CHAPITRE IV

Wilbur Norman vérifiait le testeur de son diffuseur thermique, vulgairement appelé « pulsator », lorsque la petite porte ovale du dôme préfabriqué assemblé six heures plus tôt s’écarta. Alya qui revenait, une valise d’analyse à bout de bras, s’arrêta sur le seuil.

— Alors ça y est, c’est décidé ?

— J’ai l’accord de Jock Erivan. À la condition que je reste en permanence en liaison avec le Skyrocket. Ça ne pose pas de problème : Slatter assurera le relais radio :

La jeune femme passa une langue rapide sur ses lèvres carmin.

— Je me demandais s’il te donnerait cette autorisation.

— Puisqu’ils ne veulent pas aller à nous c’est à nous d’aller à eux ! Pour qu’il y ait « contact », il faut être au moins deux. Et toi, tes analyses ?

— Pauvreté en oxygène, très peu d’ozone ; pour le reste il semblerait bien que Stellar ait subi le même processus d’évolution que notre vieille Terre. La gravité seule y est différente…

Il remonta le zip de son justaucorps et poussa un soupir.

— Quelle chaleur ! Il ne fait vraiment « QUE » 38° ?

— C’est l’humidité qui rend cette atmosphère insupportable, mais ce climat existe aussi sur Terre dans la ceinture équatoriale.

— Oui, mais moi je ne suis pas un pygmée bantou ! Et je crève de chaud… Je commence à comprendre pourquoi des types comme Slatter ou Lee Ray redoutent pour leurs tas d’instruments précieux.

— Tu pars avec Horsley ?

— Oui… ce type-là, c’est du solide. Il n’a pas de nerfs.

Elle haussa une épaule, visiblement préoccupée. Finalement, il s’approcha d’elle et la serra contre lui.

— Bien sûr, rien ne se passe comme nous le pensions, mais ce n’est pas une raison pour faire cette tête… De toute façon, tu pourras nous suivre au traceur. Et puis, je n’ai pas l’intention d’aller bien loin avec le glisseur… plutôt une petite patrouille alentour pour se mettre en appétit.

— Fais bien attention que ce ne soit pas toi qui mettes « les autres » en appétit.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Elle darda sur lui le sombre feu de ses prunelles de braise.

— Des créatures qui se cachent… et c’est bien ça, n’est-ce pas ? Je dis : des créatures qui se cachent ne peuvent avoir que de mauvaises intentions.

Il la força à lever le menton et posa un baiser sur ses lèvres.

— Écoute, s’ils ont des radars, ils ont des missiles, en général ça va avec… S’ils avaient voulu nous écrabouiller, je pense qu’ils l’auraient déjà fait. Que diable, cela fait trois « jours » terrestres que nous sommes là, non ?

Elle lui rendit son baiser en passant un de ses bras derrière sa nuque pour le forcer à se courber vers elle.

— Wil… rien ne se passe comme prévu. Rien. Il ne se passe RIEN. Est-ce que ce n’est pas effrayant ?

Il se fit rassurant, la repoussa doucement et provoqua l’ouverture de l’écoutille.

— Mais non… nous autres, peuple du bruit, du mouvement et de l’agitation, nous sommes tout à fait déboussolés quand nous n’entendons plus rien !… Quelle chaleur… vivement que Lightbird débarque enfin ses unités énergétiques de climatisation !

Il déboucha dehors. La lumière verte donnait des tons pastels aux « arbres » et même aux deux space-modules posés à trois cents mètres l’un de l’autre (lors de sa dernière percée, Boyd avait réussi un atterrissage de très grande précision sur la radio-balise). Un peu ébloui, il vit le grand Noir marcher rapidement vers lui. Son visage d’anthracite luisait sous un épais film de sueur.

— Fin prêt ?

— Le crawler ronronne comme un chat en colère, déclara le Noir avec un grand sourire. Cette balade va nous faire le plus grand bien. Tiens, vous avez pris un thermique ?

Wilbur Norman agita l’arme à bout de bras.

— Oui, je sais : c’est idiot. Mais… disons que c’est plutôt moral.

— Et vous ne redoutez pas que si nous rencontrons ces créatures et qu’ils analysent le fonctionnement de cet engin, ils ne prennent ça pour un signe d’agressivité ?

Wilbur Norman éclata de rire.

— On leur dira que c’est pour faire de la musique, allez : en route !

Horsley eut une moue dubitative et s’installa à côté de Wilbur Norman dans ce véhicule dont la silhouette rappelait un peu un épais ski et qui se déplaçait par inversion de champ aux basses vitesses et par effet de sol quand il était lancé.

