Constatons encore que l'œuvre d'inspiration aura cette qualité éminente, la sincérité. Nous serons plus disposés à entrer dans l'état d'âme du poète, si nous sentons qu'il parle sans préparation, sans artifice, sous l'influence directe des sentiments qu'il exprime, dans la vision réelle des images qu'il nous décrit. — La poésie lyrique en particulier n'est possible que comme expression d'une effervescence intérieure, d'un sentiment exalté qui déborde en images. Elle ne saurait être préméditée, composée à froid. Soient par exemple ces belles stances lyriques.

    L'abîme, où les soleils sont les égaux des mouches,
    Nous tient; nous n'entendons que des sanglots farouches
        Ou des rires moqueurs;
    Vers la cible d'en haut qui dans l'azur s'élève,
    Nous lançons nos projets, nos vœux, l'espoir, le rêve,
        Ces flèches de nos cœurs.

    Nous montons à l'assaut du temps comme une armée.
    Sur nos groupes confus que voile la fumée
        Des jours évanouis,
    L'énorme éternité luit, splendide et stagnante;
    Le cadran, bouclier de l'heure rayonnante,
        Nous terrasse éblouis!
            V. HUGO. Contemplations.
            Pleurs dans la nuit.

La pièce a plus de 600 vers. D'un bout à l'autre c'est ainsi; une suite ininterrompue de visions, évoquées avec une fécondité d'invention inouïe, chaque vers faisant surgir brusquement une image; entre ces images, aucun lien; elles se succèdent d'un mouvement indépendant, parfois glissant l'une sur l'autre, se fondant l'une dans l'autre de telle façon que l'une commence à se projeter sur le fond mental quand l'autre ne s'en est pas encore effacée, à peine reliées entre elles par ces rapports mystérieux d'association qui semblent tout naturels au rêveur et qui échappent à la pensée lucide; dans la suite des strophes, aucune trace de plan. Evidemment le poète n'a rien prémédité. Ce qui achève de le prouver c'est que la pièce n'aboutit à aucune conclusion; après quelques strophes de mise en train, elle atteint rapidement son maximum d'effet, et finit par épuisement. Comment le poète a-t-il procédé? On peut se le représenter assez aisément. Il a senti s'abattre sur lui des idées sombres, et il a commencé à écrire; les premières images qui se sont présentées à lui en ont appelé d'autres à leur suite, plus lamentables encore. Le rythme même de ses vers, le balancement monotone de la strophe ont fait sur lui l'impression d'un glas funèbre. Il s'est ainsi enfoncé dans une méditation de plus en plus lugubre. La réflexion n'avait pas à intervenir. C'est l'imagination, stimulée par une émotion intense, qui a tout fait. De là l'incohérence, l'illogisme, le caractère presque délirant des images; de là leur puissance d'expression et leur incomparable lyrisme.

Il est encore une occasion où la méthode d'inspiration s'impose: c'est dans le développement de l'action dramatique. Soit un personnage de tragédie ou de roman qui se trouve engagé dans une situation déterminée. Il s'agit de trouver ce qu'il doit penser, ce qu'il doit sentir, comment il doit s'exprimer. Cela n'est pas arbitraire. Les personnages dramatiques, si l'auteur disposait arbitrairement de leur vie intime, ne seraient plus des êtres vivants, mais de simples marionnettes dont il tirerait les fils. Mais d'autre part, il est impossible de déduire, du caractère que l'on a prêté au personnage, le détail des pensées qu'il concevrait, des sentiments qu'il éprouverait et qu'il exprimerait dans cette circonstance. Nous ne pouvons le savoir de science certaine, quelle que puisse être notre expérience de la vie et notre connaissance du cœur humain[32].

Telle est donc la situation paradoxale faite au poète; dans le développement de l'action dramatique, il faut qu'il se conforme à des lois qu'il ignore. Ce problème, qui pour l'intelligence lucide serait insoluble, ne sera pour l'imagination qu'un jeu. Le romancier, le dramaturge s'efforcera d'entrer dans ses personnages, de s'identifiera eux; il se pénétrera de leurs sentiments; et puis il s'abandonnera au mouvement spontané des idées et des émotions que la situation lui suggérera[33]. L'œuvre qu'il aura ainsi composée sera forcément vivante, puisqu'elle aura été réellement vécue. La suite des sentiments qu'il prêtera à ses personnages ne pourra manquer d'être conforme aux lois de la psychologie, puisqu'il aura fait jouer ces lois en lui-même.

Le seul inconvénient possible de cette méthode, c'est que le dramaturge, en se mettant dans ses personnages, risque de les faire trop semblables à lui-même. Beaumarchais leur prêtera son esprit, Dumas sa verve caustique, Hugo sa grandiloquence, Musset son humour fantasque[34]. Il est bien rare que le romancier femme ne donne pas à ses héroïnes quelque chose de sa mentalité propre et même de ses traits physiques. Mais même dans ce cas on peut dire que si le poète est en défaut, ce n'est pas pour avoir appliqué la méthode imaginative, c'est pour n'avoir pas fait un suffisant effort d'imagination. Il ne s'est pas assez identifié à ses personnages pour se détacher de lui-même. Ce détachement de soi n'est vraiment accompli que lorsque, dans l'esprit du dramaturge, les êtres qu'il a créés commencent à s'objectiver, à vivre d'une vie indépendante, au point que désormais on ne leur fera plus faire ce qu'on veut: ils se refuseraient à accomplir des actions qui ne seraient pas dans leur caractère.

Alors le poète n'a plus à penser pour eux, à chercher ce qu'ils peuvent dire et faire. Il les laisse aller. Il n'a besoin d'intervenir que d'une manière intermittente, pour les remettre dans leur rôle s'ils s'en écartent. «Pendant que j'écris, dit F. de Curel, je ne suis pas absorbé du tout, mes personnages parlent pour leur compte, je ne suis là que pour juger les choses de style, de scénario, de convenances, etc. Presque un rôle de pion. Il m'arrive très bien, tout en écrivant, de me surprendre pensant à des choses, peu compliquées évidemment, mais absolument étrangères à mon travail. Je suis là comme une Providence qui gouverne ses créatures sans annihiler leur liberté. Mes personnages vont, viennent, discutent comme ils l'entendent». Une fois le plan général d'une scène établi, non seulement le développement n'exige plus grande réflexion, mais il sera plus naturel, plus vivant, plus pathétique, s'il est fait en dehors de toute réflexion, par inspiration pure. Les scènes dialoguées, dans un roman, sont de beaucoup les plus faciles à écrire, et ne peuvent même être bien écrites que de verve.

Enfin l'inspiration est indispensable, dans toute composition littéraire, quand on en arrive au détail de l'exécution. Si préméditée que soit une œuvre, elle ne peut l'être que dans son ensemble; les détails se trouvent sur le moment; il faut bien qu'ils soient improvisés: si l'on s'imposait ce programme, de ne pas écrire une ligne sans savoir d'avance très exactement ce qu'on va dire, on ne commencerait jamais. Il arrivera donc toujours un moment, dans l'élaboration de l'œuvre poétique, où l'on devra laisser l'imagination fonctionner d'elle-même, conformément à ses propres lois.

Nous avons admis qu'à la rigueur le sujet d'une œuvre pouvait être déduit de considérations abstraites; mais il ne peut en être ainsi de toute la suite du développement; autrement l'œuvre entière garderait ce caractère sec et abstrait; à aucun moment elle ne serait artistique et vivante. Qu'une œuvre à composer se présente d'abord comme un problème à résoudre, soit. La réflexion peut poser le problème, ce n'est pas elle qui le résoudra. Cela est vrai d'un problème géométrique: si précises qu'en soient les données, la solution n'en ressort jamais par pure déduction: elle ne peut se trouver que par tâtonnement intellectuel, en choisissant parmi les idées qui se présenteront au hasard, dans cette méditation inconsciente qui est la rêverie du penseur. A plus forte raison cela sera-t-il vrai des problèmes d'art, qui sont autrement complexes, et ne comportent pas une solution déterminée, mais une infinité de solutions à peu près équivalentes. Pourquoi Edgar Poe, se proposant d'écrire un poème de l'effet poétique le plus intense, c'est-à-dire court, original, d'un caractère mélancolique, avec refrains, est-il justement tombé sur son poème du Corbeau? C'est évidemment par une suite de hasards, c'est-à-dire parce que ces images se sont présentées spontanément à lui au cours de sa méditation, et lui ont paru répondre assez bien aux données du problème. Peut-être même cette idée le hantait-elle déjà, depuis quelque temps, et lui a-t-elle suggéré elle-même les raisons qu'il s'est données de la choisir. Si, partant de son intention initiale d'écrire un poème aussi esthétique que possible, il était vraiment arrivé par déduction rigoureuse à l'idée qu'il a mise en œuvre, il s'ensuivrait que le Corbeau est le poème par excellence, et que se proposant d'écrire un beau poème on n'en saurait écrire d'autre. En réalité, par la même méthode qu'a employée E. Boutroux pour démontrer la contingence des lois de la nature, on pourrait prouver que la genèse d'une œuvre d'art n'est jamais déterminée par une nécessité logique; à chaque progrès qu'elle fait apparaissent en elle des éléments nouveaux, inattendus, produits de la pensée libre, qui pour son auteur même sont une surprise.



§ 2. – MÉTHODE DE RÉFLEXION.

Nous avons fait à l'inspiration sa part. Il nous reste à chercher quel rôle peut et doit jouer, dans la genèse de l'œuvre poétique, la pensée lucide et consciente.

Certains théoriciens seraient disposés à ne lui en accorder aucun. «Le génie doit créer comme l'imagination travaille, obéissant à une loi, poursuivant un but sans avoir conscience de l'un ni de l'autre. Une œuvre d'art, où nous constaterons l'action d'une réflexion consciente sur la disposition de l'ensemble, nous paraîtra pauvre[35].» Ce serait donc précisément par la portion qui échappe aux aperçus conscients de l'intelligence que l'œuvre d'art produirait son effet esthétique.

Nous reconnaîtrons volontiers que dans une œuvre d'art il ne doit pas subsister trace de l'effort intellectuel qu'elle a coûté; et cela est vrai surtout de l'œuvre destinée à donner une impression de poésie. S'ensuit-il que l'effort soit inutile? En dissuader le poète, ce serait le priver d'un de ses plus puissants instruments de travail. S'imaginer qu'une œuvre poétique de quelque importance, un drame, un poème épique, a jamais été obtenu par élaboration spontanée et inconsciente, sans calcul, ni réflexion, par une pure intuition du génie, c'est se placer en dehors de toute réalité. C'est supposer qu'un édifice peut se construire sans plan ni calcul, sans fondations ni échafaudages, à la façon dont s'édifiaient les palais d'Aladin. La production toute spontanée d'une grande œuvre poétique ne serait pas plus merveilleuse. Je me demande même comment cette étrange hypothèse a jamais pu être soutenue; car enfin on devrait se douter de la façon dont les écrivains composent; on les voit au travail; on sait quel a été le labeur des grands romanciers et des grands poètes. Laissons donc de côté cette théorie du génie qui n'a avec la psychologie d'observation aucun rapport.

L'inspiration a un inconvénient, c'est de n'être pas à nos ordres; il faut l'attendre, elle peut ne pas venir. Le compositeur qui ne compterait que sur elle risquerait fort de perdre bien des journées en flânerie intellectuelle; son esprit se disperserait, s'éparpillerait, irait d'un sujet à l'autre sans en approfondir aucun.

