QUAND LE MEXIQUE A BASCULÉ
À partir de 1970, deux présidents successifs ont tenté de donner au régime postrévolutionnaire une nouvelle impulsion. Ces expériences, qui tenaient de la fuite en avant, n’ont guère été concluantes. Bien au contraire, elles ont souligné la fragilité de ce grand pays riche et divers, arrêté dans son projet de développement autonome par des crises financières à répétition. Quetzalcoatl, le serpent à plumes, ne peut ni voler ni marcher.
Mais ce qui rend nécessaire une révision en profondeur du modèle mexicain ne tient pas à l’échec des ambitions extérieures qui devaient faire oublier ses déséquilibres internes et ses faux-semblants, ni à des accidents financiers qu’on peut juger conjoncturels, mais à une grave perte de légitimité. Le régime semi-autoritaire et à demi corporatif avait sans doute perdu depuis longtemps la légitimité originelle que des élections « pas comme les autres » ne pouvaient lui rendre. Mais, grâce à ses résultats économiques, à sa stabilité, à sa prévisibilité dans tous les domaines et en raison de sa faible intensité coercitive, il bénéficiait d’une légitimité d’exercice peu discutée. Un consensus existait sur ses résultats sociaux, et donc son fonctionnement politique. Deux événements ont tout à coup mis à nu la réalité discrétionnaire et l’impunité des décideurs d’un régime qui se réclamait pourtant de la démocratie. Ils ont constitué un tournant. Des couches sociales jusque-là satisfaites, voire bénéficiaires du régime, vont prendre leurs distances et se mobiliser.
La crise de la démocratie des apparences
Ces deux événements, dont l’un est politique et l’autre financier, ont durablement ébranlé un système qui semblait consolidé, tout en n’ayant jamais cessé d’être sur la défensive. Le massacre des étudiants à Tlatelolco en octobre 1968 et la nationalisation en catastrophe des établissements bancaires en septembre 1982 brisent l’image de paix et de progrès social que le Mexique de la révolution institutionnalisée a confectionnée avec soin. Le premier accroc, s’il ne met pas en question le régime, en montre la vulnérabilité inattendue. Le second accident traduit l’épuisement du modèle économique autocentré. Revenons sur ces deux chocs qui ont profondément marqué l’évolution du Mexique contemporain.
Alors que le Mexique s’apprête à accueillir les XIXe Jeux olympiques, le président Díaz Ordaz, ancien ministre de l’Intérieur, vit dans la hantise d’un complot castro-communiste. Il voit dans les « désordres » universitaires de Mexico la suite du mouvement de grève des médecins des services de santé publique de 1964-1965, soutenu par la gauche et étouffé sans ménagements, ainsi que la main d’un groupe de lutte armée (la Ligue du 23 septembre) apparu en 1966 dans le Chihuahua et actif dans des universités du Sonora et du Michoacán. Au-delà des slogans qui dénoncent la vérité cachée du régime, cette mobilisation non contrôlée est à tous égards intolérable. La « menace » provient en effet des couches sociales bénéficiaires des meilleures années du « développement stabilisateur ». Et ces étudiants de l’UNAM, de l’Institut polytechnique ou de l’École d’agronomie de Chapingo ne sont-ils pas les futurs cadres destinés à entrer dans la classe dirigeante du pays ? Il est vrai que, malgré les efforts du régime, les étudiants restent un des derniers secteurs non intégrés dans les institutions corporatives.
Le 2 octobre, un rassemblement est prévu place des Trois Cultures à Mexico. Quelques milliers d’étudiants manifestent pacifiquement. L’armée, qui les a bloqués dans un véritable guet-apens, ouvre le feu sur la foule comme elle le fait pour écraser les soulèvements paysans. Mais ce massacre en pleine capitale a lieu sous les yeux de journalistes du monde entier et des agents du ministère des Affaires étrangères voisin. Il y aurait eu 325 morts selon la presse étrangère, beaucoup plus d’après d’autres sources1. La riposte du gouvernement à une agitation qui se traînait a été féroce, injustifiable. La paranoïa du pouvoir met en relief l’insécurité et la faiblesse d’un régime qui n’est pas ce qu’il dit être. Le gouvernement se défend en dénonçant les agents subversifs étrangers venus de France notamment pour détruire la paix et les acquis de la Révolution. Une rumeur, en outre, parcourt les allées du pouvoir : les États-Unis ne laisseront jamais la « chienlit » se développer à leur porte. Un coup d’arrêt préventif était indispensable.
La visite à Mexico fin août de Lincoln Gordon, ambassadeur de Washington au Brésil au moment du renversement du président Goulart en avril 19642, et ses déclarations concernant l’influence castriste des « prédicateurs de la destruction » sur le mouvement étudiant tendent à accréditer la menace d’une possible intervention extérieure. La peur de l’« impérialisme » n’est sans doute pas étrangère à l’utilisation de moyens et de tactiques de guerre interne contre des manifestants désarmés. Elle montrait au monde la capacité de riposte militaire du gouvernement mexicain. On n’a jamais cessé de s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette manifestation n’a pas été canalisée et dissoute par des moyens policiers usuels plutôt qu’avec des armes de guerre, alors même que l’intervention de l’armée était anticonstitutionnelle (art. 129). Mais jamais aucun responsable politique de l’époque n’a fourni d’éclaircissement sur ce point, pas même le garant de l’ordre public qu’était alors le futur président Luis Echeverría. Certes, la date des Jeux olympiques approchait, mais la République n’était pas en danger. Les étudiants étaient encore plus isolés que leurs collègues français qui avaient déclenché en mai 1968 un mouvement social et politique de grande ampleur. Au Mexique, le PRI, « parti des travailleurs », a soutenu la décision d’engager l’armée dans la mise au pas des étudiants, ces « privilégiés ». La CTM, qui, de par ses statuts (art. 3), « a le devoir impératif de contribuer au maintien au pouvoir de la Révolution » afin de mettre en œuvre ses « postulats de justice sociale », est sans indulgence pour les « agitateurs nationaux et étrangers qui sèment l’anarchie […], ébranlent les valeurs de la jeunesse, et mettent en péril la solide consolidation de notre pays3 ». Le PPS, parti-croupion qui n’est jamais en reste et fait dans la surenchère, appelait pour sa part à l’« unité du peuple contre la provocation antinationale ».
Les « dangereux émeutiers » ont des revendications sans doute radicales, mais assez limitées. Ils exigent la suppression du délit de « dissolution sociale » appliqué discrétionnairement à toute activité dissidente. Ils demandent également, eu égard à la brutalité de leur intervention, la suppression du corps des granaderos créé en 1944 pour le maintien de l’ordre et précisément afin d’éviter le recours à l’armée dans la gestion des conflits sociaux. Mais des slogans comme « Démocratie, oui, dictature, non » étaient autrement inacceptables. C’était mentionner la corde dans la maison du pendu et vendre la mèche devant l’opinion internationale mobilisée par l’imminence des Jeux olympiques.
On peut interpréter la révolte des étudiants comme une crise de la modernité. L’urbanisation, la montée des classes moyennes, la croissance des effectifs universitaires ne font pas bon ménage avec un cadre institutionnel rigide et fermé, créé pour une société éminemment rurale et peu diversifiée qui n’est plus. Les élections ont peu de crédibilité, mais surtout, pour les « nouvelles couches » sociales, la rhétorique nationaliste et prolétarienne a perdu ses vertus. Depuis Miguel Alemán, le régime apparaît plus lié au patronat qu’aux classes populaires dont il se réclame toujours.
L’autre grande inflexion de nature économique était sans doute aussi imprévisible. Quand José López Portillo succède à Luis Echeverría, il est l’homme de la réconciliation. Son Alliance pour la production (Alianza para la Producción) proposée aux milieux d’affaires va être portée par une prospérité pétrolière sans précédent. La révision du chiffre des réserves prouvées semble suivre la hausse des cours du brut. Dans son premier rapport présidentiel annuel (Informe de Gobierno), López Portillo déclare que « le pétrole devient le plus fort soutien de notre indépendance ». À l’issue de sa troisième année de gouvernement, le président affirme que « la crise appartient au passé ». La production d’hydrocarbures a doublé entre 1976 et 1979. Compte tenu du « double choc » pétrolier orchestré par les pays arabes de l’OPEP et des exigences croissantes du client insatiable que sont devenus les États-Unis, le « futurisme » interfère directement avec les décisions gouvernementales. Le directeur général de Pemex, Jorge Díaz Serrano, aspire aux plus hautes fonctions. Propriétaire d’une entreprise de forage à Galveston (Texas) et lié à l’industrie pétrolière américaine et à la famille Bush, il est productiviste. Son rival José Andrés de Oteyza, secrétaire d’État aux Ressources naturelles, qui va le remplacer à la barre de la régie des pétroles, est « conservationniste ». Le Mexique va donc limiter les exportations de brut vers les États-Unis.
Mais, quelle que soit l’orientation de la politique énergétique et commerciale du pays, l’investissement pétrolier reste la priorité. L’exploration et la production exigent d’énormes achats d’équipements importés. Dans l’urgence, les appels d’offre sont bâclés ou inexistants, source de gaspillage et de corruption. Quoi qu’il en soit, entre 1976 et 1981, la valeur du pétrole exporté est multipliée par 324. La croissance de l’économie se maintient autour de 8 % par an. Les importations triplent. Le Mexique connaît une orgie de consommation, doublée d’une folie des grandeurs. On dépense sans compter. La famille présidentielle donne l’exemple.
Le Mexique s’endette donc, en partie pour produire plus. Grâce au recyclage des pétrodollars, le crédit est facile et tentant. Pemex, entreprise publique, est une lourde machine peu productive étranglée par l’État et le syndicat. Elle contribue à maintenir une charge fiscale parmi les plus faibles du continent, ce dont tout le monde se satisfait. Par ailleurs, Pemex, dont le périmètre est sacré, ignore la sous-traitance (sauf avec le syndicat des travailleurs pétroliers). Elle a sa propre flotte, ses transports terrestres. Elle est propriétaire d’hôpitaux et des logements de ses employés. Elle détient aussi le monopole absolu de la distribution et gère elle-même ses stations-service. Malgré ses poids morts et sa médiocre compétitivité, les exportations pétrolières passent de 3 à 75 % du commerce mexicain. Mais la dette extérieure, qui était de 22,9 milliards de dollars en 1977, atteint les 80 milliards en 1982. Le déficit de la balance des paiements se creuse dangereusement, tandis que l’inflation grimpe à « trois chiffres »5.
La manne pétrolière est gérée au jour le jour, sans rigueur ni vision d’avenir. Le Mexique n’a ni réserves ni fonds de contingence pour faire face au retournement du marché. Les Mexicains, échaudés par la dévaluation de 1976, n’ont plus confiance dans un peso surévalué. La fuite des capitaux reprend, tandis que les épargnants dollarisent leurs économies. La moitié des dépôts dans les banques mexicaines sont en dollars. Le relèvement des taux d’intérêt aux États-Unis et le fléchissement durable des cours du brut placent le pays dans une situation difficile qui va le conduire à la cessation des paiements. Le 1er septembre 1982, le président décrète la nationalisation des banques (sauf les établissements américains), le contrôle des changes et la « pesification » (c’est-à-dire la conversion forcée en monnaie nationale des comptes en dollars). « Ils nous ont pillés, déclare-t-il, ils ne recommenceront plus. » En fait, ce ne sont pas les grands spéculateurs qui sont punis, mais les petits épargnants. Le Mexique se retrouve entre les mains du FMI, soumis au bon vouloir de Washington.
Comment l’« administration de l’abondance » a-t-elle pu mener le pays à une « décision désespérée » et irréfléchie, en contradiction totale avec la politique menée depuis les débuts du sexennat ? La malédiction pétrolière, la délicate gestion d’un flux brutal de recettes sont à incriminer, mais elles ont été aggravées par l’« aveuglement sexennal ». En effet, chaque président gouverne dans le cadre temporel étroit de son unique mandat. Les grands projets doivent aboutir dans la limite des six ans. On ignore le successeur et l’avenir. Ainsi, López Portillo a contracté un quart de la dette extérieure (soit quelque 20 milliards de dollars) en une seule année (1981), alors que la remontée des taux américains était effective depuis l’arrivée à la Maison-Blanche de Ronald Reagan et que le monde était entré en récession.
L’absence de continuité des politiques est particulièrement préjudiciable dans des périodes de grandes mutations internationales, comme le furent les années 1980, où il convenait d’adopter de grandes décisions structurantes. Ces discontinuités sont sans doute la rançon de la non-réélection, mais elles reflètent aussi le caractère patrimonial de l’État. Les diplomates étrangers sont toujours étonnés par les questions des officiels mexicains concernant les engagements de leur pays vis-à-vis du Mexique à chaque renouvellement de gouvernement. Alors que le régime semble immuable, la continuité de l’État n’est jamais acquise. Les grands projets sexennaux sont souvent abandonnés. On ne les rebaptise pas, on les ignore, quand bien même ils répondent à d’impératives nécessités.
L’impact de la décision de septembre 1982 sur l’opinion publique ne fut pas moins délégitimant que les morts d’octobre 1968. Dans les deux cas, les classes moyennes s’estimaient les victimes d’un régime dont elles acceptaient l’opacité, la fraude et la corruption en échange d’une confortable sécurité. Mais il y a eu rupture du contrat social. Aussi ces deux dates ne seront-elles pas oubliées. La confiance dans l’État devient problématique. Pour les entreprises, le « coût » du système ne va plus de soi. L’État est-il toujours le protecteur du secteur privé, et le développement économique une priorité indiscutée ? Le corporatisme supposé assurer la paix sociale pèse sur les résultats et la compétitivité des entreprises. Le secteur public de l’économie, inefficient et en sureffectif, affecte négativement l’ensemble de l’appareil productif. Il ne fait plus de doute que Pemex a des coûts de production très élevés en raison du parasitisme syndical6. Le développement autocentré apparaît tout à coup comme un obstacle à la modernisation compétitive. Mais le modèle économique de « substitution des importations » et le régime de démocratie de « basse intensité » sont irréductiblement liés l’un à l’autre. Ainsi, la rigidité corporatiste et la manipulation des acteurs de l’économie souterraine qui limitent la productivité et les recettes publiques sont des composantes indispensables à la stabilité politique. En 1982, le secteur informel en marge des obligations fiscales représente 20 % du PIB. Organisé par le PRI, il constitue une clientèle cruciale pour le régime.