— Slatter, tu m’entends ?

— C’est okay, renvoya aussitôt la voix du transmetteur.

— Tu assures toutes les retransmissions sur le Skyrocket et tu nous suis au traceur.

— Entendu… Pas trop chaud là-dedans ?

— Écrase ! renvoya Boyd Horsley avec une grimace cannibale.

Le crawler démarra souplement après s’être élevé de quelques centimètres au-dessus du sol herbu. Il oscilla un instant tandis que d’une précise rotation du poignet, Wilbur Norman augmentait l’intensité du champ. Doucement, l’engin s’orienta vers une de ces longues structures végétales que les Terriens s’obstinaient à appeler « arbres » mais qui n’étaient que d’immenses champignons dont seule l’extraordinaire humidité qui régnait sur le sol de Stellar, ainsi que les conditions de gravité particulières, rendaient la conception possible.

— On va, dans un premier temps, renifler là-bas ensuite piquer sur les ruines, décida Wilbur Norman en essuyant d’un revers de manche la sueur qui dégoulinait en gouttes épaisses sur son visage.

— Pas trop vite… aucune envie de tomber sur une horde de…

— De quoi ?

— De… ceux qui ont bâti ces tours que tout le monde a vues !

— Puissamment raisonné, mais cet engin est conçu pour la gravité terrestre et persiste à filer comme un zèbre.

D’un léger coup de rudimentaire palonnier découplant le champ, Wilbur Norman engagea le glisseur dans une longue embardée et le fit escalader une colline. Il eut toutes les peines du monde à l’immobiliser au sommet et observa le sol aussi loin que pouvait porter la vue. Bien qu’ils n’aient pas encore parcouru une très grande distance, le « camp » des Terriens, avec ses deux spacemodules et ses trois dômes, avant-garde d’un camp plus important qui se construisait à chaque navette, ressemblait à une de ces maquettes qu’on leur avait fait étudier tant de fois, il y avait sept ans.

Wilbur Norman sentit le regard de Boyd Horsley sur sa nuque et tourna la tête vers lui.

— Inquiétant, hein ?

— Le problème c’est : POURQUOI SE PLANQUENT-ILS ?

— En découvrant QUI ils sont, peut-être comprendrons-nous pourquoi nous leur faisons peur.

Wilbur Norman relança le glisseur et dévala le flanc de la colline verdoyante. Ils passèrent sans ralentir parmi une vingtaine d’« arbres » assemblés en « boqueteau ».

— La voilà !… ça a vraiment l’air d’une piste.

— Attention, cria soudain Boyd Horsley, il y a un véhicule à droite !

— Quoi ?

D’instinct, Wilbur Norman engagea le glisseur dans une violente embardée, puis le stabilisa à l’abri d’un repli de terrain.

— Où ça ! Où ça ?

— Je suis sûr que j’ai vu une chose… sur notre droite. Ça avait l’air de… oui, de nous observer.

Le crawler, au bout d’un long dérapage, revint à vitesse réduite parallèlement à son ancienne trajectoire.

— C’était gros ?

— Géant !

— Marrant, hein ?

— Une tortue… oui, c’était ça : une tortue colossale.

Lentement Wilbur Norman, circonspect, fit remonter le glisseur et plissa les yeux dès que celui-ci affleura la crête.

— Aux trois cent quarante ! Aux trois cent quarante !

— Sbrodjes ! Qu’est-ce que ça peut être ? susurra Wilbur Norman.

Indubitablement c’était une carapace. Douze à quinze mètres de long, sans aucune ouverture. Peut-être l’étrange chose était-elle verte car sa couleur se confondait parfaitement avec un gros buisson de lichens qui la recouvraient en partie.

— Cette chose mange le lichen, en déduisit aussitôt Boyd Horsley qui venait de happer d’un coup de langue une goutte de sueur qui avait roulé sur sa lèvre supérieure.

— M’étonnerait… Cette bête n’en est pas une… Trop immobile… Je jurerais que c’est du métal.

— On s’approche ?

Wilbur Norman dut bien s’avouer qu’il DEVAIT le faire et aussi qu’il n’en avait nulle envie. Qu’est-ce qui pouvait sortir de bon d’un engin ou d’un être pareil ? Quelque chose qui devait bien peser cinq cents ou six cents fois ce que pesait un humain ?

— On va en faire le tour à grande distance d’abord… On ne sait jamais… Leur attitude est anormale. Oui, c’est ça : « anormale ».