La méthode d'inspiration a encore ce grave défaut, c'est d'abandonner au hasard la composition de l'œuvre. L'auteur ne sait d'avance où il va; il s'engage dans des impasses; d'ordinaire il commence bien, parce que l'inspiration est encore fraîche et vive; puis tout se gâte. (Les romans de George Sand, par exemple, se ressentent trop du défaut de composition; de même bien des poèmes de Lamartine). Au cours de la composition, le développement risque fort de dévier; l'idée principale se perd sous les idées parasites. L'imagination a vite fait d'entraîner l'auteur loin de son sujet, car elle est de sa nature distraite et aberrante. L'excitation même du travail mental développe cette tendance des images à la prolifération spontanée. Sans doute l'écrivain peut renoncer à ces idées rencontrées chemin faisant, les éliminer après coup; il est rare pourtant qu'il le fasse: ces idées de distraction sont d'ordinaire si intéressantes qu'il en coûterait trop de les sacrifier. De là ces développements à côté, ces hors-d'œuvre, ces digressions dont s'encombre l'œuvre des conteurs ou des poètes à l'imagination trop féconde[36].

On ne peut donc abandonner tout à fait l'imagination à elle-même. Une œuvre poétique, qui prétend à produire une impression d'art, doit être composée.

Si nous nous observons d'un peu près, au cours d'un travail qui semblerait au premier abord ne mettre en exercice que notre imagination, nous n'aurons pas de peine à saisir en nous-mêmes tout un jeu subtil de pensées, qui enveloppent comme d'un réseau délié les images en voie de formation, qui les relient les unes aux autres, qui les attirent ou les écartent. Dans l'improvisation la plus rapide, quand nous pourrions croire que les images apparaissent spontanément et au hasard, nous pourrons nous rendre compte que leur formation est dirigée, surveillée, motivée; elle répond à un programme, elle réalise des intentions, elle est intelligente et préméditée en grande partie. Nous pouvons tenir pour certain que dans toute élaboration littéraire il en est de même. Dans l'œuvre qui semble emportée du mouvement le plus puissant, on discernerait de même des calculs secrets, de petites ruses, des artifices de composition destinés à ménager un effet, à produire un contraste, à tenir la curiosité en suspens. Le véritable artiste, l'homme de génie sait ce qu'il fait; quand on parle de son inconscience, il laisse dire, puisque c'est un compliment que l'on entend lui faire; mais que l'on fasse mine de critiquer un détail quelconque de son œuvre, il sera prêt à en donner les raisons. Signalez-lui une faute, il répondra qu'il l'a faite exprès. Le dernier reproche qu'il accepte, c'est celui d'inadvertance.

Dans ce travail mental, il y a des moments pénibles, où l'effort intellectuel est porté à une telle intensité, qu'il en devient presque douloureux. C'est dans ces moments qu'il est le plus intéressant de l'étudier. Voyons donc, des diverses opérations intellectuelles que requiert l'invention consciente et réfléchie, quelles sont celles qui coûtent le plus d'effort.

Il faut d'abord s'obliger à penser sur le sujet choisi. C'est en partie un effort d'inhibition. Il s'agit, chaque fois que l'imagination part sur de fausses pistes, de couper court à ces digressions, de la remettre sur la voie. C'est déjà une tâche pénible; il nous en coûte toujours de résister aux idées qui nous sollicitent. Mais cela même ne suffit pas. Il faut accomplir encore un effort positif, concentrer les pensées qui tendent à s'éparpiller, enfermer l'intelligence dans un cycle de plus en plus étroit; pour cela, se bien définir ce que l'on cherche, se poser des questions précises. Le danger est que, plus les conditions de l'idée que l'on cherche sont déterminées, moins il y a de chance pour que le mouvement spontané de la pensée amène justement celle-là; en même temps, on s'est interdit de penser à autre chose. Alors l'intelligence se rebute, on a la sensation douloureuse de l'effort à vide; on se creuse en vain la tête. Parfois cet état se prolonge longtemps, c'est une véritable angoisse, jusqu'à ce qu'enfin l'idée féconde se présente d'elle-même. (Ainsi Zola travaillant à grand-peine à composer son Assommoir, jusqu'au moment où l'idée lui est venue de faire rentrer Lantier dans le ménage de Gervaise). L'important, dans cette recherche des idées, c'est de les saisir au seuil même de la conscience, quand elles y apparaissent encore indécises, et de les tirer à soi de force. Souvent on a cette impression, que l'idée cherchée est prête à venir, qu'elle commence à se former, qu'elle affleure presque dans la conscience. On sent qu'il suffirait d'un léger surcroît d'effort pour la faire décidément apparaître, comme lorsqu'on cherche à se rappeler un mot que l'on a comme on dit sur les lèvres; mais cet effort, on n'a pas l'énergie de le faire, et l'idée s'évanouit[37].

Les idées principales une fois trouvées, on peut songer à établir le plan de l'œuvre future. C'est une opération indispensable dans toute composition de quelque importance[38]. Pendant qu'on y travaille, les idées s'éclaircissent, se complètent; une fois effectuée, elle donne une plus grande facilité de développement; elle permet de préparer des effets, d'amener une conclusion. Il faut même que cette opération soit bien nécessaire pour qu'un écrivain et surtout un poète s'y résigne; car de tout le labeur littéraire, c'est la partie la plus ingrate, la plus pénible de beaucoup et la moins poétique. Il faut mettre en ordre, disposer en série linéaire des idées qui se sont présentées à peu près au hasard, enchevêtrées l'une dans l'autre, en dépendance mutuelle; il faut essayer toutes les combinaisons possibles, répondre à des exigences complexes et souvent inconciliables; il faut faire un effort pour tenir simultanément présentes à l'esprit les images à disposer, ce que l'on ne peut faire que dans l'abstrait, en les réduisant à l'état de simples schèmes, sous peine d'encombrer l'esprit qui ne saurait embrasser à la fois plusieurs représentations concrètes. Souvent il est indispensable, pour préparer une situation ou un effet, de composer par régression: comme le disait Pascal, la dernière chose que l'on trouve en composant, c'est celle qui doit être mise la première. Toutes ces opérations doivent s'exécuter à froid, en pleine lucidité d'esprit, autant que possible avec l'intellect seul: car ce n'est qu'une sorte de géométrie, une ars combinatoria, où tout se fait dans l'abstrait[39]. L'imagination représentative n'a pas à intervenir, si ce n'est tout au plus pour visualiser ces combinaisons: on se fera souvent du plan de l'œuvre projetée une sorte de figure schématique, dans laquelle on cherchera à mettre, comme dans un plan architectural, une certaine symétrie. Mais ce n'est pas là le mode d'imagination que l'on mettra en œuvre au cours de la composition.

On voit combien ces opérations mentales, qui mettent surtout en jeu les facultés logiques, doivent coûter à un imaginatif; et ce qu'il y a de plus irritant, c'est que ce labeur est au moins en apparence stérile; de tant d'efforts, de tant d'heures passées en tâtonnements et en essais de combinaisons, il ne reste rien que quelques sèches formules, et une grande fatigue.

Le plan de l'œuvre une fois arrêté dans ses grandes lignes, l'œuvre de développement commence: ici encore la réflexion peut et doit intervenir pour forcer en quelque sorte l'inspiration. Il faut obliger l'imagination à remplir ce programme; il faut la faire travailler sur commande.

Le difficile, c'est de l'astreindre à développer les idées dans l'ordre qu'on s'est fixé d'avance. Toutes les parties du plan, que l'on a simultanément présentes à l'esprit, sollicitent également la pensée; elles tendent d'elles-mêmes à se développer; spontanément elles nous suggèrent des images. On serait toujours tenté, quand on écrit, de vouloir tout dire à la fois; et ce qu'il y a de plus gênant pour l'esprit, c'est qu'il est surtout sollicité par les idées finales, auxquelles il serait tenté d'arriver tout de suite, puisqu'elles sont le but.

Il y aurait bien un moyen d'éluder cette difficulté; ce serait d'écrire son œuvre à rebours, en développant d'abord ces idées finales. Dans la composition d'un drame ou d'un roman, par exemple, on traiterait d'abord les scènes essentielles, qui doivent être le point culminant de l'œuvre. Dans un poème lyrique on écrirait en premier lieu la dernière strophe; dans un distique, le second vers. Ce procédé est tentant; mais expérience faite, on y renoncera toujours; il ne saurait donner que des résultats défectueux. Il ne serait praticable que si l'on avait d'avance dans la tête un plan de l'œuvre assez détaillé, assez déterminé, pour être sûr de n'avoir à lui faire subir, au cours du développement, aucune modification essentielle; alors en effet, l'œuvre serait vraiment composée d'avance, il n'y aurait plus qu'à l'écrire, et peu importerait par quel bout on commencerait. Mais il s'agit précisément ici de trouver ces détails; nous devons supposer que l'on n'a arrêté encore que le scénario du drame, que le plan général du poème. Forcément, au cours de l'exécution, les idées se transformeront un peu; les détails que l'on imaginera ne peuvent répondre absolument aux simples intentions que l'on avait, puisqu'elles les dépassent. Les situations, en se précisant, se compliqueront; le caractère des personnages, qui se réduisait dans le scénario projeté à une définition verbale, à une brève formule, achèvera de se déterminer; il prendra la complexité de la vie. L'œuvre s'enrichira donc, au cours de la composition, de détails imprévus qui devront entrer dans la composition des scènes finales, et contribuer à la déterminer. Ces dernières scènes, point culminant de l'œuvre, en sont en même temps la synthèse; elles ne peuvent donc être écrites tout d'abord. Si l'on avait eu l'imprudence de les rédiger les premières, quand le moment serait venu de les mettre à leur place, on s'apercevrait qu'elles ne sont plus dans le ton, et il faudrait les recommencer. On peut préparer d'avance et tenir en réserve, pour l'intercaler au bon moment, un mot à effet, un vers, une phrase peut-être, mais non tout un développement. Une œuvre d'imagination ne peut croître que par développement progressif. Il faudra donc en revenir à la méthode commune, et commencer par le commencement. On tiendra ses idées en suspens jusqu'à ce que le moment soit venu de les développer. On s'appliquera à ne pas engager trop tôt ses réserves. L'écrivain qui ne peut penser qu'à ce qu'il écrit actuellement est incapable de composer une œuvre. Le véritable compositeur est celui qui peut disposer d'avance dans sa tête, en une perspective illimitée, toute une série d'idées, qu'il développera l'une après l'autre; ainsi il s'avance avec certitude; toute son activité mentale, orientée dans une même direction, est régie par une loi de finalité; il tend vers un but qu'il a constamment présent à l'esprit, dans un perpétuel effort de préméditation.

Dans toutes les opérations intellectuelles que nous venons de signaler, et qui constituent la composition réfléchie, l'allure mentale est toujours la même. L'esprit va de l'abstrait au concret, et c'est justement en cela que consiste son labeur. Dans des analyses d'une étonnante pénétration, H. Bergson a montré comment s'opère cette évolution psychique[40].

De l'œuvre préméditée, que peut-on concevoir avant de l'avoir réalisée? Une idée abstraite, qui contient à l'état de pure virtualité les développements futurs; une brève formule; tout au plus une image brouillée, confuse, informe, qui demande à être précisée, complétée: quelque chose comme ces griffonnages qu'un dessinateur trace sur le papier quand il cherche à établir sa composition, simples figures schématiques dont on pourrait dire avec H. Bergson qu'elles contiennent moins l'image elle-même que l'indication des opérations à faire pour la reconstituer. Tout le travail de la composition réfléchie consistera dans l'effort de l'idée pour se développer en images de plus en plus concrètes et déterminées.

