Il est à Londres, comme à Paris, des gens qui se ressemblent et font cercle autour d’un homme tombé, à terre. À Paris, la curiosité, est presque toujours secourable, et vous voyez journellement le pauvre ouvrier, l’ouvrière pauvrette, jouer le rôle de la Providence et faire une richesse à l’enfant qui pleure, au vieillard terrassé par la faim, en cotisant leurs indigences. C’est que Paris est beau jusqu’en ses misères, pour ceux qui ont du cœur !
À Londres, la curiosité est trop souvent inféconde. Un malheureux hasard a fait que je l’ai vue la plupart du temps dédaigneuse et sarcastique. Il m’est arrivé de m’éloigner navré des insultes qu’elle avait à la bouche. C’est que tout est laid à Londres, depuis les grossiers écrasements de la richesse impitoyable jusqu’à ces inconcevables duretés dont le pauvre use envers le pauvre.
Ils ont un mot qui se trouve, hélas ! être trop fréquemment l’expression de la vérité : intoxicated veut dire à la fois ivre et empoisonné !
Empoisonné par le gin, il faut s’entendre. Ce sont eux qui l’avouent : leur ivresse est un lugubre empoisonnement.
Autour de tout corps gisant, la foule dit, si c’est un homme : il est ivre ! – Elle est ivre ! si c’est une femme.
Autour de Gregory Temple, ils étaient là, une douzaine de cockneys qui riaient et qui disaient : Il est ivre ! Deux ou trois avaient assez de charité pour produire cette variante : Il est fou ! On ne sortait pas de là. Au bout de dix minutes, M. Temple demanda un verre d’eau. Un homme se trouva pour lui rendre ce service avec un louable empressement. Cet homme poussa le dévouement jusqu’à le soutenir pendant qu’il buvait. En ouvrant ses yeux pleins de gratitude, l’ancien intendant de police reconnut un célèbre pique-poches, et n’eût que le temps de sauvegarder sa bourse.
Au bout de dix autres minutes, un tilbury s’arrêta brusquement devant le groupe et tout le monde cria : Un physicien ! un physicien !
À Londres, en effet, les médecins portent ce nom, qui est chez nous le titre adopté par Bosco et par Robert-Houdin.
Le physicien perça le cercle, saisit sa trousse et releva, ses manches en homme qui va gagner avec plaisir le droit de faire insérer dans le Times ce petit article : « Nous citons avec plaisir le trait d’humanité suivant : Aujourd’hui, à midi, dans Old-Bailey, et devant une foule de curieux qui applaudissaient à sa généreuse action, le jeune docteur J.-N White, spécialité pour les maladies des enfants ; 17, High-Holborn, a sauvé la vie d’un pauvre homme frappé d’apoplexie à l’aide d’une saignée opérée à propos et avec toute l’habileté qui distingue ce jeune praticien déjà, fort connu. Le docteur J.-N. White, a refusé toute récompense. »
Et, de plus, l’insertion de ces lignes lui coûte deux guinées. Quel cœur ! prenez l’adresse.
M. Temple ne s’était pas levé pour faire le pick-poket, mais à la vue du physicien secourable, un suprême effort le mit sur ses jambes. Les cokneys voulaient s’emparer de lui pour qu’on le saignât de force : Cela fait passer un moment agréable ; mais Gregory gagna le milieu de la voie, et tourna l’angle de la cour du Berceau-Vert, célèbre dans les trois-royaumes par cet escalier haut et roide que Jack-Sheppard, poursuivi par une armée de constables ; descendit un jour au galop de son cheval. Tout le monde, à Londres, vous racontera ce brillant tour de force ; bien peu songeront à vous montrer, auprès de l’escalier, la petite fenêtre d’une chambre où Olivier Goldsmith écrivit le Vicaire de Wakefield. M. Temple n’avait perdu aucun de ses cokneys persécuteurs quand il s’engagea dans Green-Arbour-Court, mais le fameux escalier en arrêta quelques-uns, au haut de l’escalier commence un de ces étonnants dédale qu’on nomme à Londres des passages ou des cours, et qui forment souvent de véritables villages intérieurs, pleins de ruelles croisées, où le diable ne retrouverait pas son chemin. M. Temple, qui savait par état sur le bout du doigt sa géographie des quartiers fantaisistes, traversa deux ou trois maisons percées, et se vit bientôt délivré de sa suite incommode. Il déboucha dans Cheapside, et se prit à marcher rapidement, droit devant lui, sans avoir la conscience de la route qu’il voulait suivre.
La cohue affairée qui encombre la Cité déborde bien dans Cheapside, mais c’est Fleet street surtout qui est le lit naturel de ce brutal courant. Il faut avoir vu les deux fleuves distincts qui vont montant et descendant la grande artère du commerce londonnien, pour se faire une idée de la grossièreté, du sans gêne, de l’égoïsme sauvage qui peut devenir la manière d’être de tout un peuple. C’est une rue d’affaires ; le temps est de l’argent ; on doit tenir sa droite. Étant donnés, ces trois axiomes, tant pis pour les femmes terrassées, pour les vieillards lancés sous l’omnibus. Le temps est de l’argent ; c’est une rue d’affaires ; que ne tenaient-ils leur droite ?
