Le gouverneur, qui comprit quelle responsabilité il assumerait en saisissant un homme devenu aussi puissant, et que la couronne d'Espagne s'empresserait de réclamer ou de venger, n'eut plus de parti à prendre que celui de se désavouer lui-même en alléguant qu'il avait douté que le commandant d'un si petit navire que la Niña fût investi de pouvoirs aussi étendus et de dignités aussi élevées, mais que, du moment que son esprit était éclairé, il était prêt à lui rendre tous les services qui dépendraient de lui; son premier soin, après cette déclaration, fut de renvoyer les marins qu'il avait retenus prisonniers, et, de qui, d'ailleurs, il avait appris les principaux détails du voyage du grand-amiral.
C'était tout ce que voulait Colomb, il lui suffisait que le succès de l'expédition fût connu dans une île relevant d'un souverain européen; il refusa donc l'offre du gouverneur, se contenta de lui faire remettre des lettres et dépêches pour l'Espagne et, le vent devenant favorable, il appareilla de cette île le 24 février 1493.
La Niña parcourut une centaine de lieues en bonne direction et par un temps qui semblait promettre un terme prompt au voyage; mais une nouvelle tempête se déclara, plus affreuse, peut-être, que la première. L'atmosphère était imprégnée d'un brouillard blanchâtre, semblable à une légère fumée; la brise rugissait, et la mer s'élevait avec tant de rage que l'on eût dit que les éléments s'étaient conjurés contre le retour du bâtiment, tant il était ballotté avec véhémence!
La nuit fut terrible à passer et l'aurore reparut; quels que soient les événements qui se produisent à la surface de notre globe, il n'en continue pas moins ses révolutions habituelles avec sa sublime grandeur, comme pour montrer la différence infinie qui existe entre les simples mortels et la puissance supérieure et éternelle qui règle ses mouvements.
«C'est le temps le plus affreux que j'aie jamais vu, dit Colomb à Fernandez qui l'interrogeait du regard, mais si nous parvenons, comme je l'espère, à passer la nuit prochaine sans accident et si nous revoyons le soleil nous rendre sa lumière, nous devons avoir tout espoir.»
«Quel temps! dites-vous, répondit le docteur, et pourtant comme vous paraissez calme!»
Le grand-amiral lui répondit:
«Ami, le marin qui ne peut pas commander à sa voix et à ses sens, même au moment le plus critique, celui-là, dis-je, a manqué sa vocation.»
Il s'attendrit cependant un moment en pensant à ses fils, car dans la précédente tempête il avait tout oublié pour s'absorber dans la crainte que le succès de son voyage restât à jamais ignoré; ou si la voix de la nature s'était réveillée en son cœur, il avait eu assez d'empire sur lui-même pour n'en faire rien connaître.
«Mes fils, mes chers fils: s'écria-t-il donc, c'est pour eux seuls que j'ai des inquiétudes: pardonnez, docteur, ce mouvement et cette exclamation irrésistibles, mais après tout je suis père, et vous ne sauriez me blâmer!»
Reprenant aussitôt son sang-froid accoutumé, il ajouta en raffermissant sa voix et sous l'inspiration de sa mâle piété: «Au fait, pourquoi ces inquiétudes, j'ai toute confiance en Dieu qui n'abandonne jamais les orphelins.»
Toutefois, au milieu de la nuit, l'air retentit du cri de terre! En toute autre circonstance ce cri aurait excité la joie la plus vive; en ce moment, il était un présage de malheur puisque ce ne pouvait être que la côte de Portugal; or, l'on sait qu'elle se prolonge en une ligne droite inflexible, allant du Nord au Sud; et que tous les points en sont d'un accès toujours difficile, surtout par un mauvais temps.
Il fallut, malgré le danger de la manœuvre, serrer le vent, au moins jusqu'au jour, pour mieux juger la position. Quoique la nuit fût sombre, comme l'obscurité diminuait par moments on pouvait voir cette terre de temps en temps; et comme, pendant la nuit, les distances paraissent plus rapprochées, elle semblait n'être qu'à un ou deux milles de la Niña. L'épouvante était dans l'équipage qui pensait qu'on ne pourrait distinguer l'entrée d'aucun port si même il s'en trouvait dans le voisinage, tant le temps était couvert et tant les objets devraient être diffus à l'œil, après même le lever du soleil! D'ailleurs, la mer était affreuse: le littoral du Portugal est, en effet, comme nous le faisions remarquer tout à l'heure, un des plus dangereux du monde, battu qu'il est, lors des vents du large, par des lames qui viennent s'y briser avec des ondulations qui, sans être affaiblies par la présence d'îles ou de promontoires, s'accroissent en s'avançant après avoir parcouru des centaines de lieues et sans obstacle aucun.
Le jour éclaira un bien triste spectacle: le soleil était totalement caché par d'épais nuages disposés en deux couches, la plus élevée ressemblant à une vaste coupole immobile et d'une couleur plombée, la plus voisine composée de masses distinctes et qui, par la rapidité de leur course, indiquaient quelle était l'extrême vitesse du vent. Une épaisse vapeur que soulevait la tempête, remplissait l'atmosphère et raccourcissait considérablement la portée de la vue: la pluie tombait parfois à torrents, et une nappe d'écume permanente s'étendait sur la surface de la mer.
La caravelle dérivait cependant toujours vers la côte qu'elle apercevait par son travers sous l'apparence d'une terre haute: aussi la consternation était à son comble, chacun pouvant, à part soi, faire le calcul du faible intervalle de temps qui s'écoulerait entre l'instant où l'on se trouvait, et celui où l'on serait broyé contre les roches qui servaient de base à cette même côte: tous avaient les yeux fixés de ce côté, tous frémissaient, et Colomb interrogeait la terre d'un regard encore plus vif qu'aucun autre; enfin un morne silence, signe d'un profond désespoir, régnait dans les âmes et tout espoir de salut semblait perdu pour tous, lorsque le grand-amiral, d'une voix véhémente, s'écria: «Je vois les rochers de Cintra; nous sommes sauvés!» il ordonna aussitôt de laisser arriver et de mettre le cap sur ces rochers.
«Eh quoi! lui dit le pilote Roldan, vous voudriez entrer dans le Tage sans le secours d'un pilote de la localité; quoi! lorsque le vent peut changer à toute minute, vous voulez courir à une perte certaine, et vous allez jeter la caravelle sur ces rochers que vous voyez et qui ne sont peut-être pas ceux de Cintra!
«Silence, répondit Colomb, et qu'on obéisse sans mot dire! Ai-je eu besoin des pilotes de la localité pour mouiller à San-Salvador, Juana, Hispaniola et tant d'autres îles? Ne craignez rien, j'ai bien reconnu ces rochers, je sais qu'on trouve un grand fond d'eau à leur pied, et il y a des cas où la manœuvre la plus hardie est aussi la plus sûre; dans un quart d'heure nous serions souventés, alors il serait trop tard; nous aurions à nous reprocher de n'avoir pas saisi le moment favorable, et, je le répète, foi de Colomb, nous sommes sauvés!»
À ces nobles paroles, l'équipage, un moment étonné et indécis, reprit toute sa confiance dans le chef dont tous connaissaient la science, la prudence, le talent, et la joie commença à briller dans des yeux qui naguère n'exprimaient que la douleur et l'abattement.
Lorsque la caravelle eut commencé à s'approcher de l'embouchure du Tage, les objets devinrent plus distincts, et tous ceux qui avaient précédemment été à Lisbonne ne purent plus douter de l'exactitude de l'assertion du grand-amiral.
Cependant Fernandez s'approcha de Colomb et lui demanda s'il n'était pas imprudent d'aller se livrer soi-même au roi Jean II, après les traitements iniques qu'il en avait reçus. «Non, lui répondit l'illustre navigateur; je n'étais alors qu'un Génois obscur et sollicitant; aujourd'hui, je suis grand-amiral, je suis vice-roi, je suis enfin ce Colomb qui a découvert des terres immenses, et le roi de Portugal ne voudra pas se déshonorer! D'ailleurs, ajouta-t-il, notre naufrage était inévitable; or, mieux vaudrait sans doute encore le courroux et l'inimitié de ce souverain!»
