J'ai glissé la lettre dans ma poche.

« Vous avez un message à lui transmettre? m'a demandé Ben Smidane, anxieux.

- Non. »

Le front de Ben Smidane se plissait dans une expression studieuse et enfantine.

« Jean, votre attitude me déconcerte. »

II semblait avide de comprendre et si déférent à mon égard - j'étais son aîné, après tout - qu'il m'a ému.

« C'est très simple. J'éprouve une certaine lassitude de ma vie et de mon métier. »

II buvait mes paroles en hochant gravement la tête.

« Vous êtes encore trop jeune, Ben, pour avoir cette sensation. On commence dans l'enthousiasme et dans un esprit d'aventure et au bout de quelques années, cela devient un métier et une routine... Mais je ne veux pas vous décourager. Je suis vraiment le dernier à pouvoir donner des leçons.

- Vous ne vous rendez pas compte, Jean... Nous avons cru que vous aviez disparu définitivement... »

Il hésita quelques secondes avant d'ajouter:

« Que vous étiez mort...

- Et après? »

II me fixait d'un regard consterné.

« Vous ne savez pas à quel point Annette vous aime... Dès qu'elle a trouvé le bout de papier avec le nom des hôtels, elle a repris goût à la vie...

- Et Cavanaugh?

- Elle m'a bien recommandé de vous dire que Cavanaugh n'a jamais compté pour elle. »

J'éprouvais un dégoût soudain à entendre évoquer ma vie privée, et une gêne envers Ben Smidane de le voir mêlé à cela.

« A votre âge, il faut surtout que vous pensiez à vous et à votre avenir, Ben. »

II avait l'air étonné qu'en de telles circonstances, je m'intéresse à lui. Pourtant, j'aurais aimé qu'il me parle de cette expédition qu'il préparait dans l'océan Indien à la recherche de l'épave d'un galion hollandais, et qu'il me fasse partager ses rêves et ses illusions.

« Et vous ? m'a-t-il demandé. Vous comptez rester longtemps ici ? »

II me désignait d'un geste navré, du bras, le boulevard Soult derrière la vitre du café :

« Alors, je peux dire à Annette de venir vous voir?

- Dites-lui qu'elle ne vienne pas tout de suite... Elle ne me trouverait pas... Il ne faut pas brusquer les choses. »

De nouveau, il plissait le front, de la même manière studieuse que tout à l'heure. Il essayait de comprendre. Il ne voulait pas me contrarier.

« Qu'elle me laisse un message téléphonique ou un petit mot de temps en temps. Cela suffira pour le moment. Un simple message... Ou une lettre... Ici, à l'hôtel Dodds... ou à l'hôtel Fieve... Ou dans les autres hôtels qui figurent sur la liste... Elle les connaît tous...

- Je le lui dirai...

- Et vous, Ben, n'hésitez pas à venir me voir pour me parler de vos projets puisque vous êtes le seul avec Annette à savoir que je suis encore vivant... Mais que cela reste entre nous. »

*

Ben Smidane s'est éloigné en direction de l'avenue Daumesnil et j'ai remarqué un phénomène qui se produit rarement pour un homme : plusieurs femmes se sont retournées sur son passage.

J'étais de nouveau seul. Bien sûr, je m'attendais a recevoir, d'ici peu, un message d'Annette. Mais j'avais la certitude qu'elle ne viendrait pas à l'improviste. Elle me connaissait trop bien. Depuis vingt ans, elle avait été à bonne école avec moi pour apprendre l'art de se cacher, d'éviter les importuns, ou de fausser compagnie aux gens : placards où l'on se dissimule en dernier recours, fenêtres que l'on enjambe, escaliers de service ou sorties de secours que l'on emprunte en catastrophe, escaliers roulants que l'on dévale en sens inverse... Et tous ces voyages lointains que j'avais entrepris non pour satisfaire une curiosité ou une vocation d'explorateur, mais pour fuir. Ma vie n'avait été qu'une fuite. Annette savait qu'elle ne devait pas brusquer les choses : à la moindre alerte, je risquais de disparaître - et cette fois-ci pour de bon.

Mais je serais ému de recevoir, de temps en temps, un message d'elle, dans tous ces lieux où nous avions vécu autrefois, et que je retrouve aujourd'hui. Ils n'ont pas beaucoup changé.

Pourquoi, vers dix-huit ans, ai-je quitté le centre de Paris et rejoint ces régions périphériques? Je me sentais bien dans ces quartiers, j'y respirais.

Ils étaient un refuge, loin de l'agitation du centre, et un tremplin vers l'aventure et l'inconnu. Il suffisait de traverser une place ou de suivre une avenue et Paris était derrière soi. J'éprouvais une volupté à me sentir à la lisière de la ville, avec toutes ces lignes de fuite... La nuit, quand les lampadaires s'allumaient place de la porte de Champerret, l'avenir me faisait signe.

Voilà ce que j'essayais d'expliquer à Annette qui s'étonnait que je veuille habiter si loin. Elle avait fini par comprendre. Ou elle avait fait semblant. Nous avions vécu dans plusieurs hôtels aux portes de Paris. Je consacrais mes journées à de vagues activités d'achat et de revente de livres anciens, mais c'était elle qui gagnait le plus d'argent : deux mille francs par mois de salaire comme mannequin chez L., une illustre maison de couture, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Ses collègues avaient toutes quinze ans de plus qu'elle et ne le lui pardonnaient pas.

Je me souviens que la cabine des mannequins

était reléguée au fond d'une arrièrecour. Il.fallaiti souvent qu'Annette soit « de permanence » toute la journée au cas où une cliente viendrait choisir une robe. Et elle devait éviter les crochepieds, les coups de griffes et de talons aiguilles des autres mannequins car c'était toujours elle qui portait, aux collections, la robe de mariée.

Nous avions habité l'hôtel Dodds quelques semaines mais depuis tout ce temps j'ai oublié le numéro de notre chambre. Celle que j'occupe aujourd'hui? En tout cas, ma position n'a pas changé : je suis _étendu sur le lit, les bras croisés derrière la nuque et je contemple le plafond. Je l'attendais ainsi, le soir, quand elle était « de permanence » à la maison de couture. Nous allions au restaurant et ensuite au cinéma. Et je ne peux m'empêcher - greffier incorrigible que je suis -de dresser une liste approximative de quelques endroits que nous fréquentions :

ORNANO 43

Chalet Edouard

Brunin-Variétés

Chez Josette de Nice

Delta

La Carlingue

Danube Palace

Petit Fantasio

Restaurant Coquet

Cinéma Montcalm

Haloppé

Tout à l'heure, au moment de rentrer à l'hôtel, j'ai eu la sensation d'être dans un rêve. J'allais me réveiller cité Véron. Annette dormirait encore. Je serais revenu dans la vie réelle. Je me rappellerais brusquement que nous devions dîner avec Cavanaugh, Wetzel et Ben Smidane. Ou bien ce serait le 14 juillet et nous recevrions tous nos amis sur la terrasse. Annette se réveillerait à son tour et, me trouvant un drôle d'air, me demanderait : « Tu as fait un cauchemar? » Je lui raconterais tout : le faux départ pour Rio, l'allerretour Milan-Paris, ma visite de l'appartement comme si je n'étais plus qu'un fantôme, ma surprise qu'elle se soit enfermée dans la chambre avec Ben Smidane, les longs après-midi passés au zoo et autour de la porte Dorée, en caressant le projet d'émigrer vers les autres quartiers de la périphérie que nous avions connus elle et moi, il y a vingt ans. Et d'y rester pour toujours. Annette me dirait :

« Tu fais de drôles de rêves, Jeannot... »

Je me suis pincé le bras. J'ai secoué la tête. J'ai écarquillé les yeux. Mais je n'ai pas pu me reveiller. Je restais immobile sur cette place, en contemplant l'eau des fontaines et les groupes de touristes qui entraient dans l'ancien musée des Colonies. J'ai voulu marcher jusqu'au grand café de l'avenue Daumesnil, m'asseoir à la terrasse, parler avec mes voisins pour dissiper ce sentiment d'irréalité. Mais cela augmenterait encore mon malaise : si j'engageais la conversation avec des inconnus, ils me répondraient dans une autre langue que la mienne. Alors, en dernier recours, j'ai pensé téléphoner à Annette de ma chambre de l'hôtel Dodds. Non. De cette chambre que nous avions peut-être occupée il y a vingt ans, je ne parviendrais pas à la joindre, la communication serait brouillée par toutes ces -années accumulées les unes sur les autres. Il valait mieux que je demande un jeton au comptoir du premier café et que je compose le numéro dans la cabine. J'y ai renoncé. Là aussi, ma voix serait si lointaine qu'elle ne l'entendrait pas.

Je suis rentré à l'hôtel. J'espérais y trouver un message d'Annette, mais il n'y en avait aucun. Alors, je me suis dit qu'elle me téléphonerait, et que seule cette sonnerie du téléphone dans ma chambre pouvait interrompre mon rêve. J'ai attendu sur le lit. J'ai fini par m'endormir et j'ai rêvé pour de bon : Une nuit d'été, très chaude. J'étais à bord d'une voiture décapotable. Je sentais la présence du conducteur mais je ne distinguais pas son visage. Du centre de Paris, nous roulions vers le quartier de la porte d'Italie. Par moments, il faisait jour, nous n'étions plus dans la voiture, et nous marchions à travers de petites rues semblables à celles de Venise ou d'Amsterdam. Nous traversions une prairie vallonnée à l'intérieur de la ville. La nuit, de nouveau. La voiture suivait lentement une avenue déserte et mal éclairée proche de la gare d'Austerlitz. Le nom : gare d'Austerlitz était l'un de ces mots qui vous accompagnent dans votre sommeil et dont la résonance et le mystère se volatilisent le matin lorsque vous vous réveillez. Nous arrivions enfin sur un boulevard périphérique qui descendait en pente douée et où je remarquais des palmiers et des pins parasols. Quelques lumières aux fenêtres des grands immeubles. Puis des zones de pénombre. Les immeubles laissaient place à des entrepôts et au mur d'enceinte d'un stade... Nous nous engagions dans une rue bordée d'une palissade et de feuillages qui cachaient le remblai d'une voie ferrée. Et sur la palissade demeuraient encore les affiches des cinémas du quartier. Cela faisait si longtemps que nous n'étions plus revenus dans ces parages...

*

J'ai guetté pendant quelques jours un message d'Annette. En vain. Je sortais le moins possible de ma chambre. Un soir, vers sept heures, je n'ai plus éprouvé le besoin d'attendre. Son silence ne m'inquiétait plus. Peut-être voulait-elle que je fasse le premier pas, mais cela était improbable, me connaissant comme elle me connaît.

J'ai descendu l'escalier de l'hôtel et je me sentais délivré d'un poids. Je marchais vers la brasserie de l'avenue Daumesnil où j'avais décidé de dîner pour changer un peu mes habitudes. Je me suis mis à penser à Rigaud. Je savais d'avance qu'il ne cesserait d'occuper mon esprit le lendemain et les autres jours. S'il était vivant à Paris, il suffisait de prendre le métro et de lui rendre visite, ou même de composer sur un cadran de téléphone huit chiffres pour entendre sa voix. Mais je ne croyais pas que cela fût aussi simple.

Après le dîner, je suis allé consulter dans la cabine téléphonique de la brasserie l'annuaire de Paris. Il datait de huit ans. J'ai relu avec une plus grande attention que je ne l'avais fait la première fois la longue liste des Rigaud. Je me suis arrêté sur un Rigaud dont le prénom n'était pas mentionné. 20, boulevard Soult. 307-75-28. Les numéros de téléphone, cette année-là, ne comportaient encore que sept chiffres. 307, c'était l'ancien indicatif DORIAN. J'ai noté l'adresse et le numéro.