Entre le flux qui monte avec une violence terrible et la marée qui descend non moins impétueuse, il n’y a pas de place pour glisser un mouchoir. Ce sont des affaires qui vont et qui viennent ; des intérêts respectables, comme ils disent, des commandes de cotons filés qui croisent des ordres de coutellerie, deux trains d’avidités à toute vapeur qui grincent en se frôlant sans cesse. Tel coup de coude dans le sein d’une femme vaut dix mille livres sterling.
Que viennent faire là les femmes ? C’est une rue d’affaires. Tous les hommes ont l’air de bouledogues ou de boxeurs. Que viennent faire là les enfants ? Le commerce est comme la guerre, il a ses dures nécessités : le temps est de l’argent. Les vieillards peuvent rester au coin du feu. Faute de casser un bras, on peut manquer une commission capitale !
Que diable ! les hommes, les enfants, les vieillards ne vont pas se mettre devant les canons au polygone ! À quoi servent les femmes qui ne tiennent pas les livres, les enfants qui n’ont pas encore le carnet, les vieillards qui n’en ont plus ? On a beau les estropier, les broyer, les massacrer, parce qu’ils ne prennent pas leur droite, ils font perdre encore plus d’un million sterling à Fleet street chaque année.
Il y a des heures pour être humain. Le soir, la fonte de fer, les sucres et même les cotons sont pères de famille. Ils se fâcheraient si quelqu’un coudoyait milady par mégarde, et je ne les blâme pas pour cela. Mais la bourse est la bourse. À midi, dans Fleet street, le coton, pour passer, étoufferait sa propre femme.
Allez voir cela, et prenez votre droite.
Le courant qui descendait vers Royal-Exchange saisit l’ancien intendant de police et l’entraîna comme ces brins de paille que le ruisseau gonflé par l’averse fait tourbillonner. Il y a des nageurs si habiles qu’ils ne peuvent plus couler ; les vieux londonniens ont tellement l’habitude de ces cohues homicides qu’ils se laissent aller au flux et au reflux en faisant la planche. Du moment qu’ils savent nager, ils ne comprennent pas que d’autres s’y puissent noyer. Ils sont calmes sous la protection de leurs coudes arc-boutés en béliers. Le mal sera toujours pour autrui, en conséquence, rien à craindre.
M. Temple, au milieu de ce tourbillon, nageait aussi, mais dans une autre mer. Une véhémente fièvre succédait en lui à cette prostration qui tout à l’heure l’avait terrassé. La lucidité de son cerveau renaissait ; il avait conscience d’avoir commis un acte de folie ; il souffrait ; mais toute sa volonté de combattre se réveillait plus tenace que jamais et plus vaillante.
La foule elle-même, l’agitation, la presse n’était pas étrangères à la soudaineté de cette résurrection. De tout cela un fluide se dégage, c’est certain. Des poches m’ont dit les fécondités étranges d’une rêverie dans la cohue. Chose plus bizarre, des calculateurs m’ont vanté la cohue comme un milieu propice aux grands problèmes résolus.
Il y a pour cela une raison ; c’est qu’au monde entier il n’est pas de condition où l’on soit plus absolument seul que dans la foule. La foule isole au même titre que les ténèbres qui bornent la vue ; elle isole par la multiplicité des distractions ; elle isole encore au même titre que la lumière trop vive qui force à fermer les yeux ; elle berce l’idée comme la mer ; elle met l’attention sur la défensive ; elle sollicite l’effort, elle surexcite l’élan.
Gregory Temple n’aurait pas été plus concentré en lui-même au fond d’un désert. Il ne sentait pas qu’on le poussait et qu’on le meurtrissait ; il songeait.
– Je ne suis pas fou, pensait-il, puisque j’apprécie ma conduite qui a été celle d’un insensé. Le sang a envahi mon cerveau ; la passion brutale a été plus forte que le calcul intelligent. Je n’ai pas su vaincre la colère que la seule vue de cet homme excite en moi. Pourquoi ? parce qu’il m’a succédé Misère de l’âme humaine !
Je ne suis pas fou ; seulement, ma tête est plus faible qu’autrefois. Il faut que je me hâte.
Ma science a tué Thompson, que j’aimais ; Thompson, qui est le mari de ma fille et le père de mon petit-fils. Cependant ma science n’est pas vaine. Une influence de démon a égaré mes calculs, je connais le démon, Thompson doit revivre.
J’ai résolu le problème il y a longtemps. J’ai vu la lumière le jour où mon regard s’est attaché sur ce faux timbre de la poste de Londres, qui était imprimé sur la lettre de James Davy. De ce point de départ, je suis revenu sur mes pas, marchant d’un pas ferme désormais ; j’ai rencontré tous les crimes de Tom Brown comme des étapes sur ma route : la Bartolozzi au centre ; auparavant O’Brien ; plus tard, Robinson et Turner ; hier, Noll Green et Dick de Lochaber… Des meurtres pour cacher des meurtres… comme ces caissiers infidèles qui commettent des faux pour dissimuler des vols. Je sais tout, maintenant, tout !
