CHAPITRE XIV

Le lendemain, il alla s’installer à l’hôtel Europa, un hôtel modeste proche de la Via Veneto ; il se disait, en effet, que le Hassler était un peu voyant, que c’était le genre d’endroit que fréquentaient les gens de cinéma de passage, et où Freddie Miles, et d’autres Américains comme lui qui connaissaient Dickie, pouvaient descendre s’ils venaient à Rome.

Tom soutint des conversations imaginaires avec Marge, Fausto et Freddie dans sa chambre. C’était Marge qu’à son avis il risquait le plus de voir arriver à Rome. Il lui parlait en tant que Dickie, quand il imaginait que cela se passait au téléphone, et en tant que Tom, quand il imaginait que Marge était face à face avec lui. Elle pouvait, par exemple, débarquer à Rome et trouver son hôtel et insister pour monter dans sa chambre, auquel cas il serait obligé d’oter les bagues de Dickie, et de changer de vêtements.

« Je ne sais pas, disait-il à Marge avec la voix de Tom. Vous savez comment il est... il aime avoir l’impression d’être loin de tout. Il m’a permis de prendre sa chambre d’hôtel pour quelques jours, parce que la mienne est si mal chauffée... Oh ! il va rentrer d’ici un ou deux jours, ou alors il enverra une carte postale pour donner de ses nouvelles. Il est allé dans un petit patelin avec Di Massimo pour voir des tableaux dans une église.

(—, Mais vous ne savez pas s’il est allé dans le Nord ou dans le Sud ?)

— Non, vraiment pas. Dans le Sud, je pense. Mais à quoi cela nous avance-t-il ?

(— C’est bien ma chance de l’avoir manqué ! Pourquoi est-ce qu’il ne pouvait pas dire au moins où il allait ?)

— Je le lui ai demandé, moi aussi. J’ai cherché dans la chambre une carte ou quelque chose qui aurait pu indiquer où il allait. Il m’a juste appelé il y a trois jours pour me dire que je pouvais prendre sa chambre si je voulais. »

C’était une bonne idée de s’exercer à se replonger dans son propre personnage, car le moment pourrait venir où il aurait à le faire, en quelques secondes, et c’était étrangement facile d’oublier le timbre exact de la voix de Tom Ripley. Il continua sa conversation avec Marge jusqu’au moment où le son de sa propre voix lui parut exactement tel qu’il se le rappelait.

Mais la plupart du temps, il était Dickie, discourant à voix basse avec Freddie et Marge, et au téléphone avec la mère de Dickie, de l’autre côté de l’eau, avec Fausto, et avec un étranger pendant un dîner ; il parlait en anglais et en italien, avec le poste de radio portatif de Dickie allumé afin que, si un employé de l’hôtel passait dans le couloir et savait par hasard que le Signor Greenleaf était seul, il ne s’imaginât pas que ce client était timbré. Parfois, quand la chanson qu’on jouait à la radio lui plaisait, Tom dansait simplement tout seul, mais il dansait comme Dickie l’aurait fait avec une fille – il avait vu Dickie une fois danser avec Marge, sur la terrasse du Giorgio, et une autre fois au Giardino degli Orangi, à Naples – en faisant de grands pas, mais avec une certaine raideur ; Dickie n’était pas ce que l’on pouvait appeler un bon danseur. Chaque instant était un plaisir pour Tom, qu’il fût seul dans sa chambre, ou qu’il marchât dans les rues de Rome, combinant la visite de la ville avec la recherche d’un appartement. « Il ne pourrait pas se sentir seul ou s’ennuyer, se dit-il, aussi longtemps qu’il serait Dickie Greenleaf. »

À l’American Express où il alla chercher son courrier, on le salua du nom de Signor Greenleaf. La première lettre de Marge disait :

