Je me demande si la nuit où la voiture m’a renversé je ne venais pas d’accompagner Hélène Navachine à son train, gare du Nord. L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux film, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux événements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ? À la fin, la tête me tourne.

Il me semble bien que cette nuit-là je revenais à pied de la gare du Nord. Sinon pourquoi me serais-je trouvé si tard assis sur un banc, tout près du square de la tour Saint-Jacques, devant la station des autobus de nuit ? Un couple attendait lui aussi à la station. L’homme m’a adressé la parole d’un ton agressif. Il voulait que je les accompagne, lui et la femme, dans un hôtel. La femme ne disait rien et paraissait gênée. L’autre me prenait le bras et essayait de m’entraîner. Il me poussait vers elle. « Elle est belle, hein…? et encore tu n’as pas tout vu… » J’essayais de me dégager, mais il était vraiment poisseux. Chaque fois, il me prenait de nouveau le bras. La femme avait un sourire narquois. Il devait être ivre et il rapprochait son visage du mien pour me parler. Il ne sentait pas l’alcool, mais une drôle d’eau de toilette, l’Aqua di selva. Je l’ai poussé violemment du revers du bras. Il m’a regardé, bouche bée, l’air déçu.

Je me suis engagé dans la rue de la Coutellerie, une petite rue oblique et déserte, juste avant l’Hôtel de Ville. Au cours des années suivantes — et même pas plus tard qu’aujourd’hui — j’y suis revenu pour essayer de comprendre le malaise qu’elle m’avait causé la première fois. Le malaise est toujours là. Ou plutôt la sensation de glisser dans un monde parallèle, en dehors du temps. Il suffit que je longe cette rue et je me rends compte que le passé est définitivement révolu sans que je sache très bien dans quel présent je vis. Elle est un simple passage que les voitures prennent en trombe, la nuit. Une rue oubliée et à laquelle personne n’a jamais fait attention. Cette nuit-là, j’avais remarqué une lumière rouge sur le trottoir de gauche. Cela s’appelait Les Calanques. J’y suis entré. La lumière tombait d’un lampion, au plafond. Quatre personnes jouaient aux cartes à l’une des tables. Un homme brun à moustaches s’est levé et s’est dirigé vers moi. « Pour dîner, monsieur ? C’est au premier étage. » Je l’ai suivi dans l’escalier. Là aussi, une seule table était occupée par quatre personnes, deux femmes et deux hommes — près de la baie vitrée. Il m’a désigné la première table à gauche, au débouché de l’escalier. Les autres ne m’ont prêté aucune attention. Ils parlaient bas, un murmure ponctué par des rires. Des paquets de cadeaux étaient ouverts sur la table, comme s’ils célébraient un anniversaire, ou qu’ils fêtaient un réveillon. La carte du menu, sur la nappe rouge. J’ai lu : Waterzoï de poisson. Les noms des autres plats étaient écrits en caractères minuscules que je ne parvenais pas à déchiffrer sous la lumière vive, presque blanche. À côté de moi, ils pouffaient de rire.