Non, ma science n’est pas vaine ; non, je ne suis pas fou.
C’est avec ma propre science que Tom Brown m’échappe. Je lui ai révélé ce chemin de l’impossible : il m’y devance, et pourrai-je l’y rejoindre jamais !…
Il arrivait au coin de Lombard street, où les courants contraires forment cet éternel remous, cette barre, ce mascaret que les affaires traversent par des prodiges de vaillance. Gregory Temple ne savait pas où il était. Son intelligence s’absorbait en son idée fixe aussi complètement que s’il eut respiré l’air enfermé de sa chambre de la rue Dauphine, à Paris, au milieu de ses dates funèbres, de ses noms de morts, de ses implacables mémento. Il passa d’un courant dans l’autre à son insu, et dériva en sens contraire dans le parvis de Saint-Paul contusionné par de nouveaux coudes, malmené par d’autres livraisons et d’autres commandes.
– Est-il plus fort que moi ? se demandait-il en tendant sa pensée. Ma formule entre ses mains est-elle une baguette de sorcier ? Il me devance ! il me devance ! Son habileté suprême est de n’avoir aucun complice et de se faire des complices de tous des complices aveugles, qui ne savent pas. Je suis arrivé trop tard en France, pour Robinson et Turner. J’arrive trop tard en Angleterre pour la Bartolozzi. L’opinion est faite. On dresse devant moi ce fantôme évoqué par moi-même : l’impossible !… et l’on rit, et l’on rit en disant : Voilà un vieillard qui a perdu la raison !
Ce n’était pas du tout cela qu’on se disait autour de lui. On se disait :
– Voilà un malheureux qui n’a pas flairé la baisse des houilles ou qui a des cotons à livrer en hausse.
Et quelques petits commis, n’ayant encore qu’une demi-écaille autour du cœur, lui criaient :
– Prenez votre droite, vieil homme !
– Montez ! lui disaient les conducteurs d’omnibus : – Pimlico ! Chelsea ! Paddington ! Pancrass !
Sur le pavé, une autre cohue, celle des voitures, se dévidait sans trop d’accidents, grâce au miraculeux sang-froid des cochers anglais.
Gregory Temple ne voyait rien et n’entendait rien.
– Je combattrai ! reprenait-il, suivant sa rêverie obstinée ; tant que j’aurai le souffle, je combattrai ! Qu’ils rient ! le moment vient où la vérité fait explosion comme la poudre d’une mine… Ah ! misérable ! misérable ! je me suis fait petit pour devenir invisible ; j’ai jeté mes armes pour mieux courir. Je me disais : Que je trouve seulement, que je découvre, que je sache ! J’ai trouvé, j’ai découvert, je sais, et je reste impuissant ! La lumière est en moi, je ne peux pas la faire luire ! L’intendant Gregory Temple aurait parlé si haut qu’il eût bien fallu l’entendre. Je ne suis plus rien ! rien ?… Je n’ai pas une preuve, je n’ai pas une arme… L’impossible est autour de moi comme un réseau qui me garrotte !… Ma fille va être veuve, mon petit-fils va être orphelin… par moi ! tout cela par moi ! Oh ! je combattrai, j’irai témoigner devant le jury, je défendrai Thompson ; j’irai chez le régent !… Et si rien ne fait, par la mort ! moi qui ai juré respect à la loi, je me lèverai contre la loi : je pénètrerai dans la prison ; je sauverai Richard de vive force !
– Holà ! bourgeois ! cria-t-on en français à son oreille.
Un homme qui portait le costume du paysan des environs de Paris lui mit sans façon-la main sur l’épaule.
– Dormez-vous tout éveillé, bourgeois ? reprit-il, voilà une demi-heure que je vous parle et vous ne me répondez pas.
M. Temple avait l’air en effet de sortir d’un profond sommeil. Il regarda le paysan d’un œil fixe et terne.
– Pierre Louchet, dit l’autre en riant ; le commissionnaire de l’hôtel français de Leicester square, que vous avez envoyé ce matin porter deux bouteilles de liqueurs à la dame de Rosemary-Lane… En voilà une gaillarde qui a de rudes moustaches !
L’ancien intendant de police passa la main sur son front. Le paysan l’avait entrainé hors du courant, à l’abri d’une encoignure de la grille de Saint-Paul.
– J’ai parfaitement ma raison, lui dit Gregory Temple, avec cette timidité de l’hermine qui précisément n’est pas sûr de ne point sentir sa raison chanceler. Vous m’avez parlé de Robert Surrisy, et j’ai promis de faire quelque chose pour vous.
