- Alors, on continue de bouder ? Je n'aime pas les filles qui boudent, tu sais...

D'habitude, il ne lui témoignait pas une telle familiarité.Plus un mot du disque qu'il voulait lui faire enregistrer. Il n'y avait jamais cru, à ce disque, elle le savait maintenant. Il augmenta le volume de la radio en hochant la tête pour marquer la mesure.

- J'ai besoin d'argent, dit-elle brusquement.

- D'argent ? Sans blague ?

- Il me faut deux mille francs... J'espère que vous allez me les donner...

Elle était surprise elle-même de son assurance, mais soudain, c'était comme si elle ne craignait plus personne, comme si sa timidité et ses scrupules avaient fondu et qu'elle était prête à tout.

- J'ai vraiment besoin de ces deux mille francs... Tout de suite...

- On verra... Il faudra d'abord être très gentille avec moi...

*

Elle marchait derrière Vietti et les néons l'ébloui-rent comme la première fois, quand elle attendait avec Louis sur les fauteuils. Il flottait la même odeur de renfermé.

Vietti ouvrit d'un tour de clé la porte capitonnée de cuir et s'assit derrière son bureau. Elle vint se réfugier dans l'embrasure de la fenêtre. L'avenue était déserte et le grand café, en face, où l'avait attendue Louis, brillait encore. Elle contemplait l'enseigne lumineuse : cafe des sports. Elle avait envie de sortir et de téléphoner à Louis, dans le café, pour lui dire qu'elle le rejoindrait tout de suite.

- Maintenant, il va falloir que tu gagnes ton argent... Deux mille francs, c'est beaucoup... Tu devras te donner du mal...

Il compulsait un dossier sans lever les yeux vers elle. Puis il sortit un disque, d'une pochette.

- Ça, c'est une fille qui a du talent... ma dernière découverte... Tu veux l'écouter ?

Il posa le disque sur l'électrophone.

- Reste debout devant moi... Déshabille-toi...

Il l'avait dit d'un ton onctueux, avec le sourire figé de celui qui pose pour une photographie.

- Elle a du talent, hein ? Tu voudrais pouvoir chanter comme ça ? Je vais m'arranger pour qu'elle fasse l'Eurovision l'année prochaine...

Une voix espiègle de petite fille, étouffée par les guitares électriques.

- Celle-là aussi, il faudra que je la baise un jour, dit Vietti, rêveur.

Elle se tenait accroupie sur le canapé. De la main, il lui pressait la nuque jusqu'à ce que le visage d'Odile fût à la hauteur de sa taille à lui. Ensuite, le plus pénible pour elle, c'était de sentir la pression de ses doigts manucures dans ses cheveux.

Le Café des Sports est éteint. Elle prend, à droite, le boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Dans l'une des poches de son imperméable, est enfouie la liasse de billets que lui a donnée Vietti : deux mille francs. Il a dit, d'un air narquois, « qu'elle coûtait très cher pour une putain », mais qu'il n'y voyait aucun inconvénient, parce que, « lui, Christian Vietti, a toujours aimé aussi loin qu'il s'en souvienne, les putains qui coûtent cher ».

Elle traverse l'avenue des Ternes et se retourne vers le bas de celle-ci, là où Bellune s'est tué. Brusquement, elle ressent son absence avec une telle force que le vide se fait autour d'elle. Qu'aurait pensé Bellune de tout cela ? Lui non plus ne croyait pas beaucoup à son avenir dans la chanson et vers la fin il avait sans doute d'autres préoccupations. Mais elle se rappelle les visites de l'après-midi à son bureau et la terrasse de l'appartement où l'on se croyait sur le pont d'un paquebot. C'était Bellune qui lui avait appris La Chanson des rues, un air qui datait de l'époque de son arrivée en France. Il lui avait toujours témoigné de la gentillesse. Son visage penché au-dessus du magnétophone, tandis que la bande tournait en silence. Et la phrase qu'il prononçait d'une voix douce avant de l'entraîner hors du bureau

- Et si nous descendions, Odile ?

Et Louis ? Que penserait-il s'il savait ce qui s'est passé tout à l'heure ? Il ne le saura jamais. Il faut qu'elle se procure de l'argent. Les mille cinq cents francs de Bejardy ne suffisent pas, et le seul moyen qu'ils s'en sortent tous les deux, c'est d'avoir de l'argent.

Cette nuit, elle a gagné une somme supérieure au salaire mensuel de Louis, et elle regrette de n'en avoir pas exigé plus de ce salaud aux ongles manucures. Elle entend de nouveau le rire du directeur du restaurant après qu'il lui eut annoncé qu'elle ne chantera plus. A lui aussi, elle aurait dû réclamer de l'argent.

Le rêve s'est cassé. Elle ne chantera plus. Elle n'a pas réussi à se faire entendre, sa voix ne s'est pas dégagée du brouillard et du vacarme comme la voix de cette chanteuse dont elle avait lu l'histoire. Elle manque de courage.

Elle arrive rue Delaizement, au bout de laquelle se trouve le garage. Elle a quitté Paris et suit un chemin de campagne.

Elle ne sonne pas mais entre par une porte latérale. La lumière est allumée au premier étage et Louis dort sur le divan. Par terre, le grand album où il colle les photos de son père et l'un des volumes de la collection du journal sportif sont ouverts. Au haut de la page de l'album, il a collé un article qu'elle lit machinalement :

«... Dans le match poursuite, Memling prit enfin l'avantage sur un Gérardin parti trop sagement et le rejoignit après 3 km 625 de course... »

Elle éteint la lumière et vient se blottir contre Louis.

Plus tard, quand ils parlaient du passé tous les deux . - mais ils en parlaient en de très rares occasions, surtout après la naissance des enfants -, ils s'étonnaient que la période de leur vie qui fut la plus déterminante ait duré à peine sept mois. Oui, c'était bien cela : Louis avait quitté l'armée en décembre, Odile et lui s'étaient rencontrés au début du mois de janvier...

En février, Brossier leur procura un nouveau logement. Un jour qu'il était venu, chercher Louis porte Champerret, il s'étonna de l'exiguïté de la chambre et de la chaleur étouffante que diffusait l'énorme radiateur.

- Vous ne pouvez pas rester ici, mon vieux... Pourquoi ne m'en avoir jamais parlé ?

Justement, il connaissait un « deux-pièces » disponible que lui-même avait voulu louer mais il avait changé d'avis, le jugeant trop éloigné de la Cité universitaire. C'était au début de la rue Caulaincourt, de l'autre côté du pont de fer qui surplombe le cimetière Montmartre. Et le loyer ? Tout à fait modique, le loyer. Il en parlerait à Bejardy. Non, Bejardy ne se sentirait pas le cœur de les laisser, Odile et lui, dans une minuscule mansarde surchauffée.

Ils s'installèrent rue Caulaincourt le mois suivant, et cet appartement leur sembla immense. La pièce principale était un atelier. Dans un coin, seuls vestiges de l'artiste qui avait vécu ici, un ventilateur aux pales énormes et un bar en demi-cercle. Sa laque noire et écaillée s'ornait de dessins d'inspiration chinoise, comme la chemise que Brossier aimait porter à la Cité universitaire. Par la baie vitrée, on voyait le sud-ouest de Paris.

Bejardy leur offrit un lit et un fauteuil au tissu grenat, Brossier deux chaises cannelées et une lampe. Il y avait même le téléphone. Et une cuisine bien équipée. Quand le concierge leur demanda leur nom pour l'inscrire sur la liste des locataires de l'immeuble, ils indiquèrent : M. et Mme Memling, pensant qu'il serait plus rassuré en présence de jeunes mariés.

Un soir, on pendit la crémaillère, comme disait pompeusement Brossier. Celui-ci expliqua que Jacqueline Boivin, sa fiancée, ne serait - hélas - pas des leurs : de la Cité universitaire, la rue Caulaincourt paraissait le bout du monde. Il fallait traverser la Seine, et ce fleuve marquait la frontière entre deux villes qui n'avaient rien en commun.

Bejardy, lui, était venu à cette occasion. Louis remarqua, au revers de sa veste, un ruban vert et jaune

- Vous êtes décoré ? demanda-t-il.

- La Médaille militaire, dit Bejardy. Je l'ai gagnée en Allemagne avec de Lattre. A vingt-trois ans. C'est la seule chose bien que j'aie faite dans ma vie.

Il avait baissé les yeux. On sentait qu'il voulait changer de sujet de conversation.

On but l'apéritif dans l'atelier. Puis on alla dîner tout près, rue Joseph-de-Maistre, Chez Justin.

II ne travaillait plus la nuit. Désormais, Bejardy lui confiait de « petites missions » à remplir pendant la journée. Ou bien il restait au garage pour recevoir les visiteurs et répondre au téléphone. Les « petites missions » consistaient à aller apporter ou chercher du courrier à différentes adresses de Paris et de la banlieue, car Bejardy lui avait expliqué qu'il se méfiait de la poste. Souvent, il lui servait de chauffeur, le conduisant à ses rendez-vous dans une vieille voiture anglaise au parfum de cuir. Son salaire avait doublé sans que Bejardy lui eût donné le moindre motif de cette augmentation. »

II éprouvait une vague inquiétude. Quel nom exact donner à son « travail » ? Quelle était sa « raison sociale » ? Et celle de Bejardy ? Et pourquoi xelui-ci l'avait-il si vite promu au poste d'homme de confiance ?

Ces questions, il en faisait rarement part à Odile. Les années de solitude au collège et à 1 armée 1 avaient habitué à ne se confier à personne et à dissimuler ses soucis. Au contraire, il s'efforçait vis-à-vis d'elle de paraître serein et la persuadait de la stabilité de son travail. L'attitude protectrice de Bejardy s'expliquait parce qu'il avait connu son père, jadis. Il ne mentait qu'à demi : Bejardy lui avait déclaré que le sport cycliste le passionnait dans sa jeunesse et qu'il était ravi et ému d'avoir procuré un emploi au fils du coureur Memling.

Non, devant Odile il ne fallait pas montrer la moindre inquiétude. Sinon l'équilibre fragile de leur vie risquait d'être compromis. Après tout ils n'habitaient plus dans une soupente mais dans un appartement de la rue Caulaincourt. Et sur la liste des locataires de l'immeuble, collée à la vitre du concierge, on pouvait lire : « M. et Mme Memling ». Ce n'était déjà pas si mal à vingt ans.

*

Mais il se permit de poser quelques questions à Brossier. Ils étaient assis sur l'une des banquettes du Rêve, un café de la rue Caulaincourt que Louis aimait bien à cause de son nom. Cela les amusait, Odile et lui, de dire : « Rendez-vous à cinq heures au Rêve... »

- Si je comprends bien, vous vous .méfiez de Roland ?

- Pas du tout...

- Roland est un type bien, mon vieux... Ça n'arrive pas à tout le monde d'avoir la Médaille militaire à vingt-trois ans...

-Je sais.

- Vous faites un travail très banal, cela dit sans vous offenser. Un travail semblable à celui de grouillot ou de chasseur d'hôtel... Rien de bizarre là-dedans non ?

Il lui donna une petite tape sur l'épaule.

- Je plaisante... Vous êtes un peu le secrétaire de Roland... Moi aussi d'ailleurs... Vous trouvez ça honteux ?

- Non... Mais que fait au juste... Roland ?

- Roland est un homme d'affaires qui a des intérêts dans les automobiles et ailleurs, répondit lentement Brossier comme s'il récitait une leçon.

- Et de quelle manière l'avez-vous connu ?

-Je vous l'expliquerai un jour, quand nous aurons plus de temps...

Ils s'étaient levés et descendaient la rue. Des enfants, jaillis d'une école, les bousculèrent. L'un d'eux était chaussé de patins à roulettes et les autres le poursuivaient.

- Je comprends que vous soyez inquiet..., dit Brossier de sa voix rauque, essoufflée, celle qu'il prenait pour parler de choses qui lui tenaient à cœur.

Ce n'était plus le Brossier aux iftflexions grasses. Quel phénomène étrange, pensait Louis, qu'on puisse ^avoir ainsi deux voix différentes...

Que disait-il ? Qu'à l'âge de Louis, on fait souvent de vagues besognes, on est obligé de vivre d'expédients. Après, les choses deviennent plus claires, mais à vingt ans, elles sont encore à l'état d'ébauche. C'est flou. C'est le début dans la vie, mon vieux. Lui-même... Un jour, il lui raconterait tout.

*

Elle essayait de s'occuper en l'absence de Louis. Elle avait gardé, de son passage au restaurant-cabaret d'Auteuil, une amie qui s'appelait Mary et travaillait toujours là-bas. Mary chantait et dansait quelques minutes au milieu des joueurs de balalaïka, vêtue d'un costume de « princesse ukrainienne » qui évoquait plutôt les montagnardes du Tyrol. Mais ce numéro de folklore n'était qu'un moyen provisoire de gagner un peu d'argent. Elle rêvait de tenir une petite boutique de mode. Elle en parlait à Odile et toutes deux projetaient de s'associer pour mener à bien cette entreprise.

En attendant, Mary pourrait travailler à domicile et se constituer une clientèle... Odile se demandait comment réunir la somme d'argent nécessaire à la création de cette boutique. Elles avaient déjà décidé de son enseigne : Chez Mary Bakradzé', pensant que le nom bizarre de Mary jouerait en leur faveur. Au-dessous de Chez Mary Bakradzé, écrit en lettres majuscules, on lirait : « Mode - Fashion », comme Odile l'avait admiré au fronton d'un magasin du quartier Saint-Honoré.

Mary dessinait des modèles et savait tailler les tissus. Elle avait travaillé très jeune chez une couturière, amie de sa famille. Odile lui posait des questions au sujet de ses parents mais n'obtenait jamais de réponses précises : tantôt son père et sa mère étaient séparés et vivaient à l'étranger, tantôt ils habitaient une maison dans le Midi et ils viendraient la voir prochainement, tantôt ils avaient disparu. Le seul point de repère dans ce brouillard, l'unique membre de cette famille dont on pouvait découvrir la trace - bien qu'il fût mort depuis une vingtaine d'années - était son grand-père, un écrivain qui s'exila à Paris, un certain Paul Bakradzé. Il consacra son talent à peindre en touches délicates la vie de garnison dans la Russie du Sud. L'un de ses romans avait même été traduit en français et Mary en conservait pieusement un exemplaire défraîchi.

Une blonde, petite, à la peau très fine, presque rosé, aux yeux bleu pâle.

Le dimanche, Odile et Louis se rendaient chez elle. Mary habitait cette zone composite entre l'avenue de la Grande-Armée et l'avenue Foch, là où s'amorce le seizième arrondissement massif et résidentiel, mais où les rues subissent encore l'attraction des magasins de cycles et de roulements à billes, des garages, des anciens dancings et du fantôme de Luna Park.

Ils se promenaient tous les trois au bois de Boulogne, de la porte Dauphine jusqu'aux lacs. Et là, ils prenaient une barque et canotaient pendant une heure. Ou bien ils accostaient au ponton du Chalet des îles et faisaient une partie de golf miniature. A la tombée du soir, ils regagnaient l'appartement de Mary. Celui-ci se composait de trois pièces, les deux premières servant d'entrée et de salon. La troisième, à laquelle on accédait par un long couloir, était la chambre de Mary.