Un rien tendus, ils suivirent une petite saignée causée vraisemblablement par le ruissellement de l’eau et réapparurent à une cinquantaine de mètres de la « chose ». Celle-ci n’avait pas bougé d’un millimètre. Les observait-elle ou bien… Allait-elle bondir sur eux ? S’allonger comme un tentacule ? S’élever en quelques bonds prodigieux ?

— Toujours rien, nota Wilbur Norman franchement inquiet.

— Ce n’est pas une bête ou une « chose », mais une machine, observa sentencieusement Boyd Horsley. C’est du métal, ça.

— J’ai toujours eu une sainte horreur de ce que je ne comprenais pas. Allons-y ! Après tout, à la distance à laquelle on est de ce monstre, s’il avait dû nous faire quelque chose, je pense qu’il ne s’en serait pas privé.

Après être resté un long moment en « stationnaire », Wilbur Norman posa le crawler. D’un geste il releva la petite verrière transparente et sauta au sol.

— Tu as raison… c’est du métal… et il ne dévore pas du lichen, il s’est camouflé sous de la mousse.

Ils s’approchèrent de l’engin. C’était une énorme demi-sphère aplatie, curieusement froide en dépit de la canicule qui sévissait partout. Boyd Horsley qui osa poser la main sur la structure trouva celle-ci lisse et un rien visqueuse. Mais sans doute était-ce dû à l’effarante humidité de Stellar.

— Il se déplace par effet de sol lui aussi, diagnostiqua Wilbur Norman qui n’en menait pas large… Il y a des idéogrammes à l’arrière, viens voir !

Boyd Horsley était retourné en trois bonds au glisseur et revenait, la caméra vidéo vissée à l’œil filmant la « chose » sur toutes ses coutures.

— L’étonnant, c’est qu’il ne possède aucune ouverture, meurtrière ou…

— Horsley, pourquoi dis-tu meurtrière ?

— Pour la conduite !

— Mais pourquoi justement ce mot ?

Le grand Noir s’était reculé pas à pas pour pouvoir filmer l’engin inconnu dans son entier. Lorsqu’il croisa le regard de Wilbur Norman, il sut que celui-ci avait pensé à la même chose que lui.

— On dirait vraiment qu’il a dévié de sa trajectoire et qu’il est venu s’encastrer là, dans un de ces énormes amas spongieux, laissa échapper Wilbur Norman en se réinstallant dans le crawler avec le sentiment d’une délivrance.

— Ce n’est pas Stellar qu’on devrait appeler cette planète, mais bien Enigma, lâcha Boyd Horsley, sentencieux.

Le glisseur démarra, tournant résolument le dos au mystère métallique, et piqua droit vers ces étonnantes constructions qu’ils avaient repérées à haute altitude pendant la percée.

— En attendant, on a appris deux choses capitales : un, il y a des êtres organisés ; deux, ce sont des créatures supérieures.

— Ah, nous y voilà !

Le long trait noir venait de se poser sur l’horizon proche. Le glisseur avala la distance qui l’en séparait en quelques minutes, et s’immobilisa en bordure d’un long ruban noir totalement rectiligne et qui épousait parfaitement le moindre relief des collines et des vallées.

— Slatter ! Slatter ! Tu m’entends ?

La voix rassurante résonna aussitôt dans le petit habitacle :

— C’est okay ici, on vous suit au traceur.

— Les conversations ?

— Enregistrées et déjà réexpédiées sur le Skyrocket !

Wilbur Norman s’écarta, puis revint sur ses pas, collant presque ses lèvres au micro :

— Mets tout ce que tu as comme récepteurs sur nous, Slatter… Ça risque de devenir mouvementé d’ici peu. Trop calme, tout ça…

— Tout se passera bien, vous verrez, j’en suis sûr !

— Ben voyons !

Wilbur Norman, pensa que c’était facile de dire cela, à proximité d’un Y.T.B.M. prêt à décoller et à s’enfuir à la moindre alerte. Il retrouva Boyd Horsley qui, un genou en terre près du long ruban noir, considérait celui-ci avec attention.

— On dirait du caoutchouc. Regarde, c’est mou, sec…

— Ma main à couper que c’est une piste… une piste posée à même le sol.

— Ça, y a pas ! Ça manque un peu d’ouvrage d’art dans le coin, on dirait qu’ils ont déroulé ce… tapis, droit devant eux.

— L’engin qu’on a vu tout à l’heure n’avait pas de roues, de chenilles ou quoi que ce soit servant à avancer. Pour moi, soit ils ont découvert l’antigravitation, soit leurs véhicules fonctionnent par effet de sol comme le nôtre.

— Possible… As-tu remarqué ce silence ?

Boyd Horsley, le nez en Pair, observait le ciel vert.