« Dickie,

« On peut dire que vous m’avez fait une surprise. Je me demande ce qui vous est arrivé si brusquement à Rome, à San Remo ou je ne sais où. Tom s’est montré des plus mystérieux, il m’a seulement dit qu’il allait rester avec vous. Je croirai qu’il part pour l’Amérique quand je le verrai. Au risque de vous déplaire, mon vieux, me permettez-vous de vous dire que, moi, je n’aime pas ce type ? À mon avis, et c’est celui de tout le monde, il se sert de vous. Si vous voulez apporter des changements à votre existence qui vous soient profitables, alors, au nom du ciel, commencez par l’éloigner, lui. Je veux bien qu’il ne soit pas inverti. Il n’est rien, ce qui est pire. Il n’est pas assez normal pour avoir une vie sexuelle, quelle qu’elle soit, vous comprenez. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas Tom qui m’intéresse, mais vous. Oui, je peux supporter de rester quelques semaines sans vous, chéri, et même à Noël, bien que je préfère ne pas penser à ce Noël. Je préfère ne pas penser à vous et – comme vous dites – laisser les sentiments venir ou non. Mais il m’est impossible de ne pas penser à vous ici, car pour moi chaque pouce du village est hanté par vous, et dans cette maison, où que je regarde, il y a quelque chose de vous, la haie que nous avons plantée, la barrière que nous avons commencé à réparer et que nous n’avons jamais terminée, les livres que je vous ai empruntés et que je ne vous ai jamais rendus. Et votre chaise devant la table, c’est le pire de tout.

« Pour en revenir à un sujet qui vous déplaît, je ne prétends pas que Tom va faire quelque chose de carrément mauvais en ce qui vous concerne, mais je sais qu’il a sans en avoir l’air une mauvaise influence sur vous. Vous êtes-vous rendu compte que quand vous étiez en sa compagnie, vous sembliez vaguement honteux d’être avec lui ? Avez-vous jamais essayé d’analyser ce sentiment ? Je croyais que vous commenciez à comprendre tout cela ces dernières semaines, mais maintenant vous êtes de nouveau avec lui et, franchement, mon cher garçon, je ne sais pas que penser. Si vraiment « peu vous importe » quand il part, alors au nom du Ciel, envoyez-le faire ses valises ! Il ne vous aidera jamais, ni vous ni qui que ce soit, à y voir plus clair. En fait, c’est tout à fait son intérêt de vous laisser embourbé et de vous mener par le bout du nez, vous et votre père.

« Merci beaucoup pour l’eau de Cologne, chéri. Je vais la garder – ou en tout cas la plus grande partie – pour quand je vous reverrai. Je n’ai pas encore fait apporter le réfrigérateur chez moi. Vous pourrez le reprendre, il va sans dire, quand vous le voudrez.

« Peut-être Tom vous a-t-il dit que Skippy m’avait lâchée. Faut-il que j’attrape un gecko et que je lui attache une corde autour du cou ? Il faut que je commence à m’occuper tout de suite du mur de la maison avant qu’il moisisse complètement et ne s’effondre sur moi. Je regrette que vous ne soyez pas ici, chéri... bien sûr.

« Très tendrement et écrivez.

« MARGE. »

c/o American Express. Rome,
12 décembre 19...

« Chère Maman et cher Papa,

« Je suis à Rome où je cherche un appartement, mais je n’ai pas encore trouvé exactement ce que je voulais. Les appartements ici sont ou bien trop grands ou bien trop petits ; et quand ils sont trop grands, il faut fermer toutes les pièces sauf une en hiver pour pouvoir chauffer convenablement. J’essaye de trouver quelque chose de taille moyenne à un prix moyen, que je puisse chauffer complètement sans dépenser une fortune pour le faire.

« Je m’excuse d’avoir écrit si irrégulièrement depuis quelque temps. J’espère faire mieux avec la vie régulière que je mène ici. J’ai senti que j’avais besoin de quitter Mongibello – comme vous me le disiez depuis longtemps tous les deux –, aussi suis-je parti avec armes et bagages, et il se peut même que je vende la maison et le bateau. J’ai fait la connaissance d’un peintre merveilleux qui s’appelle Di Massimo et qui veut bien me donner des leçons dans son atelier. Je vais travailler comme un forcené pendant quelques mois, et je verrai ce qui en résultera. C’est une sorte de période d’essai. Je me rends bien compte que ceci ne t’intéresse guère, Papa, mais, comme tu me demandes toujours à quoi je passe mon temps, je te le dis. Je vais mener une vie très calme et très studieuse d’ici l’été prochain.

« À ce propos, pourrais-tu m’envoyer les derniers catalogues de Burke-Greenleaf ? J’aimerais bien me tenir au courant aussi de ce que tu fais, et il y a longtemps que je n’ai rien vu.

