération. Mais il a pu me dire des choses sur la tactique habituelle qu’ils emploient pour ce genre d’expédition. D’abord, ils s’enfoncent assez loin dans le pays, sans s’arrêter en route, sans attaquer rien ni personne. Et puis, ils jettent leur dévolu sur un village. Et à partir de là, ils en razzient d’autres, en remontant. En faisant de grands détours, au besoin, afin que leur plan de campagne ne soit pas trop évident pour les gens des vallées, et qu’ils ne soient pas attendus là où ils vont frapper.
« L’homme ne savait pas quels villages étaient menacés. Mais il disait qu’avec le tien, ça ne faisait que deux. Et qu’une campagne n’était bouclée qu’après quatre ou cinq opérations. Ça veut dire qu’ils ne sont pas près de quitter la région.
« Je sais même où ils iront, finalement. Au port de Ghoram, sur la Mer de l’Ouest. Pas pour piller la ville, mais pour y embarquer. Sur les trois navires qui les ont amenés. »
— Dis donc, tu es tombée sur un fameux bavard !
Elle eut un sourire carnassier.
— Oh, je l’ai un peu aidé. Il ne croyait pas, au début, qu’une gamine comme moi pourrait vraiment lui arracher les yeux avec un couteau. Jusqu’à ce qu’il n’ait plus qu’un œil.
Tish frémit. Yriel évoquait cette scène avec dans le regard une sorte d’excitation sauvage.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit, quand tu as su ?
— Pour la même raison qui m’a fait cacher les armes et les chevaux. Eh oui, j’ai récupéré les chevaux. Celui que tu montais, les deux de ceux qui nous ont attaqués ici et celui de mon éclaireur. Je les ai mis au pré, à la longe, un peu plus bas. Tu pourras choisir. Mais tout ça, je ne voulais pas que tu le saches trop tôt. Parce que tu serais parti avec ta blessure mal guérie. Et que tu aurais été te faire tuer bêtement. Maintenant, oui, tu es en état de te battre.
Tish n’en revenait pas. Des armes. Des chevaux. Et des renseignements. Cette petite sauvageonne était décidément étonnante.
— Tu es vraiment formidable, tu sais !
Il lui sauta au cou, pour lui plaquer sur les joues deux baisers sonores. Se rappela, un peu plus tard, la présence de Cheg, auquel il lança un coup d’œil plutôt circonspect. Mais la jalousie de l’homme-singe paraissait se limiter à des situations bien précises, dont les critères étaient connus de lui seul et, s’il n’avait pas l’air enchanté, il ne manifestait pas de pulsions d’agression.
— Ton… éclaireur éborgné, tu en as fait quoi, après ?
Elle grogna. Manifestement, elle avait espéré qu’il ne poserait pas cette question.
— Eh bien, quand je l’ai pris, je l’ai ligoté à l’arbre. Alors il m’a insulté et menacée de certaines choses, que lui et les siens me feraient, si je ne le libérais pas tout de suite. Des choses dont je n’aime pas du tout, du tout qu’on me parle. Qui ont réveillé l’autre, dans ma mémoire. Si bien que… je lui ai coupé ce qui devait lui servir à le faire. Et je l’ai regardé crever, au bout de son sang. (Elle baissa la tête, honteuse brusquement.) Tu vois, je… je ne suis pas guérie. Je ne guérirais jamais de ce qu’on m’a fait. Je ne suis apprivoisée que pour toi. Et encore, parce que tu n’essaies pas de me toucher de force. Parce que tu n’essaies pas de me toucher du tout…
Elle fit voler ses cheveux.
— Bon. Je te montre où j’ai laissé les chevaux, ou bien tu ne les trouveras jamais !
Elle partit en courant, bondissant entre les roches. Belle et légère comme un rêve incarné.
Il la suivit en maudissant le destin, qui l’obligeait à la quitter maintenant, alors qu’il commençait juste à percer ses défenses. À triompher de sa peur. Et en se fustigeant mentalement de n’être pas capable, comme un bon fils et un bon frère aurait dû l’être, de tout sacrifier allègrement à sa mission sacrée et à la liberté des siens.