A leur retour, une dizaine de personnes encombraient le salon. Des gens d'âge mûr, certains très vieux. Les uns jouaient au bridge, les autres bavardaient en buvant du thé. Au passage, Mary embrassait une femme d'environ soixante ans, grande, le visage bouffi, les yeux bridés et l'autorité d'une maîtresse de maison. Sa tante, avait-elle expliqué à Louis et à Odile.

Cette assemblée conversait et jouait aux cartes dans l'obscurité. Chaque fois, Mary allumait les lampes et le lustre, comme si ce rôle lui était dévolu et que les autres eussent jugé trop difficile pour eux ou indigne de leur rang d'appuyer sur un interrupteur. Ou bien n'y pensaient-ils pas.

Dans la chambre de Mary, ils écoutaient des disques et bavardaient. Odile et Louis avaient retrouvé en cette tille leur nonchalance et leur paresse naturelles. Ils étaient nés la même année. Ils s'entendaient bien et passaient souvent la nuit ensemble.

Mary leur apportait quelque chose à manger, un gâteau ou une assiette de potage. Par la porte entrouverte, ils entendaient le murmure des voix du salon. Peu à peu, les conversations s'éteignaient, les gens quittaient l'appartement. Un homme parlait au téléphone, dans le couloir. Il gardait de longs moments le silence et l'on croyait, chaque fois, qu'il avait raccroché. Mais il prononçait une phrase et se taisait à nouveau. Et ce conciliabule téléphonique dans une langue inconnue, se prolongeait des heures, souvent jusqu'au matin.

*

Chez Mary, venait le dimanche l'un de ses camarades, un jeune Espagnol de leur âge, un certain Jordan, qui cherchait un engagement dans un cabaret pour un numéro de travesti. Sur le conseil de Mary, il s'était présenté au directeur de la boîte de nuit d'Auteuil, qui l'avait engagé à l'essai.

Il commencerait d'ici quelques jours mais voulait une robe de scène semblable à celle que portait l'héroïne de La Femme et le Pantin dans une édition illustrée de ce livre qu'il avait découverte sur les quais. Mary et Odile décidèrent de lui confectionner cette robe, et plusieurs journées se passèrent à tailler et à coudre dans la chambre de Mary, tandis que Louis lisait un roman policier. A chaque essayage, Jordan demandait l'avis de Louis. La robe lui allait bien, et la douceur de ses traits, sous la mantille, faisait vraiment illusion.

Le soir de ses débuts, Louis et Odile vinrent au ^cabaret. Jordan passait juste après Mary. Les balalaïkas se turent et, dans l'obscurité, une voix grave annonça :

- La Cigarrera !

On entendit les premières notes du Boléro de Hummel sur lequel Jordan allait danser et dont il avait lui-même apporté la bande magnétique. Quand la lumière se fît, Jordan était au milieu de la scène, livide et pétrifié dans sa robe.

Les castagnettes qu'il tenait à la main tombèrent comme des fruits morts. Il demeura quelques secondes immobile et s'écroula sur le parquet. Il s'était évanoui de trac - ou de faim, car il ne mangeait presque pas depuis quinze jours, par crainte de perdre sa « ligne » et de ne pouvoir entrer dans sa robe, pour le numéro.

Il fut renvoyé le soir même et Odile, Louis et Mary durent le consoler.

Le premier jour du printemps, Bejardy invita Odile et Louis à déjeuner, et tous deux, pour profiter du soleil, décidèrent d'aller à pied jusqu'au quai Louis-Blériot.

Brossier leur ouvrit la porte et les conduisit au salon où une table de cinq couverts était dressée. Bejardy se trouvait en compagnie d'une jeune femme brune, celle de la photo que Louis avait remarquée sur la cheminée, le premier jour.

- Nicole Haas... Une amie... M. et Mme Memling... Vous savez, Coco, c'est Mme Memling qui chante si bien La Chanson des rues...

Il les appelait toujours ainsi, d'un ton cérémonieux, parce qu'il avait été amusé de lire sur la liste des locataires de leur immeuble : « M. et Mme Memling ».

*

Vous avez raison, avait-il dit à Louis : ça fait plus sérieux. Maintenant, il faut vous marier. Je serai votre témoin, si vous voulez.

Nicole Haas avait un visage gracieux, mais sévère. Elle était grande, presque de la taille de Bejardy, et Louis fut frappé par ses allures garçonnières, en particulier sa façon de fumer et d'allonger ses jambes, les talons posés sur la table basse.

- Monsieur est servi, dit Brossier, solennel.

- Louis, vous vous asseyez à la droite de Coco... Madame Memling à ma droite...

Pendant le déjeuner, on ne parla pas beaucoup. Nicole Haas, qui présidait la table, paraissait de mauvaise humeur. Bejardy la couvait du regard. Elle était plus jeune que lui. Trente ans, à peine.

- Tu montes à cheval cet après-midi, Coco ? lui demanda Bejardy.

- Non. Il faut que j'aille chez Equistable. J'ai besoin d'une selle.

Elle fit la moue et, d'un geste nonchalant, elle se versa un grand verre d'eau.

- Je crois qu'Equistable est un très bon magasin pour ça, dit Brossier.

Elle haussait les épaules.

- Oui... Moi, d'habitude, j'allais chez Ramaget... Elle semblait agacée par Bejardy et Brossier, mais

considérait d'un oeil curieux ej amical Odile et Louis.

- Vous ne montez pas à cheval ? - Non, dit Odile.

- Pourquoi ne les as-tu jamais invités à Vertbois ? demanda-t-elle à Bejardy.

- Nous les inviterons cet été, Nicole...

Elle se tourna vers Odile et Louis et leur sourit.

- S'il vous emmène à Vertbois, je vous ferai monter à cheval.

- Vertbois est une... propriété familiale, en Sologne..., dit Bejardy. Il faut que vous la connaissiez...

- Vertbois est le berceau des comtes Bejardy, déclara ironiquement Nicole Haas. Noblesse du Second Empire... Roland a rajouté la particule...

Cette fois, Bejardy perdit son calme et le regard craintif dont il enveloppait Nicole Haas se durcit.

- Tu dis des bêtises, Coco... Mon cher Louis, vous avez devant vous un exemple tout à fait caractéristique de snobisme... Nicole est obsédée par la noblesse.

Nicole Haas éclata de rire et alluma une cigarette.

- Idiot, va...

A travers ces mots perçait un affectueux mépris pour Bejardy.

Le plateau du café attendait, posé sur le bureau, de l'autre côté de la pièce. Au passage, Nicole Haas ouvrit une fenêtre et le vent gonfla les rideaux de gaze. Bejardy servit lui-même le café.

Nicole Haas, Odile et Louis étaient assis sur le canapé de velours. Bejardy et Brossier, appuyés au bureau, observaient le silence, craignant peut-être de provoquer d'une parole la mauvaise humeur de Nicole Haas. Mais celle-ci les ignorait.

Elle sortit de son sac un étui à cigarettes de cuir et le tendit à Odile puis à Louis. Elle alluma elle-même leurs cigarettes avec un briquet d'où s'élevait une flamme très haute et que Louis fut surpris de voir entre ses mains : l'un de ces briquets Zippo de l'armée américaine qu'on essayait à tout prix de se procurer du temps où il était au collège.

- Coco, tu veux que je t'accompagne chez Equi-stable ? demanda Bejardy.

Mais elle se tournait vers Louis :

- Vous avez un beau nom, monsieur de Memling.

- Il s'appelle Memling tout court, dit Bejardy. Elle ne l'écoutait pas. Elle fumait en regardant les rideaux de gaze baignés de soleil auxquels le vent imprimait une ondulation, comme le flottement d'une écharpe.

*

Nicole Haas se leva brusquement et vint écraser sa cigarette sur le cendrier du bureau de Bejardy.

- Il faut que je parte...

- Tu as besoin de la voiture ? demanda Bejardy.

- Non.

Elle serra les mains d'Odile et de Louis.

- J'espère vous revoir.

Et, sans prêter la moindre attention à Bejardy, elle se dirigea vers la porte.

- A ce soir, Coco..., dit Bejardy. Et sois bien sage... Elle ne se donna même pas la peine de se retourner

et ferma la porte derrière elle. Brossier eut un petit rire nerveux. Bejardy s'assit sur le canapé, à côté d'Odile et de Louis, en poussant un soupir.

- Ce n'est pas une mauvaise fille, malgré les apparences. Louis... j'ai à vous parler... Allons un instant à côté...

- Dites-moi, madame Memling, vous ne voulez pas faire une partie d'échecs, pendant qu'ils bavardent tous les deux ? proposa Brossier.

- Pourquoi pas ? dit Odile, en suivant des yeux Louis que Bejardy entraînait, une main posée sur son épaule dans un geste qui se voulait d'amicale protection.

*

Ils entrèrent dans la chambre où Odile et Louis avaient passé une nuit. De l'autre côté de la Seine, le bâtiment clair des usines Citroën prenait une allure d'aérodrome.

- Belle vue, hein ? dit Bejardy. Au début, j'avais un garage dans le quartier là-bas... en face... rue Balard... C'était l'époque où j'allais voir courir votre père... Je l'ai vu courir pour la première fois en 1938, au VeP d'Hiv'... j'avais seize ans...

- Vous l'avez connu ? demanda Louis.

- Non... J'ai connu Aerts et Charles Pelissier, mais je fréquentais plutôt des gens d'automobile...

Etait-ce l'allusion à son père et les mots qu'avait employés Bejardy, ce « gens d'automobile », qui sonnait un peu comme « chevalier d'industrie » ou « gentleman rider » ? Mais Louis s'imagina brusquement dans un grand garage frais et désaffecté. Les rayons du soleil tombaient d'une verrière à travers des branches, et cela dessinait des ombres sur le sol, comme des feuilles à la surface d'un étang.

Son enfance.

Bejardy s'était allongé sur le lit et, pour ne pas salir la couverture de satin, laissait pendre ses pieds pardessus le montant capitonné. Louis restait debout, près de la fenêtre.

- Voilà ce dont il s'agit... j'ai besoin que vous me rendiez service... Il faudrait que vous fassiez un saut en Angleterre...

Au salon, Brossier et Odile, assis devant la table basse, étaient absorbés par leur partie d'échecs. Odile prenait goût à ce jeu, sous l'influence de Mary qui leur avait appris, à elle et à Louis, le déplacement des pièces.

Bejardy et Louis suivaient la partie en silence. Au bout d'une dizaine de minutes, Odile dit : « Échec et mat. » Brossier était lui aussi un joueur sans grande pratique.

- Redoutable, cette petite madame Memling, déclara Brossier en souriant.

Dehors, ils marchèrent en direction de la porte d'Auteuil. Les rues étaient désertes. De temps en temps un autobus passait et son ronflement se diluait sous le soleil.

Ils se sentaient légers comme s'ils venaient de remonter à l'air libre après une longue plongée sous-marine. Peut-être, pensa Louis, parce que l'hiver était fini. Il se revoyait au mois de décembre, quittant la caserne avec ses chaussures qui prenaient l'eau. Leur bruit mou et liquide, à chaque pas, lui donnait la sensation de s'engluer irrémédiablement. Maintenant, il aurait volontiers couru pieds nus, sur le trottoir sec.

- A quoi penses-tu ? lui demanda Odile en lui prenant le bras.

- Nous allons faire un voyage en Angleterre... Je t'expliquerai...

- En Angleterre ?

Elle ne s'en étonnait pas. Cet après-midi-là, tout lui semblait possible.

Ils arrivaient enfin à la lisière du bois de Boulogne. Des groupes bruyants se dirigeaient en procession vers l'entrée du champ de courses.

- On devrait prendre une barque, dit Louis.

A mi-chemin des lacs, ils changèrent d'avis. Le vent qui agitait doucement les feuillages en dispersant des cris et des rires d'enfants, le soleil, la perspective de ce voyage en Angleterre, tout cela incitait à la paresse. Ils s'assirent à une table dans le jardin de la ferme d'Auteuil et commandèrent deux laits grenadine.

Ils ne parlaient pas. Odile appuyait sa tête contre l'épaule de Louis et buvait la grenadine à l'aide d'une paille. Là-bas, sur l'allée cavalière, une femme brune qui montait en amazone un cheval gris pommelé passait lentement, et ils crurent reconnaître Nicole Haas.

Juste après les Pâques russes qu'ils fêtèrent avec Mary, Brossier leur fixa rendez-vous au bureau de «Jeunesse-Echanges franco-anglais», en face de l'Opéra-Comique. C'était pour les inscrire sur la liste de ceux qui passeraient leurs vacances à Bourne-mouth, station balnéaire du Hampshire.

Ils furent reçus dans une pièce étroite encombrée de dossiers par un M. « A. Stewart » dont ils avaient lu le nom, à la porte, sur une plaque de cuivre. Un octogénaire aux yeux plissés et à la peau recouverte de taches de son. Tous les papiers étaient prêts. Il suffisait que Louis et Odile indiquassent leurs dates de naissance.

- J'ai précisé que vous étiez étudiants, dit Stewart d'une voix d'insecte. C'est mieux comme ça.

- Vous avez raison, dit Brossier.

- Bien sûr, vous" n'êtes pas obligés de rester jusqu'à la fin du séjour, dit Stewart.

- Je sais, dit Louis.

- Comment va Roland ? dit Stewart.

- Ça va.

II les raccompagnait à la porte.

- J'ai très bien connu le père de Roland de Bejardy, déclara Stewart, brusquement solennel, en se tournant vers Odile et Louis. Je le tutoyais.

*

Brossier avait à faire et demanda à Louis de lui confier la voiture de Bejardy avec laquelle ils s'étaient tous les trois rendus rue Favart, au bureau de « Jeunesse-Echanges ». Odile et Louis marchèrent au hasard et s'assirent à la terrasse d'un café de la rue Réaumur. Sur la table, près de la vitre, traînait le Journal de la cote Desfossés.

Louis, pour se donner une contenance, feuilletait les pages du journal et ses yeux s'attardaient à la rubrique des valeurs « hors cote ». Le moment était venu d'expliquer à Odile la raison de ce voyage en Angleterre, mais il ne savait comment aborder ce sujet délicat.

- Ça t'intéresse ?

Elle lui arracha des mains, en souriant, de la cote Desfossés qu'elle posa à côté d'elle sur la banquette. Louis la considérait, l'oeil vague.

- A quoi tu penses ?

- A rien... A la Bourse... Regarde...

Il la désigna, la Bourse, de l'autre côté de la rue, avec sa colonnade et les escaliers que descendaient des groupes de gens affairés. Il pleuvait. Des clients, de plus en plus nombreux, entraient dans le café et se massaient au zinc. La plupart portaient des serviettes noires. A la table voisine de la leur, un homme, encore assez jeune mais au teint rouge et aux rares cheveux noirs plaqués en arrière, levait de temps en temps la tête du dossier qu'il compulsait et fixait insolemment son regard sur Odile.

- Voilà... ce voyage en Angleterre... C'est pour rendre un service à Bejardy...

Et après avoir pris son souffle, il lui donna des détails d'une voix précipitée, comme s'il craignait qu'elle l'interrompît. Tous les détails. Qu'il était chargé par Bejardy de faire passer en Angleterre une somme de près de cinq cent mille francs en espèces, qu'il toucherait un pourcentage là-dessus et que l'astuce consistait à se mêler à un groupe des « Jeunesse-Échanges franco-anglais » pour franchir la douane sans risque. Stewart, le directeur de « Jeunesse-Échanges », était lui-même dans le coup, paraît-il.

