X
TOUT ce qu’il avait à faire, en principe, c’était d’attendre.
Il pouvait, selon son choix, occuper sa patience de différentes façons, sous réserve de se trouver à son poste – pour le moment, l’hôtel. Et plus précisément encore : sa chambre. Oh, il aurait pu sans courir davantage de risques traîner dans le hall ou au bar, ou dans l’une des salles d’accueil ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais il ne se sentait pas d’humeur à voir et côtoyer des gens. Même s’ils n’étaient pas bien nombreux, à cette heure-là : des traîne-la-nuit aux regards vagues, entre sommeil et alcool, qui eux aussi attendaient – et il n’était pas difficile de deviner quoi. Ces éparpillements de solitaires désœuvrés étaient plus redoutables qu’une foule. L’instant où vous croisiez un regard se produisait toujours, il n’en fallait pas plus. Un regard. C’était bien suffisant pour vous retrouver quelques minutes plus tard empêtré dans une conversation stérile – vous auriez pu tout aussi bien sauter à pieds joints dans un bac de glu. Ces gens sociables par désœuvrement, par besoin d’auto-reconnaissance en compagnie de leurs semblables, ou dans le but de les reconnaître, eux ! Lui, il ne s’ennuyait jamais, il n’avait pas besoin des autres pour savoir ce qu’il valait et encore moins ce qu’ils pouvaient valoir… Il ne devenait un animal social que par obligation professionnelle. Pour que ses efforts aient un maximum de chances d’être couronnés d’un résultat. Lequel ? À quoi bon savoir : il y avait participé, cela lui plaisait bien de se sentir rouage efficace d’une mécanique qui tournait rond. Le rôle de rouage peut se révéler extrêmement gratifiant : un bon rouage fait tourner une bonne mécanique. Ce qui n’a rien à voir avec la sensation d’être une pièce à la dérive d’un gigantesque puzzle auquel on ne comprend rien. Tout à fait autre chose. Dans son rôle de rouage il était bien obligé d’établir des contacts, riches de cette importance que devaient prendre leurs réactions, mais il s’accommodait de ce qu’ils pouvaient avoir de désagréable. En règle générale, ils étaient fondamentalement désagréables.
Le dernier en date ne dérogeait pas à la règle.
Honaye fut sur le point de s’octroyer une pause au bar, devant un verre d’alcool, mais il y avait trop peu de monde de part et d’autre du zinc, ou pas assez : un barman solitaire à la paupière lourde, deux filles au cul tendu sur leur tabouret, au maquillage qui commençait à ne plus savoir jouer vraiment son rôle. Les conditions nécessaires à sa tranquillité n’étaient pas réunies. Ce type à la paupière fatiguée ne manquerait pas d’engager la conversation, s’imaginant payé pour cela. D’autre part, il n’avait aucune envie d’une fille – en tout cas d’aucune de ces deux-là.
Il monta dans sa chambre.
Le contact avec ce chasseur de primes, ce mercenaire, lui laissait comme un goût d’amertume métallique au fond de la gorge. Difficile à avaler. Certes, un rouage n’a pas à comprendre ce que fait la machine dont il fait partie, un point sur une courbe n’a pas à savoir où mène l’hyperbole, mais tout de même… Il y avait certaines choses qu’il admettait difficilement. Faire participer à la danse un personnage comme ce Jap Reyk… Peut-être ne s’agissait-il pas d’une faute, ni d’une erreur. Souvent le jeu commandait d’utiliser des amateurs, et cela, évidemment, sans leur faire un dessin. Pourtant, Jap Reyk n’était pas tout à fait un amateur ; il était professionnel… mais un autre genre de professionnel. Une espèce de bricoleur autodidacte, qu’on téléguidait évidemment lui aussi sur sa petite trajectoire personnelle – mais qui n’était pas dupe. Qui connaissait un certain nombre de règles, dans cette partie… et essayait toujours de jouer selon les siennes. Pour couronner le tout, ce type était dans un état de délabrement physique et psychologique lamentable. Ils ne pouvaient pas l’ignorer en haut lieu. Ils devaient donc juger ce déchet capable de bien singuliers tours de force pour avoir choisi de faire appel à ses services. Et lui offrir, en paiement du coup de main, une si jolie somme, 100 000 tickets, parce qu’une scientifique de Dombdos 2 s’était égarée allez savoir où, dans Dieu sait quelles plates-bandes gelées où elle n’aurait pas dû mettre les pieds…
Dans le couloir tendu d’un revêtement mural rouge constellé de vieilles taches d’humidité, il croisa un couple silencieux qui se dirigeait vers l’escalier, l’homme portant une lourde valise, trois pas derrière la femme au visage bouffi de sommeil. Personne d’autre. Il entra dans sa chambre et fit de la lumière.
