J'avais dix-huit ans et cet homme dont j'ai oublié les traits du visage tapait mes réponses à la machine au fur et à mesure que je lui déclinais mon état civil, mon adresse et une prétendue qualité d'étudiant. Il m'a demandé à quoi j'occupais mes loisirs.
J'ai hésité quelques secondes :
- Je vais au cinéma et dans les librairies.
- Vous ne fréquentez pas seulement les cinémas et les librairies.
Il m'a cité le nom d'un café. J'avais beau lui répéter que je n'y avais jamais mis les pieds, je sentais bien qu'il ne me croyait pas. Enfin, il s'est résolu à taper la phrase suivante :
« Je passe mes heures de loisir au cinéma et dans les librairies. Je n'ai jamais fréquenté le café de la Tournelle, 61, quai du même nom. »
De nouveau des questions sur mon emploi du temps et mes parents. Oui, j'assistais aux cours de la faculté des lettres. Je ne risquais rien à lui dire ce mensonge car je m'étais inscrit à cette faculté, mais uniquement pour prolonger mon sursis militaire. Quant à mes parents, ils étaient partis à l'étranger et j'ignorais la date de leur retour, à supposer qu'ils reviennent jamais.
Alors il m'a cité le nom d'un homme et d'une femme en me demandant si je les connaissais. J'ai répondu non. Il m'a prié de bien réfléchir. Si je ne disais pas la vérité, cela pourrait avoir de très graves conséquences pour moi. Cette menace était proférée d'un ton calme, indifférent. Non, vraiment, je ne connaissais pas ces deux personnes. Il a tapé ma réponse à la machine puis il m'a rendu la feuille au bas de laquelle était écrit : lecture faite, persiste et signe. Je n'ai même pas reluma déposition et j'ai signé avec un stylobille qui traînait sur le bureau.
Avant de partir, je voulais savoir pourquoi j'avais dû subir cet interrogatoire.
- Votre nom figurait sur l'agenda de quelqu'un.
Mais il ne m'a pas dit qui était ce quelqu'un.
- Nous vous convoquerons au cas où nous aurions encore besoin de vous.
II m'a raccompagné jusqu'à la porte du bureau. Dans le couloir, sur la banquette de cuir, se tenait une fille d'environ vingt-deux ans.
- C'est à votre tour maintenant, a-t-il dit à la fille.
Elle s'est levée. Nous avons échangé un regard, elle et moi. Par la porte qu'il avait laissée entrouverte, je l'ai vue s'asseoir à la même place que celle que j'occupais un instant auparavant.
Je me suis retrouvé sur le quai. Il était environ cinq heures du soir. J'ai marché vers le pont Saint-Michel avec l'idée d'attendre la sortie de cette fille après son interrogatoire.
Mais je ne pouvais pas rester planté devant l'entrée du bâtiment de la police. J'ai décidé de me réfugier dans le café qui fait l'angle du quai et du boulevard du Palais. Et si elle avait pris le chemin opposé vers le Pont-Neuf? Mais ça, je n'y avais même pas pensé.
J'étais assis derrière la vitre de la terrasse, le regard fixé vers le quai des Orfèvres. Son interrogatoire a été beaucoup plus long que le mien. La nuit était déjà tombée quand je l'ai vue marcher en direction du café.
Au moment où elle passait devant la terrasse, j'ai frappé du dos de la main sur la vitre. Elle m'a dévisagé avec surprise et elle est venue me rejoindre à l'intérieur.
Elle s'est assise à la table comme si nous nous connaissions et que nous nous étions donné rendez-vous. C'est elle qui a parlé la première :
- Ils vous ont posé beaucoup de questions ?
- Mon nom était inscrit sur l'agenda de quelqu'un.
- Et vous savez quelle était cette personne ?
- On n'a pas voulu me le dire. Mais peut-être que vous pourriez me renseigner.
Elle a froncé les sourcils.
- Vous renseigner sur quoi ?
- Je croyais que votre nom figurait aussi sur cet agenda et qu'on vous avait interrogée pour la même chose.
- Non. Moi, c'était juste pour un témoignage.
Elle paraissait préoccupée. J'avais même l'impression qu'elle oubliait peu à peu ma présence. Je restais silencieux. Elle m'a souri. Elle m'a demandé mon âge. Je lui ai répon du vingt et un ans. Je m'étais vieilli de trois ans : l'âge de la majorité, à l'époque.
- Vous travaillez ?
- Je fais du courtage en librairie, lui ai-je dit au hasard et d'un ton que je m'efforçais de rendre ferme.
Elle m'examinait en se demandant sans doute si elle pou vait me faire confiance.
- Vous me rendriez un service? m'a-t-elle demandé. Place du Châtelet, elle a voulu prendre le métro. C'était l'heure de pointe. Nous nous tenions serrés près des portières. A chaque station, ceux qui descendaient nous poussaient sur le quai. Puis nous remontions dans la voiture avec les nouveaux passagers. Elle appuyait la tête contre mon épaule et elle m'a dit en souriant que « personne ne pourrait nous retrouver dans cette foule ».
A la station Gare-du-Nord, nous étions entraînés dans le flot des voyageurs qui s'écoulait vers les trains de banlieue.
Nous avons traversé le hall de la gare et dans la salle des consignes automatiques elle a ouvert un casier et en a sorti une valise de cuir noir.
Je portais la valise qui pesait assez lourd. Je me suis dit qu'elle contenait autre chose que des vêtements. De nouveau, le métro, sur la même ligne, mais dans l'autre direction. Cette fois-ci nous avions des places assises. Nous sommes descendus à Cité.
Au bout du Pont-Neuf, nous avons attendu que le feu passe au rouge. J'étais de plus en plus anxieux. Je me demandais quel serait l'accueil de Grabley, à notre arrivée dans l'appartement. Ne devrais-je pas lui dire quelques mots au sujet de Grabley, de manière qu'elle ne soit pas prise au dépourvu en sa présence ?
Nous longions le bâtiment de la Monnaie. J'ai entendu sonner neuf heures à l'horloge de l'Institut.
- Vous êtes sûr que ça ne dérange personne si je viens chez vous ? m'a-t-elle demandé.
- Non. Personne.
Il n'y avait aucune lumière aux fenêtres de l'appartement qui donnaient sur le quai. Grabley s'était-il retiré dans sa chambre côté cour? D'habitude, il garait sa voiture au milieu de la petite place qui forme un renfoncement entre la Monnaie et l'Institut, mais elle n'y était pas.
J'ai ouvert la porte du quatrième étage et nous avons traversé le vestibule. Nous sommes entrés dans la pièce qui était le bureau de mon père. La lumière venait d'une ampoule nue qui pendait au plafond. Plus aucun meuble, sauf le vieux canapé aux ramages grenat.
J'ai déposé la valise à côté du canapé. Elle s'est dirigée vers l'une des fenêtres.
- Vous avez une belle vue...
A gauche, l'extrémité du pont des Arts et le Louvre. En face, la pointe de l'île de la Cité et le jardin du Vert-Galant.
Nous nous sommes assis sur le canapé. Elle jetait un regard autour d'elle et semblait étonnée du vide de la pièce.
- Vous êtes en train de déménager ?
Je lui ai dit que, malheureusement, nous devions quitter ces lieux d'ici un mois. Mon père était parti en Suisse pour y finir sa vie.
- Pourquoi la Suisse ?
C'était vraiment trop long à lui expliquer, ce soir-là. J'ai haussé les épaules. Grabley allait rentrer d'un instant à l'autre. Quelle serait sa réaction quand il verrait cette fille et sa valise? Je craignais qu'il ne téléphonât en Suisse à mon père et que celui-ci, dans un dernier sursaut de dignité vis-à-vis de moi, voulût encore jouer les pères nobles en me parlant de mes études et de mon avenir compromis. Mais c'était bien inutile de sa part.
- Je suis fatiguée...
Je lui ai proposé de s'allonger sur le canapé. Elle n'avait pas ôté son imperméable. Je me suis rappelé que le chauffage ne fonctionnait plus.
- Vous avez faim ? Je vais chercher quelque chose à la cuisine...
Elle se tenait sur le canapé, les jambes repliées, assise sur ses talons.
- Ce n'est pas la peine. Juste quelque chose à boire...
Il n'y avait plus de lumière dans le vestibule. La baie vitrée du large couloir qui menait à la cuisine éclairait la pièce de reflets pâles, comme si c'était la pleine lune. Grabley avait laissé allumé le plafonnier de la cuisine. Devant l'ancien montecharge, une planche à repasser sur laquelle j'ai reconnu le pantalon de son costume prince-de-galles. Il repassait lui-même ses chemises et ses vêtements. Sur la table de bridge, où je prenais quelquefois mes repas avec lui, un pot de yaourt vide, les épluchures d'une banane et un sachet de Nescafé. Il avait dîné là, ce soir. J'ai découvert deux yaourts, une tranche de saumon, quelques fruits et une bouteille de whisky aux trois quarts vide. A mon retour, elle lisait l'un des magazines que Grabley empilait depuis plusieurs semaines sur la cheminée du bureau, des revues « lestes » comme il le disait lui-même et pour lesquelles il éprouvait une grande prédilection.
J'ai déposé le plateau devant nous, sur le parquet.
Elle avait laissé à côté d'elle le magazine grand ouvert et je distinguais la photo en noir et blanc d'une femme nue, de dos, les cheveux ramenés en queue-de-cheval, la jambe gauche tendue, celle de droite repliée, le genou sur le sommier d'un lit.
- Vous avez de drôles de lectures...
- Non, ce n'est pas moi qui lis ça... c'est un ami de mon père...
Elle croquait une pomme et s'était servi un peu de whisky.
- Qu'est-ce que vous avez mis dans cette valise ? lui ai-je demandé.
- Oh, rien d'intéressant... des affaires personnelles...
- Ça pesait lourd. Je croyais qu'elle contenait des lingots d'or.
Elle a eu un sourire embarrassé. Elle m'a expliqué qu'elle habitait une maison aux environs de Paris, du côté de Saint-Leu-la-Forêt, mais les propriétaires étaient revenus hier soir à l'improviste. Elle avait préféré partir car elle ne s'entendait pas très bien avec eux. Demain, elle prendrait une chambre d'hôtel en attendant un logement définitif.
- Vous pouvez rester ici tant que vous voulez. J'étais sûr que Grabley, le premier moment de surprise passé, n'y trouverait rien à redire. Quant à l'avis de mon père, il ne comptait plus pour moi.
- Vous avez peut-être sommeil ?
Je me proposais de lui laisser la chambre du haut. Moi je dormirais sur le canapé du bureau.
Je l'ai précédée, la valise à la main, dans le petit escalier qui menait au cinquième étage. La chambre était aussi vide que le bureau. Un lit contre le mur du fond. Il n'y avait plus de table de nuit ni de lampe de chevet. J'ai allumé les néons des deux vitrines, de chaque côté de la cheminée, où mon père rangeait sa collection de figurines d'échecs mais celles-ci avaient disparu, comme la petite armoire chinoise et le faux tableau de Monticelli qui avait laissé sa trace sur la boiserie bleu ciel. J'avais confié ces trois objets à un antiquaire, un certain Dell'Aversano, pour qu'il les vende.
- C'est votre chambre ? m'a-t-elle demandé.
-Oui.
J'avais posé la valise devant la cheminée. Elle s'était mise à la fenêtre comme tout à l'heure, dans le bureau.
- Si vous regardez bien à droite, lui ai-je dit, vous verrez la statue d'Henri IV et la tour Saint-Jacques.
Elle a jeté un œil distrait sur les rayonnages de livres, entre les deux fenêtres. Puis, elle s'est allongée sur le lit et a ôté ses chaussures d'un mouvement nonchalant du pied. Elle m'a demandé où j'allais dormir.
- En bas, sur le canapé.
- Restez ici, m'a-t-elle dit. Ça ne me dérange pas.
