C’est étrange d’entendre parler français. À ma descente de l’avion, j’ai senti un léger pincement au cœur. Dans la file d’attente, devant les bureaux de la douane, je contemplais le passeport, qui est désormais le mien, vert pâle, orné de deux lions d’or, les emblèmes de mon pays d’adoption. Et j’ai pensé à celui, cartonné de bleu marine, que l’on m’avait délivré jadis, quand j’avais quatorze ans, au nom de la République française.
J’ai indiqué l’adresse de l’hôtel au chauffeur de taxi et je craignais qu’il n’engageât la conversation car j’avais perdu l’habitude de m’exprimer dans ma langue maternelle. Mais il est resté silencieux tout le long du trajet.
Nous sommes entrés dans Paris par la porte Champerret. Un dimanche, à deux heures de l’après-midi. Les avenues étaient désertes sous le soleil de juillet. Je me suis demandé si je ne traversais pas une ville fantôme après un bombardement et l’exode de ses habitants. Peut-être les façades des immeubles cachaient-elles des décombres ? Le taxi glissait de plus en plus vite comme si son moteur était éteint et que nous descendions en roue libre la pente du boulevard Malesherbes.
À l’hôtel, les fenêtres de ma chambre donnaient sur la rue de Castiglione. J’ai tiré les rideaux de velours et je me suis endormi. À mon réveil, il était neuf heures du soir.
J’ai dîné dans la salle à manger. Il faisait encore jour mais les appliques des murs diffusaient une lumière crue. Un couple d’Américains occupaient une table voisine de la mienne, elle, blonde avec des lunettes noires, lui, sanglé dans une sorte de smoking écossais. Il fumait un cigare et la sueur dégoulinait le long de ses tempes. J’avais très chaud moi aussi. Le maître d’hôtel m’a salué en anglais et je lui ai répondu dans la même langue. À son attitude protectrice, j’ai compris qu’il me prenait pour un Américain.
Dehors, la nuit était tombée, une nuit étouffante, sans un souffle d’air. Sous les arcades de la rue de Castiglione, je croisais des touristes, américains ou japonais. Plusieurs cars stationnaient devant les grilles du jardin des Tuileries, et sur le marchepied de l’un d’eux, un homme blond en costume de steward accueillait les passagers, micro à la main. Il parlait vite et fort, dans une langue gutturale et s’interrompait, d’un éclat de rire qui ressemblait à un hennissement. Il a fermé lui-même la portière et s’est assis à côté du chauffeur. Le car a filé en direction de la place de la Concorde, un car bleu clair au flanc duquel était écrit en lettres rouges : DE GROTE REISEN ANTWERPEN.
Plus loin, place des Pyramides, d’autres cars. Un groupe de jeunes gens, sac de toile beige en bandoulière, étaient vautrés au pied de la statue de Jeanne d’Arc. Ils faisaient circuler entre eux des baguettes de pain et une bouteille de Coca-Cola dont ils versaient le contenu dans des gobelets en carton. À mon passage, l’un d’eux s’est levé et m’a demandé quelque chose en allemand. Comme je ne comprenais pas cette langue, j’ai haussé les épaules en signe d’impuissance.
Je me suis engagé dans l’avenue qui coupe le jardin jusqu’au pont Royal. Un car de police était à l’arrêt, feux éteints. On y poussait une ombre en costume de Peter Pan. Des hommes encore jeunes, qui portaient tous les cheveux courts et des moustaches, se croisaient, raides et lunaires, dans les allées et autour des bassins. Oui, ces lieux étaient fréquentés par le même genre de personnes qu’il y a vingt ans et pourtant la vespasienne, à gauche, du côté de l’arc de triomphe du Carrousel, derrière les massifs de buis, n’existait plus. J’étais arrivé sur le quai des Tuileries, mais je n’ai pas osé traverser la Seine et me promener seul sur la rive gauche, où j’avais passé mon enfance.
Je suis resté longtemps au bord du trottoir, à regarder le flot des voitures, le clignotement des feux rouges et des feux verts, et, de l’autre côté du fleuve, l’épave sombre de la gare d’Orsay. À mon retour, les arcades de la rue de Rivoli étaient désertes. Je n’avais jamais connu une telle chaleur la nuit, à Paris, et cela augmentait encore le sentiment d’irréalité que j’éprouvais au milieu de cette ville fantôme. Et si le fantôme, c’était moi ? Je cherchais quelque chose à quoi me raccrocher. L’ancienne parfumerie lambrissée de la place des Pyramides était devenue une agence de voyages. On avait reconstruit l’entrée et le hall du Saint-James et d’Albany. Mais, à part ça, rien n’avait changé. Rien. J’avais beau me le répéter à voix basse, je flottais dans cette ville. Elle n’était plus la mienne, elle se fermait à mon approche, comme la vitrine grillagée de la rue de Castiglione devant laquelle je m’étais arrêté et où je distinguais à peine mon reflet.
Des taxis attendaient, et j’ai voulu en prendre un pour faire une grande promenade à travers Paris et retrouver tous les lieux familiers. Une appréhension m’a saisi, celle d’un convalescent qui hésite à se livrer à des efforts trop violents les premiers jours.
Le concierge de l’hôtel m’a salué en anglais. Cette fois-ci, j’ai répondu en français et il en a paru surpris. Il m’a tendu la clé et une enveloppe bleu ciel.
— Un message téléphonique, monsieur…
J’ai ouvert les rideaux de velours et les deux battants de la porte-fenêtre. L’air était encore plus chaud dehors que dans la chambre. Si l’on se penchait au balcon on voyait, à gauche, la place Vendôme noyée de pénombre et tout au fond les lumières du boulevard des Capucines. De temps en temps un taxi s’arrêtait, les portières claquaient et des bribes de conversations en italien ou en anglais montaient jusqu’à moi. De nouveau, j’ai eu envie de sortir et de me promener, au hasard. À cette même heure quelqu’un arrivait à Paris pour la première fois et il était ému et intrigué de traverser ces rues et ces places, qui, à moi, ce soir, semblaient mortes.
J’ai déchiré l’enveloppe bleue du message. Yoko Tatsuké avait téléphoné à l’hôtel en mon absence et, si je voulais le joindre, il serait demain, toute la journée, au Concorde-Lafayette de la porte Maillot.
J’ai été soulagé qu’il me donne rendez-vous très tard pour le dîner, car la perspective de traverser Paris de jour, sous ce soleil de plomb, m’accablait. À la fin de l’après-midi j’ai fait quelques pas dehors mais sans quitter l’ombre des arcades. Rue de Rivoli, je suis entré dans une librairie anglaise. Au rayon « detective-stories », j’ai remarqué l’un de mes livres. Ainsi on trouvait à Paris la série des Jarvis d’Ambrose Guise. Et comme la photographie de l’auteur qui ornait la jaquette de ce livre était très sombre, je me suis dit que personne, ici, en France, parmi ceux qui m’avaient rencontré jadis, ne saurait jamais que cet Ambrose Guise c’était moi.
J’ai feuilleté le livre avec l’impression d’avoir abandonné Ambrose Guise de l’autre côté de la Manche. Vingt années de ma vie étaient, d’un seul coup, abolies. Ambrose Guise n’existait plus. J’étais revenu au point de départ, dans la poussière et la chaleur de Paris.
Au moment de rentrer à l’hôtel, une angoisse m’a contracté l’estomac : on ne revient jamais au point de départ. Quel témoin se souvenait encore de ma vie antérieure, du jeune homme qui errait à travers les rues de Paris et s’y confondait ? Qui aurait pu le reconnaître dans cet écrivain anglais en veste de toile beige : Ambrose Guise, l’auteur des Jarvis ? Je suis remonté dans ma chambre, j’ai tiré les rideaux et me suis allongé en travers du lit. J’ai feuilleté le journal que l’on avait glissé en mon absence sous la porte. Je n’avais pas lu le français depuis si longtemps que l’angoisse, de nouveau, m’a empoigné, une sorte de vacillement, comme de retrouver des traces de moi-même après une longue amnésie. Je suis tombé, par hasard, au bas d’une page, sur une rubrique où était dressée la liste des promenades et conférences du lendemain :
La tour Eiffel. 15 h. Rendez-vous : pilier nord.
Curiosités et souterrain de la montagne Sainte-Geneviève. 15 h. Rendez-vous : métro Cardinal-Lemoine.
Le vieux Montmartre. 15 h. Rendez-vous : métro Lamarck-Caulaincourt.
Cent tombeaux divers à Passy. 14 h. Rendez-vous : angle avenue Paul-Doumer et place du Trocadéro.
Jardins du vieux Vaugirard. 14 h 30. Rendez-vous : métro Vaugirard.
Hôtels du Marais nord. Rendez-vous : sortie du métro Rambuteau. 14 h 30.
Aspects méconnus du canal de l’Ourcq : le pont levant de la Villette et les entrepôts quai de la Loire. 15 h. Rendez-vous : angle rue de Crimée, quai de la Loire.
Hôtels et jardins d’Auteuil. 15 h. Rendez-vous : métro Michel-Ange-Auteuil.
Durée 1 h 45. (Présence du Passé.)
Demain, j’aurais toujours la ressource d’aller à l’un de ces rendez-vous si je me sentais trop seul dans ce Paris caniculaire. Mais c’était l’heure de rejoindre Tatsuké. Il faisait nuit. Le taxi remontait les Champs-Élysées. J’aurais dû suivre le chemin à pied, me mêler à la foule des promeneurs et entrer au Café des Sports de l’avenue de la Grande-Armée où je me serais laissé bercer par les conversations des lads et des mécanos. J’aurais repris peu à peu contact avec Paris. Mais à quoi bon ? Il fallait désormais considérer cette ville comme n’importe quelle autre ville étrangère. La seule raison de ma présence ici était le rendez-vous que m’avait fixé un Japonais. Et de toute manière, je venais de m’apercevoir, à l’instant où le taxi s’engageait boulevard Gouvion-Saint-Cyr, que le Café des Sports n’existait plus. On avait construit à son emplacement un immeuble en verre bleuté.
À la réception du Concorde j’ai demandé M. Yoko Tatsuké. Il m’attendait au « restaurant » du dix-septième étage. L’ascenseur glissait dans un silence d’ouate. Un hall tendu d’une moquette orange. Une inscription en lettres d’or courait sur le mur d’acier : « PIZZERIA PANORAMIQUE FLAMINIO », et une flèche indiquait la direction à prendre. Des haut-parleurs invisibles diffusaient une musique d’aéroport. Le garçon en veste bordeaux m’a indiqué une table, au fond, près de la baie vitrée.
Je me trouvais en présence d’un Japonais distingué au costume gris. Il s’est levé et m’a salué en hochant la tête. Il portait de temps en temps un fume-cigarette à ses lèvres et m’observait avec un sourire dont je me demandais s’il était ironique ou amical. La musique d’aéroport jouait en sourdine.
— Mr. Tatsuké, I presume ? lui ai-je dit.
— Pleased to meet you, Mr. Guise.
Le garçon est venu nous apporter la carte et Tatsuké lui-même a fait la commande dans un français très pur :
— Deux salades Flaminio, deux pizzas siciliennes et une bouteille de chianti. Les salades Flaminio bien assaisonnées, n’est-ce pas ?
Puis se tournant vers moi, il m’a dit :
— You can trust me… It’s the best pizzeria in Paris… I am fed up with french cooking… I’d like something different for a change… You would surely prefer a french restaurant ?
— Not at all.
— Yes… I was wrong… I should have taken you to a french restaurant… You probably are not used to french restaurants…
Il avait prononcé cette dernière phrase sur un ton de supériorité et de lassitude, comme s’il s’adressait à un vulgaire touriste auquel il aurait dû montrer « Paris By Night ».
— Ne vous inquiétez pas, mon vieux, j’aime bien les pizzas, lui ai-je dit brutalement, en français, et j’avais retrouvé, intact, après tant d’années, l’accent de mon village natal : Boulogne-Billancourt.
Le fume-cigarette lui a glissé des mains et le bout incandescent commençait à brûler la nappe, mais il ne s’en apercevait pas tant il avait été surpris de m’entendre.
— Tenez, mon vieux, avant que ça crame, lui ai-je dit, en lui tendant le fume-cigarette.
Cette fois-ci, je discernais une ombre d’inquiétude dans son regard.
— Vous… vous parlez très bien français…
— Mais vous aussi…
Je lui ai souri, gentiment. Il a paru flatté et s’est détendu peu à peu.
— J’ai travaillé pendant cinq ans, en France, dans une agence de presse, m’a-t-il dit. Et vous ?
— Oh, moi…
Les mots ne venaient pas et il a respecté mon silence. On nous servait les salades Flaminio.
— You like it ? m’a-t-il demandé.
— Beaucoup. Cela me ferait plaisir si nous continuions à parler français.
— Comme vous voulez.
Apparemment, il était décontenancé que je sache si bien parler français.
— Vous avez eu une bonne idée de me donner rendez-vous à Paris, lui ai-je dit.
— Ce n’était pas trop compliqué pour vous ?
— Pas du tout.
— Ma maison d’édition m’envoie souvent à Paris. Nous traduisons beaucoup de livres français.
— Je vous remercie de pouvoir parler français avec vous.
Il s’est penché vers moi et m’a dit d’une voix douce :
— Mais enfin, monsieur Guise, c’est la moindre des choses… Le français est une si belle langue…
La musique s’était tue. Autour d’une grande table, près de l’entrée du restaurant, un groupe de Japonais, debout, portaient un toast en levant par saccades successives leurs coupes de champagne. Avec leurs lunettes, leurs corps trapus et leurs cheveux ras, ils semblaient appartenir à une autre race que celle de Tatsuké.
— Les Japonais ont un faible pour Paris, m’a-t-il dit pensif, en tapotant son fume-cigarette contre le bord du cendrier. Figurez-vous, monsieur Guise, qu’à l’époque où je vivais ici, j’ai été marié à une charmante Parisienne. Elle tenait un institut de beauté… Malheureusement, quand j’ai dû retourner au Japon, elle n’a pas voulu me suivre… Je ne l’ai plus revue. Elle se trouve encore quelque part là-dedans, au milieu de toutes ces lumières…
Il penchait la tête et regardait, à travers la baie vitrée, Paris dont nous dominions presque toute la rive droite : à proximité de nous était fixée à un trépied une longue-vue comme on en trouve dans les lieux touristiques mais il n’était pas besoin d’y glisser une pièce de monnaie. Tatsuké y colla son œil et la fit tourner sur son pivot. Il effectuait de larges mouvements panoramiques, ou bien déplaçait l’objectif millimètre par millimètre, ou bien le tenait immobile un long moment, sur un point précis. Que cherchait-il ? Sa femme ? Moi, je n’avais pas besoin de cet appareil. Il suffisait de quelques points de repère : la tour Eiffel, le Sacré-Cœur, la Seine, pour que défilent l’enchevêtrement des rues et les façades familières.
— Tenez, monsieur Guise…
Il poussa le trépied vers moi. À mon tour je collai mon œil à l’objectif. Jamais je n’avais eu l’occasion de manier une longue-vue aussi puissante. Je m’attardais sur un café de la place Pereire et distinguais les têtes de tous les clients assis aux tables de la terrasse et même la silhouette d’un chien en faction au bord du trottoir. Je glissais dans la trouée de l’avenue de Wagram. Peut-être pouvais-je apercevoir le toit à pergola de l’hôtel de la rue Troyon où j’avais vécu. Mais non.