100 000 bâtons pour un indépendant au contrat… Ou alors, il devait s’agir d’un téléguidage très particulier. Un sacrifice. Ce type ignorait tout des calculs de retombée de sa trajectoire-kamikaze. À moins qu’il se doute, mais se croie suffisamment malin pour courir le risque… On rencontre des cinglés à tous les stades de l’impertinence et de la prétention.
« Voilà pourquoi », se dit Honaye, « ils ont fait appel à ce genre de phénomène. Un type connaissant les risques, mais avec la tête suffisamment gonflée pour s’imaginer de taille à passer au travers… avec une jolie petite somme à la clef pour le convaincre de sa valeur, au cas où il aurait une soudaine poussée de modestie. Voilà pourquoi ce modèle de trajectoire n’est pas confié à un véritable professionnel parfaitement à même de peser le pour et le contre, d’évaluer toutes les failles et les défauts de cuirasse, de repérer ces chausse-trappes où il est parfaitement impossible de ne pas tomber – et dont il est parfaitement impossible de remonter quand on est au fond. Un vrai professionnel aurait fait le juste calcul, proposé le juste prix. Un tel sacrifice pour la confrérie serait forcément dissuasif. Beaucoup trop cher. Bien plus cher que les 100 000 dollars-piastres… À plus forte raison si la somme, en dépit des engagements pris, ne devait jamais être versée à… un mort. »
Il s’était débarrassé de sa parka, jetée sur le lit, et retirait son pull quand la porte s’ouvrit. Il entendit tomber sa clef qu’il avait laissée dans la serrure, puis le déclic du passe – et comme il n’y croyait pas, il resta là, les bras encore emprisonnés dans son pull-over à demi enlevé. Et la porte s’ouvrit : tout cela n’avait pris que deux secondes.
Le professionnel qu’il était, ne laissant jamais rien au hasard, se sentit abominablement malheureux.
On aurait dit deux frères. Peut-être pas vraiment jumeaux, mais presque. Honaye se fit cette réflexion, qui n’avait rien d’original : quiconque se trouvait face à Hat Imglif et Peter Slake se disait la même chose.
Ensuite, il essaya – à tout hasard – une réaction interloquée :
« Mais qui vous a permis de…»
Pour ce qui est des réflexes automatiques, Imglif et Slake fonctionnaient mieux que des jumeaux : des clones parfaits. Main droite plongeant sous le manteau, puis arborant la plaque de section spéciale comme incrustée dans la paume, puis replongeant, puis une nouvelle apparition de la main vide.
Honaye, tout de même, par une sorte d’acquit de conscience, persista :
« Je ne comprends pas ce que…
— Merde, dit doucement Imglif en bougeant les épaules. Ne te fatigue pas…»
Lui-même semblait passablement éprouvé. Il avait une expression identique à celle de ce type croisé dans le couloir, ce porteur de valise, quelques instants auparavant.