— Oui, et alors ? C’est le même depuis qu’on a posé nos spacemodules ici.

— Oiseau ! Pas d’oiseau ! Pas d’animal ! Pas de vie !

Wilbur Norman traversa le long ruban avec l’impression de marcher sur un tapis de mousse. Chacun de ses pas faisait froot-froot-froot et c’était bien le seul bruit qu’il percevait à part sa propre respiration.

— Pas de vie… c’est une idée, Horsley. Pas de vie… Mais rien ne dit qu’il y ait jamais eu des oiseaux dans le ciel de Stellar.

— Bien sûr, bien sûr, grommela l’ingénieur, de plus en plus soucieux. Bien sûr… C’est tout de même effrayant, non ?

— Ce qui est effrayant, c’est DE NE PAS SAVOIR. C’est le doute qui rend fou, pas la certitude ! Viens, on retourne au crawler.

Un beep-beep aigu les fit sursauter lorsqu’ils refermèrent l’habitacle. Wilbur Norman se pencha en avant.

— Oui, Slatter ?

— Thunderbird demande s’il peut entamer sa procédure de décollage.

La question sembla si incongrue aux deux hommes qu’ils éclatèrent de rire.

— Par tous les chiens d’Orion, qu’il fiche le camp s’il en a envie avec tous ses échantillons mais, par le diable, s’il ne revient pas avec les cœurs énergétiques pour la climatisation je lui bouffe le foie !

Il y eut un rire. Wilbur Norman crut vaguement entendre un dialogue, puis la voix d’Alya. Mais peut-être n’était-ce qu’une impression ?

— Horsley ? Votre avis ?

Le Noir haussa les épaules.

— Tout est vide à perte de vue… Nous sommes sur une route, autant la suivre. À quoi bon faire demi-tour si c’est pour revenir dans deux heures ?

— Puissamment raisonné !

Wilbur Norman poussa immédiatement la vitesse à fond et l’engin se mit à filer sur un cap résolument rectiligne en rasant le sol parfaitement régulier.

— Slatter, tu vois toujours notre traceur ?

— Vous avez le diable aux fesses ou quoi ?

— On a trop chaud, ironisa lourdement Boyd Horsley, on se fait du vent !

Wilbur Norman pilotait les dents serrées. Il avait l’impression que toute sa peau le cuisait. La chaleur devait être proprement infernale. Cet orage qui ne crevait jamais et ces nuages lourds rendaient l’air encore plus irrespirable.

D’une chiquenaude, Boyd Horsley se délesta de la goutte de sueur qui se balançait comme une pendule sous son menton.

— La « ville » nous donnera sûrement une explication… Ils n’ont tout de même pas tous déserté !

— En tout cas, ce ne sont pas des cultivateurs… à moins que ce lichen soit comestible, songea tout haut Boyd Horsley qui, depuis un certain temps, cherchait des indices de culture.

— Ou les champignons… Les analyses sont en cours à bord du Skyrocket ; après tout, je ne vois pas pourquoi ils ne seraient pas comestibles… Ah, voilà qui ressemble à un pont.

Effectivement, une grande arche d’une seule volée enjambait une crevasse d’une centaine de mètres de profondeur. Wilbur Norman engagea le crawler sans même ralentir mais poussa mentalement un formidable soupir de soulagement lorsque son engin atteignit la falaise opposée.

— On stoppe ! décida-t-il soudain.

Il annula le champ.

— Ici Slatter, vous venez de stopper ?

— On vient d’atteindre les faubourgs. J’ai posé le crawler. Il y a beaucoup de choses à voir ici.

— Des ruines ?

— Pas vraiment… encore que… il y a des tours qui ont basculé… des milliers de pyramides… des rues, des tas de gravats aussi… mais toujours pas un chat.

Wilbur Norman sauta au sol et monta au sommet d’une dalle proche. On aurait dit que des quartiers de roches avaient été amoncelés là dans un but précis, mais que rien n’avait été achevé.

Tout autour de lui, ce qu’il fallait bien appeler la ville était rigoureusement silencieux. Pas un mouvement, pas un bruit, pas une fumée. Un silence de mort…

Boyd Horsley, après avoir un long moment filmé pour engranger les images des avenues désertes, murmura : « Ce silence me donne froid dans le dos ! »

Seuls êtres vivants dans cet univers de mort, ils scrutèrent les ruines qui s’étageaient à perte de vue. Certes, quelques-unes de ces curieuses tours s’étaient bien écroulées, mais la résistance de leur matériaux semblait prodigieuse car la plupart s’étaient abattues et restaient ainsi figées en oblique sans la moindre lézarde ; simplement l’étrange structure circulaire qui les dominait et qui devait sûrement être des habitations s’était encastrée dans d’autres immeubles dont elle avait fendu les façades comme de formidables mâchoires.