– Et vous m’avez dit que si je vous avais raconté l’histoire de l’enfant, avec le nom de la dame écrit sur ma porte, il y a seulement trois semaines, vous m’auriez donné un pourboire en conséquence… mais on ne pouvait pas deviner… il y a donc que j’ai porté les deux bouteilles de genièvre dans Rosemary-Lane. J’ai demandé madame Molly. On m’a fait monter tout droit. Il n’y a pas de façons dans cette maison-là. Madame Molly était en jupon et en chemise, assise sur le pied de son lit. Elle criait pour avoir un coup à boire, et ça m’avait l’air qu’elle en avait déjà pas mal eu à boire, des coups ! Je suis entré avec mes deux bouteilles, une dans chaque main. Elle a ri en passant sa grande main noire sur ses lèvres. – Est-ce pour moi, mon joli garçon ? qu’elle m’a demandé… On l’a été dans le temps, tout de même au régiment, joli homme et tout… J’ai répondu selon la consigne : C’est deux échantillons de boisson qui vous sont envoyés par une ancienne connaissance qui en vend, pour les goûter ; il viendra savoir la réponse… Je ne sais pas si elle a compris, mais elle a débouché et avalé une lampée à me coucher par terre, moi qui parle… Mais les Anglaises, ça reste froid comme l’éponge qui s’imbibe… Elle m’a tendu, après ça, la bouteille poliment ; mais, vous savez, l’ancien soldat considère la propreté ; j’ai remercié sans faire semblant du dégoût, pour ne pas humilier personne, et j’ai retourné à l’hôtel. Voilà le rapport.
M. Temple l’avait écouté avec distraction. Sa physionomie changeait à vue d’œil, son front s’éclairait et une lumière était dans ses yeux.
– Avez-vous toujours envie de retourner en France, Pierre Louchet ? demanda-t-il.
– Toujours, bourgeois, répondit le bûcheron. Le Milord m’a envoyé ici voir s’il y était ; c’est connu à présent. Il n’y a que les fonds qui manquent.
– Venez me voir ce soir à l’hôtel, mon garçon, dit M. Temple en lui mettant une couronne dans la main. Vous faites bien les commissions : je veux vous en donner une pour votre pays.
Il le congédia d’un geste amical, et tourna la cathédrale pour entrer dans Watling street, laquelle est parallèle à la grande rue du Fleet, mais ordinairement aussi calme que sa voisine est bruyante et affairée, M. Temple avait maintenant un but. Il marchait d’un pas rapide et ferme. Vous n’auriez retrouvé sur son visage aucune trace de maladie morale ; il avait le front haut et l’œil clair.
Il suivit Watling street jusqu’au square de la Trinité, qu’il traversa pour s’engager dans Rosemary-Lane. Il allait à l’hôtel du gentleman Ned.
Ce n’était pas un palais, mais cela n’avait nullement la physionomie de nos garnis de bas étage. La porte triste mais propre, à laquelle on arrivait par trois marelles en maçonnerie rongées par l’humidité, continuait un pont traversant le petit fossé qui donnait jour aux cuisines en sous-sol. Le vestibule avait des tapis fanés, usés, mais rapiécés soigneusement. L’escalier avait aussi un tapis, le carré de même, de même toutes les chambres. Il n’y a point de carreau brisé, dépareillé, de plancher éraillé ou vermoulu qui puisse être aussi misérable que ces haillons de tapis. C’est comme les loques d’habit noir dont nous avons parlé déjà. Dès que l’Angleterre n’est plus toute riche et toute neuve elle fait froid à regarder.
À droite de l’entrée, un parloir à vaste cheminée, dont la grille était à hauteur de poitrine, montrait ses boiseries noirâtres qui suintaient la glace du dernier brouillard. On sentait le gin en passant près de la porte comme on sent le tabac, la bière ou le café mélangé d’eau-de-vie sur les trottoirs où nos estaminets borgnes respirent leur repoussante haleine. Il y avait autour de la table, enfumée comme les boiseries, des voyageurs de médiocre mine qui buvaient.
Le parloir est toujours la plus belle pièce d’un hôtel.
Le gentleman Ned et sa femme, la jolie Molly, demeuraient au second étage, dans une chambre assez vaste et pourvue comme tout le reste de tapis en lambeaux. Mais comme il y avait déjà vingt-quatre heures que la jolie Molly habitait cet appartement, la chambre était déjà pleine de désordre et de souillures. L’hôte conduisit M. Temple jusqu’à moitié de l’escalier et lui dit :
– Je n’ai pas une maison de Grosvenor square… ni même de Picadilly, monsieur… mais du diable si je reçois souvent du monde pareil !… C’est une futaille à gin que cette lady, sur mon honneur !… La chambre en face de l’escalier, numéro 16. Montez !
M. Temple frappa à la porte du numéro 16, au travers de laquelle on entendait un chant rauque et lugubre. On ne répondait point, et le chant ne cessa pas. M. Temple frappa une seconde fois : toujours la chanson sinistre ; mais pas de réponse. M. Temple ouvrit et entra.
Il s’était assuré d’avance que le gentleman Ned n’était pas encore de retour.
Les rideaux étaient fermés, plongeant la chambre dans une demi-obscurité. Par l’interstice des deux pièces de serge, usées jusqu’à la corde, un rayon de soleil passait et frappait obliquement la joue osseuse de Molly, assise sur la table au milieu de l’appartement, et balançant avec lenteur ses jambes ballantes. Le lit était défait ; la robe de soie rouge, bouchonnée, traînait à terre ; le chapeau coiffait la pendule arrêtée. À proprement parler, il n’y avait point là de misère, mais cela suait un dégoût navrant, horrible.