Slake récita :
« Tu te fais appeler Honaye. Tu es en planque ici. Tu travailles pour la police nationale du groupe de recherche nord-américain de la SRIG basé à Dombdos 2. Tu es sur un coup, actuellement, et cela n’a rien à voir avec une simple mission de surveillance ou de sécurité. Tu es en action. Tu reviens d’un petit voyage, pendant lequel tu as accompagné quelqu’un quelque part. Tu veux que je te dise qui ?
— J’en serais bien curieux.
— Il s’appelle Jap Reyk. Ce n’est pas la première fois que ta nation s’intéresse à ce type. Nous aussi, il nous intéresse. Au cas où tu l’aurais oublié – pas vraiment oublié, mais disons un petit trou de mémoire passager… – je te rappelle que mon collègue et moi, c’est-à-dire la Supervision, nous avons priorité. Je ne te dis pas tout ce qu’il est en notre pouvoir de faire pour obtenir ce que nous voulons – ça aussi tu le sais, et très bien, tu n’as certainement pas besoin qu’on te fasse un dessin. On le veut pour nous, pour la Supervision, ce Reyk. Là encore, peut-être que tu n’es pas idiot, que tu as une idée du pourquoi et du comment. »
Imglif prit le relais – même ton détaché, même visage impénétrable… presque trop caricatural pour être vrai…
« On aimerait bien que tu ne sois pas vraiment idiot. Ni du genre héroïque ni rien de ce qui pourrait te passer par la tête. Voilà ce qu’on aimerait : qu’il ne se passe rien dans ta tête. »
Honaye n’était ni idiot ni héroïque. Sa seule prétention, c’était une certaine conception qu’il se faisait de l’efficacité professionnelle. Mais cela suffisait : il y avait incompatibilité. Professionnellement efficace, il se devait d’être idiot sous un autre angle ; ni idiot ni héroïque, cette efficacité tombait dans le néant. Il avait bien peur de savoir d’ores et déjà dans quelle direction il allait trancher. Il tenta de se préserver un sursis, temporaire bien sûr et excessivement limité, mais… une manière d’ultime petite ruade.
« Ce n’est pas Reyk, pas simplement lui, que vous voulez.
— Bravo. T’as deviné », dit Imglif, merveilleusement laconique.
Honaye attendit un peu. Les deux autres ne bougèrent pas. Ils se tenaient plantés là, sur le tapis, comme des meubles. Honaye soupira et acheva de retirer son pull – qu’il jeta, d’un geste ample, sur le lit. Il remarqua le tressaillement parfaitement synchronisé des deux hommes de la Supervision, et sentit un frisson pas vraiment agréable lui courir le long du dos : il était bien certain que s’il avait tenté quoi que ce fût à l’aide de ce pull-over, les deux gugusses auraient sorti ce qu’ils avaient en poche, dans la même fraction de seconde – et on aurait entendu une seule détonation, et il se serait retrouvé avec deux balles dans la peau, deux petits trous en pleine tête, ou en plein cœur pas très éloignés l’un de l’autre. Deux jumeaux.
Slake dit :
« Ce n’est pas que Jap Reyk, c’est vrai. Ce n’est pas toi non plus. Mais ceux qui jouent à vouloir être les plus malins, au sein du pool de l’Alliance. Les tricheurs.
— Je ne sais rien », dit Honaye.
Ce qui n’était qu’une façon de se rendre… Les deux flics de la Supervision auraient pu s’éviter de pavoiser, d’arborer ce demi-sourire…
« Bien sûr », dit Imglif.
Et Slake :
« Mais tout de même un petit peu…
— Ça ne vous avancera à rien.
— Laisse-nous juger, dit Slake. Bien sûr, tu ne sais pas tout – on n’a jamais imaginé une seconde que tu puisses être dans le secret des dieux. Mais tu sais un peu. C’est juste cet « un peu » qu’on aimerait bien partager avec toi.
— Où est-ce que tu as emmené Reyk ? » questionna Imglif.