— Il s’est passé ici des choses fantastiques, Horsley ; j’en donnerais ma main à couper. Je ne sais pas quoi… mais cela a dû être terrifiant. Quelque chose dont on n’a même pas idée sur Terre. Tout un peuple vivait là, et soudain il a disparu, anéanti, volatilisé.

— En tout cas ce n’est pas une guerre.

Wilbur Norman observa le visage ruisselant du Noir.

— Ah oui, pourquoi ?

— Il n’y a pas de ruines… Ces tours qui sont tombées, ont plutôt basculé, probablement au bout d’un très long temps. Des combats, ça laisse de bien autres traces.

Wilbur Norman ne répondit pas. Il avait soudain hâte de faire demi-tour et de retourner voir « les autres », ses « semblables ». Tout valait mieux que ce silence effrayant.

Il glissa sur un gravat et se tordit la cheville.

— Des millions de types ont dû vivre ici à une certaine époque, et puis d’un seul coup, plus rien… Bizarre !

Il relança l’inverseur de champ, attendit que le crawler se fût élevé d’une vingtaine de centimètres au-dessus du sol mou et noir de la mystérieuse piste et lança la turbine. Quelques secondes plus tard, il avançait à vitesse réduite parmi les tas d’éboulis et les gravats.

Un carrefour. Un autre. Certaines structures, visiblement, conçues en une matière transparente, reflétaient à l’infini la lumière diffuse et verte.

— Attention !

Un cri ! Totalement pris au dépourvu par l’embardée du crawler, Boyd Horsley bascula sur Wilbur Norman qui eut toutes les peines du monde à remettre l’engin en ligne.

— Par les sbrodjes, qu’est-ce que c’est que ça ! Le palonnier m’a littéralement sauté des pieds.

Il réduisit prudemment la turbine et regarda autour de lui. Non, aucun obstacle ne venait interrompre la monotone platitude de l’étrange piste noire qui s’enfonçait, comme une véritable balafre et jusqu’à perte de vue parmi les constructions cyclopéennes.

— Curieux…, susurra Boyd Horsley, depuis longtemps partisan de faire demi-tour, quitte à revenir un peu plus tard avec une équipe un peu plus « musclée ».

Wilbur Norman s’essuya le visage, réprimant difficilement un geste de mauvaise humeur provoqué par son immense déception.

« … Tout ça parce qu’il veut être le PREMIER, le PREMIER à avoir établi un contact avec une autre entité. Si les autres débarquent ce ne sera peut-être plus lui, et la gloire lui échappera… voilà pourquoi il fonce comme un dingue, sans même savoir où il met les pieds ! réfléchit Boyd Horsley avec rancœur. »

Tout à coup, le crawler se cabra à la verticale, « engagea » sur le côté droit et racla puissamment le sol et l’avant du ski. Instantanément la turbine cessa de fonctionner.

Sous le choc, Wilbur Norman avait été donner de la tête dans le pare-brise en forme de goutte d’eau. Il poussa un juron, déclencha le soulèvement de celui-ci et sauta au sol.

Boyd Horsley, coincé sous l’engin qui avait basculé sur le côté, effectuait de laborieux efforts pour s’en extraire.

— Par les chiens d’Orion, jamais vu ça !

Les deux hommes se regardèrent, à la fois effrayés et incrédules.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Boyd Horsley.

— Aucune idée… Comme si… comme si on venait de buter contre un champ de force. Quelque chose qui nous a bloqués net.

Ils tournèrent autour du crawler, songeant que si le sol de la piste n’avait pas été aussi mou il eût probablement été irrémédiablement disloqué.

Ses longues jambes flageolant sous lui Boyd Horsley s’assit à même le sol.

— En tout cas, on a essayé de nous stopper, c’est sûr, observa Wilbur Norman qui menaçait inutilement les façades vides de son thermique.

Il s’approcha du crawler, et tenta de relancer la turbine. C’est avec un visage d’une aune qu’il réapparut.

— Il a carrément été vidé de toute son énergie.

— Réellement ? Tu veux dire…

— Plus un ion !

Brusquement, il replia son poignet.

— Slatter ! Slatter ! Ici Norman… Slatter : répondez !

Il épia passionnément ce grand silence qui recouvrait comme un cocon toute la ville mystérieuse.

Rien. Pas un craquement.

— Horsley…

Le Noir leva la main.

— Inutile : j’ai compris ! Tu nous as mis dans de beaux draps.