« J’espère, Maman, que tu ne t’es pas donné beaucoup de mal pour mon Noël. Je crois que je n’ai vraiment besoin de rien. Comment te sens-tu ? Est-ce que tu peux sortir beaucoup ? Aller au théâtre, etc. ? Comment va l’oncle Edward maintenant ? Transmettez-lui mes respects et donnez-moi de vos nouvelles.

« Tendrement à vous,

« DICKIE. »

Tom relut la lettre, décida qu’il avait peut-être mis trop de virgules, retapa le tout patiemment et signa. Il avait vu une fois sur la machine à écrire de Dickie une lettre à demi terminée que Dickie adressait à ses parents, et il connaissait le ton général de Dickie. Il savait que Dickie n’avait jamais mis plus de dix minutes à écrire une lettre. « Si cette lettre-ci était différente des autres, se dit Tom, ce ne pouvait être que parce qu’elle était plus personnelle et plus enthousiaste que d’habitude. » Il fut assez satisfait quand il relut la lettre pour la seconde fois. L’oncle Edward était un frère de Mrs. Greenleaf, qui se faisait soigner pour un cancer dans une clinique de l’Illinois ; Tom avait appris l’existence de cet oncle malade dans la dernière lettre adressée par la mère de Dickie à son fils.

Quelques jours plus tard, il partait pour Paris en avion. Il avait appelé l’Inghelterra avant de quitter Rome : on n’y avait reçu ni lettres ni coups de téléphone pour Richard Greenleaf. Tom atterrit à Orly à cinq heures de l’après-midi. L’inspecteur des douanes lui tamponna son passeport après avoir seulement jeté un coup d’oeil sur lui ; Tom avait pourtant fait légèrement éclaircir ses cheveux avec un rinçage à l’eau oxygénée, les avait forcés à onduler un peu à grand renfort de brillantine ; il avait arboré, pour le bénéfice de l’inspecteur, l’expression vaguement tendue, vaguement soucieuse qu’avait Dickie sur la photo de son passeport. Tom descendit à l’hôtel du Quai Voltaire, que des Américains avec qui il avait lié connaissance dans un café de Rome lui avaient recommandé comme étant bien situé et pas trop envahi d’Américains. Il sortit tout de suite faire un tour dans l’air froid et brumeux de cette soirée de décembre. Il marchait la tête haute, un sourire au visage. C’était l’atmosphère de cette ville qu’il aimait, cette atmosphère dont il avait toujours entendu parler : les rues tortueuses, les maisons grises avec leurs soupiraux, les klaxons des voitures et, partout, les urinoirs publics et les colonnes couvertes d’affiches de théâtre de couleurs vives. Il voulait s’imprégner lentement de cette atmosphère, pendant plusieurs jours peut-être, avant de visiter le Louvre, monter sur la tour Eiffel, ou faire quoi que ce fût de ce genre. Il acheta Le Figaro, s’installa à une table au Dôme, et commanda une fine à l’eau, parce que Dickie lui avait dit un jour que la fine à l’eau était ce que l’on prenait généralement en France. Tom n’avait qu’une connaissance limitée du français, mais il savait que Dickie n’était guère plus versé dans cette langue que lui-même. Des gens le regardèrent par la vitre de la terrasse, mais personne n’entra pour lui parler. Tom s’attendait à ce que, d’un instant à l’autre, quelqu’un se levât de l’une des tables et vînt lui dire : « Dickie Greenleaf ! Pas possible ! »

Tom avait eu recours à très peu d’artifices pour modifier son apparence, mais il estimait que son expression même était maintenant celle de Dickie. Il arborait un sourire dangereusement accueillant pour l’étranger, un sourire plutôt fait pour saluer un vieil ami. C’était le plus typique des sourires de Dickie quand il était de bonne humeur. Or, Tom était de bonne humeur. Il était à Paris. C’était merveilleux d’être assis dans un café célèbre, et de penser que demain, et demain et demain, il serait Dickie Greenleaf ! Les boutons de manchettes, les chemises de soie blanche, même les vieux vêtements – la ceinture marron usée avec la boucle de cuivre, les vieilles chaussures de cuir marron graine, celles dont le Punch, dans sa publicité, disait qu’elles vous duraient toute une vie, le vieux blouson couleur moutarde aux poches déformées –, tous ces vêtements étaient à lui et il les aimait tous. Et le stylo noir aussi, avec ses petites initiales en or. Et le portefeuille, un portefeuille en crocodile, bien patiné, de chez Guccio. Et il y avait beaucoup d’argent à mettre dedans.