Telle est la fonction des métaphores, dont le poète fait constamment usage et dont il tire ses plus magnifiques effets de poésie.

On a grand tort de les regarder parfois comme de simples formes verbales, ne correspondant pas à une pensée réelle. Si elles ne servaient qu'à rendre l'idée principale, ou ce que l'on peut appeler le gros sens de la phrase, sans lui rien ajouter, leur usage serait peu recommandable; mieux vaudrait cent fois l'expression directe. Mais quand j'exprime métaphoriquement une idée, je mets plus dans ma phrase que cette idée; j'y mets aussi une image; et cette image, au moment où je l'exprime, est présente à mon esprit; elle fait partie de ma pensée. La phrase métaphorique n'exprime donc pas en termes plus compliqués la même chose que la phrase directe; elle exprime une pensée plus riche, plus pleine, harmonieux composé d'idées et d'images. Il est même des écrivains chez qui l'imagination est à ce point dominante que leur pensée s'enveloppe toujours de symboles. Ils pensent par images. Un écrivain ainsi constitué ne pourra s'exprimer exactement qu'en métaphores. Son style, qui nous semblera figuré à outrance, ne fera que rendre strictement l'allure normale de sa pensée.

Quand on dit que le temps vole, on n'exprime pas par un terme figuré cette idée, qu'il passe; on exprime par un terme très précis cette idée, qu'il a des ailes. On veut réellement susciter cette image, et on emploie le mot technique qui la désigne. C'est cette image même qui est symbolique; le mot ne l'est pas[41]. Si subtile que puisse paraître cette distinction, il faut la faire, pour pouvoir maintenir en toute rigueur ce principe, qu'il n'y a pas et ne doit pas y avoir de poésie verbale. Les mots ne doivent être qu'un instrument de transmission, la poésie étant exclusivement dans les sentiments et les images suggérés.

La métaphore se trouve donc en définitive justifiée comme la seule forme de style qui puisse rendre intégralement la pensée imagée, dont elle est l'expression adéquate. Si le poète fait des métaphores, s'il les accumule, ce n'est pas pour le plaisir de jongler avec les mots ou de les poser à côté du sens; c'est pour faire passer ses idées de l'abstrait au concret; c'est pour profiter de chaque occasion qu'il trouve pour faire surgir de nouvelles images.

Il en est de même des comparaisons poétiques. Avant d'être un procédé de style, une figure de luxe, un ornement du discours, la comparaison est une façon pratique de s'exprimer. Elle surgit d'elle-même, dans l'effort que l'on fait pour rendre une image nouvelle qu'aucun mot usuel ne peut suggérer directement; on s'ingénie à trouver des images plus familières, plus facilement exprimables, qui puissent donner une idée de celle-là. Cette sorte d'excitation et d'impatience qui fait affluer les comparaisons est portée à son maximum quand il s'agit d'exprimer une souffrance physique intense ou une forte émotion morale, telle que l'admiration, le désespoir ou l'exaltation de l'amour. Alors on cherche ce que l'on peut imaginer de plus saisissant pour rendre ce que l'on éprouve, et ce sont des litanies d'images presque délirantes et toujours hyperboliques. Car les comparaisons sont de leur nature exagérées; elles demandent le plus pour obtenir le moins; il faut que de gré ou de force elles mettent l'imagination en mouvement. Le poète usera plus fréquemment que personne de ce procédé. Il s'en servira par besoin d'exhaler en les exprimant sous des formes multiples les sentiments qui l'oppressent. Il s'en servira aussi par jeu, pour le plaisir d'élargir ses représentations, défaire surgir par couples des images de la nature entière. La comparaison poétique se distingue de la comparaison utilitaire en ce qu'elle est de luxe, poussée plus avant qu'il ne serait nécessaire, prolongée au delà de ce qui serait suffisant pour exprimer complètement l'idée. Parfois même, comme dans les comparaisons homériques, le poète perd pied, il ne s'inquiète plus de conserver entre les deux termes de sa comparaison une symétrie quelconque, il se laisse entraîner par la nouvelle image et la développe pour son compte. La comparaison est devenue digression. Mais on le voit, l'allure mentale est toujours la même, le but poursuivi est toujours le même: développer les images, les intensifier, les transporter «à travers des plans de conscience différents», de l'abstrait au concret.

Où le poète prend-il les images qui développent son idée? Le plus souvent c'est dans son idée même.

Nulle idée n'est absolument abstraite. L'abstrait ne peut être tiré que du concret, et il faut bien qu'il en garde quelque chose, au moins un schème, un symbole quelconque, quelque chose qui puisse de quelque manière se représenter[42]. Le langage courant est plein de métaphores dégradées, atténuées, dernier résidu de ces images dont on s'était servi comme de symbole, dans la transition du concret à l'abstrait. Ces métaphores, la prose les laisse dormir. La poésie en reprend conscience. Cherchant constamment les images, elle les trouve là où elles existent à l'état latent. Elle les ramène au jour. Elle leur rend la force et la vie.

Ainsi ce magnifique développement d'images que nous admirons chez les poètes est d'ordinaire issu d'une de ces petites métaphores banales que le parler courant nous apporte constamment sans que nous y pensions. Songeons-y d'ailleurs. Si l'idée, telle que nous la concevons avant de l'exprimer, n'était pas imagée déjà, aucune métaphore, aucune comparaison empruntée aux choses concrètes ne pourrait jamais l'exprimer. Métaphore et comparaison supposent une analogie. Entre une idée pure et une image visuelle, il n'y en aurait aucune l'expression métaphorique de cette idée ne serait donc pas possible. On ne pourrait que la désigner d'un mot spécial. Si l'un des termes de la comparaison est concret, il faut que l'autre le soit aussi de quelque manière.

L'opération mentale qui suggère au poète ses comparaisons et ses métaphores revient donc d'ordinaire à remplacer les images vagues et pâles qui accompagnent la pensée courante par des images plus intenses, plus pittoresques, ayant pourtant avec les premières une suffisante analogie.

La conception des idées abstraites, ne mettant en œuvre qu'une partie trop restreinte de notre activité intellectuelle, nous fatigue vite. Quand nous nous sommes adonnés quelque temps à un tel travail, nous avons la sensation de penser à vide; ce perpétuel déroulement de formules que nous ne pouvons réaliser en une intuition actuelle, nous devient presque intolérable. Il faut que l'imagination fonctionne, elle aussi. Elle fait ce qu'elle peut pour intervenir. Elle s'ingénie à illustrer notre pensée, à traduire ce texte abstrait en images symboliques. De là un courant de représentations, parallèle à celui des idées pures, et qui vient l'enrichir. Ce courant de pensée imagée, qui chez la plupart d'entre nous reste inconscient, les poètes le portent à la surface; ils le mettent en évidence. Tandis que l'homme positif met ses rêves au service de sa réflexion, le poète met sa réflexion au service de ses rêves. Il s'exerce et s'entraîne constamment à réaliser ses idées en images. Il arrive ainsi à se créer une mentalité nouvelle, correspondant à sa fonction spéciale et à son idéal d'art: il se fait une âme de pur imaginatif.

Dans mainte période poétique, nous pouvons saisir sur le fait ce passage de la conception abstraite à la conception imaginative, qui caractérise la composition réfléchie. La pensée poétique est surprise en voie d'évolution. La période débute par un terme abstrait, se continue par une métaphore et s'achève sur une image. Il peut arriver que le poète renverse cet ordre et nous présente l'image la première; mais ce ne sera que par exception, par artifice de style et pour obtenir un effet de surprise. Ce ne peut être son procédé usuel, car ce n'est pas la marche normale de sa pensée. Chez lui l'idée s'épanouit en images plus facilement que les images ne se contractent en idée.

Remarquons en outre que la marche de l'abstrait au concret étant progressive, est esthétiquement supérieure. Si l'image nous est présentée la première, nous avons le regret de la voir se décolorer, perdre la netteté de ses contours, se fondre en simples métaphores, et finalement faire place à la pensée abstraite: c'est la poésie qui finit en prose, la source qui tarit et se perd dans les sables. Si l'on nous présente au contraire en dernier lieu le terme qui doit le plus frapper l'imagination, il y a progression; nous prenons plaisir à voir la pensée s'enrichir, l'imagination entrer en jeu, s'exalter, devenir dominante: la période poétique, d'abord calme et posée, s'élève par élans, et finit en pleine poésie.

Nous arrivons à la dernière période de la composition poétique: celle où l'on donne à la pensée sa forme verbale définitive.

Cet enveloppement de la pensée dans les mots est toujours une opération délicate. Il s'agit d'exprimer son idée; cela supposa qu'elle est vraiment donnée, et l'on croit en effet l'avoir présente à l'esprit, puisqu'on cherche à l'exprimer; mais dès qu'on s'y applique, on s'aperçoit, à une résistance inattendue, que le travail n'est pas aussi avancé qu'on se le figurait. L'idée n'est pas encore exprimable. Elle est encore très incomplète, ou bien elle est confuse, enveloppée, enchevêtrée. Elle ne prendra une forme arrêtée que lorsqu'elle se sera moulée dans une phrase. Mais il faudrait en avoir arrêté la forme pour lui trouver une phrase à sa mesure. On ne pourra donc la bien exprimer que lorsqu'on l'aura nettement conçue, et la nettement concevoir que lorsqu'on l'aura bien exprimée. C'est un cercle vicieux si jamais il en fut.

Aussi l'auteur est-il souvent bien embarrassé. Il ne sait par où commencer. Il tâtonne. Il va de l'idée à la phrase, s'efforçant tant bien que mal d'ajuster l'une à l'autre. Il retouche. Il rature. C'est parfois très laborieux. Les manuscrits des poètes, ceux surtout qu'ils n'aiment pas à montrer, la feuille de travail, le brouillon, en feraient foi.

Nous nous étonnerons moins maintenant de l'effort que requiert cette dernière période de la composition. On serait tenté de sourire de l'écrivain qui se donne tant de mal pour mettre sur pied quelques phrases. S'il sait son métier, pourquoi cherche-t-il si longtemps ses mots? Il faut mieux comprendre sa situation. En somme, dans cette mise en œuvre définitive, il doit mener de front, au moins par alternances rapides, deux besognes distinctes: travail de l'expression verbale proprement dite; travail d'invention supplémentaire.

Entre le moment où nous prenons la plume pour exprimer notre idée, et celui où nous achevons d'écrire notre phrase, si court que soit l'intervalle, si simple que soit la phrase, nous avons accompli un travail intellectuel considérable; notre pensée s'est complétée, achevée; l'idée s'est épanouie en image; à vrai dire, c'est dans cette opération ultime que s'effectue la majeure partie du travail total requis parla composition littéraire.

A supposer même que l'on sache bien d'avance ce que l'on veut dire, il faut trouver des mots pour rendre son idée. Or le vocabulaire le plus riche est bien pauvre encore pour noter les nuances indéfiniment variables de la pensée. Quoi que l'on fasse, quelque chose en sera toujours perdu. Les formes de phrase usitées ne peuvent non plus nous suffire: il est impossible que les tournures de phrase toutes faites dont nous disposons rendent exactement le mouvement actuel de notre pensée. Il faudra donc nous ingénier, essayer de combinaisons inédites et, par un effort d'invention verbale, briser les clichés du langage courant pour trouver à nos idées une forme satisfaisante; et cet effort doit être d'autant plus grand que la pensée à exprimer est plus originale.