Éclairée ainsi à revers, Molly paraissait d’une taille gigantesque. Sa charpente musculaire se montrait sous sa chemise ; sa joue était d’un vert terreux aux rayons du soleil ; sa bouche humide avait de ces convulsions fixées qui restent après la mort ; son œil disparaissait au fond de ses orbites.
Elle chantait, les lèvres à demi ouvertes et immobiles. Les mots d’une langue peignent un peuple. Cela est vrai tristement : l’ivresse, là-bas, n’est pas de l’ivresse, c’est l’agonie produite par un toxique.
Il est juste d’ajouter que la terrible propriété du substantif anglais intoxication ne pouvait jamais ressortir d’une façon aussi effrayante qu’en face de cette créature, dont la force native, énervée et prostrée, luttait encore contre une dose de poison capable de tuer trois hommes jeunes et robustes.
Il y avait en effet sur la table trois bouteilles de grès, dont deux étaient complétement vides et la troisième entamée aux deux tiers. Molly avait englouti tout cela depuis la visite de Pierre Louchet. L’envoi de M. Temple ne lui avait point suffi : il lui avait fallu une troisième bouteille. Et la journée n’était pas à beaucoup plus de moitié !
Et Molly se tenait droite, en équilibre sur sa table !
Elle chantait !
M. Temple lui dit, en passant le seuil :
– Bonjour, Molly, ma bonne fille.
Elle se retourna vers lui lentement, et son corps versa sur sa main gauche.
– Oh ! oh ! gronda-t-elle en riant, je tomberai si je n’ai pas un coup à boire… Ce n’est pas vous encore, mon homme Ned ?
Elle approcha de ses lèvres le goulot, qui sonna contre ses grandes dents.
– Je viens pour le gin de ce matin, reprit M. Temple dont le cœur se soulevait.
– Le gin, maître Knob ?… Il y a longtemps que je n’ai eu du vrai gin à boire… Savez-vous ? Ils font maintenant le gin avec de l’eau !
– Alors vous n’en voulez pas d’autres bouteilles, Molly ?
– D’autres bouteilles, l’hôte ? On ne le sent pas dans la bouche et il brûle la gorge… J’ai vu le temps où il y avait du gin à boire en Angleterre !
Elle secoua la tête de haut en bas gravement. M. Temple pensait :
– La dose était trop forte ; elle est incapable de me répondre.
Mais l’ancienne porteuse de charbon éleva la voix tout à coup.
– Je suis une lady maintenant, et je n’ai pas peur des gens de police ! s’écria-t-elle.
Elle eut un rire énervé qui faillit la lancer tête première contre le carreau.
– Le gin est bon, Molly, dit M. Temple, puisqu’il vous met en gaieté comme cela. Je viens vous demander s’il faut vous en fournir d’autre.
– Mon homme Ned a tout l’argent, répondit la grande femme. Il ne laisse rien à la maison.
– On vous fera crédit, Molly.
– Et qui donc me fera crédit ?
– Le marchand, pardieu !
– Et comment se nomme le marchand ? demanda Molly, que la pensée d’avoir d’autres bouteilles éclairait comme une lueur de raison.
– Eh bien ! vous ne le savez donc pas ? répliqua M. Temple, dont l’œil aigu essayait d’entrer dans le regard de Molly pourvoir l’effet de ses paroles : C’est Noll Green de Southwart.
Les jambes de la géante cessèrent de se balancer. Ses paupières battirent. Elle tourna les yeux vers les mains de Gregory Temple qui s’était approché de la table.
– Noll Green, murmura-t-elle ; vous n’êtes pas Noll Green, puisque vous avez vos cinq doigts de la main droite.
– Pas moi, Molly, pas moi !… J’ai bien des années de plus que Noll… Je viens seulement de sa part.
Elle pointa du pied une pipe cassée qui gisait sur le tapis.
– C’était à lui… grommela-t-elle.
Puis se redressant de son haut :
– Je suis comme une pierre quand je veux ! Ils ne me feront pas parler !
– À lui qui ? demanda M. Temple doucement.
– Et bien d’autres choses en vérité, fit Molly qui pensait tout haut ; mais qui peut se vanter de me faire parler ?
– À Noll le boxeur, n’est-ce pas ?… interrompit Gregory Temple. Il peut en avoir de plus belles, maintenant qu’il vend des liqueurs aux gens riches.
La femme de Ned, eut un rire silencieux.
– Ce n’est pas celui-là, Votre Honneur, dit-elle en prenant soudain un ton respectueux. Je sais comment il faut parler aux shérifs. Pensez-vous que j’en sois à mon premier interrogatoire ?
– Molly, ma bonne fille, repartit M. Temple en riant de soi mieux, je viens pour le gin et je ne suis pas un shérif.
– Alors, allez votre chemin, l’homme. Le premier venu n’a pas le droit d’entrer chez la femme d’un gentleman. Si Noll est ressuscité, je n’y comprends rien, et que m’importe ?