Dès le lendemain après-midi, il était invité à une réception avenue Kléber par des gens – une jeune fille française et un jeune Américain – avec qui il avait engagé la conversation dans un grand café-restaurant du boulevard Saint-Germain. Il trouva là-bas trente ou quarante personnes, la plupart entre deux âges, qui étaient là debout, et plutôt réfrigérées dans un immense appartement gelé et très solennel. Tom crut comprendre qu’en Europe mal chauffer en hiver était le comble du chic, tout comme servir du Martini sans glace en été. À Rome, il avait fini par aller s’installer dans un hôtel plus cher, pour avoir plus chaud, mais il s’était aperçu que l’hôtel plus cher était encore plus froid. La maison où il se trouvait en ce moment était chic, probablement, dans un genre sinistre et vieux jeu. Il y avait un maître d’hôtel et une femme de chambre, une grande table chargée de pâtés en croûte, de morceaux de dinde, de petits fours et de nombreuses bouteilles de Champagne ; mais le tissu recouvrant le sofa et celui des longs rideaux pendus aux fenêtres étaient usés jusqu’à la corde et délabrés par l’âge, et Tom avait vu des trous de souris dans le couloir près de l’ascenseur. Une demi-douzaine au moins des invités à qui on le présenta étaient des comtes et des comtesses. Un Américain apprit à Tom que le jeune homme et la fille qui l’avaient invité allaient se marier, et que ses parents à elle n’étaient pas ravis de ce mariage. L’atmosphère était tendue dans la grande pièce, et Tom fit effort pour être aussi aimable que possible avec tout le monde, même avec les Français au visage sévère à qui cependant il ne pouvait pas dire grand-chose d’autre que : « C’est très agréable, n’est-ce pas ? » Il fit de son mieux, et fut du moins récompensé par un sourire de la jeune Française qui l’avait invité. Il estimait qu’il avait de la chance d’être là. Combien d’Américains seuls à Paris arrivaient à se faire inviter dans une maison française une semaine à peine après leur arrivée dans la ville ? Tom avait toujours entendu dire que les Français étaient particulièrement lents à inviter des étrangers chez eux. Pas un des Américains présents ne semblait connaître son nom. Tom se sentait parfaitement à l’aise, comme jamais encore cela ne lui était arrivé à aucune des réceptions dont il gardât le souvenir. Il se comportait comme il avait toujours désiré se comporter à une réception. C’était là la nouvelle vie à laquelle il pensait sur le bateau en venant d’Amérique. C’était la véritable annihilation de son passé et de lui-même, Tom Ripley, qui appartenait à ce passé, et sa renaissance sous une enveloppe absolument nouvelle. Une Française et deux des Américains présents l’invitèrent à des réceptions, mais Tom refusa toutes ces invitations avec la même réponse : « Merci beaucoup, mais je quitte Paris demain. »

Il se disait que mieux valait ne pas trop se lier avec aucun de ces gens-là. L’un d’eux pouvait connaître quelqu’un qui connaissait très bien Dickie, quelqu’un qui se trouverait à la prochaine réception.

Lorsque, à onze heures et quart, il prit congé de son hôtesse et des parents de celle-ci, ils parurent navrés de le voir partir. Mais il voulait être à Notre-Dame à minuit. C’était le soir de Noël.

La mère de la jeune fille redemanda son nom.

« M. Greenleaf, répéta la jeune fille. Dickie Grainelèfe. C’est bien ça ?

— C’est bien ça », dit Tom en souriant.

Au moment où il arrivait en bas dans le couloir, il se rappela l’invitation de Freddie Miles à Cortina. C’était pour le 2 décembre. Il y avait près d’un mois de cela ! Tom avait d’abord pensé écrire à Freddie pour lui dire qu’il ne viendrait pas. Est-ce que Marge v était allée ? Freddie trouverait très curieux qu’il n’eût pas écrit, et Tom espéra qu’au moins Marge avait mis Freddie au courant. Il fallait écrire à Freddie tout de suite. Il y avait une adresse de Freddie à Florence dans le carnet de Dickie. « C’était une petite erreur, mais rien de grave », se dit Tom. Simplement, il devait veiller à ce que de telles choses ne se produisissent plus.