Mais cette tâche devient particulièrement ardue lorsqu'il s'agit de donner une expression verbale à des images concrètes, à des impressions, à des sentiments, ce qui est la matière propre du développement poétique. Nous avons remarqué que presque toujours les idées abstraites se présentent à nous avec leur enveloppe verbale. Le plus souvent, sinon toujours, elles apparaissent dans notre esprit avec quelque phrase qui les exprime, au moins sommairement. Il ne nous reste plus qu'à retoucher un peu cette formule pour la rendre parfaite. Quand nous concevons nettement une idée abstraite, non seulement on peut dire que les mots pour l'exprimer arrivent aisément, mais il est impossible qu'ils ne soient pas déjà venus. Il n'en est pas de même des images, des sentiments. Je puis me représenter très nettement un objet coloré sans trouver aucun terme qui explique sa forme ou sa couleur; je puis éprouver un sentiment passionné et être incapable de le formuler en phrases. Quand donc l'écrivain s'est donné la représentation intense des choses qu'il veut nous décrire ou des sentiments qu'il veut exprimer, tout reste à faire pour leur donner une forme verbale; on peut même dire que jamais il n'y réussira entièrement. Quels mots exprimeront jamais avec une exactitude parfaite une vision mentale donnée, un état d'âme donné? La tâche est donc autrement ardue que lorsqu'il s'agissait seulement d'écrire sous la dictée rapide de la parole intérieure.

Voici encore une difficulté particulière à l'expression poétique. S'il ne s'agissait que de donner une idée des choses, en y mettant le temps, on y arriverait toujours. On fournirait aux lecteurs toutes les indications nécessaires pour leur permettre de prendre de l'objet décrit une connaissance exacte. Mais cela exigerait d'eux un labeur intellectuel, incompatible avec l'effet poétique. Il faudra donc faire surgir autant que possible l'image d'un mot. Chaque phrase devra apporter une représentation, à laquelle il sera presque impossible de faire des retouches. C'est comme dans le travail de la fresque, il faut peindre au premier coup. Seuls quelques écrivains, doués du génie de l'expression verbale, trouvent du premier coup le mot juste qui fait voir immédiatement les choses. En général, on pourrait poser cette loi, que l'aisance du style est plutôt en raison inverse de sa puissance d'évocation. C'est dire que le poète ne sera presque jamais dispensé de l'effort d'expression verbale.

Ces difficultés, remarquons-le, n'existent pas pour l'écrivain d'inspiration, qui accepte les phrases en même temps que les idées, comme elles lui viennent. De là d'ordinaire la grâce et l'aisance de son style. La phrase de réflexion sera plus écrite, plus artificielle, plus laborieuse. Mais voici la contre-partie. Si la réflexion donne d'abord des résultats inférieurs à l'inspiration, par un effort de plus elle reprend la supériorité.

La phrase improvisée, irréfléchie, a parfois de véritables trouvailles d'expression, mais aussi bien souvent des faiblesses, des négligences. La parole suit le cours de la pensée, énonçant les idées à mesure qu'elles se produisent, une à une, en série linéaire, n'usant jamais que des constructions les plus directes et retombant presque toujours sur les mêmes types de phrase.

Quand on compose sa phrase à loisir, on n'accepte pas si aisément les premiers mots venus. Le vocabulaire gagne en richesse, en puissance de suggestion. La phrase devient plus variée de tournures, et par conséquent plus expressive. Elle se resserre en formules brèves, ou s'organise en périodes composées avec art. On peut préméditer des effets, tenir en réserve les mots de valeur jusqu'au moment où ils produiront l'impression la plus forte, briser les expressions toutes faites, contrarier les habitudes de la langue pour réveiller ses énergies.

Les poètes-stylistes ont été les plus ingénieux inventeurs de langage. C'est d'eux que procèdent tous les raffinements du style, les effets de rythme, d'harmonie imitative, les inversions expressives, le développement de la métaphore, etc.

C'est grâce à eux que la prose même, inspirée de leurs exemples, profitant de leurs découvertes, est devenue un art. C'est même chez eux que l'on retrouverait la suprême aisance de style. Quand à force d'exercice on se sera rompu à ces allures artificielles que l'écriture d'art donne à la pensée, l'esprit reprendra sa liberté d'allures, et le style acquerra une valeur esthétique que le langage improvisé ne saurait atteindre.

Ainsi, par un incessant labeur, se constituera peu à peu cette œuvre dont le lecteur, qui reçoit les images toutes faites et passe sans effort de l'une à l'autre, recevra une impression de pure poésie.

Sans doute cette méthode est très pénible. L'inspiration est certainement plus commode: si elle suffisait toujours, il est bien évident qu'on ne se fatiguerait jamais la tête à réfléchir. Mais encore une fois, il est des cas où la réflexion est nécessaire. Au cours de la composition poétique, il est des opérations indispensables que seule elle peut effectuer.

La pratique même indiquera à l'écrivain dans quels cas il doit y recourir. Au cours d'un long travail de composition, il ira d'une méthode à l'autre, selon les besoins du moment. Ce changement se fait d'instinct. On accueille l'idée qui se présente, si elle est de tout point satisfaisante; si elle ne suffît pas, on cherche, on s'ingénie, on raisonne, on réfléchit jusqu'à ce qu'on ait trouvé. Mais surtout il faut résister à ce préjugé, en vertu duquel on attribue aux productions spontanées de l'imagination une supériorité littéraire. Un chef-d'œuvre ne se crée pas sans travail.

    Rien ne peut s'accomplir sans lutte et sans douleur.
    Quel patient effort pour que s'ouvre une fleur!
            M. BOUCHOR, Les Mystères d'Eleusis.

Le génie, c'est un grand effort.

Il se produit d'ailleurs, à la suite d'efforts cérébraux intenses, un phénomène psychique remarquable: c'est cette sorte d'excitation des facultés inventives, que finit par provoquer la réflexion même. L'inspiration, dit E. Pailleron, peut être comparée à la mise en train des hauts fourneaux: «quand c'est rouge, tout va bien[43]». Selon A. Daudet et quelques autres écrivains, ce phénomène se produirait soudainement, comme une crise. «Tout à coup, brusquement, sans qu'on sache pourquoi ni comment, la crise du travail commence. C'est comme un surcroît de chaleur vitale qui monte au cerveau; on est pris, envahi par son sujet et on se met à écrire avec lièvre. Alors rien ne vous arrête; l'encrier est vide, le crayon est cassé; peu importe, on va toujours. On s'irrite contre la nuit qui tombe, et l'on se crève les yeux dans le crépuscule en attendant la lampe qui ne vient pas. On dispute le temps au sommeil et aux repas. S'il faut partir, aller à la campagne, faire un voyage, on ne peut pas se décider à quitter le travail, on écrit encore debout, sur un coin de sa malle[44].» Ainsi, à force de réflexion, on arrive à déterminer une sorte d'inspiration supérieure, parfois pénible encore, quelques écrivains en parlent comme d'un état d'obsession et de fièvre, mais productive, féconde, dans laquelle toutes les facultés s'exaltent à la fois.



CHAPITRE VI

LA QUESTION DU VERS ET L'AVENIR DE LA POÉSIE

Une dernière question nous reste à résoudre, celle de savoir s'il est bon que la pensée poétique se donne une expression verbale particulière.

Il est naturel qu'ayant à exprimer des pensées et des sentiments d'une nature spéciale, les poètes se soient fait leurs procédés d'expression spéciaux. Jamais ils n'ont parlé tout à fait la même langue que le vulgaire.

Sans doute la différence entre la langue usuelle et la langue poétique tend à s'atténuer.

Les temps sont passés où le vocabulaire de la poésie se différenciait de celui de la prose au point de devenir un véritable idiome. Les poètes ont également renoncé à ce purisme, à ce souci d'élégance et de noblesse, qui leur faisait écarter comme indigne d'eux le mot précis, technique. Ils dédaignent la périphrase. Ils ne craignent pas d'appeler les choses par leur nom. Entre la prose et la poésie il n'y a plus de cloisons étanches; les deux vocabulaires tendent à s'unifier.

Cependant il y aura toujours, par la force des choses, des mots poétiques, c'est-à-dire particulièrement suggestifs, évocateurs de sentiments et d'images, et des mots prosaïques, qui ne peuvent éveiller que des idées positives ou vulgaires. Naturellement les premiers se rencontreront en plus forte proportion chez les poètes, tandis que les seconds y seront plus rares.

Le poète a aussi une prédilection d'artiste pour les mots bien faits, conformes au génie de la langue; pour les mots esthétiques, dont la structure ou la sonorité est en secrète harmonie avec l'objet qu'ils désignent[45].

Entre la prose et la poésie, voici une nouvelle différence qui n'est pas dans les mots eux-mêmes, mais dans la façon de les poser. La prose vise plutôt à l'exactitude. Etant donné qu'elle a pour but la transmission fidèle et économique de la pensée, elle a raison de le faire. Si nous avons pour exprimer notre idée un mot précis, technique, spécial, qui dit exactement ce que nous voulons dire, pourquoi en employer un autre? Des écrivains qu'on ne s'attendrait pas à trouver si rigoristes, Fénelon par exemple, ou Renan, ont été pris de scrupule quand ils ont pensé aux pures élégances de style, et ont estimé qu'il vaudrait mieux y renoncer décidément. Rivarol a donné de forts arguments en faveur du style direct, utilitaire. Les principes mêmes de l'esthétique rationnelle, qui nous montrent la réelle beauté dans l'exacte adaptation de chaque chose à sa fin, ne nous obligeront-ils pas à adopter cet idéal, en apparence un peu austère, de l'expression stricte et adéquate? Exprimer sa pensée, toute sa pensée, rien que sa pensée, c'est bien la règle à laquelle le prosateur se sent astreint.

Ce n'est pas du tout l'idéal du poète. Il tient moins à transmettre intégralement la pensée qu'il a dans l'esprit qu'à frapper l'imagination. Que la conception qu'il nous suggère soit un peu différente de la sienne propre, peu lui importe, pourvu qu'elle soit poétiquement équivalente. Il aimera suggérer plus d'images qu'il n'en exprime formellement, abandonnant en partie le lecteur à sa libre fantaisie, et par conséquent laissant indécise et inexprimée une partie de sa pensée. On a bien des fois remarqué que l'expression adéquate de l'idée était par essence prosaïque. Une phrase nette, claire comme eau de roche, qui dit avec une netteté parfaite ce qu'elle veut dire, et rien d'autre, aura toujours peine à nous donner une impression de poésie.

Je me rends compte que la parfaite précision du style, pour être maintenue, exige un effort, une maîtrise de soi, qui n'est pas compatible avec la rêverie; on ne doit donc pas la demander au poète; il ne doit même pas en donner l'impression. De tout temps on l'a autorisé à ne pas trop resserrer ses expressions, à leur donner un certain jeu. Il ne faudrait pourtant pas abuser de ce droit. L'usage trop constant de cette licence poétique aurait l'inconvénient de faire perdre à l'écrivain tout souci de précision dans l'expression de sa pensée. Il en viendrait à se complaire dans les transpositions de termes, dans les à-peu-près. La tentation est si forte! Le mot juste est parfois si difficile à amener dans un vers!

L'usage même de la métaphore incite les poètes à faire porter à faux leurs expressions; et ce qui est le plus dangereux, c'est qu'il couvre toutes les négligences; quand le poète a pris un mot pour l'autre, il en est quitte pour dire que c'est une métaphore. Les poètes d'inspiration sont particulièrement exposés à ces divagations de la parole. Quelques contemporains les ont recherchées systématiquement. Us leur ont trouvé un charme particulier. Us s'en sont fait un programme.

