CHAPITRE XI
Il jeta un œil sur les onze visages tournés de son côté. Il fallait leur parler, ils attendaient au moins quelques mots de lui.
— Ne vous excitez pas trop, commença-t-il. Cette mission ne nous mettra pas forcément en présence de Géos…
Comment pouvait-il y en avoir encore, d'ailleurs ? La grande bagarre avait coûté des milliers de disparitions. Ne serait-ce que pour faire le décompte des victoires, avec les enregistrements de combat des quartz de bord, il avait fallu quatre jours…
C'est comme ça qu'il avait appris qu'il avait détruit neuf Intercepteurs ennemis ! Lui ne s'en souvenait pas. Quelques-uns, oui, les trois derniers, notamment, mais c'était à peu près tout. Trente-huit victoires confirmées, il s'en étonnait encore, se revoyait il n'y avait pas si longtemps, éternel N°2. Dji avait été abattue une nouvelle fois, mais sans brûlure. Elle en était à vingt-deux et Rom, le « petit » Rom : dix-neuf. Brodak, elle-même, en avait six désormais.
Il se secoua en voyant les mines étonnées, devant lui. Fit un effort pour se souvenir de ce qu'il leur disait.
— … Et ça n'est pas plus mal. Dites-vous que plus longtemps vous serez N°2 plus vous apprendrez.
— C'est vrai que vous êtes passé N°1 au bout de cinq mois ? demanda un grand échalas.
— Je crois, je n'aime pas trop les décomptes. Bon, écoutez, ceux qui ont été nommes N°1 ne doivent pas avoir la grosse tête. C'est uniquement parce qu'il en fallait et qu'on a eu beaucoup de pertes ces derniers temps. Trop en tout cas pour vous donner des leaders expérimentés. Dans quelques jours ça ira mieux.
Un renfort était arrivé sur place le lendemain de la grande bagarre. Le hasard, mais foutrement bien accueilli. La 122 était de nouveau reconstituée. Trente-six pilotes. Sur le papier, parce qu'il y avait trente débutants sur le lot ! Seraient-ils capables de faire face aux Géos ? Quand il songeait à ce terrible combat, Gurvan savait que non. Le commandement assurait que l'impossibilité de connaître le nombre de victoires remportées par les disparus interdisait de faire un bilan exact. On pouvait supposer que l'ennemi avait eu autant de pertes…
— Une dernière chose, reprit-il, ce n'est pas la peine de vous présenter avant H moins dix minutes. Vous ne feriez que gêner les auxis et l'officier d'appontage vous engueulera. A tout à l'heure.
Il sortit de la salle de briefing et se dirigea vers le parc. Il avait envie de marcher un peu.
Pas le seul, il y avait des petits groupes.
Beaucoup d'anciens des autres escadres. Ils se retrouvaient là comme s'ils fuyaient les jeunes.
Rom vint à lui. Il avait beaucoup changé. Moins déconneur, moins jeune aussi. Son visage avait pris dix ans. Gurv se demanda s'il était dans le même cas. Dji, elle, était très pâle mais sans plus.
— C'est toi la mission de reconnaissance ?
— Oui.
— Comment tu es ?
— Tu sais, j'ai dormi…
Rom sourit.
— Ça Qui, on l'a vu. Tu seras rentré dans la soirée, on voudrait aller dîner ensemble dans le petit bistr' de Sank.
— D'accord sur le principe.
— Tu as entendu parler de cette histoire de Tracteurs d'attaque au sol ?
— Non, c'est quoi encore ?
— Ils se sont aperçus qu'on a de grosses pertes de Flèches en atmosphère, ils ont trafiqué les Tracteurs pour qu'ils fassent le boulot.
— Sank en est ?
— Son escadron va être transformé. Gurvan resta silencieux.
— Salut, les dinosaures.
C'était le dernier mot pour désigner les anciens ! Dji souriait pourtant.
— Gurv est d'accord, dit tout de suite Rom.
— Bien… Tu pars en mission tout à l'heure, m'a dit Djakar ?
— Oui, fit Gurv. Reconnaissance.
— Fais attention à tes os…
Elle avait le visage un peu grave.
… Tu as remarqué que plus le temps passe, moins on se parle, tous ? Comme si on ne savait plus communiquer, ou plus rien à se dire.
— Ce n'est pas ça, fit Rom. On a peur de parler, je crois.
Dji et Gurvan le regardèrent avec surprise. Il était devenu bien perspicace, Rom.
Ils marchèrent un moment ensemble, échangeant peu de mots, puis Gurvan alla se préparer. Il s'habilla lentement, avec soin.
*
* *
Au sortir d'une forêt d'astéroïdes, ils tombèrent sur une escadre de Raiders qui la longeait.
— Bleu 1 à tous, attention pour attaquer. Bleu 9 et 11, vous vous décalez sur la droite et vous restez en surveillance. Il y a peut-être des Géos en escorte. Il faut les voir assez tôt, compris ?
Les deux N°1 acquiescèrent, un peu dépités de ne pas participer. Gurvan donna ses ordres aux autres, les séparant par groupes de deux paires. Si c'était un piège, il fallait éviter que tout le monde y tombe en même temps.
— A tous, attention… Lààààààà !