– Noll et Dick, pardieu ! Molly.
– Oui, oui… et avec eux on avait toujours un coup à boire… C’étaient deux amis… et ils ne se quittèrent pas même cette nuit là…
– Quelle nuit. Molly, ma belle ?… Voulez-vous les venir voir tous les deux ?
Elle frissonna de la tête aux pieds. Un éclair traversait la nuit de sa cervelle.
– Qui êtes-vous, l’homme ? demanda-t-elle d’un ton bref et sec.
L’ancien intendant de police entr’ouvrit sa houppelande, et montra un flacon d’eau-de-vie de France qu’il venait d’acheter sur la place de la Tour.
– Je vends de cela, Molly, répliqua-t-il au comptant ou à crédit, selon les personnes.
Elle tendit la main comme malgré elle.
– C’est de la bonne étoffe, poursuivit M. Temple ; vous avez dû vous en régaler à Paris.
– Je suis comme une pierre, gronda la grande femme en fronçant le sourcil. Je vous défie de me faire parler !
Elle avançait toujours la main. Le vieux Gregory déboucha le flacon avec bruit.
– Goûtez-moi cela, petite mère ! s’écria-t-il d’un ton engageant.
Molly mit le goulot entre ses dents, comme pourrait faire un voyageur perdu dans les sables, qui n’aurait pas vu d’eau depuis trois jours. Elle poussa un large soupir après avoir bu, et fit claquer sa langue.
– C’est bon, dit-elle, mais j’aime mieux le gin le vrai gin !
Puis s’appuyant des deux mains à la table, parce qu’un vertige la prenait, elle ajouta :
– Est-ce vous qui m’avez parlé de Noll Green et de Dick de Lochaber ?
– Qui sont ceux-là ? répondit effrontément l’ancien intendant de police ; est-ce que vous rêvez debout, bonne femme ?
Les yeux morts de l’ivrognesse roulèrent dans leurs orbites caves.
– Quelqu’un m’a parlé de Dick et de Noll… balbutia-t-elle péniblement ; mais il était autrement habillé que vous… Il voulait savoir…
– C’était quelque sergent déguisé, Molly ; il faut prendre garde.
– Ah ! ah ! ils peuvent se déguiser, jeune homme ! je suis comme une pierre quand je veux… Dick n’aurait pas pu boire autant de gin que moi, non, lui qui avalait un seau de bière… et je ne craignais pas un coup de poing de Noll… J’ai porté Ned, mon homme, pendant quatre lieues, en venant de Boulogne à Paris. Il ne pèse pas moitié d’une corbeille de charbon de mer, quoique ce soit un gentleman !
M. Temple poussa un tabouret auprès d’elle et s’assit.
– Prêtez votre pipe, dit-elle, si vous êtes un bon compagnon.
M. Temple était un bon compagnon, ou du moins un compagnon trop habile pour ne pas être, muni de tous les accessoires de son rôle. Il tira de sa poche une pipe de matelot, comme vous n’en auriez pas trouvé du tunnel à Vauxhall-Bridge. Molly lui donna, sur l’épaule, en témoignage de son contentement, un coup de poing qui fit craquer ses os. Elle bourra la pipe avec volupté.
L’heure avançait cependant, et la besogne n’avait pas fait un pas. L’ancien intendant de police, prêtait l’oreille souvent aux bruits de l’escalier. D’un instant à l’autre le gentleman Ned pouvait revenir.
Il prit une demi-poignée de tabac et la pétrit dans sa main pour en faire une chique, sauf le respect qui est dû aux lecteurs. Molly avait sur lui ses yeux ternes. Elle dit :
– À Paris, je ne vous aurais pas laissé me prendre une si grosse bouchée, l’ami !
– C’est qu’à Paris vous n’aviez pas un chapeau neuf et une belle robe de soie, mon enfant. Maître Knob m’a dit que vous aviez manqué de pain, là-bas ?…
– Du pain ! répéta la grande femme avec un ineffable mépris ; on a toujours assez de pain ! – Mais, ajouta-elle, tandis que son briquet attaquait le caillou d’un choc assez ferme encore, j’ai été un jour et une nuit sans avoir un coup à boire !
Elle prononça ces derniers mots d’un accent solennel, et sa physionomie exprima une véritable horreur.
– Ça n’a pas duré longtemps, heureusement, glissa le vieux Gregory.
– Ça a duré jusqu’au soir où mon homme a rencontré milord.
Elle appuya familièrement ses deux gros pieds sur les genoux de M. Temple, et se prit à fumer sa pipe avec plaisir. M. Temple avait de la sueur par tout le corps. Il sentait bien que toutes les subtilités employées d’ordinaire dans les interrogatoires s’émousseraient contre cette borne. Il eût fallu la verge de Moïse pour en faire sortir la fontaine.
Et cependant il avait la complète certitude que Molly pouvait d’un mot rétablir sa partie perdue et lui fournir l’arme qui lui manquait. Il était là, rôdant comme un renard autour d’un poulailler sans portes.