De tous les autres Rigaud qui figuraient sur les pages de l'annuaire, pas un ne me semblait le bon, à cause de leur profession ou de leur adresse à Paris, ou de cette simple indication : M. et Mme Rigaud. Ce qui m'avait frappé, c'était l'absence de prénom et l'adresse du boulevard Soult.

Je suis sorti de la brasserie avec l'intention de marcher jusqu'au 20, boulevard Soult. Le soleil avait disparu et le ciel était encore bleu. Avant que les lampadaires ne s'allument, je profiterais de cet instant, celui de la journée que je préfère. Plus tout à fait le jour. Pas encore la nuit. Un sentiment de trêve et de calme vous envahit et c'est le moment de prêter l'oreille à des échos qui viennent de loin.

Le 20, boulevard Soult formait un groupe d'immeubles en profondeur, auxquels on accédait par une allée latérale. J'avais craint que le nom : Rigaud ne fût celui d'un magasin, mais je n'en remarquais pas à cette adresse. Les fenêtres de l'immeuble de façade ne s'étaient pas encore allumées. J'hésitais à m'aventurer dans l'allée latérale de crainte qu'un locataire ne me demandât ce que je faisais là. Bien sûr, je pouvais toujours lui dire : « Je cherche M. Rigaud. »

Je me suis contenté de m'asseoir sur le banc, à la hauteur du numéro 20. Les lampadaires se sont allumés. Je ne quittais pas des yeux la façade de l'immeuble, et l'entrée de l'allée latérale. Au premier étage, une seule fenêtre était éclairée maintenant, ses deux battants ouverts à cause de la chaleur. Quelqu'un habitait ce petit appartement que j'imaginais composé de deux pièces vides. Rigaud?

J'ai pensé à tous les récits de voyages auxquels je m'étais laissé prendre, adolescent, et en particulier à celui qu'un Anglais avait écrit : il y rendait compte des mirages dont il avait été la victime lors de ses traversées du désert. Sur la couverture du livre une photo le montrait en costume de Bédouin, entouré par un groupe d'enfants d'une oasis. Et j'ai eu envie de rire. Pourquoi aller si loin, alors que vous pouvez connaître la même expérience à Paris, assis sur un banc du boulevard Soult? Ces deux fenêtres éclairées derrière lesquelles je me persuadais de la présence de Rigaud, n'était-ce pas un mirage aussi fort que celui qui vous éblouit en plein désert?

*

Le lendemain matin, vers dix heures, je suis revenu au 20, boulevard Soult. J'ai franchi la porte d'entrée de l'immeuble de façade. A gauche, un petit écriteau était suspendu à la poignée de la porte de la loge du concierge. Il y était écrit : « Prière de vous adresser à la station-service, 16, boulevard Soult. »

Devant la pompe à essence de celle-ci, deux hommes parlaient, l'un vêtu d'une salopette bleue, l'autre d'une chemise blanche et d'un pantalon gris, le premier de type kabyle, l'autre les cheveux blancs ramenés en arrière, les yeux bleus et le teint couperosé. Il paraissait soixante-dix ans et le Kabyle une vingtaine d'années plus jeune.

« Vous désirez quelque chose ? »

C'était le Kabyle en salopette bleue qui m'avait posé la question.

«Je cherche le concierge du numéro 20.

- C'est moi. »

L'homme aux cheveux blancs me saluait d'une inclinaison très brève de la tête, sa cigarette au coin des lèvres.

« Je voulais juste un renseignement... Au sujet d'un M. Rigaud... »

II marquait un temps de réflexion.

« Rigaud? Qu'est-ce que vous lui voulez exactement? »

II tenait sa cigarette entre ses doigts, le bras en suspens.

« Je voudrais le voir. »

Son regard fixe me mettait mal à l'aise. Le Kabyle lui aussi me considérait avec curiosité.

« Mais cela fait une éternité qu'il n'habite plus ici... »

II me gratifiait d'un sourire indulgent, comme s'il était en présence d'un simple d'esprit.

« L'appartement est inhabité depuis au moins trente ans... Je ne sais même pas si ce M. Rigaud existe encore... »

Le Kabyle en salopette bleue paraissait tout à / fait indifférent au sort de Rigaud. A moins qu'il ne feignît de ne pas écouter nos propos par discrétion.

« D'ailleurs, je préfère ne ' rien savoir... J'ai l'impression que l'appartement est à moi... J'ai la clé ei c'est moi qui fais le ménage...

- Vous avez connu ce M. Rigaud? ai-je demandé, le cœur battant.

- Oui... Savez-vous depuis quand je suis concierge ici ? »

II bombait légèrement le torse en nous dévisageant tour à tour, le Kabyle et moi.

« Dites un chiffre... »

L'autre haussait les épaules. Je restais muet.

Il se rapprochait et venait presque se coller à moi.

« Vous me donnez quel âge ? »

II bombait toujours le torse et me regardait droit dans les yeux.

« Dites un chiffre...

- Soixante ans.

- J'en ai soixante-quinze, monsieur. »

II s'écartait de nous, après cette révélation, comme pour vérifier l'effet produit. Mais le Kabyle demeurait impassible. Je me forçais à dire :

« Vous faites vraiment beaucoup plus jeune... Et ce Rigaud, vous l'avez connu quand?

- En 1942.

- Il habitait seul ici?

- Non. Avec une jeune fille.

- J'aimerais bien visiter l'appartement.

- Il vous intéresse?

- C'est vraiment une coïncidence. Je croyais qu'un M. Rigaud louait un appartement ici... J'ai dû mal lire le nom et l'adresse dans les annonces du journal.

- Vous cherchez à louer un appartement dans le quartier?

- Oui.

- Et l'appartement de Rigaud vous intéresserait?

- Pourquoi pas?

- Vous le loueriez jusqu'en février? Je ne peux pas vous le laisser pour moins longtemps... Je le loue toujours pour six mois au minimum...

- Alors, jusqu'en février.

- Vous êtes d'accord pour me payer de la main à la main?

- D'accord.»

Le Kabyle en salopette bleue m'avait tendu un paquet de cigarettes avant d'en allumer une. Il suivait distraitement la conversation. Peut-être était-il habitué, depuis longtemps, à de telles discussions au sujet du loyer de l'appartement de Rigaud.

« Je veux du liquide, bien sûr... Combien seriez-vous prêt à payer?

- Ce que vous voulez », lui ai-je dit.

Ses yeux bleus se plissaient. Ses deux mains serraient les revers du col de sa chemise :

« Dites un chiffre... »

*

L'appartement était au deuxième étage de l'immeuble de façade et ses fenêtres ouvraient sur lé boulevard Soult. Un couloir donnait accès à la cuisine où, dans un coin, l'on avait aménagé une douche, puis à une petite chambre vide dont les volets métalliques étaient clos, enfin à ce qu'on pouvait appeler la chambre du fond, assez spacieuse, meublée de deux lits jumeaux à barreaux de cuivre, rapprochés l'un de l'autre. Contre le mur opposé, une armoire à glace.

Le concierge a refermé la porte d'entrée et je me suis retrouvé seul. Il m'avait promis de revenir plus tard pour m'apporter une lampe à huile, car l'électricité était coupée depuis longtemps. Le téléphone aussi. Mais il les ferait rétablir dans un très bref délai.

La chaleur était étouffante et j'ai ouvert la fenêtre. Le bruit des voitures sur le boulevard et les rayons de soleil qui illuminaient la chambre ont projeté cet appartement dans le présent. Je me suis accoudé à la fenêtre. En bas, les autos et les camions s'arrêtaient au feu rouge. Un boulevard Soult différent de celui que Rigaud et Ingrid avaient connu, et pourtant le même, les soirs d'été ou les dimanches quand il était désert. Mais oui, j'avais la certitude qu'ils avaient habité là quelque temps, avant leur départ pour Juan-les-Pins. Ingrid y avait fait allusion la dernière fois que je l'avais vue toute seule à Paris. Nous parlions de ces quartiers périphériques que je fréquentais à l'époque - je crois qu'elle m'avait demandé où j'habitais - et elle m'avait dit qu'elle aussi les connaissait bien, car elle y avait vécu avec son père, rue de l'Atlas, près des Buttes-Chaumont. Et même avec Rigaud, dans un petit appartement. Elle s'était trompée d'adresse. Elle m'avait dit boulevard Davout au lieu de boulevard Soult.

J'ai ouvert l'un après l'autre les battants de l'armoire mais à l'intérieur il ne restait plus que des cintres. Le soleil qui se reflétait dans les glaces m'a fait cligner des yeux. Rien sur les murs dont la peinture beige s'écaillait par endroits, sauf une marque audessus des lits qui indiquait qu'un tableau ou un miroir avait été suspendu là. De chaque côté des lits, une table de nuit de bois clair recouverte d'une plaque de marbre, comme dans les chambres d'hôtel. Les rideaux étaient couleur liede-vin.

J'ai voulu ouvrir le tiroir de l'une des tables de nuit, mais celui-ci résistait. Je suis parvenu à forcer la serrure avec la clé de mon appartement de la cité Véron. Une vieille enveloppe marron dans le tiroir. Le timbre portait la mention : État français. L'adresse était écrite à l'encre bleue : M. Rigaud, 3, rue de Tilsitt, Paris 8e, mais celle-ci était rayée et on avait ajouté à l'encre noire : 20, boulevard Soult, Paris 12e. L'enveloppe contenait un feuillet tapé à la machine.

Le 18 janvier 1942

AVIS AUX LOCATAIRES

L'hôtel particulier actuellement à usage de maison de rapport, place de l'Étoile avec entrée rue de Tilsitt, 3, sera mis prochainement en vente publique.

Pour plus amples informations, les locataires sont priés de s'adresser à M" Giry, avoué, 78, boulevard Malesherbes et à la Direction des Domaines, 9, rue de la Banque, Paris.

De nouveau, j'avais l'impression d'être dans un rêve. Je tâtais l'enveloppe, je relisais l'adresse, je demeurais un long moment les yeux fixés sur le nom : Rigaud, dont les lettres restaient les mêmes. Puis j'allais à la fenêtre vérifier si les voitures passaient toujours le long du boulevard Soult, les voitures et le boulevard Soult d'aujourd'hui. L'envie me prenait de téléphoner à Annette pour entendre sa voix. Au moment de décrocher le combiné, je me suis souvenu que la ligne était coupée.

Le même plaid écossais recouvrait chacun des lits jumeaux. Je me suis assis à l'extrémité de l'un d'eux, face à la fenêtre. Je tenais l'enveloppe à la main. Oui, c'était bien ce que m'avait raconté Ingrid. Mais souvent, l'on rêve aux lieux et aux situations dont quelqu'un vous a parlé et s'y ajoutent d'autres détails. Ainsi, cette enveloppe. Avait-elle existé dans la réalité? Ou n'était-ce qu'un objet qui faisait partie de mon rêve? En tout cas, le 3 de la rue de Tilsitt avait été le domicile de la mère de Rigaud, et l'endroit où Rigaud habitait au moment où il avait fait la connaissance d'Ingrid : elle m'avait dit sa surprise quand Rigaud l'avait emmenée dans cet appartement où il vivait seul, pour quelques semaines encore, et le sentiment de sécurité que lui avaient inspiré les meubles anciens, les tapis qui étouffaient les pas, les tableaux, les lustres, les boiseries, les rideaux de soie et le jardin d'hiver...

Dans le salon, ils n'avaient pas allumé la lumière, à cause du couvrefeu. Ils étaient restés quelques instants devant l'une des portes-fenêtres à regarder la grande tache de l'Arc de Triomphe, plus sombre que la nuit, et la place que la neige rendait phosphorescente.

*

« Vous vous étiez endormi ? »

II était entré dans la chambre, sans que je l'entende venir, une lampe à huile à la main. La nuit était tombée et j'étais allongé sur le lit.

Il a posé la lampe sur la table de nuit.

« Vous vous installez tout de suite dans l'appartement?