Face à cette prise de conscience de l’archaïsme du système dans une conjoncture très volatile, les rituels politiques s’émoussent. Le président n’est plus tabou. José López Portillo doit s’exiler à Rome. Des groupes de citoyens demandent une enquête sur son enrichissement. Elle n’aura pas lieu, mais un pas a été franchi. 1982 a montré non seulement l’inefficacité et l’usure du modèle, mais aussi le danger représenté par un pouvoir discrétionnaire qui agit sans consulter. Le nouveau chef de l’État arrive à Los Pinos dans un climat d’inquiétude et de soupçon.
Le changement dans la tourmente
López Portillo n’a pas réussi sa sortie. Son coup de poker nationaliste n’a pas fait de lui un nouveau Cárdenas. La popularité de sa décision de septembre n’a été qu’un feu de paille. Cet hédoniste dépensier n’était pas l’homme du sursaut et du sacrifice. Cependant, il avait pris la mesure de l’étendue et de la nature du désastre, et choisi son successeur en conséquence. Il rapporte dans ses mémoires7 qu’il avait deux fers au feu, deux tapados, un policier et un financier : Javier García Paniagua, un homme expérimenté dans le maintien de l’ordre, et Miguel de la Madrid, ministre des Finances. Le problème étant de toute évidence financier, c’est ce dernier qui fut choisi. Miguel de la Madrid Hurtado, brillant élève de López Portillo à la faculté de droit de l’UNAM, a fait toute sa carrière dans le secteur financier. D’abord au Banco de Mexico, la banque centrale, puis à la direction générale du crédit du ministère des Finances, avant d’en devenir vice-ministre en 1974, puis titulaire du nouveau ministère de la Planification et du Budget créé par López Portillo. Certes, en jeune homme ambitieux, il s’est inscrit au PRI en 1963, mais ce n’est pas un homme politique. Le président sortant dira de lui : « Cet excellent administrateur pourra devenir un très bon politicien8. » Le futur président est un haut fonctionnaire élégant au profil romain et à la voix posée. Modéré et pragmatique, on le dit aux antipodes de son exubérant et sanguin mentor. Il passe aussi pour terne et sans vision, mais il est justement l’homme de la situation capable d’engager avec sobriété et une apparente modestie la transformation de l’économie nationale au nom de la continuité révolutionnaire.
Si de la Madrid apparaît comme un pape de transition, c’est parce qu’il va sans emphase lancer une transition vers un nouveau modèle économique qui tourne le dos à un demi-siècle d’histoire du Mexique. Dès son discours d’investiture, le nouveau président déclare l’« état d’urgence économique ». La situation est grave, l’héritage lourd. Ce que ne manque pas de rappeler la presse américaine. Les chiffres sont accablants : l’inflation est à 116 %, le PIB recule de 5 %, la dette extérieure atteint 85,5 milliards de dollars9. Le chômage et le sous-emploi concernent 38 % de la population active. Dès l’annonce de la cessation des paiements, les milieux financiers nord-américains réagissent sans indulgence et dressent le procès d’un régime étatiste, inefficace et corrompu, et d’« un pays qui, alors que les cours du pétrole étaient au plus haut […] n’arrivait plus à subventionner l’alimentation, les transports et le logement […]. Le Mexique ayant découragé l’agriculture par le contrôle des prix et des politiques foncières qui détruisent toute incitation à produire10 ». Le nationalisme économique ne trouve guère grâce aux yeux de ces procureurs, et même la « construction d’une industrie lourde », inspirée « par l’orgueil national et la peur des firmes étrangères », ne mérite que des sarcasmes. Les conseils avancés vont à l’encontre des politiques suivies jusque-là par le Mexique : « Ne serait-il pas moins onéreux d’acheter de nombreux produits sur le marché mondial au prix le plus bas », plutôt que d’« accumuler du capital et des éléphants blancs » ? Le Wall Street Journal s’en prend même aux vaches sacrées : « Ainsi, ajoute-t-il, des compagnies pétrolières multinationales auraient rapporté plus au Mexique que l’entreprise publique Pemex, dont la frénésie d’achats d’équipements […] a absorbé une grande partie des revenus pétroliers du pays. » Si les milieux financiers new-yorkais reconnaissent que la main-d’œuvre mexicaine est compétente et que « le régime a tenu à l’écart les forces révolutionnaires communistes à l’œuvre dans le bassin des Caraïbes », ils exigent néanmoins, avant l’attribution d’une aide financière américaine, la « suppression des distorsions actuelles » et la fin d’un système de patronage et de subventions.
Dans la conjoncture régionale de 1982, les États-Unis ne peuvent se désintéresser du Mexique en crise. Il en va de leur propre sécurité, selon le gouvernement de Washington. À l’enjeu stratégique viennent s’ajouter des raisons proprement économiques, mais aussi politiques. Le Mexique représente de 60 à 70 % des engagements extérieurs des banques. Pour ne rien dire de la hantise d’un afflux d’immigrants illégaux en cas de récession durable chez le voisin méridional. Aussi existe-t-il un accord presque unanime chez les décideurs américains pour aller au secours du Mexique. Comme le dit l’économiste en chef de Morgan Guaranty Trust à la même date : « Le Mexique et les États-Unis sont si étroitement intégrés que nous devons considérer celui-ci, au moins du point de vue financier, comme faisant partie de notre pays11. »
Miguel de la Madrid a été élu selon le rituel « révolutionnaire » et avec le folklore convenu. La participation a été relativement élevée (75 % des inscrits), mais le nouveau président n’a reçu que 71 % des suffrages. Ce score exceptionnel dans n’importe quelle « vraie » démocratie est jugé faible pour un plébiscite dans un régime de parti hégémonique. Certes, le candidat du PRI avait six « concurrents », mais jamais ses prédécesseurs n’avaient recueilli moins de 74 % des voix. Les élections changent de signe. Elles ne sont pas encore compétitives, mais elles sont déjà disputées. L’adversaire n’est plus l’abstention. Celle-ci devient au contraire l’alliée du PRI, dont le contrôle social commence à se gripper. Le moment électoral constitue de plus en plus un temps fort de la vie politique, et non une formalité saisonnière. Le Mexique des années 1980 n’est plus celui pour lequel le modèle économique et le régime politique avaient été conjointement conçus. Ce Mexique de 20 millions d’habitants comptait alors 78 % de population rurale et 65 % des actifs étaient employés dans l’agriculture. Il n’avait que 10 000 kilomètres de routes et 48 % de ses citoyens étaient analphabètes. Quarante ans plus tard, la population a quadruplé, de même que le revenu par tête, et 72 % des Mexicains habitent les villes. L’agriculture représente moins d’un quart de l’emploi. La durée moyenne de la scolarité a doublé. Le Mexique possède 23 fois plus de routes carrossables12. Un système adapté à une société de masse rurale semble patiner dans une société plurielle, diversifiée, exigeante. Et pourtant l’État-PRI va encore durer dix-huit ans, le temps de trois sexennats.
Le président qui succède à José López Portillo se trouve dans une situation peu confortable. Comme Luis Echeverría après Díaz Ordaz sur les questions d’ordre public, Miguel de la Madrid doit prendre dans le domaine économique le contre-pied de celui qui l’a fait roi. Il le fera d’autant plus volontiers que, ancien ministre du Budget, il a été mis devant le fait accompli de la nationalisation bancaire. Hostile à cette décision mais candidat officiel, il était le « muet du régime ». Il lui faut donc remonter la pente et, d’abord, redresser les comptes publics. Pour cela, il va former un gouvernement resserré et homogène afin d’accélérer la prise de décision et d’être plus efficace en période de crise. C’est un réflexe de chef d’administration centrale plus que d’homme politique expérimenté. Ainsi, les principaux postes sont attribués à de jeunes économistes qui ont travaillé avec lui au ministère de la Planification et du Budget, où l’un d’entre eux, Carlos Salinas de Gortari, lui succède. Ce cabinet de technocrates réunit des quadragénaires qui ont en commun des études de post-grade aux États-Unis après une licence obtenue le plus souvent dans des universités privées mexicaines (Tecnológico de Monterrey, Institut technologique autonome de Mexico, ITAM). Tous ces économistes ont un master ou un doctorat des plus prestigieuses universités américaines. Carlos Salinas comme Miguel de la Madrid sont diplômés de Harvard. Dans ce ministère névralgique qu’est le SPP (Secretaría de Programación y Presupuesto), les principaux collaborateurs de Carlos Salinas ont tous une formation économique américaine : Pedro Aspe est passé par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), Ernesto Zedillo est ancien élève de Yale, José María Córdoba de Stanford. On retrouve des fonctionnaires de même profil au ministère des Finances et à la Banque centrale13.
Cette homogénéité de formation entraîne une communauté de pensée et d’orientation. Alors que l’UNAM apparaît de plus en plus aux yeux des nouveaux dirigeants comme la réserve des derniers Mohicans du marxisme universitaire, où l’étatisme et le dirigisme sont encore des dogmes, le brain trust du président s’éloigne du « structuralisme » diffusé par la CEPAL, et penche vers le monétarisme en vogue aux États-Unis où l’« économie de l’offre » vit ses heures de gloire sous la présidence Reagan. Ces technocrates du libéralisme sont proches du secteur privé et des milieux bancaires en particulier. Carlos Salinas entretient ainsi des relations amicales avec le président de l’Association bancaire du Mexique, Carlos Abedrop. Les « nouvelles élites gouvernementales » rejettent l’étatisme et le laxisme budgétaire, manifestations d’un « populisme économique » qu’ils condamnent. Ils ont la religion des grands équilibres, du contrôle des dépenses et de la lutte contre l’inflation. Ils admirent Miguel Mancera, un de leurs aînés, gouverneur de la Banque centrale auprès duquel plusieurs de ces hauts fonctionnaires se sont formés et qui a donné sa démission à l’annonce de la nationalisation des banques mise en œuvre par Carlos Tello, qui défend pour sa part tout ce que déteste la nouvelle équipe.
Le clivage au sein des élites du pouvoir est clair et patent bien avant 1982 et la décision fatidique du président López Portillo. En 1981, Carlos Tello a rendu publique son interprétation des lignes de partage économique au sein de l’État dans un livre cosigné avec Rolando Cordera, un intellectuel, député communiste14. Dans ce manifeste, les auteurs opposent de manière polémique le « projet néolibéral » à un projet « national ». Ils récusent toute forme d’ouverture économique et surtout toute velléité d’intégration avec l’économie américaine, alors que le modèle « révolutionnaire » a selon eux donné de si bons résultats dans un passé récent. Le projet nationaliste qu’ils défendent est surtout justifié par le passé et par le refus des pressions et des exigences américaines en faveur de l’entrée du Mexique au GATT, des privatisations ou de la « coopération énergétique ». En revanche, on ne trouve dans ce livre défensif ni propositions nouvelles, ni suggestions de réformes pour maintenir ou sauver un système en crise. En dehors du protectionnisme et des nationalisations, il n’est point de salut.
Sous Miguel de la Madrid, Miguel Mancera retrouve la direction de la Banque centrale. L’équipe des économistes modernistes va pouvoir faire face à la situation d’urgence en prenant des mesures rapides et d’application immédiate, c’est-à-dire sans consultation ni débat. Dans cette perspective, le nouveau président met sur la touche la vieille garde du PRI et ne fait aucune place aux diverses tendances du parti et de l’État. Ni la droite affairiste (Hank González) ni la gauche « echeverriste » ou cardéniste (Porfirio Muñoz Ledo) ne reçoivent de portefeuilles ou de postes exécutifs. C’est à la fois une erreur et une faute. Les « politiques » blanchis sous le harnais s’indignent qu’un président de quarante-huit ans n’ayant jamais occupé de fonctions électives ne fasse pas appel à eux et les rejette. Pour eux, ce cabinet qui ne comprend aucun homme politique d’envergure et d’expérience est un gouvernement d’« usurpateurs », une OPA sur l’État. L’hostilité à l’invasion de ces « nouveaux messieurs » formés chez l’« ennemi » suscite une fronde grandissante. À petit bruit, ces turbulences vont provoquer des rapprochements. Le schisme esquisse les sécessions futures. Peut-on sauver le régime contre lui-même ?
Pour le président, l’heure est à la « rénovation morale ». El Negro Durazo, policier gangster arrêté aux États-Unis, est extradé et emprisonné. L’ancien directeur de Pemex, Díaz Serrano, est jugé pour concussion. Mais les attaques publiques contre López Portillo ne sont ni sanctionnées ni suivies d’effet. En matière d’éthique, on en reste là. L’important pour le président est de rétablir la confiance intérieure et extérieure. Tandis que les milieux d’affaires dénoncent encore « la marche au socialisme » du régime, un programme d’ajustement drastique est mis en place pour rétablir les grands équilibres macro-économiques. Les subventions sur les produits de consommation sont supprimées une à une15. Tous les programmes publics sont remis en question. Le peso est à nouveau dévalué pour doper les exportations et réduire les importations. Le PIB recule néanmoins de 4 % en 1983, mais une reprise modeste a lieu en 1984-1985 avant qu’une nouvelle catastrophe ne s’annonce en 1986 sur le front pétrolier : la chute des cours, modérée jusque-là, devient un effondrement (–55 %). Une remontée du prix du brut permet cependant de limiter l’impact du krach boursier de 1987. Malgré ces accidents de parcours, la politique économique vertueuse porte ses premiers fruits. Le déficit public est réduit de moitié. La balance commerciale est excédentaire du fait de la forte contraction des importations. Dès 1983, les importations sont réduites de moitié par rapport à 1980, tandis que les exportations retrouvent des niveaux égaux ou supérieurs à cette même année. La balance des paiements, dont le déficit représentait 50 % de la valeur des exportations en 1981, est à nouveau excédentaire16.