Elle l'écoutait, les yeux grands ouverts. Quand il eut fini, ils restèrent un instant silencieux.

-Je suis sûre qu'ils avaient cette idée en tête depuis le début, dit-elle.

- Oh oui... certainement...

Louis haussa les épaules. On verrait bien ce qui se passerait. Il devina qu'elle pensait la même chose que lui.

- Oh... ce n'est pas grave, tout ça...

Ils vivaient l'un de ces moments où l'on éprouve le besoin de s'agripper à quelque chose de stable et de demander conseil à quelqu'un. Mais il n'y a personne. Sauf ces silhouettes grises avec leurs serviettes noires qui traversent la rue Réaumur sous la pluie, entrent dans le café, consomment au zinc, sortent, et leur mouvement étourdit Odile et Louis. Le sol tangue.

Ils traversaient la salle des Pas-Perdus de la gare Saint-Lazare, et Brossier voulut s'arrêter au petit buffet qui occupait la passerelle, entre la gare et l'hôtel Terminus.

- Non..., dit Louis. Nous serions mieux là-bas... près des quais de départ.

Odile le regarda et sourit.

- Cet endroit nous rappelle de mauvais souvenirs, dit-il.

Ils se dirigèrent alors vers le buffet.du fond et s'assirent à une table. Le rendez-vous avait été fixé à l'entrée du couloir qui menait aux quais de départ des grandes lignes. Un groupe déjeunes gens stationnait à quelques mètres. Louis consulta sa montre : c'était à peu près l'heure convenue.

- Le groupe de « Jeunesse-Échanges », non ? dit Loujs à Brossier.

- Certainement.

Brossier eut un rire étouffé qu'il communiqua à Odile.

- Vous trouvez que c'est drôle, vous ?... demanda Louis.

Mais il finit par rire lui aussi.

- J'espère que vous serez studieux et que vous apprendrez bien l'anglais avec les autres, dit Bros-sier.

Louis avait posé sur une chaise, à côté de lui, un grand sac de toile bleue aux multiples poches qui contenait une partie des liasses de billets de banque, dissimulées dans des chemises et des chandails. Le reste de l'argent était caché au fond de la valise en carton bouilli d'Odile.

- Il faut que vous rejoigniez les autres, maintenant, dit Brossier.

Il aida Louis à attacher sur son dos le sac bleu de campeur ou d'alpiniste. Odile portait sa petite valise de carton bouilli elle-même.

Ils se tenaient en bordure du groupe, avec Brossier.

- Dès votre arrivée, vous nous téléphonez, hein ? dit Brossier.

- Vous croyez vraiment qu'il n'y aura aucun problème ? dit Louis.

- Aucun. Je vous laisse maintenant... On s'embrasse ?

Cette proposition l'étonna de la part de Brossier, qui embrassa Odile à son tour. Puis il s'éloigna. Au seuil des escaliers qui descendaient cour de Rome, il se retourna et agita le bras, avant de disparaître.

- Vous êtes des nôtres ? demanda à Odile un jeune homme aux très grosses lèvres et aux cheveux coupés en brosse.

- Oui.

- Bon... Venez par ici...

Ils serrèrent les mains d'une dizaine de garçons et de filles qui se présentèrent par leurs prénoms. Apparemment, le garçon aux cheveux coupés en brosse était le chef de groupe.

- Tenez, vous allez coller ça sur vos bagages et au revers de vos vestes...

fi montra à Odile et à Louis de petits insignes triangulaires où on lisait : jeunesse-echanges, et les fixa lui-même sur leurs manteaux, le sac bleu et la valise.

- S'ils se décollent, je vous en donnerai d'autres... La plupart de leurs compagnons de voyage se

connaissaient déjà. Ils évoquaient un précédent séjour à Bournemouth et parlaient d'un certain Axter dont Louis avait entendu le nom dans la bouche de Bejar-dy.

- C'est qui, Axter ? demanda Louis à celui qu'il considérait désormais comme le chef de groupe.

- M. Axter est le directeur de l'institution'où nous allons suivre des cours.

- Des cours ?

- Oui. Tous les matins.

- C'est la première fois que vous allez en Angleterre par «Jeunesse-Échanges » ? demanda une brune aux yeux bleus.

- Oui, dit Louis.

- Vous verrez, c'est très bien.

-Je crois qu'il est temps, dit le garçon aux cheveux en brosse et aux grosses lèvres.

Le train du Havre était déjà formé. Le garçon aux cheveux en brosse tendit au contrôleur un billet collectif.

- Vous êtes combien ?

- Douze.

Le contrôleur les compta d'un oeil distrait tandis qu'ils s'avançaient sur le quai.

- Est-ce que je peux acheter des journaux ? demanda Odile.

- Faites vite, dit le garçon aux cheveux en brosse. Si vous trouvez Science et Vie, vous me le prenez...

- Je t'accompagne, dit Louis.

Ils marchaient à pas rapides. Au moment de quitter le quai, ils désignèrent au contrôleur leurs insignes de « Jeunesse-Échanges ».

Au kiosque, Louis acheta Elle, Candide, Match, Paris-Presse et Science et Vie. Odile attendait, assise sur sa valise, et suivait d'un regard distrait les allées et venues des gens, de plus en plus nombreux car l'heure de pointe approchait. Tout à coup son cœur battit très fort et elle suffoqua presque. Elle avait aperçu le gros blond, le policier qui s'était servi d'elle comme appât. Il passa près d'elle, et se dirigea lentement vers l'entrée du buffet.

*

Deux compartiments avaient été réservés pour le groupe « Jeunesse-Échanges ». Odile et Louis étaient assis face à face, du côté du couloir. Elle avait posé sa valise sur le filet à bagages et Louis gardait son sac bleu à portée de la main. Elle pensait au gros blond et se sentait découragée et prise au piège. Cette déposition qu'elle avait signée... Ils la rangeraient dans un dossier. Tant pis. Mais peut-être le gros blond avait-il découvert dans l'appartement de Bellu-ne des traces de sa présence, car elle croyait y avoir laissé un exemplaire du « souple » et quelques photos d'elle dont Bellune avait besoin pour la couverture du disque... Et s'il ne s'était pas occupé de cette histoire ? En tout cas, elle l'avait vu avenue des Ternes, devant l'hôtel Rovaro...

Louis parlait aux autres. Peu à peu, elle les écouta et finit par oublier le gros blond.

A côté d'elle était assise une fille qui lui confia qu'elle avait dix-sept ans. Elle paraissait plus vieille que son âge à cause de son tailleur, de ses lunettes de soleil et de sa voix grave. La brune aux yeux bleus et à la jupe plissée se tenait à la droite de Louis. Une autre fille au visage joufflu. Et un brun qui se croyait beau garçon. Il passait sans cesse une main dans ses cheveux et portait une chevalière.

- Et vous ? demanda le brun à Odile et à Louis. Vous avez l'adresse de vos familles ?

Ils ne comprenaient pas très bien de quoi il s'agissait. Les familles ? Oui, celles chez qui les membres de « Jeunesse-Échanges » habiteraient pendant leur séjour à Bournemouth. Mais Odile et Louis ignoraient l'adresse de leurs familles.

*

Au Havre, ils attendirent d'embarquer à la terrasse d'un café du quai dont le juke-box diffusait des chansons italiennes, et la sonorité de leurs paroles s'engluait dans ce décor de béton et de brumes.

Le bateau était à quai. Le garçon aux cheveux en brosse expliqua à Odile et à Louis qu'il s'appelait le Normania et qu'on mettrait toute la nuit pour arriver à Southampton.

Le bureau de la douane occupait une sorte de petit hangar. Le garçon aux cheveux en brosse avait réuni tous les passeports des membres du groupe. Quand Odile lui confia le sien, elle eut une pensée fugitive pour le gros blond.

L'un des douaniers tamponna les passeports à la file puis les rendit au chef du groupe «Jeunesse-Échanges » qui semblait le connaître.

- Beaucoup de passagers, ce soir ?

- Pas mal, répondit le douanier. Ce sont les vacances de Pâques. Regardez...

Des garçons et des filles, entre quinze et vingt ans, étaient agglutinés les uns aux autres sur le pont du Normania. Certains chantaient en chœur. Quand tous ceux de « Jeunesse-Échanges » furent montés à bord, ils ne pouvaient presque pas avancer à travers cette cohue. Le garçon aux cheveux en brosse agitait une main et de l'autre serrait fermement Louis par le poignet.

- Ne nous perdons pas de vue... Rendez-vous dans

le grand salon. Je vous conseille de garder vos insignes sur vous... Oui... Oui... Surtout gardez-les... Je vous en supplie... Gardez-les...

Il était affolé, le pauvre, à la perspective que le groupe « Jeunesse-Échanges » risquait de se disloquer dans cette foule, et sa voix qui évoquait jusque-là les aboiements d'un chien de berger, avait atteint la limite du sanglot.

*

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque le Normania appareilla. Odile et Louis, accoudés au bastingage, regardaient s'éloigner les lumières du Havre. Louis portait toujours, au dos, le sac bleu, et Odile serrait entre ses jambes la petite valise. Près d'eux, une dizaine déjeunes gens, coiffés chacun d'un large béret de velours noir, chantaient une complainte dans une langue inconnue aux douceurs de brise. Ils répétaient le refrain en chœurs alternés, et Odile et Louis se laissaient bercer par cette langue mélodieuse qu'ils ne comprenaient pas.

Bientôt, il n'y eut plus personne sur le pont. Ils ne sentaient ni l'un ni l'autre l'air glacé. C'était la première fois qu'ils voyageaient en bateau. Ils marchèrent jusqu'à l'avant puis descendirent un escalier. Ils longèrent des coursives où de petits groupes, assis par terre, bavardaient et jouaient aux cartes. Plus loin, on se pressait autour d'un comptoir métallique pour acheter un sandwich ou une boisson chaude. Ils débouchèrent enfin dans ce que le chef de groupe appelait « le salon », mais qui offrait plutôt l'apparence d'un fumoir, avec des fauteuils et des canapés de cuir vissés au sol et, sur les murs lambrissés, des photographies de paysages comme ceux qui ornent les compartiments de chemin de fer. Deux hublots, de chaque côté, et devant l'un d'eux une table de bridge. Dès l'entrée, l'odeur de pipe et de tabac brun prenait à la gorge. Là aussi, les passagers étaient affalés par terre. Certains dormaient même dans des sacs de couchage. Ceux de « Jeunesse-Échanges » se serraient sur un canapé et un fauteuil, et le chef de groupe aux cheveux en brosse fit un signe du bras à Louis et à Odile. Louis portait la valise d'Odile sur son épaule et tous deux se frayèrent un passage parmi les corps étendus et les groupes assis en tailleur. Près de la table de bridge, trois des mystérieux étrangers coiffés de bérets de velours continuaient de chanter à voix sourde.

- Je croyais que vous étiez perdus, dit le chef de groupe. Asseyez-vous là... Pourquoi portez-vous vos bagages ? C'est idiot... vous auriez dû les laisser avec les nôtres...

Louis, en guise de réponse, haussa les épaules. Il s'était assis par terre, le dos appuyé au bras du canapé tandis qu'Odile avait pris place sur celui-ci.

- Nous pouvons nous appeler par nos prénoms, dit le chef de groupe. Moi, c'est Gilbert...

Il présentait la brune aux yeux bleus et à la jupe plissée, le garçon à la chevalière :

- Françoise, Alain... Puis les autres :

- Marie-Jo, Claude, Christian...

Louis et Odile indiquèrent à leur tour leurs prénoms.

- Vous êtes frère et sœur ? demanda Gilbert.

- Non, cousins, dit Louis sans réfléchir.

Le bateau avait commencé à tanguer et ce mouvement prenait de l'ampleur.

- J'espère que vous ne souffrez pas du mal de mer, dit Gilbert. En général, ça ne dure pas longtemps... La traversée est plutôt calme...

il sortait une pipe de sa poche.

- Moi, j'ai un remède radical contre le mal de mer : une pipe... Nous nous entendons bien, Axter et moi... C'est aussi un grand fumeur de pipe...

Odile s'était recroquevillée, elle avait fermé les yeux et posé la joue contre le dos du canapé. Gilbert allumait sa pipe. Avec sa coupe en brosse et ses grosses lèvres, il avait un air de bon élève, et Louis l'imaginait en culotte courte, au premier rang de la classe, levant le doigt à toutes les questions du professeur, et disant :

- M'sieu... M'sieu !

Survie fauteuil, le brun à la chevalière flirtait avec Marie-Jo, celle que l'on aurait cru plus vieille que son âge. Il l'embrassait interminablement. De son bras replié, il pressait la nuque de la fille et Louis le soupçonnait de jeter un ceil furtif sur sa montre-bracelet pour chronométrer le baiser.

- Vous n'en voulez pas une bouffée, mon vieux ? dit Gilbert.

Il lui tendit sa pipe. Louis refusa.

- Votre cousine dort, mon vieux, dit Gilbert en lui désignant Odile.

Le bateau tanguait de plus en plus. La valise d'Odile, au pied du canapé, glissa un peu et Louis la rattrapa. Il avait de nouveau attaché à son dos le sac bleu.

- Ça ne vous gêne pas, ce sac, mon vieux ? dit Gilbert.

- Non, dit Louis, j'ai l'habitude...

Le brun et Marie-Jo s'embrassaient toujours. D'autres flirts s'ébauchaient entre les membres du groupe. La fille aux grosses joues tenait par la main un petit roux dont l'accent était celui des Français d'Algérie. La brune aux yeux bleus et à la jupe plissée paraissait envier Marie-Jo, que le brun serrait contre lui.

- L'embêtant c'est qu'ils n'apprennent pas l'anglais, dit Gilbert. Ils restent toujours entre eux, à flirter... J'en ai parlé à Axter... De véritables cochons... Vous et votre cousine, vous donnez au moins l'exemple... C'est très bien...

L'un des chanteurs mystérieux, près de la table de bridge, souffrait du mal de mer et se préparait à vomir dans son grand béret de velours.

- Nous arriverons à Southampton vers sept heures du matin, dit Gilbert, la pipe entre les dents. Mais ses lèvres étaient si grosses qu'elles semblaient soutenir la pipe à elles seules.

Odile avait ouvert les yeux et regardait Louis, le visage ensommeillé. La lumière faiblit à ce moment-là et vacilla avant de s'éteindre. On entendit des exclamations et quelqu'un qui hurlait avec l'accent du

Midi :

- Et merde à la reine d'Angleterre !

Des rires. Un brouhaha de conversations. Des hoquets : l'un des chanteurs au béret de velours, sans doute, pensa Louis. Plusieurs voix, à l'unisson, criaient :

- La lu-mière ! la lumière !

Quelques-uns allumaient des briquets. Louis se rapprocha d'Odile.

- On va dormir..., lui dit-il à l'oreille.

Il prit la valise d'Odile et tous deux quittèrent le « salon » en essayant d'éviter, tant bien que mal, les corps enchevêtrés. Une vague clarté venait de la coursive.