Honaye plissa les paupières. Son visage bourrelé de muscles se crispa. Un tel visage, en se crispant, devient impressionnant et prend une dimension qui dérange : comme s’il n’était plus tout à fait vrai. Il se sentit envahi par un malaise âcre. Voilà quel effet ça fait, quand le sol se dérobe, quand on bascule. Il n’avait jamais basculé encore. Il se dit qu’il allait être malade. Ils n’avaient même pas besoin de le bousculer, ni de le menacer ni de lui réciter des atrocités – toutes ces atrocités qui ne manqueraient pas de lui tomber dessus en cataracte au cas où il n’accepterait pas de jouer docilement leur jeu comme un bon petit garçon. C’était tellement plus simple, inéluctable. Raisonnable.
Il dit :
« Et ensuite ? »
Ils comprenaient si rapidement…
« Ensuite, dit Slake, aucun problème. Pour toi, c’est terminé, c’est tout – terminé sur ce coup-là, naturellement, ce qui ne signifie pas que ta carrière soit fichue. On ne gagne pas à toutes les parties. Évidemment, on fera en sorte que tu n’aies pas envie de reprendre cette partie-là. Que tu sois hors jeu, mort virtuellement, nous suffit. Comme tu n’es pas idiot, ni bêtement héroïque, tu ne nous obligeras pas à te transformer en véritable mort. Un de nous restera avec toi. Ici. Et tu te tiendras tranquille. »
Au bout d’un instant, comme Slake n’ajoutait rien – il n’y avait rien à ajouter –, Honaye déglutit. Il acquiesça.
Et s’entendit manger le morceau. Ce n’était pas un bruit très agréable à son avis. Mais nécessaire. Toujours à son avis.
Reyk redoutait un peu d’avoir à subir certains effets secondaires de cette absorption inhabituelle d’amphés, « râpe-fatigue » et aliments à haute teneur énergétique super-concentrée. Régime-choc s’il en fut, tout particulièrement pour lui, dont la condition physique, autant que psychologique, n’était pas exactement ce qui pouvait se rêver de mieux… Sa principale activité, des mois durant, avait consisté à déboucher des bouteilles et à en boire le contenu, tout en collectionnant des filles pour la nuit, ou encore à courir après le sommeil à coups de « pilules-miracles ». Quant il ne regardait pas en direction du nord, des journées entières, plus apathique et glauque qu’un vieux poisson sorti de l’eau depuis des heures et bronzant au soleil de l’Arctique.
Il s’y trouvait, au nord.
Se démenant comme un damné, de la sueur sur la peau, du froid dessous, comme cela ne lui était pas arrivé depuis une éternité. En plein sevrage brutal d’alcool et divers autres hypnotiques, somnifères, toutes ces merdes si diaboliquement bien conçues pour vous rendre la vie plus facile, quand il risquait de mal dormir… Panne sèche. Programme de remplacement : une activité physique que le plus frénétique des sportifs de haute compétition aurait fini par trouver dingue… et d’autres merdes chimiques diablement bien conçues, celles-là aussi, pour lui faciliter l’existence. Quand il risquait de s’endormir.
Il risquait de méchants retours de bâton. Le savait. Peut-être pas dans l’immédiat, certainement pour plus tard. Il le savait aussi. Mais plus tard, cela n’avait pas vraiment d’importance. S’il y avait un « plus tard », et s’il fallait le consacrer à résoudre ce genre de problèmes, ce serait le paradis.