Ces politiques correspondent aux orientations libérales du nouveau gouvernement. Mais elles sont aussi celles qui conditionnent pour les États-Unis un plan de réduction de dettes. Depuis 1983, les États d’Amérique latine se concertent sous la houlette de la CEPAL et du SELA pour trouver des remèdes spécifiques et si possible indolores à la crise de la dette. Mais le front des débiteurs est divisé. Le Mexique pour sa part ne souhaite ni moratoire, ni limitation des remboursements, ni politiques hétérodoxes. Il attend son salut des États-Unis et des « relations spéciales » entretenues par les deux États.
Le coût social de l’ajustement orthodoxe est élevé. Tandis que l’inflation reste à deux chiffres (avant de passer à trois)17 et que la dette dépasse les 100 milliards de dollars en 1987, les revenus salariaux reculent. Le pouvoir d’achat du salaire minimum a chuté de 60 % par rapport à 1982. La mortalité infantile s’accroît ; la consommation baisse, de moitié pour la viande de bœuf. Le produit national brut par tête a diminué de 10 % durant le sexennat. La moitié des Mexicains vit au-dessous du seuil de pauvreté. Les sodas remplacent le lait18. On peut comprendre que, dans ce contexte, la « rénovation morale » du président s’arrête aux portes des syndicats, dont il a le plus grand besoin pour mettre en œuvre une « politique des revenus » assurant la « modération » et même la compression des salaires. C’est ainsi que, visitant Ciudad Madero, bastion de la Quina, il salue le cacique du SNTPRM et célèbre en lui « un modèle d’honnêteté dans la gestion du syndicat de Pemex19 ».
Cette politique, qui accroît les inégalités sociales et appauvrit même les classes moyennes déjà affectées par la nationalisation des banques, n’est pourtant pas qu’un effort ponctuel destiné à faire face à la crise. La « génération du changement » a des objectifs plus ambitieux que le redressement des comptes publics et le redémarrage de la croissance. Son programme d’austérité est l’occasion de réduire le périmètre de l’État. Des agences publiques et même des départements ministériels sont éliminés, tandis qu’on élague les effectifs des fonctionnaires. Un programme de privatisation met sur le marché des entreprises sans intérêt stratégique ni utilité directe pour l’État, qui n’avaient en général été nationalisées que pour protéger l’emploi. Le secteur public, qui comprenait 1 155 entreprises en 1982, n’en a plus que 412 en 1988. La nationalisation des banques est déclarée irrévocable, mais leur capital est ouvert à la hauteur d’un tiers, tandis que les agences de courtage (casas de bolsa) sont autorisées à effectuer de nombreuses opérations bancaires, à l’exception des dépôts.
Les tarifs douaniers sont abaissés, les licences d’importation limitées en nombre. En août 1986, le Mexique donne son adhésion au GATT comme le souhaitaient les États-Unis. C’est la fin du protectionnisme. La crise légitime aux yeux des élites politiques traditionnelles cette décision qui rend irréversible le démontage du vieux modèle économique autocentré. Désormais, la libéralisation de l’économie et la promotion des exportations sont au cœur du système productif.
Tout change, mais rien n’est changé. Les réformes structurelles s’effectuent dans la discrétion, certains disent subrepticement, mais dans le cadre de la Révolution et avec le soutien volens nolens des corporations. Les syndicats défilent toujours le 1er mai devant le Palais national. L’ouverture ne s’étend pas à la sphère politique. Les sacrifices demandés à la population et en particulier aux plus défavorisés ne font rien pour la popularité du gouvernement. Il n’est pas l’heure de lâcher du lest. De multiples indices laissent penser que le PRI perd peu à peu le contrôle du monde ouvrier. Mais les chefs d’entreprise s’éloignent aussi du régime. Au nord du pays, le patronat « en colère » adhère massivement au PAN comme Manuel Clouthier, l’influent dirigeant du Sinaloa. Outre la nationalisation des banques et le centralisme présidentiel, le patronat critique l’aide mexicaine aux sandinistes et les sympathies cubaines du gouvernement. Malgré un haut niveau de fraude, les élections intermédiaires de juillet 1985 voient une dangereuse avancée du PAN dans certains États, dont le Chihuahua.
Mais le Mexique va connaître un désastre naturel qui ne sera pas sans conséquences politiques autant qu’économiques. Le 19 septembre 1985 à 7 h 19, un tremblement de terre d’intensité 7,8 (échelle de Richter) dévaste le centre de Mexico, bâti sur les anciennes lagunes de Tenochtitlan. Des hôpitaux, des écoles, plusieurs ministères et des édifices publics sont détruits. Tous les réseaux urbains sont gravement sinistrés. Le gouvernement ne réagit pas et semble paralysé. Il a recours à l’armée, mais seulement pour maintenir l’ordre. Les pays amis offrent de l’aide, le président s’empresse dans un premier temps de la refuser en répondant : « Nous sommes autosuffisants. » Réaction attendue d’un pouvoir qui craint le regard de l’étranger, disent certains observateurs. Mais la société civile, elle, s’organise. La solidarité se met efficacement en place pour sauver ceux qui peuvent encore l’être. Cet élan d’auto-organisation incontrôlée est justement une des hantises de l’État-PRI. Il heurte la logique panoptique du régime. Par ailleurs, les technocrates qui désormais l’animent et l’orientent ont tout prévu hormis l’imprévisible, d’où la lenteur, voire l’incapacité de la réaction officielle.
Mais les retombées politiques du tremblement de terre ne s’expliquent pas seulement par l’atonie et l’inefficacité gouvernementales, que le populaire attribue le plus souvent à l’insensibilité d’un président qui ne s’était même pas déplacé lors de catastrophes antérieures dans le District Fédéral20. De fait, ce qui a porté à son comble le discrédit des dirigeants après 1968 et 1982 est la découverte des vices cachés du système. Le sinistre révèle, en effet, que des bâtiments publics antisismiques se sont écroulés en raison d’irrégularités criminelles de construction, de détournements de matériaux et de corruptions diverses. Ainsi, un hôpital récemment construit s’est affaissé en « millefeuille », écrasant patients et personnel. En plein centre de Mexico, dans des édifices éventrés apparaissent des ateliers clandestins, véritables « sweatshops de la honte » : l’État ouvrier protège les patrons voyous qui exploitent ignominieusement les travailleurs (le plus souvent les travailleuses, en fait). De même, on trouve des cadavres portant des traces de torture au siège de la direction générale de la police, qui s’est effondré21. La reconstruction aura un coût économique élevé, mais le prix politique n’en sera pas moins fort.
Le gouvernement est-il conscient de sa perte de popularité ? Sans doute est-ce pour cela que, après avoir laissé le PAN s’emparer d’importantes municipalités après 1982, il va donner un coup d’arrêt. Pas question de lui laisser conquérir un État. L’élection du gouverneur de Chihuahua le 6 juillet 1986 est ainsi l’occasion d’un véritable festival de trucages et d’intimidation électorale dans une circonscription où le PAN est bien implanté. Tous les moyens canoniques et quelques autres vont être utilisés par des « alchimistes » électoraux très inspirés : fausses consignes d’abstention du PAN, publication confidentielle des adresses des bureaux de vote, élimination des scrutateurs indépendants, quadrillage militaire. Le candidat du PRI se proclame vainqueur et reçoit les félicitations du président, alors que les résultats définitifs ne seront rendus publics qu’une semaine après le scrutin22. Mais la « fraude patriotique » n’est plus tolérable ni tolérée. Des manifestations pour une « démocratie effective » sont organisées par le PAN dans toutes les villes du Chihuahua. Les manifestants bloquent les routes et les ponts internationaux. L’armée occupe la capitale de l’État et les principales agglomérations. Les protestations redoublent. L’« insurrection démocratique » s’étend. Le maire de Chihuahua, le « paniste » Luis H. Álvarez, entame avec deux personnalités respectées une grève de la faim. Les évêques du diocèse dénoncent la fraude, et l’archevêque Almeida y Merino annonce la grève des cultes en guise de protestation. C’est la panique à Mexico, en particulier au ministère de l’Intérieur. Non pas tant parce que la décision épiscopale rappelle le soulèvement des Cristeros de triste mémoire, mais parce que cette prise de position de l’Église locale a des répercussions universelles. La presse américaine rend compte jour après jour des événements postélectoraux du Chihuahua frontalier. Séparées par le Río Bravo, El Paso et Ciudad Juárez forment en fait une seule ville binationale. Le PAN prend à témoin les médias et les dirigeants politiques de l’« autre côté ». Le Washington Post publie un encart publicitaire exigeant l’annulation des élections. Le voyage du président de la Madrid à Washington en août se déroule par suite dans un climat peu convivial et se solde par un échec. Emboîtant le pas au puissant et agressif Jesse Helms, élu de Caroline du Nord, des sénateurs américains demandent de nouvelles élections. Le Mexique en crise était sous les projecteurs de la presse américaine. Désormais, l’opposition la plus redoutée à Mexico provient du Congrès de Washington. Ce qui n’empêche pas le PRI et le gouvernement d’accuser le PAN d’intelligence avec l’« ennemi » et de trahison. La presse mexicaine, quant à elle, se complaît à expliquer les réactions américaines à l’égard du Mexique par les divergences sur la politique centre-américaine et par la défense de la souveraineté nationale dans le domaine de la lutte contre le narcotrafic.
Les cadres du PRI sont inquiets, en particulier ceux qui ont été marginalisés par les « jeunes turcs » rénovateurs. Ils laissent entendre que les mains inexpertes qui dirigent le pays délégitiment le régime par leurs maladresses et mènent le Mexique vers une situation politique irrécupérable. Hank González, qui est de ceux-là, confie à un quotidien de Mexico : « Il faut changer de système, sinon nous aurons à faire face à des convulsions internes, voire à une intervention étrangère23. » L’ancien maire du District Fédéral est-il moins effrayé par le risque d’un soulèvement populaire que par les États-Unis ?
Le Mexique vit un moment étrange et paradoxal. Le plus proaméricain des présidents se heurte à une hostilité inédite des secteurs influents des États-Unis. Alors que le gouvernement mexicain se rapproche sans cesse du modèle économique qui a les faveurs de Washington, des voix s’élèvent dans la capitale fédérale américaine pour le déstabiliser. Il est vrai que les résultats ne sont pas à la hauteur des intentions. La croissance économique se traîne (1,7 % en 1987) bien au-dessous de celle de la population. Le PIB est encore inférieur aux chiffres de 1980 et le revenu par tête est 20 % au-dessous. Avec une inflation qui plane à 160 % et une dette à 105 milliards de dollars, le redressement annoncé s’est manifestement fait attendre. Certes, le secteur exportateur est redevenu plus dynamique grâce à la croissance des maquiladoras, car la faiblesse des salaires (3 dollars par jour) attire les entreprises américaines, auxquelles la division nord-américaine du travail donne un regain de productivité.
L’orthodoxie économique et l’ouverture n’ont pas tiré le Mexique de la crise, mais elles ont jeté les bases d’un nouveau modèle privilégiant l’insertion internationale. La présidence de la Madrid est à la fois un temps de remise en ordre destiné à faire oublier les ambitions pharaoniques des deux présidences antérieures, et une période où s’ébauche une grande transformation économique et sociale dans le cadre d’un régime politique aussi immuable que peu crédible. Le PRI et la « famille révolutionnaire » sont en émoi face à des politiques qui tournent radicalement le dos à un demi-siècle de nationalisme et semblent trouver leur inspiration à Washington. La démocratisation de la vie politique n’est pas à l’ordre du jour. Mais, désormais, « le parti de l’État n’est plus le parti de la Révolution24 ».
À la Maison-Blanche et au Département d’État, on ne partage pas les imprécations du sénateur Helms. Le gouvernement des États-Unis ne veut pas que ce régime qui assure la stabilité du Mexique soit remis en question. Il favorise donc la continuité. Les enjeux sont multiples : le pétrole, les engagements bancaires, le narcotrafic, l’immigration. Le Mexique apparaît comme le « ventre mou » de l’Amérique du Nord. C’est pourquoi le Mexique, et non l’Argentine ou le Brésil, est l’objectif prioritaire du plan Baker de réduction de la dette de 1985, comme il le sera du plan Brady en 1989 qui se révélera plus efficace. Charité bien ordonnée…
Aux États-Unis, dans leur contradictoire diversité, on encourage tous ceux de droite ou de gauche qui réclament une vraie démocratie. Mais, en même temps, on se félicite de l’orientation libérale du gouvernement en place et on le soutient, de même qu’on appuie les milieux patronaux qui aspirent à de profondes réformes de structures. Tout en sachant que le coût social et les sacrifices exigés par un changement de modèle imposent, comme au Chili au début des années 1980, un régime autoritaire25.
Une victorieuse défaite
La société civile – l’expression apparaît à cette époque dans le vocabulaire politique mexicain – s’est mise en mouvement. La mobilisation contre la fraude électorale a pris le relais du malaise social provoqué par le révélateur qu’a été le tremblement de terre de 1985. La situation économique et sociale est désastreuse. Raison de plus pour que la continuité politique soit assurée et que le PRI « gagne » les élections. C’est ce que veulent les équipes de « technocrates » en place, qui entendent poursuivre et approfondir les transformations en cours. C’est aussi ce que souhaite Washington. Évidemment, comme il n’a cessé de le faire depuis les années 1970, le régime doit donner l’impression que le « perfectionnement de la démocratie » continue, en octroyant à l’opposition une représentation parlementaire accrue. En février 1987 est promulgué un code fédéral électoral qui porte notamment de 100 à 200 le nombre des députés élus au scrutin proportionnel, réforme considérée au PRI comme « un cadeau fait à l’opposition26 ». Une « clause de gouvernabilité » compense cependant le risque de « surreprésentation des partis d’opposition ». Elle assure 50 % des députés au parti qui obtient 35 % des suffrages. Outre un toilettage des dispositions du contentieux électoral, le District Fédéral est doté d’une assemblée consultative, premier pas vers un statut de droit commun.