Ils finirent par trouver le chemin des cabines, et Louis tira de sa poche un billet pour y consulter le numéro de la leur. Deux couchettes. Ils s'y allongèrent. Louis gardait contre lui le sac et la valise et pensait à la tête de leur chef de groupe s'il apprenait qu'Odile et lui disposaient d'une cabine que leur avait réservée Brossier, de Paris. Gilbert aurait été certainement très affecté que ces deux cousins ne dorment pas au salon, avec tous ceux de « Jeunesse-Échanges ».

*

Tout flottait dans une brume blanche. A la descente du Normania ils passèrent la douane anglaise, puis Gilbert les entraîna vers un car, à l'arrêt sur le quai.

Du fond du car, un homme vint à la rencontre de Gilbert.

- Comment allez-vous, monsieur Axter ?

- Très bien, et vous ? Le voyage a été agréable ?

Il parlait français avec une très légère pointe d'accent. Un blond d'une quarantaine d'années aux cheveux frisés qui portait des lunettes à grosse monture d'écaillé, une veste de tweed roux et une pipe.

Les membres du groupe s'étaient assis à l'avant du car, Odile et Louis un peu en retrait. Axter promenait sur eux tous un regard soucieux.

- Dites-moi, Gilbert, vous avez dans le groupe un... Louis Memling ?

- Louis ?... Louis... mais oui... Les cousins... Il désigna Louis et Odile.

Axter leur sourit.

- Michel Axter, dit-il. Enchanté de faire votre connaissance.

On devinait une certaine coquetterie de sa part à franciser son prénom. Il serra la main de Louis et d'Odile et s'assit sur le siège devant eux, en gardant la tête tournée de leur côté.

- Roland de Bejardy m'a téléphoné hier soir pour me prévenir de votre arrivée. C'est un excellent ami à moi, vous savez...

Il bourrait sa pipe, le sourire figé. Gilbert se tenait respectueusement à l'écart, surpris de cette intimité soudaine entre Axter, Louis et Odile. Et peut-être aussi un peu jaloux.

- Je dirai même que nous sommes des amis de jeunesse, Roland et moi...

Cette fois-ci son sourire s'épanouit. Gilbert, de plus en plus surpris, sortit sa pipe d'un geste nerveux, comme s'il voulait que ce geste le rappelât à l'attention d'Axter et établît une connivence entre eux. Il bredouilla même :

- Toujours fidèle à l'Amsterdamer, monsieur ? Mais Axter ne l'entendit pas. Il s'était penché vers

Odile et Louis.

- Je suis ravi de vous accueillir dans notre institution de Bournemouth...

Puis il compta, de loin, en tendant l'index, les membres du groupe.

- Tout le monde est bien là ?

- Tout le monde est là, monsieur Axter, dit Gilbert.

- Alors, prévenez le chauffeur...

Le car s'ébranla et Gilbert revint s'asseoir précipitamment à proximité d'Axter, d'Odile et de Louis. Il craignait sans doute qu'on eût dit du mal de lui, en son absence.

- Ça ne sera pas long... Bournemouth est tout près, déclara Axter.

- Et comment va votre femme ? demanda Gilbert, s'efforçant désespérément d'attirer l'attention d'Axter.

Mais celui-ci avait ouvert un journal qu'il lisait avec beaucoup de recueillement.

Derrière les vitres tout disparaissait dans un brouillard blanc et brillant, et Louis se demandait par quel miracle le chauffeur pouvait se guider.

*

Quelques instants avant qu'on arrivât à Bourne-mouth, le soleil était apparu, ce qui avait fait dire à Axter :

- Vous voyez, le soleil est toujours au rendez-vous à Bournemouth...

Et Gilbert, n'ayant pas renoncé à participer à la conversation, avait ajouté :

- C'est un climat méditerranéen... Il y a beaucoup de pins... et de fleurs... Comme le remarque souvent M. Axter, Bournemouth est le Cannes du Dorset...

Cette flagornerie tomba à plat puisque Axter haussa les épaules.

Il sortit une liste de sa poche et, se tournant vers Odile et Louis :

- Nous allons déposer un par un les jeunes gens dans les familles qui les accueillent... Ça ne durera pas longtemps...

- Nous arrivons à Christchurch, monsieur, dit gravement Gilbert du ton d'un guide de brousse qui indique une piste à son client.

Axter consulta sa liste.

- Nous avons quelqu'un qui descend à Christchurch... Marie-José Quilini chez les Guilford... 23 Meryl Lane... Dites au chauffeur de stopper 23 Meryl Lane...

Gilbert s'exécuta.

Et chaque fois le même cérémonial se déroulait. Le car faisait halte à l'adresse indiquée, un cottage ou un petit pavillon précédé d'un jardin. La famille attendait, la mère et les enfants sur le perron de la maison, le père sur le trottoir, devant la grille ouverte du jardin, tous raidis dans une sorte de garde-à-vous. Axter descendait du car avec le garçon ou la fille du groupe, qu'il présentait au père. Gilbert, lui, suivait, la valise de l'élève à la main. Puis le père, Axter et l'élève de « Jeunesse-Échanges » marchaient jusqu'au perron, où une courte conversation s'engageait avec les membres de la famille, tandis que Gilbert posait la valise. Ensuite, le père raccompagnait Axter et Gilbert jusqu'au car. Le membre de « Jeunesse-Échanges » demeurait sur le perron en compagnie de la mère et des enfants, et, figés, de nouveau, ils regardaient tous partir le car.

Il ne restait plus dans celui-ci qu'Axter, Gilbert, Odile et Louis, Gilbert de plus en plus nerveux :

-Je vous ai mis à Cross Road, dans la même famille que l'année dernière, dit Axter.

- Merci. Comme ça, je serai près de chez vous... Il hésita. D'une voix précipitée, en désignant Odile et Louis :

- Et ces deux-là, dans quelle famille sont-ils ?

- Ils habiteront chez moi, à l'institution. Gilbert écarquilla les yeux.

- Chez vous ?

On aurait cru qu'il venait de recevoir un coup de poing au creux de l'estomac. Son visage était décomposé et ses lèvres encore plus grosses, comme gonflées par un phénomène de pneumatique et prêtes à éclater.

- Pourquoi chez vous ?

- Comme ça... Cela vous étonne ?

Le car s'arrêtait à Cross Road, devant un cottage pimpant dont le jardin était bordé d'une barrière blanche.

- Vous êtes arrivé, Gilbert...

Gilbert ne bougeait pas, cherchant à retarder le moment du départ. Axter prit la valise. Alors Gilbert se leva à regret.

- Ils ont de la chance, eux, d'habiter chez vous, dit-il d'une voix sifflante.

Axter posa la valise à l'entrée du jardin et serra la main de Gilbert, puis il rejoignit Odile et Louis dans le car.

Gilbert demeurait immobile, devant le cottage, sans prêter attention à la valise. Son visage était d'une pâleur inquiétante et il dévorait des yeux Odile et Louis, les lèvres retroussées, jusqu'à l'instant où le car démarra. Louis fut étonné par l'expression de haine et d'envie de ce regard.

- Ce n'est pas un méchant garçon, mais il est un peu collant, dit Axter.

*

Le long d'une pelouse taillée ras et de massifs de rhododendrons, une allée'sablée serpentait jusqu'à la maison, grosse villa de style anglo-normand que dominait un clocheton. Sur la porte d'entrée une plaque de marbre blanc portait cette inscription :

BOSCOMBE COLLEGE.

- Nous sommes arrivés, dit Axter. Je vais vous montrer votre chambre.

Ils traversèrent un corridor. Des portes s'ouvraient sur des salles de classe.

- Les cours ont lieu ici, dit Axter. Chaque matin... Bien sûr, je ne vous oblige pas d'y assister...

Il faisait un clin d'ceil à Odile et à Louis, et cela surprenait chez cet Anglais.

Ils montèrent l'escalier jusqu'au troisième étage. Axter ouvrit une porte. Ils suivirent de nouveau un couloir pour déboucher dans une chambre mansardée aux murs blancs, dépourvue du moindre meuble. On avait disposé à même le sol un matelas qu'enveloppaient des draps rosés et une couverture de laine écossaise.

- Vous avez ici la salle de bains, dit Axter.

Un cagibi à la vitre opaque dotée d'un lavabo et d'une douche.

- Je pense que vous serez bien ici. Je viens d'aménager cet étage de la maison.

Il rit la valise d'Odile et le sac de Louis, ouvrit le placard de la chambre et commença à ranger leurs vêtements sur les étagères. Louis voulut le retenir.

- Non, non... please...

Odile et Louis échangeaient des regards étonnés.

Axter disposait, dans un ordre impeccable, les chemises, les chandails, les robes, les pantalons.

- C'est amusant... Ça me rappelle Trinity Collège... Quand il eut tout rangé, il sortit d'un geste du plus grand naturel les liasses de billets de banque que contenaient le sac et la valise.

Il les glissait au fur et à mesure dans un grand sac de plastique vert qu'il avait extrait de sa poche et déplié comme un mouchoir. Il se tourna vers Odile et Louis :

- Maintenant, nous pouvons téléphoner à Roland de Bejardy pour lui dire que tout s'est bien passé...

Le téléphone était fixé au mur, dans le couloir. Axter parlait en anglais. Il hochait la tête aux instructions que devait lui donner Bejardy.

- Cherrioo, Roland... And give my regards to Nicole...

Puis il passa le combiné à Louis.

- Apprenez bien l'anglais, lui dit Bejardy. Ça peut toujours servir dans la vie...

Le matin, vers neuf heures, ils étaient réveillés par les voix des élèves qui traversaient le jardin. Ces garçons et ces filles étaient plus d'une cinquantaine à fréquenter le Boscombe Collège et, parmi eux, Louis aperçut Gilbert, la pipe et le menton tendus. Il allait de groupe en groupe, vêtu d'un kilt écossais et d'un chandail à col roulé.

Odile et Louis auraient volontiers assisté aux cours mais il fallait se lever tôt, et ceux qui apprenaient l'anglais au Boscombe Collège, bien qu'ils eussent à peu près leur âge, leur semblaient des étrangers. Que leur dire ? Rien. Ils ne partageaient pas les mêmes préoccupations. La cloche sonnait trois coups pour annoncer une pause, et ces jeunes gens s'éparpillaient sur l'herbe des pelouses. Là, des couples s'embrassaient toujours d'une manière appliquée, comme s'ils chronométraient leurs baisers. Adolescence heureuse, propre et sûre d'elle-même. Axter faisait payer très cher les cours du Boscombe et recrutait sa clientèle dans les familles du septième ou du seizième arrondissement, à la rigueur chez de riches Français d'Algérie.

Tous deux restaient au lit et ils entendaient, serrés l'un contre l'autre, la voix grave d'un professeur dictant un texte en anglais. Et, de plus loin, leur parvenait le murmure d'une mystérieuse chorale qui répétait inlassablement la même chanson.

*

Tous ces jours-là, il faisait beau, et Odile et Louis déjeunaient souvent avec Axter dans la salle à manger du Boscombe Collège. Axter préparait lui-même la cuisine, dressait et desservait la table, ravi de se livrer à ces besognes ménagères en l'absence de sa femme qui passait quelques jours à Londres. Le Boscombe était l'ancienne villa de ses parents aujourd'hui décédés et, à sa sortie de Cambridge, il avait transformé cette villa en collège, le seul moyen pour lui de conserver une maison qui lui rappelait tant de souvenirs d'enfance.

Où avait-il connu Bejardy ? Oh, tout à fait par hasard, au cours d'un voyage en France, à l'âge de vingt-cinq ans. Un ami américain lui avait présenté « Roland » qui dirigeait une péniche-restaurant sur la Seine du côté de Neuilly. Oui. C'était très drôle, cette « péniche-restaurant ». Mais Louis notait une certaine gêne chez Axter, chaque fois qu'il était question de Bejardy.

L'après-midi, ils sortaient tous les deux, Odile et lui, et suivaient l'avenue du Boscombe Collège, bordée de villas aux barrières blanches et aux taillis d'un vert sombre, presque noir. De temps en temps, un pin. Ils arrivaient à Fisherman's Walk, un carrefour où se groupaient quelques magasins. Il y avait là un salon de thé, haut de plafond, avec de grandes verrières et des tables minuscules, comme perdues dans une orangerie. Au bout d'une rue en pente, c'était la mer.

Une cabine téléphonique se dressait, rouge et solitaire, au milieu d'un rond-point qui dominait la plage, et à l'intérieur on marchait sur une couche de sable de quelques centimètres, mais le téléphone fonctionnait toujours et les bottins étaient neufs. Un après-midi, Louis téléphona à Brossier en P.C.V. Il devait donner le numéro de la cabine et on le rappellerait au bout d'une demi-heure. Quand la sonnerie retentit dans ce paysage désolé, Louis et Odile sursautèrent. Une voix de femme : Jacqueline Boivin, la fiancée de Brossier.

- Je vous passe Jean-Claude...

Louis demanda à Brossier jusqu'à quelle date ils pouvaient prolonger leur séjour à Bournemouth. Jusqu'à la semaine prochaine, dit Brossier. Lui aussi s'apprêtait à prendre des vacances avec Jacqueline. Où ? Eh bien, à la Cité universitaire, dans le quartier Deutsch de la Meurthe qui valait bien toutes les stations balnéaires et thermales d'Europe.

*

Des dunes au flanc desquelles poussaient des plaques d'herbe. Et au sommet de ces dunes, quelquefois, un banc. Sur l'un d'eux, ils déposèrent leurs vêtements et enfilèrent les peignoirs rayés que leur avait prêtés Axter. Ils coururent jusqu'à la mer. L'eau était glacée mais ils avaient gagné leur pari, Axter les ayant mis au défi de se baigner à Bournemouth au mois d'avril.

Ils remontèrent par la route jusqu'à Fisherman's Walk, leurs deux peignoirs roulés dans un sac de plage. Le vent soufflait assez fort. Ils entrèrent dans le salonjde thé aux dimensions d'orangerie pour y boire un grog.

Et s'ils restaient là quelques mois ? Axter leur trouverait un petit hôtel ou peut-être continuerait-il de leur accorder l'hospitalité. Ils avaient oublié Paris. Et "s étaient contents d'entendre aux tables voisines une langue étrangère qu'ils finiraient par connaître et parler entre eux, avec l'impression de commencer une nouvelle vie.

*

Ils avaient rencontré, au bout du chemin des dunes de Boscombe, un homme vêtu d'un imperméable bleu marine et coiffé d'une casquette à carreaux. L'homme leur avait adressé la parole mais ils ne comprenaient pas très bien ce qu'il disait. Il leur demanda s'ils étaient des « étudiants français ». Sur leur réponse affirmative, il brandit une carte d'identité barrée de violet et prononça à plusieurs reprises les mots détective cinéma, voulant sans doute leur indiquer sa profession. Puis il leur offrit une dizaine de billets. Des places gratuites, pour plusieurs films. Ils n'eurent pas le temps de le remercier. Il s'éloignait déjà, son imperméable trop grand pour lui secoué par le vent comme une oriflamme.

La salle de cinéma se trouvait à Christchurch, un faubourg de Bournemouth assez proche du Boscombe Collège, et la séance commençait à neuf heures et demie du soir. Ils traversaient le pont sur la Stour, une rivière bordée de prairies dont les herbes, au crépuscule, prenaient une teinte bleue. Au bord de l'eau, à la sortie du pont, s'étendait un jardin avec un kiosque à musique, des baraques où l'on pouvait tirer à la carabine et jouer aux machines à sous, et de petites buvettes devant les pontons, auxquels étaient amarrées des barques qu'on louait pendant la journée.