À partir de la place des Ternes, jusqu’à l’Étoile, l’avenue de Wagram scintillait si fort que, par contraste, ses alentours étaient noyés dans un black-out.
— Avec cette longue-vue, on se promènerait des heures dans Paris. N’est-ce pas, monsieur Guise ?
Nous étions seuls, désormais, dans la salle de restaurant. J’avais repoussé la longue-vue et contemplais Paris derrière la baie vitrée. Cette ville me paraissait soudain aussi lointaine qu’une planète scrutée d’un observatoire. En bas, c’étaient les lumières, le vacarme, la nuit étouffante de juillet, alors qu’ici, la trop grande fraîcheur de l’air climatisé me faisait claquer des dents et qu’il régnait une demi-pénombre et un silence que troublait à peine le tapotement du fume-cigarette de Tatsuké contre le cendrier.
— Mesdames et messieurs, nous sommes en train de survoler Paris…
Il avait imité la voix d’un steward de compagnie aérienne, mais son visage était empreint d’une expression de tristesse qui me surprit.
— Maintenant, il faut que nous parlions affaires, monsieur Guise…
D’une serviette de cuir, au pied de son fauteuil, il sortit plusieurs feuillets.
— Voici les contrats que vous devez signer… Texte japonais et traduction anglaise… Mais vous êtes déjà au courant de tout cela… Vous pouvez signer les yeux fermés…
Il s’agissait de trois choses différentes : l’achat des droits des Jarvis pour une série de romans-photos et un feuilleton télévisé ; enfin, la commercialisation de certains épisodes des Jarvis sous forme de jouets, de costumes et d’accessoires divers pour la chaîne des prisunics « Kimihira » de Tokyo.
— J’avoue, monsieur Guise, que je ne comprends pas très bien l’engouement de mes compatriotes japonais pour vos livres…
— Moi non plus.
Il me glissa entre les doigts un stylo de platine. Je paraphai chaque page des contrats. Puis il me tendit un chèque bleu pâle aux caractères gothiques roses.
— Voilà, me dit-il. Pour ces trois opérations, j’ai pu obtenir quatre-vingt mille livres d’à-valoir.
Je pliai distraitement le chèque en deux. Il enfouit les contrats dans sa serviette dont il tira la fermeture Éclair d’un mouvement sec.
— Tout est réglé, monsieur Guise… Vous êtes content ?
— Vous considérez que je fais de la très mauvaise littérature, je suppose ?
— Ce n’est pas de la littérature, monsieur Guise. C’est autre chose.
— Je suis tout à fait de votre avis.
— Vraiment ?
— Quand j’ai commencé il y a vingt ans à écrire la série des Jarvis, il ne s’agissait pas pour moi de faire de la bonne ou de la mauvaise littérature, mais de faire tout simplement quelque chose. Le temps pressait.
— Il n’y a rien de déshonorant à cela, monsieur Guise. Vous marchez sur les traces de Peter Cheyney et de Ian Fleming.
Il me présenta une boîte à cigarettes en or dont le fermoir était incrusté de brillants.
— Non merci. Je ne fume plus depuis que j’ai commencé à écrire.
— Mais pourquoi parlez-vous si bien français ?
— Je suis né en France et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de vingt ans. Ensuite, j’ai quitté la France et j’ai commencé à écrire en anglais.
— Et ce n’était pas trop difficile pour vous d’écrire en anglais ?
— Non. Je connaissais bien l’anglais. Ma mère était anglaise. Elle vivait depuis longtemps à Paris. Elle avait été girl dans différents music-halls.
— Votre mère était… girl ?
— Oui. Elle était même l’une des plus jolies girls de Paris…
Il fixait son regard sur moi, un regard empreint d’inquiétude et de pitié.
— Je suis très heureux que vous m’ayez donné rendez-vous dans ma ville natale, lui ai-je dit.
— Il aurait été plus simple que je vous envoie les contrats et le chèque à Londres par la poste…
— Non, non… Il fallait bien que je trouve un prétexte pour revenir à Paris… Cela faisait vingt ans que je n’avais pas mis les pieds à Paris…
— Mais pour quelle raison avez-vous quitté la France ?
J’ai cherché une maxime, une formule d’ordre général qui me permettrait d’éluder la question.
— La vie est une succession de cycles… Et de temps en temps, on revient à la case « départ ». Depuis que je suis à Paris, j’ai l’impression qu’Ambrose Guise n’existe plus.
— Vous avez encore de la famille à Paris ?
— Plus personne.
Il a hésité un instant, comme s’il craignait de dire une bêtise.
— En somme, vous vouliez faire un pèlerinage ?…
Il avait prononcé cette phrase sur un ton cérémonieux et je me demandai s’il ne se moquait pas gentiment de moi.
— Cela pourrait fournir la matière d’un livre de souvenirs, lui ai-je dit. Un livre qui s’appellerait : « Jarvis à Paris. »
— Ce serait votre Jarvis numéro combien ?
— Mon neuvième.
— J’ignore s’il intéresserait mes compatriotes japonais autant que les autres Jarvis mais vous devriez l’écrire. Personnellement, j’ai toujours aimé les autobiographies.
— Il s’agirait d’une sorte de portrait de l’artiste par lui même, ai-je dit en tâchant de garder mon sérieux.
— Très intéressant, monsieur Guise.
— Si j’écrivais ce livre, ce serait en français, bien entendu.
— Alors, croyez que je serais l’un de vos lecteurs les plus attentifs, m’a-t-il dit en inclinant légèrement la tête avec une élégance sèche de samouraï.
Il a regardé son bracelet-montre.
— Minuit… Je vais être obligé de vous quitter… Il faut encore que je rédige un rapport pour ma maison d’édition… Et je dois prendre l’avion demain à sept heures du matin pour Tokyo…
Nous avons traversé la salle de restaurant vide. Nos pas s’enfonçaient dans la moquette.
— Je vous accompagne, m’a dit Tatsuké.
L’ascenseur s’arrêtait à chaque étage, les deux battants s’ouvraient sur le même palier et le même couloir interminable. Alors, Tatsuké pressait le bouton du rez-de-chaussée, craignant sans doute que nous ne remontions aux étages supérieurs et glissions de haut en bas, jusqu’à la fin des temps. Mais il avait beau presser ce bouton, l’ascenseur restait immobile quelques minutes encore dans l’attente de clients qui ne venaient jamais. Et chaque fois le couloir désert s’enfonçait devant nous à perte de vue avec sa moquette orange, ses murs d’acier satiné, les portes des chambres en laque noire…
Au rez-de-chaussée, sur les banquettes du hall, deux groupes de touristes étaient assis : une vingtaine d’Allemandes d’une quarantaine d’années et le même nombre de Japonais, des hommes du même âge, vêtus de costumes sombres. Ils s’observaient les uns les autres en chiens de faïence et portaient chacun à leur cou, comme des laisses, un carton où étaient imprimées en rouge les lettres : R.M.
— Vous savez ce que R.M. veut dire ? me demanda Tatsuké. « Rencontres mondiales »… C’est un organisme touristique qui se charge de faire se rencontrer des groupes de touristes à Paris, dans cet hôtel, au mois de juillet… Un nombre toujours égal d’hommes et de femmes…
Il m’avait pris le bras.
— Chaque soir, deux nouveaux groupes arrivent ici, dans le hall… Hommes et femmes… D’abord ils s’observent… Et puis peu à peu, la glace se brise… Ils forment des couples… Regardez… Ils ont toute la nuit pour lier connaissance. J’ai assisté à des scènes très curieuses au bar… Une forme de tourisme originale, vous ne trouvez pas ?
L’un des Japonais quittait son groupe et se dirigeait cérémonieusement vers celui des Allemandes, comme s’il était chargé par les autres d’une mission de plénipotentiaire. À son tour l’une des Allemandes s’avançait vers lui.
— Vous voyez ? Le processus est enclenché… Chaque homme possède la photo de sa future compagne… et réciproquement… Tout à l’heure, ils vont se mélanger les uns aux autres. Et avec leurs photos à la main, tâcher de se reconnaître… Il se passe des choses étranges, au mois de juillet, à Paris, non ?
Il me serrait le bras en me guidant vers la sortie de l’hôtel.
— Vous comptez rester quelques jours ici ? m’a-t-il dit.
— Je ne sais plus… Il fait trop chaud et j’ai l’impression d’être un touriste parmi les autres…
Brusquement, j’avais peur d’être seul et je n’osais pas lui demander de prendre un dernier verre avec moi.
— Si ce retour à Paris peut vous inspirer, tant mieux… Votre idée d’écrire des souvenirs me plaît beaucoup…
— Je vais essayer, lui ai-je dit d’une voix blanche.
À la sortie de l’hôtel, la chaleur m’a paru encore plus étouffante. Je serais volontiers resté quelque temps encore dans la fraîcheur de l’air conditionné. Je pouvais à peine respirer.
— Le problème, lui ai-je dit, c’est que je ne connais plus personne ici.
— Je comprends votre état d’esprit… Moi aussi, depuis que ma femme m’a quitté, j’ai l’impression que Paris n’est plus la même ville que celle où j’ai vécu…
Une rangée de taxis attendait devant l’hôtel. La perspective d’entrer, seul, dans l’un d’eux et de retrouver ma chambre, rue de Castiglione, m’accablait autant que la chaleur.
— Vous feriez peut-être mieux de prendre l’avion demain matin… Comme moi… C’est idiot de faire des pèlerinages dans les lieux où l’on a vécu… Moi, par exemple, j’évite toujours la rue des Mathurins où ma femme tenait son institut de beauté… Vous comprenez ?
Il ouvrit la portière d’un taxi et m’y poussa d’une légère pression de la main contre mon épaule. Je me laissai tomber sur la banquette.
— Je suis content de vous avoir remis en main propre vos contrats… Mais quittez Paris le plus vite possible… Je crois vraiment que c’est malsain pour vous de rester là… Écrivez un nouveau Jarvis… Je vous fais confiance, monsieur Guise…
Il ferma la portière. Le taxi s’arrêta au feu rouge et je contemplai Tatsuké à travers la vitre. Il se tenait au bord du trottoir, très droit, une main dans la poche de sa veste, le visage impassible. Quelle chose étrange de me retrouver après vingt ans dans cette ville, seul, par une nuit torride de juillet et sans pouvoir détacher mon regard d’un Japonais en costume clair.
À la réception de l’hôtel, le concierge m’a présenté la clé de ma chambre avec un sourire.
— Did you have a nice time, sir ?
— Vous pouvez me parler français.
Un instant, il a paru étonné, mais son sourire est revenu. Sans doute me prenait-il pour un Belge ou un Suisse.
— Vous êtes seul à Paris ?
— Oui.
— Alors dans ce cas… Cela vous intéressera peut-être…
Il me tendit une carte rouge, au format un peu plus grand que celui d’une carte de visite.
— Si les plaisirs de Paris la nuit vous tentent…
Il m’enveloppait d’un sourire de connivence et me glissa la carte dans l’une des poches de ma veste.
— Il suffit de téléphoner, monsieur…
Dans l’ascenseur, j’ai sorti la carte rouge de ma poche. Il y était écrit en caractères noirs :
Hayward.
Sté Location automobiles de luxe – auto grande remise avec chauffeur.
Itinéraires touristiques. Paris by Night.
2, avenue Rodin (XVIe). TRO. 46-26.
Aussi curieux que cela paraisse, le nom : Hayward, n’a pas attiré mon attention tout de suite. J’ai ouvert les deux battants de la fenêtre et j’ai décidé de téléphoner à ma femme. Il n’était pas encore une heure du matin, et elle s’endormait toujours très tard. C’est Bristow qui m’a répondu.
— Madame n’est pas encore rentrée. Elle est allée au théâtre avec des amis.
— Je ne vous ai pas réveillé ?
— Non, Monsieur. Je faisais une partie d’échecs avec Miss Mynott. Voulez-vous parler à Miss Mynott pour qu’elle vous donne des nouvelles des enfants ?
— Je suppose qu’ils dorment.
— Ils dorment, Monsieur, mais ils ont regardé la télévision jusqu’à neuf heures et demie et nous avons eu la faiblesse, Miss Mynott et moi, de… Il s’agissait d’un film de Walt Disney, Monsieur. Est-ce que je dois dire à Madame de vous rappeler cette nuit ?
— Non. Je lui téléphonerai demain. J’espère qu’il ne fait pas aussi chaud à Londres qu’à Paris…
— Il fait un temps tout à fait supportable ici.
— Tant mieux.
— Je viendrai vous chercher mercredi matin à Heathrow, Monsieur ?
— Non, je resterai quelques jours de plus à Paris.
— Très bien, Monsieur.
— Bonne partie d’échecs, Bristow.
— Merci, Monsieur.
Avant d’enlever ma veste, j’ai vidé mes poches. Passeport, pièces de monnaie, agenda… J’ai déplié le chèque de Tatsuké. Le chiffre de quatre-vingt mille livres, les caractères gothiques roses sur fond bleu clair m’ont paru aussi irréels que la voix de Bristow au téléphone. Et pourtant, depuis vingt ans, depuis que j’avais quitté Paris sans penser y revenir jamais, tout était devenu si cohérent, si solide, si lumineux dans ma vie… Plus aucune zone d’ombre, plus de sables mouvants… La série des Jarvis que j’avais commencé à écrire dès mon arrivée à Londres, dans une triste petite chambre d’Hammersmith, avait fait de moi, aujourd’hui, à trente-neuf ans, « un nouveau Ian Fleming », comme me l’avait dit Tatsuké. Tout contribuait à mon bonheur : une femme dont le charme et la beauté étaient si frappants que mon éditeur avait voulu que sa photographie ornât la couverture du premier Jarvis. Et cette photographie suggestive avait favorisé le succès du livre… Trois enfants adorables dont le seul défaut était de vouloir regarder la télévision ; une maison à Londres sous les ombrages de Rutland Gate ; un chalet à Klosters ; et ce vieux rêve que j’avais réalisé l’année dernière : racheter la villa de Monaco qui avait appartenu à la baronne Orczy dont je lisais et relisais les ouvrages du temps besogneux d’Hammersmith pour me familiariser avec la langue anglaise et puiser dans les aventures du Mouron rouge l’élan et la volonté d’écrire mes Jarvis ; Chère Baronne, ma marraine littéraire en quelque sorte, à laquelle j’avais succédé 19, avenue de la Costa, Monte-Carlo…
Je me suis allongé sur le lit. À cause de la chaleur, il fallait éviter de faire le moindre geste, mais j’ai tendu le bras vers la table de nuit en direction de mon vieux cahier. Je l’ai posé près de l’oreiller. Je n’avais pas vraiment envie de le consulter. Couverture verte, bords usés, spirales, triangle dans le coin gauche, au sommet duquel était écrit « Clairefontaine ». Un simple cahier d’écolier que j’avais acheté un jour dans une papeterie de l’avenue de Wagram et sur lequel j’avais noté des adresses, des numéros de téléphone, quelquefois des rendez-vous : l’un des seuls vestiges de ma vie antérieure à Paris, avec mon passeport français périmé et un porte-cigarettes en cuir, inutile aujourd’hui puisque je ne fumais plus.