Ces petits pas mesurés et ambivalents ne sont pas la démocratie. Pourtant, la conjoncture de cette fin de décennie n’est guère favorable aux régimes autoritaires, qu’ils soient ou non masqués. Une vague de démocratie parcourt le continent. Les dictatures personnelles ou collectives refluent une à une, de l’Amérique centrale à la Terre de Feu. L’Équateur en 1979, le Pérou en 1980, le Honduras et la Bolivie en 1982 se sont donné des gouvernements constitutionnels élus. L’Argentine et l’Uruguay en 1983, le Brésil en 1985 ont congédié leurs dictateurs et convoqué des élections compétitives. La chute des dictatures se poursuivra en 1989, l’année du départ des généraux Stroessner et Pinochet. Mais le mouvement mondial pour la liberté, qui va s’étendre à l’Europe orientale, n’affecte pas la Révolution mexicaine. Le parti hégémonique tient bon. L’opposition Potemkine fait une utile figuration en restant cantonnée à la périphérie du pouvoir (assemblées, communes). Le Mexique est une « exception récalcitrante ». Il n’est pas question de compétition pluraliste, encore moins d’alternance. Les réformes impopulaires appellent au contraire un renforcement de l’autorité de l’État.
Malgré la mise en scène du pluralisme, il n’y aura ni débat ni élection interne au PRI pour le choix du successeur à la présidence en 1988. Il y a bien six tapados présumés, mais c’est le président sortant qui dictera le choix. Trois de ces précandidats tiennent la corde : Manuel Bartlett, ministre de l’Intérieur, Alfredo del Mazo, ancien gouverneur de l’État de Mexico et ministre de l’Énergie (Secretario de Energía, Minas e Industria Paraestatal ), et Carlos Salinas de Gortari, ministre de la Planification et du Budget. Ce trio incontournable révèle, s’il en était besoin, une autre des tares du parti de la Révolution : la faible circulation des élites dirigeantes. En effet, Bartlett est le fils d’un gouverneur du Tabasco ; Salinas, celui d’un ancien ministre de López Mateos, notable priiste du Nuevo León ; le père de del Mazo a été gouverneur et ministre des Ressources hydrauliques du même président. Le PRI est devenu un parti oligarchique. La « famille révolutionnaire » est composée de dynasties. Seuls arrivent aux sommets de l’État ceux qui en descendent. Le parti de l’État semble avoir tourné le dos à ses origines populaires. En l’absence de démocratie interne, il s’appauvrit en se fermant sur lui-même alors qu’il se réclame sans cesse du « berger de Guelatao » (Juárez) et du « fermier de Jiquilpan » (Cárdenas).
Comme attendu, le président de la Madrid choisit pour lui succéder son plus proche collaborateur, diplômé comme lui de l’université de Harvard : Carlos Salinas de Gortari. Ils partagent tous deux la même vision de l’avenir du Mexique, le même projet de transformation économique, la même foi dans les vertus du marché. Salinas est la garantie de la poursuite du tournant libéral et du maintien au pouvoir de l’équipe ministérielle des jeunes technocrates qui a accompagné le président sortant. Sur un autre plan, c’est aussi l’assurance pour de la Madrid de sa tranquillité personnelle. Et, de fait, il fut le seul ancien président depuis 1970 qui n’eut pas à quitter le territoire national sous son successeur.
Si l’intérêt bien compris du président sortant plaidait pour Salinas, il n’en allait pas de même dans l’opinion et au sein du parti. Le destape a montré que la démocratisation tant annoncée ne concernait pas le PRI. Certes, les qualités intellectuelles et professionnelles de Carlos Salinas, que ses admirateurs ont baptisé « la fourmi atomique » ou « l’homme qui pense plus vite que son ombre », impressionnent. Mais il est de loin le moins populaire des trois finalistes. Les « politiques » voient en lui un technocrate calculateur et arrogant qui n’a jamais daigné « mouiller sa chemise » dans une élection populaire. Son programme de réformes libérales et de désétatisation n’est pas celui du parti attaché au nationalisme révolutionnaire et aux références cardénistes, encore moins celui des syndicats de la CTM ou des paysans de la CNC. Un courant démocratique, Corriente Democrática, s’est formé au sein du PRI contre la dérive « néolibérale » du pouvoir. Ses membres sont opposés à la fois à la méthode autoritaire de sélection du candidat et à sa personne. Pour eux, les réformes structurelles entreprises sous de la Madrid sont littéralement contre-révolutionnaires. Dans le camp présidentiel, on se gausse de ces « dinosaures » nostalgiques d’un populisme condamné par la marche du monde.
À la tête de cette opposition interne qui va bientôt faire sécession et quitter le PRI se trouvent deux hommes politiques que de la Madrid a mis maladroitement à l’écart. Cuauhtémoc Cárdenas est le fils de Lázaro Cárdenas. Son patronyme est celui d’une icône nationale ; son prénom, le symbole d’une résistance au conquérant étranger. Sa carrière a été relativement discrète : il a été vice-ministre de l’Agriculture et surtout gouverneur de son État natal, le Michoacán, où il est populaire malgré les mesures de moralisation qu’il a imposées à ses concitoyens27. Aux côtés de cet austère « chevalier à la triste figure », Porfirio Muñoz Ledo, rival de Miguel de la Madrid depuis la faculté de droit, proche de Luis Echeverría et plusieurs fois ministre, est une personnalité extravertie et flamboyante qui a la sympathie des milieux intellectuels. Il plaide pour un retour à l’orthodoxie révolutionnaire trahie. La scission une fois consommée, Corriente Democrática présente Cuauhtémoc Cárdenas comme candidat à la présidence sous les couleurs d’un parti en déshérence créé en 1954 par des déçus du PRI, le PARM, Parti authentique de la Révolution mexicaine, ce qui est déjà un programme28. D’autres partis satellites du PRI vont rejoindre la candidature dissidente du fils du défenseur du pétrole mexicain, comme le PPS et le Parti socialiste du travail. La coalition prend le nom de Front démocratique national (Frente Democrático Nacional, FDN) et regroupe toute la gauche « antinéolibérale » lorsque le candidat soutenu par le parti communiste, Herberto Castillo, se retire. Mais le clivage droite-gauche n’est pas l’essentiel. Le PRI perd surtout l’exclusivité de l’héritage révolutionnaire. C’est la première fois depuis 1952 que le principal adversaire du candidat officiel provient des rangs du PRI et se réclame de la Révolution.
Le PAN présente un candidat original et haut en couleur en la personne de Manuel Clouthier. Cet homme d’affaires du Sinaloa est le porte-drapeau des « néopanistes ». Il a en effet été désigné par les fédérations patronales de son État avant d’être choisi par les instances statutaires du parti. Antirévolutionnaire et antitechnocrate, ce candidat jugé « énergique et pompeux29 » est un orateur combatif et truculent. Il fait campagne contre la fraude électorale et prône la « résistance civile non violente » jusques et y compris par le refus de l’impôt. Il compare volontiers le régime mexicain à la dictature de Ferdinand Marcos, qui a mordu la poussière aux Philippines en 1986. Eu égard aux circonstances de l’arrivée au pouvoir de Corazón Aquino à Manille, autant dire qu’il invite les États-Unis, dont le rôle y a été décisif, à intervenir également dans le processus électoral du Mexique.
Cet appel implicite à un acteur extérieur est bien peu mobilisateur. D’autant que le patronat est réticent alors que les États-Unis, selon toute apparence, ne cachent pas leur préférence pour un candidat d’ouverture libérale face au risque d’une gauche révolutionnaire et socialiste. L’« insurrection démocratique » du PAN est un échec, alors que le candidat du FDN est donné gagnant dans les enquêtes d’opinion qui se multiplient. Affaibli par la scission, apparemment incapable de se réformer et de se libérer de l’emprise présidentielle, le PRI n’offre guère que le maintien des pratiques autoritaires et des institutions corporatives, mais sans l’illusion d’une révolution ininterrompue. Cárdenas et le FDN ont en leur faveur la baisse du niveau de vie et la promesse d’un retour au temps des « vaches grasses » où les syndicats ouvriers et les centrales paysannes se reconnaissaient dans un régime redistributeur. Peut-on ressusciter le « développement stabilisateur » ?
Face à un PRI qui propose la poursuite des sacrifices et un régime politique immuable, néopanistes et néocardénistes présentent pour la première fois une offre plurielle et des alternatives politiques crédibles. Pour la première fois aussi, la gauche semble être parvenue à constituer une force d’opposition réelle. Mais on se demande si les dissidents du parti de l’État qui dominent la coalition représentent la gauche ou le « PRI maintenu ». Le retour à la Constitution de 1917 et l’appui de groupuscules socialistes ou marxistes suffisent-ils à classer à gauche les nostalgiques d’un ordre révolutionnaire vieux d’un demi-siècle30 ? Quoi qu’il en soit, Cárdenas a le vent en poupe. La campagne est, de part et d’autre, très agressive. Personne ne peut douter que, cette fois-ci, les élections sont vraiment disputées.
Le 6 juillet 1988, les élections se déroulent normalement, avec çà et là des irrégularités relevées par la presse étrangère31. Mais, le soir de la consultation, le ministre de l’Intérieur annonce à la Commission électorale (dominée par le PRI) que le système informatique est tombé en panne et que les résultats seront communiqués ultérieurement. Les propos embarrassés des officiels donnent du crédit aux protestations des candidats de l’opposition. Dès le lendemain, le PRI proclame la victoire de Salinas, que la Commission confirme deux jours plus tard. Les résultats « définitifs » ne seront rendus publics qu’une semaine après le scrutin. Salinas, proclamé vainqueur, est crédité de 50,6 % des suffrages, Cárdenas de 31 %, Clouthier de 17 %. À partir de là, toutes les interprétations relèvent de l’hypothèse. Les preuves documentaires d’une éventuelle fraude de grande ampleur ont été détruites par les services compétents du Congrès chargés de vérifier la sincérité des résultats. Pour Cárdenas, il ne fait aucun doute que la panne informatique est intervenue au moment où il est clairement apparu que le candidat du PRI était battu. Elle refléterait la panique du camp gouvernemental. On suppose que les délais offerts par la « défaillance technologique » ont permis d’élaborer une solution vraisemblable. Il eût en effet été inacceptable de manipuler les chiffres pour donner au candidat officiel un score massif digne de celui de ses prédécesseurs. Le FDN annonce qu’il est arrivé en tête avec 42 % des suffrages, chiffre invérifiable, et que Cárdenas est le président légitime. Maladresse ou aveu, une contradiction du discours officiel laisse cependant supposer une correction des résultats par soustraction plutôt que par addition. En effet, le gouvernement s’était réjoui publiquement et trop tôt d’une forte participation électorale. Or l’abstention reconnue a atteint 48 %. Des bulletins auraient-ils été annulés pour ajuster les calculs des « alchimistes » électoraux ?
Quoi qu’il en soit, selon les chiffres officiels eux-mêmes, le PRI a subi une lourde défaite. Il n’a reçu que 9 millions de voix sur 38 millions d’inscrits. Mais cette défaite est également une victoire du régime. Non seulement parce que Salinas a été élu, mais aussi parce que le recul spectaculaire du score du parti de l’État entérine la réalité des progrès de l’ouverture électorale et du pluralisme compétitif. Désormais et jusqu’en 2000, le régime va jouer habilement à « qui perd gagne » dans une logique de changement ordonné et de transition octroyée et sans rupture.
Les deux perdants n’acceptent pas la victoire du PRI. Le FDN mobilise ses troupes, non sans quelques incidents violents malgré les appels au calme de Cárdenas. Celui-ci exclut la désobéissance civique, mais il ne reconnaît pas Carlos Salinas comme président constitutionnel des États-Unis mexicains. Il ne le reconnaîtra jamais. À l’issue de négociations discrètes, le PAN finit quant à lui par se résigner contre la promesse que ses victoires électorales futures seraient consolidées et qu’il pourrait même accéder au gouvernorat des États fédérés. En outre, la continuité de la politique économique lui convient et la stratégie du PAN depuis 1939 s’inscrit dans la durée.
Les États-Unis, qui ne voulaient pas d’une victoire de la gauche nationaliste, ne font pas non plus confiance au PAN et à son candidat. Le proaméricain et « business friendly » Salinas est donc le bienvenu. D’autant que, avec 31 % des suffrages officiellement reconnus, la coalition de gauche représente un capital politique qui, dans le contexte de la guerre froide régionale, inquiète Washington. Le premier indice de cette préoccupation sera la nomination d’un nouvel ambassadeur américain, diplomate de carrière très compétent et homme à poigne, John Negroponte, « a tough cold warrior » selon le New York Times, qui, après avoir servi au Vietnam en guerre, a été l’homme de la Contra au Honduras32. Parallèlement, les États-Unis vont mettre en place un nouveau plan de réduction de dette dont le Mexique sera bien sûr le premier bénéficiaire. Le plan Brady s’attaque directement au principal des créances : les banques renoncent à une partie de celles-ci, tandis que certains prêts souverains ne seront pas remboursés.