Un des principaux désagréments susceptibles d’être créés par ce menu d’excitants était une forme d’euphorie incontrôlable débouchant très vite sur une irresponsabilité totale. Plus de garde-fou. La clarté de raisonnement sérieusement amputée… pour ne pas dire trafiquée, métamorphosée. Et puis vous vous retrouvez devant une crevasse large de dix pas, ça vous fait rigoler, vous vous dites : « Qu’à cela ne tienne ! » et, sifflant une chanson, vous lancez votre moteur à plein régime pour sauter par-dessus ce ridicule obstacle…
Reyk guettait ce genre de symptôme. Son indice le plus fiable était la sensation de peur. Cette trouille qui rongeait. La bête grignoteuse assise au fond de sa poitrine. Tant que la bête se tenait là à son poste, c’était bien. Si elle s’envolait, se liquéfiait, alors…
La bête était toujours là. Fidèle. Une tumeur sournoise dont il importait de s’allier la malignité. Okay ! parfait ! ne t’endors pas, saloperie.
Depuis près de vingt-cinq heures, ponctuées seulement de deux ou trois pauses, il roulait. La bête au fond de lui craignait une panne mécanique du snow-cat. Mais jusqu’à présent, rien à redire. Les techniciens de Dombdos 2 semblaient connaître leur travail sur le bout des doigts. Le moteur ronronnait, les chenilles tenaient bon, les circuits de chauffage jouaient leur rôle, ainsi que le système de radar de radioguidage. Un sacré bourrin pour une sacrée chasse.
Trop beau pour durer ?
Bon Dieu, non, Reyk, c’est au contraire le moins qu’on puisse espérer. Le plus dur est à venir. Rien n’est fait, rien n’est dit.
Le plus éprouvant, c’était cette tempête de neige dont le niveau de violence n’avait pas baissé d’un pouce depuis son départ des environs de Dombdos 2. Ces tourbillons de vent qui battaient la nuit en permanence, sans répit, qui transformaient le ciel et la terre en une même bouillie informe, tellement folle que le plus fou, encore, était d’imaginer, après un certain temps passé au cœur du maelström, qu’il pût en être autrement ailleurs. Qu’ailleurs existât. Ici étant si peu.
C’était la vraie difficulté, l’Obstacle majuscule. Cette confusion physique entre le vrai et l’incertain. La sensation continuelle d’avancer n’importe comment, « au petit malheur ». Même pas avancer : se mouvoir… à moins que la danse des éléments, alentour, fût le seul mouvement réel ? Et comment savoir ? Comment prouver que sa progression n’était pas plutôt une espèce de balancement en apesanteur, dans les airs chavirés, comme un ballon pendu au fil de ses phares ?
Sans l’assistance de l’écran radar couplé à son programme intégré d’itinéraire, la seule solution raisonnable eût été… l’immobilité. Et Reyk ne cessait de remercier et de louer mentalement cette technologie. En vérité, n’importe qui, à sa place, connaissant vaguement la manipulation manuelle de l’engin, aurait fait preuve d’autant de compétence.
Seulement voilà. « Ils » ne pouvaient pas envoyer là-haut n’importe qui.
Et toujours, incapable de se projeter raisonnablement vers le futur, c’était en arrière que glissait son esprit ; dans d’autres tourbillons, à peine moins fascinants que ceux de la neige dans le pinceau des phares, les tourbillons de la mémoire, ses pensées se débattaient.
Qui sait, peut-être le plus gros de sa fatigue coulait-il à cette source-là, presque tarie, ou alors en sommeil, et qui soudain crachait à torrents ?
Il avait dépassé depuis longtemps ce point sur l’itinéraire où Callings avait trouvé la mort. Où sans doute les ours blancs ne l’avaient pas découvert.
Parce qu’il n’y avait plus d’ours blancs depuis belle lurette.
Elle avait dit : « Nous le prendrons au retour », quelque chose d’approchant. Qu’en était-il advenu ? Ils avaient dû se débrouiller d’une manière ou d’une autre pour venir le récupérer. Ses jambes et le reste de son corps. Ils avaient dû envoyer une corvée. Ce dont il était pratiquement certain, c’est qu’elle ne s’en était pas chargée, elle, à son retour. Pratiquement certain.
Il ne s’en était pas soucié davantage, lui, dans sa fuite et pour cause…
Il entendait encore les échos de la conversation, au cours de ce bivouac-là. C’était lors d’une nuit simplement venteuse, une nuit autrement belle et tranquille que celle-ci.