Je pouvais déchirer ce cahier, page après page, mais il était inutile que je me donne cette peine : les numéros de téléphone qu’il contenait ne répondaient plus depuis longtemps. Alors pourquoi rester à Paris, sur le lit d’une chambre d’hôtel, en essuyant du poignet de ma chemise la sueur qui dégoulinait de mon menton dans mon cou ? Il suffisait de prendre le premier avion du matin et de retrouver la fraîcheur de Rutland Gate…
J’ai éteint la lampe de chevet. La fenêtre était ouverte, et dans la lumière bleue et phosphorescente de la rue de Castiglione tous les objets de la chambre se détachaient nettement : armoire à glace, fauteuil de velours, table circulaire, appliques des murs. Un reflet en forme de treillage courait au plafond.
Immobile, les yeux grands ouverts, je me dépouillais peu à peu de cette carapace épaisse d’écrivain anglais sous laquelle je me dissimulais depuis vingt ans. Ne pas bouger. Attendre que la descente à travers le temps soit achevée, comme si l’on avait sauté en parachute. Reprendre pied dans le Paris d’autrefois. Visiter les ruines et tenter d’y découvrir une trace de soi. Essayer de résoudre toutes les questions qui sont demeurées en suspens.
J’écoutais claquer les portières, les voix et les rires monter de la rue, les pas résonner sous les arcades. Le cahier faisait une tache claire à côté de moi et, tout à l’heure, je le feuilletterais. Une liste de fantômes. Oui, mais qui sait ? Quelques-uns hantaient encore cette ville écrasée de chaleur.
Sur ma table de nuit la carte rouge que m’avait donnée le concierge. Ce nom inscrit en caractères noirs :
Hayward m’évoquait quelque chose. Mais oui. Hayward…
Plié en quatre, entre la couverture et la première page du cahier, une lettre que m’avait adressée Rocroy, il y a dix ans, par l’intermédiaire de mon éditeur. Je ne l’avais pas relue depuis cette époque :
Cher ami. Je suis un grand consommateur de romans policiers français, anglais et américains, vous devez vous en souvenir, et l’autre soir j’ai acheté un ouvrage de ce genre : Jarvis who loves me, à cause de la couverture qui représentait une délicieuse femme brune. Quelle n’a pas été ma surprise, quand j’ai vu, au dos du livre, la photographie de l’auteur, Ambrose Guise… Je vous félicite. Vous êtes un ingrat. J’aurais aimé recevoir un exemplaire dédicacé mais je comprends que vous ne vouliez plus rien avoir à faire avec celui que j’ai connu à Paris et qui était pourtant un si brave garçon… Comptez sur ma discrétion, Jean Dekker n’existe plus, et je n’ai pas l’honneur de connaître Ambrose Guise. Pour vous rassurer entièrement, je ne cherche jamais à rencontrer les écrivains ; il me suffit de les lire et j’attends avec impatience votre prochain ouvrage. Jusqu’à présent, tout le monde ici ignore que vous êtes devenu Ambrose Guise, et puis, comme le dit un moraliste français, « nous vivons souvent à la merci de certains silences ». Comptez sur le mien.
Vous restez d’un bout à l’autre de votre livre dans le registre « policier », mais l’on sent, à certains passages, que si vous vous donniez un peu plus de mal, vous pourriez vraiment faire œuvre littéraire. En tout cas, vous avez la gentillesse d’aider de pauvres gens comme moi à passer leurs nuits d’insomnie, et c’est déjà beaucoup.
J’ai l’impression que vous vous êtes servi de votre propre expérience pour décrire le monde interlope où navigue votre héros. Ainsi ce personnage d’avocat suicidaire dont la garde-robe se compose de deux sortes de costumes : les bleu marine et les flanelle grise et qui reçoit ses clients allongé… J’ignorais que ces détails vous avaient autant frappé chez moi. Je suis comme la plupart des gens qui ont croisé dans leur vie un écrivain : ils croient ensuite se reconnaître dans ses livres, les présomptueux…
Il vous est indifférent, sans doute – et même pénible –, que je vous donne des nouvelles de Paris et des personnes que vous avez fréquentées ici avant de devenir Ambrose Guise. Ne vous inquiétez pas : tous ces gens qui ont été les témoins de vos débuts dans la vie vont peu à peu disparaître. Vous les avez connus très jeune, quand c’était déjà le crépuscule pour eux.
Je n’ai pas encore décidé de me supprimer – comme l’avocat de votre livre, mais si l’envie m’en prend, vous serez le premier informé.
En attendant, je souhaite à Ambrose Guise tous les succès et tous les bonheurs.
Rocroy
Mais il ne m’avait informé de rien. Cinq ans plus tard, à Londres, chez le marchand de journaux proche de Montpelier Square, où je ne pouvais m’empêcher de jeter un œil sur les magazines français, j’avais lu cet article d’un quotidien du soir que je retrouve dans l’enveloppe de la lettre :
Un ancien avocat à la cour de Paris, Me Daniel de Rocroy, s’est donné la mort hier soir à son domicile parisien. Me Daniel de Rocroy avait fait ses débuts d’avocat à Paris avant la guerre et avait été président de la conférence du stage. Civiliste réputé, il avait plaidé dans de grandes affaires. En 1969, Me de Rocroy fut radié pour trois mois du barreau de Paris : on lui reprochait alors d’outrepasser les règles de sa profession. À cette sentence du conseil de l’ordre, Me de Rocroy avait répondu par une lettre de démission dont les termes étaient tels que la suspension provisoire fut changée en radiation à vie.
Dans les années cinquante, Daniel de Rocroy avait la réputation d’être un « bohème du barreau », aimant la vie nocturne et fréquentant les milieux les plus divers.
À l’aube, je suis sorti de l’hôtel. L’air était moins étouffant que la veille et j’ai même cru sentir la caresse d’une brise, en marchant sous les arcades, jusqu’à la place de la Concorde. Je suis resté immobile à contempler la place et les Champs-Élysées déserts. Au bout d’un moment, j’ai distingué une tache blanche qui descendait l’avenue en son milieu : un cycliste. Il avait lâché son guidon et portait une tenue de tennis. Il a traversé la place sans me voir, puis a disparu sur le quai, de l’autre côté du pont. Nous étions, lui et moi, les deux derniers habitants de cette ville.
Par la grille entrouverte, je me suis glissé dans le jardin des Tuileries et j’ai attendu sur un banc, en bordure de la grande allée, que le jour se soit tout à fait levé. Personne. Sauf les statues. Pas d’autre bruit que celui du jet d’eau du bassin et le piaillement des oiseaux au-dessus de moi, dans les feuillages des marronniers. Là-bas, émergeant de la brume de chaleur, le kiosque de bois vert, où j’achetais des sucreries du temps de mon enfance, était fermé, peut-être définitivement.
Je ne pouvais m’empêcher de penser à Daniel de Rocroy. Je n’avais jamais répondu à sa lettre, tant me paraissait lointain, déjà, à cette époque, tout ce qui avait été ma vie à Paris. De cette vie, de ces gens que j’avais connus, je ne voulais plus me souvenir. La mort même de Rocroy m’avait laissé indifférent. Et maintenant, avec cinq ans de retard, elle me causait une douleur et un regret comme de quelque chose qui n’avait pas trouvé de réponse. Il aurait été le seul, sans doute, à éclaircir certaines zones d’ombre. Pourquoi ne lui avais-je pas posé à temps toutes les questions que je n’avais cessé de me poser à moi-même ?
Un jardinier plaçait un tourniquet d’arrosage au milieu de la pelouse ; un jardinier noir en chemise kaki et pantalon de toile bleue. Il a mis en marche le tourniquet qui allait de gauche à droite en aspergeant la pelouse puis revenait au point de départ, d’une secousse nerveuse.
Ce jardinier avait une soixantaine d’années : ses cheveux argentés tranchaient sur sa peau noire. Plus je l’observais, plus je me persuadais qu’il était le même homme que celui dont je gardais le souvenir : un jardinier, noir lui aussi, qui tondait une pelouse, là-bas, à droite, près du premier grand bassin quand vous entrez aux Tuileries par l’avenue du Général-Lemonnier. C’était un matin de mon enfance, dans les jardins déserts et ensoleillés, comme aujourd’hui. J’entendais le ronronnement de la tondeuse et je sentais l’odeur de l’herbe. Le théâtre de verdure existait-il encore de l’autre côté de la grande allée, dans cette partie ombragée du jardin où les arbres forment une futaie ? Et le lion en bronze ? Et les chevaux de bois ? Et le buste de Waldeck-Rousseau sous son portique ? Et la balance verte, à l’entrée de la terrasse qui surplombe la Seine ?
Je me suis assis à l’une des tables de la buvette entre le guignol et le manège. Il faisait si chaud que j’ai hésité longtemps, à l’ombre des marronniers, avant de marcher en plein soleil jusqu’à l’escalier et la grille de la rue de Rivoli. Je foulais le sable brûlant d’un désert. J’ai été soulagé de me retrouver sous la fraîcheur des arcades.
J’ai demandé un annuaire au concierge de l’hôtel. Dans ma chambre, j’ai tiré de nouveau les rideaux pour me protéger du soleil, et j’ai allumé la lampe de chevet. Rocroy figurait encore à son adresse du 45, rue de Courcelles, mais à son nom était joint celui de Wattier : de Rocroy-Wattier, 227-34-11. Je n’avais jamais su exactement si Ghita Wattier était la secrétaire ou l’associée de Rocroy ou si des liens plus intimes les unissaient. Sa femme ? Avec Rocroy, tout était possible.
J’ai composé 227-34-11 d’un index tremblant. Les sonneries se succédaient et au bout de quelques minutes on a fini par décrocher. Un silence.
— Allô ?… Pourrais-je parler à… Ghita Wattier ? ai-je bredouillé.
— C’est elle-même.
Je reconnaissais bien sa voix rauque. J’ai respiré un grand coup.
— Jean Dekker à l’appareil… Mais peut-être m’avez-vous oublié ?
Je ne m’étais pas présenté sous mon véritable nom depuis si longtemps que j’avais l’impression qu’il appartenait à un autre.
— Jean Dekker ?… Vous voulez dire : Ambrose Guise ?
Elle avait prononcé cette phrase sur un ton à la fois surpris et amusé.
— Oui… Ambrose Guise…
— Vous êtes à Paris ?
— Oui… Et j’aimerais beaucoup vous voir…
Un silence.
— Me voir ? Mais vous allez me trouver changée…
— Mais non…
— J’ai lu vos livres, vous savez… de Rocroy les aimait beaucoup…
Toujours, je l’avais entendue l’appeler : de Rocroy.
— Il m’a écrit il y a longtemps, lui ai-je dit.
— Je sais.
De nouveau, un silence.
— Alors, vous voulez vraiment me voir ?
— Vraiment.
— Eh bien, venez aujourd’hui si vous pouvez. Je reste toute la journée ici. À quelle heure cela vous arrangerait-il ?
— Cet après-midi ?
— Cet après-midi ? Très bien. À n’importe quelle heure… Je vous attends.
— Vers cinq heures ? Je suis vraiment heureux de vous revoir.
— Moi aussi, Jean… ou plutôt, monsieur Ambrose Guise.
Me trompais-je, ou bien y avait-il quelque chose d’affectueux dans sa voix ?
J’ai préféré prendre le métro, à cause du soleil. J’ai été un peu décontenancé par les poinçonneuses automatiques mais, à l’exemple des autres voyageurs, j’ai glissé mon ticket dans la fente.
L’odeur des couloirs était la même qu’il y a vingt ans. La rame glissait en silence. Plus de bruit cadencé, plus de ces cahots qui vous faisaient cogner l’épaule contre les vitres. L’aspect de la plupart des stations avait changé. Et pourtant, certaines, comme si elles avaient été oubliées, conservaient leurs petits carreaux d’émail, les cadres dorés et ouvragés de leurs panneaux publicitaires, leurs bancs étroits couleur lie-de-vin. Peut-être que ceux qui attendaient là sur ces bancs n’avaient pas bougé depuis vingt ans. Mais à la station suivante, j’étais de retour dans le présent.
J’ai monté à pied la pente de la rue de Courcelles, du côté de l’ombre, sur le trottoir de gauche, celui du 45. Devant la porte cochère, j’ai éprouvé une vague appréhension et j’ai fait les cent pas le long de la façade qui se termine en rotonde à l’angle de la rue de Monceau. Cette façade massive, avec ses portes-fenêtres et ses balcons, me paraissait plus claire : sans doute l’avait-on ravalée en mon absence. Les volets de fer du premier étage de la rotonde étaient fermés. En face, la pagode chinoise. Je l’avais souvent contemplée des fenêtres du bureau de Rocroy, se découpant sur le ciel rose du crépuscule.
J’ai franchi le porche, j’ai poussé la porte vitrée et consulté le panneau du vestibule, où étaient inscrits les numéros de tous les étages et les noms de leurs occupants. Mais à part « de Rocroy-Wattier », je n’y lisais que des noms de sociétés. J’ai préféré gravir l’escalier monumental plutôt que d’utiliser l’ascenseur.
Sur le palier du second étage, j’ai eu un moment d’hésitation et puis j’ai fini par me rappeler que la porte de Rocroy était celle de gauche. J’ai sonné. J’ai entendu un pas derrière la porte :
— Qui est-ce ?
— Jean Dekker.
La porte s’est ouverte, sans que je voie personne, comme si elle était actionnée, à distance, par un système automatique. Je suis entré. Il faisait noir. La porte s’est refermée. Le faisceau d’une torche est monté jusqu’à mon visage et m’a ébloui.
— Excusez-moi, Jean. Mais l’électricité ne marche pas dans cette pièce.
Je me souvenais d’un assez vaste vestibule dont les murs étaient peints en beige et au plafond duquel pendait un lustre.
— Par ici, Jean…
Elle m’avait pris le bras et me guidait à travers le vestibule, le faisceau de sa lampe électrique projeté devant nous, et nous franchissions une double porte entrebâillée pour nous retrouver dans la grande pièce en rotonde qui servait de bureau à Rocroy. Les fenêtres donnaient à la fois sur la rue de Courcelles et la rue de Monceau. Mais leurs volets intérieurs étaient fermés et tous les rideaux tirés. La lumière venait d’une lampe à trépied près de la bibliothèque.
— J’ai fermé à cause de la chaleur…
Un ventilateur bourdonnait sur l’un des guéridons. Elle se tenait à quelques pas de moi, dans l’ombre, à l’abri de mon regard. Je me suis tourné vers elle.
— J’ai changé ?
Elle m’avait posé cette question d’une voix hésitante. Elle portait un peignoir d’éponge blanc et, autour du cou, une écharpe bleu marine qui semblait cacher une blessure. Non, elle n’avait pas changé : ses grands yeux clairs légèrement à fleur de tête, ses cheveux blonds, plus courts qu’il y a vingt ans, son arcade sourcilière bien dessinée…
— Vous n’avez pas changé du tout…
Elle a haussé les épaules.