Malgré sollicitude et habiletés, le président Salinas ne se débarrassera jamais totalement des stigmates d’une élection douteuse. Pour la coalition cardéniste devenue le PRD (Parti révolutionnaire démocratique), il est un usurpateur dans tous les sens du terme. Une partie de l’opinion, soupçonnant a priori les manipulations dont le PRI est orfèvre, le tiendra pour mal élu. En raison de sa faible légitimité originelle, le nouveau locataire de Los Pinos va s’efforcer d’obtenir une indiscutable légitimité d’exercice. Pour cela, il va d’abord reprendre l’initiative politique. Il va par ailleurs donner la priorité dans son action aux relations publiques et à la communication, à l’extérieur comme au Mexique. Dès les cérémonies d’investiture, il va réussir une percée sur la scène internationale en accueillant Fidel Castro, qui ne semble guère sensible d’ailleurs aux accusations de fraude électorale lancées par le candidat de la gauche. La présence voyante du Comandante lui permet de marquer des points. Salinas veillera toujours à donner à Castro, ainsi qu’aux chefs sandinistes, jusqu’à leur éviction du pouvoir, une place d’honneur33. Pourtant, le nouveau gouvernement se situe politiquement aux antipodes du castrisme et très près des États-Unis.
Salinas distribue les portefeuilles aux membres de son équipe du ministère de la Planification et du Budget. Il n’oublie pas les proches du président sortant, comme Emilio Gamboa Patrón ou Manuel Bartlett, qui était aux manettes quand les ordinateurs ont disjoncté et qui reçoit le ministère de l’Éducation. À la différence de son prédécesseur, Carlos Salinas veut rallier autour de lui l’ensemble des factions et des camarillas du parti de l’État. Un consensus minimal est indispensable autour de sa personne et de sa politique. En outre, il sait désormais d’expérience comment se forment les dissidences et naissent les scissions. Au ministère de l’Intérieur, il nomme un ancien fonctionnaire de la police très expérimenté : Francisco Gutiérrez Barrios. Le riche et puissant Hank González, le « Midas de Tianguistenco », revient au gouvernement après une traversée du désert de six ans, d’abord au portefeuille du Tourisme puis à celui de l’Agriculture. Ainsi tout le « groupe d’Atlacomulco » qu’il inspire est-il réintégré, car le réseau de l’ancien maire de Mexico a de l’influence au sein du parti, notamment par ses liens avec les dirigeants syndicaux et la CTM.
Ce gouvernement d’union « révolutionnaire » a le soutien du grand patronat34. Il va engager une reconquête politique afin de poursuivre et d’approfondir les réformes. En effet, s’il a une majorité à la Chambre des députés, il n’a pas le quorum des deux tiers indispensable pour modifier la Constitution. En attendant, comme d’autres présidents avant lui (c’est presque un rituel d’avènement), il va s’en prendre aux « intouchables », montrant ainsi où se trouve le vrai pouvoir. Tout en donnant la preuve de sa détermination et de sa volonté d’équité et de transparence, ces mesures toujours populaires lui permettront aussi de régler quelques comptes personnels. Le sacrifié sera cette fois Joaquín Hernández Galicia, cacique viager des travailleurs pétroliers. Son arrestation à grand spectacle avec ses acolytes satisfait les expectatives de l’opinion publique. En effet, Salinas était mal vu du syndicat de Pemex, dont il avait commencé à rogner les prébendes. Par conséquent, au SNTPRM, c’est del Mazo qui était le préféré parmi les tapados. Mais, à défaut, la Quina avait discrètement appelé à voter pour Cárdenas, qui obtint de très bons scores dans les zones pétrolières. La descente de police à son domicile et l’étalage d’armes automatiques en sa possession n’avaient pas besoin de raisons politiques ni de prétextes : cette mafia a du sang sur les mains et ses détournements de fonds ne sont un secret pour personne. Si Salinas n’hésite pas à sacrifier d’anciens alliés pour asseoir sa légitimité, il est aussi économiste et sait combien le parasitisme syndical pèse sur la compétitivité de la régie des pétroles. Les défenseurs du leader syndical expliquent que celui-ci détenait des armes pour s’opposer à une éventuelle privatisation de Pemex, dont l’attaque contre le syndicat serait le préalable. Salinas n’aura garde d’oublier ces arguments spécieux, mais politiquement habiles.
L’éviction du « leader à vie » du SNTE, Jonguitud Barrios, se produisit de manière plus feutrée. Il fut démis de ses fonctions à Los Pinos et la militante trotskiste qui lui succéda, Elba Esther Gordillo, fut intronisée au siège du ministère de l’Intérieur, en toute démocratie syndicale. Cependant, pour la symétrie et pour que le pouvoir ne soit pas accusé de ne s’attaquer qu’aux syndicats de travailleurs, Salinas décida aussi de faire un exemple parmi les dirigeants de la haute finance, enrichis lors du krach de 1987. Le sort tomba sur Eduardo Legorreta, porteur d’un grand nom dans les milieux bancaires, qui fut arrêté et inculpé pour irrégularités financières. Il resta peu de temps en détention et revint à la Bourse. La moralisation de la vie publique en demeura là.
La « réforme de la Révolution »
Le nouveau président a quarante ans, comme la plupart de ses collaborateurs de premier rang. C’est un « fort en thème » à l’œil vif et au sourire malicieux. Il a obtenu deux masters et un doctorat à Harvard. Soutenue en 1978, sa thèse était consacrée au monde rural et plus précisément aux rapports entre l’investissement public et l’appui populaire au système politique dans trois communautés rurales35. Issu d’une famille plutôt cardéniste, il a bénéficié pour ses recherches des orientations de John Womack, historien de la Révolution mexicaine, auteur d’un livre classique sur Zapata, plein de sympathie pour son sujet. Salinas va d’ailleurs baptiser un de ses fils Emiliano et donner à l’avion présidentiel le nom du leader paysan du Morelos. Il aura toujours soin de sacrifier à la mythologie révolutionnaire.
Lors de son discours d’investiture devant le Congrès en décembre 1988, Carlos Salinas déploie comme il le doit, et peut-être un peu plus, tous les grands thèmes de la rhétorique nationaliste. « Il y a trois mille ans, dit-il, une civilisation est née au Mexique. » Mais, à côté de cette exaltation patriotique obligée, on retrouve sous les apparences d’un discours révolutionnaire institutionnalisé une sévère critique du modèle mexicain. « Le but ultime de la Révolution mexicaine, qui est la justice sociale, n’a pas été atteint », déclare le président. L’indignation face à la pauvreté et à l’inégalité « doit conduire la société à plus de solidarité avec les défavorisés ». Pour cela, il entend placer son sexennat sous le signe de la modernité. Il annonce que la modernisation inévitable de l’État sera le garant de son efficacité et d’une économie assainie. Dans le domaine politique, la « transparence des processus électoraux » et la rénovation des partis doivent mener à une « pluralité effective » et à une « démocratie différente ».
Salinas, fils de la Révolution, va se révéler un homme politique habile et un dialecticien efficace, sachant présenter un programme de rupture dans le langage convenu de la continuité révolutionnaire. Dans de fréquentes manifestations publiques, il va expliquer à ses concitoyens l’absolue nécessité des réformes, c’est-à-dire d’un nouveau modèle économique esquissé par son prédécesseur. À la différence de celui-ci, qui poursuivait en catimini une nouvelle politique, Salinas dévoile sans faux-fuyant son projet de transformation, qu’il justifie par les objectifs derniers de la Révolution de 1910. Le désengagement de l’État (devenu « réforme de l’État »), les privatisations (appelées « désincorporation »), l’ouverture commerciale et financière, le rapprochement avec les États-Unis sont autant d’inflexions destinées à atteindre le but ultime de la Révolution : la justice sociale. La rhétorique révolutionnaire est mise au service de la liquidation de l’héritage socio-économique de la Révolution. Elle doit aussi faire oublier la chute « temporaire » du pouvoir d’achat. Grand communicant, Salinas fait de l’image et du verbe l’axe de sa politique. Évidemment, tout le monde n’est pas dupe. Des analystes des banques étrangères qui sympathisent avec les réformes projetées se demandent même si « le gouvernement mexicain n’oublie pas la gestion de son économie au profit de la gestion de son image36 ».
Il est vrai que le sexennat de Carlos Salinas se déroule sous le signe de l’ambiguïté la plus raffinée, même si les mots d’ordre du pouvoir semblent on ne peut plus clairs37. Quelle fin poursuit cette « réforme de la Révolution » (terminologie officielle) au nom du système ? Le changement de paradigme a-t-il pour but de sauver le régime politique et les intérêts de la « famille révolutionnaire », ou bien le maintien d’un ordre non démocratique est-il la condition sine qua non pour mettre en œuvre des réformes économiques impopulaires ? En apparence, le Mexique a entrepris en cette fin de millénaire une « révolution copernicienne » qui prétend prolonger le grand ébranlement de 191038. Et les « technocrates » de la « génération du changement » estiment accomplir une tâche historique inéluctable avec autant d’assurance et de dogmatisme que les bolcheviks russes en 1917. Comme eux, ils sauront toujours transformer leurs échecs en succès et leurs revers en victoires.
Les doutes sur l’élection de Salinas n’ont jamais été levés, mais il a été élu, bien ou mal, dans une consultation plurielle et disputée. À la différence de ses prédécesseurs nommés et plébiscités sans risque, il est le premier président mexicain issu d’une élection compétitive. Si l’on se réfère aux « incidents » du 6 juillet 1988, cela lui donne paradoxalement une stature propre au sein du parti officiel, mais aussi auprès des autorités et de l’opinion américaines. Aussi le gouvernement des États-Unis va-t-il s’efforcer de soulager un Mexique devenu doublement vertueux du poids de la dette qui l’accable. Les pressions américaines sur les banques aboutissent, après de longues négociations, à la conclusion du plan Brady en 1989. Symboliquement, celui-ci sera signé à Washington et non à New York, siège du comité bancaire.
Le nouveau gouvernement va donc réformer à visage découvert. Il entend mener de front le redressement des finances et les « changements structurels ». Contre une inflation proche de 200 % en 1988 et un déficit budgétaire de 16 % du PIB en 1987, l’équipe économique applique un traitement de choc. Comme le dira publiquement Pedro Aspe, ministre des Finances : il faut aller vite, « le pire est de temporiser et de ne rien faire39 ». Pour réduire l’inflation, on impose la désindexation des salaires et une politique des revenus qui ne prend en compte que la hausse des prix à venir. La réforme fiscale élargit l’assiette de l’impôt et baisse les taux. L’objectif macroéconomique poursuivi est de réduire la consommation et d’augmenter le taux d’épargne afin d’accroître les investissements. La baisse de l’inflation et le rééquilibrage du budget sont présentés comme des politiques de justice sociale. Pour leur part, le patronat et les milieux d’affaires sont satisfaits, d’autant que les revenus boursiers sont exemptés des nouvelles mesures fiscales. Les résultats ne se font pas attendre. L’inflation retombe à 20 % en 1990. Les recettes fiscales, en baisse en 1987, remontent de 8 à 10,8 % du PIB en 199140. Le déficit budgétaire recule fortement et le budget, équilibré en 1992, présente un excédent primaire consolidé l’année suivante.
Pour Salinas et ses collaborateurs, la grande réforme est celle de l’État. L’« État paternaliste » est un obstacle dans un monde interdépendant et globalisé pour atteindre les « objectifs de la Constitution de 1917 ». Il faut donc rendre « l’État plus juste et plus efficace » par son « retrait de l’économie, et par des programmes sociaux ciblés41 ». Le programme de privatisation des entreprises publiques doit être poursuivi et mené à son terme. Sous le mandat précédent, l’État ne s’était défait que d’entreprises de petite taille :
[…] il était indispensable, remarque le ministre des Finances, d’apprendre comment vendre dans les meilleures conditions, mais aussi parce qu’il était nécessaire de briser l’inertie bureaucratique héritée d’années d’expansion excessive de l’État, et de crise économique. Les progrès du programme de stabilisation permettraient d’obtenir de meilleurs prix et par conséquent des recettes fiscales supérieures […]. La justification du désengagement de l’État était que ces entreprises, n’étant pas rentables pour la plupart, coûtaient cher aux contribuables et déviaient ainsi des ressources limitées de la fonction principale de la puissance publique, qui est d’assurer à la population santé, éducation et infrastructures de base42.
Partant de ces principes, les entreprises non rentables ne furent pas toutes vendues. Certaines furent mises en faillite et liquidées. Il s’agissait d’« élaguer les branches mortes » pour sauver non l’emploi comme autrefois, mais l’appareil productif. Et, pour cela, il fallait aller vite afin de surmonter les résistances syndicales. La réduction du secteur public s’effectue en même temps que l’ouverture de l’économie et la libéralisation des investissements étrangers, qui jusque-là ne pouvaient contrôler que 49 % du capital dans les secteurs stratégiques et étaient en outre soumis à autorisation. Aucune considération idéologique ou sentimentale n’arrête le plan de désétatisation. Les entreprises les plus emblématiques du nationalisme mexicain n’y échappent pas, comme les deux compagnies aériennes Aeromexico, en banqueroute, et Mexicana de Aviación. Des symboles de l’histoire officielle sont même placés sur le billot. La compagnie minière de Cananea, lieu saint de la Révolution dont la grande grève marqua le début du compte à rebours de la chute de Porfirio Díaz, en faillite, est fermée manu militari43.