Wilbur Norman se mordit les lèvres et nota le tutoiement hostile.

— Toute exploration comporte des risques, c’était compris dans le contrat, non ?

— Ce qui n’était pas compris dans le contrat, c’était que nous soyons à quarante kilomètres du camp de base, sans même avoir attendu le débarquement du second échelon, du matériel lourd, et des transmissions relais, voilà ce qui n’était pas compris dans le contrat.

— ASSEZ ! Je vois bien que tu as peur…

Boyd Horsley haussa les épaules avant de répondre d’une voix curieusement engourdie :

— Pas tant que toi : mais toi, ton orgueil te dope à mort. Voilà pourquoi on est là ! Si tu avais pu partir seul, tu l’aurais fait !

Brusquement, Wilbur Norman tourna le dos à Boyd Horsley qui se relevait lourdement. Il étendit son bras armé ; un fulgurant éclair blanc creusa un profond sillon à une vingtaine de mètres de là dans le revêtement souple de la « chaussée ».

Un rien tranquillisé, Wilbur Norman retourna au Crawler et fit une nouvelle tentative. Pas une seule aiguille du rudimentaire tableau de bord ne tremblota.

— Au moins, on a de quoi se défendre, grinça-t-il, les dents serrées. Sans compter que si le crawler a été artificiellement vidé de son énergie, son émetteur ne fonctionne plus. Dans ce cas, Slatter a vu notre traceur s’éteindre et il est déjà en train de donner l’alerte à tout va…

— Oui, articula Boyd Horsley en s’épongeant le front, alors ils vont en envoyer d’autres se faire piéger comme nous !

Wilbur Norman haussa les épaules, humant l’air torride, les narines palpitantes comme si une simple odeur aurait pu le renseigner sur les mystères de cet effrayant champ de ruines dévoré par le lichen et l’oubli.

— Quarante bornes ! Quarante bornes à pied par cette canicule…, lâcha-t-il en regardant la perspective sans limite de « l’avenue » dans laquelle il s’était imprudemment engagé.

— On en fera dix ! prédit Boyd Horsley, avec un rire sinistre de ses dents éclatantes de blancheur.

— Et après ?

— Eh bien, si nous n’avons pas été dévorés par quelques génies malfaisants, il ne nous restera plus que la force de nous coucher sur le sol en priant les dieux et Jock Erivan qu’ils nous trouvent. Est-ce que tu ne vois pas que cette chaleur nous vide ?

Wilbur Norman frotta ses joues qu’il sentit râpeuses d’une barbe naissante.

— C’est vrai qu’on est crevés, je l’étais déjà en pilotant cette cochonnerie tout à l’heure… je me demandais pourquoi.

— Firebird ! Firebird ! Firebird ! appela trois fois Wilbur Norman sans illusion.

Il guetta vainement une réponse.

— On est seuls sur notre île déserte.

— J’espère qu’on ne va pas se dévorer !

— Pas nous : les autres !

— Quels autres ?

— Ceux qui ne se manifestent que lorsque la nuit est tombée.

Wilbur Norman fronça les sourcils, cherchant à comprendre. Pourquoi Boyd Horsley, l’œil soudain allumé, disait ça ? Et brusquement, il sauta sur ses pieds. Des tas de détails qui ne lui avaient jusqu’à présent pas sauté à l’esprit resurgissaient dans sa mémoire : cet étrange engin, noir, sans ouverture, cette route rigoureusement rectiligne et qui ne pouvait être qu’une piste de guidage, ces immeubles géants mais sans ouverture réelle… est-ce que tout cela n’avait pas été conçu pour un peuple d’AVEUGLES ? Des créatures n’ayant pas le sens de la vision et qui auraient en permanence besoin de rails de guidage ou de rampes.

— Il ne faut pas oublier que nos sondes ont établi d’une manière irréfutable que la couche d’ozone de Stellar avait été aux trois quarts détruite.

— Et alors ?

Boyd Horsley observa les nuages bas et boursouflés.

— « De l’influence des rayons cosmiques sur la formation du fœtus », c’était dans la vidéothèque du Sky. Et seul l’ozone nous protège des rayons cosmiques.

— Et nous alors ?

— Personne n’a jamais dit que nous étions venus ici pour y procréer ; il n’y a que des humains totalement formés qui ont débarqué avec nous que je sache ! Bien… cela dit, qu’est-ce que tu fais ? La nuit tombe dans quatre heures… Moi je ne tente pas l’aventure. Si « peuple de la nuit » il y a, on reviendra les voir une autre fois… Je n’ai aucune espèce d’envie d’être le premier héros martyr de Stellar pour avoir mon nom dans une plaque de Tsoar au Grand Musée de l’Expansion ou même mon nom prestigieux donné à une hypernef !