Elle avait gardé son imperméable. J'ai éteint la lumière des vitrines. Je me suis allongé à côté d'elle.
- Vous ne trouvez pas qu'il fait froid ?
Elle s'est rapprochée et elle a posé doucement sa tête contre mon épaule. Des reflets et des ombres en forme de grillage glissaient sur les murs et le plafond.
- Qu'est-ce que c'est? m'a-t-elle demandé.
- Le bateau-mouche qui passe.
* * *
Je me suis réveillé en sursaut. La porte d'entrée avait claqué.
Elle était allongée contre moi, nue, dans son imperméable. Il était sept heures du matin. J'ai entendu les pas de Grabley. Il téléphonait dans le bureau. Sa voix devenait de plus en plus forte, comme s'il se disputait avec quelqu'un. Puis il a quitté le bureau et il a rejoint sa chambre.
Elle s'est réveillée à son tour et m'a demandé l'heure. Elle m'a dit qu'elle devait partir. Elle avait laissé des affaires dans la maison de Saint-Leu-la-Foret et elle préférait aller les chercher le plus tôt possible.
Je lui ai proposé un petit déjeuner. Il restait encore quelques sachets de Nescafé dans la cuisine et l'un de ces paquets de biscuits Choco BN que Grabley achetait régulièrement. Quand je suis revenu au cinquième étage avec le plateau, elle était dans la grande salle de bains. Elle en est sortie, vêtue de sa jupe et de son pullover noirs.
Elle me téléphonerait au début de l'après-midi. Elle n'avait pas de papier pour noter le numéro. J'ai pris un livre sur les rayonnages, j'ai arraché la page de garde sur laquel-le j'ai noté mon nom, mon adresse et DANTON 55-61. Elle l'a pliée en quatre et l'a enfouie dans l'une des poches de son imperméable. Puis, ses lèvres ont effleuré les miennes et elle m'a dit à voix basse qu'elle me remerciait et qu'elle avait hâte de me revoir.
Elle marchait sur le trottoir du quai en direction du pont des Arts.
J'ai attendu quelques instants à la fenêtre en guettant sa silhouette là-bas, sur le pont.
J'ai rangé la valise dans le cagibi, en haut de l'escalier. Je l'ai mise à plat sur le parquet. Elle était fermée à clé. Je me suis de nouveau allongé et j'ai senti son parfum au creux de l'un des oreillers. Elle finirait par me confier pourquoi on l'avait interrogée hier après-midi. J'ai essayé de me rappeler les noms des deux personnes que m'avait citées le policier, en me demandant si je les connaissais. L'un des noms avait une consonance comme « Beaufort » ou « Bousquet ». Sur quel agenda avait-il trouvé mon nom à moi? Peut-être voulait-il se renseigner au sujet de mon père ? Il m'avait demandé dans quel pays étranger il était parti. J'avais brouillé les pistes et répondu :
- En Belgique.
La semaine précédente, j'avais accompagné mon père à la gare de Lyon. Il portait son vieux pardessus bleu marine et il n'avait pour bagage qu'un sac de cuir. Nous étions en avance sur l'horaire, et nous avions attendu le train de Genève dans la grande salle de restaurant du premier étage d'où nous dominions le hall et les voies ferrées. Etait-ce la lumière de fin de jour, les ors du plafond, les lustres dont l'éclat tombait sur nous ? Mon père m'avait paru brusquement vieilli et las, comme quelqu'un qui, depuis trop longtemps, joue « au chat et à la souris » et qui est sur le point de se rendre.
Le seul livre qu'il avait emporté pour ce voyage, s'appelait La Chasse à courre. Il me l'avait recommandé à plusieurs reprises, car l'auteur y faisait allusion à notre appartement ou il avait habité vingt ans auparavant. Quelle drôle de coïncidence... La vie de mon père, à certaines périodes, n'avait-elle pas ressemblé à une chasse à courre dont il aurait été le gibier ? Mais jusquelà, il avait réussi à semer les chasseurs.
Nous étions face à face devant nos espressos. Il fumait en gardant sa cigarette au coin des lèvres. Il me parlait de mes « études » et de mon avenir. Selon lui, c'était très intéressant de vouloir écrire des romans comme j'en avais l'intention mais il était plus prudent d'obtenir quelques « diplômes ». Je restais muet, à l'écouter. Les termes « diplômes », « situation stable », « métier », prenaient un son étrange dans sa bouche. Il les prononçait avec respect et une certaine nostalgie. Au bout d'un instant, il s'est tu, il a soufflé un nuage de fumée et il a haussé les épaules.
Nous n'avons plus échangé une parole jusqu'au moment où il est entré dans le wagon et s'est penché par la vitre baissée. J'étais resté sur le quai.
- Grabley habitera dans l'appartement avec toi. Ensui-te, nous prendrons une décision. Il faudra louer un autre appartement.
Mais il l'avait dit sans la moindre conviction. Le train de Genève s'était ébranlé et j'avais eu le sentiment à ce moment-là de voir s'éloigner pour toujours ce visage et ce manteau bleu marine.
Vers neuf heures, je suis descendu au quatrième étage. J'avais entendu les pas de Grabley. Il était assis dans sa robe de chambre écossaise, sur le canapé du bureau. A côté de lui, un plateau sur lequel étaient posés une tasse de thé et un Choco BN. Il n'était pas rasé et il avait les traits tirés.
- Bonjour, Obligado...
Il m'avait donné ce surnom à cause d'une dispute amicale entre nous. Un soir, nous nous étions fixé rendez-vous devant un cinéma de l'avenue de la Grande-Armée. Il m'avait expliqué que c'était à la station de métro Obligado. Mais cette station s'appelait maintenant Argentine et il ne voulait pas en convenir. Nous avions fait un pari que j'avais gagné.
- J'ai dormi deux heures, cette nuit. J'ai fait « une tournée ».
Il caressait sa moustache blonde et plissait les yeux.
- Toujours dans les mêmes endroits ?
- Toujours.
Sa « tournée » commençait invariablement à huit heures au café des Deux-Magots où il buvait un apéritif. Puis il gagnait la rive droite et faisait halte place Pigalle. Il restait dans ce quartier jusqu'à l'aube.
- Et vous, Obligado?
- J'ai hébergé une amie, hier soir.
- Votre père est au courant ?
- Non.
- Vous devriez lui demander son avis. Je vais certainement l'avoir au téléphone.
Il imitait mon père quand celui-ci se voulait grave et responsable, mais cela sonnait encore plus faux que l'original.
- Et quel est le genre de cette jeune fille ?
Il prenait l'expression doucereuse avec laquelle il me proposait, chaque dimanche matin, de l'accompagner à la messe.
- D'abord, ce n'est pas une jeune fille.
- Elle est jolie ?
Je retrouvais ce sourire avantageux et cette fatuité de voyageur de commerce qui vous raconte ses bonnes fortunes devant une bière, dans un buffet de gare perdu.
- La mienne, de fille, n'était pas mal non plus, cette nuit...
Le ton devenait agressif, comme s'il se mettait en compétition avec moi. Je ne sais plus très bien ce que je ressentais à l'époque en présence de cet homme assis dans le bureau vide qui évoquait un déménagement trop rapide, des meubles et des tableaux en gage au mont-de-piété ou même une saisie. Il était la doublure de mon père, son factotum. Ils avaient fait connaissance très jeunes sur une plage de la côte atlantique et mon père avait dévoyé ce petit-bourgeois français. Depuis trente ans, Grabley vivait dans son ombre. La seule habitude qu'il conservait de son enfance et de sa bonne éducation, c'était d'aller chaque dimanche à la messe.
- Vous me la présenterez, cette fille ?
Il me lançait un clin d'œil complice.
- Nous pourrions même sortir ensemble, si vous voulez... J'aime bien les jeunes couples.
Je nous imaginais, elle et moi, dans la voiture de Grabley qui traversait la Seine en direction de Pigalle. Un jeune couple. Je l'avais accompagné un soir aux Deux-Magots, avant qu'il ne parte pour sa « tournée » habituelle. Nous nous étions assis à une table de la terrasse. J'avais été surpris de le voir saluer au passage un couple d'environ vingt-cinq ans : la femme, une blonde très gra cieuse, l'homme, un brun trop élégant. Il était même venu leur parler, debout, devant leur table, pendant que je restais assis à les observer. Leur âge et leur allure formaient un tel contraste avec les manières désuètes de Grabley que je m'étais demandé par quel hasard il avait pu les connaître. L'homme paraissait s'amuser aux propos de Grabley, la femme était plus distante. En les quittant, Grabley avait serré la main de l'homme et salué la femme d'un mouvement cérémonieux de la tête. Quand nous étions sortis, il me les avait présentés mais j'avais oublié leurs noms. Puis, il m'avait dit que ce « jeune homme » était une « relation très utile » et qu'il l'avait connu au cours de ses « tournées » à Pigalle.
- Vous avez l'air pensif, Obligado... Vous êtes amoureux?
Il s'était levé et se tenait droit devant moi, les mains dans les poches de sa robe de chambre.
- Je vais être obligé de travailler toute la journée. Il faut que je trie et que je déménage tous les papiers du 73.
C'était un bureau qu'avait loué mon père, boulevard Haussmann. J'allais souvent l'y retrouver en fin d'après-midi. Une pièce d'angle très haute de plafond. Le jour entrait par quatre portes-fenêtres qui donnaient sur le boulevard et sur la rue de l'Arcade. Des casiers contre les murs et une table massive sur laquelle étaient rangés des encriers, des porte-buvards et une écritoire. A quoi travaillait-il là-bas ? Chaque fois, je le surprenais au téléphone. Après trente ans, je viens de découvrir, par hasard, une enveloppe au dos de la-quelle est imprimé : Société Civile d'Etudes de Traitements de Minerais, 73, boulevard Haussmann Paris 8e.
- Vous pouvez me rejoindre au 73 avec votre amie. Nous irons dîner ensemble...
- Je ne crois pas qu'elle sera libre ce soir.
Il paraissait déçu. Il a allumé une cigarette.
- En tout cas, téléphonez-moi au 73 pour me dire ce que vous comptez faire... Je serais ravi de la connaître...
J'ai pensé qu'il fallait prendre mes distances sinon nous risquerions de l'avoir sur le dos vingtquatre heures sur vingt-quatre. Mais je n'avais jamais su dire non.
* * *
Je suis resté dans le bureau, à lire, en attendant son coup de téléphone. Elle m'avait dit : au début de l'après-midi. J'avais posé l'appareil sur le canapé. A partir de trois heures, j'ai ressenti une vague inquiétude qui, peu à peu, s'aggravait. J'ai craint qu'elle ne m'appelle plus. Je tentais vainement de reprendre ma lecture. Enfin le téléphone a sonné.
Elle n'avait pas encore récupéré le reste de ses affaires à Saint-Leu-la-Forêt. Nous nous sommes donné rendez-vous à six heures au Tournon.
J'avais le temps d'aller chez Dell'Aversano pour savoir combien il comptait m'acheter le faux Monticelli, la petite armoire chinoise et les figurines d'échecs que je lui avais confiés.
J'ai traversé le Pont-Neuf et j'ai suivi les quais. Dell'Aversano tenait un magasin d'antiquités rue François-Miron, après l'Hôtel de Ville. Je l'avais connu deux mois auparavant en choisissant quelques livres d'occasion parmi ceux qui étaient rangés sur des étalages à l'entrée du magasin.
C'était un brun, d'une quarantaine d'années, au visage romain et aux yeux clairs. Il parlait français avec un léger accent. Il m'avait expliqué qu'il faisait commerce d'antiquités entre la France et l'Italie, mais je ne lui avais pas posé trop de questions là-dessus.
Il m'attendait. Il m'a emmené boire un café sur le quai près de l'église Saint-Gervais. Il m'a tendu une enveloppe en me disant qu'il m'achetait le tout pour sept mille cinq cents francs. Je l'ai remercié. Je pouvais subsister longtemps grâce à cette somme. Puis, il faudrait quitter l'appartement et se débrouiller tout seul.