Mais l’argument du « bois mort » et de l’allégement du fardeau de l’État n’est pas toujours adapté et convaincant. On dénationalise aussi et surtout des entreprises parfaitement rentables pour peu qu’elles soient gérées avec compétence. C’est le cas de la sidérurgie avec la vente des Altos Hornos de Mexico, et surtout du complexe moderne Lázaro Cárdenas-Las Truchas, construit avec l’aide du capital et de la technologie japonaise. Mais le joyau de la couronne qui resta longtemps la plus grande vente d’actifs publics d’Amérique latine fut la compagnie téléphonique Telmex, créée en 1947 et nationalisée en 1972. C’est une entreprise dont le directeur général reconnaît qu’elle est inefficiente, qu’elle manque de ressources humaines et d’infrastructures44. Moyennant quoi, deux millions de foyers attendent un éventuel raccordement. Le téléphone urbain est pratiquement gratuit, mais l’international offre des tarifs parmi les plus élevés du monde. Compte tenu du retard, le marché est en expansion et les perspectives de croissance sont énormes. Alors, 20 % du capital est mis sur le marché : 10 % pour un investisseur national, 10 % pour un partenaire technologique étranger. Les responsables mexicains ne veulent pas d’entreprises nord-américaines et privilégient un associé européen. Finalement, France Telecom (à travers sa filiale France Cable and Radio) sera le partenaire étranger de cette privatisation conclue en août 1990. Gérée de manière déplorable, cette entreprise éminemment rentable et sous-capitalisée a désormais un actionnaire de référence mexicain du groupe Carso, propriété de Carlos Slim, dont la holding financière a des intérêts très diversifiés dans les mines, le tabac, les assurances, le caoutchouc, l’imprimerie, la restauration, l’immobilier. Il a surtout des liquidités et de bonnes relations. Ce fils de chrétien libanais marié à une compatriote appartenant au clan Gemayel45 est déjà l’un des 200 hommes les plus riches d’Amérique latine.
La privatisation de Telmex a donné lieu à une polémique politique. L’entreprise aurait été sous-évaluée, eu égard à son indiscutable rentabilité. Mais ces critiques furent vite oubliées grâce à l’injection de capital à laquelle procéda le repreneur et aux rationalisations tarifaires qui permirent un développement rapide de Telmex. La privatisation la plus sensible était à venir : celle des banques nationalisées en 1982. Elle fut rondement menée avec comme seul critère la meilleure offre financière. Ici, point de « noyau dur » ni d’enquête approfondie (due diligence) sur la solidité financière, les compétences et même la personnalité des acquéreurs. On trouve parmi eux d’anciens propriétaires de banques (comme Agustín Legorreta Chauvet), de grandes familles du groupe de Monterrey (les Garza et les Sada). Mais il y a aussi des hommes nouveaux, voire des nouveaux riches qui ont fait fortune à la Bourse et ne sont pas à proprement parler des banquiers. Certains se révéleront de mauvaises surprises, comme ce financier de Campeche, repreneur du Banco-Cremi, mis en examen pour détournement de fonds46. Quoi qu’il en soit, la vente de la banque commerciale représente la moitié des revenus des privatisations.
Sur les 1 155 entreprises publiques de 1982, il n’en reste plus que 280. Les secteurs tabous inscrits dans la Constitution (le pétrole, l’électricité et même les chemins de fer) ont été en effet préservés. Les revenus des privatisations doivent servir à rembourser la dette intérieure. Selon le ministre des Finances, les dénationalisations auront une influence positive sur la productivité : les entreprises « à l’abri de la concurrence internationale dépendaient de l’État, n’étaient pas compétitives ». Il fallait donc « privatiser le secteur privé47 ». Belle formule, mais l’État, qui a choisi les bénéficiaires de la désétatisation selon des critères particularistes et opaques, n’est pas moins présent dans le nouveau paysage économique. Les monopoles publics sont souvent remplacés par des monopoles privés. Ce qui est particulièrement voyant dans le domaine des télécommunications. Il ne fait aucun doute que le nouveau système favorise en tout premier lieu les proches de Los Pinos, devenu selon certains « une fabrique de milliardaires ». Ceux-ci seraient en effet passés, au Mexique, de deux à treize en six ans ! Les critiques de ces « PRIvatisations » n’ont pas manqué de signaler la proximité des grands groupes favorisés et de la trésorerie du parti de l’État. La liste publiée par la presse des grands noms du monde des affaires appartenant au comité de financement du PRI48 n’a pas été démentie. On y trouve, outre Carlos Slim, les actionnaires du groupe Xabre (propriété des frères Brener) repreneurs de Mexicana de Aviación et des sucreries publiques, Angel Borja Navarrete, le patron d’ICA, premier groupe de BTP du pays. Le nouveau modèle économique suppose des entreprises nationales fortes et compétitives. Tandis que l’investissement étranger est libéralisé, que les licences d’importation et les quotas sont supprimés et que les droits de douane moyens sont divisés par dix, une nouvelle économie mexicaine se met en place. Elle n’a de précédent ni sous Porfirio Díaz ni pendant la période révolutionnaire.
Un des héritages socio-économiques de la Révolution présente néanmoins un sérieux défi à la modernisation saliniste : c’est l’agriculture. Décapitalisée, faiblement productive, elle impose au pays un haut niveau d’importation, ce qui n’est guère nouveau au Mexique. On attend donc la modernisation agricole d’un retrait de l’État qui libérera l’initiative privée. Après une baisse en volume des crédits officiels destinés à financer les récoltes, la banque publique spécialisée est supprimée. Les agences de produits chargées de soutenir les prix et la commercialisation sont privatisées (comme Imecafé) ou fermées (Tabamex, Comefruit). Les prix garantis par l’État aux producteurs doivent s’aligner sur les cours internationaux. Les importations de produits agricoles sont totalement libérées (sauf le maïs et les haricots, base de l’alimentation populaire). CONASUPO, l’entreprise publique d’achat et de vente des produits de première nécessité, n’intervient plus que pour ces deux denrées.
Mais l’électrochoc modernisateur va venir de la suppression de l’ejido, symbole d’une réforme agraire continue définitivement abandonnée. La réforme de l’article 27 de la Constitution autorise la commercialisation des parcelles des ejidatarios. Le président défend cette réforme « contre-révolutionnaire » au nom du droit des paysans à la propriété. Leurs lopins de terre, souvent minuscules, n’étaient assortis d’aucun titre et n’étaient pas cessibles (ni hypothécables d’ailleurs). Désormais, les exploitations des 28 000 ejidos peuvent être remembrées et s’associer entre elles ou avec le secteur privé après clarification du droit de propriété. Toujours optimiste, Carlos Salinas assure que cette « réforme de la réforme agraire » est bien acceptée dans le monde rural et qu’elle n’engendrera ni migrations ni ventes massives49. L’opinion publique reste pourtant très attachée à l’une des créations les plus originales de la Révolution. Selon un sondage de janvier 1992, 61 % des Mexicains étaient favorables à la poursuite des distributions de terre, et 68 % au maintien du statut de l’ejido50.
Le nouveau modèle fonde la croissance de l’économie sur la promotion des exportations industrielles et sur une régulation par le marché. La « magie du marché », chère à Ronald Reagan, a traversé le Río Bravo. Le retrait de l’État, l’ouverture unilatérale des barrières douanières, les privatisations massives stimulent la confiance extérieure et provoquent l’admiration enthousiaste des milieux financiers internationaux. C’est « la première expérience libérale dans un pays en développement de taille significative et d’ancienne tradition dirigiste », déclare à Paris Jacques de Larosière, le prestigieux gouverneur de la Banque de France et ancien directeur général du FMI, en recevant le président Salinas au siège du patronat français51. Il est vrai que les résultats de ce programme de choc libéral paraissent tout à fait spectaculaires. La croissance a repris (elle dépasse l’accroissement démographique), l’inflation est circonscrite, le budget est en excédent et la dette publique ne représente plus en 1994 que le tiers de son niveau de 1988. Les investissements étrangers affluent, les hausses boursières atteignent des chiffres sidéraux (+ 60 %). Ce brillant panorama a cependant un revers social moins flatteur.
Le pouvoir d’achat du salaire minimum est le plus bas depuis un demi-siècle. Il a baissé de 38,4 % entre 1987 et 199152. Le gouvernement entend en effet combattre le chômage en limitant la hausse des bas salaires. Les autres rémunérations sont un peu mieux traitées, mais leur actualisation en fonction de l’inflation à venir ne leur permet guère un rattrapage effectif des hausses de prix. Cette situation sociale est propice à une poussée de l’opposition. Le moment de l’ouverture totale de la compétition politique n’est toujours pas venu. Le PRI n’en veut pas et les oppositions sont divisées sur les orientations économiques et sociales du gouvernement. C’est donc « la perestroïka sans la glasnost53 », alors que l’Union soviétique s’effondre. Le pouvoir au Mexique va entrouvrir des perspectives, éveiller des espérances, et la libéralisation électorale graduelle (certains disent perpétuelle) va se poursuivre. Elle n’est pas encore près de déboucher sur une démocratie sans adjectif et sans tutelle.
« Libéralisme social » et libéralisation politique
Dans son discours d’investiture, le président Salinas a annoncé un « programme de solidarité ». L’équipe gouvernante n’improvise pas. Elle a tout prévu et préparé durant le sexennat antérieur. Le programme national de solidarité (Pronasol) est créé pour lutter contre la pauvreté et aider au développement des zones déprimées. Destiné à compenser les conséquences sociales des réformes, il a également des objectifs politiques. Il s’agit avant tout d’éviter une éventuelle explosion sociale, mais aussi d’empêcher une victoire de l’opposition. Les États les plus déshérités sont toujours le vivier des électeurs du PRI, alors que les réformes et notamment la « contre-réforme » agraire ont enlevé à celui-ci une large part de ses capacités de patronage et de contrôle. Par ailleurs, le pouvoir va montrer son équanimité en ciblant tout particulièrement, dans la mise en œuvre du programme, les zones où l’opposition est dominante.
Le Pronasol consiste à allouer des fonds publics pour la construction d’infrastructures en échange d’une contribution en travail apportée par les bénéficiaires. L’adduction d’eau, l’électricité, le pavage des rues, les écoles et les dispensaires sont les priorités de cette solidarité avec les plus pauvres. Les crédits de l’État ne sont attribués qu’à des comités locaux ad hoc qui élisent démocratiquement leurs dirigeants. Il en existera 150 000 à la fin du mandat. L’administration nationale du programme est confiée à la gauche du PRI et à d’anciens « soixante-huitards ». Carlos Tello en est le premier responsable, sous l’autorité directe du président de la République. Entre 1989 et 1994, le Pronasol a investi 12 milliards de dollars54.
Ce programme est particulièrement apprécié (et visible) dans les zones urbaines d’habitat spontané et précaire (les colonias populares), où il supplée paradoxalement à la carence des pouvoirs publics en contribuant à la création de services essentiels. Le Pronasol régularise en même temps l’occupation illégale des sols et la pérennise par la distribution de titres de propriété. C’est ainsi que Chalco, bidonville d’« invasion » de 350 000 habitants au sud-est de Mexico, édifié sur une zone submersible, devient une ville et la vitrine de la politique sociale du président, qui y conduira le pape Jean-Paul II et tous les éminents visiteurs étrangers. Stratégie de survie, l’autoconstruction devient une voie légale d’intégration sociale grâce à l’aide présidentielle.
Avec le Pronasol, le président intervient directement et court-circuite ainsi les gouverneurs et les caciques locaux du parti. Le clientélisme de notables est remplacé par le patronage présidentiel. Et le président paie de sa personne. Il est sur le terrain, c’est-à-dire auprès des Mexicains marginalisés et oubliés, presque toutes les fins de semaine55. Ces tournées permanentes, avec leurs bains de foule, constituent un exercice de légitimation qui donne d’indéniables résultats. Une visite sur le terrain, comme celle à laquelle nous avons assisté dans le Guerrero, un des États les plus pauvres du Mexique56, mobilise une délégation nombreuse, où la presse est bien représentée, et des moyens de transport multiples. À l’arrivée à Acapulco, le président inaugure une usine d’épuration, un hôpital et une école dans un quartier populaire. De là, il se rend en hélicoptère à Omotepec, une agglomération de la Costa Chica, zone d’agitation chronique proche de l’État d’Oaxaca qu’aucun président n’a jamais visitée. Il enchaîne ensuite par Iguala, Chilpancingo et Taxco, dans le même État, où il inaugure des services publics. Mais l’originalité de la visite est l’importance accordée à la rencontre avec les comités Solidaridad, notamment dans les bidonvilles. Le chef de l’État y est accueilli par leurs dirigeants, « leaders naturels » généralement affiliés à des partis satellites57, qui présentent des suppliques collectives dans le langage de l’adulation la plus emphatique. Des placets personnels sont également remis. Puis commence la distribution des titres de propriété, suivie de remerciements enthousiastes. La faveur royale permet ainsi de satisfaire des revendications vieilles de plusieurs décennies. Salinas répond sélectivement et en personne à ces demandes qui, si l’on en croit la Constitution et les discours officiels, relèvent des droits imprescriptibles des citoyens et des responsabilités permanentes de l’État.
Le Mexique modernisé a rompu avec le paternalisme des gouvernements « populistes », dit-on. Le Pronasol ne relève donc pas de l’assistance et ne crée pas une dépendance à l’égard de l’État puisque les bénéficiaires s’aident eux-mêmes par leur travail collectif et pratiquent pour cela la démocratie de base. Mais cette rhétorique de sophiste ne peut dissimuler que la « solidarité » présidentielle est une politique du don et un substitut des droits sociaux. Elle s’intègre dans une démarche de reconquête politique qui met en scène la rencontre du chef de l’État avec les plus défavorisés. Ainsi se construit l’image d’un président réformateur, moderne et sensible à la détresse populaire. Certains dans la classe politique s’inquiètent des intentions cachées de Los Pinos : le Pronasol ne met-il pas le PRI à l’écart ? Serait-il l’amorce d’une nouvelle formation politique, d’un parti du président ? Les élections législatives d’août 1991, gagnées brillamment par le PRI, démentent une telle hypothèse. C’est la popularité du président obtenue à l’arraché qui a donné la victoire à un parti amorphe et stupéfait.