Il sortit dans l’obscurité et tourna dans la direction de l’Arc de Triomphe illuminé, d’une blancheur squelettique. C’était curieux de se sentir à la fois si seul et si mêlé à tout, comme il s’était senti à cette réception. Il retrouva cette sensation lorsqu’il fut à la lisière de la foule qui remplissait la place devant Notre-Dame. Il y avait une telle cohue que Tom n’aurait absolument pas pu pénétrer à l’intérieur de la cathédrale, mais les haut-parleurs permettaient d’entendre clairement la musique de toutes les parties de la place. Des Noëls français dont Tom ne connaissait pas les titres. Nuit silencieuse. Un Noël solennel, suivi d’un autre très vif et babillard. Le chant de voix mâles. Des Français, près de Tom, enlevèrent leur chapeau. Tom enleva le sien. Il se tenait très droit, le visage sévère, mais prêt à sourire cependant si quelqu’un lui avait adressé la parole. Il se sentait comme sur le bateau, mais sa sensation était plus intense, il était plein de bonne volonté, un gentleman dont rien dans le passé n’entachait le caractère. Il était Dickie, le brave et naïf Dickie, avec un sourire pour chacun et un billet de mille francs pour quiconque le lui demandait. Un vieil homme demanda en fait de l’argent à Tom au moment où celui-ci quittait la place de la cathédrale, et Tom lui donna un billet de mille tout neuf et craquant. Le vieil homme sourit de toutes ses dents et porta la main à son chapeau pour saluer.

Tom avait un peu faim, mais l’idée de se coucher ce soir en ayant faim ne lui déplaisait pas. Il se dit qu’il allait passer une heure environ avec son manuel de conversation d’italien, et puis se coucher. Puis il se rappela qu’il avait décidé d’essayer de grossir de cinq livres, parce que les vêtements de Dickie étaient un petit peu trop lâches pour lui et que Dickie avait le visage plus lourd que lui ; il entra donc dans un bar-tabac et commanda un sandwich de long pain croustillant avec du jambon et un verre de lait chaud, parce qu’un homme debout à côté de lui au comptoir buvait du lait chaud. Le lait n’avait presque pas de goût, il était pur et chaste, et Tom se dit que l’hostie à l’église devait faire le même effet.

Il redescendit de Paris sans se presser, s’arrêtant pour passer une nuit à Lyon, puis en Arles pour voir les endroits que Van Gogh y avait peints. Il conserva intacte sa joyeuse humeur en dépit d’un temps atroce. En Arles, une pluie apportée par le mistral le trempa jusqu’aux os, alors qu’il essayait de découvrir les emplacements exacts où Van Gogh s’était mis pour peindre. Il avait acheté un très beau livre de reproductions de Van Gogh à Paris, mais, comme il ne pouvait pas sortir le livre sous la pluie, il dut faire une douzaine de fois le trajet jusqu’à son hôtel et retour pour vérifier les scènes. Il visita rapidement Marseille, trouva la ville terne à l’exception de la Canebière, et continua vers l’est par le train, s’arrêtant un jour à Saint-Tropez, Cannes, Nice, Monte-Carlo, toutes ces villes dont il avait entendu parler et avec lesquelles il se sentit une telle affinité quand il les vit, bien que par ce mois de décembre elles fussent accablées sous les nuages gris d’hiver et que les foules joyeuses en fussent absentes, même pour le réveillon du Nouvel An, à Menton. Tom imagina des gens partout, des hommes et des femmes en tenue de soirée descendant le grand escalier du casino de Monte-Carlo, des gens en costumes de bain de couleurs vives, légers et brillants comme les aquarelles de Dufy, se promenant sous les palmiers de la Promenade des Anglais à Nice. Des gens... des Américains, des Anglais, des Français, des Allemands, des Suédois, des Italiens. L’amour, la déception, les querelles, les réconciliations, le meurtre. La Côte d’Azur l’excita comme aucun autre endroit dans le monde ne l’avait excité. Et pourtant, elle était si petite, cette courbe de la côte méditerranéenne avec les noms merveilleux enfilés comme des perles : Toulon, Fréjus, Saint-Raphaël, Cannes, Nice, Menton, puis San Remo.