Bientôt la Niña fut si près de la terre, qu'on y distinguait les hommes accourus pour voir si ce bâtiment échapperait à sa ruine. Il y a dans l'existence des marins certains instants où la mort est tout près de la vie, et où la destruction et le salut se touchent comme par la main. On entendit, peu après, le bruit redoutable du ressac causé à terre par le choc formidable des flots en s'en approchant, s'y brisant et s'en retirant; l'on vit aussi à quelle énorme hauteur ils bondissaient en battant les rochers.
On fit observer à Colomb que la caravelle allait raser la terre d'une manière effrayante: «Attention à bien gouverner, répondit-il, obéissez exactement à mes moindres paroles, et, Dieu soit loué, nous sommes sauvés!»
Nul ne dit plus un mot: tous exécutèrent minutieusement les détails des manœuvres commandées par Colomb; la Niña marchait avec une vitesse qui semblait doublée par le voisinage de la terre; elle effleura les roches avec une précision admirable; elle entra ensuite en ligne droite dans le Tage; les marins bannirent alors toute crainte de leur cœur, et ils mouillèrent, le 4 mars, à trois heures du soir, en face de Rastello, près de l'embouchure du fleuve.
Ainsi, poussée par les vents en furie, assaillie par les lames menaçantes d'une mer déchaînée, mais commandée par le plus habile, et, tout à la fois, le plus audacieux des navigateurs, passa sous les rochers de Cintra la frêle Niña, portant dans ses flancs le grand Colomb, et les précieux échantillons des magnificences du Nouveau-Monde dont son génie lui avait révélé l'existence mystérieuse, et dont il venait de faire l'éclatante et pacifique conquête!
Les habitants accoururent à bord de divers points de la côte pour féliciter l'équipage de sa miraculeuse préservation; depuis le matin, ils n'étaient occupés qu'à observer ce malheureux bâtiment qui leur semblait voué à un naufrage certain, et ils n'avaient cessé de faire des prières pour son salut; les plus anciens d'entre eux disaient que jamais encore ils n'avaient été témoins d'une aussi rude tempête, et qu'ils avaient longtemps douté qu'avec un horizon aussi raccourci et se trouvant sans pilote de l'endroit, on eût pu discerner l'entrée du fleuve et tenter d'y pénétrer.
Dès son arrivée, Christophe Colomb expédia un courrier et des dépêches au roi et à la reine d'Espagne; il écrivit aussi au roi de Portugal, lui demandant respectueusement la permission d'aller mouiller à Lisbonne, afin d'y être plus en sûreté qu'à Rastello où il sut bientôt que les habitants pourraient bien attaquer sa caravelle qu'ils croyaient remplie d'or; il donna en même temps à Jean II un précis de son voyage, de la route qu'il avait suivie, des découvertes qu'il avait faites, et il eut grand soin de faire remarquer qu'il s'était constamment éloigné du chemin que prenaient les navires portugais d'exploration, afin de ne pas pouvoir être soupçonné d'avoir, en aucune manière, empiété sur leurs droits ou sur leurs prétentions légitimes.
Lisbonne ne fut remplie, après l'arrivée de la Niña, que de bruits et de nouvelles qui circulaient et volaient de bouche en bouche sur le miraculeux voyage de ce fragile navire qui revenait d'un pays inconnu et jusque-là nié par les hommes qui, dans la science, tenaient la place la plus éminente. On n'y parlait que des productions, que des richesses de ce pays, et surtout que des naturels que la caravelle avait rapportés. Le Tage était couvert de bateaux, de canots et d'embarcations qui ne faisaient qu'aller à bord visiter le bâtiment et revenir; parmi les visiteurs étaient des officiers de la couronne, des nobles, des cavaliers du plus haut rang. Tous étaient dans la joie et dans le ravissement en entendant le récit des détails des événements de l'expédition; ils admiraient avec une curiosité insatiable les plantes, les animaux et l'or rapportés par les marins; mais pendant que l'enthousiasme des uns n'avait pas de bornes, le mécontentement des autres ne tarissait pas sur les funestes effets des mauvais conseils qui avaient empêché le roi de se mettre en possession des terres découvertes avec tant de succès et de talent.
Le 8 mars, Christophe Colomb reçut un message de Jean II pour le féliciter sur son retour, ainsi que pour l'inviter à se rendre à la résidence royale de Valparaiso, située à neuf lieues de Lisbonne et où la cour se trouvait alors; Colomb fut en même temps informé que des ordres étaient donnés pour que lui-même et son bâtiment reçussent, sans frais, tous les objets et tous les secours qu'il lui plairait de demander. Le grand-amiral, afin d'éviter qu'on ne le soupçonnât capable de concevoir aucune méfiance, partit immédiatement.
À son approche de Valparaiso, il fut salué par les principaux personnages de la maison du roi qui l'attendaient pour lui présenter leurs respects et pour l'introduire aussitôt auprès de Sa Majesté. C'est avec ce cortége, et au milieu du cérémonial le plus recherché, qu'il entra chez le roi Jean. Le roi lui dit qu'il s'estimait heureux que le mauvais temps l'eût conduit à Lisbonne, puisqu'il se trouvait ainsi plus tôt informé de ses glorieuses découvertes; il le complimenta en termes très-obligeants sur la réussite de son entreprise, et après lui avoir dit qu'il serait charmé d'en connaître les principales circonstances de sa propre bouche, il lui ordonna de s'asseoir, ce qui était un honneur accordé seulement aux personnes du sang royal. Colomb répondit avec cette modestie distinguée qui lui était particulière, et le roi ne se lassait pas de l'écouter et de le questionner, mais plus spécialement sur les pays découverts et sur la route qu'il avait suivie tant en allant qu'à son retour. Christophe Colomb, qui avait pensé que ce serait là l'objet principal des questions de Jean II, avait apporté la carte de son voyage. Le roi fut sensiblement touché de cette attention délicate, et il retint l'illustre navigateur pendant quelque temps à la cour pour renouveler plusieurs fois un entretien qu'il trouvait si instructif. On ne peut douter, cependant, que Jean II n'eût plusieurs fois conçu la secrète et douloureuse pensée qu'un si beau projet lui avait été offert et qu'il l'avait refusé, comme aussi qu'il pouvait être à craindre que les découvertes dont il apprenait la nouvelle ne fussent préjudiciables aux avantages qu'il retirait des territoires désignés par la teneur de la bulle papale, laquelle garantissait à la couronne de Portugal la possession de toutes les terres placées dans l'Est du méridien du cap Non, et jusque dans l'Inde.
Il paraît même qu'il fit part de ces craintes à ses conseillers, parmi lesquels se trouvaient quelques-uns des hommes qui avaient ridiculisé et fait rejeter les propositions de Colomb. Il n'en fallut pas davantage pour donner l'essor à leur mauvais génie, car les cours sont ainsi faites qu'il s'y trouve toujours des flatteurs qui ne reculent devant rien pour se faire valoir, et qui ont le talent de colorer les plus détestables avis, d'un vernis de zèle, de patriotisme ou de dévouement, lequel manque rarement d'obtenir le résultat auquel ils tendent avec autant d'adresse que de mauvaise foi.
Une fois le champ ouvert à leur esprit de dénigrement, les uns prétendirent que la couleur, les cheveux et la structure des étrangers venus à bord de la Niña, s'accordaient parfaitement avec la description donnée de ceux des habitants de l'Inde qui étaient indiqués dans la bulle du pape; d'autres soutinrent qu'il y avait très-peu de distance entre les Açores et les terres vues par Colomb; qu'ainsi, les unes et les autres devaient appartenir au Portugal. Il y en eut qui cherchèrent artificieusement à exciter le ressentiment du roi, en prétendant que le grand-amiral, vain de ses nouveaux titres, avait eu un ton ironique en lui parlant, et cela pour se venger d'avoir vu ses propositions précédemment rejetées par la cour de Portugal.