- Je ne sais pas encore.

- Je vous donne une paire de draps, si vous voulez. »

La lampe projetait des ombres sur les murs, et j'aurais pu croire que mon rêve continuait si j'avais été seul. Mais la présence de cet homme me semblait bien réelle. Et sa voix sonnait, très claire. Je me levai.

« Vous avez déjà des couvertures... »

II me désignait les plaids écossais qui recouvraient les lits.

« Ils ont appartenu à M. Rigaud? ai-je demandé.

- Certainement. C'est la seule chose qui est restée ici, à part les lits et l'armoire.

- Alors, il vivait ici avec une femme?

- Oui. Je me souviens qu'ils habitaient là quand il y a eu le premier bombardement sur Paris... Tous les deux, ils ne voulaient pas descendre à la cave... »

II vint s'accouder à côté de moi, à la fenêtre. Le boulevard Soult était désert et il y soufflait une brise.

« Vous aurez le téléphone, dès le début de la semaine prochaine... Heureusement, l'eau n'est pas coupée et j'ai fait réparer la douche dans la cuisine.

- C'est vous qui entretenez l'appartement?

- Oui. Je le loue de temps en temps pour me faire un peu d'argent de poche. »

II aspirait une longue bouffée de cigarette.

« Et si M. Rigaud revenait? » lui ai-je demandé.

Il contemplait le boulevard, en bas, d'un air songeur.

« Après la guerre, je crois qu'ils habitaient dans le Midi... Ils venaient rarement à Paris... Et puis, elle a dû le quitter... Il est resté seul... Pendant une dizaine d'années je le voyais encore de temps en temps. Il faisait des séjours ici... Il venait chercher son courrier... Et puis, je ne l'ai plus revu... Et je ne crois pas qu'il reviendra. »

Le ton grave sur lequel il avait prononce cette dernière phrase m'a surpris. Il fixait un point, là-bas, de l'autre côté du boulevard.

« Les gens ne reviennent plus. Vous ne l'avez pas remarqué, monsieur?

- Si. »

J'avais envie de lui demander ce qu'il entendait par là. Mais je me suis ravisé.

«Au fait, dites-moi si vous avez besoin de draps?

- Je ne vais pas encore passer la nuit ici. J ai toutes mes affaires à l'hôtel Dodds.

- Si vous cherchez quelqu'un demain pour votre déménagement, nous sommes là, moi et mon ami garagiste.

- Je n'ai presque pas de bagages.

- La douche marche bien, mais il n'y a pas de savon. Je peux vous en monter tout à l'heure. Et même du dentifrice...

- Non, je vais passer encore une nuit à l'hôtel...

- Comme vous voulez, monsieur. Il faut que je vous donne la clé. »

II sortit de la poche de son pantalon une petite clé jaune qu'il me tendit.

« Ne la perdez pas. »

Était-ce la même clé dont se servaient, il y a longtemps, Ingrid et Rigaud?

« Maintenant, je vais vous quitter. Je suis de garde à la station-service pour aider mon ami. Vous pouvez me joindre là-bas... »

II me serra la main d'un mouvement sec.

« Je vous laisse la lampe à huile. Ce n'est pas la peine de m'accompagner. Je sais me diriger dans le noir. »

II referma doucement la porte de la chambre derrière lui. Je me penchais à la fenêtre. Je le vis sortir de l'immeuble et se diriger à pas lents et feutrés vers la station-service. J'avais remarqué tout à l'heure qu'il portait des chaussons. Sa chemise blanche et son pantalon beige ajoutaient une note balnéaire à la nuit.

11 avait rejoint le Kabyle à la salopette bleue et ils s'étaient assis sur des chaises, à proximité de la pompe à essence. Et ils devaient fumer tranquillement. Moi aussi, je fumais. J'avais éteint la lampe à huile et le bout rougeoyant de ma cigarette se reflétait dans l'armoire à glace.

Il y aurait encore de belles soirées comme celles-là où l'on disposerait des chaises sur le trottoir pour prendre le frais. Je devais profiter de ce. répit avant que les premières feuilles ne tombent.

*

C'est à la même époque de l'année, un soir de la fin de juillet, que j'ai rencontré Ingrid pour la dernière fois. J'avais accompagné Cavanaugh à la gare des Invalides. Il s'envolait pour le Brésil où je devais le rejoindre un mois plus tard. Nous commencions à exercer le métier d'explorateur et je n'aurais jamais pu prévoir qu'un jour, je ferais semblant de partir pour le même pays et que je viendrais me réfugier dans un hôtel du ' douzième arrondissement.

Il est monté dans le car à destination d'Orly et je me suis retrouvé seul, sans très bien savoir à quoi occuper la soirée. Annette passait quelques jours à Copenhague chez ses parents. Nous habitions à cette époque une chambre de la grande maison du Club des Explorateurs, à Montmartre. Je n'avais pas envie de rentrer tout de suite là-bas car il faisait encore jour.

J'ai marché au hasard dans un quartier que je connaissais mal. Je ferme les yeux et je tente de reconstituer mon itinéraire. J'ai traversé l'Esplanade et contourné les Invalides pour atteindre une zone qui me semble, avec le recul des années, encore plus déserte que le boulevard Soult, dimanche dernier. De larges avenues ombragées. Les rayons du soleil couchant s'attardent sur le haut des immeubles.

Quelqu'un marche à une dizaine de mètres devant moi. Il n'y a personne d'autre sur le trottoir de cette avenue qui borde l'École militaire. Les murs de celle-ci donnent au quartier l'apparence d'une très lointaine et très ancienne ville de garnison à travers laquelle cette silhouette de femme avance d'un pas hésitant, comme si elle était ivre...

J'ai fini par la rattraper et j'ai jeté sur elle un œil furtif quand je suis arrivé à sa hauteur. Je l'ai tout de suite reconnue. Cela faisait juste trois ans que je les avais rencontrés pour la première fois dans le Midi, elle et Rigaud... Elle ne m'a pas prêté la moindre attention. Elle continuait de marcher, le regard absent, la démarche incertaine et je me suis demandé si elle savait vraiment où elle allait. Elle s'était sans doute égarée dans ce quartier, le long des avenues rectilignes qui se ressemblent toutes en cherchant vainement un point de repère, un taxi, ou une station de métro.

Je me suis rapproché d'elle, mais elle n'avait pas encore remarqué ma présence. Nous avons marché côte à côte quelques instants sans que j'ose lui adresser la parole. Elle a fini par tourner la tête vers moi.

« Je crois que nous nous connaissons », ai-je dit. ^J'ai senti qu'elle faisait un effort sur elle-même. Il devait être du même ordre que celui qui vous est nécessaire pour parler d'une voix distincte à votre interlocuteur quand la sonnerie du téléphone a interrompu votre sommeil.

« Nous nous connaissons ? »

Elle fronçait les sourcils et me considérait de ses yeux gris.

« Vous m'avez pris sur la route de Saint-Raphaël... Je faisais de l'aùto-stop...

- La route de Saint-Raphaël...?»

C'était comme si, des profondeurs, elle remontait peu à peu à la surface.

« Mais oui... Je m'en souviens...

- Vous m'aviez emmené dans votre villa du côté de la plage de Pampelonne... »

J'avais l'impression de l'aider à reprendre pied. Elle a eu un léger sourire.

« Mais oui... Il n'y a pas très longtemps de cela...

- Trois ans.

- Trois ans... J'aurais pensé que cela faisait moins longtemps... »

Nous étions immobiles, au milieu du trottoir, l'un en face de l'autre. Je cherchais une phrase pour la retenir. Elle allait poursuivre son chemin après m'avoir dit une formule de politesse. C'est elle qui a rompu le silence :

« Et vous restez à Paris au mois de juillet? Vous ne partez pas en vacances?

- Non.

- Vous ne faites plus d'auto-stop?»

Une expression ironique passait dans ses yeux.

« Si vous faisiez de l'auto-stop ici, vous ne risqueriez pas de trouver beaucoup de clients... »

Elle me désignait l'avenue, devant nous.

« C'est le désert... »

J'étais sans doute la première personne à qui elle adressait la parole depuis plusieurs jours. Et il me semble, à vingt ans de distance, qu'elle se trouvait dans la même situation que moi, ce soir, boulevard Soult.

« Vous pourriez peut-être m'aider à traverser ce désert», m'a-t-elle dit.

Elle me souriait et marchait d'un pas plus ferme que tout à l'heure.

« Comment va votre mari? »

A peine l'avais-je formulée, que cette phrase m'a paru saugrenue.

« II est en voyage... »

Elle m'avait répondu d'un ton sec, et j'ai compris que je ne devais plus aborder ce sujet.

« J'ai quitté le Midi... J'habite depuis quelques mois dans ce quartier... »

Elle levait son visage vers moi et je lisais de l'inquiétude dans ses yeux gris. Et puis de la gentillesse et de la curiosité à mon égard.

« Et vous? Est-ce que vous connaissez ce quartier?

- Pas beaucoup.

- Alors, nous en sommes au même point.

- Vous habitez tout près d'ici?

- Oui. Dans un grand immeuble de bureaux, au dernier étage... J'ai une belle vue mais il y a trop de silence dans cet appartement... »

Je suis resté sans rien dire. La nuit tombait.

« Je vous retiens..., m'a-t-elle dit. Vous avez peut-être quelque chose à faire...?

-Non.

- Je vous inviterais bien à dîner chez moi, mais je n'ai rien à manger. »

Elle hésitait. Elle fronçait les sourcils.

« On pourrait peut-être essayer de trouver un café ou un restaurant ouvert... »

Et elle regardait droit devant elle l'avenue déserte et les rangées d'arbres, à perte de vue, dont les feuillages avaient pris une teinte sombre, juste après le coucher du soleil.

*

Bien des années plus tard, Cavanaugh a loué un minuscule appartement dans ce quartier, et il y habite encore aujourd'hui. Ce soir, peut-être s'y trouve-t-il avec Annette. Il doit faire chaud dans les deux petites pièces encombrées de masques nègres et océaniens et Annette est sortie un moment pour prendre l'air. Elle marche, le long de l'avenue Duquesne. Il n'est pas impossible qu'elle pense à moi et qu'elle éprouve la tentation de venir me rejoindre porte Dorée, là où Ingrid et Rigaud ont habité du temps des bombardements. C'est ainsi que nous déambulons toujours dans les mêmes endroits à des moments différents et malgré la distance des années, nous finissons par nous rencontrer.

Un restaurant était ouvert, avenue de Lowendal, à une centaine de mètres de l'immeuble où habiterait Cavanaugh. Depuis, je suis souvent passé devant ce restaurant et moi qui m'étais familiarisé avec le quartier, à cause de Cavanaugh, je retrouvais chaque fois le sentiment que j'avais ressenti auprès d'Ingrid, ce soir-là, d'être dans une autre ville que Paris, mais une ville dont on ne saurait pas le nom.

*

« Ce sera très bien ici... »

Elle me désignait l'une des tables d'un geste autoritaire qui me surprit. Je me rappelais sa démarche hésitante quand je l'avais vue seule, de dos, sur le trottoir.

Le restaurant d'un hôtel. Un groupe de Japonais attendaient, pétrifiés, au milieu du couloir de la réception, avec leurs bagages. Le décor de la salle était résolument moderne : murs de laque noire, tables de verre, banquettes de cuir, spots lumineux au plafond. Nous étions face à face, et derrière la banquette où elle était assise, des poissons phosphorescents tournaient dans un grand aquarium.

Elle consultait la carte.

 

« II faut vous nourrir... Vous avez besoin de prendre des forces à votre âge...

- Vous aussi, lui ai-je dit.

- Non... Je n'ai pas faim. »

Elle a commandé pour moi une entrée et un plat et pour elle une salade verte.

« Vous buvez quelque chose ? a-t-elle demandé.

- Non.