Le 4 janvier, lorsqu’il revint à Rome, Tom y trouva deux lettres de Marge. Elle disait qu’elle laissait sa maison le 1er mars. Elle n’avait pas encore tout à fait terminé le brouillon de son livre, mais elle en envoyait les trois quarts avec toutes les photographies à l’éditeur américain que son idée avait intéressé lorsqu’elle lui en avait parlé dans une lettre l’été précédent. Elle écrivait :

« Quand vous verrai-je ? Je suis navrée à l’idée de ne pas passer l’été en Europe alors que j’y aurai subi encore un hiver affreux, mais je crois que je vais rentrer au début mars. Oui, en fin de compte, j’ai vraiment la nostalgie du pays. Chéri, ce serait tellement merveilleux si nous pouvions rentrer ensemble sur le même bateau. Est-ce possible ? Je ne le crois pas. Vous ne rentrez pas aux États-Unis cet hiver, même pour une courte visite ?

« J’ai pensé envoyer toutes mes affaires (huit valises, deux malles, trois caisses de livres et divers !) par un courrier lent de Naples et monter par Rome ; et si vous vous sentiez d’humeur à le faire, nous pourrions au moins remonter la côte ensemble et voir Forte dei Marmi et Viareggio et les autres endroits que nous aimons... faire une visite d’adieu. Je ne me sens pas d’humeur à me préoccuper du temps, qui sera horrible, je le sais. Je ne vous demanderais pas de m’accompagner jusqu’à Marseille, où je prends le bateau, mais à Gênes ??? Qu’en dites-vous ?... »

La seconde lettre était écrite sur un ton plus réservé. Tom savait pourquoi : il n’avait même pas envoyé une carte postale à Marge depuis près d’un mois. Dans sa seconde lettre donc, Marge disait :

« J’ai changé d’avis en ce qui concerne la Riviera. C’est peut-être ce temps humide ou mon livre qui m’a ôté tout désir d’aventure. Quoi qu’il en soit, je prends un bateau qui part plus tôt et de Naples : le Constitution qui lève l’ancre le 28 février. Vous vous rendez compte : je serai de retour en Amérique dès l’instant où je serai montée à bord. Cuisine américaine, des Américains, des dollars pour payer au bar et les courses de chevaux... Je regrette, chéri, de ne pas vous voir, car je crois comprendre d’après votre silence que vous ne voulez toujours pas me voir, alors n’en parlons plus. Considérez-vous comme débarrassé de moi.

« J’espère, bien entendu, vous revoir un jour, aux États-Unis ou ailleurs. Si par hasard l’idée vous venait de passer jusqu’à Mongibello avant le 28, vous savez fichtrement bien que vous serez le bienvenu.

« Comme toujours,

« MARGE. »

« P. — S. – Je ne sais même pas si vous êtes toujours à Rome. »

Tom la voyait pleurant tandis qu’elle écrivait. Il eut envie tout d’abord de lui écrire une lettre pleine d’égards, en lui disant qu’il rentrait tout juste de Grèce, et en lui demandant si elle avait reçu ses deux cartes postales. Mais il se dit que c’était plus sûr de la laisser partir sans qu’elle sût où il se trouvait. Il ne lui écrivit donc pas.

La seule chose qui le mettait mal à son aise, et encore pas très, c’était la pensée que Marge pouvait venir le voir à Rome avant qu’il se fût installé dans un appartement. Si elle passait tous les hôtels au peigne fin, elle pourrait le trouver, mais elle ne le trouverait jamais dans un appartement. Les Américains aisés n’avaient pas à déclarer leur lieu de résidence à la questura, bien qu’on pût lire sur le Permesso di Soggiorno qu’on était censé informer la police de tout changement d’adresse. Tom avait eu une conversation avec un Américain qui habitait Rome, et qui lui avait dit qu’il ne s’était jamais occupé de la questura, et que celle-ci ne s’était jamais occupée de lui. Pour le cas où Marge arriverait à Rome brusquement, Tom avait tout un tas de vêtements à lui suspendus et prêts à mettre dans son placard. Le seul détail de son physique qu’il eût transformé, c’étaient ses cheveux, mais il pouvait toujours expliquer cette transformation en disant qu’elle était un effet du soleil. Il n’était pas vraiment inquiet. Au début, il s’était amusé à modifier ses sourcils avec un crayon – les sourcils de Dickie étaient plus longs que les siens et un peu retournés aux bouts – et à mettre une touche de mastic au bout de son nez pour le faire paraître plus long et plus pointu, mais il avait vite renoncé, se disant que ce genre de choses pouvait se voir trop facilement. « L’important, quand on personnifiait quelqu’un, se disait-il, c’était de conserver l’humeur et le tempérament de celui que l’on personnifiait, et d’arborer l’expression du visage qui allait avec cette humeur et ce tempérament. Le reste venait tout seul. »