Le roi Jean prêta peu l'oreille à ces opinions; mais un avis fut ouvert pour conseiller d'expédier immédiatement une force navale sous la direction d'un Portugais qui se trouvait embarqué sur la Niña, et qui s'emparerait des terres explorées par Colomb; il serait ensuite resté à vider la question avec l'Espagne par la voie des armes; cet avis, dans lequel le courage voilait assez adroitement la perfidie, fixa un moment l'attention du souverain; toutefois, il s'en offrit un dernier qui consistait à piquer le grand-amiral dans son orgueil, à le provoquer ensuite, enfin à se débarrasser de lui d'une manière ou d'autre à la suite d'une rixe et par la voie des armes; mais cette lâche proposition réveilla la magnanimité du roi qui s'écria alors avec indignation:
«Assez de mauvais conseils! Je n'en ai que trop écouté dans toute cette affaire, et plût à Dieu que je ne m'en fusse jamais rapporté qu'à mes inspirations. Ce marin que j'ai reçu dans ma cour est un homme que son mérite individuel a élevé si haut, qu'il ne sera peut-être jamais donné à personne de le surpasser; il est un des grands officiers de la couronne d'Espagne, il est vice-roi, il est venu dans mon royaume par l'effet d'une horrible tempête qui a menacé de l'engloutir; je lui dois honneur, aide, protection, et il les obtiendra de moi. Que chacun donc le respecte, car il y a droit, et je l'ordonne ainsi.»
Le roi lui offrit alors une escorte et une suite d'honneur, en l'engageant à traverser le Portugal pour se rendre en Espagne, et en s'offrant à subvenir à tous les frais du voyage. Colomb lui répondit:
«Sire, je suis confus de tant de bontés, mais je suis lié corps et âme aux matelots qui sont sous mes ordres; ils sont partis avec moi de Palos, et je dois les ramener à Palos; j'aime encore mieux me rembarquer sur ma petite, mais bien chère Niña, que de voyager avec un train princier dont je supporterais péniblement les douceurs et l'éclat, en songeant que mes braves compagnons de mer auraient peut-être encore à lutter contre le mauvais temps et regretteraient mon absence; merci mille fois, sire, merci! Mais permettez-moi de terminer mon voyage en compagnie des hommes dévoués avec qui je l'ai commencé.»
Jean II ne put qu'applaudir à des sentiments si beaux, si désintéressés; il n'insista pas, mais il eut la bienveillance de demander que Colomb se rendît au monastère de Saint-Antoine-de-Villefranche où résidait Sa Majesté la reine, qui serait, sans doute, très-satisfaite de le voir et de l'entendre. Colomb répondit qu'il considérait cette invitation comme une faveur insigne, et il alla à Villefranche où la reine et les dames de sa cour l'accueillirent avec les égards les plus recherchés, et l'écoutèrent avec l'intérêt le plus vif.
Après cette dernière visite, le grand-amiral se transporta à bord, quitta le Tage le 13 mars et arriva le 15 à Palos, après une absence d'environ sept mois et demi employés à accomplir la plus mémorable entreprise que les annales du monde puissent rapporter, et pendant lesquels on a vu quelle série incessante d'événements, soit heureux, soit malheureux, se trouvent pressés avec la plus étonnante fécondité.
Deux autres voyages exécutés par de grands marins étonnèrent aussi le monde peu après la même époque, et sont encore aujourd'hui, ainsi que celui de Colomb, l'objet de l'admiration universelle. Ce sont celui de Vasco de Gama qui découvrit la côte orientale de l'Afrique et conduisit ses heureux vaisseaux jusqu'à la côte du Malabar; et celui qui fut entrepris par Magellan, pour faire le tour du monde et achever de résoudre le grand problème de la sphéricité de la terre contestée encore jusque-là par quelques esprits. Colomb accomplit le sien, qui tient, de beaucoup, le premier rang, en 1492; Vasco de Gama aborda aux rivages de l'Inde en 1498, et ce fut en 1520 que Magellan partit pour sa circonnavigation. Rien, sous ce rapport, ne peut être comparé à ces trois expéditions, et les noms de ces trois hommes vivront entourés d'honneurs et de respects, jusqu'à la dernière postérité!
Le retour de la Niña à Palos fut un événement qui y causa la plus profonde et la plus naturelle impression, car toutes les familles étaient plus ou moins intéressées au sort de ce bâtiment, comme y ayant quelque près parent ou quelque ami dont la mort avait été plus d'une fois pleurée, en ajoutant, au triste sort que l'on croyait avoir été réservé à l'équipage, les horreurs les plus lamentables que l'imagination pouvait suggérer.
Aussi, quand la Niña fut reconnue, et qu'on la vit serrer ses voiles après avoir mouillé dans le port, des transports de joie inexprimables éclatèrent de toutes parts, les cloches sonnèrent à toute volée, les affaires furent suspendues, les boutiques, les magasins se fermèrent, les maisons furent tendues de tapisseries, on joncha les rues de fleurs, et la population tout entière se porta sur le rivage pour assister à l'arrivée du grand-amiral, que l'on reconnut bientôt dans son canot se dirigeant vers le débarcadère.
À l'instant où Colomb allait mettre pied à terre, un homme très-ému se montra, perçant la foule, et paraissant en proie à l'agitation la plus vive; un silence religieux régnait dans cette masse compacte qui attendait le débarquement du grand-amiral pour faire résonner dans l'air les acclamations par lesquelles on voulait le saluer. Colomb sort de son canot, fait signe de la main comme pour demander que les acclamations soient retardées, marche à pas précipités vers cet homme en qui il avait reconnu Jean Perez de Marchena, supérieur du couvent de la Rabida, se hâtant de son coté pour s'approcher de lui; et, quand ils sont tous les deux sur le point de se joindre, Colomb l'enserre dans l'ampleur majestueuse de ses bras, et lui dit, en le pressant sur son sein: «Mon père, vous avez prié Dieu pour moi, et me voici!
«Oui, mon fils, répondit le supérieur Jean Perez, j'ai prié le jour, j'ai prié la nuit, et toujours du fond du cœur!
«Eh bien, mon père, allons actuellement prier ensemble et rendre à Dieu toutes les actions de grâces que nous lui devons.»
Les deux amis, après s'être tenus quelque temps embrassés, se prirent par la main et se dirigèrent vers le village; ce fut alors que la foule, dont l'enthousiasme s'était encore accru à la vue de la scène que nous venons de décrire, poussa des cris qui tenaient du délire, rendit à Colomb des honneurs comme à peine on en rendrait à un souverain, et qui contrastaient singulièrement avec les clameurs, avec l'exécration qui, quelques mois auparavant, l'avaient accompagné jusques en pleine mer. Monica, elle-même, la femme de ce matelot de la Santa-Maria qui s'était tant fait remarquer par son exaspération, se livrait à des mouvements de joie inouïs, et montrait, dans un seul individu, l'exemple du changement total que l'opinion publique avait subi.
Mais, dans cette chaleureuse réception, il n'y eut certainement rien de plus touchant que l'entrevue de Colomb et de Jean Perez. Que l'on cherche, en effet, dans les annales de l'histoire, que l'on parcoure les récits des poëtes, des romanciers qui ont le plus parlé au cœur de leurs lecteurs; et nulle part, dans aucun livre, dans aucune représentation théâtrale, on ne trouvera rien de plus simple, rien de plus attendrissant que le dialogue qui eut lieu entre l'homme qui venait de s'élever au premier rang entre tous, et celui en qui se réunissaient, au suprême degré, rattachement sincère de l'ami et la sublimité de l'âme du véritable chrétien!
Christophe Colomb, marchant en tête et de front avec le vénérable Jean Perez, prit le chemin de l'église paroissiale de Saint-Georges où la foule se pressa sur leurs pas. Le service divin fut célébré dans le plus grand recueillement; mais, à sa sortie, les acclamations les plus frénétiques recommencèrent jusqu'à ce qu'enfin le grand-amiral, arrivant à la porte du couvent de la Rabida où il allait jouir de l'hospitalité que son ami lui avait offerte, se retourna vers la foule, remercia de la réception si flatteuse qu'on venait de lui faire, parla aux hommes les plus éminents du village qu'il put distinguer et alla se reposer, entouré des soins de ses hôtes, dans ce même asile où quelques années auparavant, tenant son fils par la main et épuisé de fatigue, il était venu demander un peu d'eau et de pain pour ne pas succomber sous le poids de la fatigue qui les accablait l'un et l'autre.
