CHAPITRE IX

 

 

Sur l’écran lumineux on voyait des raiders en virage serré, loin à droite. Ils repartaient se mettre en position d’attaque pour pilonner leur cible. Gurvan se demanda fugitivement à quoi pouvait ressembler le flanc est maintenant.

L’écran de visibilité sur l’arrière, entre ses jambes, ne montrait que les autres Flèches qui se regroupaient. Pas d’intercepteurs ennemis. Incroyable qu’aucun Géo ne les ait encore repérés ! Mais pour eux, il n’y avait plus aucune opposition depuis près de deux heures et leur attention était forcément amoindrie.

Qu’étaient devenues les escadres des deux autres porteurs de la task force ? Le 6021 avait bien du les prévenir de l’attaque ? Dans un cas de ce genre les autres envoyaient du monde pour repousser les raiders.

— On dirait que ça passe, fit la voix de Rom.

— Croise les doigts, gamin, répondit Sank, depuis le transport.

Gurvan sourit vaguement.

— Transport, vous êtes au max de vitesse ?

— Pas encore, d’après le pilote, répondit Sank au bout de quelques secondes. Donne-nous quatre minutes.

Rien derrière. Gurv calculait rapidement. A cette vitesse ils ne seraient en sécurité que dans une demi-heure. Les Géos avaient une sacrée accélération ! Un poil moins puissante que celle des Flèches mais la vitesse du transport les pénalisait.

Le temps passa lentement. Sauf pour Gurvan qui se demandait dans quel mic-mac il les avait tous fourrés. Que faire, maintenant ? D’accord, ils s’étaient peut être sortis du piège mais où aller ?

Quelque chose lui disait de garder ce cap. Il changea la fréquence de son bloc-communication pour appeler, sur le réseau de secours, les autres porteurs.

Il n’y eut pas de réponse !

Et s’ils avaient été attaqués, eux aussi ? Ça expliquerait...

Seulement ça voudrait aussi dire que l’ennemi avait pu reprendre l’initiative, dans ce secteur. Au point de monter une attaque simultanée sur la task force entière.

Il fit la grimace, tout seul, songeant au passé. Depuis quarante-deux ans que la guerre se poursuivait les troupes terriennes reculaient. Enfin pendant quarante et un ans puisqu’ils avaient appris, en arrivant à bord du 6021 quelques mois plus tôt, que depuis un an les choses avaient changé. Les forces de Terre avaient d’abord stoppé la progression ennemie puis commencé à avancer sur tous les fronts. La preuve, le porteur avait procédé à deux débarquements sur des planètes, récemment.

La première fois que la génération de Gurvan mettait le pied sur une planète vivable, elle qui avait été éduquée dans un Materédu, un centre d’éducation, installé dans les profondeurs d’une planète morte, sans atmosphère.

Si l’ennemi avait pu rassembler pour cette attaque du 6021 autant d’escadres de raiders, et d’intercepteurs pour les protéger, c’est qu’il avait des réserves impressionnantes.

Or le plan de Terre reposait entièrement sur le nombre. D’où la création des Materédu. Les responsables des trois planètes colonisées avaient compris qu’il fallait « fabriquer » des combattants et avaient lancé l’opération Materédu, le plan « Surpopulation ».

Des bases avaient été implantées sur des planètes invivables. Tous les Terriens de trente ans en parfaite santé et représentant les critères de combattants particuliers avaient été mis à contribution. Des banques de sperme et d’ovules avaient fourni des stocks pour ces bases où des générations de combattants avaient vu le jour.

A raison d’une génération tous les cinq ans, les Materédu avaient commencé à fournir les troupes nécessaires. Les jeunes étaient éduqués en vase clos, sachant qu’ils devraient combattre pendant sept ans pour avoir droit à la démobilisation.

On estimait qu’au-delà de ce temps ils auraient mérité de vivre en paix. Malheureusement les statistiques de survie n’atteignaient pas ce chiffre. Loin de là…

— Bleu 1 de Bleu 3, qu’est-ce qu’on fait ? Il se secoua pour répondre à Dji. Plus moyen de lanterner.

Le central-navigation donnait un cap qui leur faisait longer le front.

— On se met en trajectoire-balistique. Il faut garder l’autonomie en énergie.

Il y eut un long silence. Évidemment ils avaient la trouille. S’enfoncer comme ça dans un secteur inconnu. Et puis, tous les pilotes avaient une sainte horreur de ces trajectoires ou leur engin n’était plus qu’un mobile lancé dans le vide. Pour lui c’était différent, il avait si souvent épuisé bêtement ses réserves d’énergie en combats qu’il avait une certaine expérience de ces retours peu glorieux vers le porteur ! 

— Tu as une idée de ce qu’il y a devant nous ? finit par demander Sank.