— Vous dites ça pour me faire plaisir. Asseyez-vous…
Elle me désigna la bergère de velours vert et vint s’asseoir elle-même sur le rebord du canapé où avait l’habitude de s’allonger Rocroy.
— Il n’y a pas beaucoup de lumière ici, mais je ne peux pas supporter la chaleur… Vous êtes à Paris pour longtemps ?
Elle ne cessait de m’observer en plissant les yeux.
— Vous non plus, vous n’avez pas changé… Vous avez toujours l’air aussi jeune… Mais je dois dire que l’ombre est flatteuse…
Elle souriait.
— Vous voulez boire quelque chose ? Du jus d’orange ?
Elle se penchait, prenait un verre sur un plateau d’argent, au pied du canapé, appuyait au rebord du verre le goulot de la bouteille et versait un liquide orange et pétillant.
— Tenez… Ça ne vous dérange pas de boire dans un verre où j’ai bu ?
— Au contraire.
— Toujours aussi gentil et aussi bien élevé…
J’ai avalé une gorgée de jus d’orange. Je cherchais vainement une phrase pour entamer la conversation.
— Qui vous a donné l’idée de me téléphoner ?
— Je suis de passage à Paris… Je n’y étais pas revenu depuis vingt ans…
— Vous avez bien fait de me téléphoner.
Son ton grave me surprit.
— De Rocroy vous aimait beaucoup… Il n’a pas été étonné quand vous avez publié vos premiers livres… Il prévoyait que vous vous lanceriez dans une activité de ce genre…
— Je regrette de ne pas avoir eu l’occasion de le revoir.
Les traits de son visage se sont contractés.
— Jean, il faut que vous sachiez une chose… Quand il a décidé d’en finir, c’était dans la sérénité la plus totale…
Elle avait martelé ces derniers mots comme si elle essayait de me convaincre.
— Simplement, il avait l’impression d’avoir vécu sa vie… D’avoir vécu tout ce qu’on pouvait vivre… De la meilleure façon possible… Vous comprenez ?
— Je comprends.
— Il y avait quelque chose de japonais chez lui…
Elle me regardait droit dans les yeux mais me voyait-elle ? C’était vrai que Rocroy avait quelque chose de japonais, si l’on entend par là une certaine impassibilité, une manière de fumer, par exemple, très particulière et dont j’aurais voulu qu’il me donnât le secret. Ce geste nonchalant du poignet pour faire tomber la cendre…
— C’est extrêmement pénible de parler de tout ça… Pour mieux comprendre de Rocroy, il faut bien se dire qu’il n’a pas vécu une vie, mais plusieurs en même temps.
— Je crois qu’il y a des tas de choses de lui que nous ne connaîtrons jamais, lui dis-je.
— Je pensais à la même chose… Et vous avez deviné mes pensées… Sans doute parce que vous avez bu dans mon verre…
Je jetai un coup d’œil rapide autour de moi. La pièce n’avait pas changé non plus avec ses boiseries vert pâle, ses lourds rideaux de velours bordeaux, ses rayonnages de livres encastrés dans les boiseries où ne s’alignaient que des romans policiers : couvertures jaunes du Masque, Série Noire, collections anglaises, américaines… Rocroy m’en prêtait souvent, et je n’aurais jamais pu penser, à cette époque, que l’un de mes ouvrages figurerait un jour dans sa bibliothèque… Bien qu’il appelât cette pièce « mon bureau », on n’y remarquait aucun bureau. Il recevait ses clients debout, ou allongé sur le canapé. Et quand il recevait debout, c’était toujours dans l’embrasure de la porte-fenêtre de la rotonde, celle qui donnait sur la rue de Courcelles et la rue Rembrandt, et d’où l’on voyait la pagode chinoise…
— Nous parlions quelquefois de vous… Il avait lu vos livres… Il aurait aimé vous revoir mais il pensait que vous aviez votre vie à vous, et il ne voulait pas vous déranger… Vous permettez ?…
Elle se versa du jus d’orange dans mon verre. Son visage était lisse sous la lumière de la lampe et on lui aurait donné trente ans. Un rayon de soleil passait par l’entrebâillement des rideaux et dessinait une tache blonde au bas de son peignoir.
— Il aurait aimé vous confier plusieurs documents qui vous auraient intéressé…
Autant qu’il m’en souvienne, elle n’était pas vraiment sa secrétaire, mais il la tenait au courant de son travail et même la chargeait de besognes confidentielles. Elle paraissait à sa totale dévotion. Souvent, j’avais entendu Rocroy, au téléphone, dire de sa voix lasse : « Vous en parlerez à Gyp… Voyez toute cette affaire avec Gyp… Gyp s’en occupera…» Gyp était le surnom affectueux qu’il lui donnait.
— Avant que j’oublie, venez avec moi…
Elle se leva et me prit par le bras. Elle marchait pieds nus sur la moquette grise et je m’aperçus que ses ongles de pieds et de mains étaient vernis, d’un vernis grenat qui contrastait avec l’éponge blanche du peignoir, ses cheveux blonds et ses yeux clairs. Elle poussa la porte et nous entrâmes dans une chambre aux murs vert pâle comme le salon et dont le grand lit était défait.
— Excusez-moi pour le désordre mais je vis seule ici…
Au-dessus du lit, accrochée au mur, une photo de Rocroy. Je la connaissais puisqu’il m’avait dédicacé la même, un jour. Il posait de trois quarts, le profil très pur, le menton bien dessiné, sa main droite serrant le dossier d’une chaise, l’allure d’une vedette de l’écran plutôt que celle d’un avocat. Rocroy, lui-même, en me l’offrant, m’avait dit que ce genre de photo lui causait du tort dans son métier, mais que la vie serait bien monotone si l’on avait toujours l’esprit de sérieux.
— C’est une très belle photo, lui dis-je.
— C’est la photo de lui que je préfère…
Elle ouvrait de nouveau une porte, à l’autre extrémité de la chambre et allumait une lampe. Nous nous trouvions dans une pièce de taille moyenne dont les murs étaient tapissés de dossiers. D’autres étaient rangés en pile sur la cheminée de marbre gris. Elle les examina un par un et finit par choisir une chemise cartonnée de couleur beige.
— Voilà… Regardez…
Sur la chemise cartonnée il était écrit : « Pour Jean Dekker si possible », de la large écriture de Rocroy.
— Je suis très ému, lui dis-je.
Elle se tenait, immobile, au milieu de la pièce.
— Ce sont toutes ses archives… Je les ai rangées ici…
De nouveau, nous traversions sa chambre pour déboucher dans le grand bureau en rotonde. Je tenais le dossier à la main.
— De Rocroy me disait souvent que cela vous intéresserait, vous qui écrivez des romans policiers… Vous apprendrez des tas de choses là-dedans…
— Des tas de choses ?…
— Oui, des tas de choses sur des gens que vous avez connus… Mais je vous laisse le plaisir de la découverte… Pour moi, le passé est le passé et je n’aime pas y revenir…
Elle s’était assise sur le rebord du canapé, remplissait un verre de jus d’orange, et me tendait le verre.
— De Rocroy aurait voulu vous envoyer ce dossier, mais il n’osait pas vous l’adresser à votre maison d’édition de Londres…
J’avais envie d’ouvrir tout de suite la chemise cartonnée, mais c’était impoli, là, devant elle.
— Il me disait que, de nous tous, vous étiez le seul à vous être vraiment tiré d’affaire…
— C’est gentil de sa part.
— Vous restez longtemps à Paris ?
— Quelques jours.
— Vous habitez à l’hôtel ?
— Oui.
— Je pars demain pour deux semaines sur la côte basque, chez ma sœur. Je peux vous donner les clés de l’appartement…
— Mais non… Ce n’est pas la peine…
— Si, si… Je vais vous donner les clés de l’appartement… Vous pouvez rester ici jusqu’à mon retour… Pour vous parler franchement, je préfère qu’il y ait quelqu’un ici en mon absence…
Je sentais qu’il ne fallait pas la contredire.
— Vous ne serez pas dépaysé, ici… Vous connaissez bien l’appartement… Et puis, je crois que cela aurait fait plaisir à de Rocroy…
Elle fixait son regard sur moi, en silence. Ses yeux clairs s’embuaient et une larme finissait par glisser jusqu’à la commissure des lèvres. Je me levai et vins m’asseoir sur le canapé, à côté d’elle. De profil, elle paraissait encore plus jeune. Peut-être avait-elle vécu au ralenti ou en hibernation, pendant ces vingt dernières années.
— J’essaie d’oublier le passé… Mais aujourd’hui, à cause de vous…
Elle s’essuyait les yeux, avec le col du peignoir et son geste découvrait ses seins. Elle se tournait vers moi, et elle semblait indifférente au fait que l’un des pans du peignoir avait glissé et qu’elle se montrait ainsi à moitié nue.
— Il ne faut plus revenir sur le passé, lui ai-je dit. Excusez-moi, Gyp…
Elle avait rapproché son visage du mien.
— Vous vous souvenez qu’il m’appelait « Gyp » ?
Quand je suis sorti de l’immeuble, il faisait déjà nuit. J’ai regardé encore une fois la pagode dont le rouge ocre se détachait sur le bleu sombre du ciel. Plus bas, au moment où je traversais le boulevard Haussmann désert, un cycliste m’a dépassé et a continué de descendre en roue libre la pente de la rue de Courcelles.
La chaleur était toujours aussi étouffante et j’ai pensé, avec regret, à l’appartement que je venais de quitter. Mais dès le lendemain, si je le voulais… j’ai tâté la clé, dans ma poche.
Au Rond-Point des Champs-Élysées, je me suis arrêté un instant devant la fontaine. Des touristes étaient assis sur les chaises de fer, autour du bassin. Comme eux, j’étais désormais étranger à cette ville. Plus rien ne m’y retenait. Ma vie ne s’inscrivait plus dans ses rues, sur ses façades. Les souvenirs qui surgissaient au hasard d’un carrefour ou d’un numéro de téléphone appartenaient à la vie d’un autre. Et d’ailleurs les lieux étaient-ils encore les mêmes ? Le Rond-Point, par exemple, que j’avais traversé à pied un soir en compagnie de Rocroy – était-il le même Rond-Point ? Cette nuit, il ne lui ressemblait plus, en tout cas, et devant ce jet d’eau je ressentais une terrible impression de vide.
J’ai pénétré dans les jardins et au passage j’ai levé la tête vers le Cupidon de bronze, au sommet de la tourelle du Pavillon de l’Élysée. Pas une lumière aux fenêtres. L’une de ces villas à l’abandon que l’on distingue derrière la grille rouillée et les massifs d’un parc. Et ce Cupidon, là-haut, brillant d’un reflet de lune dans l’obscurité, avait quelque chose de funèbre et d’inquiétant qui me glaçait le cœur et me fascinait à la fois. Il me semblait un vestige du Paris où j’avais vécu.
J’étais arrivé à la lisière de la place de la Concorde, que des cars de tourisme aux couleurs vives sillonnaient avec une lenteur de corbillard. Les réverbères et les fontaines aux eaux lumineuses m’ont fait cligner les yeux. À droite, des ombres glissaient sur la balustrade des Tuileries : le bateau-mouche. Ses projecteurs perçaient les feuillages des arbres, de l’autre côté de l’avenue des Champs-Élysées, et j’étais tout seul au milieu d’un spectacle de son et lumière que l’on aurait donné dans une ville morte. Y avait-il vraiment des passagers à l’intérieur de ces cars et à bord de ce bateau-mouche ?
Un éclair a illuminé le ciel, là-bas, au-dessus des Tuileries, précédant le roulement lointain du tonnerre. J’ai fourré entre ma veste et ma chemise le dossier que m’avait remis Ghita Wattier et je suis resté là, assis sur un banc, à attendre les premières gouttes de pluie.
À la réception de l’hôtel, le concierge m’a tendu une enveloppe bleue. C’était un message de ma femme qui avait téléphoné dans l’après-midi. Elle avait décidé de partir plus tôt que prévu pour Klosters avec les enfants. Elle y serait demain matin et me demandait de venir l’y rejoindre.
— Monsieur…
Le concierge me lança de nouveau son sourire de connivence.
— Si vous êtes seul à Paris…
Il me glissait dans la main la carte rouge qu’il m’avait donnée l’autre soir.
— Tout est possible avec ça… N’importe lequel de vos désirs peut être exaucé… Il suffit de téléphoner…
Je jetai un coup d’œil sur la carte. Oui, le nom d’Hayward y était toujours inscrit en lettres noires. Hayward.
J’ai ouvert les deux battants de la fenêtre et je me suis assis sur le bord du balcon. La pluie tombait à torrents, comme une pluie de mousson. Un car mauve et vert s’était arrêté le long du trottoir opposé à celui de l’hôtel et j’avais reconnu l’inscription à son flanc : DE GROTE REISEN ANTWERPEN. Au bout d’un instant, les passagers sont descendus et la pluie semblait les jeter dans une exaltation de plus en plus forte. Ils ont fini par former une ronde au milieu de la rue. Ils chantaient en chœur une chanson aux sonorités gutturales. Certains ôtaient leurs chemises à fleurs qu’ils nouaient à leur taille et continuaient de tourner, torse nu, sous la pluie. Puis l’homme blond en habit de steward est apparu sur le marchepied du car, son micro à la main. Il leur a lancé un hennissement, et tous penauds, trempés, ont repris leurs places dans le car qui s’est éloigné lentement vers l’Opéra. La pluie a cessé. Pour la première fois depuis mon arrivée à Paris, je me sentais bien à cause de la fraîcheur qui montait de la rue.
Le dossier de carton beige contenait une chemise bleu ciel et à l’intérieur de celle-ci une centaine de pages dactylographiées sur papier pelure étaient retenues les unes aux autres par des trombones rouillés. Je les ai feuilletées rapidement et des noms de gens qui m’avaient été familiers me sautaient aux yeux. « Vous apprendrez des tas de choses là-dedans », m’avait dit Ghita Wattier. Je n’en doutais pas. J’allais lire et relire ces pages avec le plus vif intérêt. J’avais tout le temps. J’ai posé le dossier sur la table de nuit.
Un réverbère brillait sous chaque arcade. Je les ai comptés, comme on égrène un chapelet. Des lumières se reflétaient sur le pavé mouillé de la rue de Castiglione et dans la grande flaque d’eau que la pluie avait laissée, en face, à la hauteur de la pharmacie anglaise. Reflets des feux verts et rouges, des réverbères, de l’enseigne lumineuse de la pharmacie, encore ouverte à cette heure tardive. Et j’attendais, comme si quelque chose allait apparaître à la surface de cette flaque d’eau et de ces pavés. Nénuphars. Crapauds. Feuilles d’un ancien agenda. Feuilles mortes. Une centaine de pages de papier pelure. Trombones rouillés.
Ma femme comprendrait que je ne vienne pas la rejoindre tout de suite à Klosters. Elle comprenait tout.
Vers cinq heures de l’après-midi, je suis sorti de l’hôtel, le dossier sous le bras. La chaleur était aussi lourde que la veille, mais j’avais lu dans le journal que la pluie tomberait de nouveau en fin de soirée et cette perspective me réconfortait.