— Tu es d’un drôle !

Sans répondre, le grand Noir tourna le dos à Wilbur Norman et s’éloigna. Il avançait d’une curieuse démarche chaloupée, alourdie, qui ne lui était pas coutumière.

Un instant, Wilbur Norman lui en voulut de lui avoir craché des choses si justes et si évidentes au visage. Sans compter que, s’ils s’en sortaient, il ne se ferait pas faute de gloser sur son imprudence. Tout comme on avait bavé sur son orbite trop basse avec Maraudeur I.

— Horsley ? cria-t-il, au bout d’un moment, Horsley, attends-moi !

Il abandonna le crawler, la mort dans l’âme, et pressa le pas pour tenter de rejoindre le grand Noir, déjà éloigné d’une centaine de mètres. Bien qu’il eût le pulsator, il n’avait aucune envie de rester seul à la traîne dans cette ville qui n’en était pas vraiment une.

Hors d’haleine, il parvint enfin à sa hauteur.

— Tu sais ce que je pense ?

— Oui : « Je suis un fichu con d’être venu si loin sans la moindre autorisation ». C’est ça, hein ?

— Pas tout à fait ! Je pense que tout s’était passé exactement comme si on avait appliqué sur nous une sorte de champ de force. Un champ de force qui nous est inconnu, mais qui a pour effet de vider tout engin de son énergie pour l’empêcher d’aller plus loin.

Ils contournèrent un gros bloc d’éboulis qui avait roulé jusqu’au centre de la piste souple.

— Plus loin ?

— Plus loin : vers le centre de la cité.

Boyd Horsley médita un instant tout en continuant à avancer en transpirant d’une manière proprement incroyable vers la grande arche que tout à l’heure ils avaient franchie à toute vitesse.

— Ça se tient… Bon sang, s’il se mettait à pleuvoir, peut-être y aurait-il un peu de vent ! gémit-il… Mais alors, si ton idée est juste, c’est que ce champ de force inconnu s’applique à partir d’un endroit précis, n’est-ce pas ?

Wilbur Norman, qui avait de plus en plus de mal à porter le lanceur thermique et avait même la nette impression que celui-ci augmentait de poids à chaque pas, fronça les sourcils.

— Pourquoi ?

— Donc ici, nous ne sommes plus dans le champ, non ?

Boyd Horsley replia son bras, connecta le transvox de poignet.

— Slatter ! Slatter ! Slatter !

Le glapissement volubile de Slatter leur fit chaud au cœur.

— Mais où êtes-vous donc ? Que s’est-il passé ? Votre traceur s’est brusquement éteint !

— Un problème, articula Wilbur Norman en prenant d’autorité la parole.

— Quel genre de problème ? C’est la panique à bord du Skyrocket. Jock Erivan veut tout savoir !

Wilbur Norman s’efforça de prendre la voix la plus calme possible.

— Un problème avec le crawler. On a été stoppés en pleine course.

— Stoppé par qui ?

— Envoie un autre crawler nous rechercher ! Et en vitesse avant que la nuit tombe. Dans l’axe… Nous essayons de sortir de la ville à pied… Dans l’état où nous sommes, on ne va pas pouvoir tenir longtemps à ce rythme.

Un silence : Slatter devait réfléchir.

— Je vais vous envoyer Tersaint.

— Tersaint ? Il est descendu ?

— Oui, avec le biologiste Dakmar et deux gars de la clim’. C’est Thunderbird qui a atterri une heure après votre départ. Leur mission est de faire des prélèvements.

Wilbur Norman regarda Boyd Horsley qui n’arrêtait pas de s’éponger le visage. Lui aussi avait sursauté.

— Des prélèvements ? Pourquoi des prélèvements ?

— Question de routine, je suppose, ou d’affinage des analyses faites par les sondes automatiques qu’on a envoyées un peu partout avant la descente.

— Peu importe, envoie un glisseur : on cuit ici !

— Aucun problème, il décolle dans deux minutes… et pas fâché de vous entendre de nouveau !

Wilbur Norman faillit ajouter « nous non plus ». Il traversa le long ruban noir et souple et observa un long moment la façade aveugle d’un énorme cube à la géométrie parfaite et qui s’élevait verticalement à quelques mètres de là. Là aussi, pas la moindre ouverture sur une dizaine de mètres et pourtant, derrière cette façade lisse, il aurait juré que des dizaines de paires d’yeux ne perdaient pas un seul de ses mouvements.