Molly était retombée dans le silence.
– Ned Knob est riche maintenant, reprit M. Temple ; je fournirai cinquante bouteilles à crédit, si l’on veut.
– De gin ? prononça Molly dont les prunelles eurent une lueur livide.
– De gin ou de brandy… Maintenant qu’il travaille pour milord, on peut avoir confiance, c’est certain.
Molly but une lampée d’eau-de-vie, et dit avec une vague intention de faire aussi de l’habileté :
– C’est certain, vieil homme. Comment perdre avec des gens tels que nous ? vous pouvez mettre soixante bouteilles et les apporter demain, sans rien risquer.
– Demain, soit ! soixante bouteilles.
Il vint un peu de rouge aux joues de la grande femme. Elle avait confusément l’idée de ne point montrer sa joie. Mais soixante bouteilles ! elle ne put résister ; elle se mit sur ses pieds d’un effort violent et traversa la chambre en trois ou quatre longues enjambées. C’est à peine si elle chancelait. En revenant, elle agita ses bras musculeux et essaya de danser. Sa chanson, entonnée d’une voix d’homme, éclata comme un tonnerre.
Elle se tut soudain et s’arrêta devant M. Temple, dont elle caressa le menton.
– Dieu me damne ! cria-t-elle, car le mouvement avait modifié la nature de son ivresse, et l’exaltation la prenait, Dieu me damne ! et vous aussi, gentleman ! et toute la terre ! J’ai ouï dire dans les églises qu’il n’y avait pas de gin au ciel !… Mon homme Ned est tout petit, voyez-vous, mais il a encore plus d’esprit que moi… Il m’a dit : « Sois comme une pierre quand on voudra te faire parler ! Ai-je parlé ! répondez !… Jamais ! quand il s’agirait d’un coup à boire ! Eh bien ! écoutez cela ! Mon homme Ned a suivi milord depuis le pont de Blackfriars, à Londres, jusqu’au Palais-Royal de Paris, et du Palais-Royal jusque…
Elle hésita.
M. Temple mit toute sa force à la repousser et dit brusquement :
– Laissez-moi la paix, bonne femme ! Est-ce que j’ai besoin d’écouter vos histoires ?
La folle colère de l’ivresse mit du sang sous les paupières de Molly.
– Et si je veux causer, vieux courtier de liqueurs volées ! s’écria-t-elle en joignant à cette apostrophe un chapelet de blasphèmes. C’est trois bouteilles de gin tout au juste qu’il faut pour me délier la langue, entends-tu et alors je vaux mieux qu’un avocat. J’ai mon compte. Sois pendu si tu ne conviens pas que mon homme Ned a de l’esprit comme quatre !
– Le gin volé ne vaut-il pas bien l’autre ! grommela l’ancien intendant de police qui saisit l’idée aux cheveux.
– Vieux coquin ! continua Molly caressante… Oui, oui… je me souviens bien de t’avoir vu quelque part… au Sharper’s ou au Saint-Antoine !… Mon homme Ned vint m’éveiller là-bas, dans notre trou, avec un coup à boire, et il me fit prendre la pelle et la pioche… Il était aux environs de minuit, et je marchais vite pour me réchauffer. Maître Knob soufflait derrière moi… Il y a de ce côté-là un bal, et, de par tous les diables, Maître Knob m’y conduisit le lendemain… J’ai dansé à Tivoli, et tout le monde regardait ma robe rouge… Les jeunes gentlemen français m’apportaient des petits verres d’eau-de-vie… Autant boire dans un dé à coudre, n’est-ce pas ?… Je leur dis : Soyons tous damnés, jeunesses, ai-je l’air d’un moineau franc pour boire dans un joujou ? et j’en versai trente de leurs petits verres dans le chapeau de mon homme Ned, qui criait : Gentlemen ! c’est à moi ce trésor-là !… Ils ne savaient pas ce que nous avions fait la veille, de l’autre côté du mur… et personne ne le saura, vieil homme, car je suis comme une pierre !
– Parlons plutôt de nos affaires, femme ! dit M. Temple d’un ton bourru, dès qu’il la vit s’arrêter. Tout cela ne me regarde point.
– Sois brûlé par le feu éternel, toi ! hurla Molly qui le saisit par le cou ; je t’étranglerai comme une poule si tu ne veux pas faire à ma fantaisie !
Elle le lâcha et s’assit sur ses genoux.
– Ils étaient tous les deux à la taverne qui est de l’autre côté du chemin, reprit-elle avec complaisance, – j’entends du chemin qui borde le jardin du bal… et j’y ai dîné à cette taverne… mon homme Ned voulut dîner dans la chambre… Il ne mangeait guère, car il pensait aux deux corps morts que nous avions enterrés… et c’était pour cela que j’avais emporté la pelle et la pioche… Non, il ne mangeait guère : c’est encore tout jeune… mais moi, je buvais… Noll et Dick étaient des amis, mais n’est-il pas vrai que nous mourrons tous ?… Tant pis pour ceux qui n’ont pas du tout ce qu’ils pouvaient boire ! Passez la bouteille, l’homme : pas l’eau-de-vie, le gin !