Plus tard, dans le souvenir de Louis, ce parc d'attraction, la rivière, le bruit des machines à sous furent associés à l'odeur de lavande d'Odile, qui avait découvert une bouteille de ce parfum au fond du placard de leur chambre du Boscombe Collège. Un haut-parleur diffusait des chansons et des musiques. Devant les baraques, se pressaient des groupes aux vestes de cuir noir, ceux qu'on appelait les « Teddy Boys ». Et l'on entendait leurs disputes et leurs rires avant même de traverser le pont.

Seule à une table de la buvette principale, dans la demi-pénombre, était assise une fille qui portait elle aussi un blouson de cuir noir. Une rousse au nez irlandais, retroussé du bout. Son cou s'ornait d'une grande chaîne où étaient enfilées une vingtaine de gourmettes. Un soir, elle montra à Odile et à Louis ces reliques. Elles portaient des prénoms gravés : Jean-Pierre, Christian, Claude, Bernard, Michel... Les gourmettes avaient appartenu à des Français qu'elle avait aimés à Bournemouth, la nuit, sous la jetée. Les autres, les Teddy Boys, ne lui adressaient pas la parole et la traitaient comme une pestiférée. Mais était-ce sa %ute si elle aimait les Français ?

Quand ils entraient dans le cinéma, l'homme à l'imperméable bleu se tenait, très raide, près de la caisse. Il les guidait lui-même, une lampe électrique à la main, jusqu'à leurs places. Il n'y avait jamais beaucoup de spectateurs sur les sièges de bois brun foncé de la salle.

Pendant la projection du film, l'homme faisait les cent pas le long de la travée du milieu, toujours coiffé de sa casquette. Il s'asseyait de temps en temps, mais chaque fois à une place différente et regardait autour de lui. A la fin du film, il se postait de nouveau devant la caisse et dévisageait les spectateurs un par un, saluant d'un geste de la tête Odile et Louis. Ils auraient dû le questionner à ce moment-là au sujet de son travail de détective cinéma mais l'air grave et soucieux de cet homme les intimidait. Louis voulait même lui offrir un cadeau pour le remercier de ses billets de faveur.

Ils ont demandé à Axter ce que pouvait bien signifier détective cinéma. Axter l'ignorait totalement et c'était la première fois qu'il entendait parler de ce corps de métier.

*

A leur retour au Boscombe Collège, la grande fenêtre du rez-de-chaussée était souvent allumée. Un soir, Axter, qui les avait vus traverser le jardin, leur fit un signe au moment où ils montaient l'escalier et les invita à prendre un verre.

Ils pénétrèrent dans un salon très vaste meublé de fauteuils et de canapés en cuir. Leurs pas s'enfonçaient dans un tapis en laine. Aux murs, des tableaux représentaient des scènes de chasse et une gravure attira l'attention de Louis : les membres d'une famille groupés autour d'une diligence, et à l'intérieur de celle-ci un jeune garçon mélancolique. Cette scène s'appelait : Le Départ pour le collège.

- Ma femme, dit Axter.

Elle était assise en compagnie d'une autre femme, sur l'un des canapés. Une blonde massive au visage sévère et aux yeux bleus, qui paraissait beaucoup plus âgée qu'Axter.

- Louis et Odile Memling.

Axter avait toujours feint de croire qu'ils étaient frère et sœur.

- Enchantée..., dit-elle en français. Elle leur souriait distraitement.

-Je vous présente aussi la femme de mon ami Harold Howard.

Celle-ci leur jeta à peine un regard. Elle était aussi grande que Mme Axter, avec des cheveux bruns très courts, un visage carré et viril. Elle plantait, par saccades un fume-cigarette entre ses dents. Les deux femmes poursuivirent leur conversation sans plus prêter attention à Odile et à Louis. Axter, gêné de leur froideur, toussota. Louis, pour garder une contenance, admirait la gravure.

- C'est beau...

- Mais c'est triste aussi, ce départ pour le collège, vous ne trouvez pas ? dit Axter. Moi, figurez-vous, il m'arrive encore de rêver que je dois partir pour le collège... A mon âge, vous vous rendez compte...

- Michel est un sacré sentimental, dit une voix derrière eux dans un français presque parfait.

Ils ne l'avaient pas entendu venir et se retournèrent tous les trois.

-Je vous présente mon ami Harold Howard.

Un colosse roux au visage taché de son, vêtu d'un chandail grenat à col roulé, d'une veste de gros tweed et d'un pantalon de velours vert très ample.

- Howard est un vieux camarade de Trinity Collège...

Axter les entraîna vers la partie du salon la plus éloignée de celle où bavardaient les deux femmes. Howard prit place dans un fauteuil et appuya ses longues jambes au rebord de la fenêtre.

Axter se pencha vers lui.

- J'ai reçu une carte postale de Guy Burgess, lui dit-il à voix basse, en français.

- Guy ? Non... Ce n'est pas possible !... dit Howard stupéfait.

Axter jeta un regard furtif en direction des deux femmes comme s'il devait leur cacher cet événement important. Puis, sortant de la poche intérieure de sa veste la carte postale, il la tendit à Howard. Celui-ci la contempla longtemps l'air bouleversé.

- Wonderful old boy ! Il doit être malheureux là-bas...

- Tu sais bien que Guy a toujours voulu être malheureux, dit Axter.

Sous le coup de l'émotion, Howard passait machinalement la carte postale à Louis. Une vue d'un jardin public, à Moscou. Au dos de la carte, ces simples mots :

With kind regards from GUY

II remit la carte à Axter qui l'enfouit dans sa poche. Bien des années plus tard, au Sunny Home, Louis lisait les aventures de Burgess et de ses amis, et ce nom, Guy Burgess, suffisait pour lui faire retrouver toute l'atmosphère de Bournemouth, les rhododendrons, la plage de Boscombe, la fraîcheur du lierre, le détective cinéma, le parfum de lavande d'Odile.

- Nous allons boire à la santé de Guy, déclara Axter. What is your poison ?

- Cela veut dire : qu'est-ce que vous buvez ? dit Howard.

Mais Axter leur servait d'office, dans des verres minuscules, une liqueur aux reflets grenat, en harmonie avec le chandail d'Harold Howard.

- A la santé de Guy ! dit gravement Axter.

- A la santé de Guy ! répéta Odile en riant.

- Au vieux Guy ! dit Harold. Ils trinquèrent.

- Guy était notre grand aîné de Dartmouth et de Cambridge, dit Axter.

Harold considérait Odile et Louis avec un sourire engageant.

- Et qu'est-ce que vous faites dans la vie ?

- Pas grand-chose, dit Louis.

- Ils sont encore trop jeunes pour faire quelque chose de mal dans la vie, dit Axter.

Odile éclata de rire.

- Ou de bien, dit-elle.

Axter et Howard avaient sorti, d'un geste presque synchronisé, leurs pipes de leurs poches. Axter bourrait la sienne tandis qu'Harold ne cessait de dévisager Odile et Louis.

- Oui... c'est vrai..., dit Axter, songeur. Vous êtes encore des enfants...

La lumière de la lampe éclairait violemment Odile et Louis, et, sur le canapé, ils étaient très rapprochés l'un de l'autre. Axter et Harold les observaient. Deux papillons immobiles, cloués sur un tissu et contemplés par des amateurs.

Harold et Axter avaient maintenant chacun leur pipe à la bouche. On entendait à peine le chuchotement des femmes qui bavardaient à l'autre extrémité du salon. Peut-être profitaient-ils de l'éloignement de leurs épouses pour se détendre et se mettre à l'aise, comme ils en avaient jadis l'habitude dans leur chambre de Trinity Collège. Axter avait ouvert le col de sa chemise et laissait pendre son mollet pardessus l'un des accoudoirs du fauteuil. Harold Howard appuyait toujours ses jambes contre le rebord de la fenêtre, et ses chaussettes de laine beige trop larges glissaient lentement sur ses chevilles.

- Vous devriez un peu visiter l'Angleterre... Si vous voulez, Michael et moi, nous pourrions vous emmener faire une balade, dit Harold. N'est-ce pas, Michael ? Par exemple, nous pourrions leur faire visiter Cambridge...

- Avec plaisir. Mais je crois qu'ils doivent retourner en France...

Oui, ils devaient partir le surlendemain. Un désarroi envahissait Louis. Oju'allaient-ils faire à Paris ? Il éprouva le besoin de se confier à ces deux Anglais et même de leur demander conseil. Jamais personne ne leur avait donné des conseils, à Odile et à lui. Ils étaient seuls au monde.

- Vraiment ? Vous devez partir ? demanda Harold.

Et il vida sa pipe d'un coup nerveux contre le talon de sa chaussure.

- Pourquoi devez-vous partir ?

Louis fut frappé par la déception enfantine mais aussi par l'inquiétude et la tendresse qui passèrent dans le regard de Harold Howard. Elles contrastaient étrangement avec sa carrure de colosse, le tweed rêche, le velours côtelé, l'acre odeur de pipe dont il était enveloppé.

*

Axter les accompagna à Southampton dans le car avec lequel il était venu les chercher. Assis tous les trois au fond de ce car vide, ils ne parlaient pas. Axter fumait pensivement une pipe. Le temps était maussade.

Le car vint se ranger sur le quai d'embarquement, devant le hangar de la douane. Axter portait leurs bagages, qu'il présenta lui-même aux douaniers. Au moment où ils allaient embarquer sur le Normania, il retint Louis par l'épaule :

- Vous devriez quand même être prudent avec Roland... Ne pas vous laisser entraîner... C'est un garçon charmant, mais aussi un... un...

Il cherchait le mot.

- Une espèce d'aventurier...

Ils s'accoudèrent au bastingage en attendant le départ. Axter, debout sur le marchepied du car, la pipe à la bouche, leur faisait de grands gestes d'adieu, des deux bras.

*

Bejardy et Nicole Haas les attendaient au Havre, à la sortie de la douane. Il était près de huit heures du soir et la nuit tombait.

- Vous avez fait bon voyage ? demanda Bejardy d'une voix molle.

Nicole Haas leur souriait sans rien dire. Ils prirent place tous deux sur la banquette arrière de la voiture de Bejardy. Celui-ci se mit au volant et Nicole Haas s'assit à côté de lui.

Il conduisait rapidement et paraissait nerveux.

Nicole Haas et lui n'échangeaient aucune parole, comme s'ils venaient de se fâcher. Bejardy avait tourné le bouton de la radio dont il augmentait de temps en temps le volume.

- Alors, Roland, vous avez pris une décision ? demanda Nicole Haas.

- Je ne sais pas, Coco... Peut-être l'auberge de Verneuil, non ? Qu'en penses-tu ?

Elle ne répondit pas. Bejardy se tourna vers Odile et Louis.

- Vous êtes certainement fatigués par le voyage... C'est idiot que vous fassiez encore trois heures de route... Nous pourrions nous arrêter dans une auberge... A moins que vous ne préfériez rentrer directement à Paris...

Sans répondre, Louis prit la main d'Odile qu'il serra. Ils sentaient bien qu'ils n'avaient pas leur mot à dire. Et de toute façon, Bejardy augmenta encore le volume de la radio.

*

Ils dînaient. Nicole Haas n'avait pas voulu entrer dans la grande salle à manger déserte de l'auberge, et Bejardy avait choisi une table près du bar.

Visiblement, elle boudait Bejardy, mais se montrait très aimable avec Odile et Louis.

- Et Axter ? Il va bien ? demanda Bejardy.

- Que pensez-vous d'Axter ? demanda aussitôt Nicole Haas, comme si elle voulait qu'on répondît à sa question et non pas à celle de Bejardy.

- Très sympathique, dit Louis. Quand vous l'avez connu, il paraît que vous dirigiez un restaurant sur une péniche, à Neuilly ?...

- Ah... Il vous a raconté ça ? dit Bejardy, l'air gêné.

- Tu avais une péniche, Roland ? demanda Nicole Haas, ironique. Toi ? Une péniche ?

- Non... Nous avions monté un restaurant sur une péniche avec Brossier, dit Bejardy. Du côté du Bois de Boulogne...

- Et la péniche ? qu'est-ce que tu en as fait ?

- Elle appartenait au Touring Club de France, dit Bejardy, exaspéré.

-J'aurais bien voulu te voir sur cette péniche... Tu portais une casquette d'amiral ?

Et Nicole, du même geste nonchalant que la première fois, à Paris, allumait une cigarette avec ce briquet Zippo qui avait tant surpris Louis.

- Axter est un vrai Anglais, dit-elle. Vous avez vu sa femme aussi ?

- Oui.

- On dirait que c'est sa mère, vous ne trouvez pas ?

- Pourtant ils ont le même âge, dit sèchement Bejardy.

- Oh, non... Il doit y avoir autant de différence d'âge entre Axter et sa femme qu'entre toi et moi...

Bejardy haussa les épaules. Il avait du mal à garder son calme. Odile considérait tour à tour Bejardy et Nicole, d'un air intéressé.

- Vous ne trouvez pas qu'il fait plus vieux que moi ? demanda Nicole à Odile, en désignant Bejardy.

Odile ne savait quoi répondre. Louis baissait la tête.

- Non, je ne trouve pas, dit Odile timidement.

- Elle est gentille, au moins..., dit Nicole. Et bien élevée.

- Beaucoup mieux élevée que toi, Coco..., dit Bejardy.

Son visage était redevenu lisse et il avait pris Nicole par la main. Louis pensa que cela l'amusait, au fond, que Nicole le maltraitât devant les autres. Un jeu entre eux ?

- Je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui ait un aussi mauvais caractère que Coco, dit Bejardy en lui caressant la main.

Louis regardait le briquet Zippo que Nicole avait posé sur la table. Il le saisit, l'alluma, et contempla la fumée noire que dégageait la flamme.

- Quand j'étais au collège, je rêvais d'avoir un briquet comme ça...

- Vraiment ? demanda Nicole. Alors je vous le donne...

Elle lui souriait et ce sourire était si doux, si compréhensif que Louis eut l'impression que leurs visages auraient pu se rapprocher à ce moment-là, et leurs lèvres se joindre.

- Si, si... Je vous le donne, ce briquet...

Deux chambres avaient été réservées pour la nuit dans une annexe de l'auberge, de l'autre côté du jardin. Au moment où ils quittaient le bar, Bejardy prit le bras de Louis et l'attira en arrière.

- Je vous remercie pour le service que vous m'avez rendu. Nous en reparlerons à Paris. Vous savez, Louis, votre commission vous attend...

- Oh... ce n'est pas la peine... vraiment...

Il aurait même été soulagé que Bejardy oubliât de lui verser cette commission.

- Si... Si... Vous avez besoin d'argent de poche... A votre âge...

Ils rejoignirent Odile et Nicole Haas qui avaient traversé le jardin. Une lanterne accrochée à la façade de l'annexe guidait leurs pas.

On accédait à l'étage par un escalier extérieur et les chambres s'ouvraient sur une galerie bordée d'une balustrade de bois vert.

- Bonne nuit.

- Bonne nuit.

Ils occupaient des chambres voisines.

*

Vers deux heures du matin, Louis et Odile furent réveillés par des voix qui étaient celles de Bejardy et de Nicole Haas. D'abord, ils ne comprirent pas ce qu'ils disaient. Bejardy parlait sans être interrompu et Louis pensa qu'il lisait quelque chose ou s'entretenait avec quelqu'un au téléphone.