    Il faut aussi que tu n'ailles point
    Choisir tes mots sans quelque méprise:
    Rien de plus cher que la chanson grise
    Où l'Indécis au Précis se joint.
            VERLAINE.

Ce procédé de style n'est pas tout à fait absurde. On en peut obtenir certains effets. Pour exprimer des idées très vagues, des sentiments très nébuleux, les mots les moins précis ont un sens trop déterminé encore. En posant franchement et de parti pris tous les mots à faux, on abaisse leur vertu suggestive à l'extrême limite, passée laquelle ils ne signifieraient plus rien du tout. Le lecteur perd l'habitude d'en interpréter aucun à la lettre; la pensée se trouve ainsi délivrée de l'obligation de prendre une forme définie; l'idée reste flottante, indécise et libre entre ces mots dont aucun n'a de prise sur elle. Il est en tout cas un état d'âme que cette façon d'écrire exprimera parfaitement: c'est celui du poète fatigué, qui n'a même plus la force de chercher ses mots.

Les œuvres composées suivant ce système resteront comme un curieux exemple des effets littéraires que l'on peut tirer du laisser aller verbal.

Peut-être est-il bon que l'expérience ait été faite. Mais c'est assez pour une fois, il est à souhaiter qu'on n'y revienne plus.

Mais voici la différence essentielle, fondamentale qui sépare la poésie de la prose. La poésie s'est donné une forme qui est bien à elle, qu'elle se réserve pour son usage particulier, et dans laquelle elle s'enferme plus volontiers que dans toute autre. C'est la forme du vers.

D'où vient le plaisir particulier que nous éprouvons à lire ou entendre des vers? A cette question, nous serions tentés de répondre immédiatement: de leur contenu poétique. S'ils produisent un tel effet esthétique, n'est-ce pas par la vertu qu'ils ont d'agir sur l'imagination, par la splendeur des visions qu'ils nous suggèrent, par ce luxe de comparaisons et de métaphores, par la profondeur ou la noblesse des sentiments qu'ils expriment, par leur poésie en un mot? Rien de plus juste. Mais on n'a pas répondu à la question. La poésie en effet n'est pas chose essentielle au vers, et qui explique son attrait particulier. Comme nous l'avons constaté, on trouve aussi de la poésie dans la prose. D'autre part, le vers n'est pas nécessairement poétique; il en est d'excellents qui valent par de tout autres qualités que celle-là.

Dans ce vers de Racine qu'admirait tant Flaubert,

    La fille de Minos et de Pasiphaë!

où est la poésie?

Peut-être la poésie produit-elle plus d'effet dans les vers que dans la prose, et s'y rencontre-t-elle plus fréquemment, pour des raisons qui restent à expliquer. Mais ce n'est pas dans cette prédominance que peut consister l'attrait très spécial des vers. Il le faut chercher dans quelque chose d'inhérent à la versification; et cette chose est évidente; elle saute aux yeux par la seule disposition typographique des vers; c'est le rythme.

La parole humaine a naturellement un certain rythme. Les phrases que nous prononçons, bien qu'elles ne soient assujetties à aucune cadence prédéterminée, ont cependant une tendance à prendre une longueur moyenne, et à se construire suivant un même type, ramenant à intervalles à peu près égaux des intonations à peu près semblables. Toute émotion tend à accentuer encore cette périodicité. Dans l'émotion extrême, la parole devient absolument rythmique, comme l'est une plainte, un rire d'allégresse ou une adjuration passionnée. Dès que l'on a songé à mettre de l'art dans la parole, l'idée devait donc tout naturellement venir de régulariser ce chant spontané de la voix, et d'en fixer le rythme. On a essayé de bien des systèmes de versification; actuellement encore on trouverait chez les différents peuples une grande variété de formes poétiques, combinées de manière plus ou moins ingénieuse; mais le but poursuivi est toujours le même: donner à la parole humaine un rythme défini.

Le plaisir essentiel que peut donner le vers est donc celui que peut donner le rythme. L'oreille s'adapte à cette cadence qui lui devient un besoin; elle attend avec une sorte d'anxiété le retour de l'impression sonore qu'elle se tient d'avance toute prête à recevoir, et c'est chaque fois qu'elle la retrouve un plaisir d'attente satisfaite. L'intelligence jouit de l'aisance avec laquelle la phrase ainsi scandée se perçoit et se retient; objectivement et d'une manière toute désintéressée, elle admire la régularité de ces formes sonores, leurs qualités de facture, l'ingéniosité de leurs combinaisons. Que la phrase poétique, sans rien perdre de sa logique et de son expression, puisse se prêter ainsi aux exigences du vers, qu'elle change de pied quand il le faut, retombe avec tant de grâce sur le rythme voulu, c'est un jeu difficile, un véritable tour de force dont les initiés savent apprécier le mérite. Enfin et surtout, dans le rythme poétique, nous jouissons de la régularité, de la mise en ordre, de la cadence des pensées elles-mêmes. Ne parlons pas toujours des mots et des phrases. Qu'est-ce que cela quand nous lisons des vers? Le mot n'est qu'un signe; l'essentiel est la pensée, l'image, le sentiment exprimé.

Ce qu'il y a de merveilleux dans le vers, c'est qu'en rythmant les phrases il rythme le sentiment et la pensée. Le récitant, et par sympathie l'auditeur, est entraîné, porté par ce mouvement sonore; son être entier en prend la cadence; de chaque vers il reçoit un élan; et périodiquement, suivant un plus large rythme, chaque stance lui apporte un nouvel afflux d'émotions et de pensées. C'est une houle puissante comme celle de l'Océan, qui le soulève et le berce. Dans l'audition d'un poème, ce ne sont donc pas seulement nos perceptions auditives, c'est notre activité cérébrale toute entière qui prend la forme périodique et s'ordonne suivant un rythme régulier[46]; on a réussi, chose qui eût pu sembler tout d'abord impossible, à donner une sorte de beauté plastique à de simples états de conscience.

Le vers est donc esthétiquement plus riche que la prose; il met en harmonie des éléments plus nombreux. Il contient en somme plus de beauté.

Nous nous expliquons son attrait et sa valeur esthétique. Montrons maintenant quelle est sa valeur poétique. Si les poètes l'ont choisi de préférence pour exprimer la pensée rêveuse, c'est sans doute qu'il se prête, mieux que toute autre forme verbale, à l'expression de cette pensée.

Le bercement rythmique du vers est fait, comme tout rythme, pour engourdir la réflexion. «Valse mélancolique et langoureux vertige», il empêche l'esprit de trop suivre ses idées.

Le vers a encore cette particularité, qu'il doit être lu plus lentement que la prose, puisqu'il oblige le lecteur à articuler chaque syllabe; il lui fait prendre des temps. Dans la stance lyrique, le poète nous accorde à intervalles égaux une pause, un instant de silence et de recueillement, qui nous permette de développer à loisir les images suggérées, de nous pénétrer de notre émotion.

Le poète lui-même, pendant qu'il compose, subit cet effet du vers. On a accusé le vers et notamment la rime d'amener entre les idées des associations bizarres et d'introduire le hasard comme facteur essentiel dans la composition poétique. Le poète écrit dans le bruissement des rimes, qui l'étourdit. De là des digressions inattendues, des impropriétés d'expression, des déviations de pensée, et pour dire le mot, une certaine incohérence dans le développement. C'est là en effet un danger. Mais en revanche, que de trouvailles faites au cours de la composition! La forme du vers est en elle-même suggestive de poésie. Par cela même qu'elle déconcerte la pensée logique, elle oblige l'esprit à se donner une tout autre allure mentale, plus spontanée, plus capricieuse, et vraiment plus poétique.

Une question doit pourtant se poser ici, qui remet tout en question. Si le vers est très poétique, à certains points de vue la prose n'est-elle pas plus poétique encore? De nos jours, elle a fait de tels progrès, elle s'est assouplie, elle s'est enrichie, elle a augmenté sa puissance d'expression à un tel point, que l'on peut se demander si dès maintenant elle ne pourrait pas remplacer avantageusement le vers. Peut-être donne-t-elle une sensation d'art moins caractérisée. Sa beauté propre, perceptible aux seuls initiés, ne se remarque qu'après coup. En revanche, comme son rythme fluide et souple se prêté à toutes les évolutions de la pensée! La prose est plus limpide encore, plus transparente que le vers, plus naturelle et plus spontanée; notre attention, qui dans les vers est toujours quelque peu distraite par les artifices de la forme, se porte ici tout entière sur les pensées exprimées. Aussi la prose peut obtenir des effets d'émotion que la lecture d'aucun poème ne nous procurera. Sa puissance d'expression pathétique est incomparable. C'est elle, et non le vers, qui pourrait nous transmettre, dans leur poignante sincérité, les émotions intimes du poète. «Il nous semble, dit Guyau, qu'un vrai poète devrait trembler à la pensée qu'un seul jour, dans un seul de ses vers, il ait pu changer ou dénaturer sa pensée en vue de la sonorité; quelle misérable chose que de se dire: Cette larme-là ou ce sanglot vient pour la rime riche! La position du poète rimant ses douleurs ou ses joies est déjà assez choquante par moment, sans qu'on en exagère encore l'embarras en demandant à la rime une lettre de plus qu'il n'en fallait jadis[47].» Le mieux serait encore, semble-t-il, de ne pas rimer du tout, de renoncer à toute forme artificielle, et de donner à sa pensée l'expression qu'elle prend le plus naturellement.

Oui, s'il s'agissait d'arriver à la parfaite justesse de l'idée, à la parfaite clarté de l'expression; oui, s'il fallait obtenir le plus puissant effet pathétique, la prose devrait être préférée. Mais la poésie n'est ni la vérité, ni le pathétique extrême: elle est la rêverie esthétique. Or c'est le vers qui nous amène le mieux à l'état de rêverie. C'est lui, par la beauté propre de sa forme, et même par ce qu'elle a d'artificiel, qui maintient le mieux notre rêverie, et les sentiments mêmes qui l'accompagnent, à l'état esthétique. Elle en fait une pure représentation. Elle les transporte en dehors du monde réel; et c'est dans ces conditions que nous en pouvons recevoir une pure impression de beauté. J'adhérerais pleinement à cette pensée d'E. Poe: «Je désigne la beauté comme le domaine de la poésie... Or, l'objet-vérité, ou satisfaction de l'intellect, et l'objet-passion, ou excitation du cœur, sont beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen de la prose. En somme, la vérité réclame une précision, et la passion une familiarité (les hommes vraiment passionnés me comprendront), absolument contraires à cette beauté qui n'est autre chose, je le répète, que l'excitation ou le délicieux enlèvement de l'âme»[48].

Reste le reproche qu'on a fait au vers, de nuire à la sincérité du sentiment. Nulle critique ne saurait être plus grave, si celle-là était fondée. Ce serait-là, pour l'art des vers, une tare morale que nulle qualité esthétique ne saurait compenser. Mais l'on se fait une idée fausse de l'état mental du poète, si l'on s'imagine que parce qu'il s'applique à rythmer ses vers, il est incapable d'éprouver en même temps une émotion sincère. Pour le vrai poète, la poésie n'est pas un jeu, mais une chose sérieuse; il ne craint pas de lui confier ses sentiments les plus chers. L'habitude même de composer des vers fait disparaître cette sorte de gêne que l'on a pu éprouver au début, et le sentiment de ce qu'il y a d'artificiel dans cette forme verbale. Il y a des vers absolument sincères; nous ne nous y trompons pas, et ce sont ceux-là qui nous vont au cœur. — Mais le fait démettre ses sentiments en vers n'en fait-il pas une sorte d'objet idéal? Ne prendront-ils pas, dans cette transcription d'art, une apparence d'irréalité? — Sans doute. Mais c'est peut-être pour cette raison même que le poète ose confier au vers des pensées si intimes, des sentiments si personnels, qu'il hésiterait à exprimer dans la langue commune. Certaines choses peuvent se chanter qu'on ne dirait pas, même à voix basse.