WATERZOÏ DE POISSON. Je me suis demandé quels pouvaient bien être les clients de cet endroit. Les membres d’une confrérie qui se communiquaient l’adresse à voix basse ou bien, le temps n’ayant plus cours dans cette rue, des gens égarés autour d’une table, pour l’éternité ? Je ne savais plus très bien pourquoi j’avais échoué ici. Sans doute était-ce le départ d’Hélène Navachine qui me causait ce sentiment de malaise. Et puis nous étions un dimanche soir, et les dimanches soir laissent de drôles de souvenirs, comme de petites parenthèses de néant dans votre vie. Il fallait rentrer au collège ou à la caserne. Vous attendiez sur le quai d’une gare dont vous ne vous rappelez plus le nom. Un peu plus tard, vous dormiez d’un mauvais sommeil sous les veilleuses bleues d’un dortoir. Et maintenant, je me trouvais aux Calanques assis à une table recouverte d’une nappe rouge, et le menu proposait un waterzoï de poisson. Là-bas, ils pouffaient de rire. L’un des deux hommes s’était coiffé d’un bonnet d’astrakan noir. Ses lunettes et son mince visage français contrastaient avec cette coiffure de lancier russe ou polonais. Une chapska. Oui, cela s’appelait une chapska. Et il se penchait pour embrasser sa voisine blonde au creux de l’épaule, mais elle ne se laissait pas faire. Et les autres riaient. Avec la meilleure volonté, il m’était impossible de partager leurs rires. Je crois que si je m’étais avancé vers leur table, ils ne m’auraient pas vu et, si je leur avais adressé la parole, ils n’auraient même pas entendu le son de ma voix. J’essayais de m’attacher à des détails concrets. Les Calanques, 4, rue de la Coutellerie. Le malaise venait peut-être de la situation topographique de cette rue. Elle débouchait sur les grands immeubles de la préfecture de police, au bord de la Seine. Aucune lumière aux fenêtres de ces immeubles. Je restais assis à la table, pour retarder le moment où je me retrouverais seul dans ces parages. Même la pensée des lumières de la place du Châtelet ne me rassurait pas. Ni plus loin, Saint-Germain-l’Auxerrois qu’il faudrait atteindre par les quais déserts. L’autre avait retiré sa chapska et s’épongeait le front. Personne ne se présentait pour prendre ma commande. D’ailleurs, j’aurais été incapable d’avaler la moindre bouchée. Un waterzoï de poisson dans un restaurant qui s’appelait Les Calanques… Ce mélange avait quelque chose d’inquiétant. J’étais de moins en moins sûr de pouvoir surmonter l’angoisse des dimanches soir.

*

Dehors, je me suis demandé s’il ne fallait pas attendre de nouveau l’autobus de nuit. Mais une panique m’a pris à la perspective de retourner seul dans ma chambre d’hôtel. Le quartier de la porte d’Orléans m’a soudain paru lugubre, peut-être parce qu’il me rappelait un passé récent : la silhouette de mon père s’éloignant vers Montrouge, on aurait cru à la rencontre d’un peloton d’exécution, et tous nos rendez-vous manqués dans les Zeyer, Rotonde et les Terminus de cet arrière-pays… C’était l’heure où j’aurais eu besoin de la compagnie d’Hélène Navachine. Avec elle, il m’aurait semblé rassurant de revenir dans ma chambre et nous aurions même fait le chemin à pied à travers les rues mortes du dimanche soir. Nous aurions ri encore plus fort que le type en chapska et ses convives, tout à l’heure aux Calanques.

Pour me donner du courage, je me suis dit que tout n’était pas aussi funèbre que cela dans le quartier de la porte d’Orléans. Les jours d’été, là-bas, le grand lion de bronze était assis sous les feuillages et, chaque fois que je le regardais de très loin, sa présence à l’horizon me rassurait. Il veillait sur le passé, mais aussi sur l’avenir. Cette nuit, le lion me servirait de point de repère. J’avais confiance dans cette sentinelle.

J’ai pressé le pas jusqu’à Saint-Germain-l’Auxerrois. Quand j’ai atteint les arcades de la rue de Rivoli, alors c’était comme si l’on m’avait réveillé brusquement. Les Calanques… Le type en chapska qui essayait d’embrasser la blonde… Le long des arcades, j’avais l’impression de revenir à l’air libre. À gauche, le palais du Louvre et bientôt les Tuileries de mon enfance. À mesure que j’avancerais vers la Concorde, je tâcherais de deviner ce qu’il y avait derrière les grilles du jardin, dans l’obscurité : le premier bassin, le théâtre de verdure, le manège, le deuxième bassin… Il suffisait maintenant de quelques pas pour respirer l’air du large. Tout droit. Et le lion, au bout, assis en sentinelle, au milieu du carrefour… Cette nuit-là, la ville était plus mystérieuse que d’habitude. Et d’abord je n’avais jamais connu un silence aussi profond autour de moi. Pas une seule voiture. Tout à l’heure, je traverserais la place de la Concorde sans me soucier des feux rouges et verts, comme on traverse une prairie. Oui, j’étais de nouveau dans un rêve, mais plus paisible que celui de tout à l’heure, aux Calanques. La voiture a surgi au moment où j’atteignais la place des Pyramides et, en éprouvant cette douleur à la jambe, je me suis dit que j’allais me réveiller.