- Vous ne buvez pas d'alcool? Est-ce que je peux en prendre, moi?»

Elle me lançait un regard anxieux, comme si je n'allais pas lui accorder cette permission.

« Vous pouvez », lui ai-je dit.

Elle a levé la tête vers le maître d'hôtel.

« Alors... Une bière... »

On aurait cru qu'elle se décidait brusquement à faire une chose honteuse ou défendue.

« Ça m'évite de boire du whisky ou d'autres alcools... Je prends juste un peu de bière... »

Elle s'efforçait de sourire. J'ai senti qu'elle éprouvait une gêne vis-à-vis de moi.

« Je ne sais pas ce que vous en pensez, m'a-t-elle dit, mais j'ai toujours trouvé que ce n'était pas une boisson pour une femme... »

Cette fois-ci, son regard exprimait plus que de l'anxiété, une détresse. Et j'en étais tellement surpris, que je ne parvenais pas à trouver une parole réconfortante. J'ai fini par dire :

« Je crois que vous vous trompez... Je connais beaucoup de femmes qui boivent de la bière...

- Ah oui? Vous en connaissez beaucoup?»

Son sourire et son regard ironiques me rassuraient : tout à l'heure, quand je l'avais surprise, sur le trottoir de l'avenue, je me demandais si c'était bien la même personne que celle de la Côte d'Azur. Non, elle n'avait pas vraiment changé en trois ans.

« Racontez-moi ce que vous faites de beau dans la vie », m'a-t-elle dit.

On lui a servi la salade et la bière. Elle a bu quelques gorgées, mais elle a laissé la salade intacte. Je l'imaginais seule, dans son appartement, devant la même assiette et le même verre de bière, au fond de ce silence que je ne connaissais pas encore à l'époque, et qui m'est si familier aujourd'hui.

*

Je ne lui ai pas raconté grandchose de ce que je faisais de « beau ». A peine une allusion à ma vocation d'explorateur et à mon prochain départ pour le Brésil. Elle aussi, m'a-t-elle confié, avait passé quelques jours à Rio de Janeiro. En ce temps-là, elle devait avoir le même âge que moi. Elle habitait les États-Unis.

Je lui ai posé des questions et je me demande encore pourquoi elle y a répondu avec tant de détails. J'ai bien senti qu'elle n'avait aucune complaisance envers elle-même, ni aucun goût particulier à parler de soi. Elle a deviné que cela m'intéressait, et comme elle me l'a dit à plusieurs reprises, « elle ne voulait pas me faire perdre ma soirée ».

Il arrive aussi qu'un soir, à cause du regard attentif de quelqu'un, on éprouve le besoin de lui transmettre, non pas son expérience, mais tout simplement quelques-uns de ces détails disparates, reliés par un fil invisible qui menace de se rompre et que l'on appelle le cours d'une vie.

*

Pendant qu'elle parlait, les poissons, derrière elle, collaient de temps en temps leurs têtes au verre de l'aquarium. Puis ils continuaient de tourner inlassablement dans une eau bleue qu'un petit projecteur éclairait. On avait éteint les spots du plafond, pour nous faire comprendre qu'il était très tard et que nous devions partir. Il ne restait plus que la lumière de l'aquarium.

Vers une heure du matin, sur le trottoir de l'avenue, le silence était si profond que l'on entendait les feuillages des arbres bruire de leur respiration nocturne. Elle m'a pris le bras :

« Vous me raccompagnez jusque chez moi... »

Cette fois-ci, elle cherchait un appui. Ce n'était plus comme le soir où nous descendions la rue de la Citadelle et où, pour la première fois de ma vie, j'avais eu le sentiment de me trouver sous la protection de quelqu'un. Et pourtant, au bout de quelques pas, c'était elle, de nouveau, qui me guidait.

Nous sommes arrivés devant un bâtiment aux grandes baies vitrées obscures. Seules deux d'entre elles, au dernier étage, étaient éclairées.

« Je laisse toujours la lumière allumée, m'a-t-elle dit. C'est plus rassurant. »

Elle souriait. Elle était détendue. Mais peut-être faisait-elle semblant de prendre les choses à la légère, pour me rassurer, moi. Cette partie de l'avenue n'était pas plantée d'arbres, mais bordée de bâtiments semblables à celui où elle habitait, avec toutes leurs baies vitrées éteintes. Quand j'allais voir Cavanaugh chez lui, je ne pouvais m'empêcher de passer par là. Je n'étais plus à Paris et cette avenue ne menait nulle part. Ou plutôt elle était une zone de transit vers l'inconnu.

« II faut que je vous donne mon numéro de téléphone... » Elle a fouillé dans son sac à main mais il n'y avait pas de stylo.

« Vous pouvez me le dire... Je le retiendrai... »

J'ai noté le numéro quand je suis revenu à Montmartre dans ma chambre de la maison du Club des Explorateurs. Les jours suivants, j'ai essayé de lui téléphoner, à plusieurs reprises. Personne ne répondait. J'ai fini par penser que je n'avais pas retenu le numéro exact.

Dans l'embrasure de la porte cochère - une porte à la ferronnerie noire et à la vitre opaque -, elle s'est retournée et ses yeux gris se sont posés sur moi. Elle a levé doucement le bras et a frôlé ma tempe et ma joue, du bout des doigts, comme si elle cherchait une dernière fois un contact. Puis elle a baissé le bras et la porte s'est refermée sur elle. Ce bras qui tombe brusquement et le bruit métallique de la porte qui se ferme m'ont fait pressentir qu'il arrive un moment, dans la vie, où le cœur n'y est plus.

 

J'ai pris la lampe à huile sur la table de nuit et j'ai exploré encore une fois l'intérieur de l'armoire à glace. Rien. J'ai glissé dans ma poche l'enveloppe adressée à Rigaud, 3, rue de Tilsitt et qu'on avait fait suivre au 20, boulevard Soult. Puis, la lampe à la main, j'ai emprunté le couloir et je suis entré dans l'autre chambre de l'appartement.

J'ai ouvert les volets métalliques dont j'ai eu beaucoup de mal à replier les battants car ils étaient rouilles. Je n'avais plus besoin de l'éclairage de la lampe à huile : un lampadaire, juste en face de la fenêtre, répandait dans la chambre une lumière blanche.

A gauche, un petit placard. L'étagère du haut était vide. Contre la paroi, une paire de skis d'un ancien modèle. Au bas du placard, une valise en carton bouilli. Elle contenait une paire de chaussures de ski et la page arrachée d'un magazine sur laquelle j'ai distingué quelques photos. J'ai pris la page de papier glacé, et à la clarté du lampadaire, j'ai lu le texte qu'entouraient les photos :

MEGÈVE N'A PAS ÉTÉ DÉSERTÉ. POUR CERTAINS JEUNES GENS DÉTENTE DANS LEUR VIE MILITAIRE, POUR D'AUTRES DERNIÈRES VACANCES AVANT DE REJOINDRE LES ARMÉES.

Sur deux des photos, j'ai reconnu Rigaud, à vingt ans. L'une le montrait au départ d'une piste, appuyé sur ses bâtons de ski, l'autre, au balcon d'un chalet en compagnie d'une dame et d'un homme qui portait de grosses lunettes de soleil. Au bas de cette dernière photo, il était écrit: Mme Edouard Bourdet, P. Rigaud, champion universitaire de ski 1939, et Andy Embiricos. Des moustaches avaient été ajoutées au crayon sur le visage de Mme Edouard Bourdet, et j'avais la certitude que c'était Rigaud lui-même qui les avait dessinées.

J'ai imaginé que de chez lui, rue de Tilsitt, il avait transporté, boulevard Soult, les skis, les chaussures et la page du magazine de luxe qui datait de la Drôle de Guerre. Un soir, dans cette chambre où il s'était réfugié avec Ingrid - le soir du premier bombardement sur Paris, mais ni l'un ni l'autre ne descendait à la cave -, il avait dû contempler ces accessoires avec stupéfaction, comme les reliques d'une vie antérieure - sa vie de bon jeune homme. Le monde où il avait grandi et qui avait été le sien jusqu'à vingt ans lui avait semblé si lointain et si dérisoire qu'en attendant la fin du bombardement, il avait dessiné, d'un crayon distrait, des moustaches à cette dame Bourdet.

*

Avant de refermer la porte de l'appartement, j'ai vérifié si j'avais toujours dans ma poche la clé jaune que m'avait donnée le concierge. Puis j'ai descendu l'escalier dans une demi-obscurité car je n'avais pas trouvé le bouton de la minuterie.

Dehors sur le boulevard, la nuit était un peu plus fraîche que d'habitude. Devant la station-service, le Kabyle en salopette bleue était assis sur une chaise et il fumait. Il m'a fait un signe du bras.

«Vous êtes seul? lui ai-je demandé.

- Il est allé dormir. Il me remplacera tout à l'heure.

- Vous travaillez toute la nuit?

- Toute la nuit.

- Même en été?

- Oui. Ça ne me dérange pas. Je n'aime pas dormir.

- Si vous avez besoin de moi, lui ai-je dit, je pourrais vous remplacer quand vous voulez. J'habite le quartier maintenant et je n'ai rien d'autre à faire. »

Je me suis assis sur la chaise en face de lui.

«Vous voulez un peu de café? m'a-t-il dit.

- Avec plaisir. »

II est entré dans le bureau de la station-service et il est revenu en tenant deux tasses de café.

«J'ai mis un sucre. Ça vous va?»

Nous étions maintenant assis sur nos chaises, et nous buvions, à petites gorgées.

«Vous êtes content de l'appartement?

- Très content, lui ai-je dit.

- Moi aussi, je l'ai loué à mon ami pendant trois mois avant de trouver un studio dans le coin.

- Et l'appartement était vide comme maintenant?

- Il ne restait plus qu'une vieille paire de skis dans un placard.

- Elles y sont toujours, lui ai-je dit. Et votre ami n'a aucune idée où trouver l'ancien propriétaire ?

- Il est peut-être mort, vous savez. »

II posait sa tasse de café à ses pieds, sur le trottoir.

« S'il n'est pas mort, il pourrait quand même donner de ses nouvelles », ai-je dit.

Il me souriait en haussant les épaules. Nous sommes restés silencieux quelques instants. Il paraissait pensif.

« En tout cas, a-t-il dit, c'était un homme qui devait aimer les sports d'hiver... »

*

De retour à l'hôtel, j'ai ouvert la chemise qui contenait mes notes sur la vie d'Ingrid et j'y ai joint la page déchirée du magazine et l'enveloppe adressée à Rigaud. Oui, le 3, rue de Tilsitt avait bien été le domicile de Mme Paul Rigaud. Je l'avais consigné sur une feuille de papier après vérification dans un vieux bottin. Pendant les quelques jours où Ingrid avait vécu rue de Tilsitt avec Rigaud, la neige était tombée sur Paris et ils ne quittaient pas l'appartement. Ils contemplaient à travers les grandes fenêtres du salon cette neige qui recouvrait la place et les avenues tout autour et qui enveloppait la ville d'une nappe de silence, de douceur et de sommeil.

Je me suis réveillé vers midi et de nouveau j'ai espéré recevoir un message ou un appel téléphonique d'Annette avant la fin de la journée. Je suis allé prendre un petit déjeuner dans le café de l'autre côté de la place aux fontaines. A mon retour, j'ai indiqué au patron de l'hôtel que je resterais dans ma chambre jusqu'au soir pour qu'il n'oublie pas de me chercher si ma femme me téléphonait.

J'ai tiré les deux battants de la fenêtre. Une journée radieuse d'été. Plus du tout la canicule des jours précédents. Un groupe d'enfants guidés par des moniteurs se dirigent vers l'ancien musée des Colonies. Ils s'arrêtent autour du marchand de glaces. Les eaux des fontaines scintillent sous le soleil, et je n'éprouve aucune difficulté à me transporter, de ce paisible après-midi de juillet où je suis en ce moment, jusqu'à l'hiver lointain où Ingrid a rencontré. Rigaud pour la première fois. Il n'existe plus de frontière entre les saisons, entre le passé et le présent.