Le 10 janvier, Tom écrivit à Marge qu’il était de retour à Rome après avoir passé trois semaines seul à Paris, que Tom avait quitté Rome un mois plus tôt, disant qu’il allait à Paris, et de là en Amérique, mais que lui n’avait pas rencontré Tom à Paris, et qu’il n’avait toujours pas trouvé d’appartement, mais en cherchait un et ferait connaître son adresse à Marge dès qu’il aurait trouvé cet appartement. Il la remercia avec effusion pour le colis qu’elle lui avait expédié pour Noël : Marge avait envoyé le sweater blanc aux bandes rouges en V qu’elle tricotait et essayait sur Dickie depuis octobre, ainsi qu’un livre d’art sur la peinture au Quattrocento et une trousse à rasoir en cuir avec les initiales H.R.G. sur le couvercle. Le colis n était arrivé que le 6 janvier, ce qui était la raison principale pour laquelle Tom écrivit sa lettre : il ne voulait pas que Marge pensât qu’il n’était pas allé chercher ce colis, qu’elle s’imaginât qu’il s’était perdu, et qu’elle se mît à le rechercher. Il lui demanda si de son côté elle avait reçu un colis de lui ? Il dit qu’il le lui avait envoyé de Paris et que ce colis avait probablement du retard. Il ajouta :

« J’ai recommencé à peindre avec Di Massimo et je suis assez content. Moi aussi, je m’ennuie de vous, mais, si vous êtes toujours capable de supporter mon expérience, je préférerais ne pas vous voir pendant quelques semaines encore (à moins que vous ne rentriez vraiment en février tout à coup, ce dont je continue à douter !), et peut-être alors n’aurez-vous plus envie de me voir. Mes amitiés à Giorgio et à sa femme, et à Fausto s’il est toujours là, ainsi qu’à Pietro sur le port... »

La lettre avait le ton absent et un tantinet lugubre de toutes les lettres de Dickie ; on ne pouvait pas dire qu’elle était chaleureuse, ni qu’elle manquait de chaleur, elle ne disait en fait rien du tout.

En réalité, Tom avait trouvé un appartement dans un grand immeuble de la Via Impériale, près du Pincio, et il avait signé un engagement de location d’un an, bien qu’il n’eût pas l’intention de passer la majeure partie de son temps à Rome, et encore moins l’hiver. Il voulait seulement avoir un foyer quelque part, une base, chose qu’il n’avait pas eue depuis des années. Et Rome était chic. Rome faisait partie de sa nouvelle vie. Il voulait pouvoir dire à Majorque, à Athènes ou au Caire ou dans n’importe quel autre endroit où il se trouverait : « Oui, j’habite Rome. Je garde un appartement là-bas. » Car « garder » un appartement était le mot que l’on employait dans la clique internationale. On gardait un appartement en Europe comme on gardait un garage en Amérique. Tom voulait aussi que son appartement fût élégant, bien qu’il eût l’intention d’y faire venir le minimum de gens ; l’idée d’avoir un téléphone lui déplaisait profondément, même si le numéro n’en était pas indiqué sur l’annuaire, mais il décida qu’un téléphone constituait plus une mesure de sécurité qu’une menace, et il en fit installer un. L’appartement comportait un vaste living-room, une chambre à coucher, une sorte de petit salon, une cuisine, et une salle de bain. Il était meublé dans un style un peu trop chargé, mais qui allait avec le quartier respectable où il se trouvait et la vie respectable que Tom comptait mener. Le loyer représentait cent soixante-quinze dollars l’hiver, chauffage compris, et cent vingt-cinq dollars l’été.