Le vers reste donc la forme d'art la plus admirable dont le poète puisse revêtir sa pensée.

Il serait très intéressant d'étudier, au point de vue de l'effet poétique, les divers systèmes de versification qui ont été successivement usités, depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. En France même, actuellement, le poète dispose d'un grand nombre de combinaisons rythmiques, qui chacune ont leur expression particulière. Je dirai seulement quelques mots de notre alexandrin classique, qui reste jusqu'à nouvel ordre le vers typique et normal de la poésie française. Je voudrais répondre à une critique qu'on lui a adressée.

Parce que sa mesure est très régulière, on l'a accusé de monotonie. Mais c'est cette régularité même qui permet d'obtenir des effets de rythme si variés et si puissants, par les diverses façons dont cette cadence uniforme du vers se combine avec le rythme propre et indéfiniment variable de la phrase. Tantôt en effet la phrase tombe parfaitement en mesure avec le vers; tantôt elle est avec lui en différence de phase, et ce sont des effets de contre-temps d'une singulière intensité d'expression. Soient ces lignes de prose: «Le duel reprend; la mort plane; le sang ruisselle. Durandal heurte et suit Closamont. L'étincelle jaillit.» C'est une phrase qui a son rythme propre, bref, saccadé, assez expressif, mais en somme de médiocre valeur esthétique. Soient maintenant ces vers:

    Le duel reprend, la mort plane, le sang ruisselle.
    Durandal heurte et suit Closamont. L'étincelle
    Jaillit...

C'est tout autre chose, et c'est bien mieux. Ici en effet vous avez deux rythmes, celui de la phrase et celui du vers, tantôt s'accordant, tantôt se contrariant comme deux forces indépendantes, et toujours s'accentuant l'un l'autre, par leurs oppositions aussi bien que par leurs rencontres. Quelle valeur incomparable prennent les mots par la façon dont ils tombent en mesure ou à contre-temps, en fin de vers ou en rejet! Tous ces effets de rythme disparaissent si l'on n'a pas constamment présente à l'esprit la cadence du vers, surtout aux moments où elle ne coïncide pas avec la coupe de la phrase[49]. Le rythme régulier est la mesure normale.

Il va de soi qu'on ne pourrait s'en contenter. Pour satisfaire à notre besoin de variété et pour les nécessités de l'expression, on pourra en déranger la cadence, la ralentir, la précipiter, et par instants même, pour porter l'émotion à son maximum, la briser brusquement. Mais pas un instant on ne nous la fera oublier. Les accidents rythmiques, les variations du mouvement sonore, sa plus ou moins grande rapidité n'ont évidemment d'expression que par rapport au mouvement normal, comme exception à une loi dont nous devons garder la notion. Et notre vers français, tel que l'ont forgé nos grands poètes, est précisément construit de manière à nous la conserver toujours.

On a beaucoup travaillé de nos jours à le perfectionner encore. On a constaté que dans le vers classique, et même dans le vers romantique, il y avait beaucoup trop de règles arbitraires, de prohibitions irrationnelles, d'entraves toutes gratuites à la liberté de l'écrivain.

Pourquoi admettre certains effets de contre-temps et n'en pas admettre d'autres? Pourquoi l'interdiction absolue de l'hiatus? Pourquoi l'alternance obligatoire des rimes masculines et des rimes féminines? Tout cela est arbitraire. Nos poètes contemporains se sont affranchis de ces vaines prohibitions. La rime même s'est détendue; dans certains cas on se contente de l'assonance. On a eu cent fois raison de briser cet étroit formalisme, et de laisser au poète plus d'initiative.

Serait-il possible d'imaginer des formes de vers, toutes différentes de l'alexandrin régulier, et capables de produire des effets équivalents? Rien ne coûte d'essayer, et l'on ne s'en est pas fait faute[50]. Dans la fièvre de rénovation qui a pris depuis vingt ou trente ans nos versificateurs, que de formes nouvelles nous avons vues apparaître! Vers en assonances; vers de neuf pieds, de onze ou de treize; vers non scandés; vers de longueur arbitrairement variable; vers amorphes, etc. Je ne vois pas jusqu'ici que de toutes ces tentatives soit sortie une forme de vers supérieure dans son principe à l'alexandrin, offrant une somme de qualités plus grande et capable de le supplanter comme type normal du vers français: de-ci de-là quelques trouvailles exquises, des formes d'un charme subtil et délicat, applicables à l'expression de certains états d'âme très particuliers et surtout à l'expression du vague dans l'âme; mais rien de solide, de fort, de définitif. Il faut chercher encore.

Peut-être n'a-t-on pas cherché du bon côté. Il me semble que la plupart des novateurs se sont surtout proposé comme programme de réagir en poésie contre la beauté géométrique, et de trouver des formes de vers plus souples que le vers classique, de rythme moins régulier, moins artificiel, mieux capable de s'adapter au rythme spontané de la phrase. Par une coïncidence singulière, en même temps que la poésie tendait à rapprocher son rythme de celui de la prose, la prose, sous prétexte d'écriture artiste, se faisait de plus en plus artificielle, en sorte que ces deux formes d'expression de la pensée humaine semblaient vouloir se rapprocher de plus en plus. Je crois que c'était là une méprise. L'idéal ne me semble pas que la poésie et la prose aillent se rapprochant, mais au contraire qu'elles se différencient le plus possible. Il est facile d'imaginer entre les deux autant de formes intermédiaires que l'on voudra; toutes seront admissibles à la rigueur, mais avec quelque chose d'équivoque et de bâtard; aucune ne vaudra la prose simple ou la franche versification. Le vers amorphe notamment, le vers qui ne serait astreint à aucun rythme régulier, est un non-sens. Bouleversez comme vous l'entendrez toutes les règles de la prosodie, mais ne louchez pas au rythme. Nul n'a jamais réussi et ne réussira à faire des vers sans rythme défini, par cette raison toute simple que ce ne seraient plus des vers. Loin de donner la préférence aux formes poétiques où le rythme est le moins accusé, j'accorderais la plus haute valeur à celles qui l'accentuent le plus franchement, aux formes très artificielles, qui pas un instant ne prennent l'allure de la prose. Ainsi notre grande strophe lyrique. Dans cette forme superbe qui lui est préparée d'avance, comment le poète pourrait-il exprimer autre chose que ses plus nobles pensées? Sur un tel rythme, sur ces larges accords qui accompagnent sa voix, basse obligée de son chant, comment mettrait-ils de mesquins et grêles motifs? Ce sont donc les formes de vers les plus fortement rythmées qui produiront la plus puissante émotion esthétique. Ce sont elles qui mettent le mieux en évidence la beauté propre du vers, l'effet qu'elles produisent étant tout à fait spécial, et tel que l'on ne saurait lui trouver dans la prose aucun équivalent. Ce sont donc les formes typiques auxquelles doit plutôt tendre la poésie.

Le vers ne saurait donc être trop bien rythmé. Le véritable progrès, ce serait de trouver d'autres rythmes, et si possible des rythmes plus beaux. Quand on compare la musique et la poésie au point de vue du rythme, on est frappé de l'immense supériorité de la musique. Le musicien tire du rythme des effets surprenants. Quelle variété de cadences, si ingénieusement combinées, si caractérisées, si expressives! Comme la rythmique des vers est pauvre et presque rudimentaire en comparaison! Cette pénurie relative me semble pouvoir être attribuée à deux causes.

Notre vers français actuel est fondé en principe sur la simple numération des syllabes. Des sons en nombre fixe occupant une durée variable, tel est notre rythme poétique. — On pourrait concevoir un système tout différent: des sons en nombre variable occupant une durée fixe. C'est précisément le principe du rythme musical. Et c'était aussi le principe du vers gréco-latin, où deux syllabes brèves pouvaient tenir la place d'une longue, de telle sorte que le vers conservât sa cadence régulière quel que fût le nombre total de syllabes émises. — Je n'ai pas à établir pour quelles raisons le premier système a prévalu dans la prosodie moderne, et s'est définitivement imposé en France, au point de faire disparaître de notre vers toute combinaison rythmique fondée sur la quantité des syllabes. Nous savons quel parti ont tiré de ce rythme les poètes contemporains. Mais je crois bien qu'ils lui ont fait rendre tout ce que le principe comportait, et que, pour réaliser un progrès nouveau, il faudra chercher ailleurs. En fait, en optant pour le principe de la simple numération des syllabes, on s'est engagé dans une impasse. L'avenir du vers est à mon sens, non pas dans des perfectionnements de détail désormais presque impossibles, tout ayant été essayé, mais dans une révolution du vers, dans le retour au principe du rythme musical: nombre variable de sons réparti sur une durée fixe. Ce principe serait autrement fécond. Le poète tiendrait compte de la durée relative des syllabes, élément très important qu'il ferait entrer dans ses combinaisons rythmiques. Il pourrait imposer au récitant un débit plus ou moins rapide, obliger la voix à appuyer sur certains mots et à passer vite sur d'autres; il aurait en un mot à sa disposition tous les effets de rythme dont actuellement le musicien dispose. Il ne suffit pas, bien entendu, de poser le principe; il faudrait trouver les voies et moyens; mais si l'ingéniosité de nos versificateurs s'exerçait en ce sens, je suis persuadé que pour commencer, ils auraient bien vite trouvé des formes de vers au moins équivalentes aux formes actuelles. Comme notre oreille s'est faite à la mesure arithmétique de nos vers, elle se ferait à cette cadence vraiment rythmique.

Mais pour que ces progrès dans le rythme poétique soient possibles, il sera indispensable que la mesure des vers soit notée de quelque manière. Actuellement les poètes dédaignent de le faire. Nous indiquer comment nous devons scander leurs vers, quel enfantillage! L'oreille, semble-t-il, doit suffire. Oui, elle suffit, pour les rythmes très simples, très connus, très uniformes, qui ont été jusqu'ici usités. Mais déjà elle a des perplexités devant les rythmes inattendus que nous soumettent parfois les poètes contemporains. On vient de lire une pièce de vers écrite en octosyllabes; quand on est encore accordé au rythme de ce vers, brusquement on tombe sur une pièce écrite en vers de neuf, de onze, ou de treize pieds. L'oreille est choquée; ces rythmes impairs la déconcertent: nous avons peine à en prendre la cadence. Un signe quelconque, qui nous indiquerait comment ces vers doivent être scandés, nous éviterait cette impression fâcheuse. A plus forte raison sera-t-il nécessaire de multiplier les indications quand on en arrivera à des rythmes absolument nouveaux. L'absence de toute notation, telle me semble être la seconde cause qui a réduit la poésie à une telle pénurie de rythmes. Figurons-nous en quel état d'enfance serait encore la musique, si les musiciens eux aussi s'étaient abstenus d'indiquer en quelle mesure un morceau doit être joué, quelle durée précise il faut donner à chaque note, quand il faut précipiter le mouvement, quand il faut le ralentir! C'est justement grâce à l'emploi d'une notation très détaillée qu'ils ont pu varier indéfiniment leur rythmique, et la porter à son degré de perfection actuel. S'ils s'étaient contentés, à la manière des poètes, de nous donner la série des notes qui composent un air, s'en remettant à l'oreille du soin d'en trouver la cadence, il est probable que les rythmes musicaux en seraient encore au point où en sont les rythmes poétiques. Autant que l'on peut entrevoir l'avenir, je me représente la poésie future comme établie sur des rythmes aussi variés, aussi expressifs par eux-mêmes, aussi soigneusement notés que ceux de la musique. C'est avec la musique que l'art des vers avait autrefois les rapports les plus étroits: qu'il s'en rapproche de nouveau; que la poésie redevienne lyrique! Les poètes contemporains obéissent à un sûr instinct artistique, quand ils réclament une versification plus musicale que la nôtre. Que ne se font-ils musiciens vraiment? La poésie musicale qu'ils rêvent n'est plus à inventer; ils l'ont souvent entendue sans la reconnaître; cette poésie suprême, qui aurait la force de suggestion de la parole et l'expression pathétique de la musique pure, c'est le chant!