Elle était assise dans son sac de couchage, le capuchon rabattu. On n’apercevait que son visage, plutôt pâle encore, à la lueur d’une lampe unique dont la pauvre clarté, pourtant, réussissait à donner aux parois de la tente une vraie fluorescence et découpait des ombres bien dures. Parfois elle bougeait, et le mouvement enfoui ondulait sur la toile matelassée.
Il n’était pas obligé de lui parler de son travail, et encore moins de cette mission-là. Il n’avait pas à se justifier de quoi que ce soit !
Il n’avait qu’à fermer sa grande gueule, c’est tout, être là, assis, à la regarder boire son thé, et vomir quand elle vomissait, et encore la regarder… Exister quand elle existait. Être en trop. Elle aurait bien fini par détourner les yeux !
Mais non.
Elle ne détournait pas les yeux.
Elle avait demandé :
« Pourquoi « chasseur » ? »
Et lui, trop content d’y aller de son petit couplet :
« Parce que tous les contrats se résument à cela : une chasse. Particulièrement dans ce pays, peut-être. Ces anciens autochtones après qui vous courez, ces Eskimos, vous avez étudié leur civilisation, j’imagine ? Vous en connaissez un bout, à leur sujet ? »
Elle avait répondu par un léger signe de la tête ne signifiant ni oui ni non. Juste un encouragement à poursuivre. Il poursuivit :
« Ils ne se nommaient pas, ils ne se désignaient pas eux-mêmes, vous comprenez ? Ils ne disaient pas « je ». Ils s’appelaient « homme », « cet homme », ou « ce chasseur-là », parce qu’un homme ou un chasseur, c’est pareil. Un homme, ça devait chasser pour exister. Et à ma façon, qu’est-ce que je fais d’autre ? Et vous-même ? Ce n’est pas une chasse ? »
C’était une chasse. Truquée, mais une chasse. Oui.
« Ce chasseur-là… Exactement celui-là. C’est ma manière et elle ne doit pas être très différente de la vôtre. Il n’y a que ça qui vaille la peine, toutes les peines du monde, pour vous : votre chasse. Peut-être que vous seriez cent fois plus éprouvée en ce moment si, au lieu d’avoir perdu votre collègue, nous étions en panne de snow-cat. C’est bien possible. »
Ce qu’elle avait répondu ? Eh bien, elle avait dit :
« Il nous resterait le scoot de secours. »
Oui, elle avait dit ça. Et lui, ne sachant ce que ça cachait, mais sur le même ton et pour un même jeu :
« Là, je vous reste. Une manière de scoot, avec une tête qui pense.
— Qui pense, oui, Jap Reyk.