*

C'était un des derniers jours de novembre. Elle avait quitté, comme d'habitude, le cours de l'école de danse du Châtelet en fin d'après-midi. Elle n'avait plus beaucoup de temps devant elle pour rejoindre son père dans l'hôtel du boulevard Omano où ils habitaient depuis le début de l'automne : ce soir, le couvrefeu commencerait à six heures dans tout l'arrondissement, à cause de l'attentat de la veille, rue Championnet, contre des soldats allemands.

Elle avait gagné de l'argent pour la première fois de sa vie en faisant de la figuration, avec quelques-unes de ses camarades, pendant toute la semaine précédente, sur la scène du Châtelet dans : Valses de Vienne. Cinquante francs de cachet. La nuit tombait déjà, et elle traversait la place en direction de la bouche du métro. Pourquoi, ce soir-là, à la perspective de retrouver son père, se sentait-elle gagnée par le découragement? Le docteur Jougan était parti s'installer à Montpellier et il ne pourrait plus aider son père, comme il l'avait fait jusque-là en l'employant dans sa clinique d'Auteuil. Il avait proposé à son père de venir le rejoindre à Montpellier, en zone libre, mais il fallait franchir en fraude la ligne de démarcation... Bien sûr, le docteur avait recommandé son père aux autres personnes de la clinique d'Auteuil, mais celles-ci n'avaient pas la générosité ni le courage du docteur Jougan : elles avaient peur qu'on ne découvrît qu'un Autrichien, qui était recensé comme juif, travaillait clandestinement dans leur clinique...

Elle étouffait dans le compartiment du métro où l'on était serrés les uns contre les autres. Il y avait plus de monde que d'habitude, sans doute à cause de ce couvre-feu de six heures du soir. A la station Strasbourg-Saint-Denis, il était monté un tel nombre de gens que les portes ne pouvaient plus se refermer. Elle aurait dû prendre un vélotaxi avec les cinquante francs de Valses de Vienne. Ou même un fiacre. Le temps que dure le trajet jusqu'au boulevard Omano, elle se serait imaginé que la guerre était finie et qu'elle traversait une autre ville à une époque plus heureuse que celle-ci, l'époque, par exemple, de Valses de Vienne.

*

Elle n'est pas descendue à Simplon comme d'habitude, mais à Barbès-Rochechouart. Il était cinq heures et demie. Elle préférait marcher à l'air libre jusqu'à l'hôtel.

Des groupes de soldats allemands et des policiers français se tenaient à l'entrée du boulevard Barbes, comme à un poste frontière. Elle eut le pressentiment que si elle s'engageait sur le boulevard à la suite de ceux qui rentraient dans le dix-huitième, la frontière se refermerait sur elle pour toujours.

Elle suit le boulevard de Rochechouart sur le trottoir de gauche, celui du neuvième arrondisse ment. De temps en temps, elle jette un regard sur le trottoir opposé qui marque la limite du couvre-feu et où il fait plus sombre bien que l'heure ne soit pas encore sonnée : encore quinze minutes avant que la frontière ne se referme et si elle ne la franchit pas d'ici là, elle ne pourra plus rejoindre son père, à l'hôtel. Les stations de métro du quar-tier seront fermées elles aussi à six heures. Place Pigalle, un autre poste frontière. Des soldats alle-mands autour d'un camion. Mais elle marche tout droit devant elle, sur le même trottoir, le long du boulevard de Clichy. Plus que dix minutes. Place Blanche. Là, elle s'arrête quelques instants. Elle se prépare à traverser la place et la frontière, elle fait trois pas en avant et s'arrête de nouveau. Elle revient en arrière sur le trottoir de la place Blanche, côté neuvième arrondissement. Plus que cinq minutes. Il ne faut pas céder au ver-tige et se laisser aspirer par le noir qui s'étend de l'autre côté. Il faut tenir bon sur le trottoir du neuvième arrondissement. Elle fait les cent pas devant le café des Palmiers et la pharmacie de la place Blanche. Elle s'efforce de ne penser à rien et surtout pas à son père. Elle compte. Vingt-trois, vingt-quatre, vingt-six, vingt-sept... Six heures. Six heures cinq. Six heures dix. Voilà. C'est fini.

*

II faut qu'elle continue à marcher droit devant elle sur le même trottoir et qu'elle évite de regarder de côté, là où commence la zone du couvre-feu. Elle accélère le pas comme si elle avançait sur une passerelle étroite et qu'elle craignait, à chaque instant, de basculer dans le vide. Elle rase les façades des immeubles et le mur du lycée Jules-Ferry où elle allait encore en classe l'année dernière.

Maintenant qu'elle a traversé la place de Clichy, elle tourne enfin le dos au dix-huitième arrondissement. Elle laisse derrière elle ce quartier noyé pour toujours dans le couvre-feu. C'est comme si elle avait sauté à temps d'un bateau qui coulait. Elle ne veut pas penser à son père car elle se sent encore trop proche de cette zone noire et silencieuse d'où personne ne pourra plus jamais sortir. Elle, elle s'est sauvée de justesse. 128

 

Elle n'éprouve plus cette sensation d'étouffement qui l'avait prise dans le métro et tout à l'heure au carrefour Barbès-Rochechouart en voyant les groupes de soldats et de policiers immobiles. Il lui semble que l'avenue qui s'ouvre devant elle est une grande allée forestière qui débouche, plus loin, vers l'ouest, sur la mer dont le vent lui souffle déjà au visage les embruns.

*

Au moment où elle arrivait à l'Étoile, il a commencé à pleuvoir. Elle s'est abritée sous un porche de la rue de Tilsitt. Au rezde-chaussée de l'immeuble voisin, un salon de thé qui s'appelait Le rendez-vous. Elle a hésité longtemps avant d'y entrer, à cause de son manteau de sport et de son vieux pullover.

Elle est assise à une table du fond. Ce soir, il n'y a pas beaucoup de clients. Elle sursaute : le pianiste, là-bas, joue l'un des airs de Valses de Vienne. Une serveuse lui apporte une tasse de chocolat et un macaron et la regarde d'un drôle d'air. Elle se demande brusquement si elle a le droit de rester ici. Peut-être ce salon de thé est-il interdit aux « mineurs non accompagnés ». Pourquoi cette expression lui est-elle venue à l'esprit? Mineurs non accompagnés. Elle a seize ans mais elle en paraît vingt. Elle essaye de mordre dans le macaron mais il est dur et le chocolat d'une couleur très pâle presque mauve. Il n'a pas vraiment le goût de chocolat. Les cinquante francs qu'elle a gagnés pour son rôle de figurante dans Valses de Vienne suffiront-ils à payer la note?

A la fermeture du salon de thé, elle se retrouvera dehors, sous la pluie. Et il faudra qu'elle cherche un endroit pour s'abriter jusqu'à minuit. Et après le couvre-feu? Une panique la prend. Elle n'avait pas pensé à cela, quand elle marchait en rasant les murs pour échapper à l'autre couvre-feu, celui de six heures du soir. A une table voisine de la sienne, elle a remarqué deux jeunes gens. L'un porte un costume gris clair. Le visage poupin contraste avec la dureté du regard et de la bouche aux lèvres minces. Ce qui rend le regard dur et fixe, c'est une grande tache à l'œil droit. Les cheveux blonds sont ramenés en arrière. L'autre est brun et porte une veste de tweed usé. Ils parlent à voix basse. Elle a croisé le regard du brun. L'autre ouvre, d'un geste brusque, un étui à cigarettes doré, met une cigarette à ses lèvres et l'allume avec un briquet doré comme l'étui à cigarettes. On dirait qu'il donne des explications au brun. Quelquefois il élève la voix mais la musique du piano étouffe ses paroles. Le brun l'écoute et acquiesce de temps en temps. Elle a croisé son regard encore une fois et il lui a souri.

*

Le blond au costume gris clair a fait du bras un geste d'adieu nonchalant au brun, avant de quitter le salon de thé. L'autre est resté seul à la table. Le pianiste joue toujours l'air de Valses de Vienne. Elle craint que l'heure de la fermeture ne soit venue.

Autour d'elle, tout vacille. Elle essaye de réprimer un tremblement nerveux. Elle serre de ses doigts le rebord de la table et garde les yeux fixés sur la tasse de chocolat et le macaron qu'elle n'a pas pu manger.

Le brun s'est levé et s'est approché d'elle.

«Vous n'avez pas l'air de vous sentir très bien... »

II l'aide à se lever. Dehors, ils font quelques pas sous la pluie et elle se sent mieux. Il la tient par le bras.

« Je ne suis pas rentrée chez moi... Dans le dix-huitième arrondissement... à cause du couvre-feu... »

Elle a dit ces mots très vite, comme si elle voulait se débarrasser d'un poids. Elle se met brusquement à pleurer. Il lui serre le bras.

« J'habite tout près... Vous allez venir chez moi... »

Ils suivent la courbe de la rue. Il fait aussi noir que tout à l'heure quand elle était à la lisière du couvre-feu et que de toutes ses forces, elle luttait contre le vertige pour ne pas quitter le trottoir du neuvième arrondissement. Ils traversent une avenue dont les lampadaires jettent une lumière bleue de veilleuse.

« Qu'est-ce que vous faites de beau dans la vie ? »

II lui a posé cette question sur un ton affectueux pour la mettre en confiance. Elle s'est arrêtée de pleurer, mais elle sent les larmes qui lui glissent sur le menton.

« Danseuse. »

Elle était intimidée quand ils ont passé la grille et traversé la cour de l'un de ces grands hôtels particuliers qui bordent la place de l'Etoile. Au deuxième étage, il a ouvert la porte d'entrée et il l'a laissée passer devant lui.

Des lampes et des lustres allumés. Les rideaux sont tirés pour camoufler les lumières. Elle n a jamais vu de sa vie de pièces aussi vastes et aussi hautes de plafond. Ils ont traversé un vestibule puis une chambre dont les murs sont couverts de rayonnages de livres anciens. Un feu de bois achevait de brûler dans la cheminée du salon. Les bûches étaient presque consumées. Il lui a dit d'ôter son manteau et de s'asseoir sur le canapé. Au fond du salon, une grande rotonde vitrée abrite un jardin d'hiver.

« Vous pouvez téléphoner chez vous. »

II a posé le téléphone à côté d'elle sur le canapé. Elle a hésité un instant. Vous pouvez téléphoner chez vous. Elle se souvenait bien du numéro : Montmartre 33-83, celui du café, au rez-de-chaussée de l'hôtel. Le patron répondrait, a moins qu'il n'eût fermé le café, à cause du couvre-feu. Elle a composé, d'un doigt hésitant, le numéro. Il était penché devant la cheminée, et il remuait les bûches avec un tisonnier.

« Est-ce que vous pourriez laisser un message au docteur Teyrsen?»

Elle a dû répéter plusieurs fois le nom.

« Le docteur qui habite l'hôtel... Oui... De la part de sa fille... Dites-lui que tout va bien... »

Elle a raccroché, très vite. Il est venu s'asseoir à côté d'elle sur le canapé.

«Vous habitez l'hôtel?

- Oui. Avec mon père. »

Leurs deux chambres pourraient largement tenir dans un coin du salon. Elle revoit la porte d'entrée de l'hôtel, et l'escalier à vis recouvert d'un tapis rouge qui monte, raide, jusqu'au premier étage. A droite dans le couloir, les chambres 3 et 5. Et ce salon où elle se trouve, maintenant, avec les rideaux de soie, les boiseries, le lustre, les tableaux et le jardin d'hiver... Elle se demande si elle est dans la même ville ou si elle rêve, comme tout à l'heure, dans le métro, quand elle s'imaginait qu'elle rentrait boulevard Ornano en fiacre. Et pourtant, d'ici au boulevard Ornano, il n'y a pas plus d'une dizaine de stations de métro.