Sous les arcades, je me suis demandé pourquoi j’avais décidé d’habiter un hôtel de la rue de Castiglione. Si j’y réfléchissais bien, la raison en était simple : je craignais tant de retrouver Paris, que j’avais choisi l’endroit le plus neutre possible, une zone franche, une sorte de concession internationale où je ne risquais pas d’entendre parler français et où je ne serais qu’un touriste parmi d’autres touristes. La vue de tous ces cars me rassurait, comme celle des affiches : « Duty free shop » aux vitrines des parfumeries où des Japonais en chemises à fleurs se pressaient les uns contre les autres : Oui, j’étais à l’étranger. Pourtant, à mesure que mes pas m’entraînaient vers l’appartement de la rue de Courcelles, Paris redevenait peu à peu ma ville.
J’ai tourné la clé dans la serrure. Au moment où j’ai fait claquer la porte derrière moi, j’ai cru que je replongeais dans le passé, à cause de l’obscurité, de la fraîcheur du vestibule qui contrastaient avec le soleil de plomb du dehors, et de l’odeur de cuir, particulière à l’appartement de Rocroy. C’était comme descendre brusquement au fond d’un puits ou de ce qu’on appelle un « trou d’air ». J’ai marché à tâtons, les deux bras tendus, et mes mains ont heurté l’un des battants de la porte. Des rayons de soleil traversaient les rideaux du grand bureau en rotonde. J’ai allumé l’une des lampes. Ghita Wattier avait oublié d’éteindre la lumière dans sa chambre et dans celle où étaient rangées les archives de Rocroy.
J’ai hésité un instant. Ouvrir les rideaux, les volets et les fenêtres ? Les laisser fermés ? Dans la chambre aux archives, j’ai voulu vérifier si le « mécanisme secret » – comme disait Rocroy – fonctionnait toujours. Je me souvenais de l’emplacement du bouton. Au pied du mur gauche, à côté d’une prise électrique. J’ai appuyé dessus. Un panneau de rayonnages a glissé lentement, laissant une ouverture d’à peine un mètre que j’ai franchie. En dépit de l’obscurité, j’ai trouvé le commutateur, et la lumière est venue d’une ampoule nue qui pendait du plafond. Le vestibule au dallage noir et blanc n’avait pas changé avec ses murs gris et la rampe de fer forgé qui marquait le départ de l’escalier. Celui-ci descendait jusqu’à une pièce de rez-de-chaussée qui avait été certainement, jadis, un magasin dont la vitre dépolie et l’entrée donnaient sur la rue de Monceau, mais Rocroy avait fait condamner cet accès-là par une grille extérieure, qui déjà, il y a vingt ans, était rouillée.
Je suis passé dans la chambre contiguë. Une seule ampoule du lustre clignotait encore et enveloppait la pièce d’une lumière incertaine. Le lit au dossier molletonné de satin bleu ciel était le même ainsi que les rideaux blancs, la table de nuit et la lampe de chevet. Je n’ai pu m’empêcher de pousser la porte de la salle de bains. L’électricité n’y fonctionnait plus. J’ai distingué dans la pénombre la baignoire, la glace à deux panneaux mobiles et le lavabo. Sur la tablette, un blaireau et un rasoir mécanique d’un ancien modèle. J’ai essayé de me rappeler s’ils avaient été les miens.
Je me suis allongé sur le lit, comme il y a vingt ans. J’avais passé dans cette chambre mes dernières journées à Paris. Rocroy m’y avait offert l’hospitalité après que je lui eus tout expliqué… Et puis, un soir, il m’avait accompagné à la gare Saint-Lazare. Pour viatique, il m’avait donné cinq mille francs que plus tard j’ai voulu lui rendre quand j’ai commencé à gagner de l’argent avec mes livres. Mais il n’aurait pas accepté et tout cela me paraissait peu à peu si lointain, comme dans une autre vie… C’était lui qui avait eu l’idée de l’Angleterre. Sur le quai de départ, il m’avait souhaité « bonne chance ». Jusqu’au Havre, j’avais voyagé debout : les trains étaient bondés, cet après-midi-là, le premier jour des vacances de juillet.
J’ai ouvert le tiroir de la table de nuit. Des lunettes de soleil. Les miennes. Je les avais oubliées à mon départ d’ici. J’ai essuyé leurs verres que recouvrait une pellicule de poussière, je les ai mises et j’ai marché vers la glace accrochée au mur. Je voulais me voir avec ces lunettes de soleil, voir ma tête d’il y a vingt ans.
À la tombée de la nuit, j’ai ouvert les portes-fenêtres et les volets du grand bureau en rotonde. La pagode, en face, brillait d’un éclat phosphorescent. Une averse est tombée, qui a rafraîchi l’air. Je m’étais allongé sur le canapé et feuilletais le dossier. Je voulais entrer par petites touches progressives dans le vif du sujet. C’était un morceau de ma vie que contenaient ces feuilles de papier pelure et il fallait que je m’habitue à cette lumière froide sous laquelle on présentait tous ces gens que j’avais côtoyés, certains faits auxquels j’avais été mêlé et des détails qui jusqu’alors m’étaient inconnus…
La sonnerie du téléphone. Je me suis levé et j’ai cherché à travers le bureau. Puis j’ai couru jusqu’à la chambre de Ghita Wattier et j’ai découvert, en suivant le fil, l’appareil sous la table de nuit.
— Allô ? C’est vous, Jean ?
Je reconnaissais bien la voix de Ghita.
— Oui… Comment allez-vous ?
— Je suis à Biarritz… chez ma sœur… Vous vous êtes installé dans l’appartement ?
— Oui. Mais je vous promets que je ne mettrai pas de désordre…
— Cela n’a aucune importance…
— J’y viendrai simplement pendant la journée… à cause de la chaleur…
— Vous pouvez y rester pour dormir… Je ne veux pas laisser cet appartement vide en mon absence…
— Alors ne vous inquiétez pas… Je resterai pour dormir…
— Je préfère… Vous ne vous ennuyez pas trop ?
— Pas du tout… J’ai retrouvé les lunettes de soleil que j’avais laissées il y a vingt ans… dans la chambre secrète…
Elle a éclaté de rire.
— Vous savez, moi, je ne vais plus dans cette partie de l’appartement. Il doit y avoir une de ces poussières…
— En tout cas, le mécanisme marche toujours…
De nouveau, son rire.
— Vous avez lu le dossier ?
— Pas encore. Cela me fait un peu peur.
— Lisez-le. Et dites-moi ce que vous en pensez. Je vous rappellerai demain, à la même heure. Au revoir, mon petit Jean…
— Au revoir, Gyp.
J’ai suivi le couloir jusqu’à la cuisine. On l’avait repeinte en blanc depuis l’époque de Rocroy. La fenêtre était entrebâillée et elle donnait sur la cour. Rocroy possédait un garage, en bas, et je me suis demandé si sa Sunbeam dormait encore là. J’ai ouvert le réfrigérateur où étaient rangées des bouteilles de jus d’orange. J’en ai pris une. De retour dans le bureau en rotonde, j’ai repéré sur les rayonnages de la bibliothèque trois de mes livres, les trois premiers Jarvis. Cela m’a rassuré car je finissais par ne plus très bien savoir qui j’étais. J’ai voulu téléphoner à ma femme pour me rassurer tout à fait, mais Klosters me paraissait si loin de cet appartement dans l’espace et dans le temps… L’averse avait cessé et la pagode se reflétait sur le trottoir de la rue de Courcelles. De nouveau, je me suis allongé sur le canapé et j’ai feuilleté le dossier, lisant au hasard des pages de papier pelure.
Rocroy avait écrit en lettres majuscules le nom de Bernard Farmer sur l’une des chemises de papier bleu ciel. Elle contenait une feuille dactylographiée : – 24 mai 1945.
L’an 1945, le 24 mai
Nous Marcel Galy, commissaire Principal
Continuant notre information contre Farmer, Bernard, Ralph, dit « Michel », 179 rue de la Pompe, Paris XVIe, en fuite :
Constatons que se présente Mademoiselle Chauvière Carmen Yvette née le 4 août 1925 à Paris (10e), artiste, demeurant 40 rue La Rochefoucauld à Paris (9e) à qui nous donnons lecture de notre commission rogatoire et à qui nous faisons prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Elle déclare :
J’ai fait la connaissance de Monsieur Bernard Farmer en septembre 1943, au cabaret « L’étincelle », 9, rue Mansart Paris (IXe). J’avais été engagée dans la revue que présentait cet établissement en qualité de danseuse.
Par la suite, j’ai eu une liaison avec M. Bernard Farmer qui s’est terminée en août 1944, date de son départ de Paris.
J’ignorais tout des activités de M. Farmer. Je voyais bien qu’il disposait de sommes d’argent très importantes mais je ne lui ai jamais demandé leur provenance. L’un de ses amis, auquel il m’avait présenté, M. Lucien Blin, m’avait expliqué un jour que M. Bernard Farmer avait exercé les métiers les plus divers en France et en Angleterre. M. Bernard Farmer m’avait dit qu’il s’occupait d’une galerie de peinture à Paris et de commerce de tableaux et de meubles anciens.
Je savais qu’il avait des bureaux 76 Champs-Élysées, au-dessus des arcades du Lido parce qu’il m’y donnait rendez-vous quelquefois. J’ignorais qu’il s’agissait d’une officine de marché noir. Il y était toujours seul et ces bureaux me semblaient désaffectés.
Pour me résumer, je peux dire que je n’ai eu avec Monsieur Farmer que des relations sentimentales et il m’est difficile de vous fournir des indications sur ses activités.
Une autre chemise bleu ciel portait mon nom : Jean Dekker, toujours de l’écriture hâtive de Rocroy. Elle contenait plusieurs feuilles dactylographiées :
5 juillet 1965.
NOTE
Police judiciaire Brigade Mondaine Jean Dekker
né le 25 juillet 1945 à Boulogne-Billancourt.
Seine.
Domicile : Depuis le 11 avril 1965, Hôtel Triumph,
1 bis rue Troyon. Paris 17e.
Deux fiches d’hôtel ont été retrouvées au nom de Jean Dekker, et remplies par lui au mois de juin dernier :
Le 7 juin 1965 : Hôtel-Restaurant Le Petit Ritz, 68 avenue du 11 Novembre à La Varenne-Saint-Hilaire (Seine-et-Marne).
Le 28 juin 1965 : Hôtel Malakoff, 3 avenue Raymond-Poincaré, Paris 16e où il a indiqué comme étant son domicile, le 2 avenue Rodin (XVIe).
Au Petit Ritz, comme à l’hôtel Malakoff il était accompagné par une jeune fille d’une vingtaine d’années, taille moyenne, brune, yeux clairs dont le signalement correspond à celui donné, dans sa déposition, par M. Deniau, concierge 2 avenue Rodin, Paris XVIe.
Jusqu’à présent, cette jeune fille n’a pas pu être identifiée.
Sur une autre feuille :
Cote 29 : Position des douilles.
Les trois douilles correspondant aux trois balles tirées ont été retrouvées.
— L’une d’elles a été retrouvée par terre entre le fume-cigarette tombé à proximité du bras droit de Ludovic Fouquet et le fauteuil.
— Les deux autres douilles se trouvaient sur le fauteuil entre la tête et l’accoudoir gauche.
Au sujet des hypothèses qu’on peut émettre sur la manière dont s’est déroulé le meurtre de M. Ludovic Fouquet, une déposition, celle de M. Rosen, habitant au 3e étage de l’immeuble du 2 avenue Rodin est intéressante.
De la succession des bruits qu’il a entendus, on peut déduire qu’un premier coup a été tiré, qui a abattu M. Ludovic Fouquet ; puis un court laps de temps après, deux autres coups. On lit en effet dans la déposition de ce témoin :
« Vers vingt-trois heures, j’ai entendu un bruit assez fort, comme si on renversait un meuble sur le parquet, suivi, à quelques dizaines de secondes de deux coups plus secs et plus étouffés.
Ces deux coups étaient rapprochés et, immédiatement, j’ai pu déterminer qu’ils provenaient de l’appartement des Hayward.
Je n’ai attaché aucune importance à ces trois coups. Par la suite, dans le courant de la matinée, j’ai appris ce qui s’était passé chez les Hayward et j’ai pensé aussitôt…»
Je suis sorti de l’immeuble vers dix heures du soir, à la recherche d’un restaurant ou d’un café et en passant devant la pagode, j’ai compris pourquoi elle se détachait si bien de l’obscurité au point de m’avoir paru phosphorescente. Des projecteurs de cinéma, disposés au fond de la rue Rembrandt, étaient braqués sur elle. J’ai remonté la rue de Monceau jusqu’à l’angle de l’avenue de Messine où un café était encore ouvert. J’entendais un brouhaha de voix. Des consommateurs en grand nombre occupaient les tables de la terrasse qui débordaient sur le trottoir. Je me suis assis à l’intérieur, le long de la paroi vitrée.
Le garçon est venu prendre ma commande.
— Deux sandwiches et un café. Vous avez beaucoup de monde, ce soir…
— Une équipe de cinéma… Ils tournent dans le quartier…
Et il m’a indiqué, sur un ton admiratif, le nom du metteur en scène.
— Il est connu ?
Il m’a considéré, les yeux ronds, le sourire vaguement méprisant.
— Bien sûr qu’il est connu…
— Excusez-moi, mais je n’étais pas revenu en France depuis longtemps…
J’ai regretté aussitôt de lui avoir fait cette confidence. Je contemplais, à travers la paroi vitrée, tous ces gens pressés les uns contre les autres. Le metteur en scène, ce devait être ce brun, l’air assez jeune, avec une barbe qui lui mangeait le visage et des yeux noirs et sournois. Il se rongeait l’ongle du pouce. Il était entouré d’une demi-douzaine de personnes qui semblaient avoir le plus grand respect pour lui et buvaient les rares paroles qu’il prononçait le pouce entre les dents. À côté de lui, une femme blonde dont les traits délicats et le front têtu me rappelaient quelque chose… Mais oui, elle avait joué petite fille, dans un film célèbre, à l’époque où moi-même j’étais un enfant du même âge. Et maintenant, sans transition, je la retrouvais sous l’aspect d’une femme de quarante ans, comme si le poids du temps nous avait écrasés l’un et l’autre en quelques secondes. On leur servait à tous des plats de crudités et de l’eau minérale. Le metteur en scène, lui, avalait café sur café. Un groupe se tenait un peu à l’écart, aux tables qui marquaient la lisière de la terrasse : les techniciens, sans doute. Je me laissais engourdir par le murmure des voix et mon regard s’attardait sur un visage qui ne m’était pas inconnu : un blond au nez en trompette et au menton empâté, assis seul à une table, et qui fumait un cigarillo. Où l’avais-je déjà rencontré ? Nous étions à quelques centimètres l’un de l’autre, séparés par la vitre. Il a fait un mouvement de tête et m’a regardé à son tour. Au bout d’un instant, il a eu un sourire embarrassé, s’est levé, est entré dans la salle du café et s’est dirigé vers ma table :
— Excusez-moi… Robert Carpentieri…
Il parlait de la voix grave des fumeurs. Ou bien était-il enroué. De près, il paraissait quarante-cinq ans malgré ses yeux bleus, sa houppe de cheveux blonds et son nez en trompette. Il s’est penché légèrement, les deux mains appuyées au dossier de la chaise vide en face de moi. Je restais muet car je ne voulais pas lui dire mon nom.