Comme s'il devinait mes pensées, Dell'Aversano m'a demandé ce que je comptais faire dans l'avenir.
- Vous savez, ma proposition tient toujours...
Il me souriait. A ma dernière visite, il m'avait expliqué qu'il pouvait me trouver un travail à Rome, chez un libraire de sa connaissance qui avait besoin d'un employé français.
- Vous avez réfléchi ? Vous seriez d'accord pour Rome ?
Je lui ai dit oui. Après tout, je n'avais plus aucune raison de rester à Paris. J'étais sûr que Rome me conviendrait. Là-bas ce serait une nouvelle vie. Il fallait me procurer un plan de cette ville, l'étudier chaque jour, apprendre le nom de toutes les rues et de toutes les places.
- Vous connaissez bien Rome ? lui ai-je demandé.
- Oui. J'y suis né.
Je viendrais lui rendre visite de temps en temps avec mon plan, et je lui poserais des questions sur les quartiers de la ville. Ainsi, à mon arrivée à Rome, je ne serais pas dépaysé.
Est-ce qu'elle accepterait de m'accompagner ? Je lui en parlerais ce soir. Voilà peut-être une solution qui résoudrait ses problèmes à elle aussi.
- Vous avez habité Rome ?
- Bien sûr, m'a-t-il dit. Pendant vingt-cinq ans.
- Dans quelle rue ?
- Je suis né dans le quartier San Lorenzo et ma dernière adresse c'était via Euclide.
J'aurais voulu noter les noms du quartier et de la rue, mais j'essaierais de m'en souvenir et je les chercherais sur le plan.
- Vous pouvez partir le mois prochain m'at-il dit. Cet ami vous trouvera un logement. Je ne pense pas que ce travail soit très pénible. Il s'agit de livres français.
Il a aspiré une très longue bouffée de cigarette, puis, d'un geste gracieux, comme au ralenti, il a porté la tasse de café à ses lèvres.
Il m'expliquait qu'à Rome, justement, dans sa jeunesse, ils étaient assis ses amis et lui à la terrasse d'un café. Ils faisaient un concours à celui qui mettrait le plus de temps pour boire une orangeade. Souvent, ça durait tout un après-midi.
* * *
J'étais en avance au rendez-vous et je me suis promené dans les allées du Luxembourg. Pour la première fois, j'ai senti que l'hiver approchait. Jusque-là, nous avions traversé des jours d'automne ensoleillés.
A ma sortie du jardin, la nuit tombait et les gardiens s'apprêtaient à fermer les grilles.
J'ai choisi une place au fond de la salle du Toumon. L'année précédente, ce café avait été pour moi un refuge quand je fréquentais le lycée Henri-IV, la bibliothèque municipale du sixième arrondissement et le cinéma Bonaparte. J'y observais un client assidu, l'écrivain Chester Himes, toujours entouré de musiciens de jazz et de très jolies femmes blondes.
J'étais arrivé au Toumon vers six heures et à six heures et demie elle n'était pas encore là. Chester Himes était assis sur la banquette, près de la vitre, en compagnie de deux femmes. L'une portait des lunettes de soleil. Ils avaient une conversation animée, en anglais. Des clients consommaient, debout devant le zinc. Pour calmer ma nervosité, je tentais de suivre la conversation de Himes et de ses amies, mais ils parlaient trop vite, sauf l'une des femmes à l'accent Scandinave dont je comprenais quelques propos. Elle voulait changer d'hôtel et elle demandait à Himes comment s'appelait celui où il avait habité au début de son séjour à Paris.
Je la guettais à travers la vitre. Il faisait nuit. Un taxi s'est arrêté devant le Toumon. Elle en est sortie. Elle était vêtue de son imperméable. Le chauffeur est sorti à son tour. Il a ouvert le coffre arrière et lui a tendu une valise, plus petite que celle d'hier soir.
Elle s'est dirigée vers moi, la valise à la main. Elle paraissait contente de me voir. Elle revenait de Saint-Leu-la-Forêt où elle avait pu récupérer le reste de ses affaires. Elle avait trouvé une chambre d'hôtel pour ce soir. Elle me demandait simplement de ramener cette valise chez moi. Elle préférait qu'elle soit « en lieu sûr » là-bas, avec l'autre. De nouveau, je lui ai dit que ces valises contenaient des lingots d'or. Mais elle m'a répondu qu'il s'agissait tout simplement d'objets qui n'avaient aucune valeur particulière, sauf pour elle.
Je lui ai déclaré, d'un ton persuasif, qu'elle avait eu tort de prendre une chambre d'hôtel car je pouvais l'héberger dans l'appartement, tout le temps qu'elle voudrait.
- Il vaut mieux que je sois à l'hôtel.
J'ai senti une réserve de sa part. Elle me cachait quelque chose et je me demandais si c'était parce qu'elle n'avait pas tout à fait confiance en moi ou qu'elle craignait de me choquer en me révélant la vérité.
- Et vous, qu'avez-vous fait de beau ?
- Rien de spécial. J'ai vendu des meubles de l'appartement pour avoir un peu d'argent.
- Et ça a marché ?
-Oui.
- Vous aviez besoin d'argent ?
Elle me fixait de son regard bleu pâle.
- C'est idiot. Je peux vous en prêter, moi, de l'argent.
Elle me souriait. Le serveur est venu prendre la commande. Elle a voulu une grenadine. Je l'ai imitée.
- J'ai mis un peu d'argent de côté, m a-t-elle dit. Il est à vous.
- C'est gentil, mais je crois que j'ai trouvé du travail.
Je lui ai fait part de la proposition de Dell'Aversano : aller à Rome pour travailler dans une librairie. J'ai hésité un instant et puis je me suis décidé :
- Vous pourriez venir avec moi...
Elle n'a pas semblé étonnée par ma proposition.
- Oui... Ce serait une bonne idée. Vous savez où vous habiterez à Rome ?
- Le libraire chez qui je travaillerai me trouvera un logement.
Elle a bu une gorgée de grenadine. La couleur de celle-ci s'harmonisait très bien avec le bleu pâle de ses yeux.
- Et vous partirez quand ?
- Dans un mois.
Le silence, entre nous. Comme hier, dans le café de l'île de la Cité, j'avais l'impression qu'elle oubliait ma présence et qu'elle risquait de se lever et de prendre congé.
- J'ai toujours rêvé d'aller vivre à Londres ou à Rome, m'a-t-elle dit.
De nouveau son regard se posait sur moi.
- Dans une ville étrangère on peut être tranquille... Personne ne nous connaît...
Elle m'avait déjà fait une réflexion semblable dans le métro hier soir. J'ai voulu savoir si quelqu'un à Paris lui voulait du mal.
- Pas vraiment. C'est à cause de l'interrogatoire d'hier... Je me sens surveillée. Ils vous posent tellement de questions... Ils m'ont interrogée sur des gens que j'ai connus, mais que je ne revois plus depuis longtemps.
Elle a haussé les épaules.
- L'ennuyeux c'est qu'ils ne m'ont pas crue... Ils doivent s'imaginer que je vois toujours ces gens-là...
Des clients venaient s'asseoir à la table voisine de la nôtre. Elle a rapproché son visage du mien.
- Et vous? m'a-t-elle dit à voix basse. Combien ils étaient à vous interroger ?
- Un seul. Celui qui était là quand vous êtes entrée...
- Moi, ils étaient deux. Le second est arrivé au bout d'un moment. Il a fait semblant d'être venu par hasard, mais il s'est mis à me poser des questions. L'autre continuait lui aussi. J'avais l'impression d'être une balle de ping-pong.
- Mais quels sont ces gens que vous avez connus ?
- Je ne les connaissais pas très bien. J'avais dû les rencontrer une ou deux fois, simplement.
Elle voyait que cette réponse ne me satisfaisait pas.
- C'est comme vous, quand on vous a dit que votre nom était inscrit sur un agenda... Vous ne saviez même pas de qui il s'agissait...
- Et maintenant, vous avez l'impression d'être surveillée?
Elle a froncé les sourcils. Elle me dévisageait avec un drôle de regard, comme si un soupçon l'effleurait brusquement. J'ai deviné à quoi elle pensait : elle m'avait vu pour la première fois quand je sortais du bureau de la police et, trois heures plus tard, j'étais encore dans les parages, assis à la terrasse de ce café.
- Vous croyez que je suis chargé de vous surveiller ? lui ai-je dit en souriant.
- Non. Vous n'avez pas la tête d'un flic. Ni l'âge. Elle ne me quittait pas des yeux. Son visage s'est détendu et nous avons fini, l'un et l'autre, par éclater de rire.
La valise était moins lourde que celle d'hier soir. Par la rue de Toumon et la rue de Seine, nous avons rejoint le quai. Pas de lumière aux fenêtres de l'appartement. Il était environ sept heures et demie et Grabley, dans le bureau du 73 boulevard Haussmann, devait encore mettre de l'ordre dans des « papiers » dont je n'avais pas soupçonné l'existence. J'avais toujours cru que ce local était aussi vide que les encriers sur la table et que mon père l'occupait comme une salle d'attente. Aussi ai-je été surpris, trente ans plus tard, de découvrir une trace tangible de son passage boulevard Haussmann, sous la forme de cette enveloppe qui portait mention de la Société Civile d'Etudes de Traitements de Minerais. Mais il est vrai qu'une mention au dos d'une enveloppe ne prouve pas grand-chose : vous avez beau la lire et la relire, vous êtes toujours dans l'inconnu.
J'ai voulu lui montrer où j'avais rangé la première valise et nous avons gravi le petit escalier intérieur jusqu'au cinquième étage. La porte du cagibi s'ouvrait sur le côté gauche, juste avant la chambre. Il flottait dans ce cagibi une odeur de cuir et de Chypre. J'ai posé la valise que je tenais à la main à côté de l'autre et j'ai éteint la lumière. La clé du cagibi était sur la porte. J'ai fermé celle-ci à double tour et je lui ai tendu la clé.
- Gardez-la, m'a-t-elle dit.
Nous sommes descendus dans le bureau. Elle voulait téléphoner. Elle a composé un numéro mais il ne répondait pas.
Elle a raccroché, l'air déçu.
- Ce soir, je dois dîner avec quelqu'un. Est-ce que vous pourriez m'accompagner ?
- Si tu veux.
Je l'avais tutoyée sans y faire attention.
Elle allait ajouter quelque chose, mais elle était visiblement embarrassée.
- Je pourrais vous demander un service? C'est de ne pas parler de cet interrogatoire d'hier et de dire que vous êtes mon frère...
Je n'étais pas surpris de cette proposition. J'étais prêt à faire tout ce qu'elle voudrait.
- Vous avez un frère pour de vrai ?
- Non.
Mais cela n'avait aucune importance. Ce « quelqu'un » que nous allions rencontrer tout à l'heure, elle ne le connaissait pas depuis longtemps et il était vraisemblable qu'elle ne lui eût pas signalé jusque-là l'existence d'un frère qui vivait aux environs de Paris. Disons à Montmorency, tout près de Saint-Leu-la-Forêt.
Le téléphone a sonné. Elle a eu un sursaut. J'ai décroché le combiné. Grabley. Il était toujours au 73 du boulevard Haussmann et il avait fait de l'ordre dans un grand nombre de « dossiers ». Il venait d'avoir mon père « au fil » et celui-ci lui avait donné l'instruction de se débarrasser le plus vite possible de tous les papiers. Il hésitait entre deux marches à suivre : attendre que le concierge du 73 ait sorti les poubelles de l'immeuble sur le trottoir du boulevard et y engloutir les « dossiers » ou bien, carrément, les déverser dans une bouche d'égout qu'il avait repérée rue de l'Arcade. Mais dans l'un ou l'autre cas, il risquait d'attirer l'attention sur lui.
- C'est comme si je devais me débarrasser d'un cadavre, mon pauvre Obligado...