« Et vous ? Vous habitez seul ici ?

- Oui. »

II hausse les épaules d'un air navré, comme s'il s'excusait.

Quelque chose la met soudain en confiance. Sa veste de tweed dont elle vient de voir, à un geste trop brusque qu'il a fait pour ôter le téléphone du canapé, que la doublure est déchirée. Et ses grosses chaussures. L'une d'elles ne porte même pas de lacets.

*

Ils ont dîné dans la cuisine, tout au fond de l'appartement. Mais il n'y avait pas grand-chose à manger. Puis, ils sont retournés au salon et il lui a dit:

« Vous allez rester dormir ici. »

Il l'a entraînée dans la chambre voisine. Sous la clarté trop vive du lustre s'élevait un lit à baldaquin, au dais de soie et aux bois sculptés.

« C'était la chambre de ma mère... »

II a remarqué qu'elle était surprise par ce lit à baldaquin et cette pièce, presque aussi grande que le salon.

«Elle n'habite plus ici?

- Elle est morte. »

La brutalité de cette réponse l'a décontenancée. Il lui a souri.

« Cela fait déjà longtemps que je n'ai plus de parents. »

II marchait autour de la chambre, comme s'il inspectait les lieux.

« Je crois que vous ne vous sentirez pas très à l'aise ici... Il vaut mieux que vous dormiez dans la bibliothèque... »

Elle avait baissé la tête et ne pouvait détacher les yeux de cette grosse chaussure sans lacets qui contrastait si fort avec le lit à baldaquin, le lustre, les boiseries et les soies.

*

Dans la pièce aux murs tapissés de livres qu'ils avaient traversée tout à l'heure, après le vestibule, il lui désigna le divan :

« II faut que je vous donne des draps. »

Des draps très fins, couleur beige rosé et bordés de dentelles. Il avait aussi apporté une couverture en laine écossaise et un petit oreiller sans taie.

« C'est tout ce que j'ai trouvé. »

Il avait l'air de s'excuser.

Elle l'aida à faire le lit.

« J'espère que vous n'aurez pas froid... Ils ont éteint le chauffage... »

Elle s'était assise sur le bord du divan et lui sur le vieux fauteuil de cuir, dans le coin de la bibliothèque.

«Alors, vous êtes danseuse?»

Il ne semblait pas y croire vraiment. Il la fixait d'un regard amusé.

« Oui. Danseuse au Châtelet. J'étais dans la distribution de Valses de Vienne. »

Elle avait pris un ton hautain.

« Je ne suis jamais allé au Châtelet... Mais j'irai vous voir...

- Malheureusement, je ne sais pas si je pourrai encore travailler...

- Pourquoi?

- Parce que nous avons des ennuis, mon père et moi. »

*

Elle avait hésité à lui faire des confidences sur sa situation mais la veste de tweed à la doublure déchirée et la chaussure sans lacets l'avaient encouragée. Et puis, il parlait en utilisant souvent des mots d'argot qui ne s'accordaient pas à la distinction et au luxe de cet appartement. Au point qu'elle s'était demandé s'il habitait vraiment ici. Mais sur l'un des rayonnages de la bibliothèque, une photo le montrait beaucoup plus jeune, en compagnie d'une femme très élégante qui devait être sa mère.

Il est parti en lui souhaitant une bonne nuit et en lui disant que, demain, au petit déjeuner, elle pourrait boire du vrai café. Elle est seule maintenant dans cette pièce, étonnée de se retrouver sur ce divan. Elle n'éteint pas la lumière. Si elle sent venir le sommeil, elle l'éteindra mais pas tout de suite. Elle craint l'obscurité à cause du couvre-feu de ce soir dans le dix-huitième arrondissement, cette obscurité qui lui évoque son père et l'hôtel du boulevard Ornano. Comme il est rassurant de contempler les rayonnages de livres, la lampe d'opaline sur le guéridon, les rideaux de soie, le grand bureau Louis XV près des fenêtres, et de sentir sur sa peau la fraîcheur et la légèreté des draps de voile... Elle ne lui a pas dit la vérité. D'abord elle a prétendu qu'elle avait dix-neuf ans. Et puis, elle n'est pas vraiment danseuse au Châtelet. Ensuite, elle lui a expliqué que son père était un médecin autrichien émigré en France avant la guerre et qu'il travaillait dans une clinique d'Auteuil. Elle n'a pas abordé le fond du problème. Elle a ajouté qu'ils habitaient tous les deux dans cet hôtel de façon provisoire, car son père cherchait un nouvel appartement. Elle ne lui a pas avoué, non plus, qu'elle a laissé volontairement passer l'heure du couvre-feu pour ne pas rentrer boulevard Ornano. En d'autres temps, on n'aurait pas attaché à son geste une grande importance, il aurait même semblé banal de la part d'une fille de son âge et l'on aurait simplement appelé cela: une fugue. 136

Le lendemain, elle n'est pas rentrée à l'hôtel du boulevard Ornano. Elle a de nouveau téléphoné à Montmartre 33-83. De la part de la fille du docteur Teyrsen. Il fallait laisser un message au docteur : « Vous lui direz qu'il ne s'inquiète pas. » Mais le patron du café et de l'hôtel, dont Ingrid avait reconnu la voix, lui a répondu que son père attendait ce coup de téléphone et qu'il allait le chercher dans sa chambre. Alors, elle a raccroché.

Une autre journée est passée. Puis une autre. Ils ne sortaient plus de l'appartement, elle et Rigaud, sauf pour dîner dans un restaurant de marché noir, tout près, rue d'Armaillé. Ils assistèrent à une séance de cinéma aux Champs-Elysées. C'était le film : Remorques. Quelques jours passèrent encore et elle ne téléphona plus à Montmartre 33-83. Décembre. L'hiver commençait. Il y eut de nouveaux attentats et cette fois-ci le couvre-feu fut imposé à partir de cinq heures et demie du soir pendant une semaine. La ville tout entière s'enfonçait dans le noir, le froid et le silence. Il fallait se blottir là où on était, faire le moins possible de gestes et attendre. Elle ne voulait plus quitter Rigaud et le boulevard Ornano lui semblait si loin...

*

A la fin de la semaine du couvre-feu, Rigaud lui expliqua qu'il devait quitter l'appartement car l'immeuble allait être vendu. Il appartenait à un juif qui s'était réfugié à l'étranger et dont on avait mis tous les biens sous séquestre. Mais il avait trouvé un autre appartement, du côté du zoo de Vincennes et, si elle le voulait, il pourrait l'emmener là-bas.

*

Un soir, dans le restaurant de la rue d'Armaillé, ils dînèrent avec le blond au costume gris clair et à la tache sur l'œil. Ingrid éprouva une antipathie et une méfiance instinctives à son égard. Pourtant, il était très affable et lui posait des questions sur le Châtelet où elle prétendait avoir été danseuse. Il tutoyait Rigaud. Ils s'étaient connus, enfants, dans les petites classes du pensionnat de Passy et il aurait voulu évoquer plus longtemps cette période de leur vie, si Rigaud ne lui avait dit d'une voix sèche :

« N'en parlons plus... Ce sont de mauvais souvenirs... »

Le blond gagnait beaucoup d'argent grâce à des combines de marché noir. Il s'était mis en rapport avec un Russe qui avait installé ses bureaux dans un hôtel particulier de l'avenue Hoche, et avec des tas d'autres gens « intéressants » qu'il présenterait à Rigaud.

« Ce n'est pas la peine, avait dit Rigaud. Je compte quitter Paris... »

Et la conversation était revenue sur l'appartement. Le blond se proposait de racheter tous les meubles et les tableaux avant le départ de Rigaud. Il en avait parlé à quelques-unes de ses « relations » dont il serait l'intermédiaire. Il se 138

piquait d'être un amateur de meubles anciens. Il jouait à l'homme du monde et indiquait d'un ton faussement détaché qu'il avait pour ancêtre un maréchal d'Empire. Rigaud l'appelait tout simplement Pacheco. Quand il s'était présenté à Ingrid, avec une légère inclinaison de la tête, il avait dit: Philippe de Pacheco.

*

Le lendemain après-midi, on sonna à la porte de l'appartement. Un petit jeune homme en canadienne déclara qu'il venait de la part de Pacheco avec un camion et les déménageurs. Il s'était permis d'ouvrir les grilles et de garer le camion dans la cour, si personne n'y voyait d'inconvénient. Pendant que les déménageurs commençaient à rassembler les meubles, Ingrid et Rigaud se réfugièrent à l'autre extrémité du salon, dans le jardin d'hiver. Mais au bout de quelques instants, ils préférèrent sortir. Devant le perron, un camion bâché attendait.

Ils marchaient le long de l'avenue de Wagram qui descend en pente douée. La neige avait fondu sur les trottoirs et derrière les nuages perçait un pâle soleil d'hiver. Rigaud lui expliqua que Pacheco devait lui apporter l'argent de la vente du mobilier ce soir, et qu'ils pourraient s'installer tout de suite dans le nouvel appartement. Elle lui demanda s'il était triste de quitter cet endroit. Non. Il n'avait aucun regret et même, il était soulagé de ne pas rester ici.

Ils étaient arrivés place des Ternes. Soudain, elle éprouve un vertige : continuer tout droit vers

Montmartre et retourner à l'hôtel du boulevard Ornano par le chemin inverse de celui qu'elle a suivi l'autre soir pour s'éloigner de la zone du couvre-feu. Elle s'assied sur un banc. De nouveau, elle est prise d'un tremblement nerveux.

« Qu'est-ce que tu as ?

- Rien. Ça va passer. »

Ils font demitour. Il lui serre l'épaule et peu à peu elle se sent rassurée de remonter avec lui l'avenue de Wagram vers l'Étoile.

*

Devant le perron de l'immeuble stationnait maintenant, à côté de l'autre, un deuxième camion bâché. Ils étaient plusieurs à charger le bureau Louis XV, une console et un lustre. Le petit jeune homme en canadienne surveillait les allées et venues des déménageurs.

«Vous en avez encore pour longtemps?» demanda Rigaud.

Il a répondu d'une voix traînante :

« Non... non... On a presque fini... On emmène toute la marchandise pas très loin... avenue Hoche... »

C'était sans doute l'hôtel particulier auquel Pacheco avait fait allusion et où le Russe avait installé ses « bureaux ».

« II y en a, de la marchandise... »

II se dandinait d'une jambe sur l'autre et les regardait de haut.

Dans la bibliothèque, il ne restait que les livres sur les rayonnages. Ils avaient même enlevé les rideaux. Le grand salon ne contenait plus aucun 140

meuble, le lustre était décroché et ils achevaient de rouler le tapis. Seuls les tableaux demeuraient à leur place. Ils s'enfermèrent tous les deux dans un boudoir, à côté du salon, où l'on avait oublié d'enlever le divan.

*

Vers sept heures du soir, Pacheco fit son apparition, accompagné d'un homme d'une cinquantaine d'années au visage gras et aux cheveux argentés qui portait une pelisse. Il le leur présenta sous le nom du marquis de W. C'était lui qui s'intéressait aux tableaux. II voulait les voir pour en choisir quelques-uns ou, éventuellement, les prendre tous. Le petit jeune homme en canadienne était venu les rejoindre et paraissait très bien connaître ce prétendu marquis de W., puisqu'il lui avait dit d'une voix traînante :

«Vous venez voir la marchandise?»

Dans le salon, le marquis de W., qui n'avait pas quitté sa pelisse, inspecta les tableaux, un par un. Le petit jeune homme en canadienne se tenait derrière lui et, au bout d'un moment, il disait :

« On décroche ? »

Et sur un signe de tête affirmatif du marquis de W., il décrochait le tableau et le posait au pied du mur. Au terme de cette inspection, tous les tableaux furent décrochés. Rigaud et Ingrid restaient à l'écart. Le marquis de W. se tourna vers Pacheco :

« Votre ami est toujours d'accord pour le prix que nous avons fixé?