— J’ai l’impression que nous nous connaissons.
Il a tiré la chaise vers lui et s’est assis.
— Alors, ça doit remonter à une vingtaine d’années, lui ai-je dit. Je n’ai pas mis les pieds à Paris depuis tout ce temps-là…
— Vingt ans ?
— À peu près.
Son regard se perdait dans le vague. Il essayait de se rappeler quelque chose. De toutes ses forces.
— Nous avons peut-être dû nous rencontrer avec Georges Maillot ? Vous avez connu… Georges Maillot ?
Il avait chuchoté ce nom, comme un mot de passe.
— Vous avez raison, lui ai-je dit. Nous nous sommes connus avec Georges Maillot…
Un profil m’est revenu en mémoire, une photographie où jouaient l’ombre et la lumière, comme celle de Rocroy au mur de la chambre de Ghita. Et cette photographie m’avait été dédicacée par Maillot. Mais à la différence de celle de Rocroy, on n’y voyait que son visage. La coutume de dédicacer à ses amis une photo de soi ne se pratiquait déjà plus à l’époque mais, après tout, c’était peut-être moi qui le leur avais demandé.
— Vous fréquentiez beaucoup Georges Maillot ? m’a-t-il dit.
— Pas mal. Et vous ?
— Je le voyais tous les jours.
— Vous… vous n’étiez pas son secrétaire à l’époque ?
Je n’osais dire « chauffeur ». Et pourtant, plus je l’observais, plus une image s’imposait à moi : ce gros blond, au volant de la voiture de Maillot.
— Son secrétaire, si vous voulez… Son chauffeur aussi…
C’était bien ça. Il souriait.
— Et même son ami… Ce soir, je ne m’attendais pas à parler de Georges…
Il me considérait avec une sorte d’étonnement respectueux.
— Ça faisait vingt ans que vous étiez… absent ?
Me prenait-il pour un fantôme ? Ou pour quelqu’un qui venait de sortir de prison après une longue peine ? J’ai voulu le mettre à l’aise et j’ai désigné d’une geste large tous ces gens, assis aux tables de la terrasse.
— Il y en a bien un là-dedans qui a dû connaître Georges Maillot, non ?
Il a haussé les épaules.
— Pensez-vous… Ils étaient encore au biberon quand Georges faisait du cinéma… Je suis le plus vieux de l’équipe…
— Vous travaillez… avec eux ?
— Oui… Je suis devenu régisseur…
Mais je sentais qu’il n’avait pas envie de parler de ça. Il avait suffi de prononcer le nom de Georges Maillot et le présent n’existait plus pour lui. Il était suspendu à mes lèvres.
— Et vous ? Comment vous avez connu Georges ?
Moi, je n’avais pas envie de me confier de but en blanc au premier venu.
— Comment j’ai connu Georges ?
Je cherchais une réponse qui soit une demi-vérité. Je voulais tâter le terrain et voir à quel hameçon il mordrait.
— Je l’ai connu par quelqu’un qui lui avait fait faire un de ses premiers films… Albert Valentin…
— Celui qui habitait l’hôtel, rue Troyon, où Georges descendait pendant ses séjours à Paris ?
Il connaissait donc Valentin… Mais il ignorait que moi aussi j’avais habité dans cet hôtel. Peut-être ne nous étions-nous rencontrés que deux ou trois fois avec Maillot et avait-il simplement la mémoire des visages ? S’il savait si peu de choses sur mon compte, ce n’était pas à moi de lui donner des détails. Ne jamais dévoiler – comme le disait Albert Valentin – ses batteries.
— Alors, si je comprends bien, vous travaillez toujours dans le cinéma ? lui ai-je demandé.
Il a haussé les épaules.
— Il faut bien gagner sa vie…
J’ai désigné la table où trônait le metteur en scène. À chaque instant, un membre de l’équipe venait se pencher vers lui, avec déférence, mais il continuait à ronger l’ongle de son pouce, l’air méprisant.
— C’est un bon metteur en scène ?
— Bon ou mauvais, je m’en fous… Je fais mon boulot…
— Et vous, comment avez-vous connu Maillot ?
Son visage s’est éclairé.
— Sur un plateau de cinéma… En 1955… Il tournait son dernier film… J’avais dix-huit ans et j’étais accessoiriste…
— Moi, quand je l’ai connu, il ne faisait plus de cinéma depuis longtemps…
— Il n’a jamais aimé ça. Il a fait du cinéma par hasard mais il n’a jamais aimé ça…
Il jetait un œil las sur les tables de la terrasse.
— Il n’avait vraiment rien à voir avec les tâcherons qui sont ici…
J’avais beau le dévisager avec le plus d’attention possible et fouiller dans mes souvenirs, je n’avais conservé, décidément, qu’une seule image de lui : au volant de la voiture de Maillot. Et une vague réminiscence : il me semblait que Maillot l’appelait par un surnom.
— Il vous appelait comment déjà ? ai-je risqué.
— Tintin. J’étais beaucoup plus mince à l’époque… Je ressemblais à Tintin…
Mais oui, bien sûr : Maillot, penché à une fenêtre de l’hôtel, rue Troyon, et appelant Tintin de sa voix aux intonations graves. Tintin… Là, en face de moi, il me causait le même malaise que cette petite fille que j’avais reconnue tout à l’heure sur la terrasse, métamorphosée d’un coup de baguette magique en femme de quarante ans. Un Tintin vieilli, qui avait doublé de poids.
— Il me faisait porter des pantalons de golf… Et il m’avait offert pour mon anniversaire un fox-terrier… Depuis ce temps-là, dans le métier, on m’a toujours appelé Tintin Carpentieri…
Je retrouvais, comme une bouffée de parfum, le côté blagueur de Maillot. Avoir Tintin pour secrétaire, c’était tout à fait lui.
— Il va falloir que je retourne au travail, m’a-t-il dit en soupirant.
Dehors, sur la terrasse, le metteur en scène s’était levé et consultait un dossier épais en se rongeant l’ongle de l’index. L’ancienne petite fille se tenait à côté de lui, docile.
De nouveau, il s’est penché vers moi.
— Je voudrais absolument vous revoir… Vous aimiez Maillot, hein ?
— Bien sûr que je l’aimais.
— Eh bien, j’aurai une chose très importante à vous confier… Mais nous n’avons pas assez de temps maintenant…
Il serrait les lèvres, comme s’il voulait retenir le flot d’une confidence. Et puis, il s’est décidé, d’un mouvement sec du menton.
— Écoutez… Maillot n’est pas mort… Il n’est pas mort… Vous me prenez pour un fou, hein ? Je vous dis que Maillot n’est pas mort. Je n’ai plus le temps, maintenant, mais donnons-nous un rendez-vous…
— D’accord.
— Demain… à minuit et demi… ici… dans ce café… Si je ne suis pas exact… vous m’attendrez… Nous tournons dans la rue, tout près…
— D’accord.
— J’aurai tout le temps de vous expliquer.
Il s’est levé, m’a serré la main, puis il est sorti de la salle. Très vite. Il est venu se joindre au groupe qui entourait le metteur en scène, mais il se tenait légèrement à l’écart. J’étais seul, dans la salle. Alors j’ai cru entendre, aussi léger que le grésillement des néons, le rire de Georges Maillot au-dessus de moi. Et je ne pouvais m’empêcher d’imaginer l’autre, là-bas, plus jeune de vingt ans, avec sa houppe blonde, vêtu d’un pantalon de golf et tenant en laisse un fox-terrier.
De retour à l’appartement, j’ai feuilleté le dossier pour voir si l’on y mentionnait Tintin. Page 12, figurait la déposition – très courte – qu’il avait faite à la date du 11 juillet 1965 :
… Robert Carpentieri, né le 7 juin 1938 à Paris (10e), technicien de cinéma, demeurant 5 bis rue Brunei à Paris (17e)… Il déclare :
J’ai connu M. Georges Maillot en avril 1955 lors du tournage de son dernier film. À partir de cette date j’ai entretenu des liens d’amitié avec lui. Je lui ai servi occasionnellement de chauffeur et de secrétaire et je l’ai accompagné à Rome en 1960 à l’occasion de son mariage avec Mademoiselle Piestri.
J’ai rencontré avec M. Maillot quelques-uns de ses amis, mais je ne me suis trouvé que très rarement en présence de Mme Carmen Blin. Je savais que M. Maillot la connaissait depuis longtemps. J’ai dû accompagner M. Maillot deux ou trois fois au domicile de Mme Carmen Blin, cours Albert-Ier.
Je n’ai jamais rencontré M. et Mme Hayward, ou M. Ludovic Fouquet. J’ignorais que M. Maillot les connaissait. Il ne m’en a jamais parlé.
La seule relation de M. Maillot qui habitait l’hôtel Triumph 1 bis rue Troyon (17e) était M. Albert Valentin, cinéaste. Le nom de Jean Dekker n’évoque rien pour moi. Je ne me souviens pas d’avoir entendu son nom mentionné devant moi par M. Maillot.
Et signe…
Ainsi, mon nom n’évoquait rien pour lui… Peut-être Tintin en savait-il plus long qu’il n’avait voulu le dire, mais de toute manière, il n’était qu’un comparse, l’une de ces silhouettes qu’on distingue à peine au fond du paysage d’un tableau.
J’ai refermé le dossier. Un courant d’air, soufflant par l’entrebâillement de la porte-fenêtre agitait les rideaux.
La perspective de passer la nuit dans cet appartement, à lire ce dossier, m’a soudain semblé au-dessus de mes forces. J’ai décidé de rentrer à l’hôtel, mais je ne me sentais pas le courage de faire, comme l’autre soir, le chemin à pied à travers cette ville morte. Alors j’ai commandé un radio-taxi.
J’ai été soulagé de retrouver ma chambre d’hôtel, comme n’importe lequel des touristes qui visitaient Paris. J’ai tâté mon passeport anglais dans la poche intérieure de ma veste. Je sortais d’un mauvais rêve. Tintin existait-il vraiment ? Bien sûr, il y avait ce dossier et les clés de l’appartement de la rue de Courcelles, mais je pouvais les faire disparaître pour toujours. Et il ne resterait plus aucun indice. Aucun. Je partirais, dès demain matin, pour Klosters, le cœur léger.
J’ai voulu téléphoner à ma femme mais il était trop tard. Et puis je craignais que ma voix ait une sonorité un peu bizarre, susceptible de l’inquiéter. Trouverais-je les mots anglais pour lui décrire le salon en rotonde et la pagode, et ma rencontre avec « Tintin » ? Il vaut mieux garder certaines choses pour soi.
J’ai posé sur le secrétaire mes vieilles lunettes de soleil. Brusquement, elles me faisaient peur, ces lunettes, comme les pièces à conviction d’un crime que j’aurais commis.
Je me suis allongé sur le lit, sans même me déshabiller et j’ai allumé la radio. Je tournais doucement l’aiguille pour capter la B.B.C. J’avais besoin d’entendre parler anglais et de me persuader moi-même que j’étais bien Ambrose Guise, un écrivain anglais, revenant dans le crépuscule et le paisible ennui du dimanche, d’une promenade à Hampstead Heath.
Je les regardais de la fenêtre. Pour la troisième fois la fille montait lentement les marches. Arrivée sous l’auvent de la façade, elle frappait du poing contre la porte. Celle-ci s’ouvrait et un homme vêtu d’un smoking blanc, les cheveux gris en brosse, demeurait immobile dans l’embrasure de la porte.
— Est-ce que je pourrais le voir ? demandait la fille, nerveuse.
— Il vous attend.
Alors l’homme au smoking blanc, d’un geste large du bras gauche, lui faisait signe d’entrer. Elle avait un mouvement de recul.
— Vous êtes sûr qu’il m’attend ?
Et c’était à cet instant-là que le metteur en scène criait « Coupez ! », et que tout recommençait. Leurs voix résonnaient dans la nuit comme amplifiées par des haut-parleurs. Le bas de la pagode était violemment éclairé. Ils formaient autour du metteur en scène un groupe d’ombres parmi lesquelles je tentais vainement de distinguer celle de Tintin Carpentieri.
J’avais éteint la lumière du bureau en rotonde car je craignais que lui, en revanche, pût apercevoir d’en bas ma silhouette. Peut-être avait-il connu l’appartement de Rocroy et s’il me voyait au balcon de celui-ci, des détails du passé risquaient de lui revenir en mémoire, comme, par exemple, l’existence d’un certain Jean Dekker. Mais hier soir, il ne m’avait posé aucune question précise. Il lui suffisait d’avoir vaguement reconnu mon visage. Au fond, la seule chose qui comptait pour lui, c’était de parler de Georges Maillot avec quelqu’un.
La mort de Maillot avait précédé de quelques mois celle de Rocroy, et je l’avais apprise, elle aussi, à Londres, dans ce magasin proche de Montpelier Square où je feuilletais souvent les journaux français. Un entrefilet d’une quinzaine de lignes. On n’avait pas jugé utile d’y joindre sa photo. Mais pourquoi l’aurait-on fait ? Maillot avait abandonné depuis longtemps le cinéma. Il s’était écroulé sur le trottoir de l’avenue Montaigne, à trois heures du matin, « en sortant d’un bar » – selon l’article. Un passant avait tenté de le relever et avait appelé une ambulance. À l’époque, ces deux morts presque simultanées ne m’avaient inspiré aucune méditation particulière. Pas plus que la phrase d’excuse que Maillot avait eu la force de murmurer à celui qui lui était venu en aide : « Mon pauvre ami, je deviens vieux. »
Minuit et demi. Les autres, en bas, avaient éteint leurs projecteurs et rangeaient le matériel dans un camion stationné un peu plus haut, rue de Courcelles. J’ai attendu une dizaine de minutes environ et j’ai descendu l’escalier. Je ne voulais pas que Tintin Carpentieri me voie sortir de l’immeuble. J’ai entrebâillé la porte cochère et je me suis glissé dans la rue. Leur groupe se tenait maintenant devant l’entrée de la pagode mais ils me tournaient le dos. J’ai traversé la rue d’un pas rapide et sur le trottoir j’ai pris l’allure paisible d’un promeneur.
Il était assis à la table que nous occupions la veille au soir. Il portait une chemise bleu ciel dont il avait retroussé les manches. Son visage était inondé de sueur. Il m’a souri. Je me suis assis en face de lui.
— Quelle chaleur… Je suis idiot… J’ai déjà bu deux bières…
Il sortait un mouchoir dont il s’épongeait le front.
— J’avais peur que vous ne veniez pas… Vous habitez loin ?
— Dans un hôtel de la rue de Castiglione.
— Je suis tellement content de vous voir… Vous prenez quelque chose ?
Il se retournait et cherchait des yeux le garçon. En vain. Là-bas, le comptoir était désert. Personne d’autre que nous dans ce café.
— Je crois qu’ils nous ont oubliés mais cela n’a aucune importance…
Cette chaleur, ce silence, ce café désert, la lumière blanche que les néons déversaient sur nous… Un rêve ?
— Vous voulez boire un peu de ma bière ?