— On était assez près d’un système. De toute façon on n’a pas le choix.

Cette fois personne ne pipa. Gurvan pensa aux jeunes et réfléchit. Il fallait leur parler, s’intéresser à eux sinon ils allaient paniquer.

— Bleu 1 à tous. Je vous rappelle que la trajectoire-balistique est un vol parfaitement sûr. Vous allez placer vos appareils en veille pour consommer très peu d’énergie. Dans vos sacs de survie vous trouverez des rations sous forme de pâtes. C’est absolument dégueulasse mais ça suffit, Bleu 3 et moi y avons eu recours récemment et on peut vous le garantir. Pour le reste il n’y aura aucun problème d’air. Donc vous pouvez vous installer et même roupiller tranquillement. S’il se passe quelque chose on vous réveillera.

Il employait volontairement un langage familier pour leur donner l’impression que tout se présentait bien et les décontracter.

Personne ne répondit et il replongea dans ses cogitations après avoir coupé le propulseur et placé sa Flèche sur « activité réduite ». Les voyants à l’orange, la lumière baissa et il appuya la tête en arrière pour se détendre.

 

*

**

 

— Bleu 1, tu es réveillé ?

Gurvan se secoua. La voix de Sank.

— Je t’écoute.

— On a des échos, devant. On dirait bien ton système.

Gurv activa la détection lointaine, focalisant au maximum sur l’écran frontal. Il était fatigué, n’avait pas beaucoup dormi depuis trois jours. Du doigt il opérait une sélection et finit par distinguer la première planète. Une grosse boule blanche. Manifestement elle comportait une atmosphère gazeuse… pas question de tenter quoi que ce soit là-dedans.

— Vous avez des documents dans le transport ? demanda-t-il.

— Non. Plutôt rudimentaires, ces engins, tu sais ?

Il se mordilla les lèvres en réfléchissant. Il fallait attendre d’en voir plus. Il prévint les autres. Ils devaient être réveillés, il leur avait recommandé de mettre de la puissance sur la réception-radio pour entendre tout message, précisément.

— Bleu 5, tu te décales sur la droite pour sonder, j’appuie à gauche. Reçu ?

— Ça marche, mon gars. Mais après un truc pareil tu me feras le bisou, hein ?

Gurvan sourit légèrement. Rom et ses bisous ! Il faisait le coup à tout bout de champ. Il entama la remise en opération de sa Flèche et alluma le propulseur.

— Bleu 2, tu es prêt ?

— Prêt.

— On y va.

Il bascula le petit levier de commande actionnant les multiples tuyères latérales et son appareil vira. Accélérant, il s’éloigna des autres. Quand ils furent en limite de l’écran il revint sur son cap. Il se trouvait maintenant légèrement en avance sur eux.

— Bleu 2, on coupe tout… Top.

Inutile de consommer de l’énergie.

Il se passa encore sept heures avant qu’il ne distingue bien deux planètes qui se baladaient, assez proches l’une de l’autre. D’après la détection, elles devaient être mortes, si jamais elles avaient hébergé la vie…

Plus à gauche, de vagues échos indiquaient qu’il y avait encore quelque chose. Mais il devenait de plus en plus tendu. Impossible de continuer encore longtemps comme ça. Il faudrait bien se poser quelque part. Dans le transport, ça pouvait aller, mais assis dans leur poste étroit depuis trois jours et des poussières, les pilotes d’intercepteurs arrivaient au bout de leur résistance physique… 

Son N°2 volait en formation correcte, c’était au moins ça. Les nouveaux paraissaient avoir un assez bon niveau technique. Meilleur en tout cas que le leur en arrivant à la 122.

Deux heures s’écoulèrent sans rien apporter de nouveau. Et puis Rom appela.

— Bleu 1, j’ai dans l’axe un machin qui pourrait bien nous convenir. D’après la détection, il y a une atmosphère !

— J’arrive. Bleu 2, on rallume, suis-moi.

Il prit un cap de convergence et coupa à nouveau. Il faudrait une heure pour rejoindre Rom mais ça valait le coup d’économiser.

C’était une planète de taille moyenne. Un peu pâle mais manifestement entourée d’une atmosphère. Peut être pas très épaisse mais pas question de faire les difficiles.

Quand il eut rejoint Rom, ils firent route droit sur elle.

— Bleu 5, je me mets en orbite, tu ouvres l’œil, à tout hasard. 

La descente fut facile. Effectivement l’atmosphère ne devait pas être épaisse parce qu’à huit mille mètres ils étaient toujours en vol spatial. Gurvan guettait les premiers signes pour passer aux anti-g.

Comme ça ne se présentait toujours pas il continua à orbiter pour observer, se laissant descendre doucement, attiré par la pesanteur de la planète. Il modifiait sa trajectoire régulièrement pour survoler le maximum de terrain.