L’orchestration du programme Solidaridad ne se limite pas à ces réalisations matérielles et à la communication politique. Salinas entend aussi combler à travers lui le fossé toujours plus large qui s’est ouvert entre son action réformatrice et la référence révolutionnaire à laquelle est identifié le parti du pouvoir. Il souhaite en particulier répondre aux accusations de « néolibéralisme » portées entre autres par le PRD contre ses réformes favorables au monde des affaires, et auxquelles on n’est pas insensible dans la mouvance du PRI. Il va donc définir pour le parti de l’État la doctrine des temps nouveaux58. La « réforme de la Révolution » a non seulement une dimension sociale (le Pronasol), mais aussi une finalité de justice : c’est un « libéralisme social ». La référence libérale est significative. Il existe en effet quelques similitudes entre la réforme de Salinas et le libéralisme du xixe siècle. Dans les deux cas, une minorité éclairée et cosmopolite impose un modèle de société que la majorité de la population rejette parce qu’il est « étranger aux croyances et aux pratiques59 » de celle-ci.
Simultanément, le « perfectionnement de la démocratie » avance à travers la promulgation incessante de nouvelles lois électorales. Entre 1946 et 1990, on ne compte pas moins de vingt-deux lois ou décrets destinés à assurer l’honnêteté des élections et à faciliter la représentation des opposants. Le 15 avril 1990 est promulgué un Code fédéral des institutions et procédures électorales (Código Federal de Instituciones y Procedimientos Electorales, COFIPE) qui prévoit notamment la révision et l’actualisation des listes électorales et la délivrance de nouvelles cartes d’électeurs pourvues de photos. Sont également créés un Institut fédéral électoral (Instituto Federal Electoral, IFE), en principe indépendant, et un Tribunal électoral autonome pour la résolution des différends (Tribunal Electoral del Poder Judicial de la Federación, TRIFE). Cette nouvelle législation est amendée en 1993 pour garantir la pleine indépendance et le pluralisme de l’IFE. Seul le Tribunal électoral reconnaîtra la validité du résultat des scrutins.
Ces multiples mesures doivent faire progresser le pluralisme sans pour autant mettre fin à l’hégémonie du parti corporatif qui quadrille la société et s’identifie à l’État. Carlos Salinas affirme à maintes reprises que « la modernisation politique est inséparable de la modernisation de l’économie », mais que « chacune avance à son rythme et la réforme économique est prioritaire60 ». Cependant, l’érosion sociétale du PRI en crise d’identité et les progrès de l’opposition sont fortement rééquilibrés par la centralisation du pouvoir aux mains du président. Aucun de ses prédécesseurs n’avait aussi peu ouvert le processus de prise de décision. Aucun d’ailleurs n’avait destitué ou suspendu autant de gouverneurs depuis Lázaro Cárdenas. C’est donc à ce pouvoir personnel et centralisé qu’il appartient de résoudre les conflits postélectoraux. Il va le faire de manière aussi sélective qu’extraconstitutionnelle, mais en conformité avec la logique pyramidale de l’État de la Révolution. C’est ainsi que le PAN, fort dans le nord du pays et favorable aux orientations économiques du gouvernement, va être favorisé.
Le 2 juillet 1989, le candidat du PAN l’emporte largement lors de l’élection du gouverneur de Basse-Californie, région frontalière sensible en raison d’un voisinage attentif à ce qui se passe de l’« autre côté » et de la présence de nombreux résidents américains. Le vainqueur, Ernesto Ruffo Appel, obtient plus de 53 % des suffrages contre 42,47 % pour le PRI. Le président national du parti dominant reconnaît la victoire de l’opposition. C’est la première fois que le PRI perd un État. La colère gronde en son sein. Le comité central refuse de suivre son président Luis Donaldo Colosio, un proche de Carlos Salinas. Derrière le hiératique Fidel Velázquez, la CTM menace de quitter le parti révolutionnaire. Pour les dirigeants locaux, Colosio est un traître et un complot a été ourdi à Mexico avec l’appui des États-Unis. La violence de la réaction est compréhensible. L’élection du premier gouverneur d’opposition depuis que le système existe fait l’effet d’une bombe. Elle est d’autant plus intolérable que la presse californienne et les médias américains en général saluent cette défaite du PRI comme une victoire de Salinas, le réformateur.
En outre, Ruffo a annoncé dans sa campagne vouloir nettoyer l’État de la corruption et du népotisme qui y sévissent. Il est bien conscient de l’étendue des résistances qu’il va devoir affronter. « C’est le moment de la prudence », déclare-t-il61. En effet, l’alternance va déranger et remettre en question les petits et grands arrangements du contrôle corporatif. Ainsi, le nouveau gouverneur révèle à la presse que les chauffeurs de taxi peuvent désormais renouveler leur licence annuelle sans être contraints de verser une substantielle obole à l’association des chauffeurs, filiale du PRI. Un manque à gagner qui indigne les dirigeants et affaiblit le parti.
Le cas de la Basse-Californie n’est pas généralisé. Le plus souvent, les autorités locales du PRI s’adjugent la victoire sans se laisser impressionner par les résultats électoraux. C’est ce qui va se passer dans les États de Guanajuato, San Luis Potosí et Tabasco ainsi qu’aux élections municipales de Mérida (Yucatán). Mais, face aux protestations de l’opposition, le président de la République, et lui seul, tranche. Le déroulement et l’issue de l’élection du gouverneur de Guanajuato en 1990 sont à cet égard édifiants. Le PAN y présente un candidat de premier plan, Vicente Fox, homme d’affaires florissant, organisateur du parti dans sa circonscription et député fédéral de León, la ville industrielle la plus riche de l’État. De son côté, le PRD a pour candidat un de ses fondateurs, une personnalité d’envergure nationale, Porfirio Muñoz Ledo. À l’issue des élections, le candidat du PRI, Ramón Aguirre, ancien ministre, se proclame élu. La presse étrangère dénonce le trucage. L’organisation non gouvernementale Americas Watch émet un communiqué sur l’inversion des résultats : c’est le PAN qui a gagné. Les partis d’opposition se mobilisent et manifestent62. Le pays est dans l’attente. Le président demande au « vainqueur » priiste de « démissionner » et nomme gouverneur intérimaire un membre du PAN autre que le candidat présumé victorieux. Il fait ainsi d’une pierre deux coups : diviser un parti d’opposition et montrer sa détermination de démocrate.
La pratique démocratique de Carlos Salinas est sélective. Les protestations du PAN sont le plus souvent entendues. Les mauvaises manières du PRI sont invalidées et le verdict des urnes s’impose. Le PAN accède au gouvernement des États. Face au PRD, c’est l’intransigeance qui prévaut. On emploie la méthode forte ou on traite la situation par le silence, mais on laisse s’exprimer la colère des militants indignés. Ainsi le PRD est-il poussé vers la violence, dont il est la première victime. Le PAN est un quasi-partenaire. Le programme économique du gouvernement est le sien. Le PRD est un adversaire radical. Ses dirigeants ne tiennent toujours pas Salinas pour un président légitime. Cette formation de dissidents qui se réclament de la Révolution chasse en outre sur les mêmes terres que le PRI : elle attire ses cadres et tente fortement bon nombre de responsables d’organisations corporatives qui ne se retrouvent pas dans la modernité saliniste. Le PRD a donc droit le plus souvent à la répression ou à des provocations destinées à l’isoler et à le discréditer63. Quoi qu’il en soit, concertacesión (acceptation concertée de la victoire) ou répression, le président est l’arbitre suprême. C’est lui qui choisit le vainqueur dans une négociation postélectorale parfaitement illégale et qui n’entretient qu’un lointain rapport avec l’instauration d’une démocratie pleine et entière. Mais le président, grand électeur, libéralise la vie politique en mettant un terme à l’hégémonie totale du parti de l’État, le « parti pratiquement unique » de ce régime sui generis. Le PAN va gouverner la Basse-Californie, l’État de San Luis Potosí et le Chihuahua.
Pour le principal stratège de Los Pinos, le très cartésien directeur de cabinet du président64 José María Córdoba, les élections se déroulent désormais selon un système à trois tours. Le premier tour, au sein des instances du parti, est celui de la désignation du candidat, avec le risque permanent du départ des précandidats malheureux vers le PRD. Le deuxième tour est le scrutin concurrentiel, disputé. Et le troisième correspond à la phase du soupçon et aux protestations des perdants. Elle comprend des manifestations, des occupations d’espaces publics ou même des marches sur Mexico65. Selon l’équipe présidentielle, l’opposition crie à la fraude pour affaiblir le gouvernement quand bien même l’élection est transparente et ses résultats indiscutables. De fait, la résolution extraconstitutionnelle des contentieux postélectoraux encourage les protestations des opposants. Ce qui laisse supposer que le but recherché n’est pas de démocratiser le régime, mais de montrer à l’opinion publique nationale et surtout étrangère que « les choses changent », que les élections sont disputées, et l’opposition reconnue.
La transformation économique en cours, jugée exemplaire, place le Mexique sous les projecteurs des médias internationaux. Évidemment, ces derniers ne limitent pas leur curiosité aux chiffres de l’inflation ou aux résultats électoraux. Les violations graves des droits de l’homme, qui ne sont pas nouvelles, ne passent pas non plus inaperçues dans le nouveau climat de succès économique et d’ouverture. Les méthodes expéditives de milliers de polices incontrôlables, celles des groupes de choc du parti et des syndicats provoquent de fréquentes « bavures » de plus en plus difficiles à dissimuler. On torture toujours dans les commissariats pour alimenter un système judiciaire fondé sur les aveux ; mais, désormais, le Congrès américain et des agences étrangères spécialisées veillent et rendent compte66. Ainsi, l’assassinat par la police fédérale de la présidente de la Commission des droits de l’homme du Sinaloa, Norma Corona, en mai 1990, ne resta pas une affaire locale.
Pour gérer les informations dont la diffusion ternit l’image d’un Mexique moderne et libéral, le gouvernement a deux fers au feu : la contre-attaque et le déminage. La première tactique, conforme à la pratique autoritaire du régime, consiste à bâillonner la presse ou au moins à limiter son crédit. Les journalistes inamicaux courent de sérieux dangers qui vont de la calomnie au harcèlement, sans exclure le « passage à tabac » et l’« enlèvement pédagogique ». Les pressions financières ou autres sur des directeurs de journaux permettent souvent d’éviter les brutalités. Les correspondants étrangers n’échappent pas à la vigilance de la cellule de communication de Los Pinos. Lorsque leurs chroniques déplaisent, on dénonce leurs écrits ou même leur vie privée à leur rédaction afin d’obtenir rectification ou départ. Car le régime est toujours sur la défensive.
À ces méthodes archaïques et souvent contre-productives vient s’ajouter une démarche plus moderne et plus efficace. En mai 1990 est créée la Commission nationale des droits de l’homme. Elle est placée sous la présidence d’un respectable universitaire indépendant, ancien recteur de l’UNAM, Jorge Carpizo. Fréquemment alimentée de l’extérieur, la Commission enquête sur les abus et les irrégularités de l’administration. Elle contribue à détendre l’atmosphère politique « en modérant la désapprobation internationale67 ». Mais ses compétences ont des limites et la fragmentation du système de contrôle sociopolitique favorise l’apparition durable de contre-pouvoirs illégaux d’une extrême dangerosité puisqu’ils pénètrent l’appareil d’État. Un grave incident intervenu en octobre 1991 suffira à illustrer cette montée des périls. Dans l’État de Veracruz, des policiers de la brigade des stupéfiants du ministère de la Justice (Procuraduría General de la República) venus arrêter des trafiquants (dont l’avion avait été signalé par la DEA américaine) furent attaqués par un détachement de l’armée chargé de protéger la piste d’atterrissage, faisant sept morts parmi les policiers68. L’affaire remonta à la Commission. La presse nationale resta pratiquement muette. Des officiers de l’armée auraient été punis dans la plus grande discrétion. La corruption et la délinquance, ancienne ou nouvelle, menacent les évolutions vertueuses du Mexique.
Les réformes économiques libérales du Mexique suscitent l’admiration des milieux d’affaires et des commentateurs du monde entier. La libéralisation politique se poursuit sous la forme maintenant canonique d’une ouverture électorale qui fait baisser la pression et améliore l’image extérieure du pays. Il est vrai pourtant que l’élargissement de la représentation de l’opposition établi par des moyens anticonstitutionnels signifie avant tout la préservation du système. Le président choisit le gagnant. Mais il n’est toujours pas question d’instaurer un véritable État de droit, c’est-à-dire de placer l’autorité de la loi au-dessus des décisions de dirigeants transitoires. La priorité est la croissance d’une économie qui a changé de logiciel. Cette modernisation autoritaire est évidemment bien vue à l’extérieur et en particulier aux États-Unis. Mais ce changement de modèle ne peut être durable que s’il s’accompagne d’une véritable « révolution » des comportements et des esprits. Salinas va aussi s’y atteler.
Une modernisation culturelle
Pour réussir la grande transformation en cours, un « changement de mentalité » est nécessaire, déclare le président69. Il est vrai que le discours officiel et les pratiques politiques sont loin de coïncider. S’il n’est question que de libéralisme, d’ouverture et de transparence, l’opacité demeure, le clientélisme d’État persiste et la culture autoritaire prévaut toujours. Ce n’est pas le centralisme présidentiel qui les fera reculer. Mais, pour Los Pinos, le problème est ailleurs. Le nouveau modèle économique, dont le ressort est désormais le marché extérieur, ne peut s’imposer qu’en écartant les obstacles idéologiques hérités du passé. Par ailleurs, les réformes douloureuses que requiert la « modernisation » dépendent d’une image du Mexique renouvelée, attractive, pour drainer les investissements, rassurer les institutions financières internationales et séduire les États-Unis.