Colomb apprit bientôt que les souverains espagnols avaient passé l'hiver à Barcelone où, le 7 décembre, une tentative d'assassinat avait été dirigée contre le roi, à cause, probablement, de la persécution qu'il exerçait contre les Juifs depuis l'expulsion des Maures. L'assassin lui avait fait au cou une blessure profonde, quoique non mortelle; et tout le temps que la vie de Ferdinand avait pu être en danger, Isabelle avait veillé à son chevet avec la sollicitude d'une épouse tendre et dévouée.
La cour était encore à Barcelone lors de l'arrivée de la Niña; la première idée du grand-amiral fut de s'y rendre par mer avec sa caravelle; c'était une pensée de vrai marin; mais ce navire avait besoin de réparations qui auraient occasionné un trop grand retard et il fallut renoncer à ce projet; Colomb se contenta donc d'écrire aux souverains espagnols afin de les informer qu'il était arrivé à Palos après avoir réussi dans son voyage dont il donna les détails, et qu'il allait attendre les ordres du roi et de la reine à Séville où il se rendit effectivement, après avoir pris affectueusement congé du digne et vénérable supérieur et des autres ecclésiastiques du couvent de Sainte-Marie-de-la-Rabida.
Le soir même de l'arrivée de la Niña à Palos, avait eu également lieu celle de la Pinta. Il paraît hors de doute que, puisque le premier de ces navires s'était maintenu dans la latitude des îles Açores, le second, dont les qualités nautiques étaient de beaucoup supérieures et qui était ponté, aurait pu s'y conserver également, et ne pas perdre de vue le bâtiment-amiral qui lui en avait donné l'ordre par écrit: d'ailleurs la situation était critique; la Niña était très-exposée dans un pareil coup de vent, le chef de l'expédition était à bord, Vincent Yanez, frère d'Alonzo, y était aussi; et puisque, n'étant retenu ni par un sentiment du devoir, ni par humanité, Alonzo Pinzon voulut profiter de l'obscurité de la nuit pour faire vent arrière et s'éloigner, on peut conjecturer, quoiqu'à regret, qu'un motif d'ambition fut la cause de cette manœuvre inqualifiable, et que, calculant sur la perte plus que probable de la Niña, il lui parut fort avantageux d'arriver seul en Espagne, et fort utile de s'attribuer les honneurs du résultat du voyage.
La route que fit Alonzo l'entraîna jusque dans le golfe de Gascogne où il atteignit le port de Bayonne. Dans la crainte supposée que Colomb n'eût péri dans la tempête, il écrivit, de là, aux souverains espagnols, leur rendit compte des découvertes effectuées, et demanda la permission d'aller à la cour pour en donner les explications détaillées.
Dès que le vent fut devenu favorable, il appareilla de Bayonne et il partit pour Palos où il se flattait d'être l'objet d'une brillante réception; mais hélas! il n'y arriva que pour voir la Niña paisiblement mouillée dans le port et que pour entendre les cris de joie de la population en l'honneur de Colomb. Confus, désespéré, il resta à bord, refusa d'y recevoir qui que ce fût; et, quand la nuit fut close, il débarqua et alla se cacher dans la maison d'un ami jusqu'après le départ du grand-amiral, qui probablement ne quitta si promptement le couvent de la Rabida pour se rendre à Séville, que pour ne pas avoir à sévir contre un homme à qui il avait de si grandes obligations; en effet, le grand-amiral, pendant le peu de temps qu'il séjourna à Palos, eut l'extrême délicatesse de ne prononcer ouvertement une seule fois, ni le nom de la Pinta, ni celui de son commandant, et d'agir comme s'il ignorait que ce bâtiment fût amarré dans le port.
La lettre que Pinzon reçut de la cour en réponse à sa dépêche de Bayonne fut portée par le même courrier qui était chargé de celle que les souverains adressèrent à Séville pour Colomb. Dans celle-ci, le roi et la reine se montrèrent aussi étonnés qu'éblouis de l'acquisition nouvelle autant que prompte et facile d'une augmentation si considérable de territoire et de richesse. Colomb y était qualifié de ses titres de vice-roi, de grand-amiral; les plus magnifiques récompenses lui étaient promises, et il y trouva l'ordre de partir pour la cour sans délai, ainsi que l'annonce d'une seconde expédition placée sous son commandement.
Quant à Alonzo Pinzon, ce furent de durs reproches qu'il lut dans sa dépêche, et il lui était sèchement interdit de paraître devant Leurs Majestés. L'humiliation qu'il en éprouva fut si aiguë qu'il tomba malade, et que peu de jours après il mourut en proie au chagrin et au repentir, comme pour servir d'exemple aux ambitieux qui trahissent leurs devoirs.
Les fautes d'Alonzo furent certainement capitales et nous n'avons pas cherché à les atténuer; disons pourtant à sa louange qu'il avait été l'un des premiers promoteurs de l'entreprise, qu'il s'y était engagé de sa fortune et associé de sa personne lorsque, partout encore, on la regardait comme une chimérique monstruosité. Disons encore qu'il ne se laissa pas intimider par les menaces de son équipage quand les matelots voulaient contraindre les capitaines à abandonner le voyage pour retourner à Palos; et que, toujours, il se conduisit, sinon avec la franche loyauté, au moins avec l'habileté nautique d'un marin. Ce sont des titres incontestables qui auraient pu faire employer moins de sévérité envers lui, car s'il est juste de punir les coupables, on doit, sans contredit, quelques adoucissements à ceux qui, avant leur faute, ont rendu des services signalés à la société. Au surplus, la postérité a été plus indulgente, le nom de Pinzon n'est pas cité par elle sans honneur; et si la marine espagnole a le soin de compter toujours dans sa flotte un bâtiment du nom de Colomb pour le mettre en relief, elle ne néglige pas de donner celui de Pinzon à un autre navire de rang inférieur.
La lettre que Christophe Colomb avait écrite de Palos, bien que destinée pour les deux souverains, était particulièrement adressée à la reine de qui le grand-amiral relevait plus directement comme protectrice de l'expédition et en sa qualité de reine de Castille; elle arriva un peu avant celle qu'Alonzo avait écrite de Bayonne, et même avant le courrier que Colomb avait expédié du Portugal: les circonstances de la lecture de ce message méritent d'être rapportées.
Isabelle, délivrée récemment de ses alarmes d'épouse au sujet de la tentative faite sur la personne de Ferdinand, était rentrée dans le cours paisible de ses devoirs et de ses actes de bienfaisance; elle venait d'éprouver les soucis qui s'attachent à la grandeur et, aspirant par-dessus tout au repos domestique, elle vivait plus que jamais au milieu de ses enfants et de ses confidents.
Un soir, après une petite réception qu'il y avait eu à la cour, la reine, heureuse d'être quitte du cérémonial usité en pareil cas, était rentrée dans ses appartements pour y jouir de la conversation de ceux qu'elle affectionnait. Outre le roi et quelques membres de la famille royale ou autres personnages attachés à Sa Majesté, il y avait, auprès d'elle l'archevêque de Grenade, Louis de Saint-Angel et Alonzo de Quintanilla, ces deux amis si dévoués de Colomb, mais qui n'osaient plus prononcer son nom devant la reine, parce que craignant qu'il ne lui fût arrivé quelque désastre, elle ressentait une peine extrême à entendre parler de lui. Toute affaire était finie, et Isabelle rendait le cercle agréable par la condescendance de la princesse qu'elle savait si bien allier à l'aménité d'une femme d'esprit.
Ce fut pendant ces moments où chacun se laissait aller au charme qu'Isabelle faisait régner autour d'elle, qu'une lettre lui fut apportée; c'était celle de Colomb! Elle était longue comme, en général, toutes celles qu'il écrivait, et la reine voulait en remettre la lecture au lendemain lorsqu'en tournant machinalement le feuillet, elle aperçut la signature de Colomb. Les assistants remarquèrent aussitôt une émotion extrême se peindre sur ses traits, et ils virent son attention complètement absorbée pendant qu'elle parcourait cet écrit: bientôt l'image d'un vrai plaisir éclata sur son auguste visage; ensuite les marques de la surprise animèrent sa physionomie; enfin, s'abandonnant à une sorte de sainte extase, elle se leva en tendant la lettre au roi qui ne savait que penser de cette scène muette, et en s'écriant: «Non pas à nous, mon Dieu, mais à vous seul appartient tout l'honneur de cette miraculeuse découverte, et grâces vous soient rendues!»