Il me désignait le bock à moitié vide d’un air inquiet, comme s’il avait peur que je lui fausse compagnie et qu’il voulait à tout prix me retenir.
— Non merci.
— Une cigarette ?
— Non merci.
Les reflets des néons jouaient sur son visage rose, sa houppe d’un blond doré et sa chemise bleu ciel. Trop de couleurs vives. Des gouttes de sueur s’immobilisaient un instant au bord de son menton et je surveillais leur chute sur la table. Il alluma une cigarette.
— Comment s’appelle le film que vous tournez ?
Il hésita un moment.
— Le titre ? Ah oui… Rendez-vous de juillet…
— Mais il y a eu déjà un film qui s’appelait comme ça…
— Oui, mais ils ne sont au courant de rien… Il faudrait leur donner des leçons… Le metteur en scène ne connaît même pas le nom de Georges Maillot…
Il aspira une grande bouffée et se pencha vers moi.
— Ce que je voulais vous dire hier soir est très important… Maillot n’est pas mort…
Il avait prononcé les derniers mots d’une voix lente. Il souffla et nos deux têtes furent enveloppées d’un nuage de fumée.
— Je ne plaisante pas… Vous verrez Maillot cette nuit…
Il m’effrayait, brusquement.
— Ça va vous causer un drôle de choc… Moi aussi la première fois… Il n’a pas beaucoup changé…
Je serrai le poing pour me donner du courage et prenant le ton de celui qui parle à un fou et ne veut pas le contrarier :
— Mais alors… Où est-il ?
— À Paris. Tout près d’ici. Vous le verrez dans quelques minutes.
— Et vous êtes sûr que c’est lui ?
— Évidemment. Sinon je n’oserais pas vous en parler. On ne plaisante pas avec ces choses-là. Surtout moi… J’ai toujours détesté les histoires de fantômes et de tables tournantes…
En prononçant ces paroles il était tout à fait calme et sensé. Et même il m’a souri.
— Il fallait bien qu’un jour j’en parle à quelqu’un qui connaissait Maillot…
Sa voix était de plus en plus douce, presque un chuchotement. Mais, à l’instant de monter dans sa voiture, j’éprouvai une inquiétude qui s’accrut à mesure que nous roulions vers une destination inconnue de moi. Il prenait les virages d’une drôle de façon et brûlait les feux rouges…
Nous attendions, assis à l’une des rares tables d’un bar étroit du début de la rue Vignon. Carpentieri avait choisi la place la plus proche de la vitre. Il guettait le passage de quelqu’un, dans la rue.
— C’est toujours entre une heure un quart et une heure et demie du matin, me dit-il.
L’horloge, sur le mur du fond, marquait une heure vingt-trois.
— Si vous voyez s’arrêter une Lancia Flaminia blanche…
Il alla chercher un paquet de cigarettes au comptoir. Je ne me rappelais plus très bien la forme de ces Flaminia mais cela n’avait aucune importance. Le blanc est une couleur voyante, dans la nuit.
À peine s’était-il rassis à la table qu’une voiture blanche s’arrêta à hauteur du café, le long du trottoir d’en face.
— C’est lui… c’est lui… souffla Carpentieri.
Il me poussa hors du café. Mon cœur battait très fort car je croyais que nous allions traverser la rue et qu’il se pencherait vers le conducteur de la Lancia. Et que ferais-je si nous étions vraiment en présence de Georges Maillot ? Mais il m’entraîna jusqu’au coin de la rue et du boulevard de la Madeleine, là où il avait garé sa voiture à lui. Il m’ouvrit la portière.
— Montez.
Nous étions l’un à côté de l’autre, Carpentieri au volant. La sueur dégoulinait toujours de son menton.
— Vous voyez… Il reste stationné là…
À une dizaine de mètres devant nous, l’arrière de la Lancia étincelait et m’éblouissait les yeux.
— Je ne comprends pas très bien pourquoi il attend… Une nuit je l’ai vu embarquer une fille qui sortait du café…
— C’est peut-être la même qu’il attend…
— Peut-être.
— Mais il ne son jamais de la voiture ?
— Jamais ici.
Trois filles, qui arpentaient le trottoir un peu plus haut, s’étaient approchées de la Lancia et maintenant elles tournaient autour d’elle, lentement, comme dans une ronde enfantine.
— Et vous n’êtes jamais allé lui parler ?
— Jamais.
— Pourquoi ?
Il ne voulait pas me répondre. Il appuya sur le bouton de la radio d’un geste sec et la musique d’un orchestre nous parvint, à moitié étouffée par un grésillement de parasites.
— Alors, nous allons attendre là ?
— Oui, nous allons attendre là.
Du poignet, il s’essuya le menton et me tendit son paquet de cigarettes.
— Non merci.
— Moi non plus, je n’ai pas envie de fumer.
Là-bas, les filles s’écartaient de la voiture.
— Ça y est… Il repart…
Carpentieri attendit que la Lancia eût tourné au coin de la rue de Sèze, pour démarrer à son tour.
— Il va vous semer, lui dis-je.
— Non… non… Je connais son itinéraire par cœur…
La Lancia s’engageait dans le boulevard Malesherbes et son allure était de plus en plus lente.
— Il y a des moments où il fait presque du sur-place, me dit Carpentieri. Alors, je le double et je l’attends au carrefour suivant.
Le boulevard était désert, comme le jour où je venais de l’aéroport et traversais Paris pour la première fois depuis vingt ans. Et cette Lancia blanche qui avançait le long des façades éteintes me causait le même sentiment de désolation que j’avais éprouvé cet après-midi-là. Elle suivait maintenant le boulevard de Courcelles.
— Quelquefois il s’arrête le long de ce trottoir… du côté des grilles du parc Monceau… On va voir s’il le fait aujourd’hui…
Mais non. Il continuait son chemin par l’avenue de Wagram.
— La première fois, j’ai failli le perdre ici, à cause d’un feu rouge… Mais maintenant je suis tranquille… Il ne change jamais d’itinéraire…
Nous étions presque à la hauteur de la rue Troyon. La Lancia allait-elle s’y engager et s’arrêter au 1 bis devant l’hôtel ? Nous nous retrouverions dans le hall, Georges Maillot, Albert Valentin et moi. Et tout recommencerait. Comme avant. Mais nous dépassâmes la rue Troyon. Nous arrivions place de l’Étoile.
— Là, il risque de faire plusieurs fois le tour de la place, me dit Carpentieri. Il faut vous armer de patience… Une nuit j’ai tourné, comme ça, quatorze fois de suite derrière lui…
Il se tenait à une vingtaine de mètres de la Lancia comme s’il craignait d’attirer l’attention du conducteur. À cette heure-là, il n’y avait plus que lui et nous qui roulions sur la place de l’Étoile. Je finissais par me demander si quelqu’un était au volant de cette Lancia, car j’avais beau écarquiller les yeux, je ne distinguais pas l’ombre d’un homme.
— Vous êtes sûr qu’il est dans cette voiture ?
— Évidemment.
À moi, ça m’avait plutôt l’air d’une Lancia fantôme qui n’en finirait jamais de glisser à travers ce Paris nocturne et mort.
— Eh bien, nous avons de la chance. Il ne fait qu’un tour de piste.
La Lancia commençait à descendre l’avenue d’Iéna.
— Et c’est la même chose toutes les nuits ?
— Non. Quelquefois, il disparaît pendant une quinzaine de jours.
— Parce que vous le suivez toutes les nuits ?
— Presque. J’essaie d’être le plus souvent au rendez-vous.
Il avait prononcé « rendez-vous » d’une voix triste qui rencontra un écho chez moi. Je pensais au titre de son film : Rendez-vous de juillet. Nous étions en juillet. Il faisait chaud. Les gens étaient partis en vacances. Vingt ans avaient passé et je sillonnais, par une nuit d’été, cette ville absente. Moi aussi, sans très bien m’en rendre compte, j’étais revenu à Paris pour un rendez-vous de juillet.
— Mais qu’est-ce qui vous prouve qu’il s’agit bien de Maillot ?
Il haussa les épaules.
— Vous voulez vérifier ?
Il appuya brusquement sur l’accélérateur et nous laissâmes la Lancia derrière nous pour nous arrêter un peu plus loin sur l’avenue, à la lisière de la place des États-Unis.
— Maintenant, vous allez faire attention… Il va passer à côté de nous… Il roule assez lentement… Vous aurez le temps de le voir…
Je collais mon front à la vitre.
— Surtout faites bien attention…
Un profil glissa à quelques centimètres de moi. Un profil régulier qui aurait pu être celui de Georges Maillot, mais surmonté d’un casque de cheveux blancs. Il portait un imperméable blanc, lui aussi, au col rabattu. Puis la Lancia continua de descendre l’avenue, devant nous.
— Alors ? Vous l’avez reconnu ? me demanda Carpentieri.
— Oui.
Je ne voulais pas le décevoir.
— Pourtant, Georges n’avait pas de cheveux blancs…
— Il n’en avait pas. Mais maintenant…
Il poussa un soupir.
— C’est comme moi… Vous trouvez que je ressemble encore à Tintin ?
Nous avions repris notre filature. Une autre automobile allait bientôt nous suivre elle aussi. Puis une seconde. Une troisième. Oui, un cortège allait se former pour on ne savait quelles funérailles ou quel pèlerinage.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ? me demanda Carpentieri.
— Rien.
Maintenant, la Lancia suivait l’avenue du Président-Wilson.
— Il s’arrête souvent ici… Devant les grilles de Galliera…
Mais non. La Lancia continuait son chemin.
— Vous avez de la chance… Cette nuit, il ne s’arrête nulle part…
Elle tournait autour de la place d’Iéna et prenait l’avenue Pierre-Ier-de-Serbie. Nous passions devant la Calavados où Carmen m’emmenait souvent, vers quatre heures du matin. Elle avait peur de rentrer chez elle et nous y retrouvions des gens qui, comme elle, ne voulaient pas se résoudre au sommeil. C’est à la Calavados, qu’une nuit, Carmen m’a présenté Rubirosa. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois les Hayward et j’avais été frappé – chose curieuse – par la beauté et la distinction de ce couple. C’est là qu’ils venaient de plus en plus nombreux à notre table, près de l’orchestre mexicain – Mario P., Sierra Dalle, Ludo Fouquet, Favart, Andrée Karvé et tant d’autres, et j’avais peur que Carmen ne fasse plus attention à moi, qu’elle m’oublie parmi ces gens, et que je la perde pour toujours…
— À quoi vous pensez ? m’a demandé Carpentieri.
— À rien.
Je pensais que derrière cette voiture blanche, nous prenions maintenant le même chemin que celui que je suivais à pied, au lever du jour, quand je l’accompagnais de la Calavados jusque chez elle. Avenue Georges V. Place de l’Alma. Je n’avais pas eu le temps d’apercevoir les fenêtres du côté de la rue Jean-Goujon, je n’avais vu que le grillage qui protégeait le petit jardin, à la proue de l’appartement. Aucune lumière. Carmen avait dû quitter cet endroit depuis longtemps. Qu’était-elle devenue ? Je n’osais le demander à Tintin. D’ailleurs, si l’on en croyait sa déposition, il n’avait pas très bien connu Carmen. J’ai quand même décidé de tenter ma chance, et après m’être raclé la gorge :
— Maillot avait une amie qui habitait l’appartement du rez-de-chaussée, derrière la grille…
— Ah bon ?
— Vous ne la connaissiez pas ?
— Non.
J’étais sûr de sa réponse. Personne ne répond jamais aux questions qui vous tiennent à cœur. Mais cela n’avait aucune importance : je pouvais trouver par moi-même ce qu’était devenue Carmen. Non, je n’avais pas besoin de ce vague comparse pour me renseigner.
— Maillot connaissait tellement de femmes… me dit-il. Je finissais par m’y perdre.
Nous remontions l’avenue Montaigne derrière la Lancia.
— On a écrit dans les journaux qu’il était mort avenue Montaigne, lui dis-je.
— C’est ce qu’on a écrit… Mais ce n’est pas la vérité…
Tintin s’était arrêté presque au bout de l’avenue, à la hauteur de l’ancien garage. La Lancia s’éloignait lentement de nous, traversait le Rond-Point et s’engageait dans l’avenue Matignon.
— Vous allez le perdre, lui dis-je.
— Il va reprendre l’avenue Montaigne dans l’autre sens… Alors, nous pouvons l’attendre ici…
— Je suis fatigué… J’ai envie de rentrer à mon hôtel.
— Vous ne pouvez pas nous laisser tomber…
Il avait levé la tête vers moi, avec une expression de désarroi.
C’était vrai. Je ne pouvais pas les laisser tomber. Maintenant que j’avais mis le doigt dans l’engrenage, il m’était impossible de faire machine arrière. Et cette grosse tête joufflue, ces yeux inquiets me serraient le cœur.
— Vous comptez le suivre pendant combien de nuits encore ?
— Je ne sais pas… Je suis insomniaque… Alors, ça ne me dérange pas.
— Mais il faudrait quand même que vous vous décidiez à lui parler…
— J’ai essayé, me dit-il, d’une voix sourde.
De nouveau, il leva son visage fripé vers moi.
— Il n’entend rien… Il est complètement raide à son volant… comme du bois… Il se tient très droit… la tête haute… Un véritable somnambule…
Il ouvrit la boîte à gants.
— Une nuit où il s’était arrêté devant Galliera, je suis sorti de la voiture et j’ai pris des photos de lui… Avec un appareil Instamatic… Si vous voulez les voir…
Il alluma le plafonnier et me tendit deux photos.
Sur celles-ci je ne distinguais que la portière blanche de l’automobile, et dans l’encadrement de la vitre le col blanc rabattu de l’imperméable. Tout le reste était noir.
— Ça ne m’a pas avancé à grand-chose, me dit-il.
Mais déjà la Lancia réapparaissait au seuil de l’avenue Montaigne et roulait vers nous. Carpentieri attendit un moment pour faire demi-tour.
— Nous allons le suivre encore longtemps ?
— Non… ne vous inquiétez pas… C’est bientôt fini…
Il avait pris un ton pincé, comme si j’avais proféré un sacrilège.
— Je comprends que cela peut paraître fastidieux à quelqu’un qui n’était pas vraiment un intime de Georges Maillot.
— Je l’étais.
— Pas autant que moi.
Je préférai ne rien répondre.
Place de l’Alma. Je n’ai pu m’empêcher de jeter de nouveau un regard vers l’appartement de Carmen. Tout était noir. La petite place avec son banc, la grille, les fenêtres, la pierre de l’immeuble. Sauf le feuillage de l’arbre du jardin où brillait un reflet vert. Je me suis rappelé mon arrivée ici, la première fois. Je venais de la gare de Lyon. La traversée de Paris au printemps et cette impression, jamais plus éprouvée depuis, que la vie commençait pour moi…
Nous suivions le Cours Albert-Ier puis le Cours la Reine. La Lancia blanche roulait au milieu de la chaussée, mais cela n’avait pas d’importance : aucune voiture ne venait dans l’autre sens. Le Cours la Reine était une grande allée forestière au bout de laquelle on ne savait pas sur quoi on allait déboucher. La mer ?