De la glace, partout. Enfin presque partout. Une bande de trois cents kilomètres, de chaque côté de l’équateur, révélait le sol, d’après les sondages.

Parce qu’il ne voyait rien du sol véritablement, seulement une image reconstituée sur l’écran. Il y avait des nuages épais à trois mille mètres d’altitude, formant une couche unie, soudée.

— Bleu 2, on passe aux anti-g pour descendre plus bas. Je veux voir à quoi ça ressemble vraiment.

Le grondement du propulseur s’éteignit et il retrouva cette impression étrange de voler pratiquement sans bruit.

Ils débouchèrent dans une lumière grisâtre, sous la couche, et entreprirent de faire le tour de la planète à la hauteur de l’équateur. Il y en aurait pour un moment, la vitesse était limitée aux anti-g. 

D’immenses steppes avec une végétation rabougrie, et un océan avec des icebergs flottant en quantité.

En arrivant sur un nouveau continent, ils découvrirent des forêts s’étendant à perte d’horizon et puis de la steppe et d’autres forêts. Quelle différence avec cette planète mauve ou le 6021 avait débarqué les troupes au sol il n’y avait pas si longtemps…

Ils survolaient des collines rocheuses quand il y eut un trait brillant, là juste devant !

D’instinct Gurvan bascula son appareil, avant même de comprendre qu’ils venaient de se faire tirer au thermique !

Un coup d’œil sur l’écran de visi arrière, entre ses jambes. Son N°2 n’avait pas suivi. 

— Accélère, Bleu 2…

D’autres rayons venaient d’en bas. Il plongea vers le sol pour diminuer l’angle de tir de la batterie. En quelques secondes ils furent hors de vue.

— Qu’est-ce que c’était ?

La voix du nouveau montrait sa surprise. Il n’avait pas du participer encore à une attaque au sol, sinon il aurait su… Pas le temps de répondre.

— Bleu 5, on n’est pas seuls dans le coin. On vient de se faire tirer.

Rom réagit tout de suite.

— Des dégâts ?

— Non, ça va. Mais il faut en savoir plus. Je vais faire un nouveau passage, bas, pour enregistrer… Bleu 2, tu restes par ici.

Il réajusta machinalement son harnachement et vira, descendant encore plus bas pour prendre le cap inverse. Il avait le doigt posé sur la commande d’enregistrement et la pressa en arrivant sur les collines.

Tout de suite il vira sèchement deux fois de suite pour gêner le tir qui démarra très vite. Ou bien les servants avaient peu d’entraînement ou leur couplage de détection était défaillant parce que les rayons blancs passèrent assez largement à côté.

Plus loin il tira fortement sur son levier et la Flèche creva la couche de nuages pour déboucher en atmosphère.

Et là il fut encadré soudain par deux rafales de thermique. Ils avaient bel et bien une détection couplée ! Il bascula en mettant la puissance.

Hors de portée, il ralentit et se passa l’enregistrement au ralenti pendant qu’il appelait par radio.

— Bleu 5, je suis passé. Je regarde le quartz.

On distinguait très bien les installations, adossées aux rochers. Il n’y avait qu’une batterie, au sommet d’une colline, mais on voyait une bande de types en train de sortir deux véhicules armés de tourelles.

— A tous, il reprit. Voilà ce qui se passe. Apparemment on est tombé sur une base ennemie. Pas très importante, je pense. Alors on a deux solutions, ou bien on se pose ailleurs pour s’installer comme on le pourra. Mais il faut savoir que cette planète est très froide. Au sol la température doit avoisiner le zéro ou moins encore. La vie sera difficile dans le transport et je ne vois pas d’autres abris. En outre on manque de matériel. Ou bien on attaque la base pour s’en emparer. Ce qui veut dire qu’il va falloir bagarrer. Est-ce qu’il y a des armes dans le transport ?

La voix de Sank :

— Ça ne manque pas !

— Dans cette hypothèse, il faudrait que les auxis débarquent pour nettoyer les installations.

— Ton avis ? demanda Dji.

— Les autres sont installés ici depuis un certain temps, on peut penser qu’ils ont fait le nécessaire pour tout organiser au mieux et ils ont forcément du matériel, des vivres, tout ça. Moi j’attaquerais.

— Alors la question ne se pose pas. Reste à savoir comment procéder ?

— Sank, qu’en pensent les auxis ?

Depuis le début, les diffuseurs du transport était branchés pour que chacun soit courant. Ils avaient donc entendu.

— Pas l’air très chauds…

Gurvan réfléchissait.