Le roi lut la lettre avec empressement et il perdit, un instant, l'air froid, glacial, calculé qui lui était naturel. De sa vie, il n'avait paru si ému; ce fut d'abord l'étonnement qu'il témoigna, puis le désir et l'ambition, pour ne pas dire la cupidité, enfin une joie sans bornes, comme il n'en avait jusque-là manifesté, ni ressenti.
Isabelle n'avait plus rien ajouté, voulant laisser à son royal époux le plaisir de divulguer le grand événement; Ferdinand le fit en ces termes:
«Brave Saint-Angel, fidèle et honnête Quintanilla, voici de magnifiques nouvelles de votre ami Colomb qui vont singulièrement vous réjouir; il a parfaitement réussi dans son entreprise: quant au saint prélat, ajouta-t-il en regardant l'archevêque de Grenade, quoiqu'il n'ait pas été un partisan bien zélé de l'illustre navigateur, il apprendra cependant avec bonheur, et dans les intérêts de l'Église, que Colomb a découvert des contrées d'une étendue, d'une richesse au delà de toute croyance, enfin qu'il a augmenté nos États et agrandi notre puissance de la manière la plus considérable.»
La satisfaction la plus complète illumina aussitôt toutes les figures; il ne fut plus question que de ces découvertes dont le bruit se répandit bientôt dans Barcelone, et l'on ne s'occupa plus que des préparatifs à faire pour bien accueillir le grand-amiral, qui fut aussitôt mandé à la cour.
Christophe Colomb, pendant le cours de sa vie, a pris peu de part à ce qu'on est convenu d'appeler les plaisirs de ce monde: pour lui, les travaux étaient ininterrompus, les fatigues presque incessantes, et le temps lui manqua presque toujours, pour se livrer à d'agréables délassements. C'est qu'aussi, après avoir eu la gloire de réussir dans son voyage de découvertes, après avoir été inondé du bonheur de contempler cette terre de Guanahani qu'il rêvait depuis vingt ans, il devait falloir de bien vives impressions pour toucher sa grande âme! L'époque de son retour dut, cependant, les lui faire ressentir, ces bien vives impressions: tout se réunit en cette occasion, pour flatter à la fois son amour-propre et son esprit, et nous ne savons de quels termes nous servir pour peindre les transports de reconnaissance et d'exaltation que tout un peuple en délire, fit alors éclater; mais dans les scènes qui vont se dérouler, il n'en est aucune, peut-être, qui lui fit goûter des moments plus heureux que les embrassements de Jean Perez de Marchena, et que l'espace de temps, quoique si court, que dans l'accomplissement de ses espérances et dans la jouissance de sa gloire, il passa à se reposer au modeste couvent de la Rabida!
La gloire, en effet, n'était pas tout pour Colomb; il lui fallait aussi les chaudes émotions du cœur; et si le cœur et l'honneur, sont inséparables de toute vraie grandeur, si la droiture, si un caractère toujours honorable, si la noblesse d'attitude, si la fermeté du maintien en sont les signes caractéristiques, nul ne peut contester que Colomb, qui eut d'ailleurs le génie, le talent, qui d'une condition infime sut s'élever par lui-même et parvint à se placer sur le plus magnifique théâtre, soit un homme complet, un homme véritablement grand entre tous!
À Séville comme à Palos, sur la route de Barcelone comme à Séville, Christophe Colomb fut fêté comme, peut-être, il n'en a jamais existé d'exemples pour aucun potentat, pour aucun conquérant: les maisons affluaient de personnes qui se portaient en foule aux portes, aux croisées, aux balcons et même sur les toits pour le voir passer; les grands chemins étaient bordés de curieux accourus de points éloignés pour jouir un moment de sa présence; l'Espagne s'était revêtue de ses habits de fête, et tout ce que l'enthousiasme pouvait imaginer, était partout mis en usage pour mieux témoigner la joie que l'on éprouvait à voir celui qui rapportait à l'Espagne et à l'Ancien Monde une conquête comme nul n'en avait encore fait, comme nul, après lui, ne pouvait espérer d'en faire d'aussi belle et d'aussi prodigieuse!
Le jour de l'arrivée à Barcelone, cette ville était remplie de l'agitation la plus tumultueuse; on y était accouru de tout le voisinage, si ce n'est pour voir et pour entendre Colomb, tous ne pouvaient l'espérer, au moins pour savoir plus tôt ce qui transpirerait sur son compte: toutefois, la reine ne fut pas oubliée dans l'ivresse générale; son nom était répété aussi souvent que celui de l'illustre navigateur et l'on aimait à se dire qu'elle avait été l'âme de l'entreprise; jamais souveraine ne fut plus dignement récompensée qu'elle, par la reconnaissance de ce public qui avait la conscience de la part qu'elle avait prise à ce voyage, et qui la félicitait sincèrement, par ses acclamations, des résultats qui couronnaient et son zèle et ses vœux.
Ce fut au milieu du mois d'avril que Colomb fit son entrée à Barcelone; la beauté, la sérénité de la journée contribuèrent beaucoup, de leur côté, adonner de la splendeur à la cérémonie qui avait été préparée, et dont chaque Espagnol était jaloux d'être spectateur ou acteur, tant la gloire du grand-amiral allait au cœur de tous, et tant son nom remplissait toutes les bouches! De jeunes cavaliers qui s'étaient joints à une députation de la cour et de la ville allèrent à sa rencontre, le complimentèrent et l'escortèrent suivis d'une foule innombrable; les Indiens amenés par Colomb, peints selon l'usage de leur pays et couverts de parures et d'ornements en or, marchaient en tête; venaient ensuite les perroquets ou autres oiseaux vivants ou empaillés, les plantes que l'on était parvenu à conserver, les couronnes, les bijoux, les parures, les armes, en un mot toutes les curiosités recueillies par l'expédition et portées par des marins de la Niña; enfin paraissait le héros de la fête revêtu de son brillant costume de vice-roi, et monté sur un magnifique cheval. Il y avait vraiment quelque chose de sublime dans ce triomphe pourtant si pacifique, où la solennité n'excluait pas la joie publique; et l'aspect vénérable de celui à qui tant d'hommages étaient adressés, semblait être en harmonie parfaite avec la grandeur et la dignité de l'événement.
Tous les regards se concentraient sur cet homme que l'on disait n'avoir pu être inspiré que par Dieu lui-même; on admirait la beauté de ses traits, la majesté réfléchie de sa physionomie, la vigueur de la jeunesse qui perçait dans ses yeux et qui démentait ses épais cheveux blancs; on voulait lui rendre en honneurs l'équivalent de ce qu'il apportait en conquêtes; et selon les relations de l'époque, on croyait voir en lui une de ces figures des héros de la Bible, sous les pas de qui le peuple se plaisait à jeter les palmes de l'admiration.
«Enfin, tous sentaient en lui, ajoutent ces relations, le plus favorisé et le plus grand des hommes!»
Pour ne rien dérober aux regards avides de la population, les souverains avaient fait élever en plein air un trône splendide sur une estrade très-élevée: une tente de la plus grande richesse abritait ce trône où étaient assis Ferdinand et Isabelle qui avaient à côté d'eux leur fils Don Juan, héritier présomptif de la couronne, et qui étaient entourés de la cour et des principales notabilités. L'approche de Colomb et son abord auprès des souverains, sa mine imposante, la dignité de son regard, tout a été décrit dans les relations du temps comme donnant en lui une exacte idée du plus noble des sénateurs de l'ancienne Rome. Les souverains eux-mêmes, frappés comme d'une sorte de respect, se levèrent spontanément pour l'accueillir. Alors, et suivant l'étiquette de la cour, Colomb voulut se mettre à genoux pour leur adresser la parole, mais ils l'en empêchèrent de la manière la plus gracieuse, et ils lui ordonnèrent de s'asseoir sur un siége préparé pour lui, ce qui était un honneur qui n'était même pas toujours accordé aux princes du sang.