À la hauteur de la statue du roi Albert Ier, la Lancia a fait demi-tour. Pelouse bordée de platanes. Je venais quelquefois m’y promener la nuit avec Carmen. Ou tout seul. Je me penchais par-dessus le parapet du quai pour contempler le Port de Paris et les navires à l’ancre.
— Notre dernier tour de piste, m’a dit Tintin d’une voix lugubre.
Nous nous engageâmes sur le pont Alexandre-III à la suite de la Lancia, mais Tintin s’arrêta au milieu du pont et coupa le moteur. La Lancia s’éloigna de nous et sa carrosserie blanche disparut au tournant du quai d’Orsay.
— Voilà… c’est fini…
— Vous ne le suivez jamais plus loin ?
— Si… Il longe les quais, jusqu’au pont du Garigliano… Porte de Saint-Cloud il prend l’autoroute de l’Ouest… Et là, il roule pendant une heure environ… Ensuite il fait demi-tour en direction de Paris… Ça peut durer des heures et des heures comme ça…
— Et vous ne savez pas où il habite ?
— J’ai l’impression que c’est quelque part entre Saint-Cloud et Suresnes… Au Val d’Or… Il me sème toujours du côté du Val d’Or…
Sa tête s’affaissa.
— Vous ne voulez pas prendre un peu l’air ? lui dis-je.
— Oui.
Nous sortîmes de la voiture et je vins m’accouder au parapet du pont. J’éprouvais un grand vide, brusquement. Elle me manquait, cette Lancia blanche.
J’avais toujours aimé la vue qui s’offrait de ce pont. À droite, le Trocadéro et les immeubles étagés de Passy derrière lesquels j’imaginais les parcs en pente et les chalets d’autrefois. Et de l’autre côté, les lumières de la Concorde. Et la Seine aux reflets rouges et argentés. Il faisait moins chaud ici et l’air était plus léger à respirer. L’un des réverbères du parapet de bronze verdi éclairait le visage de Carpentieri, debout à côté de moi. Ce visage, sous la lumière jaune, me paraissait plus lourd et plus fripé que tout à l’heure. Les lèvres se serraient dans une expression boudeuse et les sourcils se fronçaient comme s’il allait pleurer. Il restait silencieux. Il n’avait pas besoin de me donner d’explications. Je comprenais tout. Il doit être très pénible, passé un certain âge, de ressembler à Tintin.
Il s’est arrêté rue de Rivoli. Je lui ai serré la main.
— On pourrait se revoir, lui ai-je dit.
— Si vous voulez… Nous tournons encore le film pendant quinze jours au même endroit… Vous savez où me trouver…
— Et même, je pourrais vous accompagner encore une fois à la poursuite de la Lancia…
Mais je regrettais aussitôt d’avoir employé un ton de légère ironie.
— Comme vous voudrez, m’a-t-il dit sèchement. Moi, en tout cas, pour le moment, je suis la voiture de Maillot toutes les nuits… Ça m’occupe…
— À bientôt.
— À bientôt. Si vous ne me trouvez pas au tournage, vous me laissez un mot au nom de Tintin Carpentieri.
Il démarra sur les chapeaux de roue. Il ne m’avait même pas demandé quel était mon nom à moi, ni mon adresse.
Un café était ouvert, sous les arcades. Je me suis assis au bar. Il faisait jour et une brume de chaleur enveloppait déjà la rue et le jardin des Tuileries. J’avais soif. J’ai commandé une bouteille d’eau minérale.
Je ne ressentais pas encore les effets de la fatigue. J’étais comme un voyageur qui vient d’arriver à destination et s’étonne de ne plus être secoué par les cahots du train.
À l’hôtel, j’ai voulu attendre dix heures pour téléphoner à ma femme, mais je me suis endormi tout habillé sur le lit. Je ne me suis réveillé qu’au début de l’après-midi. En sueur. J’ai demandé qu’on me donne le 01 13 24 à Klosters. C’est Miss Mynott qui m’a répondu.
— Les enfants sont partis en pique-nique avec leur maman, Monsieur.
— Tout va bien ?
— Tout va bien. Les enfants sont en pleine forme.
— Et ma femme ?
— Madame a l’air tout à fait bien. Est-ce que je dois lui dire quelque chose de votre part ?
— Vous lui direz que je la rappellerai ce soir.
— Très bien, Monsieur.
— Je ne sais plus si elle a le numéro de téléphone de mon hôtel, mais de toute manière je la rappellerai moi-même.
— Je voulais que vous sachiez que, le soir, les enfants ne regardent plus la télévision.
— J’en suis très heureux.
— Moi aussi.
— Et quel temps avez-vous ?
— Du soleil.
— Il ne fait pas trop chaud ?
— Oh non… très frais.
— Vous avez de la chance. Au revoir, Miss Mynott.
— Au revoir, Monsieur.
J’ai raccroché et ce simple geste m’a jeté dans un désarroi passager. Si loin de la fraîcheur de Klosters, il me semblait brusquement que je barbotais, moi, dans des eaux tièdes et croupies.
J’avais beau feuilleter le dossier, je ne trouvais aucun procès-verbal d’interrogatoire de Georges Maillot. Mais à la page 21 je tombais sur une « note » le concernant.
– 9 juillet 1965 –
Monsieur Maillot Georges, Louis, né le 21 juillet 1920, à Paris (Xe), a épousé le 12 mai 1960 à Rome (Italie) Maria Giovanna Piestri, née le 15 septembre 1935 à Rome (Italie).
Il est domicilié depuis 1960 à l’adresse suivante : Ara Coeli 5 (Rome) – (Italie).
Monsieur Maillot, lors de ses fréquents séjours à Paris, habite l’hôtel Triumph, 1 bis rue Troyon (17e).
M. Georges Maillot débuta en 1941, à Paris, dans la carrière cinématographique. Auparavant il avait exercé divers « petits métiers » sur la côte d’Azur. Par la suite, il tourna plusieurs films tant en France qu’en Italie, mais abandonna le cinéma dans les années 50.
Depuis, on suppose que ses revenus viennent du courtage des meubles anciens et des objets d’art. Sa femme jouit d’une grosse fortune en Italie.
M. Maillot connaît depuis 1945 Mme Carmen Blin qui n’était pas encore mariée avec M. Lucien Blin et s’appelait alors Carmen Chauvière.
Il est souvent reçu chez elle, cours Albert-Ier. Il connaît parfaitement Fouquet, Jean T., Favart, Mario P., Mme Karvé, Philippe et Martine Hayward, toutes relations de Mme Carmen Blin.
À l’hôtel Triumph, 1 bis rue Troyon, habitait également le nommé Jean Dekker que Maillot connaissait très bien lui aussi et qui était un intime de Madame C. Blin.
Cette fois-ci, ils ne filmaient pas la scène de l’entrée de la pagode, mais ils s’étaient tous déplacés rue Rembrandt, au fond, et les projecteurs éclairaient les grilles du parc Monceau. Je me suis approché d’eux, sur la pointe des pieds. L’homme aux cheveux gris en brosse s’appuyait contre les grilles et criait :
— Hélène… Hélène !… Hélène !… tandis qu’une ombre venant du parc débouchait dans la zone de lumière : un Japonais de haute taille, en imperméable bleu marine à épaulettes dorées. Il se dirigeait vers l’homme aux cheveux gris en brosse et bientôt ils n’étaient plus séparés que par la grille.
— Hélène n’est plus là, disait le Japonais en détachant bien les syllabes sur un ton de récitatif. Ne l’appelez pas, elle ne répondra plus…
— Salaud !…
Cette insulte claquait comme un drapeau sous le vent du large. Alors, le metteur en scène levait le bras et il fallait recommencer.
J’ai profité d’une interruption entre deux prises de vues pour me mêler à leur groupe mais aucun d’eux ne paraissait remarquer ma présence, comme si je faisais partie de l’équipe. Je n’osais pas aborder le metteur en scène, à quelques pas de moi, qui se rongeait pensivement les ongles. Une femme brune aux cheveux courts consultait un dossier en annotant de temps en temps une page au crayon. Je me suis dirigé vers elle :
— Je viens voir Tintin Carpentieri, bredouillai-je. Vous ne savez pas s’il est là ?
— Tintin ? Non… Il n’est pas là…
— Mais où pourrais-je le joindre ?
— Demandez à Caro…
Elle me désignait d’un geste vague un petit homme brun au visage rond dont les projecteurs éclairaient vivement les lunettes à monture d’écaille et les espadrilles bleu marine. Il interpellait tous ceux qui passaient à proximité de lui. Des ordres ? Des conseils ?
Je lui tapai sur l’épaule.
— Vous ne savez pas où est Tintin Carpentieri ?
— Carpentieri ? Il est absent depuis trois jours.
— Pourquoi ?
— Demandez-le-lui !
— Mais je croyais qu’il travaillait tous les jours ici…
— Je suis une bonne poire… J’ai voulu le repêcher une dernière fois… Mais maintenant j’ai compris… Il n’y a rien à faire avec un type comme Carpentieri…
Je demeurai hébété devant lui, et comme je suis de haute taille et qu’il m’arrivait à mi-buste, il se recula pour prendre du champ et me fixer d’un regard peu amène.
— Si vous êtes un ami de Carpentieri, vous lui expliquerez ceci de ma part : Il est définitivement brûlé… dé-fi-ni-ti-ve-ment… Plus personne ne l’engagera… Je vais lui faire une excellente publicité…
— Vous pouvez peut-être me donner son numéro de téléphone ?
— Vous n’avez qu’à chercher dans l’annuaire…
C’était sans appel. Il avait esquissé un geste pour m’écarter de lui. Il ne faisait plus du tout attention à moi.
J’ai traversé la rue de Courcelles et j’ai regagné l’appartement de Ghita Wattier. J’avais laissé les lustres allumés et les fenêtres ouvertes, selon ses recommandations. La chaleur envahissait peu à peu cet endroit qui m’avait paru, la première fois, aussi frais qu’une grotte. J’ai fouillé toutes les pièces à la recherche d’un annuaire et j’en ai trouvé un dans la chambre où Ghita avait rangé les archives de Rocroy.
Carpentieri Robert, 5 bis rue Brunei. 762-32-49. C’était la même adresse que celle qui figurait dans le dossier. Et à Paris, il n’y avait sans doute qu’un seul Robert Carpentieri.
J’ai composé le numéro. Un déclic. Et une voix de femme, de celles qui annoncent les départs et les arrivées dans les aéroports :
« Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé. »
Bien sûr, je pouvais de nouveau demander au petit gros, en bas, le numéro de téléphone exact de Tintin. Et s’il m’accablait de son mépris, me renseigner auprès de l’un ou l’autre membre de l’équipe du film. Je pouvais aussi me présenter au 5 bis de la rue Brunei. Mais je savais d’avance que je n’en ferais rien et que je me contenterais d’écouter cette voix douce et glacée, qui répéterait jusqu’à la fin des temps : « Il n’y a plus d’abonné au numéro que vous avez demandé. »
C’est important pour quelqu’un comme moi d’entendre de telles choses. Ça fait travailler l’imagination.
J’ai éteint la lampe et je me suis couché sur le canapé du salon. De temps en temps, une voiture freinait brutalement au feu rouge de la rue de Courcelles, puis repartait en trombe. Et tout retombait dans le silence.
Je regardais les ombres au plafond, comme dans la chambre de l’hôtel Triumph, vers sept heures du soir. J’avais vingt ans, j’étais allongé, les yeux grands ouverts, et je me demandais quel serait le cours qu’allait prendre ma vie. Plus tard, dans la chambre d’Hammersmith, où j’avais commencé mon premier livre, c’étaient les mêmes ombres, au plafond. Je ne dormirai pas, cette nuit. Il fait trop chaud et puis ce silence de Paris… Je ferme les yeux et une voiture blanche ne cesse de glisser dans ma tête. Si blanche le long des rues et des façades noires.
Le jour va bientôt se lever. Je serai soulagé quand le soleil chassera les ombres du plafond. Déjà ses premiers rayons se posent sur les lattes du parquet et sur les livres de la bibliothèque de Rocroy. C’est rassurant, toutes ces rangées de livres qui brillent au soleil. Et la pagode, en face, ocre dans la brume bleue. Et Paris, très tôt, un matin de juillet. Oui, je suis soulagé maintenant. Je sais ce qu’il me reste à faire. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ?
Et cela m’a paru naturel de composer le 01 13 24 à Klosters dans cet appartement de Rocroy qui était associé pourtant à toute une partie, déjà si ancienne, de ma vie. Oui, naturel. Peut-être à cause du soleil qui entrait à flots dans la chambre, ce matin-là. Ou de la résolution que j’avais prise. Je me sentais le cœur léger. Et si le passé et le présent se mêlaient ? Pourquoi n’y aurait-il pas, à travers les péripéties en apparence les plus diverses d’une vie, une unité secrète, un parfum dominant ?
— Madame dort.
J’ai reconnu la voix ensommeillée de Miss Mynott.
— Je vous réveille, Miss ?
— Non… non… pas du tout, Monsieur.
— Comment vont les enfants ?
— Très bien, Monsieur. Ils ont une mine magnifique.
— Et ma femme ?
— Comme toujours, elle est ravie d’être à Klosters.
— Elle ne s’ennuie pas trop ?
— Non… non… Elle voit vos amis. Ils sont tous là. M. Irwin Shaw va venir déjeuner tout à l’heure.
— Vous le saluerez de ma part.
Shaw était le seul confrère avec lequel j’entretenais des liens d’amitié.
— Vous direz à ma femme que je reste encore une quinzaine de jours à Paris. Et que je vais lui écrire une lettre pour lui en expliquer les raisons.
— C’est dommage, Monsieur. Il fait si beau à Klosters… Et les enfants s’ennuient un peu de vous.
— Ne vous inquiétez pas. Je serai là dans quinze jours.
— Mais je ne m’inquiète pas, Monsieur…
En quittant la chambre de Ghita Wattier, j’ai rencontré mon visage dans une glace. Je ne m’étais pas rasé depuis longtemps. Peu importait si, au cours des jours qui allaient venir, je prenais l’apparence d’un clochard. Il faisait beau à Klosters, mais moi, je devais maintenant descendre au fond d’un puits pour chercher, à tâtons, quelque chose, dans l’eau noire.
Je suis sorti et j’ai suivi la rue de Courcelles. Le soleil tapait fort, mais loin de m’accabler, ses rayons me donnaient du courage. J’ai bu un café à une terrasse déserte du boulevard Haussmann. Par chance, j’ai trouvé une papeterie, à quelques pas de là. J’ai acheté trois blocs de papier à lettres grand format sans rayures. Et un stylo. Un simple feutre bleu floride.
Paris, le 9 juillet
Chère Katy,
Je préfère t’envoyer un mot que de te téléphoner. Peut-être n’aurais-je jamais dû donner rendez-vous à ce Japonais à Paris… Mais il ne s’agissait que d’un prétexte : après tant d’années, je voulais retourner dans cette ville qui a compté pour moi et la voir une dernière fois… J’y reste encore une quinzaine de jours, le temps d’écrire sur toutes les choses que Paris évoque pour moi et qui sont mes débuts dans la vie… Que tout cela ne t’attriste pas, ma chère Katy. Je t’embrasse. Embrasse les enfants de ma part. Et transmets mes amitiés aux Irwin Shaw.
Je t’aime
Ambrose.