- Toujours. »

Rigaud fût bien obligé de se joindre à eux et le marquis de W. lui dit :

« Je prends tous les tableaux. J'aurais volontiers acheté les meubles, mais je n'en ai pas besoin.

- Nous avons déjà trouvé un client », dit Pacheco.

Rigaud s'était éloigné d'eux, imperceptiblement. Ingrid demeurait à la lisière du salon, tout près de la porte. Il se rapprochait d'elle. Il contemplait ces trois hommes, là-bas, au milieu de la pièce vide, l'un dans sa pelisse qui paraissait aussi neuve que son titre de noblesse, Pacheco dans un imperméable au col rabattu et le plus jeune dans sa canadienne. Ils avaient l'air de cambrioleurs qui viennent d'achever leur travail mais qui n'ont rien à craindre et qui peuvent s'attarder sur les lieux de leurs méfaits. La lumière tombait d'une ampoule nue, attachée à un fil électrique qui pendait à la place du lustre.

*

Le marquis de W. et le petit jeune homme en canadienne sortirent de l'appartement les premiers et commencèrent à descendre l'escalier. Pacheco tendit à Rigaud une boîte à chaussures en carton :

« Tiens... Tu vérifieras si le compte y est... Vous nous accompagnez à la sortie ? »

Rigaud, la boîte à chaussures à la main, précéda Ingrid dans l'escalier. Ils se retrouvèrent tous sur le perron de l'immeuble. Il faisait nuit et une neige fine tombait. Le plus grand des camions bâchés s'ébranla et il eut de la peine à s'engager dans la rue de Tilsitt. Puis l'autre camion suivit.

« On pourrait peut-être dîner ensemble », proposa Pacheco.

Rigaud acquiesça de la tête. Ingrid se tenait à l'écart.

« Je vous invite, dit le marquis de W.

- Et si on allait dans le restaurant de l'autre soir? dit Pacheco.

- C'était où? demanda le marquis de W.

- Rue d'Armaillé. Chez Moitiy.

- Bonne idée », dit le marquis de W. Puis se tournant vers Rigaud :

« II paraît que l'immeuble est sous séquestre et qu'on peut l'acheter. J'aimerais bien que vous me donniez des tuyaux là-dessus. »

Le petit jeune homme en canadienne demeurait à côté du marquis de W. dans l'attitude d'un garde du corps. Maintenant la neige tombait à gros flocons.

« Rendez-vous chez Moitry dans une heure, dit Rigaud. II faut que je fasse une dernière inspection, là-haut. »

II rejoignit Ingrid sur le perron. Tous les deux, ils les regardèrent traverser la cour et passer la grille. D'un geste de chauffeur de maître, le petit jeune homme en canadienne ouvrit l'une des portières d'une conduite intérieure noire qui stationnait là.

Le marquis de W. et Pacheco montèrent à bord de celle-ci. Il neigeait de plus en plus fort et l'automobile disparut au tournant de la rue de Tilsitt.

Rigaud avait amené au salon un sac de voyage. Sous la lumière crue de l'ampoule qui pendait du plafond, il y rangea quelques chandails, un pantalon et la boîte à chaussures remplie de billets de banque que lui avait donnée Pacheco. Ingrid n'avait de vêtements que ceux qu'elle portait sur elle. Il referma le sac de voyage.

« II faut aller dîner avec eux? demanda Ingrid.

- Non... non... Je me méfie de ces gens-là... »

Elle était soulagée. Elle aussi se sentait mal à l'aise en leur présence.

« Nous allons tout de suite dans l'autre appartement... »

En quittant le salon, il n'éteignit pas la lumière. Au moment de refermer la porte d'entrée de l'appartement, il dit à Ingrid qui se tenait sur le palier :

« Attends-moi un instant... »

II revint bientôt avec une paire de skis et de grosses chaussures qu'il rangea dans le sac de voyage.

« Ce sont des souvenirs... »

Dans l'escalier, chacun d'eux tenait une poignée du sac de voyage. Rigaud avait mis la paire de skis sur ses épaules.

*

La neige tombait toujours. Le trottoir était recouvert d'une couche blanche qui luisait dans l'obscurité. La place était déserte et ils s'enfonçaient jusqu'aux chevilles dans la neige. L'Arc de Triomphe se découpait nettement sous la lune. 144

« C'est dommage que tu n'aies pas une paire de skis, dit Rigaud. On aurait pu aller là-bas à skis... »

Ils descendirent les escaliers de la station de métro. Dans le compartiment, il y avait moins de monde que l'autre soir entre Châtelet et Barbès-Rochechouart. Ingrid s'était assise sur une banquette proche des portières et gardait le sac de voyage sur ses genoux. Rigaud restait debout à cause de sa paire de skis. Les autres voyageurs le considéraient avec curiosité. Et lui, il finissait par ne plus prêter attention aux arrêts successifs de la ligne : Marbeuf, Concorde, Palais-Royal, Louvre... Il serrait les skis contre son épaule et il s'imaginait être de nouveau, comme l'année dernière, dans le téléphérique qui l'emmenait tout en haut de Rochebrune.

*

La rame s'arrêta à Nation. Elle ne continuait pas plus loin. Rigaud et Ingrid avaient laissé passer la station Bastille où ils auraient dû prendre la correspondance pour la Porte-Dorée.

A la sortie du métro, ils débouchèrent sur un grand champ de neige. Ni lui ni elle ne connaissaient ce quartier. Peut-être existait-il une rue grâce à laquelle on arrivait plus rapidement au 20 du boulevard Soult? Ils décidèrent de suivre le chemin le plus sûr: le cours de Vincennes.

Ils rasaient les façades des immeubles, là où la neige était moins profonde. Rigaud portait ses skis sur l'épaule et, de la main gauche, le sac de voyage. Ingrid gardait les mains dans les poches de son manteau car elle avait froid.

Ils virent passer, le long du trottoir, un traîneau attelé à un cheval noir. Le silence, la pleine lune et la neige phosphorescente provoquaient peut-être des mirages. Le traîneau avançait lentement, à une allure de corbillard. Rigaud posa ses skis à terre et courut en interpellant le conducteur. Celui-ci fit stopper le cheval.

Il accepta de les mener jusqu'au 20, boulevard Soult. D'habitude, il conduisait un fiacre mais, depuis quinze jours que Paris était enseveli sous la neige, il utilisait ce traîneau qu'il avait découvert dans une remise, à Saint-Mandé, près de chez lui. Il portait une grosse canadienne et une casquette de pêcheur.

Ils glissent le long du cours de Vincennes. Les skis de Rigaud sont fixés à l'arrière du traîneau. Le cocher, d'un mouvement sec du bras, fouette le cheval quand celui-ci marche au pas. Mais à mesure qu'ils se rapprochent de la porte de Vincennes, son trot s'accélère. Ils ne savent plus dans quelle ville ils sont et quelles campagnes ils traversent. Le traîneau coupe par de petites rues pour rejoindre le boulevard Soult. C'est un village de montagne désert et silencieux pendant la messe de minuit. Ingrid s'est blottie au creux de l'épaule de Rigaud.

En fin de matinée, j'ai quitté ma chambre d'hôtel sans avoir reçu aucun message d'Annette, et je suis retourné à l'appartement. J'ai enfoncé la clé jaune dans la serrure et j'ai eu du mal à ouvrir la porte.

J'ai surpris le concierge dans la chambre du fond qui disposait des draps sur les lits jumeaux.

« Ce n'est pas la peine, lui ai-je dit. Je le ferai moi-même. »

II s'est redressé.

« Mais c'est la moindre des choses, monsieur. Vous n'allez quand même pas camper ici ? »

II me considérait avec un air de reproche.

« Et cet après-midi, je passerai l'aspirateur. Il y a beaucoup trop de poussière ici...

- Vous trouvez?

- Oui. Beaucoup trop. »

Elle s'était accumulée depuis le départ d'Ingrid et de Rigaud et j'ai essayé de compter les années.

« Je vais vous débarrasser de cette paire de skis et de ces vieilles chaussures qui traînent dans le placard...

- Non. Il faut qu'elles restent à leur place. »

Il a paru étonné de ma détermination.

« Imaginez que ce M. Rigaud revienne et qu'il ne retrouve plus ses skis... »

II a haussé les épaules.

« II ne reviendra plus. »

Je l'ai aidé à border les draps. Nous avons dû écarter les deux lits jumeaux qui étaient collés l'un à l'autre.

« Ils rétabliront la ligne du téléphone au début de la semaine, m'a-t-il dit. Et l'électricité cet après-midi. »

Alors, tout était pour le mieux. Je téléphonerais à Annette et lui dirais de me rejoindre ici. Nous habiterions tous les deux dans cet appartement. Elle serait étonnée, au début, mais elle finirait par comprendre, comme elle avait fini par comprendre bien des choses quand nous nous étions connus.

*

Nous sommes sortis boulevard Soult et nous avons marché jusqu'à la station-service. Le Kabyle en salopette bleue m'a serré la main.

« Je te laisse prendre ton tour de garde, a-t-il dit au concierge.

-Vous me tenez un peu compagnie? m'a demandé le concierge.

- Volontiers. »

Nous nous sommes assis sur les chaises, près de la pompe à essence. Nous restions au soleil. Il ne nous assommait pas comme les jours précédents mais nous enveloppait d'une douce chaleur et d'une lumière orangée. 148

 

« C'est déjà l'automne », a dit le concierge. Et il me désignait, au pied d'un arbre, sur la grille de fer qui entourait le tronc, quelques feuilles mortes.

« II faudra que je pense à vérifier les radiateurs de votre appartement. Sinon, vous n'aurez pas un bon chauffage, cet hiver.

- Nous avons le temps, ai-je dit.

- Pas tellement... Ça passe vite... A partir de septembre, les jours raccourcissent...

- Je ne sais pas si je serai encore là cet hiver. »

Oui, tout à coup, la perspective de rester dans ce quartier pendant l'hiver me glaçait le cœur. L'été, vous êtes un touriste comme les autres dans une ville qui, elle aussi, a pris ses vacances. Cela n'engage à rien. Mais l'hiver... Et la pensée qu'Annette accepterait de partager ma vie porte Dorée ne m'était d'aucun réconfort. Mon Dieu, où et comment passerais-je l'hiver?

« Quelque chose vous préoccupe ? m'a demandé le concierge.

- Non. »

II s'est levé de sa chaise.

« Je vais faire des courses pour le dîner. Vous pouvez rester là? Si jamais des clients veulent de l'essence, vous saurez faire marcher la pompe?

- Ça ne doit pas être très sorcier », lui ai-je dit.

*

Une vieille voiture anglaise bleu marine était arrêtée depuis quelques instants à la hauteur de la station-service, le long du trottoir opposé. J'ai cru reconnaître la voiture d'Annette. Oui. C'était bien la voiture d'Annette. Mais je ne distinguais pas le conducteur.

La voiture a effectué un large demitour sur le boulevard désert et elle est venue se ranger devant la station-service. Ben Smidane. Il a passé sa tête par la vitre baissée.

« Jean... J'ai mis longtemps à vous trouver... Je vous observais depuis dix minutes pour bien être sûr que c'était vous... »

II me lançait un sourire un peu crispé.

« Je fais le plein ? » lui ai-je demandé.

Et sans même lui donner le temps de répondre, je décrochai le tuyau de la pompe et commençai à remplir le réservoir.

« Alors vous avez trouvé un nouveau métier? »

II prenait un ton badin, mais ne réussissait pas à cacher son inquiétude. Il est sorti de la voiture et il s'est planté devant moi.

« Je viens de la part d'Annette... Il faut que vous ayez un geste vers elle, Jean... »

J'ai raccroché lentement le tuyau de la pompe à essence.