Il bascula sa Flèche pour plonger sur la formation qui accélérait. En surpuissance ils les rattrapèrent très vite. Dès la première rafale, la formation éclata de toutes parts. Des vieux renards qui partageaient ainsi les forces ennemies…
Deux Raiders disparurent dans la traditionnelle boule de feu. Les autres manœuvraient bien, changeant de trajectoire sans arrêt.
— Ne vous énervez pas, lança Gurvan, restez par paires et tirez calmement. Bleu 9, vous ne voyez rien ?
— Non, Bleu 1.
Gurvan répugnait à massacrer ces Raiders.
Avec un escadron d'anciens il n'y en aurait plus un seul… Prolonger la tuerie le mettait mal à l'aise.
Et puis une voix se fit entendre :
— Arrêtez… arrêtez.
— Qui parle ? lança Gurvan.
— Cessez le combat, cessez le combat !
— Qui êtes-vous ?
Les Raiders survivants venaient de faire demi-tour, sauf deux d'entre eux, touchés qui ne pouvaient pas accélérer. Un propulseur mort, probablement.
— Ici contrôle… Bleu 1, vous me recevez ?
— Affirmatif.
— Vous êtes au contact ?
— J'attaque un groupe de Raiders.
— Cessez immédiatement et rentrez ! Gurvan fut stupéfait.
— Deux Raiders sont endommagés.
— Placez-vous pour les encadrer et ramenez-les.
Cette fois il fit répéter. Le commandement devait vouloir examiner les appareils ennemis. Mais de là à les convaincre de se rendre… Et puis rien ne garantissait qu'ils n'ouvriraient pas le feu en vue du Porteur…
Il vint placer sa Flèche le long de l'un des Raiders qui ne dévia pas de sa route. Lentement, il se rapprocha. L'autre appuya à l'opposé mais sans tenter une manœuvre de diversion. Par petits coups, Gurv l'amena sur le cap retour .
Il nota avec stupeur que le second venait tant bien que mal se mettre en formation de l'autre côté.
Son escadron encadrant les deux engins il rappela le contrôle pour lui donner une heure estimée d'arrivée.
Une escadre au complet les attendait à une demi-heure du Porteur. Elle se plaça devant les Raiders pour faire un écran.
— Bleu 1, vous pouvez dégager et vous présenter à l'appontage.
Il accusa réception et organisa la rentrée de ses appareils.
Dans le hall, il trouva Djakar qui l'attendait.
— Qu'est-ce qui se passe ?
— On ne sait pas. Le bruit court qu'une attaque est imminente. On a fait rentrer-tous les Intercepteurs.
— Il vaudrait mieux les placer en rideau, au contraire !
Djakar haussa les épaules.
— Les jeunes ? demanda-t-il.
— Des jeunes, justement, se borna à répondre Gurvan en se dirigeant vers le sas donnant sur la salle de repos. On doit rester en alerte ?
— Pas pour l'instant. Pas nous en tout cas.
Dji m'a dit que vous deviez dîner ensemble, laissez le numéro de poste.
Ils étaient en train de dîner quand Djakar entra comme une bombe.
— C'est fini… Vous entendez, c'est fini !
Ils le regardèrent sans comprendre. Il secouait la tête inlassablement.
— C'est fini, je vous dis. Il y a cessez-le-feu sur tous les fronts !
Ils avaient de la peine à le suivre… à imaginer.
— Tu veux dire… que la guerre est finie ? dit Rom.
— Oui ! Enfin des commissions se réunissent sur je ne sais quelle planète pour discuter des conditions de la reddition.
— Tu crois vraiment qu'ils… vont se rendre ?
Avec la quantité d'unités qu'ils ont ? fit Sank.
— Justement, il paraît qu'ils ont tout donné dans la grande bagarre, et tout perdu.
— En somme on est presque en temps de paix ? laissa tomber Rom d'une voix froide, maintenant.
— Eh bien…, je suppose que c'est ça, lâcha Djakar dépassé.
— Alors on peut finir de manger tranquillement. Si tu as faim assieds-toi, ajouta-t-il en se penchant sur son assiette.
Djakar le regarda longtemps, les yeux exorbités, avant de sortir.
— Tu veux en reprendre ? lâcha Rom en montrant le plat devant Sank.
Celui-ci hocha la tête doucement.
— Pas mauvais, hein ? .
— Je préfère le truc que tu nous avais fait il y a un moment. Comment c'était déjà ? Ça puait affreusement, mais ce que c'était bon.
Dji avait arrêté de manger et les regardait.
Gurvan leva la tête et vit ses yeux embués. Il avança une main et essuya deux larmes qui venaient de poindre.
La nouvelle avait de la peine à se faire un chemin dans leur tête. Trop de choses étaient en train de disparaître, des notions qui avaient empli leur vie jusque-là. Ils savaient qu'ils seraient follement heureux, plus tard, mais il fallait le temps que cette joie monte à la surface. C'est qu'elle avait de sacrés barrages à franchir.
Curieusement la première manifestation fut la parole. Ils parlèrent de plus en plus librement. Comme si ce barrage-là, que Rom avait évoqué plus tôt, tombait d'abord. Ils parlèrent de tout et de n'importe quoi, comme autrefois sur le 6021 quand ils avaient fait connaissance. Dans les silences ils se regardaient, tantôt graves, tantôt souriants.
Mais c'est Dji qui fit le vrai premier geste.
Elle se leva, contourna la table, prit le visage de Gurvan en l'inclinant en arrière et elle posa doucement ses lèvres sur la bouche du jeune homme !