Il m'a demandé des nouvelles de mon « amie ». Non, nous ne pourrions pas nous voir tous les trois ce soir. Elle dînait chez son frère quelque part entre Montmorency et Saint-Leu-la-Forêt.
* * *
Le taxi nous a déposés au coin de l'avenue des Champs-Elysées et de la rue Washington. C'est elle qui a voulu payer la course.
Nous suivions la rue sur le trottoir de gauche. Nous sommes entrés dans le premier café. Des clients entouraient le flipper, près de la vitre, et pendant que l'un d'eux jouait, ils parlaient bruyamment.
Nous avons traversé la salle. Tout au fond, elle se rétrécissait à la dimension d'un couloir le long duquel se succédaient, comme dans un wagon-restaurant, des tables et des banquettes de moleskine orangée. Un homme brun, d'à peine trente ans, s'est levé à notre arrivée.
Elle a fait les présentations.
- Jacques... Mon frère Lucien...
D'un geste, il nous a invités à nous asseoir sur la banquette vis-à-vis de lui.
- Nous pourrions dîner ici... Vous êtes d'accord?
Et sans même attendre notre réponse, il a levé le bras en direction du serveur qui est venu prendre la commande. Il a choisi un plat du jour pour nous. Elle paraissait indifférente à ce qu'elle allait manger.
Il me dévisageait avec curiosité.
- Je n'étais pas au courant de votre existence... Je suis très heureux de vous connaître...
Il la dévisageait à son tour et son regard se posait sur moi.
- C'est vrai... Vous vous ressemblez...
Mais je discernais un doute dans cette remarque.
- Ansart n'a pas pu venir. Nous le rejoindrons après le dîner.
- Je ne sais pas, a-t-elle dit. Je suis un peu fatiguée et nous devons retourner à Saint-Leu-la-Forêt.
- Ce n'est pas grave. Je vous ramènerai en voiture.
Il avait un visage aimable et une voix douce. Et une certaine élégance dans son costume de flanelle sombre.
- Et qu'est-ce que vous faites dans la vie, Lucien ?
- Il fait encore des études, a-t-elle dit. Des études de lettres.
- Moi aussi, j'ai fait des études. C'était médecine.
Il avait prononcé cette phrase avec une pointe de tristes-se comme s'il s'agissait d'un souvenir douloureux. On nous a servi un plat de saumon et de poisson fumés.
- Le patron est danois, m'a-t-il dit. Vous n'aimez peut-être pas la cuisine Scandinave ?
- Si, si. J'aime beaucoup.
Elle a éclaté de rire. Il s'est tourné vers elle.
- Qu'est-ce qui te fait rire ?
Lui, il la tutoyait. Depuis combien de temps la connaissait-il et en quelle occasion s'étaient-ils rencontrés ?
- C'est Lucien qui me fait rire.
Et elle me désignait d'un mouvement du menton. Quels étaient leurs liens exacts ? Et pourquoi me faisait-elle passer pour son frère ?
- Je vous aurais volontiers invités à dîner chez moi, a-t-il dit. Mais ce soir je n'avais rien dans la cuisine.
Elle n'avait mangé que quelques bouchées de son plat et allumait une cigarette.
- Tu n'as pas faim ?
- Non. Pas pour le moment.
- Tu as l'air soucieuse...
Et il lui prenait le poignet d'un geste tendre. Elle essayait de se dégager mais il tenait bon et elle finissait par se laisser faire. Il gardait sa main dans la sienne.
- Vous vous connaissez depuis longtemps ? ai-je demandé.
- Gisèle ne vous a jamais parlé de moi ?
- Nous nous sommes très peu vus avec mon frère ces derniers temps, lui a-t-elle dit. Il était toujours en voyage.
Il me lançait un sourire.
- Votre sœur m'a été présentée il y a quinze jours par un ami... Pierre Ansart... Vous connaissez Pierre Ansart ?
- Non, a-t-elle dit. Il ne le connaît pas.
Elle semblait lasse, brusquement et prête à quitter la table. Mais il la tenait toujours par la main.
- Vous n'êtes pas au courant de la vie de votre sœur?
Il avait prononcé cette dernière phrase d'un air soupçonneux.
Elle avait ouvert son sac à main et en avait sorti une paire de lunettes de soleil. Elle les a mises.
- Gisèle est très discrète, ai-je dit d'un ton dégagé. Elle ne se confie pas beaucoup.
Cela me faisait drôle de prononcer pour la première fois son prénom. Depuis hier, elle ne m'avait même pas dit comment elle s'appelait. J'ai tourné la tête vers elle. Derrière ses lunettes de soleil, elle était impassible, distante, comme si elle n'avait pas suivi la conversation et que, de toute manière, il s'agissait d'une autre personne qu'elle.
Il a consulté sa montre-bracelet. Il était dix heures et demie.
- Ton frère vient avec nous chez Ansart ?
- Oui, mais pas pour longtemps, a-t-elle dit. Je dois rentrer avec lui ce soir à Saint-Leu-la-Forêt.
- Alors je vous ramènerai en voiture et je retournerai voir Ansart.
- Tu n'as pas l'air content...
- Mais si, a-t-il dit sèchement. Je suis content.
Peut-être n'osait-il pas avoir une explication avec elle en ma présence.
- Ce n'est pas la peine que tu fasses des allées et venues, a-t-elle dit. Nous prendrons un taxi pour rentrer à Saint-Leu-la-Forêt.
Nous sommes montés dans une voiture de couleur bleu marine qui était garée dans la contre-allée des Champs-Ely-sées. Elle s'est assise à l'avant.
- Vous avez votre permis de conduire ? m'at-il demandé.
- Non. Pas encore.
Elle s'est tournée vers moi. Je devinais son regard bleu pâle derrière les lunettes de soleil. Elle me souriait.
- C'est drôle... Je n'imagine pas mon frère en train de conduire...
Il avait démarré et suivait lentement l'avenue des Champs-Elysées. Elle était toujours tournée vers moi. D'un mouvement presque imperceptible de la bouche, elle m'envoyait un baiser. J'ai rapproché mon visage du sien. J'étais sur le point de l'embrasser. La présence de cet homme ne me gênait pas du tout. J'avais tellement envie de sentir ses lèvres et de la caresser qu'il ne comptait plus.
- Vous devriez convaincre votre sœur d'utiliser cette voiture. Ça lui éviterait les taxis et le métro...
Sa voix m'a fait sursauter et m'a ramené à la réalité. Elle s'est détournée.
- Tu prends la voiture quand tu veux, Gisèle...
- Je peux la prendre ce soir pour rentrer à Saint-Leu-la-Forêt ?
- Ce soir? Si tu y tiens vraiment...
- J'ai envie de la prendre ce soir. Il faut que je m'habitue à la conduire.
- Comme tu voudras.
Nous longions le bois de Boulogne. Porte de la Muette. Porte de Passy. J'avais légèrement baissé la vitre et je respirais un courant d'air frais et une odeur de feuillages et de terre mouillés. J'aurais voulu me promener avec elle dans les allées du bois, au bord des lacs, du côté de la Cascade ou de la Croix-Catelan où j'allais souvent, seul, en fin d'après-midi, après avoir pris le métro pour m'éloigner du centre de Paris.
Il s'était engagé dans la rue Raffet et se garait au coin de la rue du Docteur-Blanche. J'ai mieux connu le quartier quelques années plus tard et je suis passé à plusieurs reprises devant l'immeuble où nous avions rejoint Ansart, cette nuit-là. C'était au numéro 14 de la rue Raffet. Mais les détails topographiques ont un drôle d'effet sur moi : loin de me rendre l'image du passé plus proche et plus claire, ils me causent une sensation déchirante de liens tranchés net et de vide.
Nous avons traversé la cour de l'immeuble. Au fond, un petit bâtiment d'un étage. Il a sonné à la porte. Un homme brun, trapu, d'une quarantaine d'années est apparu. Il portait une chemise à col ouvert sous un chandail beige. Il a embrassé Gisèle et donné l'accolade à Jacques.
Nous étions dans une pièce aux murs blancs. Une fille blonde d'une vingtaine d'années était assise sur un divan rouge. Ansart m'a tendu la main avec un large sourire.
- C'est le frère de Gisèle, a dit Jacques. Et lui, c'est Pierre Ansart.
- Enchanté de vous connaître, m'a dit Ansart.
Il parlait d'une voix grave, avec un léger accent faubourien. La fille blonde s'était levée et elle embrassait Gisèle.
- Je vous présente Martine, m'a dit Ansart.
La blonde me saluait d'un léger mouvement de tête et d'un sourire timide.
- Alors, tu nous avais caché l'existence de ton frère ? a dit Ansart.
Il nous regardait, elle et moi, d'un œil aigu. Etait-il dupe de ce mensonge ? Nous avons tous les trois pris place sur des fauteuils de la même couleur rouge que le divan. Ansart s'était assis sur le divan et il entourait du bras l'épaule de la fille blonde.
- Vous avez dîné rue Washington ?
Jacques a acquiescé de la tête. Au fond de la pièce montait un escalier en colimaçon. Par la trappe rabattue, on avait accès à ce qui était, sans doute, la chambre à coucher. A gauche, le salon communiquait avec une grande cuisine qui devait servir de salle à manger et dont je pouvais remarquer, du fauteuil que j'occupais, la blancheur et l'équipement neuf et rutilant.
Ansart avait surpris mon regard.
- C'est un ancien garage que j'ai fait aménager en appartement.
- C'est très agréable, lui ai-je dit.
- Vous voulez boire quelque chose ? Un tilleul?
La jeune fille blonde s'était levée et se dirigeait vers la cuisine.
- Prépare-nous quatre tilleuls, Martine, a dit Ansart avec une autorité paternelle.
Son regard était toujours fixé sur moi, comme s'il cherchait à deviner à qui il avait affaire.
- Vous êtes très jeune...
- J'ai vingt et un ans.
Je renouvelais mon mensonge d'hier. Elle avait ôté ses lunettes de soleil et me dévisageait comme si elle me voyait pour la première fois.
- Il fait des études, a dit Jacques en me regardant lui aussi.
J'étais gêné de me sentir l'objet de leur attention. Je finissais par me demander ce que je faisais là, au milieu de ces personnes que je ne connaissais pas. Et elle, je ne la connaissais pas plus que les autres.
- Des études de quoi ? a demandé Ansart.
- De lettres, a dit Jacques.
La fille blonde sortait de la cuisine, portant un plateau qu'elle déposait, au milieu de nous, sur la moquette. Elle nous tendait à chacun, d'un geste gracieux, une tasse de tilleul.
- Et quand aurez-vous fini vos études? m'a demandé Ansart.
- D'ici deux ou trois ans.
- Et en attendant, ce sont vos parents qui veillent à votre entretien, je suppose...
Ils avaient toujours les yeux fixés sur moi, comme si j'étais une bête curieuse. J'avais cru discerner dans la voix d'Ansart un mépris amusé.
- Vous en avez de la chance d'avoir de bons parents qui vous aident...
Il l'avait dit avec une légère amertume et son regard se voilait.
Que lui répondre ? J'ai eu une pensée pour mon père, sa fuite vers la Suisse, Grabley, l'appartement vide, Dell'Aversano, ma mère perdue dans le sud de l'Espagne... Il valait mieux, après tout, qu'il me considère comme un bon jeune homme qui se fait entretenir par ses parents.
- Vous vous trompez, a-t-elle dit brusquement. Personne ne l'aide. Mon frère se débrouille tout seul...
J'ai été ému qu'elle vienne à mon secours. J'avais oublié que nous étions frère et sœur et que, par conséquent, nous avions les mêmes parents.
- D'ailleurs il ne nous reste aucune famille. Ça simplifie les choses...
Ansart a eu un large sourire :
- Mes pauvres enfants...
L'atmosphère s'est détendue. La fille blonde nous versait de nouveau du tilleul dans nos tasses vides. Elle paraissait éprouver beaucoup de sympathie pour Gisèle et la tutoyait.