- Salaud ! criait Nicole Haas.

- Tais-toi !

Un objet se brisait par terre.

- Tu es folle ! Tu vas réveiller tout le monde !

- Je m'en fous !

- Tu crois qu'ils vont se battre ? dit Odile.

Elle appuyait sa tête au creux de l'épaule de Louis. Ils ne bougeaient pas.

- Tu peux garder ton fric ! hurla Nicole Haas. Je prends la voiture et je rentre à Paris !

- Ça suffit maintenant !

L'un des deux giflait l'autre. Le bruit d'une bousculade.

- Escroc ! Escroc ! Tu n'es qu'un escroc minable !

- Tais-toi !

- Assassin !

- Coco...

Il devait la bâillonner de la main, puisqu'on entendait sa voix, étouffée, comme une plainte.

- Salaud ! Salaud !

- Allez, sois gentille... sois gentille, Coco... Ils^parlaient plus bas. Ils riaient brusquement. Le silence. De temps en temps, elle poussait un gémissement, de plus en plus saccadé.

Odile et Louis restaient immobiles, les yeux grands ouverts. Au plafond, jouaient des reflets en forme de treillage.

-Je me demande ce qu'on fait là, dit Louis.

Depuis quelques instants, dans cette chambre, il éprouvait ce même sentiment de dépendance et d'étouffement qui avait été le sien au collège et à l'armée. Les jours se succèdent et on se demande ce que l'on fait là, et l'on a peine à croire que l'on ne restera pas toujours prisonnier.

- On devrait partir, dit Odile.

Partir. Mais oui. Bejardy n'avait aucune prise sur lui. Aucune. Il n'avait pas de comptes à lui rendre. Rien ni personne n'avait eu de prise sur lui. Même la cour du collège et celle de la caserne lui semblaient maintenant irréelles et inoffensives comme le souvenir d'un square.

Place Jussieu, comme le soir était tiède, Brossier les attendait à l'une des tables de la terrasse. A l'arrivée d'Odile et de Louis, il se leva et leur donna l'accolade. Ce geste était empreint d'une tendresse inhabituelle de sa part.

Il avait bien changé depuis leur départ en Angleterre... Il portait un vieux survêtement de sport bleu ciel, des chaussures de basket-bail et sur son visage amaigri, commençait à pousser une barbe qu'il palpait de temps en temps.

- Louis... J'ai une grande nouvelle à vous annoncer... Je ne travaille plus avec Bejardy... Fini...

Il guettait les réactions de Louis et d'Odile, l'air triomphant.

- Et qu'est-ce que vous allez faire ? demanda Odile.

- Ecoutez... je n'ai jamais été aussi heureux... Il avait gonflé la poitrine.

- Voilà... Je me suis inscrit à la faculté des sciences en qualité d'auditeur libre... Ce qui me permet de me sentir encore plus près de Jacqueline... Nos cours sont dans le même bâtiment, quai Saint-Bernard...

- Mais vous avez complètement rompu avec Bejar-dy ? demanda Louis.

- Complètement. Je ne veux plus le voir. J'ai fait table rase de toute une période de ma vie. Je suis un tout autre homme, maintenant, Louis...

Entre le voyageur de commerce au visage bouffi que Louis avait connu à Saint-Lô et cet homme, dans son survêtement, les yeux brillants et les joues hâves, il ne subsistait plus le moindre air de famille. Avait-il conservé ses chapeaux tyroliens ?

- Excusez-moi, dit Brossier. Je suis dans une drôle de tenue... Je sors d'une salle de gymnastique où je vais une fois par semaine...

- Et moi ? dit brusquement Louis. Je vais rester seul avec Bejardy ? Vous me laissez tomber ?

- Mais non... mais non... J'espère bien que vous suivrez mon exemple... Jacqueline ne va pas tarder... Elle avait un cours un peu plus long, ce soir...

Il eut un geste large qui balayait la place, devant lui.

- J'adore ce quartier de Jûssieu... Nous ne le quittons jamais, Jacqueline et moi, en dehors de la Cité universitaire...

La place, avec ses arbres, était celle d'une ville de province. Quelques personnes au bord du trottoir jouaient aux boules. Dans le café-tabac voisin, éclata une musique de juke-box.

- Il faudrait que je vous fasse visiter le quartier... Vous avez le jardin des Plantes, tout près... Et les arènes de Lutèce où Jacqueline m'emmène de temps en temps... Quand nous n'allons pas au Restau U ou au réfectoire de la Cité, nous dînons dans un petit restaurant mexicain à côté des arènes de Lutèce... Un soir, nous irons ensemble, si vous voulez...

Sa voix ne grasseyait plus, elle était animée d'une ferveur qui la rendait claire et mélodieuse. Il avait renoncé à son vocabulaire habituel, et des mots d'argot, comme « merlan, fifrelins, jonc, peau de balle », qui émaillaient jadis sa conversation, auraient sonné faux maintenant dans sa bouche.

Jacqueline Boivin s'était assise à leur table, un cartable d'écolier sur ses genoux, et sa grâce d'Éthiopienne émerveillait Louis.

- Ça s'est bien passé, ton cours ? demanda Brossier en l'embrassant sur le front.

- Très bien.

Elle se tourna vers Odile et Louis. -Je suis contente de vous revoir. Jean-Claude vous a expliqué ? Son regard quêtait une approbation.

- Je trouve qu'il a eu raison, dit Louis.

- Vous nous accompagnez à la Cité universitaire ? proposa Brossier. Nous pourrons manger un morceau là-bas. Jacqueline, je te porte ton cartable...

Ils passaient devant le lycée Henri-IV, puis l'église Sainte-Geneviève et débouchaient sur la place du Panthéon, Jacqueline Boivin au bras de Brossier et celui-ci le cartable à la main.

- Vous connaissez ce quartier ? demanda Brossier.

- Non, dit Odile. Je n'ai pas été étudiante.

- Il n'est jamais trop tard pour le devenir... La preuve...

Il se désignait lui-même du doigt et embrassait Jacqueline Boivin dans le cou.

- Il ne reste plus qu'à remplir les formulaires d'inscription, dit Louis.

Rue Soufïlot, plusieurs groupes, devant les terrasses du Mahieu, poursuivaient des conversations animées en dérivant de gauche à droite. Brossier, immobile, serrait Jacqueline Boivin contre lui. A côté d'eux, Odile et Louis se laissaient bousculer par ces grappes humaines et entraîner dans leur flot. Heureusement, Brossier les retint d'une main ferme.

- A droite, boulevard Saint-Michel, dit-il, de la voix sentencieuse d'un guide, vous avez Capoulade... Ensuite, la librairie Picart où nous allons souvent avec Jacqueline... Et Chanteclair, le marchand de disques... Plus bas, Gibert, où je vends quelquefois de vieux bouquins pour avoir un peu d'argent de poche... Et le Café de Cluny... Au premier étage du Café de Cluny, il y a des joueurs de billard...

Sa voix s'essoufflait comme s'il était pris d'une panique soudaine à l'idée que le temps manquait pour leur faire découvrir les charmes multiples du quartier. Et qu'une vie n'y suffirait pas.

Gare du Luxembourg, ils attendaient, assis sur les bancs, l'arrivée du train de la ligne de Sceaux.

- Vous devriez suivre mon exemple, Louis, et rompre définitivement avec Roland...

- Vous avez certainement de l'influence sur lui, Odile... Il ne faut plus qu'il travaille avec Bejardy...

Dans le train qui les emmenait vers la Cité universitaire, Brossier pressait tendrement Jacqueline Boivin contre son épaule.

- Je vais vous parler franchement, Louis... Roland est un homme aux abois... Quittez le navire avant qu'il ne coule...

- Vous le connaissez depuis longtemps ? demanda Louis.

Il sentait que les questions auxquelles Brossier donnait des réponses floues jusqu'à présent, il pouvait les lui poser de nouveau et que Brossier lui fournirait tous les éclaircissements et les détails les plus précis, maintenant qu'entre lui et Bejardy, c'était fini.

-J'ai connu Roland juste après la guerre... Cela va* faire presque vingt ans...

- Il paraît qu'à une époque vous avez monté un restaurant sur une péniche ? dit Louis.

- Ah oui... La Goélette de Longchamp... Qui vous a parlé de ça ? Une véritable catastrophe... Roland avait voulu que les serveurs soient en costumes de gardians.

II embrassait Jacqueline. Un baiser mutin sur la joue.

- Ça ne t'ennuie pas, chérie, ces histoires d'anciens combattants ?

Jacqueline haussa gentiment les épaules et jeta à Odile un regard complice. On était arrivé à la station Denfert-Rochereau.

- J'ai connu Roland quand j'avais dix-huit ans... Il était mon aîné de cinq ans...

Il se pencha vers Louis.

- Le drame de Roland pourrait tenir en une seule phrase : «Je veux, mais je ne peux pas... » Excusez-moi, mais je vais être très grossier : Roland a toujours pété plus haut que son cul...

Ça, c'était le Brossier de Saint-Lô.

Ils descendirent à la station Cité universitaire. Devant eux, un jeune garçon poussait du pied un ballon de football. Brossier lui fit une feinte et réussit à dribbler jusqu'à l'escalier sans que le jeune garçon puisse récupérer son ballon. Il était ravi de cet exploit.

- On mange un morceau chez le Turc ? dit Brossier. C'est un peu plus bas...

Ils suivaient le boulevard Jourdan vers le stade Charléty. Des néons bleus et rosés éclairaient une sorte de comptoir vitré au milieu du trottoir, sous les arbres. Quelques tables, autour.

- Quatre club-sandwiches et quatre grandes blondes à la pression, commanda Brossier au patron.

Le vent leur apportait les odeurs du parc Montsou-ris, et, comme la nuit était claire, ils apercevaient au bout de la grande pelouse le palais du bey de Tunis. En face d'eux, de l'autre côté du boulevard désert, le pavillon de Grande-Bretagne dont Brossier avait dit qu'il aimait le hall lambrissé. A la station, un peu plus haut, partait de temps en temps un autobus vide.

- Qu'est-ce que vous allez faire tous les deux pour les vacances ? demanda Brossier.

Lui et Jacqueline avaient décidé de rester les mois de juillet et d'août à Paris. Le matin, ils prendraient des bains de soleil sur la pelouse de la Cité universitaire. Et l'après-midi, ils joueraient les touristes. Ils iraient visiter les Invalides, le Louvre, la tour Eiffel, la Sainte-Chapelle. Le soir, ils dîneraient sur le bateau-mouche. Peut-être s'aventureraient-ils jusqu'à Versailles en se glissant dans un car de « visites organisées » et assisteraient-ils à un « son et lumière » au bord du bassin de Neptune ?

- Ça m'amuse beaucoup de faire tout ça pour les vacances, dit Jacqueline. Vous devriez venir avec nous...

- Le principal, dit Brossier, c'est que nous choisissions des visites organisées... Nous serons pris complètement en main... avec des guid.es... Vous comprenez, Louis... Des guides...

Il insistait là-dessus. Oui, depuis quelque temps, il éprouvait un besoin vital d'« organisation » et de « guides ».

Mais Louis voulait à tout prix savoir comment Brossier avait connu Bejardy.

- Reprenons depuis le début, dit Brossier. J'ai donc connu Roland juste après la guerre dans une pension de famille de Neuilly qui s'appelait Les Marronniers... Il habitait là avec sa mère et sa fiancée de l'époque... une Anglaise...

Et lui, Jean-Claude Brossier, gros jeune homme de dix-neuf ans, il débarquait de Normandie et s'était inscrit à l'école Boulle. Mais il avait vite oublié l'école Boulle pour se laisser vivre à leur rythme à eux. On faisait des balades en voiture, quelquefois jusqu'à Deauville, on allait aux courses et le soir on jouait au bridge avec Mme de Bejardy dans le petit salon des Marronniers. Roland avait gagné la Médaille militaire en Allemagne et se lançait dans les affaires. Et Hélène, la fiancée de Roland... Elle était si paresseuse, Hélène... Un jour qu'ils avaient ramené à la pension un paquet de café, chose rare en cette période de restrictions, Hélène avait poussé un soupir à la perspective qu'elle devrait moudre ce café.

Jacqueline Boivin mordait sagement dans son sandwich. Odile avait une cigarette aux lèvres, que Louis allumait avec le briquet Zippo. Et Brossier ? Il semblait triste, tout à coup, d'évoquer ces souvenirs lointains. Les traits de son visage se tirèrent et Louis regretta de lui avoir posé des questions.

- Oui, j'étais venu de Normandie pour faire l'école Boulle...

Il était de plus en plus pâle, comme s'il se rendait compte que le cartable qu'il tenait sur ses genoux, son survêtement de sport et sa qualité d'étudiant, Jacqueline Boivin elle-même avec sa jupe grise plissée et son twin-set beige, ne suffisaient plus à le protéger contre le temps qui passe et l'indifférence du monde.

*

De nouveau, Louis montait la garde dans le garage de la rue Delaizement, le matin et l'après-midi. Ou bien il déposait des plis à Paris et en banlieue, comme il le faisait avant le départ pour l'Angleterre.

Il avait refusé sa commission, en dépit de l'insistance de Bejardy et, quand celui-ci lui expliqua d'une voix faussement détachée que des déménageurs viendraient prendre les meubles et les dossiers du garage, Louis sentit souffler un vent de déroute. Mais il n'osa poser aucune question.

-Je liquide le garage, lui dit Bejardy.

Il était déjà vide. Les voitures américaines avaient disparu... Et les Mercedes aussi. Seule demeurait une vieille Simca grise aux pneus crevés, tout au fond, mais elle n'avait jamais bougé de place.

Un après-midi, il aida Bejardy à transporter des dossiers près de cette Simca, là où s'élevait, contre le mur, une cheminée de brique. Bejardy y disposa quelques bûches. Il ouvrait les dossiers un par un, jetait les feuillets au fur et à mesure dans les flammes et remuait les cendres à l'aide d'une longue tige de fer.

- Le feu purifie tout,f dit-il pensivement.

- Alors, Brossier né travaille plus avec vous ? demanda Louis.

- Comment le savez-vous ? -Je l'ai rencontré l'autre jour.

Bejardy consultait un dossier, assis sur le marchepied de la vieille Simca. Il leva la tête.

- Je crois qu'il est amoureux. Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?...

- Il m'a expliqué qu'il vous connaissait depuis longtemps...

- Oui, nous sommes des amis... presque d'enfance..., dit Bejardy d'un ton évasif.

- Il paraît que vous vous êtes connus juste après la guerre, dans une pension de famille de Neuilly ?

Une inquiétude passa dans le regard de Bejardy.

- Et qu'est-ce qu'il vous a dit d'autre ?

- Rien. Que vous habitiez là, avec votre mère.

- Ah... il vous a parlé de maman ? L'ébauche d'un sourire. Puis son visage se rembrunit.

- Vous savez, j'ai toujours traîné Brossier derrière moi... toute ma vie... Ça arrive souvent, ces choses-là...

Il se leva et alla jeter plusieurs feuillets dans la cheminée.

- Il m'a déclaré que, maintenant, il voulait essayer de faire sa vie à lui, mon cher Louis...

Il eut un bref éclat de rire qui ressemblait à une toux.

- Seulement, il est trop vieux... Je suis sûr qu'un jour ou l'autre, il viendra me retrouver... La queue basse... Mais moi je ne serai plus là...