« Elle se fait beaucoup de souci pour vous.

- Elle a bien tort.

- Elle n'a pas voulu vous téléphoner parce qu'elle a peur...

- Peur de quoi ? »

D'un geste machinal, j'essuyais le parebrise de la voiture, à l'aide d'un chiffon que j'avais trouvé sur la pompe à essence.

« Elle a peur que vous ne l'entraîniez dans une aventure sans issue... Ce sont ses propres termes... Elle ne veut pas venir vous retrouver ici... Elle m'a dit qu'elle n'avait plus vingt ans... »

 

Là-bas, sur le trottoir, le concierge s'avançait lentement vers nous, son sac à provisions à la main. Je lui ai présenté Ben Smidane. Puis celui-ci s'est remis au volant et m'a fait signe de m'asseoir à côté de lui. II a démarré. Dans la voiture flottait le parfum d'Annette.

« Ce serait tellement plus simple si je vous emmenais maintenant retrouver votre femme. »

Nous roulions à faible allure en direction de la porte Dorée.

« Pas tout de suite, lui ai-je dit. Il faut que je reste encore quelques jours ici.

- Pourquoi?

- Le temps de finir mes Mémoires.

- Vous écrivez vos Mémoires ? »

Je voyais bien qu'il ne me croyait pas. Et pourtant je disais la vérité.

« Pas vraiment des Mémoires, lui ai-je dit. Mais presque. »

Nous étions arrivés sur la place aux fontaines et nous longions l'ancien musée des Colonies.

« Depuis longtemps, j'avais rassemblé quelques notes et maintenant j'essaye d'en faire un livre.

- Et pourquoi ne pourriez-vous pas écrire ce livre chez vous, cité Véron, avec Annette?

- J'ai besoin d'une certaine ambiance... »

Mais je n'avais pas envie de lui donner d'explications.

« Ecoutez, Jean... Je vais partir demain pour l'océan Indien... J'y resterai plusieurs mois... Je ne pourrai plus servir d'intermédiaire entre vous et Annette... Ce serait vraiment dommage si vous coupiez définitivement les ponts...

- Vous avez de la chance d'être encore à l'âge où l'on peut partir... »

Ça m'avait échappé, comme ça. Moi aussi, j'aurais aimé partir au lieu de tourner en rond dans la périphérie de cette ville, comme quelqu'un qui ne parvient plus à trouver de sorties de secours. Je fais si souvent le même rêve : Je suis au départ du ponton, les skis nautiques au pied, je serre la courroie et j'attends que le horsbord démarre pour m'entraîner à toute vitesse sur l'eau. Mais il ne démarre pas.

Il m'a déposé devant l'entrée de l'hôtel.

« Jean, vous me promettez de lui téléphoner le plus vite possible?

- Dès que la ligne sera rétablie dans l'appartement. »

II n'a pas très bien compris ma réponse.

« Et vous, lui ai-je dit, je vous souhaite une bonne chasse au trésor dans l'océan Indien. »

*

Dans ma chambre, j'ai de nouveau consulté mes notes. L'été qui avait précédé la guerre et quelquefois encore pendant la première année de l'Occupation, Ingrid, à la sortie du lycée Jules-Ferry, prenait le métro jusqu'à l'église d'Auteuil et venait chercher son père à la clinique du docteur Jougan. Celle-ci se trouvait dans une petite rue entre l'avenue de Versailles et la Seine.

Il quittait toujours la clinique vers sept heures et demie du soir. Elle l'attendait en tournant autour du pâté d'immeubles. Elle débouchait de nouveau dans la rue, et elle le voyait devant la porte de la clinique lui faire un signe du bras. Ils marchaient tous les deux à travers ce quartier calme, presque champêtre, où l'on entendait sonner la cloche de Sainte-Périne ou celle de Notre-Dame-d'Auteuil. Et ils allaient dîner dans un restaurant que je n'ai pas retrouvé, l'autre soir, quand je me suis promené dans ces parages, sur les traces du docteur Teyrsen et de sa fille.

Je suis tombé sur la vieille coupure de journal qui datait de l'hiver où Ingrid avait rencontré Rigaud. C'était Ingrid qui me l'avait donnée la dernière fois que je l'avais vue. Pendant le dîner, elle avait commencé à me parler de toute cette époque, et elle avait sorti de son sac un portefeuille en crocodile, et de ce portefeuille la coupure de journal soigneusement pliée, qu'elle avait gardée sur elle pendant toutes ces années. Je me souviens qu'elle s'était tue à ce moment-là et que son regard prenait une drôle d'expression, comme si elle voulait me transmettre un fardeau qui lui avait pesé depuis longtemps ou qu'elle devinait que moi aussi, plus tard, je partirais à sa recherche.

C'était un tout petit entrefilet parmi les autres annonces, les demandes et les offres d'emploi, la rubrique des transactions immobilières et commerciales :

« On recherche une jeune fille, Ingrid Teyrsen, seize ans, 1,60 m, visage ovale, yeux gris, manteau sport brun, pullover bleu clair, jupe et chapeau beiges, chaussures sport noires. Adresser toutes indications à M. Teyrsen, 39 bis, boulevard Ornano. Paris. »

Ils habitaient l'appartement du boulevard Soult, elle et Rigaud, quand Ingrid s'était décidée, un après-midi, à retourner dans le dix-huitième arrondissement pour parler à son père et lui annoncer qu'elle voulait se marier avec Rigaud dès que cela serait possible.

Elle ne lisait jamais les journaux. Elle ignorait que l'avis de recherche était paru dans un journal du soir, quelques semaines auparavant. Elle allait l'apprendre tout à l'heure par le patron de l'hôtel.

La neige avait fondu et l'air était si doux que l'on pouvait sortir sans manteau. Mais il faudrait attendre encore un mois le printemps.

Elle avait voulu marcher et elle avait suivi les boulevards jusqu'à Barbès-Rochechouart, où elle était arrivée vers cinq heures de l'après-midi. Cette fois-ci, il n'y avait pas de couvre-feu.

Devant l'hôtel, Ingrid avait fait les cent pas en essayant de trouver les mots d'explication qu'elle dirait à son père pour justifier sa fugue. Mais ils se bousculaient dans sa tête. Elle avait tourné plusieurs fois autour du pâté d'immeubles. Peut-être n'était-il pas dans sa chambre à cette heure-là. S'il travaillait encore à la clinique d'Auteuil, il serait de retour pour le dîner. Elle l'attendrait dans sa chambre à lui. Elle préférait cela.

Elle était entrée dans le café. Le patron de l'hôtel se tenait pendant la journée derrière le comptoir. Elle lui avait demandé les clés numéros 3 et 5. Il ne pouvait pas lui donner les clés. Les chambres 3 et 5 étaient occupées par d'autres clients. II lui a expliqué que des agents de police un matin, très tôt, vers le milieu du mois de décembre, étaient montés chercher son père dans sa chambre et l'avaient emmené pour une destination inconnue.

*

J'étais allongé sur l'un des lits jumeaux, la fenêtre de la chambre grande ouverte sur le boulevard Soult. La nuit tombait. Le téléphone a sonné. J'ai cru un instant que c'était Annette, mais comment pouvait-elle avoir le numéro? J'ai décroché. Une voix métallique m'a annoncé que la ligne était rétablie. Alors, j'ai composé notre numéro de téléphone, cité Véron. Au bout de deux sonneries, j'ai entendu la voix d'Annette :

«Allô?... Allô?»

J'ai gardé le silence.

«Allô?... C'est toi, Jean?»

J'ai raccroché. Dehors, j'ai marché vers la station-service. Dans ma tête résonnait la sonnerie du téléphone, cette sonnerie qui n'avait certainement pas retenti dans l'appartement depuis qu'Ingrid et Rigaud l'avaient quitté.

Le concierge et le Kabyle en salopette bleue étaient assis sur leurs chaises devant la pompe à essence et je leur ai serré la main.

« Je vous ai trouvé un vélo », a dit le Kabyle.

Et il me désignait contre la devanture de la station-service un grand vélo rouge qui n'avait pas de guidon de course.

« II a eu du mal à le trouver, a dit le concierge.

A cause du guidon.

- Je vous remercie », lui ai-je dit. Je préférais un guidon normal pour ne pas être obligé de me pencher. Comme ça, je verrais le paysage.

« Vous ne serez pas de retour trop tard? m'a demandé le concierge.

- Vers minuit. »

Mais je ne pouvais pas prévoir quel serait mon état d'esprit à cette heure-là. J'aurais sans doute envie de faire un détour par la cité Véron pour retrouver Annette, et - qui sait? - de rester chez nous.

*

Une brise tiède soufflait - presque le sirocco -et elle détachait des arbres quelques feuilles mortes qui tournoyaient dans l'air. Le premier signe de l'automne. Je me sentais à l'aise sur ce vélo. J'avais craint de ne pouvoir monter la pente du boulevard Mortier. Mais non. Cela allait tout seul. Je n'avais même plus besoin de pédaler. Une impulsion mystérieuse m'entraînait. Pas une voiture. Le silence. Et même quand les lampadaires s'espaçaient un peu trop, j'y voyais clair, à cause de la pleine lune.

Je n'avais pas imaginé que le chemin était si court. Et moi qui hésitais à quitter la porte Dorée pour l'hôtel Fieve, près des Buttes-Chaumont, comme à la veille d'un voyage en Mongolie... Elles sont tout près, les Buttes-Chaumont et, si je le voulais, je pourrais rejoindre en quelques minutes le 19, rue de l'Atlas, où habitait Ingrid avec son père quand elle était enfant. Déjà la gare de la Chapelle dont je devine les voies ferrées et les hangars, dans l'ombre, en contrebas. Encore quelques centaines de mètres le long des groupes d'immeubles endormis, et voilà la porte de Clignancourt. Je ne suis pas venu dans ce quartier depuis un si grand nombre d'années qu'en le retrouvant, cette nuit, je comprends pourquoi il suffisait de me laisser glisser en roue libre sur ce vélo rouge : je remontais le temps.

^Je me suis engagé dans le boulevard Omano, et j'ai freiné un peu plus loin, au carrefour. J'ai laissé le vélo contre la devanture de la pharmacie. Rien ne trouble le silence. Sauf l'eau des caniveaux qui coule dans un murmure de fontaine. Cet hiver du début des années soixante, où il a fait si froid à Paris, nous habitions un hôtel de la rue Championne! dont j'ai oublié le nom. Quelques pas dans la rue et je serais devant sa façade mais je préfère continuer tout droit. En janvier de cet hiver-là, Annette avait reçu une réponse favorable de la maison de couture et elle devait s'y présenter un après-midi, pour y être engagée à l'essai.

La veille était un dimanche. Il avait neigé. Nous nous sommes promenés dans le quartier. Ainsi, l'un de nous deux commençait à travailler : nous devenions des adultes. Nous sommes entrés dans un café de la porte de Clignancourt. Nous avons choisi une table entre deux banquettes, tout au fond, là où était plaqué, contre le mur, un petit juke-box. Le soir, nous voulions aller au cinéma Omano 43, mais il valait mieux se coucher tôt pour qu'Annette soit en forme le lendemain. Et voilà maintenant que j'arrive devant ce cinéma que l'on a transformé en magasin. De l'autre côté de la rue, l'hôtel où habitait Ingrid avec son père n'est plus un hôtel mais un immeuble comme tous les autres. Le café du rez-de-chaussée, dont elle m'avait parlé, n'existe plus. Un soir, elle était retournée elle aussi dans ce quartier et, pour la première fois, elle avait éprouvé un sentiment de vide.

Peu importent les circonstances et le décor. Ce sentiment de vide et de remords vous submerge, un jour. Puis, comme une marée il se retire et disparaît. Mais il finit par revenir en force et elle ne pouvait pas s'en débarrasser. Moi non plus.