— Sélectionne le chef d’escouade. Gurvan se rendit compte qu’il ne connaissait même pas son nom…

— On n’a aucune expérience de ce genre, fit soudain la voix du gars. On sait à peine comment utiliser les thermiques de combat.

— Écoutez, d’abord vous ne serez pas seuls et ensuite il faut bien plonger à un moment ou un autre. On ne peut pas s’en tirer sans vous. Les Flèches vont attaquer pour nettoyer les thermiques lourds et démolir les îlots de résistance, mais il faudra bien que du monde entre dans les bâtiments et nous ne pourrons pas forcément poser les appareils très près. Si on leur laisse le temps de se regrouper… 

Le type laissa passer un temps.

— Bien sur ; c’est surtout qu’on n’a aucune idée de ce qu’il faut faire.

Sank intervint :

— Il faudrait qu’ils soient guidés. Gurv. Et ça, je crois bien qu’il n’y a que toi qui puisses le faire.

Au cours d’une mission, Gurvan avait été pris sous une attaque de commandos et avait participé à la bagarre avec les troupes au sol. En réalité, il s’était borné à utiliser un thermique lourd mais pour les autres il avait une réputation de bagarreur !

— Et quoi encore !

Dji intervenait, pas commode.

— Tout le monde doit s’y mettre, les auxis comme les autres. On n’a aucune expérience d’une bataille et pourtant on va tous y aller. Les auxis feront comme nous, ils apprendront sur le tas. Ils ne vont pas attendre dans un coin que tout soit terminé, non ?

Gurvan sourit tout seul. Elle pouvait bien jouer les grandes muettes, à propos de ses sentiments pour lui, elle se trahissait par moments…

— Je crois que Sank a raison, commença-t-il. Je n’y connais vraiment pas grand-chose mais enfin un peu plus qu’eux. Bon, si tout le monde est d’accord, on va attaquer très près du sol, à haute vitesse. Une passe pour griller leur batterie et les deux véhicules. En faisant vite ça doit aller. Je m’en charge puisque c’est moi qui ai l’enregistrement. Ensuite on descend très bas et on se met en stationnaire pour tirer sur tout ce qui bouge. En formant une ligne on doit pouvoir réagir sur l’ensemble de la base. Le problème sera de ne pas se tirer dessus les uns les autres. Il faudra garder son calme et viser avec soin. Ensuite je me pose et le transport vient près de moi. Que des armes soient prêtes pour tout le monde. Quand on sera dans les bâtiments, une paire restera en veille, tous les autres pilotes nous suivront. Est-ce que ça vous semble clair ? N’oubliez pas que si vous voulez vivre il faut prendre cette base. C’est l’un ou l’autre ! 

— Les auxis sont d’accord, fit Sank. Dis donc, il y a du matériel de communication, ici. J’en garde pour toi.

— Oui. Et tu resteras à bord pour transmettre à la paire, en vol, quand on sera au sol.

— Pas question, je débarque. Mais le pilote fera la liaison.

Il avait probablement raison, lui aussi. Le type n’avait pas l’air d’un foudre de guerre, mieux valait qu’il reste à son poste.

— O.K., mais préviens-le que si ça tourne mal et qu’il se taille, je le poursuis et je le grille.

— Il a entendu.

— Bleu 3, tu resteras en vol avec ton premier N°2, l’autre se posera avec nous.

Il sentit qu’elle allait protester et ajouta rapidement :

— … Je suis sur que tu auras l’œil. 

Pas de réponse. Elle acceptait.

— Sank enregistre les coordonnées de la base… top. Vous vous présentez par le sud-est, l’approche est facile, et vous vous posez au milieu des bâtiments. Ensuite le transport va un peu plus loin. A tous les Bleus, on attaque par l’ouest par ligne de paires. On dégage pour revenir sur une seule ligne en ralentissant beaucoup et là on tire surtout ce qu’on voit. Reçu ? ils accusèrent réception les uns après les autres. Gurvan regarda sur un écran la formation s’approcher.

— Bleu 2, tu es toujours en place ?

— Affirmatif.

— Tu fais un tour pour te trouver assez loin sur le même axe d’attaque. Quand tu nous vois, tu accélères pour venir te coller à ma gauche, compris ?

— Compris.

Dés que les Flèches furent à proximité, il vira et mit la puissance progressivement pour laisser le temps aux jeunes de se mettre en position.

La descente s’effectua loin sur le pôle sud puis ils entamèrent une large courbe pour venir sur le cap. Bientôt Gurvan vit son N°2, devant. Il descendit encore, à moins de deux cents mètres-sol.

— Attention à tous, vérifiez vos thermiques. Objectif dans vingt secondes…

Le sol défilait très vite. A l’horizon les collines rocheuses apparurent. Tout allait dépendre de cette première passe. Il fallait anéantir la résistance mais en épargnant les bâtiments, sinon…