— Qui pense trop sans doute ? Et ça vous ennuie un peu ? Vous m’auriez préféré meilleur sauvage, hein, et pas tel que je suis, en train de m’énerver sur la mort de ce type… qui finalement ne savait pas conduire un snow-cat si bien que ça… Bon, je vais vous dire ce que vous voulez savoir. Oui, j’ai signé des contrats avec les types de Thulé, vos compatriotes, au temps où ils tenaient encore la place, avant de s’en faire vider par les Supérieurs. Le plus gratiné a été le dernier. Mon employeur était leur police de surveillance – après tout, un peu comme maintenant : disons un organisme officiel, avec des soucis humanitaires… Vous savez ce qu’ils m’ont demandé ? De faire cesser un trafic. Un foutu trafic, dont notre belle espèce n’a pas lieu d’être fière, elle qui est en train de crever et devrait pourtant se trouver d’autres occupations. Il y a peut-être une certaine similitude avec votre boulot… sauf que je me dis quand même qu’au fond vos intentions doivent avoir meilleure mine. Du moins j’espère… Eux aussi, à Thulé, s’intéressaient aux Eskimos. Les vrais, les anciens, quelques familles, guère plus, ceux qui se sont taillés le plus loin possible dans le nord. Une fameuse chasse. J’ai entendu dire que dans les temps reculés on a fait le commerce de têtes réduites de je ne sais quel peuple. Eh bien, les temps reculés ne le sont pas tant que cela. Les doigts d’Eskimos séchés avaient une certaine valeur. Et pas seulement les doigts. On m’a demandé de trouver ceux qui organisaient ce trafic. J’ai accepté ce contrat. J’ai cherché, et j’ai trouvé. J’ai trouvé le chef d’un de ces putains de réseaux. Et vous savez de qui il s’agissait ? Quel était ce joli coco ? C’était un des leurs… ou presque. Ses ancêtres étaient des Eskimos… Bien sûr, il était sérieusement métissé ; lui, il n’avait jamais chassé le phoque, il était né dans une clinique de Godthab, avait été nourri à coups de biberons de lait synthétique, et de conserves ensuite… il avait grandi, il n’avait pas subi de mutation. Pas d’autre mutation qu’une belle monstruosité. Il organisait des chasses aux ancêtres, pour de pauvres malheureux salauds qui trouvaient intelligent de porter un doigt séché en sautoir autour du cou. Porte-bonheur. Ses ancêtres, il les trouvait généralement dans les basses rues des petits villages de la côte est. Pas plus réellement « anciens autochtones » que lui. C’est pas tout. Vous savez quel âge il avait, mon pourvoyeur ? Il avait douze ans. Et quand je lui suis tombé dessus, il a sorti d’une putain de poche un revolver grand comme lui, il m’a tiré deux balles qui m’ont manqué, sans doute à cause du poids de ce flingue. Il y avait de fameuses chances pour que la troisième soit la bonne. Il ne l’a pas tirée. Je l’ai buté. Moi aussi, j’avais une arme. Ça fait partie de mon boulot. »
Voilà comment cela s’était passé. Comment et pourquoi c’était venu. Comment et pourquoi.
Elle n’avait rien répondu.
Alors, parce que cela faisait trop de silence d’un seul coup, lui :
« Vous savez quoi ? Peut-être qu’il n’y a pas d’âge. Ni de classe sociale ni de catégories plus ou moins instruites, ou différemment. Rien du tout. Peut-être qu’il n’y a que cette espèce, et qu’il suffit de naître. C’est pas de déterminisme que je veux parler. Ce que je veux dire, c’est qu’il existe peut-être, malgré tout, des façons de s’évader de ça. D’être une sorte de chasseur plutôt qu’une autre. Je sais pas. Le môme, il était aussi « ce chasseur-là », comme vous et moi. À sa façon. C’était sa faute ? C’était un choix ? Et la faute à qui s’il ne m’a pas touché en me tirant dessus ? La faute à qui si moi je l’ai eu ?… Je vous ai vu regarder Callings, tout à l’heure, avec ses jambes de l’autre côté de la trace. J’aimerais bien savoir ce que vous pensez de tout cela. Avoir votre avis. » Mais elle ne le lui donna pas.
Elle sortit une main de son sac de couchage pour s’essuyer les yeux.
Voilà. Et ce fut lui qui se sentit brusquement honteux, maladroit. Naufragé en bout de colère à qui il ne restait plus qu’une bien pauvre bouée : celle de l’apitoiement. Sur elle comme sur lui. Une bien triste bouée pour deux, oui. Sauf que Wendy n’appelait pas au secours et ne demandait rien. Rien, à personne. En tous les cas, pas à lui.
Et ça lui donnait, ce genre de souvenirs, des envies de faire exploser le monde.
Alors qu’il était précisément en train de se démener pour empêcher que se produise une autre forme d’explosion planétaire.
Wendy Donnelly avait allumé la mèche. Il l’avait bien aidée.
Pour 50 000 tickets de papier vert, et ses beaux yeux.