Marge répondit une lettre extatique disant qu’elle venait de recevoir la jolie blouse de soie de Paris à laquelle elle ne s’attendait pas du tout et qui lui allait à merveille. Elle dit qu’elle avait invité Fausto et les Cecchi à dîner chez elle pour le réveillon de Noël, que la dinde était divine, avec les marrons et la sauce aux abattis, qu’il y avait du plum-pudding et tout et tout, sauf lui. Que faisait-il et à quoi pensait-il ? Est-ce qu’il était plus heureux ? Fausto passerait le voir en allant à Milan s’il envoyait son adresse d’ici quelques jours, ou alors il n’aurait qu’à laisser un message à l’American Express, pour dire où Fausto pourrait le trouver.

Tom se dit que la bonne humeur de Marge devait être due en majeure partie au fait qu’elle croyait Tom parti maintenant pour l’Amérique via Paris. En même temps que la lettre de Marge, une lettre arriva du Signor Pucci dans laquelle celui-ci disait qu’il avait vendu trois meubles pour cent cinquante mille lires à Naples, et qu’il avait un acheteur éventuel pour le bateau, un certain Anastasio Martino, de Mongibello, qui avait promis de faire le premier versement d’ici une semaine, mais que la maison ne pourrait probablement pas être vendue avant l’été quand les Américains recommenceraient à arriver. Une fois enlevés les quinze pour cent de la commission du Signor Pucci, la vente des meubles laissait deux cent dix dollars, et Tom fêta la chose le soir même en allant dans une boîte de nuit de Rome où il commanda un superbe dîner qu’il dégusta dans une élégante solitude à une table pour deux éclairée aux bougies. Cela lui était parfaitement égal de dîner et d’aller au théâtre seul. Cela lui donnait l’occasion de se répéter soigneusement son rôle de Dickie Greenleaf. Il rompait son pain comme le faisait Dickie, enfonçait sa fourchette dans sa bouche de la main gauche comme le faisait Dickie, se perdait si complètement dans la bienveillante contemplation des autres tables et des danseurs que le garçon devait lui parler plusieurs fois pour attirer son attention. Des gens assis à une des tables lui firent des signes de la main, et Tom les reconnut comme étant un des couples d’Américains qu’il avait rencontrés à la réception du soir de Noël, à Paris. Il leur fit un salut en retour. Il se rappela même leur nom, Souders. Il ne regarda plus de leur côté de la soirée, mais ils partirent avant lui et s’arrêtèrent devant sa table pour lui dire bonjour.

« Vous êtes tout seul ? » demanda l’homme. Il paraissait un peu gris.

« Oui. J’ai rendez-vous chaque année ici avec moi-même, répondit Tom. Je fête un anniversaire. »

L’Américain acquiesça d’un air un peu déconcerté, et Tom vit qu’il cherchait en vain quelque chose d’intelligent à dire, et qu’il était gêné comme tout Américain provincial en présence de l’aisance et du calme d’un homme du monde, de l’argent et des beaux vêtements, même si ces vêtements étaient sur le dos d’un autre Américain.

« Vous nous avez dit que vous habitiez Rome, n’est-ce pas ? demanda sa femme. Je crois que nous avons oublié votre nom, vous savez, mais nous nous souvenons très bien de vous depuis le soir de Noël.

— Je m’appelle Greenleaf, répondit Tom. Richard Greenleaf.

— Ah ! oui, dit-elle, soulagée. Vous avez un appartement ici ? »

Elle était toute prête à graver l’adresse de Tom dans sa mémoire. « Je suis à l’hôtel pour le moment, mais je compte m’installer dans un appartement d’un jour à l’autre, dès que la décoration sera terminée. Je suis à l’Elisio. Pourquoi ne me passeriez-vous pas un coup de fil ?

— Avec plaisir. Nous partons pour Majorque d’ici trois jours, mais cela nous donne encore largement le temps !

— Je serai ravi de vous voir, dit Tom. Buona sera ! »

De nouveau seul, Tom se replongea dans ses rêveries. Il se dit qu’il devrait ouvrir un compte en banque au nom de Tom Ripley, et y déposer de temps en temps une centaine de dollars. Dickie Greenleaf avait deux banques, une à Naples et une à New York, avec cinq mille dollars environ dans chacune. Il pourrait ouvrir le compte Ripley avec deux mille dollars, et y déposer les cent cinquante mille lires provenant de la vente des meubles de Mongibello. Après tout, il avait deux personnes à sa charge.