Les rayons de soleil traversaient la verrière du fond et dessinaient une grande tache sur le sol. Louis et

Bejardy se tenaient assis au milieu de cette tache, comme des promeneurs qui font halte dans une clairière. Le feu crépitait.

- Je liquide mes affaires ici, dit Bejardy. Mais j'aurais encore une fois besoin de vous, mon cher Louis...

*

II rejoignit le quai Louis-Blériot par une rue transversale et entra dans l'immeuble, le cabas vert à la main. Bejardy lui ouvrit.

- Vous avez bien pris tous les dossiers qui restaient ? - Oui.

Bejardy examina rapidement les dossiers empilés dans le cabas.

- Donnez-moi ça...

Il précéda Louis. Étrange silhouette de dos, avec ce cabas, comme au retour du marché.

Dans le salon, Louis s'aperçut que des meubles manquaient. Il ne restait plus que le grand canapé et deux fauteuils. On avait vidé les rayonnages de leurs livres, qui étaient rangés en piles contre le mur.

- Je vais aussi liquider l'appartement, dit Bejardy. Si les livres vous intéressent...

Ils s'approchèrent du canapé. Nicole Haas, en pantalon de cheval, était allongée et dormait. Sa joue reposait sur le bras du canapé, et Louis fut ému par ce visage lisse et cette bouche entrouverte. Bejardy lui tapa doucement sur l'épaule. Elle ouvrit les yeux et, à la vue de Louis, elle se redressa.

- Excusez-moi...

- Ce n'est pas grave, chérie.

Par les portes-fenêtres entrouvertes, le vent gonflait les rideaux de gaze, comme le jour où Odile et Louis avaient rencontré ici Nicole Haas pour la première fois.

- Tu devrais profiter du beau temps, Coco..., dit Bejardy. Qu'est-ce que tu vas faire cet après-midi ?

- Je dois aller voir les chevaux.

- Louis peut t'accompagner en voiture. Moi, il faut que je reste là... j'ai du travail...

Le téléphone sonna et Bejardy se dirigea vers l'autre bout de la pièce pour répondre. Louis s'était assis en face de Nicole Haas. Elle ne disait rien mais elle lui souriait, le visage encore un peu ensommeillé. Et ce sourire, ces yeux clairs fixés sur lui, l'ondulation rêveuse des rideaux sous le vent, le bruit de moteur d'une péniche, tout cela composait l'un de ces instants dont il reste le souvenir.

A Neuilly, rue de la Ferme, elle lui dit de s'arrêter devant une maison basse dont tout le rez-de-chaussée était occupé par un bar, le Lauby. Murs boisés. Demi-pénombre. Photographies de chevaux et de cavaliers. Étriers. Cravaches. Odeur de cuir.

Un homme, à l'une des tables, se leva et vint baiser la main de Nicole Haas. Il était en tenue de cheval lui aussi, de petite taille, très raide, la moustache et les cheveux noirs, l'air d'un mannequin de cire. Les mots se bousculaient dans sa bouche, il s'attardait sur une syllabe, en avalait une autre, laissait la suivante en suspens, et imitait si bien l'élocution saccadée de certains Anglo-Saxons qu'on finissait par se demander s'il parlait français. Louis apprit, par Nicole Haas, que cet homme était marquis, et qu'à l'occasion d'un long séjour en Amérique il avait épousé une actrice de cinéma dont il devint le « manager ». De retour en France, il avait pris la direction du manège, en face du Lauby. Et la seule chose qu'il avait ramenée d'Amérique, c'était la qualité de « manager » qui figurait sur ses cartes de visite et à laquelle il tenait plus qu'à son titre de noblesse.

- Alors, vous nous laissez encore vos chevaux quelque temps, Nicole ?

- Oui. Encore un mois.

- Et ensuite l'Argentine ? C'est décidé, dites-moi ?

- Je ne sais pas.

- Il faudra me prévenir à temps... J'ai de très bons amis là-bas. Dodero, Gracida... Pierre Eyzaguirre... Non, non... Celui-là, il est chilien... On les confond, tous ces gauchos...

La voix du marquis avait pris un ton très aigu en citant les noms de ses amis.

- Quelque chose à boire ? Vous voulez ? Scotch ? Café ? Thé ? Dites^moi.

Il agitait ses mains en de curieux moulinets, comme s'il était gêné par ses manchettes.

- Vous montez à cheval ?

- Non, dit Louis.

- Pourquoi ?

- Il n'en a pas eu encore le loisir, dit Nicole Haas.

- Il faut vous y mettre, dit gravement le marquis. Ils quittèrent le Lauby et passèrent la porte du manège.

-Je vous laisse, dit le marquis. Je dois donner une leçon d'équitation à la fille de Robert de Unzue... À très bientôt, Nicole... Et pour l'Argentine, dites-moi, hein ?... Il faut que je sache pour la pension des chevaux...

Le marquis les salua d'un geste sec de la main, et ils traversèrent la cour sablée en direction des écuries. Nicole Haas voulait montrer ses chevaux à Louis. Elle en avait deux, un blond pommelé et un bai, qui penchaient leurs têtes à l'extérieur du box et dont elle caressa le front.

Au-dessus des écuries, une sorte de pigeonnier recouvert de lierre.

-J'ai une chambre, là-haut... Vous voulez la voir ?

Ils montèrent par un escalier minuscule en colimaçon. Nicole Haas ouvrit la porte. Une petite chambre tapissée de toile de Jouy, avec un lit étroit recouvert de velours bleu pâle.

- Je viens souvent ici... C'est le seul endroit où je me sente bien... Je suis près des chevaux...

Elle entrebâilla la fenêtre, puis s'allongea sur le lit. -Je me suis toujours demandé pourquoi vous travaillez avec Roland...

- Ce sont les hasards de la vie..., dit Louis.

II s'était assis par terre, le dos contre le rebord du lit.

- Et qu'est-ce que vous allez faire quand il sera parti ?

- Je ne sais pas, dit Louis. Et vous ?

- Lui ou un autre, le principal c'est que je trouve quelqu'un qui me permette de nourrir mes chevaux.

Elle appuya son visage gracieux et buté au creux de l'épaule de Louis.

- Il veut m'emmener en Argentine... Qu'est-ce que je vais faire en Argentine, moi ?

Elle lui soufflait dans le cou.

- Vous savez que Roland est un assassin ? Oui, un assassin... Il y a eu des articles de journaux dans le temps... Qu'est-ce que je ferai avec un assassin en Argentine ? Vous n'avez pas l'air de vous rendre compte, Louis... Moi, là-bas, en tête à tête avec cet assassin...

Jusqu'à quand restèrent-ils dans cette chambre, sur ce lit étroit ? Elle portait une cicatrice à l'épaule, en forme d'étoile, que Louis ne pouvait s'empêcher de parcourir des lèvres. Le souvenir d'une chute de cheval. Le soir est tombé. On entendait des claquements de sabots, un hennissement, et la voix aiguë du marquis, lançant des ordres à intervalles de plus en plus longs comme reviendrait, clair et désolé, un motif de flûte.

Nous glissions vers l'été. Bejardy confiait de moins en moins de travail à Louis, qui passait la plupart de ses journées avec Odile. Parfois, ils retrouvaient Brossier et Jacqueline Boivin à la Cité universitaire et pique-niquaient sur la grande pelouse ou se promenaient au parc Montsouris. Le plus souvent, Mary venait à Montmartre. Elle avait repéré près de chez elle un « bail à céder » pour leur boutique de « Couture-Fashion ».

La nuit, ils marchaient à pas lents sur le terre-plein, jusqu'à la place Blanche et Pigalle. Ils allaient voir Jordan qui avait réussi à obtenir un engagement dans un cabaret de la rue des Martyrs et utilisait toujours la robe de scène confectionnée par Odile et par Mary. Ou, simplement, ils remontaient la rue Caulaincourt puis l'avenue Junot et faisaient le chemin inverse. Toute la nuit, rue Caulaincourt, l'entrée du Roma Hôtel brillait comme une vigie.

Ils rencontraient, avenue Junot, un homme de belle stature qui tenait un irish setter en laisse. On se saluait. L'irish setter paraissait éprouver une sympathie spontanée pour Odile et pour Louis.

Or, ce soir-là, à la terrasse du Rêve, cet homme occupait une table voisine de la leur et l'irish setter, avait posé son menton sur le genou d'Odile.

- Mon chien ne vous gêne pas, mademoiselle ? Sinon, n'ayez aucun scrupule à le lui dire...

Il remuait à peine les lèvres mais sa voix de basse portait à grande distance.

- Non, non, il ne me gêne pas, dit Odile qui caressait le chien.

- Vous habitez le quartier ?...

- Oui, dit Louis. Un peu plus bas, dans la rue...

- Quel numéro ?

- 18 bis.

- Quel étage ?

Louis hésita à répondre.

- Cinquième.

- Pas possible !... Dans l'atelier ?

- Oui.

- Vous permettez ?

Il s'assit à la table d'Odile et de Louis, visiblement très ému. Ses cheveux gris et courts, son visage empâté, la force de son arcade sourcilière et sa carrure qu'accentuait la veste de velours côtelé lui donnaient l'aspect d'un ancien boxeur. Autour de lui, une odeur de vieux cuir et de cendre froide.

- C'était mon atelier dans le temps, figurez-vous...

Quelque chose trahissait le caractère massif et brutal de ce visage sans qu'on pût très bien déterminer quoi.

- Avouez qu'il y a parfois des coïncidences...

- Vous êtes peintre ? demanda Odile, en continuant à caresser le chien.

- A l'époque, oui... Quand j'habitais l'atelier... je dessinais des couvertures de programmes pour les music-halls... Mais je ne vais pas vous raconter ma vie... Au fait, vous avez conservé le bar et le ventilateur ?

- Oui, répondit Louis.

- Les dessins chinois, c'est moi.

Il observait Odile et Louis, de ses yeux à fleur de peau, la tête relevée, un sourire un peu ironique aux lèvres.

- Je ne me suis pas présenté... Bauer... je vous invite pour fêter cette étrange coïncidence à boire un alcool de prune... C'est tout près...

La voix était si impérieuse qu'on ne pouvait vraiment pas refuser.

Avenue Junot, ils passèrent le porche de l'un de ces petits immeubles construits dans les années trente, aux baies vitrées en arceaux. Bauer les précédait avec le chien.

- Si ça ne vous gêne pas, vous faites le moins de bruit possible, dit-il à voix basse. Ma mère dort...

Ils traversèrent sur la pointe des pieds un couloir et pénétrèrent dans une pièce assez vaste, salon ou salle à manger. Bauer referma doucement la porte derrière eux.

- Nous pouvons parler... Ici, ma mère n'entendra rien...

La pièce était meublée d'un buffet, d'une table et de chaises au style rustique, couleur brou de noix. Une pendule tyrolienne à balancier, entre les deux fenêtres, un fauteuil au tissu de soie crème et quelques rosés dans un vase, sur l'étagère du buffet, égayaient un peu ce décor. Louis remarqua une photo prise à contre-jour d'un homme appuyé au mât d'un voilier et dont la silhouette se découpait sur un fond de mer scintillante.

- Alain Gerbault... je l'ai bien connu quand j'avais dix-sept ans, dit Bauer.

Et cette photo introduisait dans la pièce un charme nostalgique, comme une bouffée de l'air du large ou l'appel d'une guitare hawaïenne.

- Asseyez-vous... Asseyez-vous...

La table était recouverte d'une toile cirée. Le chien monta sur une chaise à côté d'Odile et se tint là, raide, ne quittant pas Bauer des yeux, tandis que celui-ci leur versait l'alcool de prune dans des flûtes à Champagne.

- On dirait que votre chien en voudrait aussi, dit Odile.

Bauer eut un éclat de rire.

- Bon... Eh bien, un verre pour le chien...

Il remplit une flûte à Champagne jusqu'à ras bords et la poussa devant le chien soupçonneux. Puis il sortit d'un des tiroirs du buffet un grand album relié de cuir vert.

- Tenez... Ce sont des souvenirs du temps où j'habitais dans l'atelier... Là où vous vivez maintenant...

Louis avait ouvert l'album et Bauer restait debout, derrière lui, Odile et le chien. Sur chacune des deux premières pages, une photo protégée par une feuille de plastique. Deux hommes aux traits réguliers, l'un brun et l'autre blond. Les photos dataient d'une trentaine d'années.

- Pierre Meyer et van Duren... Deux artistes de music-hall, dit Bauer. Les deux hommes que j'ai le plus admirés de ma vie...

- Pourquoi ? demanda Odile.

- Parce qu'ils étaient beaux, dit Bauer d'un ton sans réplique. Ils se sont suicidés tous les deux... Alain Gerbault aussi, si l'on veut...

Louis tournait les pages de l'album. Des couvertures de programmes de divers music-halls signées « Bauer » d'une grande écriture hachurée.

- Vous avez peut-être connu ma mère ? demanda Louis. Elle travaillait au Taharin...

- Ta maman ? Non, mon grand... Je n'ai connu personne au Tabarin... J'ai surtout travaillé pour la Miss...

Aux pages suivantes, étaient collées des photos de jeunes gens avec leurs noms et des dates de plus en plus proches. Les générations se succédaient. Et parmi tous ces jeunes gens aussi éclatants les uns que les autres, un homme d'âge mûr, à la bonne grosse bouille, aux lèvres sinueuses et aux yeux plissés :

- Lui, c'est Tonton, du Liberty's...

La lumière crue de la suspension faisait luire les feuilles de plastique qui protégeaient tous ces souvenirs. Le chien semblait s'intéresser à l'album qu'il reniflait de temps en temps et son haleine embuait les photos quand Louis ne tournait pas la page assez vite. Odile appuyait la tête contre l'épaule de Louis pour mieux voir.

- C'est intéressant, vos photos, dit-elle. Vous les regardez souvent ?

- Non. Elles me foutent le cafard...

- Pourquoi ?

- C'est triste de penser que tous ces beaux gosses ont vieilli ou bien ont disparu... Et moi, je reste là, comme un vieux ponton pourri qui les a vus passer. Il ne me reste que leurs photos... je voulais faire un autre album avec les photos de tous les chiens que j'ai eus dans ma vie, mais je ne m'en suis pas senti le courage.

Sa voix s'enrouait, il s'était laissé tomber sur une chaise, et prenait la main d'Odile.

- Vous êtes encore trop jeune pour comprendre, mon petit... Mais quand je feuillette cet album et que je les regarde les uns après les autres, j'ai l'impression que ce sont des vagues qui sont venues se briser au fur et à mesure...

Louis eut un coup au cœur. Il n'en croyait pas ses yeux. Sous la feuille de plastique brillante, une photo : Brossier et Bejardy, l'un à côté de l'autre, Brossier le visage rond et encore mal dégagé de l'enfance, Bejardy, à peine vingt-cinq ans, le regard et le sourire charmeurs et les cheveux noirs ondulés.

- Vous les connaissez ? demanda Louis en effaçant la buée que le souffle du chien avait répandue sur le plastique. Bauer tira l'album à lui.

- Oui... Oui... Le petit, là, qui ressemble à Roland Toutain, je l'avais envoyé suivre des cours d'art dramatique...

De l'index, il désignait Brossier.