Le vieux Gregory défaillait sous l’énorme poids de la géante ; ses pauvres genoux fléchissaient. Il passa, la bouteille, et Molly en téta le goulot avec délices.
– Ah ! ah ! ah ! reprit-elle en riant de son rire pesant, tu ne veux pas m’écouter ! La taverne a un nom français, quelque chose comme le Gourmand du jour. Les Français sont des gloutons qui aiment mieux manger que boire… Maître Knob avait suivi milord depuis le Palais-Royal jusque-là… Noll et Dick attendaient milord… Maître Knob se glissa dans les champs et grimpa jusqu’à la croisée pour voir ce qui allait se passer. Milord n’entra pas tout de suite, parce que bien sûr il écoutait à la porte. Maître Knob eut le temps de voir que Dick et Noll avaient leurs couteaux sous la chemise. Ils comptaient faire une fin de milord.
Milord entra. Il apportait de l’argent. Noll et Dick avaient travaillé pour lui, je ne sais pas à quoi, mais ce devait être de bonne besogne, car il mit pour six cents livres sterling de banknotes sur la nappe. On peut faire n’importe quoi pour six cents livres. Chacun sait bien du reste que milord paye comme un roi, et c’est une bonne place pour un jeune homme de l’âge de maître Knob…
L’argent fut compté. Dick et Noll étaient ivres à demi ; cependant ils n’osaient pas attaquer milord, qui était sans armes. Ils avaient l’air de deux taureaux auprès de lui, élégant comme une femme ; mais il faut du courage pour se mettre sur Jean Diable, quand on n’est que deux. Ils se faisaient des signes, chaque fois que milord tournait la tête… à qui commencerait… Ned les voyait bien ; peut-être que milord les voyait bien aussi, car il voit tout.
Il était calme entre eux deux, les coudes sur la table. Il fit apporter un punch, du madère, du rhum et de la menthe pour faire un strongburnt. Il l’accommoda lui-même. C’était l’occasion : Dick et Noll attendirent, pensant que la boisson allait leur donner du cœur.
Quand le bol fut vide, ils étaient ivres tout à fait, mais ils n’osaient pas encore.
Milord se leva et dit à Noll tout d’un coup.
– Ce n’est pas bien de voler un camarade !
Et pendant que le boxeur le regardait bouche béante, milord dit à Dick :
– Noll t’a volé tes trois cents guinées.
Dick fouilla dans sa poche, qui était vide. Les six cents livres étaient dans le gousset de Noll.
Mon homme Ned, qui était assis sur le bord de la fenêtre avait regardé de tous ses yeux. Demandez-lui comment la chose se fit, il ne pourra vous le dire ; Jean Diable est un sorcier.
Noll et Dick se levèrent à leur tour, tremblants sur leurs jambes et le sang aux yeux. Satan sait ce que milord avait mis dans le bol. Leur ivresse était de la fureur. Dick se jeta sur Noll comme un dogue enragé.
Milord les sépara en disant :
– Sortez et boxez comme des Anglais sur le gazon ou la terre fraîche. Je serai témoin, et s’il y en a un de mort, l’autre ne sera point inquiété.
Ils vinrent dans le champ. Milord fut témoin. Noll était trop fort pour Dick ; mais, avant de tomber assommé, Dick avait tiré son couteau et taillé le poignet de Noll, qui s’en alla se coucher sous un buisson.
Maître Knob voyait tout cela, caché derrière un talus. Il vit milord aller à Dick d’abord. Dick soufflait comme un bœuf. Milord lui souleva la tête sur un genou et lui posa la main sur la gorge : Dick ne souffla plus. Noll râlait. Milord passa une main sous ses cheveux et mit l’autre à la gorge, comme il avait fait pour Dick ; Noll cessa de râler. Milord se retira. Et quand nous vînmes avec la pelle et la pioche, ils étaient bien morts tous les deux, Noll et Dick. Ils étaient habillés, Dieu merci ! comme des princes. Moi, en cherchant si Noll avait des bagues, je vis son doigt de moins, et je ne le reconnus que là… Nous eûmes un bon paquet de nippes… Maître Knob, pendant que je creusais la fosse, arracha des chardons pour les replanter dessus dans la terre fraîche… Il a de l’esprit, et je ne le contredis jamais… Cependant les chardons étaient une mauvaise idée, car ils ont dû se dessécher… et si j’avais à retrouver les deux cadavres, j’irais tout droit aux chardons morts, là-bas, dans la plaine de Tivoli…
M. Temple déroba ses jambes endolories. Molly tomba comme si une trappe se fût ouverte sous elle. Elle s’étendit tout de son long sur le tapis, au lieu d’essayer de se relever. Ainsi couchée, elle riait le rire épuisant de la dernière ivresse.
Puis devenant sérieuse :
– Je n’ai rien dit de tout cela, prononça-t-elle d’une voix rauque et chargée de sommeil. Ils n’auront jamais de moi une parole, car je suis comme une pierre… je me sens faible, l’homme ! Il y a trop longtemps que je n’ai eu un coup à boire !…