Le président Salinas n’affronte pas seulement les partis d’opposition. Le PRI, gardien officiel du patrimoine révolutionnaire, est aussi l’un de ses problèmes. Il va donc s’en prendre sans ménagements à son orthodoxie idéologique après la victoire du parti de l’État aux élections législatives de l’été 1991. Ce succès, attribué unanimement au président lui-même, efface en effet les doutes sur son élection de 1988, et donc sur sa légitimité. En outre, à la Chambre des députés, la majorité des deux tiers lui offre l’espace institutionnel indispensable aux réformes. Salinas peut dès lors essayer de « refonder » le PRI (ce qui ne signifie pas le démocratiser, même si en principe tous les candidats à des postes électifs sont soumis au vote des adhérents). La 14e assemblée du parti met l’accent sur la modernisation. Bien qu’on ne touche pas aux « secteurs », la « mobilisation citoyenne », c’est-à-dire le recrutement, va s’effectuer désormais sur une base territoriale et non plus seulement à travers les organisations corporatives. C’est à l’occasion du 63e anniversaire du PRI (4 mars 1992) que le président va porter l’offensive idéologique au sein du parti. Au nom du « libéralisme social » qu’il inscrit au centre de son action, il rejette l’épithète de « néolibérale » associée à sa politique et qualifie la vieille garde de « réactionnaire ». Il renvoie évidemment dos à dos les deux extrêmes à propos de chacun des grands thèmes de la politique nationale qu’il passe en revue : la souveraineté, les paysans, l’État70… Chemin faisant, il enfonce quelques portes ouvertes, mais, comme toujours, Carlos Salinas fait confiance à ses talents de pédagogue. Faire évoluer l’idéologie du PRI est un travail de longue haleine.
Le groupe dirigeant moderniste est convaincu de l’importance cruciale de la dimension culturelle pour arracher le pays à l’archaïsme et au repliement. Dans cette tâche, les intellectuels, relais d’opinion, sont appelés à jouer un rôle décisif. Salinas, bardé de diplômes prestigieux, porteur d’un modèle de rupture adapté aux temps nouveaux, les attire. Il réussit même le tour de force d’éveiller la sympathie conjointe des frères ennemis du monde littéraire mexicain de cette époque, Octavio Paz et Carlos Fuentes, et des deux chapelles qu’ils inspirent, les revues Vuelta et Nexos. Une agence culturelle nationale est également créée, le Conseil pour la culture (Conacult), sorte de ministère sans le titre. Mais la question culturelle n’est pas seulement une affaire de créateurs ou de penseurs : elle touche aussi et surtout les comportements quotidiens.
La « reconversion productive » ne peut s’effectuer sans modifier tout d’abord les pratiques syndicales. On ne touchera pas à la sacro-sainte loi fédérale du travail, mais, dit le président, « il convient de changer la verticalité des relations ouvriers-entreprise » pour que celles-ci se développent « à la base, c’est-à-dire à l’intérieur des usines71 ». La modernisation des relations du travail que requiert l’impératif de productivité ne peut s’accommoder du syndicat corporatif et de sa bureaucratie nationale. La modernisation appelle la « démocratie industrielle » et le dialogue au sein des unités de production, « véritables espaces de concertation ». On touche là au cœur du système, aux organisations qui en forment le substrat et apportent aux régimes ses plus gros et plus fidèles bataillons.
Le changement de mentalités indispensable remet en question l’idéologie officielle tout en s’en réclamant. L’admirateur de Zapata qui a mis fin à l’ejido va s’attaquer à la mythologie de la Révolution et à l’exaltation de ses héros passéistes vaincus. Dans ce sens, les manuels scolaires d’histoire vont être révisés pour être plus conformes à la réalité des faits. Exercice à haut risque alors que, depuis 1930, l’éducation a été le terrain de conflits sans fin. Le nouveau titulaire du portefeuille, Ernesto Zedillo, un économiste formé à Yale, membre de la garde rapprochée du président, va se consacrer à la modernisation de l’enseignement élémentaire « sans faire de vagues ». Les nouveaux manuels d’histoire sont rédigés par une équipe de professionnels au-dessus de tout soupçon. Ils n’en provoquent pas moins une furieuse levée de boucliers à gauche72. On n’y trouve pourtant ni vaste révision historique ni apologie du « néolibéralisme » et de ses thuriféraires. Mais Porfirio Díaz y apparaît « réhabilité » puisqu’on cite ses indéniables réalisations économiques (chemins de fer, mines, exportations agricoles, etc.). Les États-Unis, « ennemi permanent » contre lequel « s’est constituée l’identité du Mexique et des Mexicains73 », y sont traités de manière dépassionnée et factuelle. Ce n’est plus l’histoire officielle. On a touché au sacré. Le gouvernement va faire une seule concession : les manuels s’arrêteront en 1964 pour ne pas avoir à évoquer des sujets chauds et encore plus sensibles. Mais ils seront distribués dans leur version initiale : l’histoire des historiens se substitue à la légende dorée des révolutionnaires.
La querelle historique ne trouble guère que le landerneau des intellectuels et des professeurs. Mais il en va autrement des relations avec l’Église. Le Mexique contemporain, héritier de la Réforme et du libéralisme de Benito Juárez, s’est édifié en luttant contre la religion du plus grand nombre, assimilée à l’obscurantisme et à la réaction. La Constitution de 1917 ne se limite pas à la séparation de l’Église et de l’État, elle est d’un anticléricalisme sans fard. Or, depuis la Christiade, l’État a tourné la page des guerres de religion. La tolérance est de rigueur dans une société où le culte des saints et l’adoration de la Vierge de Guadalupe ne se sont jamais affaiblis. Dans ce contexte éminemment catholique, l’Église a établi dans une semi-légalité des institutions éducatives pour la formation des élites. Le gouvernement modernisateur est décidé à en finir avec l’hypocrisie des relations entre l’État et le « culte majoritaire ». On sait que, dans les écoles confessionnelles, les images de la Vierge portent au verso le portrait de Juárez en cas de visites d’inspection. On sait aussi qu’en 1964 une puissante congrégation a été créée au Mexique pour christianiser les classes dirigeantes. Outre des collèges secondaires, ces « légionnaires du Christ » (Legionarios de Cristo) ont fondé une grande institution d’enseignement supérieur, l’université Anahuac (à Mexico et à Merida), avec l’appui du Vatican. Plusieurs hauts responsables de l’administration Salinas en sont issus74.
En janvier 1979 a eu lieu la première visite du pape Jean-Paul II à Mexico. Le Mexique n’entretient pas de relations diplomatiques avec l’État du Vatican. Le Saint-Père n’est donc pas reçu comme un chef d’État, mais comme un visiteur privé VIP auquel on accorde des égards particuliers. Il n’y a pas de nonce apostolique à Mexico, mais un très actif et habile « délégué pontifical », Mgr Prigione, qui a les meilleurs rapports avec le gouvernement75. Il a d’ailleurs été invité à l’investiture du président Salinas. La normalisation des relations avec l’Église est une nouvelle étape de l’ouverture du pays et de son insertion internationale. C’est le démantèlement d’un autre pan du Mexique révolutionnaire, mais qui obéit aussi à un réflexe de prudence politique. À l’heure de l’effondrement du « rideau de fer » et alors qu’un pape « venu du froid » a l’œil fixé sur ce pays chrétien, Carlos Salinas et ses stratèges coupent l’herbe sous les pieds des partisans d’une dérive polonaise. Et neutraliser le PAN, allié indocile toujours prêt à brandir le drapeau de la démocratie chrétienne, vaut bien une messe. Au moment où l’on désidéologise la politique et où l’on désacralise les icônes révolutionnaires, les Machiavel de Los Pinos ne sont sans doute pas fâchés de recevoir l’approbation, sinon le soutien, d’une Église mexicaine majoritairement conservatrice. Dans les périodes de tension sociale, le peuple a toujours besoin d’opium.
Des négociations discrètes sont engagées avec le Saint-Siège. Mais, avant d’établir des relations officielles, il convient de réformer la Constitution, en supprimant ses clauses restrictives. L’article 24 sur le caractère privé des cultes, l’article 27 (article nationaliste passe-partout) qui interdit aux églises la propriété foncière et nationalise leurs possessions, et l’article 130 qui place sous contrôle public les cultes et leurs desservants doivent être modifiés. Salinas nomme également un « délégué personnel » auprès du Saint-Siège pour le parallélisme des formes. Il accueille lui-même le Saint-Père à son arrivée à Mexico en mai 1991 pour une visite apostolique de cinq jours qui tourne à l’apothéose. En juillet, le président se rend à Rome. Il est reçu au Vatican. Le discours présidentiel est chaleureux, mais laïque. Il ne veut rien faire qui puisse mettre en danger sa revanche électorale d’août 1991. Après la victoire, on peut avancer. En septembre 1992, le Mexique ouvre une ambassade au Vatican. Le vote des députés en faveur de la nouvelle loi religieuse et des réformes de la Constitution a été massif (sur 500, 36 ont voté contre).
Les « associations religieuses », c’est-à-dire les églises, peuvent désormais bénéficier de la « personnalité juridique » après autorisation du ministère de l’Intérieur. Les prêtres reçoivent le droit de vote (mais non celui d’être élus). Les partis politiques ne sont pas autorisés à se réclamer d’un credo religieux. La liberté et le pluralisme des cultes sont garantis. La question religieuse, vieille d’un siècle et demi, est en partie réglée. C’est aussi la fin d’un anachronisme et du divorce entre les institutions et la pratique. Le pouvoir y gagne une réputation de tolérance et de conciliation. Les partis qui se sont opposés à l’apaisement, notamment le PRD, sont taxés de sectarisme suranné. L’opération est une réussite.
L’insertion de l’économie mexicaine dans un « monde globalisé » implique une normalisation tous azimuts des relations extérieures. C’est-à-dire une détente et une « dédramatisation » des rapports du Mexique postrévolutionnaire avec l’Église, mais aussi avec les États-Unis. Le nouveau modèle ne peut se déployer pleinement qu’en abandonnant les ressorts nationalistes du régime PRI. La politique extérieure d’indépendance pointilleuse, c’est-à-dire antiaméricaine, était une des sources de légitimité du système autoritaire. L’accès au plus grand marché du monde, premier client du Mexique, est la clé de sa réussite économique. Encore faut-il vaincre les obstacles intérieurs à un rapprochement et éventuellement à un basculement nord-américain, mais aussi surmonter une « incompréhension réciproque76 » séculaire.
Élus la même année, Carlos Salinas et George Bush se rencontrent en novembre 1988, quelques jours seulement après l’élection du successeur de Ronald Reagan. L’ancien pétrolier texan et le fils du Nuevo León se réunissent à Houston (Texas). Le choix du lieu, qui symbolise la perte du Texas par le Mexique77, peut sembler une provocation pour le nationalisme mexicain. Il est donc emblématique du nouveau cours des relations entre les deux voisins. On se référera au moins pendant quatre ans à l’« esprit de Houston ». L’ancien vice-président Bush n’a pas la même approche idéologique des relations internationales que son prédécesseur à la Maison-Blanche. Il est pragmatique et réagit en homme d’affaires plus qu’en idéologue. Il s’intéresse avant tout au pétrole mexicain et à la lutte contre le narcotrafic. Il va encourager le Trésor à trouver des solutions à la dette du Mexique pour approfondir l’« interdépendance » dont le succès des maquiladoras constitue le signe précurseur. Le président Reagan avait évoqué l’idée d’une zone de libre-échange nord-américaine. Rejetée par son homologue mexicain José López Portillo, elle est discutée dans les milieux économiques mexicains au moins depuis 1987. L’idée fait son chemin. Et Carlos Salinas se rendra onze fois dans le pays voisin entre 1988 et 1993.
Le rapprochement avec Washington ne va pas aller sans heurt ni tension. Il signifie l’abandon d’une des orientations les plus intangibles de l’action extérieure du Mexique. Lorsque la Cour suprême approuve l’enlèvement et le transfert aux États-Unis d’un citoyen mexicain soupçonné de complicité dans l’assassinat d’un agent de la DEA78, les relations sont loin d’être au beau fixe. Mais le conflit juridictionnel gêne sans doute moins Los Pinos que l’invasion de Panama par les marines en décembre 1989 et la guerre du Golfe de janvier 1991. Face à l’intervention armée américaine destinée à capturer le général Noriega, dictateur et agent double, le Mexique réprouve ouvertement l’usage de la force, mais le justifie en quelque sorte dans un texte lourd et empêtré concernant « la réputation morale et le discrédit » de l’homme fort du Panama79. Simultanément, le PRI, à la tête de la Confédération des partis progressistes d’Amérique latine (COPPAL), critique les États-Unis, et non le Panama, et rappelle les grands principes de la politique extérieure mexicaine. L’opinion est clairement hostile à l’intervention américaine, qui menace tous les pays de la région. Carlos Fuentes remarque que « les sphères d’influence se délitent à l’Est et se renforcent à l’Ouest80 ». De grandes manifestations sont organisées à Mexico et dans les grandes villes du pays par le PRD et des partis satellites, auxquelles participent des dirigeants priistes81. Le gouvernement refuse que le gouvernement panaméen imposé par Washington intègre le groupe de Contadora. Mais l’ostracisme du nouveau président Manuel Endara sera de courte durée.
Pour la première guerre d’Irak, le gouvernement mexicain est un peu plus à l’aise. La présidence déplore l’usage de la force et défend une solution pacifique à l’occupation du Koweït par Saddam Hussein. Le PRI organise des marches contre la guerre, c’est-à-dire contre les États-Unis, mais en même temps le gouvernement fait savoir qu’il est prêt à aider Washington et l’effort de guerre de l’alliance anti-irakienne82. Pour les autorités mexicaines, l’important est d’éviter de créer des problèmes au puissant voisin sans mécontenter une opinion souverainiste et anti-impérialiste.
Dire que cette opinion est désorientée est sans doute un euphémisme. Salinas le magicien qui annonce des « lendemains qui chantent » se rapproche, se réconcilie ou s’allie successivement avec tous les ennemis traditionnels du Mexique révolutionnaire : le grand capital, l’Église et les États-Unis, contre lesquels s’est forgé l’État de la Révolution. Avec ces derniers, il va aller encore plus loin, c’est-à-dire plus près.