Sur l'invitation du roi, Colomb fit, avec un ton parfait de convenance et, cependant, avec l'éloquence poétique qui découlait habituellement de ses lèvres, le récit des parties les plus saillantes de son voyage; il présenta les Indiens à Leurs Majestés, montra les productions, les objets et les curiosités qu'il avait rapportés, et finit en donnant l'assurance que ce n'étaient que de faibles marques des découvertes qui restaient à faire, et qui ajouteraient aux possessions espagnoles d'opulents royaumes dont les sujets ne manqueraient pas d'être prochainement des prosélytes de la vraie foi.
À peine Colomb eut-il fini, que le roi et la reine, imités par tous les assistants, s'agenouillèrent, levèrent leurs mains vers le ciel, et, les yeux remplis de pieuses larmes, rendirent des actions de grâces à Dieu. Le plus grand silence régnait dans toute la masse compacte des spectateurs: ce fut au milieu de cette extase muette, que le Te Deum fut entonné par les musiciens de la chapelle du roi et harmonieusement accompagné par des instruments mélodieux qui semblaient porter vers les cieux la reconnaissance, les pensées et les sentiments des auditeurs dont les voix se mêlèrent bientôt à ce religieux concert. C'est de cette manière vraiment digne, que la cour d'Espagne fêta et vit fêter ce beau jour, offrant un tribut de louange à Dieu, et le glorifiant pour la découverte d'un monde aussi nouveau que peu soupçonné.
Telle fut la fin de ce grand épisode de l'histoire du monde auquel aucun autre ne peut être comparé. L'Europe apprit ce prodigieux événement avec une admiration sans bornes; on crut, à la vérité, que les terres découvertes étaient dans le voisinage de l'Inde, mais on ne leur en donna pas moins le nom générique de Nouveau Monde, par anticipation de celles que l'on supposait, instinctivement, devoir être trouvées plus tard dans leur voisinage. D'ailleurs, le résultat déjà obtenu prouvait la sphéricité du globe par une démonstration physique, et par là, le débat contesté qui s'était élevé à cette occasion, devait se trouver terminé. Les détails du voyage, la fertilité des terres, la douceur du climat, les richesses en or, en pierres précieuses, en plantes ou denrées de grande valeur qui croissaient en ces pays et qui y devaient faire la base du commerce le plus étendu, les indigènes qui avaient été ramenés, les curiosités que le vice-roi avait rapportées, furent l'intarissable sujet de tous les entretiens.
Les Espagnols qui avaient fait pendant de longues années des efforts désespérés pour chasser les Maures du sol national, trouvèrent eux-mêmes ce triomphe si chèrement acheté, fort au-dessous de la conquête nouvelle qui leur arrivait par le génie, par les travaux d'un seul homme n'ayant disposé que de faibles moyens d'exécution; et ils étaient comme éblouis par l'auréole de gloire qui rayonnait autour du navigateur à qui ils devaient cette conquête.
Enfin, les hommes ambitieux de fortune ne rêvèrent plus que des monceaux d'or, et les négociants, que des expéditions lucratives; les politiques calculèrent l'accroissement de la puissance espagnole; les savants, tout en comptant sur des sources futures de connaissance, se réjouirent du triomphe de l'esprit sur l'ignorance et sur les préjugés; les ennemis de l'Espagne, n'osant même pas montrer leur jalousie, furent stupéfaits; enfin, les hommes pieux et la généralité des ecclésiastiques qui avaient le plus dénoncé la folie des plans ou des théories de Colomb, abjurèrent soudainement leurs erreurs sur la forme de notre planète ainsi que sur les limites de l'Atlantique dans l'Occident, et ne pensèrent plus qu'à s'applaudir du vaste développement qu'allait recevoir la propagation de l'Évangile.
Aussitôt après la cérémonie de la réception faite à Colomb par les souverains de la monarchie, son fils Diego lui fut amené; il eut le doux plaisir de le serrer contre son cœur paternel, et bientôt il embrassa aussi son second fils Fernand, qu'on se hâta de faire venir de Cordoue à Barcelone.
Pendant le temps du séjour de Christophe Colomb à Barcelone, les souverains ne négligèrent aucune occasion de lui accorder les marques de la considération la plus distinguée; il était admis en présence de Leurs Majestés toutes les fois qu'il se présentait; le roi se plaisait à faire des promenades à cheval, en le faisant placer à l'un de ses côtés pendant que son fils était à l'autre; la reine prenait un plaisir indicible à lui parler de ses voyages; et, pour perpétuer dans sa famille le souvenir de son expédition, il lui fut octroyé des armoiries particulières dans lesquelles, outre le château et le lion castillans, on remarquait un groupe d'îles et la devise suivante:
A CASTILLA Y A LEON,
NUEVO MUXDO DIO COLON!
qui se traduit ainsi
Aux royaumes de Castille et de Léon,
Un Nouveau Monde donna Colomb!
Les distinctions dont le grand-amiral était l'objet à la cour ne lui firent pas oublier son ancien projet de la délivrance du Saint-Sépulcre. L'esprit rempli de la perspective des richesses immenses qu'il devait acquérir, il dressa ses plans pour accomplir sa pieuse mission, et il destina des fonds pour entretenir pendant sept ans une armée de quarante mille fantassins et de quatre mille cavaliers devant former une nouvelle croisade. On voit, dans ce projet, combien cet homme était supérieur aux vues égoïstes ou intéressées, et comment il appréciait les dévouements héroïques qui, lors des premières croisades, avaient enflammé les guerriers les plus braves et les princes les plus illustres de la chrétienté.
On pense bien que les faveurs dont le comblaient Leurs Majestés espagnoles, si elles purent lui susciter des envieux et des ennemis, le firent aussi rechercher par les personnes du plus haut rang. Dans un grand dîner qui lui fut donné par le cardinal Mendoza, un gentilhomme nommé Juan d'Orbitello, et qui était du nombre des hommes que les louanges accordées à un autre fatiguent toujours, se permit quelques railleries sur ce qu'avait avancé un des assistants, que le voyage de Colomb aurait pour résultat certain d'arracher un grand nombre d'infidèles à la perdition éternelle. Le cardinal crut arrêter d'Orbitello, en disant gravement que nul ne pouvait être assez hardi pour limiter l'action du Ciel, et qu'il n'appartenait pas à l'homme de discuter les moyens qu'il lui plaisait d'employer, ou de douter de sa puissance pour en adopter ou en créer d'autres si cela entrait dans la divine sagesse! Mais le jeune seigneur insista, et tout en convenant qu'il n'était pas dans ses intentions d'élever des doutes sur les points soulevés par le saint cardinal, il s'adressa directement à Colomb et lui demanda s'il pensait sérieusement avoir été l'agent du Ciel en cette occasion.
«Oui, répondit Colomb, avec une gravité solennelle; dès le commencement, j'ai senti une impulsion que je n'ai pu qualifier que d'origine céleste. Depuis lors, un rayon qui me semblait divin a toujours illuminé mon intelligence, à tel point que j'ai toujours eu devant moi, et comme si ces objets existaient réellement, le terme de mes travaux et le succès de mon voyage. Aussi, ai-je été constamment inébranlable, et rien ne m'a fait fléchir dans mes convictions.»
«Vous pensez donc, seigneur grand-amiral, lui dit alors son interlocuteur, que l'Espagne n'aurait pas pu produire un autre homme aussi capable que vous de mener à bien cette entreprise?»
La hardiesse et la singularité de l'apostrophe étonnèrent la compagnie; aussi toutes les têtes se penchèrent-elles avec un redoublement d'attention pour entendre la réponse qui ne se fit pas attendre, et que le vice-roi fit en ces termes:
«Je le pense certainement si vous entendez parler de la conception de l'idée; car, dans les grandes découvertes, Dieu n'illumine jamais qu'un seul esprit à la fois!... Mais s'il s'agit de l'exécution matérielle, je suis d'accord avec vous; cependant vous m'accorderez que, dans l'exécution de mes plans, il y avait quelques difficultés qui, sans trop de vanité, exigeaient au moins une capacité peu commune, et pour prouver, par un exemple, que les choses que l'on croit les plus simples échappent parfois à la sagacité d'hommes très-supérieurs, si le saint cardinal Mendoza veut bien le permettre, je demanderai que quelques œufs soient apportés et mis sur cette table.»