- Tu passes au restaurant ce soir? a demandé Jacques.
- Oui, a dit Ansart.
Gisèle s'est tournée vers moi :
- Pierre a un petit restaurant dans le quartier.
- Oh, trois fois rien, m'a dit Ansart. Une affaire qui battait de l'aile et que j'ai reprise, comme ça, pour m'amuser...
- On vous emmènera dîner là-bas un soir, a dit Jacques.
- Je ne sais pas si mon frère viendra. Il ne sort jamais.
Elle avait pris un ton ferme comme si elle voulait me protéger d'eux.
- Mais ce serait quand même gentil de dîner tous les quatre, a dit la fille blonde.
Elle posait tour à tour son regard franc sur Gisèle et sur moi. Elle semblait avoir de bonnes intentions à notre égard.
- Nous devons rentrer à Saint-Leu-la-Forêt, Lucien et moi, a dit Gisèle.
- Vous ne voulez pas rester encore un moment ? a dit Jacques.
J'ai respiré un grand coup et j'ai dit d'une voix assurée :
- Non. Il faut que nous partions tout de suite. Nous avons des problèmes avec la maison, ma sœur et moi...
Elle leur avait certainement parlé de la maison de Saint-Leu-la-Forêt. Peut-être leur avait-elle donné, à ce sujet, d'autres détails que je ne connaissais pas.
- Alors, tu prends la voiture? a demandé Jacques.
-Oui.
Il s'est tourné vers Ansart :
- Je lui prête la voiture. Ça ne fait rien si je t'emprunte l'une des tiennes?
- D'accord. On ira la chercher au garage tout à l'heure.
Nous nous sommes levés, elle et moi. Elle a embrassé la fille blonde. J'ai serré la main d'Ansart et celle de Jacques.
- On se revoit quand ? lui a demandé Jacques.
- Je te téléphonerai.
Il semblait très déçu qu'elle parte.
- Veillez bien sur votre sœur.
Il lui a donné les clés de la voiture.
- Sois prudente sur la route. Si demain ça ne répond pas chez moi, tu téléphones au restaurant.
Ansart, lui, me dévisageait, comme il l'avait fait à mon arrivée.
- J'ai été très heureux de vous connaître. Si jamais vous avez besoin de quelque chose...
J'étais surpris de cette brusque sollicitude.
- C'est parfois difficile d'avoir votre âge... Je le sais bien, j'y suis passé moi aussi...
Le regard avait une expression triste qui contrastait avec la voix bien timbrée et les traits énergiques du visage.
La fille blonde nous a accompagnés jusqu'à la porte.
- Nous pourrions nous voir demain, a-t-elle dit à Gisè-le. Je reste ici toute la journée.
Sur le seuil, dans la demipénombre de la cour, le visage de cette fille paraissait encore plus jeune. J'ai pensé qu'Ansart avait l'âge d'être son père. Nous avions traversé la cour, et elle était restée là, à nous suivre des yeux. Sa silhouette se découpait dans le cadre éclairé de la porte. On aurait cru qu'elle voulait nous rejoindre. Elle nous a fait un signe du bras.
Nous avions oublié où la voiture était garée. Nous descendions la rue, à sa recherche.
- Et si nous prenions le métro? a-t-elle dit. C'est compliqué, cette voiture... d'ailleurs j'ai dû perdre les clés...
Son ton désinvolte a provoqué chez moi un fou rire que je lui ai communiqué. Bientôt nous ne parvenions plus à le maîtriser. Nos rires résonnaient dans la rue déserte et silencieuse. Arrivés au bout de celle-ci nous l'avons suivie en sens inverse et sur l'autre trottoir. Enfin, nous avons retrouvé la voiture.
Elle a ouvert la portière après y avoir essayé les quatre clés du trousseau. Nous nous sommes assis sur les banquettes de cuir.
- Maintenant il faut la faire partir, a-t-elle dit.
Elle a réussi à mettre le contact. Elle a fait une brutale marche arrière qu'elle a stoppée juste à l'instant où la voiture montait sur le trottoir et risquait d'emboutir la porte d'un immeuble.
Elle a pris la rue en direction du bois de Boulogne, le buste raide, le visage légèrement tendu en avant, comme si elle était au volant pour la première fois.
* * *
Nous avons rejoint les quais par le boulevard Murât. Au moment où celui-ci tourne à angle droit, elle m'a dit :
- J'ai habité par ici.
J'aurais dû lui demander à quel moment et en quelles circonstances, mais j'ai laissé passer l'occasion. On est jeune, on néglige certains détails qui auraient été précieux plus tard. De nouveau, le boulevard tourne à angle droit et débouche sur la Seine.
- Alors vous trouvez que je conduis bien ?
- Très bien.
- Vous n'avez pas peur avec moi ?
- Pas du tout.
Elle a appuyé sur l'accélérateur. A partir du quai Louis-Blériot, la chaussée se rétrécit, mais elle allait de plus en plus vite. Un feu rouge. J'ai craint qu'elle ne le brûle. Mais non. Elle a freiné brusquement.
- Je crois que je suis habituée à cette voiture...
Maintenant, elle roulait à une allure normale. Nous arrivions à la hauteur des jardins du Trocadéro. Elle a traversé le pont d'Iéna, puis elle a longé le Champ-de-Mars.
- Nous allons où ? lui ai-je demandé.
- A mon hôtel. Mais avant, je voudrais chercher quelque chose que j'ai oublié.
Nous étions sur la place déserte de l'Ecole Militaire. Le grand bâtiment semblait abandonné. On devinait le Champ-de-Mars comme une prairie qui descend en pente douce vers la Seine. Elle a continué tout droit. La masse sombre et le mur d'une caserne. J'ai aperçu au bout de la rue le viaduc du métro aérien. Nous nous sommes arrêtés devant un immeuble de la rue Desaix.
- Vous m'attendez ? Je n'en ai pas pour longtemps.
Elle avait laissé la clé de contact sur le tableau de bord. Elle est entrée dans l'immeuble. Je me suis demandé si elle reviendrait. Au bout d'un moment, je suis sorti de la voiture et je me suis planté devant la porte de l'immeuble, une porte vitrée avec des ferronneries. Peut-être y avait-il une double issue. Elle disparaîtrait et me laisserait avec cette voiture inutile. J'ai essayé de me raisonner. Au cas où elle me fausserait compagnie, j'avais quelques points de repère : le café de la rue Washington dont Jacques était un habitué, l'appartement d'Ansart et surtout les valises. Pourquoi cette crainte de la voir disparaître? Je la connaissais depuis vingt-quatre heures et je ne savais rien d'elle. Même son prénom, je l'avais appris par des tiers. Elle ne tenait pas en place, elle allait d'un endroit à un autre comme si elle fuyait un danger. J'avais l'impression de ne pas pouvoir la retenir.
Je faisais les cent pas sur le trottoir. Derrière moi, j'ai entendu la porte de l'immeuble se refermer. Elle me rejoignait très vite. Elle ne portait plus son imperméable qu'elle tenait plié sur son bras, mais un manteau de fourrure.
- Vous alliez partir? m'a-t-elle dit. Vous ne vouliez plus m'attendre ?
Elle me lançait un sourire inquiet.
- Pas du tout. J'ai pensé que c'était vous qui m'aviez faussé compagnie.
Elle haussait les épaules.
- C'est idiot... qu'est-ce qui vous a fait croire ça ?
Nous marchions vers la voiture. Je lui avais pris son imperméable que je portais sur mon épaule.
- Vous avez un beau manteau, lui ai-je dit.
Elle était embarrassée.
- Oui... c'est une dame que je connais... Elle habite là... une couturière... je lui avais confié ce manteau pour qu'elle recouse les ourlets.
- Et vous l'aviez prévenue que vous passeriez si tard ?
- Ça ne la dérange pas... elle travaille la nuit...
Elle me cachait la vérité et j'étais sur le point de lui poser des questions précises, mais je me suis retenu. Elle finirait par s'habituer à moi, elle me ferait peu à peu confiance et m'avouerait tout.
Nous étions de nouveau dans la voiture. J'ai déposé son imperméable sur la banquette arrière. Elle a démarré, cette fois-ci en douceur.
- Mon hôtel est tout près...
Pourquoi avait-elle choisi un hôtel dans ce quartier ? Ce n'était certainement pas le fait du hasard. Quelque chose devait la retenir par ici, un point d'ancrage. La présence de cette mystérieuse couturière ?
Nous avons pris l'une des rues qui partent de l'avenue de Suffren en direction de Grenelle, à la frontière du septième et du quinzième arrondissement. Nous nous sommes arrêtés devant un hôtel dont la façade était éclairée par l'enseigne lumineuse d'un garage au tournant de la rue. Elle a sonné et le concierge de nuit est venu nous ouvrir. Nous l'avons suivi jusqu'à la réception. Elle a demandé la clé de sa chambre. Il me lançait un œil soupçonneux.
- Vous pouvez remplir une fiche ? Il me faudrait une pièce d'identité.
Je n'avais pas mon passeport sur moi. De toute manière, j'étais mineur.
II avait posé la clé sur le comptoir de la réception. Elle l'a prise d'un geste nerveux.
- C'est mon frère...
L'autre a hésité, un instant.
- Alors, il faut le prouver. Il faut me montrer des papiers.
- Je les ai oubliés, ai-je dit.
- Dans ce cas, je ne peux pas vous laisser monter avec mademoiselle.
- Pourquoi ? Puisque c'est mon frère...
Il nous observait tous les deux en silence et m'évoquait le policier de la veille. La lampe éclairait un visage carré, un crâne à moitié chauve. Un téléphone était posé sur le comptoir. Je m'attendais, à chaque seconde, qu'il décroche le combiné et qu'il avertisse de notre présence le commissariat le plus proche.
Nous formions un drôle de couple et nous devions avoir l'air suspect, tous les deux. Je me souviens des fortes mâchoires de cet homme, de sa bouche sans lèvres et du mépris tranquille avec lequel il nous dévisageait. Nous étions à sa merci. Nous n'étions rien.
Je me suis tourné vers elle :
- J'ai dû perdre mes papiers quand nous avons dîné avec maman, ai-je dit d'une voix timide. Maman les a peut-être retrouvés.
J'avais appuyé sur le mot « maman » pour lui donner une impression plus rassurante de nous deux. Elle, au contraire, je la devinais toute prête à affronter ce concierge de nuit.
Elle avait sa clé à la main. Je la lui ai ôtée par surprise, et je l'ai posée doucement sur le bureau de la réception.
- Viens... Nous allons essayer de retrouver ces papiers...
Je l'ai entraînée par le bras. Il fallait marcher une dizaine de mètres jusqu'à la porte de l'hôtel. J'étais sûr que l'homme nous suivait des yeux. Marcher le plus naturellement possible. Surtout, ne pas avoir l'air de fuir. Et s'il avait refermé la porte à clé, et que nous soyons pris au piège ? Mais non.
Dehors, j'étais soulagé. Ce concierge de nuit ne pouvait plus rien contre nous.
- Vous voulez retourner toute seule à votre hôtel ?
- Non. Mais je suis sûre que si nous avions insisté, il nous aurait laissés tranquilles.
- Pas moi.
- Vous aviez peur de lui ?
Elle me considérait avec un sourire moqueur. J'aurais voulu lui avouer que je m'étais vieilli et que je n'avais que dix-huit ans.
- Alors, où allons-nous? m'a-t-elle demandé.
- Chez moi. Nous serons beaucoup mieux qu'à l'hôtel.
Dans la voiture, tandis que nous suivions l'avenue de Suffren, vers les quais, j'ai ressenti la même appréhension que devant le concierge de nuit. Cette automobile et ce manteau de fourrure qu'elle portait, je me suis demandé s'ils n'attiraient pas encore plus l'attention sur nous. Je craignais qu'au prochain carrefour nous soyons arrêtés par l'un de ces barrages de police fréquents à Paris en ce temps-là, après minuit.
- Est-ce que vous avez votre permis de conduire ?