Il posa le pulsator, dont le zermium de la crosse était devenu brûlant, sur le sol et s’assit à son tour, dodelinant de la tête, les yeux dans le vague.

— Crevé, hein ? gémit Boyd Horsley.

— Si ce n’était que ça ; je pèse une tonne !

— Moi, j’ai la trouille !

— Pourquoi tu dis ça ?

— Il y a un type derrière moi.

En dépit de son engourdissement, Wilbur Norman sauta sur ses pieds.

— Un… type, comment ça, un type ?

— Juste derrière moi, sur la droite… un peu en contrebas, au pied de l’éboulis, chuchota Boyd Horsley dont le visage était brusquement devenu gris.

Wilbur Norman avait beau chercher, il ne distinguait rien parmi les amas rocheux nés d’une tour qui s’était écroulée. Il sauta sur son pulsator.

— Où ça ? Où ça ?

— T’énerve pas ; il est mort… viens voir !

Wilbur Norman, l’arme braquée devant lui, fit quelques pas et s’immobilisa net. Il venait de voir.

La créature était énorme et monstrueuse aussi, mais elle n’était pas vivante. En fait, ce n’était plus qu’un grand squelette… Un squelette étrange avec les os du crâne terriblement aplatis, pas de membres supérieurs, mais trois « jambes » à triple articulation. À moins qu’il ne s’agisse aussi de deux « jambes » et d’un appendice caudal particulièrement développé. L’état de conservation des os ne permettait pas de s’en rendre compte sur un examen aussi succinct.

Wilbur Norman souffla lourdement deux ou trois fois.

— C’est un… un monstre, hein ?

— C’est quoi, un « monstre » ? Quelqu’un qui n’est pas comme nous ?

Boyd Horsley ne bougeait pas, regardant fixement les ossements. Au bout d’un moment, il leva les yeux. La façade sans ouverture du bâtiment le plus proche s’élevait à une prodigieuse hauteur. Il eut un instant l’impression de voir quelque chose scintiller, puis disparaître.

Troublé, il reporta son attention sur le cadavre. Wilbur Norman, sans dire un mot, en avait fait le tour et, le faciès constellé de gouttelettes de sueur, soufflait lourdement.

— Curieux qu’il n’ait pas de membre supérieur, dit-il enfin. En tout cas, la forme de son crâne indique à la fois un cerveau très développé et une morphologie essentiellement différente de la nôtre.

— Faudrait pouvoir en prendre un hologramme.

— J’ai jeté la caméra. Trop lourde !

— Je jurerais que, la nuit tombée, ici ça grouille de monde, affirma Wilbur Norman… Et même qu’il ne doit pas faire bon s’attarder dans cette ville morte. Ces… créatures-là maîtrisent une technologie qui nous dépasse.

Un mugissement brutal les fit se dresser tous deux d’un même élan. Cela semblait provenir d’une des larges avenues latérales. On aurait dit une vibration qui allait en s’amplifiant, secouant de plus en plus intensément les couches d’air torrides.

Wilbur Norman étreignit plus fort le thermique et bascula le sélecteur d’un coup de pouce.

Deux, trois minutes passèrent. Enfin, le bruit commença à s’estomper et cessa tout à fait.

— Ton avis, Horsley ?

— Un appel ! Ça, c’est un signal, susurra l’ingénieur d’une voix changée.

Wilbur Norman passa précipitamment une langue sèche comme de l’amadou sur ses lèvres craquelées par la soif et scruta les façades sans ouverture d’un air absent.

— Ils sont TOUS à l’intérieur. Tous ! Ils attendent. Quoi ? L’obscurité. C’est un peuple de la nuit, j’en mettrais ma main au feu. Tous ces immeubles-blockhaus, toutes ces tours regorgent de créatures comme celle-là, prophétisa-t-il en montrant du menton le grand squelette.

Boyd Horsley, après avoir regardé tout autour de lui, se rassit puis se releva précipitamment.

— Écoute ! Tu n’entends rien ?

Wilbur Norman, tous les sens tendus, cessa de respirer. Finalement un sourire réjoui éclaira son visage luisant.

— C’est le crawler. Je reconnaîtrais ce sifflement entre mille.

L’ingénieur s’avança jusqu’au milieu de la longue trace noire. Le crawler avançait prudemment à vitesse réduite, ce qui contrastait avec l’allure folle avec laquelle Wilbur Norman avait piloté le sien.

Quelques instants plus tard, le grand ski se posa près d’eux après les avoir assourdis du sifflement de sa turbine.

Les deux hommes reconnurent la grosse face joviale et sanguine du pilote.

— Pas fâché de te voir arriver, Wayman !