- Mais ça n'a rien donné... Je l'ai même fait travailler avec moi dans les antiquités... Après, je crois qu'il a été stewart d'une compagnie d'aviation... Air-Brazzaville... L'autre, c'est différent... Il avait essayé de me vendre des tableaux... Il a mal tourné... Il est passé en cour d'assises pour l'assassinat d'un Américain... On l'a acquitté... J'ai gardé les coupures de journaux, si ça vous intéresse... Il a fini par diriger un restaurant sur une péniche, à Neuilly... Il voulait même que je fasse la décoration... quelque chose dans le genre « corsaire »... Mais vous voulez la coupure de presse sur lui ?

- Avec plaisir, dit Louis d'un ton faussement dégagé.

Passant une main sous la photo, Bauer en tira une enveloppe qu'il tendit à Louis. Celui-ci la glissa aussitôt dans sa poche, comme s'il se fût agi d'un sachet de cocaïne.

- Ravi que ces choses du passé vous intéressent encore, dit Bauer.

- Vous les avez connus où ? demanda Odile, stupéfaite.

- Eux ? je ne sais plus... Chez Tonton, peut-être...

Je perds la mémoire... Allons, ça suffit, mes enfants... Il ferma l'album d'un geste sec et le rangea dans le tiroir du buffet.

- Si vous êtes sages, je vous donnerai cet album, un jour.

Louis s'était levé, sous le coup de l'émotion. Il demeurait immobile, hébété par sa découverte.

- Vous permettez..., dit Bauer en lui faisant signe de se rasseoir.

Il avait à la main un appareil photographique sur lequel il enfonçait un flash minuscule.

- Je viens de l'acheter... On peut obtenir des photos en couleurs... instantanément... Rapprochez-vous, tous les deux... Guy, toi aussi...

Louis tourna la tête. Bauer souriait.

- Guy, c'est mon chien...

Guy appuyait son museau sur le poignet d'Odile. Bauer regarda dans l'objectif.

- C'est très bien... Je vous aurai tous les trois... Le flash fit cligner les yeux de Louis. Il pensait à

Bejardy et à Brossier. Mais aussi, il se répétait la petite phrase de Bauer : « ... Des vagues qui sont venues se briser au fur et à mesure. » Sans doute Bauer collerait-il leur photo sur son album avec la date, et Odile, lui et le chien n'auraient été, après tant d'autres, qu'une vague.

*

L'enveloppe contenait une coupure de presse jaunie :

« Hier soir, les inspecteurs de la police judiciaire ont arrêté dans une pension de famille de Neuilly, rue Charles-Lafitte, Roland Chantain de Bejardy, vingt-cinq ans, meurtrier présumé de l'Américain Parker.

« II est désormais avéré que Parker, venu en France au début de l'année 1946, avait eu des démêlés sérieux avec la justice de son pays. En France, une enquête avait été ouverte au sujet d'un trafic de surplus américains que Parker aurait organisé avec la complicité d'un employé du P.X. de Saint-Cloud et portant à la fois sur des tracteurs, des bâches et du matériel de radio. Chantain de Bejardy était l'un de ceux qui furent chargés par Howard Parker d'écouler la marchandise.

« II semble que le jeune homme servait de secrétaire particulier à Parker, son aîné d'une vingtaine d'années. Selon certains témoignages, on les voyait souvent tous les deux à L'Étape, rue Marbeuf, un bar où Parker donnait ses rendez-vous. Ils se trouvaient ensemble à L'Étape quelques heures avant le crime.

« Roland Chantain de Bejardy, issu d'une excellente famille, se prétend courtier en objets d'art. A la Libération, il s'était engagé dans l'armée de De Lattre et sa conduite héroïque lui valut d'être décoré de la Médaille militaire à vingt-trois ans. Son père était connu dans les milieux hippiques et avait été longtemps président du Tattersall français et du polo de Biarritz. A sa mort, la famille connut des difficultés et Chantain de Bejardy vivait avec sa mère dans la pension de Neuilly où il fut arrêté.

« Deux de ses proches, Hélène Mitford et Jean-Claude Brossier, dix-neuf ans, qui habitaient également la pension de la rue Charles-Lafitte, ont été interrogés à la PJ. Plusieurs témoignages semblent accablants pour Chantain de Bejardy et ont permis de l'identifier en quarante-huit heures. D'abord, celui de M. Jean Toile, de Meriel, garagiste, qui a vu l'assassin et en a donné une description précise : vingt-cinq ans environ, de haute taille, très élégant. L'homme lui avait acheté deux bidons d'essence. Une habitante de Garches, Mme Seck, a fait aussi une description de l'assassin, la même que celle de M. Toile. Elle traversait un bois en direction de Rueil avec ses chiens lorsqu'elle entendit deux coups de feu, tirés à un faible intervalle. Une voiture démarra et passa à quelques mètres d'elle, si bien qu'elle eut le temps de voir le conducteur : il avait vingt-cinq ans environ, comme l'acheteur d'essence de Meriel, et comme lui les cheveux noirs, le visage imberbe, les traits fins. Près de lui, appuyé sur son épaule, un homme était écroulé. Mme Seck, intriguée, nota le numéro de la voiture : c'était la Delahaye 12 CV grenat 9092 RM 1 qu'utilisait Chantain de Bejardy et que l'on voyait souvent garée devant la pension de Neuilly.

« A première vue, on s'explique mal les raisons qui auraient poussé Chantain de Bejardy au meurtre de Parker. Peut-être s'agit-il d'un différend entre les deux hommes concernant les trafics auxquels ils se livraient. »

Collé au bas de l'article, le gros titre d'un journal :

CHANTAIN DE BEJARDY ACQUITTÉ AU BÉNÉFICE DU DOUTE

Son colonel et un de ses anciens camarades de la lre armée française sont venus témoigner en sa faveur.

Le mot doute était souligné de deux traits à l'encre rouge et ponctué de trois points d'exclamation à l'encre rouge également, qu'une main nerveuse avait tracés en trouant le papier, à coup sûr la main de Bauer.

Il finit par se décider pour le Paris-Nord, une grande brasserie de la rue de Dunkerque à la façade brune. Louis et Odile entrèrent derrière lui.

Bejardy paraissait connaître les lieux et les guida vers les tables du fond, là où une paroi de carreaux opaques laissait filtrer un jour vert pâle. La salle était déserte. De leurs places, ils voyaient une partie de la gare du Nord.

Bejardy consulta sa montre.

- Encore vingt minutes...

Il n'avait pour tout bagage qu'un sac de cuir et une mallette qu'il posa sur une chaise à côté de lui.

- Donc, nous nous retrouvons après-demain à dix heures pile du matin à Genève dans le hall de l'hôtel Richmond... Voilà les deux billets aller-retour pour Annecy... J'ai vérifié... Vous avez un car Annecy-Genève à cinq heures... Comme le train arrive vers trois heures à Annecy, cela vous fait deux heures de battement...

Il se tourna vers Odile :

- Ça vous ennuie, ce voyage ?

- Pas du tout.

- C'est le dernier que vous faites pour moi. Tenez... Voilà...

Il déposa la mallette sur les genoux de Louis.

- Elle contient à peu près la même somme que celle que vous avez remise à Axter... Cette fois-ci, mon vieux, je tiens à ce que vous preniez une commission... Nous en reparlerons à Genève... Si, si... j'y tiens... Dans le car, il faudrait cacher l'argent d'une manière discrète... Ça fait trop luxe, ça, dit-il en désignant la mallette.

- Soyez tranquille, dit Louis.

-Je fais un saut à Bruxelles... Il faut que je règle certaines choses là-bas... Comme ça, j'aurai définitivement coupé les ponts... Ensuite, l'Argentine...

Il se frottait les mains dans un mouvement de cymbales.

- Pourquoi l'Argentine ? demanda Louis.

-J'ai de la famille là-bas, du côté de ma mère. Et Nicole pourra s'occuper de chevaux... Je pense à quelque chose... Si vous voulez me parler d'ici demain, vous téléphonez au Métropole de Bruxelles... Vous demandez M. Chantain.

Il écrivait « Chantain » sur l'enveloppe des billets de train.

- C'est une partie de mon nom... Je m'appelle Chantain de Bejardy, figurez-vous...

Odile et Louis échangèrent un regard, et Louis s'apprêtait à montrer la vieille coupure de presse à Bejardy. Il l'avait à portée de la main, dans la poche intérieure de sa veste, mais il se ravisa.

Le visage de Bejardy prenait une teinte blafarde sous la lumière de la paroi vitrée et l'on eût dit qu'il vieillissait à vue d'ceil.

- C'est drôle, dit-il... j'ai habité dans ce quartier de la gare du Nord, à ma sortie de prison...

- Vous avez été en prison ?

- Je plaisantais, mon vieux... Mais j'ai longtemps habité ce quartier... Boulevard Magenta... Un quartier qui a l'air ingrat, comme ça, mais qui gagne à être connu...

Il contemplait la salle déserte autour de lui.

- A l'époque, je venais souvent dîner ici avec une fille... Une blonde... Elle aussi habitait le quartier... Elle s'appelait Geneviève...

Une expression de désarroi et de fatigue figea le regard de Bejardy. Peut-être parce qu'il ne restait plus rien de cette Geneviève dans la salle silencieuse.

- Et vous ? Qu'est-ce que vous comptez faire dans l'avenir ? demanda-1-il.

- Je ne sais pas, dit Louis. Prendre des vacances.

- Vous avez quel âge exactement, tous les deux ?

- Je vais avoir vingt ans dans trois jours, dit Odile.

- Et vous, Louis ?

- Moi, ce sera dans un mois et demi. Bejardy leva sa tasse, l'air pensif

- Eh bien, à vos vingt ans ! Il avala d'un trait le café.

- Allez... Il faut que je vous quitte .. Non... non... restez là... Je déteste les adieux sur les quais de gare... Après-demain, au Richmond, à dix heures tapantes... Au revoir, madame Memling...

Louis l'accompagna quand même jusqu'à la sortie de la brasserie, la mallette à la main.

- Et ne vous faites pas repérer dans le car de Genève... Ça sera facile... Vous avez l'air si gentil, mon cher Louis... Je me demande si, à votre âge, j'avais cet air-là... Qu'en pensez-vous ?

- Je ne sais pas, dit Louis.

Il traversait la chaussée vers la gare du Nord et agitait le bras, sans se retourner. Ce mouvement lent et vague du bras surprit Louis et demeura dans son souvenir comme un geste de bénédiction.

II faisait encore jour et ils se promenèrent au hasard dans ce quartier où avaient habité Roland Chantain de Bejardy et une blonde qui s'appelait Geneviève. Louis portait la mallette sous son bras. Ils marchèrent jusqu'à la gare de l'Est puis revinrent aux alentours de la gare du Nord. Quartier d'où les trains partent, façades lourdes, quartiers de commerces, de cabinets juridiques poussiéreux, de diamantaires et de brasseries d'où s'échappent des bouffées d'Alsace et de Belgique.

Ils ne savent pas que c'est leur dernière promenade dans Paris. Ils n'ont pas encore d'existence individuelle et se confondent avec les façades et les trottoirs.

Sur le macadam, rapiécé comme un vieux tissu, sont inscrites des dates pour indiquer les coulées de goudron successives, mais peut-être aussi des naissances, des rendez-vous, des morts. Plus tard, quand ils se souviendront de cette période de leur vie, ils reverront des carrefours et des entrées d'immeubles. Ils en ont capté tous les reflets. Ils n'étaient que des bulles irisées aux couleurs de cette ville : gris et noir.

La place Saint-Vincent-de-Paul, avec le square et l'église, est aussi déserte et silencieuse que ces lieux familiers que l'on traverse en rêve. Ils ont rejoint par la rue d'Hauteville les grands boulevards et se perdent dans la foule, à la hauteur du café Brébant.

Odile s'était endormie. Il se glissa hors du lit et marcha sur la pointe des pieds jusqu'à la fenêtre. A Annecy, il pleuvait. Dans le jardin public, en bas, des enfants se poursuivaient sous la surveillance de quelqu'un qui se tenait immobile et dont on ne distinguait que la surface bombée du parapluie noir.

Louis avait choisi cet hôtel parce qu'il était à proximité de la gare. La façade ocre l'intriguait, du temps du collège, quand il passait ses jours de congé à Annecy. Et il conservait dans sa mémoire l'image d'un homme aux cheveux blonds qui déambulait le samedi sur la promenade du Paquier. On l'appelait « la Cari-ton », du nom de cet hôtel où, jadis, il avait été groom, et, selon la légende, il portait contre son cœur, en permanence, un browning enveloppé d'un étui de daim gris.

Annecy n'avait pas changé en trois ans. Il pleuvait, comme les dimanches où l'on rentrait à sept heures du soir au collège. Il n'y avait rien d'autre à faire, ces dimanches-là, que de s'abriter sous les arcades de la Taverne ou sous l'auvent du Casino. Ou de raser les vitrines de la rue Royale. Plus tard, à Saint-Lô, il pleuvait encore et l'on enjambait les flaques et, si l'on y réfléchissait un peu, entre le collège et la caserne c'étaient neuf années de pluie et de chiottes à la turque qu'on pouvait compter sur les doigts de la main.

De la fenêtre de l'hôtel, Louis apercevait la gare. A gauche, un bâtiment clair, d'où partait le car pour Genève. Un jour, il l'avait pris avec l'ami de son père qui lui servait de tuteur. On passait par Cruseilles et Saint-Julien. Deux douanes à franchir.

De l'autre côté, il attendait, le dimanche soir, le car qui s'arrêterait à cent mètres du collège. Toujours beaucoup de monde dans ce car et l'on restait debout pendant le trajet. Au tournant de Veyrier du Lac, le château de Menthon-Saint-Bernard apparaissait sur son pic tel un vaisseau fantôme à la crête d'une vague. Plus loin, au bord de la route, le petit cimetière d'Alix...

La mallette était posée sur la table de nuit. Il la prit et vint s'asseoir à la fenêtre. Il entendait la respiration régulière d'Odile. Quatre heures. Le car de Genève partait à cinq heures vingt-deux minutes.

II ouvrit la mallette. Des liasses de billets de cinq cents francs. Neufs. Il contempla la gare, en face.

Un dimanche, il avait laissé partir le car et il était rentré chez son « tuteur » en lui expliquant qu'il l'avait raté. Le « tuteur » l'avait ramené lui-même dans sa Citroën au collège.

Mais aujourd'hui, ces années de grisaille et de pluie touchaient à leur fin et lui paraîtraient si lointaines désormais qu'il en garderait un souvenir attendri. Il se mit à compter les liasses de billets. Eh bien oui, c'était décidé.

Il réveilla Odile. Le soir même, ils prenaient un train pour Nice. Correspondance à Lyon. Dix minutes d'attente.

*

Ils passèrent une quinzaine de jours à Nice. Ils avaient loué une grande voiture américaine décapotable à bord de laquelle, les mois suivants, ils parcouraient la côte d'Azur.

Un matin qu'ils suivaient la Corniche, entre Nice et Villefranche, Louis éprouva une curieuse sensation de légèreté et d'hébétude, et il aurait voulu savoir si Odile la partageait.

Quelque chose, dont il se demanda plus tard si ce n'était pas tout simplement sa jeunesse, quelque chose qui lui avait pesé jusque-là se détachait de lui, comme un morceau de rocher tombe lentement vers la mer et disparaît dans une gerbe d'écume.