- Il doit être dans mon sac à main, m'a-t-elle dit. Vous pouvez regarder.
Son sac à main était posé sur le tableau de bord. Il ne contenait pas grand-chose et je suis tombé tout de suite sur le permis de conduire. J'ai été tenté de l'ouvrir pour connaître son nom, son adresse, sa date et son lieu de naissance. Mais je ne l'ai pas fait, par discrétion.
- Et vous croyez que nous avons les papiers de la voiture?
- Sûrement... quelque part dans la boîte à gants.
Elle a haussé les épaules. Elle paraissait indifférente à tous les dangers que je redoutais pour nous. Elle avait allumé la radio et peu à peu la musique m'apaisait. Je reprenais confiance. Nous n'avions rien fait de mal. Qu'est-ce qu'on aurait bien pu nous reprocher ?
- On devrait descendre dans le Midi avec cette voiture, lui ai-je dit.
- Je croyais que vous vouliez aller à Rome.
Jusque-là, c'était par le train que j'avais imaginé ce voyage à Rome. Maintenant j'essayais d'envisager notre trajet par la route : nous irions d'abord dans le Midi. Puis nous franchirions la frontière à Vintimille. Il suffirait d'un peu de chance et tout se passerait sans encombre. Comme j'étais mineur, j'écrirais moi-même une lettre signée de mon père m'autorisant à un séjour à l'étranger. J'avais l'habitude de ce genre de falsification.
- Vous pensez qu'ils nous prêteraient la voiture?
- Mais oui... Pourquoi pas ?
Elle ne voulait pas me répondre de manière précise.
- C'est vrai que vous ne les connaissez pas depuis très longtemps...
Elle restait silencieuse. Je suis revenu à la charge.
- Celui qui s'appelle Jacques, vous l'avez connu par Ansart ?
-Oui.
- Mais Jacques, qu'est-ce qu'il fait dans la vie ?
- Il est associé avec Ansart dans des affaires.
- Et Ansart, vous l'avez connu comment ?
- Dans un café.
Elle a ajouté :
- Jacques habite dans un très bel appartement rue Washington. Il s'appelle Jacques de Bavière...
Par la suite j'ai souvent entendu ce nom dans sa bouche : Jacques de Bavière. Est-ce que j'entendais mal ? Et ne s'agis-sait-il pas d'un nom plus prosaïque comme : de Bavier ou Debaviaire ? Ou simplement d'un pseudonyme ?
- Il est de nationalité belge, mais il vit en France depuis toujours. Il habite avec sa belle-mère rue Washington.
- Sa belle-mère ?
- Oui. La veuve de son père.
Nous étions arrivés au pont de la Concorde. Au lieu de s'engager dans le boulevard Saint-Germain, elle a traversé la Seine.
- Je préfère suivre les quais, a-t-elle dit.
- Ce Jacques de Bavière... il a l'air d'être amoureux de vous...
- Peut-être. Mais je ne veux pas habiter avec lui. Je veux garder mon indépendance.
- Vous préférez rester à Saint-Leu-la-Forêt ?
J'avais pris un ton ironique, comme si je ne croyais pas en l'existence de cette maison de Saint-Leu-la-Forêt.
- J'ai le droit d'avoir ma vie à moi...
- Il faudrait qu'un jour vous m'emmeniez à Saint-Leu...
Elle a souri.
- Vous vous moquez de moi ?
- Pas du tout. Je serais très curieux de voir votre maison...
- Malheureusement, je n'y habite plus depuis hier... Vous le savez bien...
Le Pont-Neuf. Nous suivions le même chemin que celui que nous avions fait à pied, la veille. Elle a garé la voiture dans le renfoncement du quai Conti, au coin de l'impasse.
Les fenêtres du bureau et celles de la chambre voisine étaient allumées. Cette fois-ci, nous ne pourrions pas éviter Grabley et cette perspective me mettait mal à l'aise. Je lui ai dit :
- Nous allons marcher sur la pointe des pieds.
Mais à l'instant où nous traversions le vestibule dans la demi-pénombre, Grabley a ouvert la porte de la chambre voisine du bureau.
- Qui va là? C'est vous, Obligado?
Il était vêtu de sa robe de chambre écossaise.
- Vous pourriez me présenter...
- Gisèle, ai-je dit d'une voix mal assurée.
- Henri Grabley.
Il s'était avancé vers elle et lui tendait une main qu'elle ne prenait pas.
- Enchanté de vous connaître. Excusez-moi de vous recevoir dans cette tenue.
Il jouait au maître de maison. D'ailleurs toute sa personne correspondait si bien à cet appartement vide...
- Monsieur Grabley est un ami de mon père, lui ai-je dit.
- Son plus vieil ami.
Il nous faisait signe d'entrer dans cette chambre, voisine du bureau, qui n'avait jamais eu d'usage bien déterminé : tantôt salon - le mobilier avait jadis consisté en un canapé de velours bleu nuit, deux bergères de la même couleur, et une table basse - tantôt « chambre d'amis ».
Les fenêtres sans rideaux donnaient sur le quai.
- J'en avais assez de la vue sur la cour. Je me suis installé ici. Vous me le permettez, Obligado ?
- Faites comme chez vous.
Il était entré dans la pièce, mais elle et moi nous demeurions sur le seuil. Un matelas était disposé à même le parquet, dans le coin gauche. La lumière venait d'une ampoule fixée à un pied de lampe. Il ne restait plus aucun meuble. Sur la cheminée de marbre, le cabas en ciré noir avec lequel Grabley faisait quelquefois ses courses le matin, et le grand poste de radio.
- Vous préférez que nous allions dans le bureau ?
Il gardait les yeux fixés sur elle, le sourire fat, la tête légèrement relevée.
- Vous êtes ravissante, mademoiselle...
Elle ne reagissait pas à cette remarque mais j'avais peur qu'elle ne s'en aille à cause de lui.
- Vous ne m'en voulez pas pour ma franchise, mademoiselle ?
Notre silence l'embarrassait. Il s'est tourné vers moi.
- Je n'arrive pas à joindre votre père. Le numéro de téléphone qu'il m'a laissé ne répond pas.
Rien d'étonnant à cela. Je pouvais même prévoir que le numéro sonnerait dans le vide pour l'éternité.
- Vous n'avez qu'à insister, lui ai-je dit. Ça finira par répondre.
Il paraissait maintenant un peu désemparé, là, devant nous, comme un camelot qui n'a pas convaincu son public.
- Et si nous dînions tous les trois ensemble, demain ?
- Je ne sais pas si Gisèle sera libre.
Je la regardais, en quête d'un soutien.
- Je vous remercie beaucoup, monsieur, mais je ne pourrais pas être à Paris demain soir.
Je lui étais reconnaissant d'avoir pris ce ton aimable car j'avais craint qu'elle ne lui réponde mal. J'éprouvais soudain de la pitié pour Grabley, avec sa moustache blonde et son cabas sur la cheminée, pour mon père qui avait pris la fuite... Aujourd'hui, je revois cette scène de loin. Derrière la vitre d'une fenêtre, dans une lumière étouffée, je distingue un blond d'une cinquantaine d'années en robe de chambre écossaise, une jeune fille en manteau de fourrure et un jeune homme... L'ampoule, sur le pied de lampe, est trop petite et trop faible. Si je remontais le cours du temps et revenais dans cette même pièce, je pourrais changer l'ampoule. Mais sous une lumière franche, tout cela risquerait de se dissiper.
Dans la chambre du cinquième, elle était allongée contre moi. J'entendais une musique et la voix monotone d'un speaker.
En bas, Grabley écoutait la radio.
- Il a l'air bizarre, ce type, m'a-t-elle dit. Qu'est-ce qu'il fait dans la vie ?
- Oh, un peu tous les métiers.
Un jour, j'étais tombé sur un portefeuille qu'il avait oublié dans le bureau. Parmi d'autres papiers qu'il contenait, l'un d'eux, très ancien, m'avait surpris : une demande d'immatriculation dans le registre du commerce en qualité de marchand de primeurs et fruits aux halles de Reims.
- Et ton père? C'est le même genre d'homme ?
Elle me tutoyait pour la première fois.
- Non. Pas tout à fait...
- Il est parti en Suisse parce qu'il avait des ennuis en France ?
- Oui.
Tout cela ne semblait pas la troubler beaucoup.
- Et toi? Tu as une famille? lui ai-je demandé.
- Pas vraiment.
Elle me regardait droit dans les yeux en souriant :
- J'ai un frère qui s'appelle Lucien...
- Mais qu'est-ce que tu fais dans la vie ?
- Un peu tous les métiers...
Elle a froncé les sourcils, comme si elle cherchait ses mots. Elle a fini par dire :
- J'ai même été mariée.
J'ai fait semblant de n'avoir pas entendu. Le moindre mot et le moindre geste risquaient d'interrompre cette confidence. Mais elle est redevenue silencieuse, le regard fixé au plafond.
Des reflets glissaient sur les murs. Leur forme et leur mouvement évoquaient des feuillages qui bruissent et tremblent sous le vent. C'était le passage du dernier bateau-mouche, avec ses projecteurs braqués sur les façades des quais.
* * *
Le lendemain était un samedi. Le soleil et le ciel bleu contrastaient avec les nuages bas et la grisaille de la veille. Sur le quai, l'un des bouquinistes avait déjà ouvert sa boîte. J'ai ressenti une impression de vacances que j'avais déjà connue les rares samedis du passé où je me réveillais dans la même chambre, surpris d'être loin du dortoir du collège.
Elle semblait, ce matin-là, plus détendue que le jour précédent. J'ai pensé à notre prochain départ pour Rome et j'ai décidé de me procurer le plus vite possible un plan de cette ville. Et puis, je lui ai demandé si elle voulait bien aller se promener au bois de Boulogne.
Grabley m'avait laissé un mot dans le bureau :
Mon cher Obligado,
Je dois encore retourner boulevard Haussmann pour fai-re disparaître le reste des papiers que votre père y a laissés.
Ce soir, ce sera ma « tournée ». Si vous désirez vous joindre à moi avec votre amie, rendez-vous à huit heures aux Magots. Cette jeune fille est vraiment charmante... Tâchez de l'entraîner... Je serai ravi de vous présenter au cours de cette soirée une personne qui n'est pas mal non plus.
H. G.
Elle a voulu vérifier si les valises étaient toujours dans le cagibi. Puis elle m'a expliqué qu'elle devait chercher quelque chose avant midi du côté du quai de Passy. Ça tombait bien, puisque c'était sur le chemin du bois de Boulogne.
Au moment d'entrer dans la voiture, je lui ai dit de m'attendre un instant et j'ai couru jusqu'à la boîte du bouquiniste. Dans la rangée des livres consacrés aux voyages et à la géographie, j'ai trouvé un vieux guide de Rome et ce hasard m'est apparu comme un présage favorable.
Nous étions maintenant habitués à cette voiture et il me semblait même qu'elle nous appartenait depuis toujours. Ce samedi matin-là, il y avait très peu de circulation comme à l'une de ces périodes de vacances où la plupart des Parisiens ont quitté leur ville. Nous avons rejoint la rive droite par le pont de la Concorde. Les quais étaient encore plus déserts de ce côté-ci. Après les jardins du Trocadéro, nous nous sommes arrêtés au coin de la rue de l'Alboni, sous le viaduc du métro.
Elle m'a dit de la laisser. Elle m'a donné rendez-vous dans une heure au café, sur le quai.
Elle s'est retournée vers moi et elle m'a fait un signe du bras.
Je me suis demandé si elle n'allait pas disparaître pour de bon. La veille, j'avais un point de repère : je l'avais vue entrer dans un immeuble, mais maintenant, elle n'avait même pas voulu que je l'accompagne jusqu'au bout. Avec elle, je n'étais sûr de rien.