Sur un signe du cardinal, les œufs furent apportés. Colomb en prit un entre ses doigts, il invita les assistants à en prendre un aussi comme lui, et il leur dit:
«Chacun de ces œufs peut se tenir droit sur une assiette, le gros bout en l'air, sans aucun appui étranger, et en utilisant les ressources que donne leur nature particulière; la chose est très-simple, chacun peut y réussir, mais encore faut-il connaître le moyen à employer!»
Plusieurs des invités essayèrent à y parvenir, mais en vain. Alors Colomb frappa légèrement le petit bout de l'œuf contre son assiette; le coup cassa la coque, en fit aplatir ou rentrer une partie en elle-même, et l'œuf se trouva sur une base qui suffit pour le maintenir droit, sans qu'il vacillât. Un murmure d'applaudissements suivit cette indulgente leçon, et d'Orbitello fut heureux de s'abriter derrière sa nullité, dont il aurait mieux fait de ne pas chercher à sortir.
Quoique la leçon fût indirectement donnée, elle n'en fut pas moins aussi sévère que fine et polie; nous nous permettrons, cependant, d'ajouter que Colomb aurait été en droit de dire à son grossier interlocuteur que le Portugal possédait les meilleurs marins de l'époque, que ses propres plans livrés par le perfide Cazadilla avaient, peu de temps auparavant, été confiés au capitaine d'un navire qui avait appareillé des îles du cap Vert, pour remplir la mission dont lui, Colomb, avait demandé à être chargé, et que cette mission était si peu facile, qu'après avoir vainement tenté de l'accomplir, ce même capitaine était revenu au port et qu'il n'avait trouvé rien de mieux à faire, en se rendant à Lisbonne, que de ridiculiser ses projets de découvertes, et de les qualifier de chimériques et d'insensés.
La cour d'Espagne, au milieu de ses réjouissances, ne négligea pas de chercher à s'assurer la propriété soit de ses nouvelles possessions, soit de celles sur lesquelles elle comptait à l'avenir. Pendant les croisades, une doctrine s'était établie dans la chrétienté d'après laquelle le pape, de sa suprême autorité sur les choses temporelles et agissant comme vicaire de Jésus-Christ, avait le droit de disposer, en faveur de qui bon lui semblait, de tous les pays peuplés par les infidèles que les souverains chrétiens soumettraient par leur puissance, à la charge par eux de s'attacher à en convertir les habitants à la vraie foi.
Alexandre VI, né à Valence, sujet de la couronne d'Aragon, avait été récemment élevé à la dignité papale. Ferdinand, qui connaissait le caractère privé peu honorable de ce pontife, espéra, en employant des moyens adroits, en obtenir les consentements qu'il désirait, et il lui envoya un ambassadeur à qui il traça soigneusement lui-même son plan de conduite.
Les négociations tournèrent effectivement selon les désirs du roi; mais comme il fallait ménager les prétendus droits acquis des Portugais qui étaient également garantis par une autre bulle, Alexandre, selon une décision prise le 2 mai 1493, investit les Espagnols des mêmes droits dans l'Occident que les Portugais possédaient dans l'Orient, et toujours sous la condition d'employer tous leurs moyens à la propagation de la religion catholique et romaine. Il restait à prévenir tout conflit et afin d'y parvenir, une ligne géographique fut tracée d'un pôle à l'autre à cent lieues dans l'Ouest des Açores; il pouvait, cependant, se présenter le cas où les deux puissances rivales se seraient rencontrées aux Antipodes et où chacune d'elles aurait voulu passer outre, mais alors personne n'y pensa et la question resta indécise sous ce rapport.
La diplomatie n'empêcha pas de s'occuper de la seconde expédition de Colomb. On commença par créer une administration particulière pour assurer la régularité et la promptitude de toutes les opérations d'outre-mer. Jean Rodrigue de Fonseca fut placé à la tête de cette administration; il était archidiacre à Séville; il fut successivement promu aux siéges épiscopaux de Badajos, Valence, Burgos, et, finalement, il fut nommé patriarche des Indes. Francisco Pinelo reçut le titre de trésorier, Jean de Soria celui de contrôleur. Leurs bureaux furent établis à Séville où ils devinrent le germe de la compagnie royale espagnole des Indes qui s'éleva par la suite à une très-haute importance. Un des principaux règlements de l'administration proposée par Fonseca fut que nul ne pourrait s'embarquer pour le Nouveau Monde sans une permission expresse des souverains, de Colomb ou de lui-même Fonseca; mais, il y introduisit plusieurs dispositions qui témoignaient hautement de son esprit despotique et arbitraire.
Comme le grand objet apparent était la conversion des peuplades païennes avec lesquelles on allait se trouver en contact, on désigna douze ecclésiastiques, à la tête desquels se trouvait un moine bénédictin nommé Bernard Buyl ou Boyle, né en Catalogne, très-renommé pour sa piété, homme de talent, mais politique subtil et d'un caractère passionné pour les intrigues; ce fut le pape qui le nomma et qui le qualifia du titre de son vicaire apostolique dans le Nouveau Monde. La reine Isabelle témoigna un grand intérêt en faveur de ces religieux; elle recommanda elle-même au grand-amiral, d'abord de les traiter avec beaucoup de bienveillance, ensuite de punir sévèrement quiconque pourrait se permettre de leur manquer d'égards ou de respect. Les Indiens que Colomb avait amenés furent baptisés avec une solennité toute particulière; le roi, la reine, le prince Juan y officièrent comme parrains ou marraine, et les baptêmes de ces Indiens furent considérés comme un premier hommage rendu à Dieu, en reconnaissance de la découverte de leur pays.
On a prétendu que Jean II, roi de Portugal, avait cherché à entraver cette seconde expédition et à en faire une lui-même, mais que la politique de Ferdinand avait eu le dessus en cette occasion, et qu'il était parvenu à faire annuler les préparatifs de son rival. Les prétentions réciproques de ces deux souverains sur la délimitation de leurs possessions, se ranimèrent à cette occasion; Jean finit par obtenir du pape que la ligne méridienne de partage fût portée à 370 lieues marines de 20 au degré, de la plus occidentale des îles du cap Vert. C'est ce nouvel arrangement en vertu duquel, plus tard, la domination du Brésil fut dévolue au Portugal.
La flotte de la seconde expédition fut bientôt prête; elle se composa de dix-sept bâtiments: des artisans, des ouvriers de toutes professions y furent embarqués; elle fut pourvue de tout ce qui était nécessaire pour l'approvisionnement en tout genre, pour la défense, pour la culture ou le défrichement du pays, pour l'exploitation des mines, pour établir un commerce d'échanges avec les naturels. Des chevaux y furent aussi embarqués soit pour des courses dans l'intérieur, soit pour naturaliser, en ces contrées, cette race d'animaux si utiles à la civilisation.
Le retentissement du premier voyage de Colomb avait mis en vogue les expéditions maritimes; on ne les envisageait plus comme indignes de la noblesse; l'exemple de Guttierez, au sort de qui tout le monde s'intéressait et qui était généralement envié, cessa d'être blâmé; on l'applaudissait, au contraire, d'avoir fait preuve d'un dévouement dont on ne se dissimulait pas les dangers, en restant au milieu des sauvages de la Navidad, et d'avoir montré du penchant pour la marine à une époque où les campagnes par terre suffisaient à l'illustration des hommes de son rang. L'Océan devint donc à la mode; des seigneurs dont les domaines avoisinaient la mer, équipèrent de petits navires, yachts du quinzième siècle, et ils se piquèrent d'une glorieuse émulation. L'esprit de l'époque prit ainsi un tour tout à fait maritime, et l'on eut, en quelque sorte, honte d'avoir condamné précédemment ce que le goût du jour et la politique du moment s'unissaient pour favoriser. C'étaient bien là les intérêts véritables de l'Espagne si merveilleusement située pour se placer au premier rang parmi les puissances navales; elle le comprit pendant longtemps; elle brilla alors par le déploiement de ses escadres et de sa marine marchande; mais, aujourd'hui, sa force de mer est presque anéantie; et, par suite, son influence s'est singulièrement amoindrie.