Je parle d'une poésie de l'avenir. Ici se pose une question inquiétante. On s'est demandé si l'avenir était à la poésie. Quelques prophètes pessimistes nous menacent d'un retour à la prose, à la prose utilitaire. Ne devenons-nous pas de jour en jour plus pratiques, moins disposés à accorder dans notre vie affairée une place à l'art, à l'idéal, à la poésie? — On n'a pas le droit de parler ainsi. Aujourd'hui comme autrefois, ce que nous voulons, c'est le progrès. Notre attention est peut-être spécialement attirée en ce moment sur d'autres réformes, plus urgentes encore que celle de la versification: sur des transformations sociales à accomplir, sur des injustices à réparer, sur des souffrances, des misères, des ignorances et autres très laides choses, que nous aurions envie de voir disparaître. En ce sens nous devenons pratiques, songeant au principal avant de songer au superflu. Ce n'est pas le signe d'une moindre élévation de goûts. Je suis persuadé que l'art, loin d'aller baissant de valeur, ira toujours prenant dans la vie humaine une importance plus grande. Le seul fait que la poésie soit d'art pur n'est pas ce qui peut nous inquiéter sur son avenir. D'autre part nous avons vu qu'ayant son domaine propre, elle ne risquait pas d'être évincée par quelque forme d'art plus pure, remplissant mieux qu'elle les mêmes fonctions. Elle subsistera donc. Elle subsistera pour son charme, pour sa noblesse, pour sa difficulté même qui la réserve à l'expression de nos sentiments les plus élevés, pour le rythme et l'harmonie qu'elle met dans toute notre âme. Mais pour acquérir ainsi son plein droit à la survivance, il faut que loin de se rapprocher de la prose, elle aille plutôt s'en différenciant plus encore, de peur de jamais faire double emploi avec elle.


[NOTES AU BAS DE LA PAGE]

1  Il est certaines opérations intellectuelles que l'on n'effectuera jamais en rêve, parce qu'elles impliqueraient un effort d'abstraction incompatible avec l'activité cérébrale dont nous disposons alors. Dans une enquête faite sur cette question: Avez-vous quelquefois rêvé mathématiques? on a reçu 27 réponses, toutes, sauf une, négatives. L'Intermédiaire des mathématiciens, t. IX, 1902, p. 339-340.

2  «Plus le sommeil est profond, plus les rêves concernent une partie antérieure de notre existence et sont loin de la réalité; au contraire, plus le sommeil est superficiel, plus les sensations journalières apparaissent et plus les rêves reflètent les préoccupations et les émotions de la veille.» Vaschide. Recherches expérimentales sur les rêves. Comptes rendus de l'Académie des sciences, 17 juillet 1899.

3  C'est ce sentiment particulier que M. Braunschvig doit avoir en vue dans la définition qu'il donne du sentiment poétique: «Le sentiment poétique consiste dans l'impression que nous laissent des séries d'associations qui, s'éveillant dans notre esprit délivré de toute inquiétude pratique, y demeurent pour ainsi dire ouvertes.» Le sentiment du beau et le sentiment poétique. F. Alcan, 1904, p. 207.

4  La Beauté rationnelle. F. Alcan, 1904, deuxième partie, ch. II. III, IV.

5  C'est la qualité des images suggérées qui importe, non leur quantité. Si la poésie ne consistait que dans le pouvoir d'évoquer une série indéfinie de représentations quelconques, rien ne serait plus poétique que le mot et cetera.

6  Voir notamment les Rêveries du promeneur solitaire (au promenade) et la Lettre à M. de Malesherbes, 26 janvier 1762. Pour établir la balance du bonheur que peut nous apporter la rêverie, il faudrait montrer, chez J.-J. Rousseau même, la prostration qui suit ces élans de l'imagination. La rêverie, à ce degré, est une sorte d'ivresse qui se paie. Elle décolore la vie réelle et en éloigne. Elle n'augmente pas tant notre bonheur qu'elle ne le déplace, en le reportant tout entier dans notre vie d'imagination.

7  C'est à cette intervention des phosphènes dans la composition mentale que j'attribuerais en partie les visions lumineuses de l'Apocalypse, ou encore la description éblouissante que donne Dante de la Rosé mystique, à la fin de son poème. Gœthe avait la faculté de faire apparaître dans le champ rétinien, par un effort de vision mentale, des images colorées (sur les faits de ce genre, v. Helmholtz, Optique physiologique, 2e partie, § 17) Cette faculté a dû avoir une influence sur la genèse des images dans ses contes merveilleux: ainsi, dans le Nouveau Paris, ces trois pommes rouge, jaune et verte, transparentes comme des pierres précieuses, qui se changent en petites dames qui voltigent sur le bout de ses doigts; ainsi encore, dans les Entretiens d'émigrés allemands, le beau serpent vert qui avale de l'or et devient lumineux et transparent, ou qui se change en un pont d'émeraude, de chrysoprase et de chrysolithe. Voici une métamorphose caractéristique: «Son beau corps, à la forme élancée, s'était séparé en mille et mille brillantes pierreries; la vieille, en voulant prendre sa corbeille, l'avait heurté par mégarde, et l'on ne voyait plus rien de la forme du serpent, mais seulement un beau cercle de pierres étincelantes, semées sur le gazon.»

De telles images, quel que puisse être leur sens symbolique, ont été évidemment inspirées de ces phosphènes que la circulation du sang sur la rétine fait spontanément apparaître.

8  Histoire de ma vie, 3e partie, VIII.

9  N'est-ce pas ainsi que Renan a composé sa vie de Jésus?

10  A comparer, pour l'inconsistance et l'évanouissement progressif de l'idéal rêvé, ces vers de la Ctesse Mathieu de Noailles.

    Le visage de ceux qu'on n'aime pas encor
    Apparaît quelquefois aux fenêtres des rêves
    Et va s'illuminant sur de pâles décors
    Dans un argentement de lune qui se lève.

    Ils ont des gestes lents, doux et silencieux,
    Notre vie uniment vers leur attente afflue:
    Il semble que les corps s'unissent par les jeux
    Et que les âmes sont des pages qu'on a lues.

    Ce sont des frôlements dont on ne peut guérir,
    Où l'on se sent le cœur trop las pour se défendre,
    Où l'âme est triste ainsi qu'an moment de mourir;
    Ce sont des unions lamentables et tendres...

    Et ceux-là resteront quand le rêve aura fui
    Mystérieusement les élus du mensonge,
    Ceux à qui nous aurons, dans le secret des nuits,
    Offert nos lèvres d'ombre, ouvert nos bras de songe.
            Le cœur innombrable.

On trouverait, dans ce même recueil poétique, de beaux exemples de la poésie des objets familiers, qui, pour les âmes prosaïques, restent vulgaires.

11  A signaler dans Chateaubriand cette épithète significative d'imaginaires, appliquée aux lointains. «L'arbre décrépit se rompt; il tombe. Les forêts mugissent; mille voix s'élèvent. Bientôt les, bruits s'affaiblissent; ils meurent dans des lointains presque imaginaires: le silence envahit de nouveau le désert.» Journal de voyage.

12  Contes du lundi, Le caravansérail.

13  V. Helmholtz, conférence sur l'optique et la peinture, annexée aux Principes scientifiques des Beaux-Arts, Bibliothèque scientifique internationale, F. Alcan, 5e éd., 1902.

14  Voir à ce sujet les amusantes boutades de Tolstoï (Qu'est-ce que l'art, trad. Halpérine-Kaminsky, Ollendorf 1898, p. 210 et suivantes).

15  Pensées, titre XX, p. 260. Cette remarque pourrait être étendue à toute représentation artistique. Non seulement la convention est permise dans l'art, mais elle y est obligatoire si l'on tient à produire un effet poétique. Il faut que l'on garde cette impression, que le tableau n'est qu'un tableau, que la statue n'est qu'une statue, et que tout cela est imaginaire.

16  V. Paul Roy, Enseignement rationnel de la musique, A.-H. Simon. Paris 1875, pp. 121 et 122.

17  Berlioz, Grand traité d'instrumentation et d'orchestration modernes, p. 138.

18  F.-A. Gevaert, Nouveau traité d'instrumentation, Lemerre 1885, p. 93.

19  Ibid., p. 210.

20  Wagner a observé sur lui-même ce procédé de composition. Au sujet du prélude instrumental qui accompagne l'apparition d'Elsa sur le balcon, au deuxième acte de Lohengrin, il écrit à son ami Uhlig: «Je me suis rendu compte en revoyant ce passage de la façon dont les thèmes se forment en moi: ils se rattachent toujours à une apparition plastique et se conforment au caractère de celle-ci.» Cité par Maurice Kufferath. Le Théâtre de R. Wagner. Lohengrin, Paris, Fischbacher, 1891, p. 134.

21  Vie et opinions de M. Frédéric-Thomas Graindorge, ch. XXIV.

22  André Chevrillon, Dans l'Inde. Hachette, 1891, p. 250.

23  On trouvera dans l'Esthétique d'Eugène Véron un intéressant plaidoyer en ce sens. Il loue la poésie d'avoir, seule de tous les arts, le privilège d'exprimer directement des pensées et de s'adresser sans intermédiaire à l'intelligence. «L'effort pour exprimer directement une pensée par la sculpture ou la peinture est presque fatalement condamné à l'insuccès. La fusion entre les deux éléments ne se fait pas ou se fait mal, et laisse l'impression d'une sorte de placage. La poésie se prête bien plus facilement au mélange de l'idée et du sentiment. Elle passe de l'un à l'autre sans effort et souvent tire de cette union d'admirables effets. Quand le poète joint aux facultés spéciales de l'artiste la hauteur et la générosité de la pensée, il nous paraît deux fois grand et l'œuvre gagne à cette impression un redoublement de puissance... Les idées, en somme, ont leur poésie comme les sentiments, et il n'y a pas de raison pour que l'art néglige cette source d'émotions.» L'Esthétique, Reinwald, 1878, p. 606.

24  Il est à remarquer que chez les philosophes la profondeur de la pensée n'exclut nullement l'imagination. Il y aurait une étude spéciale à faire de la poésie des philosophes. Quelques-uns ont eu une merveilleuse imagination; il y a peu de choses plus poétiques dans la littérature grecque que les mythes de Platon. Guyau, dans tous ses ouvrages, a fait une large place à la poésie (Voir par exemple, dans l'Irréligion de l'avenir, l'allégorie de la fiancée toujours déçue qui tous les matins revêt sa robe blanche, ou du voyageur épuisé de fièvre qui suit des yeux l'onduleuse caravane de ses frères en marche vers les pays inconnus; dans la Morale, sans obligation ni sanction, la page vraiment sublime qui dans les flots en mouvement nous montre le symbole du roulis éternel qui berce les êtres). Le style de H. Bergson est aussi très richement imagé.