J'ai préféré marcher plutôt que de rester immobile, à attendre dans le café, et j'ai emprunté une par une les rues avoisinantes et les escaliers à balustres et à réverbères. Plus tard, je suis revenu souvent dans ces parages et chaque fois les escaliers de la rue de l'Alboni me rappelaient le samedi où j'avais marché ici, en l'attendant. C'était en novembre, mais dans mon souvenir, à cause du soleil de ce jour-là, une lumière estivale baigne le quartier. Des taches de soleil sur les trottoirs et de l'ombre sous le viaduc du métro. Un passage étroit et obscur qui était jadis un chemin de campagne monte à travers les immeubles jusqu'à la rue Raynouard. La nuit, à la sortie de la station Passy, les réverbères jettent une lumière pâle sur les feuillages.
L'autre jour, j'ai voulu une dernière fois reconnaître les lieux. J'ai débouché dans cette zone de pavillons administratifs, au bord de la Seine. On était en train de détruire la plupart d'entre eux. Des tas de gravats, des murs éventrés, comme après un bombardement. Les bulldozers, de leur mouvement lent, dégageaient les décombres. J'ai fait demitour par la rue Charles-Dickens. Je me demandais quelle devait bien être l'adresse où elle allait, ce samedi-là. C'était sûrement rue Charles-Dickens. Quand nous nous étions séparés je l'avais vue tourner à gauche et, une heure plus tard, je m'apprêtais à rejoindre le café du quai où nous avions rendez-vous. Je marchais sur le trottoir de la rue Frémiet en direction de la Seine et j'ai entendu quelqu'un qui m'appelait par mon prénom. Je me suis retourné : Elle s'avançait vers moi et elle tenait en laisse un labrador noir.
Le chien, en me voyant, a remué la queue. Il a appuyé ses deux pattes de devant sur mes jambes. Je l'ai caressé.
- C'est drôle... on dirait qu'il te connaît.
- Il est à toi, ce chien ? lui ai-je demandé.
- Oui, mais je l'avais confié à quelqu'un parce que je ne pouvais pas m'occuper de lui ces derniers temps.
- Il s'appelle comment ?
- Raymond.
Elle semblait ravie d'être rentrée en sa possession.
- Et maintenant, tu dois encore aller chercher quelque chose ?
- Non. Pas pour le moment.
Elle me souriait. Elle s'était aperçue, sans doute, que je me moquais gentiment d'elle. Les valises, le manteau de fourrure, le chien... Aujourd'hui je comprends mieux ces allées et venues pour tenter de rassembler les morceaux épars d'une vie.
Le chien s'est glissé dans la voiture et s'est couché sur la banquette arrière comme si cette place lui était habituel-le. Elle m'a dit qu'avant d'aller au bois de Boulogne, il fallait qu'elle passe chez Ansart. Elle voulait demander à Jacques de Bavière si nous pouvions garder la voiture. Ansart et Jacques de Bavière étaient toujours ensemble le samedi dans l'appartement ou au restaurant d'Ansart. Ainsi, ces gens avaient leurs habitudes, et moi, maintenant, je faisais plus ou moins partie de leur groupe, sans très bien savoir pourquoi. J'étais ce voyageur qui monte dans un train en marche et se retrouve en compagnie de quatre inconnus. Et il se demande s'il ne s'est pas trompé de train. Mais qu'importe... Autour de lui, les autres commencent à lui parler.
Je me suis retourné vers le chien.
- Et Raymond, est-ce qu'il connaît Ansart et Jacques de Bavière ?
- Oui, il les connaît.
Elle a éclaté de rire. Le chien a relevé la tête et m'a regardé en dressant l'oreille.
Quand elle les avait rencontrés pour la première fois, elle était avec le chien. Elle habitait encore à Saint-Leu-la-Fo-rêt. Les gens à qui elle avait confié le chien, par la suite, avaient une maison près de Saint-Leu-la-Forêt et un appartement à Paris. Ils lui avaient ramené le chien, à Paris, aujourd'hui.
Je me demandais si je devais la croire. Ces explications me paraissaient à la fois trop abondantes et incomplètes, comme si elle cachait la vérité sous une profusion de détails. Pourquoi était-elle restée une heure là-bas alors qu'il s'agissait simplement d'aller chercher un chien ? Et pourquoi n'avait-elle pas voulu que je l'accompagne ? Qui étaient ces gens ?
J'ai pensé que cela ne valait pas la peine que je lui pose ces questions. Je ne la connaissais que depuis quarante-huit heures. Il suffirait de quelques jours d'intimité et les barrières, entre nous, s'effondreraient. Bientôt je saurais tout.
Nous nous sommes arrêtés devant l'immeuble de la rue Raffet et nous avons traversé la cour. Elle n'avait pas mis sa laisse au chien, mais celui-ci nous suivait docilement. C'est Martine, la fille blonde, qui nous a ouvert la porte d'entrée. Elle a embrassé Gisèle. Puis, moi aussi, elle m'a embrassé. J'ai été surpris par cette familiarité.
Ansart et Jacques de Bavière se tenaient tous deux sur le divan et regardaient de grandes photos dont quelques-unes étaient éparses, à leurs pieds, sur la moquette. Ils n'ont pas été surpris par notre arrivée. Le chien est monté sur le divan et leur a fait la fête.
- Alors, tu es contente d'avoir récupéré ton chien ? a dit Jacques de Bavière.
- Très contente.
Ansart rassemblait les photos et les posait sur la table basse.
- Tu n'as pas eu de problèmes avec la voiture ? a demandé Jacques de Bavière.
- Pas du tout.
- Asseyez-vous deux minutes, a dit Ansart avec son accent légèrement faubourien.
Nous avons pris place sur les fauteuils. Le chien est venu se coucher devant Gisèle. Martine s'est assise par terre, entre Jacques de Bavière et Ansart, le dos appuyé contre le rebord du canapé,
- Je voulais vous demander si nous pourrions garder la voiture encore quelque temps, a dit Gisèle.
Jacques de Bavière a eu un sourire ironique :
- Bien sûr. Vous pouvez la garder tant que vous voulez.
- A une seule condition... a dit Ansart.
Il levait le doigt pour réclamer notre attention. Le visage fendu d'un sourire, on aurait cm qu'il allait proférer une bonne plaisanterie.
- A la condition que vous me rendiez un service...
Il a pris une cigarette dans le paquet, sur la table basse, puis il l'a allumée nerveusement avec un briquet. Il me regardait, droit dans les yeux, comme si c'était à moi qu'il s'adressait et que Gisèle était déjà plus ou moins au courant.
- Voilà... C'est très simple... il suffirait que vous me serviez de messagers...
Jacques de Bavière et Martine contemplaient le chien qui demeurait dans une position de sphinx, aux pieds de Gisèle, mais j'avais l'impression que c'était pour se donner une contenance et ne pas croiser mon regard. Ils craignaient peut-être que je sois choqué par la proposition d'Ansart.
- Ce n'est pas très compliqué... Demain après-midi, vous irez dans un café que je vous indiquerai... Vous attendrez que ce type entre dans le café...
Il prenait l'une des photos sur la table basse et nous la montrait de loin. Le visage d'un homme brun, d'une quarantaine d'années. Gisèle n'avait pas l'air étonnée par cette proposition mais Ansart s'était sûrement rendu compte de ma méfiance. Il s'est penché vers moi :
- Rassurez-vous. Il n'y a rien de plus banal... Cet homme est une de mes relations d'affaires... Quand il se sera installé à une table, l'un de vous deux se présentera à lui et dira simplement ceci : « Monsieur Pierre Ansart vous attend dans la voiture au coin de la rue... »
De nouveau il souriait, d'un grand sourire enfantin. Décidément, son visage respirait la franchise.
J'aurais aimé connaître l'avis de Gisèle. Elle s'était penchée et avait pris la photo qu'Ansart avait déposée sur la table basse. Nous la regardions tous les deux. On aurait dit un agrandissement d'une photo d'identité. Un visage aux traits réguliers. Des cheveux noirs ramenés en arrière. Un front dégagé.
Martine et Jacques de Bavière regardaient eux aussi les autres photos qui représentaient le même homme, sous des angles différents, seul ou en compagnie d'autres personnes.
- Et qu'est-ce qu'il fait dans la vie ? ai-je demandé d'une voix timide.
- Un métier tout à fait honorable, a dit Ansart sans nous donner d'autres précisions. Donc, vous attendrez l'arrivée de cet homme et vous lui transmettrez mon message... ça se passera à Neuilly, tout près du bois de Boulogne.
- Et après ? a demandé Gisèle.
- Après, vous avez quartier libre. Et comme je n'ai pas l'habitude de faire travailler les gens pour rien, je vous offre deux mille francs à chacun pour cette corvée.
- Je vous remercie mais je n'ai pas besoin d'argent, ai-je dit.
- C'est idiot, mon petit. On a toujours besoin d'argent à votre âge...
Le ton était paternel et le regard d'une expression si douce et si triste que cet homme m'inspirait brusquement une certaine sympathie.
* * *
II y a eu un beau soleil tout l'après-midi mais nous étions dans cette période de l'année où la nuit tombe vers cinq heures. Ansart a voulu que nous allions déjeuner dans son restaurant. Il était situé un peu plus au nord du seizième arrondissement, rue des Belles-Feuilles. Ansart, Jacques de Bavière et Martine sont montés dans une voiture noire et nous les avons suivis à travers les rues vides du samedi.
- Tu crois qu'on peut lui rendre le service qu'il nous a demandé ? ai-je dit à Gisèle.
- Ça ne nous engage à rien...
- Mais à part ce restaurant, tu ne sais pas quel genre de métier il exerce ?
- Non.
- Ce serait intéressant de le savoir...
- Tu crois ?
Elle a haussé les épaules. A un feu rouge, boulevard Suchet, nous les avons rejoints. Les deux voitures attendaient, côte à côte. Martine était assise à l'arrière et elle nous a souri. Ansart et Jacques de Bavière étaient absorbés dans une conversation très sérieuse. D'un mouvement de l'index Jacques de Bavière a jeté la cendre de sa cigarette par la vitre à moitié baissée.
- Tu es déjà allée dans son restaurant ?
- Oui, deux ou trois fois. Tu sais, je ne les connais pas depuis très longtemps...
En effet, elle ne les connaissait que depuis trois semaines. Rien ne nous liait à eux d'une manière définitive, à moins qu'elle me cachât quelque chose. Je lui ai demandé si elle avait l'intention de continuer de les fréquenter. Elle m'a expliqué que Jacques de Bavière avait été très gentil avec elle et qu'il lui avait rendu service dès leur première rencontre. Il lui avait même prêté de l'argent.
- Ce n'est pas à cause d'eux que tu as été interrogée par la police, l'autre jour?
Cette idée m'avait brusquement traversé l'esprit.
- Mais non. Pas du tout...
Elle fronçait les sourcils et me jetait un regard soucieux.
- Il ne faut surtout pas qu'ils sachent que j'ai été interrogée...
Elle m'avait déjà fait cette recommandation la veille, sans m'en dire plus.
- Pourquoi ? Ils peuvent avoir des ennuis à cause de ça ?
Elle avait appuyé sur l'accélérateur. Le chien s'est dressé sur la banquette arrière et il a posé sa tête au creux de mon épaule.
- Ils m'ont convoquée là-bas parce qu'ils ont trouvé mon nom sur une fiche d'hôtel. Mais de toute façon, j'aurais été les voir de mon plein gré...
- Pourquoi ?
Nous avions dépassé la voiture d'Ansart et de Jacques de Bavière. Nous roulions très vite et il m'avait semblé que nous avions brûlé un feu rouge. Je sentais le souffle du chien dans mon cou.
- J'ai quitté mon mari et il m'a fait rechercher. Les derniers mois où j'étais avec lui, il ne cessait de me menacer... J'ai tout raconté à la police...
- Tu vivais avec lui à Saint-Leu-la-Forêt ?
- Non.
Elle m'avait répondu sèchement. Elle regrettait déjà de s'être confiée à moi. J'ai risqué une autre question :
- Ton mari, c'est quel genre d'homme?