Ces idées nouvelles, excitées encore par la rivalité du Portugal, stimulèrent donc les hommes qui vivaient dans cette période vers la nouvelle expédition de Colomb; le jeune Espagnol sédentaire eut bientôt plus à craindre les brocards que ne l'avait fait auparavant l'inconstant aventurier; d'ailleurs, la fin de la guerre contre les Maures, en laissant beaucoup de bras inoccupés, ouvrait un champ libre aux caractères impatients, et ceux-ci ont toujours dominé par le nombre dans cette nation. Des seigneurs, des cavaliers de haut rang demandaient avec empressement à faire, même à leurs frais, la campagne projetée; ils ne rêvaient que combats glorieux ou que fortunes brillantes promptement acquises parmi les peuples à moitié sauvages de l'Occident. Aucun, cependant, n'avait une idée précise de l'objet ou de la nature du service auquel il s'engageait. On ne voulait même rien savoir: lorsque l'imagination est saisie de cette sorte de fièvre, la réalité, si on la lui présentait, serait repoussée avec dédain, tant le public redoute d'être troublé dans les chimères qu'il a su se créer!
Parmi les jeunes gens de grande distinction qui montrèrent le plus de désir de s'associer au voyage de Colomb, on voyait Don Alonzo de Ojeda, qui mérite une mention particulière; parce que son nom a marqué dans la carrière hasardeuse où il allait faire les premiers pas.
Il était de petite taille mais bien fait et possédant une grande force musculaire; son teint était brun, son maintien animé et sa supériorité était reconnue dans tous les exercices du corps; quant à son courage, il était indomptable: en un mot, aucun de ceux qui prirent parti dans l'expédition n'était plus renommé pour les entreprises périlleuses, ni pour les exploits singuliers. Pour citer un de ses traits de hardiesse ou plutôt de témérité, un jour que la reine Isabelle se trouvait en face de la Giralda qui est la tour, bâtie par les Maures, la plus élevée de la cathédrale de Séville, il parut à une ouverture d'où saillait, à une prodigieuse hauteur, une poutre qui s'avançait horizontalement de vingt pieds dans l'espace. Ojeda marche sur cette poutre avec autant de confiance que s'il s'était promené dans sa chambre et il va jusqu'à son extrémité la plus avancée; arrivé à ce point, il se pose sur la pointe d'un de ses pieds, lève l'autre en l'air, se retourne agilement, se dirige vers la tour, et, avant d'y arriver, il jette une orange sur la plate-forme qui la surmonte!
Cependant, les dépenses de la flotte excédèrent, comme on devait bien le penser, les sommes qui y avaient été destinées, et Jean de Soria ne manqua pas d'agir comme font à peu près tous les contrôleurs; c'est-à-dire qu'il éleva des difficultés insignifiantes et qu'il refusa sa signature aux comptes présentés par le grand-amiral. Fonseca, s'attachant aussi à la lettre de ses fonctions administratives, chicana sur ses demandes de serviteurs et de domestiques qu'il réclamait en sa qualité de vice-roi; Colomb se vit obligé d'en référer à la cour qui expédia immédiatement l'ordre qu'on n'avait pas cru nécessaire de donner plus explicitement, que tout ce qui était ou serait demandé personnellement par le grand-amiral, devait être fourni sans délai ni réflexions.
Rien n'était plus naturel, ni plus juste; mais ces deux hommes, imbus d'idées mesquines peu dignes de véritables administrateurs, en conçurent une irritation violente; et c'est à cette cause si futile que les historiens du temps attribuent la rancune et la haine qui prirent alors naissance en leur cœur, qu'ils ne négligèrent, par la suite, aucune occasion de manifester envers Colomb, et qui, si ce grand homme en ressentit les funestes effets, n'en ont pas moins déshonoré, aux yeux de la postérité, ceux qui s'en rendirent coupables, et ont refoulé leurs noms au niveau de ceux que la bassesse et l'envie ont le plus avilis.
Christophe Colomb se rendit à Cadix, qui était le lieu où sa flotte avait été équipée; il y trouva son ami, le docteur Garcia Fernandez, à qui il y avait donné rendez-vous. Fernandez lui remit une lettre très-affectueuse du vénérable supérieur Jean Perez de Marchena, et il se chargea de la réponse que lui écrivit le vice-roi. Tous les jours, Colomb et Fernandez avaient de fréquentes entrevues et de longues conversations; dans un de ces entretiens, Colomb lui dit une fois:
«Vous savez, excellent docteur, l'affection que je vous porte, et je suis certain de votre estime; je vais donc vous parler à cœur ouvert: je quitte l'Espagne pour une expédition moins périlleuse que la précédente, mais plus compromettante pour moi. Il y a près d'un an que mon départ s'effectuait obscurément; alors j'avais au moins pour consolation, en quittant Palos, l'amitié sincère du respectable Jean Perez à qui vous pouvez dire que je ne pense et que je ne penserai jamais sans une vive émotion et sans une reconnaissance infinie. Aujourd'hui, sur le point de quitter encore le vieux monde, je ne vois que trop que, sous des dehors bienveillants, l'envie, la méchanceté se sont éveillées sur mon compte, et que je serai poursuivi par elles. Oui, c'est facile à prévoir: en mon absence, on agira sourdement; ceux qui me flattent le plus deviendront mes calomniateurs, et ils se vengeront de la faveur que j'ai obtenue, en me dénigrant avec acharnement. Les souverains seront assiégés de mensonges et l'on m'imputera à crime le moindre échec ou le moindre malheur. Je laisse, il est vrai, des amis tels que vous, tels que Jean Perez, Saint-Angel et Quintanilla; aussi, je compte beaucoup sur vous tous, non pour obtenir des distinctions qui ne procurent guère que des jaloux, mais pour agir et pour parler dans l'intérêt de la justice et de la vérité.»
Après quelques réflexions de Fernandez, Colomb ajouta:
«Vous venez de nommer Fonseca qui a tant de pouvoir dans les affaires extérieures; gardez-vous de croire en lui: quoi qu'il dise ou qu'il fasse, il est mon ennemi; je l'ai pénétré malgré son grand art de dissimuler; et soyez assuré que je ne me trompe pas. Il en est un autre dont, à l'égal de la sienne, je redoute fort l'inimitié; je veux parler d'un certain Francesco de Bobadilla: celui-ci a moins déguisé ses sentiments à mon égard, et il ne manquera pas de me nuire quand il en aura l'occasion.»
«Je sais, répondit Fernandez, que le roi, jadis chevalier si courtois et si digne de respects, admet aujourd'hui près de lui beaucoup d'intrigants; mais la reine!...»
—«Ah! reprit Colomb avec vivacité, on ne peut rien attendre que de généreux de son noble caractère; mais, assaillie de faux bruits répandus avec autant de persistance que d'adresse, l'esprit même travaillé, peut-être par le roi, son oreille pourra-t-elle toujours rester sourde à la calomnie et ouverte à la vérité? Mais, quoi qu'il arrive, dit le grand-amiral, d'une voix qui trahissait une émotion extrême, le souvenir de ses bontés ne sortira jamais de mon cœur, et le mal qu'on pourra me faire n'égalera jamais le bienfait que j'ai reçu d'elle, en obtenant l'armement de mon premier voyage; oui, l'on aura beau faire, rien ne pourra empêcher que je n'aie commandé l'expédition de la découverte et que je n'y aie eu tout le succès que je pouvais désirer.»
Sur les dix-sept bâtiments de la flotte, trois étaient d'un port considérable; les quatorze autres étaient des caravelles entièrement pontées, mais dont quelques-unes avaient des voiles latines qui sont fort utiles en certains cas et, sans contredit, les plus pittoresques de toutes; vent arrière, on voit leurs extrémités aiguës s'étendre transversalement, elles ressemblent alors aux ailes d'un oiseau gigantesque qui les déploierait en sortant de son nid.
Rien de plus frappant, au surplus, que le contraste des ressources de cette seconde expédition avec celles de la première. Colomb était parti dans l'isolement, presque dans l'oubli, avec trois frêles caravelles qu'accompagnaient les malédictions des habitants de Palos. Aujourd'hui, les voiles des bâtiments les mieux armés allaient blanchir les flots de l'Océan; rien ne manquait à bord; le grand-amiral était entouré d'une partie de l'élite de la noblesse du royaume qui avait brigué l'honneur de le suivre, et qui allait se familiariser avec la vue de cette mer se présentant dans un horizon sans bornes, comme pour mieux ressembler à l'éternité.