25  Vers d'un philosophe. V. Alcan, 1896, derniers vers.

26  Th. Ribot a bien montré que l'imagination inventive doit toujours être stimulée par quelque émotion. «Toutes les formes de l'imagination créatrice impliquent des éléments affectifs. Toutes les dispositions affectives quelles qu'elles soient peuvent influer sur l'imagination créatrice.» Essai sur l'imagination créatrice. F. Alcan, 1900, p. 27 et 28.

27  Voir par exemple l'analyse que donne E. Poe de la genèse de son poème du Corbeau, ou les procédés de composition de Paul Hervieu (A. Binet, La création littéraire, Année psychologique, 1903).

28  Voici à ce sujet un certain nombre de témoignages: «La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées; je ne puis presque penser quand je suis en place; il faut que mon corps soit en branle pour y mettre mon esprit.» J.-J. Rousseau, Confessions, 1re partie, livre IX.

G. Tarde trouve, au cours d'une promenade, sa théorie de l'imitation (Cité par F. Paulhan, Psychologie de l'invention, p. 19. F. Alcan, 1901).

«La promenade facilite singulièrement le travail d'assimilation des matériaux intellectuels et leur mise en œuvre . . . J'avoue, pour mon compte, que toutes les idées neuves que j'ai eu le bonheur de découvrir me sont venues dans mes promenades.» J. Payot, L'éducation de la volonté. Alcan, 1894, p. 154 et 176.

«J'ai gardé de mon enfance le besoin de marcher rapidement lorsque je cherche à inventer quelque chose: c'est une façon de séquestrer mon esprit très facile à distraire.» F. de Curel (cité par A. Binet et J. Passy, Études de psychologie sur les auteurs dramatiques. Année psychologique, 1894, p. 187).

On pourrait multiplier à l'infini ces citations.

29  «Ce n'est pas tant par son jeu régulier, par un développement normal que l'intelligence invente, que par le profit qu'elle sait tirer de l'activité relativement libre et parfois capricieuse de ses éléments... L'idée directrice générale intervient pour choisir, pour accepter ou rejeter les éléments qui lui sont offerts, mais ces éléments ce n'est généralement pas elle qui les évoque. Ils sont en bien des cas le produit du jeu spontané, quoique surveillé, des idées et des images, de tous les petits systèmes qui vivent dans l'esprit... Si les éléments ne s'affranchissaient pas parfois quelque peu, s ils ne se livraient pas à leurs affinités propres en rompant les associations logiques habituelles, si la coordination de l'esprit était trop serrée et trop raide, trop uniformément persistante, l'invention serait beaucoup plus rare et resterait trop simple». F. Paulhan, Psychologie de l'invention, F. Alcan 1901, pp. 4, 43, 56.

Voir aussi dans le reste de l'ouvrage un grand nombre d'observations très intéressantes sur les procédés intimes de l'invention littéraire.

30  On trouvera cités des exemples intéressants de cette difficulté de la composition dans Le labeur de la prose, de G. Abel. Paris, Stock, 1902. Voir notamment le fac-similé d'une épreuve corrigée de Balzac.

31  De l'art et du beau. Garnier, 1872, p. 170.

32  Voir le développement de l'opinion contraire par Paul Janet, La psychologie dans les tragédies de Racine. Revue des Deux Mondes, 15 septembre 1875, p. 267.

33  Sur l'objectivation des personnages dramatiques, voir F. de Curel (Lettre citée par A. Binet, Année psychologique, 1894, p. 133.) Ces observations, faites sur lui-même par F. de Curel, témoignent d'une remarquable faculté d'introspection et sont de précieux documents psychologiques. A remarquer tout ce qui a trait à l'utilisation de la rêverie, comme procédé d'invention.

34  «Ce n'est pas à dire que les romanciers se mettent en scène dans leurs livres, mais, dans les personnages qu'ils nous présentent et dans la façon dont ils nous les présentent, si minutieusement observés qu'ils soient d'ailleurs, il y a toujours quelque chose de leur âme. Ils sont pour ainsi dire marqués du sceau de la personnalité de leur père spirituel». L. Prat, Le caractère empirique et la personne, F. Alcan, 1906, p. 152.

35  H. Helmholtz, Théorie physiologique de la musique, trad. Guéroult, Masson, 1868, p. 479.

36  V. par exemple les contes emboîtés l'un dans l'autre du Pantcha-Tantra et des Mille et une Nuits, les récits parasites qui se greffent sur le récit principal dans le Don Quichotte, les monumentales digressions de Notre-Dame de Paris et des Misérables.

37  La réflexion jouera un rôle important, qui n'a pas toujours été suffisamment étudié, dans la genèse des types romanesques ou dramatiques. Nous avons vu comment ils se développent dans l'esprit du poète, par la méthode d'inspiration. Mais d'où proviennent-ils? Il est assez rare qu'ils soient fournis directement par l'observation. Cela n'arrive guère que pour les personnages secondaires, épisodiques, que le poète fait intervenir dans son œuvre comme de simples figurants, pour faire nombre. Les personnages principaux sont presque toujours le produit d'une élaboration artistique, où la réflexion intervient. Ils sont inventés pour tenir un emploi, pour amener certaines situations, pour remplir un cadre déterminé d'avance. Celui-ci devra être l'Hypocrite (le Tartuffe de Molière, le Begears de Beaumarchais, le Sampson Brass de Dickens). Celui-là sera le Distrait, ou le Rêveur. Parfois l'auteur se proposera de représenter un type ethnique (l'Américain dans le Roi de la mer de Vogué, le Basque dans Ramuntcho, le Slave dans l'Aventure de Ladislas Bolscki) ou un type social (Balzac, Zola) ou encore un type professionnel (le clergé, dans Mon oncle Célestin ou dans Lucifer; la magistrature, dans La robe rouge, etc.). Dans toutes les œuvres à thèse (ainsi dans l'Etape de Bourget) les caractères sont composés précisément de manière à justifier les théories de l'auteur. Étant donné un type comique, le dramaturge aura soin dégrouper autour de lui les types accessoires qui en sont comme les variétés (v. des exemples significatifs de cette théorie dans l'Essai sur le rire de H. Bergson). Un procédé très usité est la création des types par contraste. Don Quichotte exige Sancho pour lui faire pendant. Etant donné le caractère d'Augustin de Chanteprie, dans le beau roman de la Maison du Péché de Marcelle Tinayre, il fallait que Fanny Manolé eût son âme tendre, aimante et païenne. La petite Dorrit de Dickens étant toute abnégation, il fallait que son père fût tout égoïsme. On peut remarquer que dans les comédies et les romans, le mari et la femme ont toujours des caractères opposés. Tous ces exemples achèvent de prouver que le personnage romanesque ou dramatique apparaît tout d'abord au poète comme une formule abstraite, comme une sorte d'être schématique, produit de la réflexion, qu'il complétera ensuite, et auquel il infusera la vie.

38  Le but que l'on se propose, en composant un plan, n'est pas le même, selon qu'il s'agit d'une œuvre didactique, ou d'une oeuvre d'imagination. Si l'on compose un livre de science, un livre d'histoire, c'est à fin de le rendre plus compréhensible et plus assimilable. Une œuvre d'imagination est surtout composée pour l'effet. Il résulte de cette différence dans la fin poursuivie des différences essentielles dans la forme du plan.

39  V. Sardou, en composant son scénario, évite avec soin de céder à sa verve. «Jusque-là, dit-il, j'ai écrit par raisonnement, j'ai fait des mathématiques et je me suis défendu contre l'entraînement de l'écriture. Je craindrais de mettre dans l'ébauche une certaine chaleur qui ne se trouverait plus dans l'exécution.» Année psychologique, 1894, p. 68.

40  Donnons, en quelques citations morcelées, un aperçu de sa théorie:

«Nous nous bornerons pour le moment à donner à la représentation simple, développable en images multiples, un nom qui la fasse reconnaître: nous dirons que c'est un schéma dynamique. Nous entendons par là que cette représentation contient moins les images elles-mêmes que l'indication des directions à suivre et des opérations à faire pour les reconstituer... L'effort de rappel consiste à convertir une représentation schématique, dont les cléments s'entre pénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxtaposent... L'effort intellectuel pour interpréter, comprendre, faire attention, est donc un mouvement du «schéma dynamique» dans la direction de l'image qui le développe... Le sentiment de l'effort d'intellection se produit toujours sur le trajet du schéma à l'image...

Travailler intellectuellement consiste à conduire une même représentation à travers des plans de conscience différents, dans une direction qui va de l'abstrait au concret, du schéma à l'image.»

H. Bergson, l'effort intellectuel. Revue philosophique, 1902, t. I, pp. 6, 11, 15, 16, 17.

41  On pourrait même avancer, contre l'opinion courante, que les poètes emploient assez rarement le style figuré; plus en effet les pensées à exprimer sont concrètes, moins il est nécessaire de les exprimer par symboles. On peut en faire l'expérience. On reconnaîtra que c'est dans les pages de la philosophie abstraite que pullulent les expressions métaphoriques: il est même parfois amusant de les réaliser en images. D'où vient cependant qu'étant en réalité plus métaphorique que les vers, la prose semble l'être moins? C'est que chez le prosateur l'image ne sert qu'à présenter l'idée et s'efface devant elle. La poésie se sert moins souvent de figures, mais donne aux images évoquées une intensité plus grande. La prose est donc faite d'images en voie de disparition, la poésie d'images en voie de développement.

42  «Il est probable que chacun de nous a sa manière de se représenter les idées abstraites, qui lui appartient en propre et n'appartient qu'à lui.» F. Paulhan, Revue philosophique, XXVII, p. 176.

43  Cité par A. Binet, Année psychologique, 1894, p. 100.

44  Ibid., p. 92.

45  V. à ce sujet des remarques originales, exposées en une terminologie un peu étrange, dans la Phonologie esthétique de la langue française, par J.-B. Blondel, Guillaumin, 1897.

46  Voir le remarquable chapitre qu'a consacré M. Guyau, dans ses Problèmes de l'esthétique contemporaine, à cette question des effets psychologiques du vers (livre III, derniers chapitres) Paris, Alcan, 1884.

47  Les problèmes de l'esthétique contemporaine, p. 240.

48  La genèse d'un poème, trad. Baudelaire.

49  Voir à ce sujet d'excellentes analyses de Raoul de la Grasserie, Des principes esthétiques de la versification française, Maisonneuve, 1900. C'est un des traités les plus complets qui aient été publiés sur ce sujet.

50  En réalité, le besoin d'une révolution ne se fait pas encore sentir. Il est probable que nous garderons notre système prosodique, sous la réserve de quelques remaniements de détail, tant que ne surviendra pas dans la langue, et surtout dans l'état social, une modification considérable, qui exigera des moyens d'expression nouveaux.

 

 


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*** START: FULL LICENSE ***

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things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
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money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
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of receipt of the work.

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Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
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is also defective, you may demand a refund in writing without further
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warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.gutenberg.org/fundraising/pglaf.


Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations. Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://www.gutenberg.org/about/contact

For additional contact information:
Dr. Gregory B. Newby
Chief Executive and Director
gbnewby@pglaf.org

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://www.gutenberg.org/fundraising/pglaf

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://www.gutenberg.org/fundraising/donate


Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
compressed (zipped), HTML and others.

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the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
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This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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