- Oh... Un homme comme tout le monde...
J'ai compris que je ne tirerais plus rien d'elle, pour le moment. Les autres nous avaient rattrapés. Jacques de Bavière s'est penché par la vitre baissée. Il a crié :
- Vous vous croyez aux Vingt-Quatre Heures du Mans ?
Et ils nous ont doublés, puis ils ont ralenti leur allure. Elle aussi. Nous roulions maintenant derrière eux, tout près, et les parechocs se touchaient presque.
- Après le déjeuner, nous pourrons nous promener tous les deux au bois de Boulogne ? lui ai-je demandé.
- Bien sûr... Nous ne sommes pas obligés de rester avec eux...
J'étais heureux qu'elle me le dise. Je me sentais dépendant des adultes et de leur bon vouloir. Le collège que j'avais connu pendant six ans et la menace d'un prochain départ pour la caserne me donnaient l'impression de dérober chaque instant de liberté et de vivre en fraude.
- C'est vrai... On n'a pas de compte à leur rendre...
Cette remarque l'a fait rire. Le chien me soufflait toujours dans le cou et de temps en temps me passait sa langue râpeuse sur l'oreille.
* * *
Le restaurant s'appelait du nom de la rue : Les Belles Feuilles.
Une petite salle. Des boiseries claires. Un bar d'acajou. Des tables recouvertes de nappes blanches et des banquettes de moleskine rouge.
Quand nous sommes entrés, trois clients déjeunaient. Nous avons été reçus par le serveur, un brun d'environ trente-cinq ans en veste blanche qu'ils appelaient Rémy. Il nous a installés à l'une des tables du fond. Gisèle n'avait pas quitté son manteau de fourrure.
Elle a dit à Ansart :
- Vous croyez qu'il y aurait quelque chose à manger pour le chien ?
- Bien sûr.
Il a appelé Rémy et nous avons tous choisi le plat du jour. Ansart s'est levé et s'est dirigé vers la table des clients. Il leur parlait avec beaucoup de courtoisie. Puis il est venu nous rejoindre.
- Alors, qu'est-ce que vous pensez de mon établissement? m'a-t-il dit en me gratifiant de son large sourire.
- J'aime beaucoup.
- C'était un ancien café-charbons que je fréquentais quand j'avais votre âge, pendant la guerre. A l'époque je n'aurais jamais pu penser que je le transformerais en restaurant.
Il était tout prêt à me faire des confidences. A cause de ma timidité ? De mes yeux attentifs ? De mon âge qui lui rappelait des souvenirs ?
- A partir d'aujourd'hui, vous avez table ouverte.
- Merci.
Jacques de Bavière était allé téléphoner au bar. Il se tenait debout derrière celui-ci, comme s'il était le patron.
- J'ai une clientèle tout à fait calme, a dit Ansart. Des gens du quartier...
- Et vous aussi, vous vous occupez du restaurant ? ai-je demandé à Martine.
- Elle m'a juste un peu aidé pour la décoration.
Il lui posait une main affectueuse sur l'épaule. J'aurais aimé savoir en quelle occasion ils s'étaient rencontrés l'un et l'autre et comment Ansart et Jacques de Bavière s'étaient connus eux aussi. Ansart avait au moins une dizaine d'années de plus que lui. Je l'imaginais à mon âge, un soir de novembre, entrant dans ce café qui ne devait pas encore s'appeler « Les Belles Feuilles ». Que faisait-il à l'époque dans le quartier ?
Après le déjeuner, nous sommes restés un moment à bavarder sur le trottoir. Gisèle leur a expliqué que nous allions promener le chien au bois. Ansart voulait déposer Jacques de Bavière chez lui, rue Washington. Nous leur avons dit que ce n'était pas la peine et que Jacques de Bavière pouvait reprendre sa voiture. Mais non, il tenait à nous la laisser, C'était très gentil de sa part.
J'ai demandé à Ansart en quel endroit de Neuilly nous devions remplir notre curieuse mission de demain soir.
C'était rue de la Ferme, à la lisière du bois.
- Vous voulez reconnaître les lieux ? Vous avez raison. C'est plus prudent. Il vaut mieux repérer toutes les issues de secours à l'avance.
Et il m'a tapoté l'épaule, le visage fendu de son sourire franc.
Passé la porte Dauphine, nous avons pris la route qui mène aux lacs et nous nous sommes garés devant le Pavillon Royal. Un samedi aprèsmidi ensoleillé de fin d'automne, comme ces samedis de mon enfance où j'arrivais à la même heure dans le même lieu, par l'autobus 63 qui s'arrêtait Porte de la Muette. Il y avait déjà beaucoup de monde au guichet où on loue les barques.
Nous marchions le long du lac. Elle avait ôté sa laisse au chien qui courait dans l'allée devant nous. Quand il avait pris trop d'avance, elle l'appelait : Raymond ! et aussitôt il faisait demitour. Nous avons dépassé l'embarcadère d'où part le canot à moteur pour rejoindre le Chalet des Iles.
- Nous sommes obligés d'aller les retrouver tout à l'heure?
Elle a levé la tête vers moi et m'a fixé de ses yeux bleu pâle.
- Il vaut mieux, m'a-t-elle dit. Ils peuvent nous aider... Et puis ils nous ont prêté la voiture.
- Tu crois vraiment qu'il faut accepter ce qu'ils nous ont demandé de faire ?
- Tu as peur ?
Elle m'avait pris le bras et nous suivions l'allée qui était de plus en plus étroite, entre les arbres.
- Si nous rendons service à Pierre, nous pourrons lui demander n'importe quoi. Pierre est très gentil, tu sais...
- Lui demander quoi, par exemple ?
- De nous aider pour ce voyage à Rome. Elle n'avait pas oublié le projet dont je lui avais parlé. Je gardais le guide de Rome dans l'une de mes poches et je l'avais déjà consulté à plusieurs reprises.
- Moi aussi, m'a-t-elle dit, je serais mieux à Rome.
J'aurais voulu qu'elle m'explique une fois pour toutes sa situation.
- Mais qu'est-ce qui se passe au juste avec ton mari?
Elle s'est arrêtée de marcher. Le chien était monté sur le talus et reniflait le tronc des arbres. Elle me serrait plus fort le bras.
- Il essaie de me trouver, mais il n'y arrive pas pour le moment. J'ai quand même toujours peur de tomber sur lui.
- Il est à Paris ?
- De temps en temps.
- Ansart et Jacques de Bavière sont au courant?
- Non. Mais il faut être gentils avec eux. Ils peuvent me protéger contre lui.
- Et quel est son métier ?
- Oh... Ça dépend des jours...
Nous étions au Carrefour des Cascades. Nous avons longé l'autre côté du lac. Elle ne m'a plus fait beaucoup de confidences, sinon qu'elle s'était mariée à dix-neuf ans et que son mari était plus âgé qu'elle. Je lui ai proposé de passer en voiture à l'endroit où Ansart nous avait fixé notre mission.
Nous avons coupé par le bois jusqu'à la lisière de Neuilly et nous avons rejoint la rue de la Ferme. L'endroit du rendez-vous était un barrestaurant, à l'angle de la rue de Longchamp. Les derniers rayons de soleil s'attardaient sur les trottoirs.
Cela me faisait drôle de me retrouver par ici. Je connaissais bien ce quartier. Je l'avais fréquenté avec mon père et l'un de ses amis, puis avec Charell et Karvé, des camarades de collège. Il n'y avait pas un seul promeneur rue de la Ferme et les manèges paraissaient fermés.
La nuit était déjà tombée à notre retour chez Ansart. Lui et Jacques de Bavière étaient assis sur le divan rouge, comme la première fois. Martine a apporté, de la cuisine, un plateau, avec du thé et des petits fours.
Les photos étaient toujours sur la table basse. J'en ai pris une, au hasard, mais c'était celle que j'avais déjà vue.
- Vous croyez que nous pourrons le reconnaître ? ai-je demandé à Ansart.
- Mais oui. Il n'y aura sans doute pas grand monde dans le café demain soir... Et je vais vous donner un détail qui vous sautera aux yeux tout de suite : ce type portera certainement une culotte de cheval.
J'ai aspiré un grand coup pour me donner du courage et je lui ai dit :
- Mais pourquoi vous n'allez pas vous-même dans ce café ?
Ansart a posé sur moi le regard triste et tendre qui contrastait avec son large sourire.
- Vous allez tout de suite comprendre le problème : il n'y avait pas de rendez-vous entre ce type et moi, demain soir... Ce sera une surprise pour lui...
- Une bonne surprise ?
Il n'a pas répondu à ma question. Je crois que s'il n'avait pas eu son regard si tendre, j'aurais éprouvé une certaine inquiétude. Martine nous versait le thé. Ansart laissait tomber, dans nos tasses, à Gisèle et à moi, un morceau de sucre qu'il avait pris entre pouce et index.
- Ne vous faites pas de souci, a dit Jacques de Bavière en regardant distraitement l'une des photos. C'est une blague que nous lui préparons...
Je n'en étais pas vraiment convaincu mais Gisèle, à côté de moi, semblait trouver tout cela naturel. Elle buvait son thé à petites gorgées. Elle a donné un morceau de sucre au chien.
- Ce monsieur monte à cheval ? ai-je dit pour rompre le silence.
Jacques de Bavière a fait un signe affirmatif de la tête.
- Je l'ai connu dans un manège de la rue de la Ferme où je loue un box pour mon cheval.
Gisèle s'est tournée vers moi et comme si elle voulait que la conversation prenne un tour plus futile :
- Jacques a un très joli cheval. Il s'appelle Plaine au Cerf.
- Je ne sais pas si je le garderai encore longtemps, a dit Jacques de Bavière. Un cheval, ça coûte cher et je n'ai plus beaucoup le loisir d'en profiter.
Il n'avait pas l'accent légèrement faubourien d'Ansart et l'existence de ce cheval m'intriguait.
J'aurais été curieux de voir l'appartement de la rue Washington et cette « belle-mère » dont Gisèle m'avait parlé.
- Demain, vous pouvez passer d'abord ici ou venir directement rue de la Ferme, a dit Ansart. N'oubliez pas... le rendez-vous est à six heures... Tenez, ça, c'est pour vous et pour votre sœur...
Et il m'a tendu deux enveloppes que je n'ai pas osé refuser.
Nous nous sommes arrêtés vers le haut des Champs-Elysées et nous avons eu de la peine à nous garer. Dehors, l'air était aussi tiède qu'un samedi soir de printemps.
Nous avons décidé d'aller au cinéma, mais nous ne voulions pas abandonner le chien dans la voiture. J'ai pensé qu'au Napoléon, du côté de l'avenue de la Grande-Armée, on serait plus indulgent à l'égard du chien que dans les grandes salles d'exclusivité. En effet, la dame de la caisse et l'ouvreuse l'ont laissé entrer avec nous. Le film s'appelait L'Aventurier du Rio Grande.
A la sortie du cinéma, je lui ai proposé de dîner dans un restaurant. Je gardais toujours sur moi les sept mille cinq cents francs de Dell'Aversano, auxquels étaient venues s'ajouter les deux enveloppes que m'avait données Ansart et qui contenaient, chacune, deux mille francs.
Je voulais l'inviter, mais j'étais intimidé par les restaurants des Champs-Elysées. Je lui ai demandé d'en choisir un.
- On pourrait retourner rue Washington, m'a-t-elle dit.
Je craignais d'y rencontrer Jacques de Bavière. Elle m'a rassuré. Il resterait avec Ansart et ne rentrerait que très tard chez lui.
Nous étions assis près de la vitre.
- Jacques habite en face.
Et elle me désignait la porte cochère du numéro 22.
J'aurais préféré que nous oubliions leur existence, mais c'était difficile tant que nous n'aurions pas quitté Paris. Puis qu'elle me disait que ces gens pouvaient nous aider, je voulais bien la croire. J'aurais simplement aimé en savoir plus long sur eux.